(1923) Paul Valéry
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(1923) Paul Valéry

L’œuvre proprement technique, le travail professionnel de la critique, consistent à établir des « suites » d’écrivains, à composer des familles d’esprits, à repérer les divers groupes qui se distribuent et s’équilibrent dans une littérature. Évidemment le génie qui naît, qui se produit, et qui produit, implique d’abord une différence, une rupture avec tout le reste : condition de son originalité, c’est-à-dire en somme de son être. Mais l’œuvre une fois née, une fois grandie, une fois imitée, une fois critiquée, peut être classée dans une série, être pensée dans un ordre littéraire, dans une famille, avec des ascendants et des descendants. La critique suppose, développe, révèle cet ordre.

Si un écrivain a jamais semblé un aérolithe singulier, tombé dans une langue et dans une littérature auxquelles sa tournure d’esprit, de parole, de syntaxe semblait, au premier abord, étrangère, c’est bien Mallarmé.

Calme bloc ici-bas chu du désastre obscur.

Et pourtant, quand j’ai écrit un gros livre sur Mallarmé, je pensais moins l’étudier en lui-même qu’en fonction de cet être réel, de cette idée dynamique qu’est la littérature française. Il m’intéressait moins comme individu que comme pointe extrême de la poésie française dans une de ses directions de logique et de vie. La page sur laquelle il avait pensé et travaillé, espéré et désespéré, triomphé et souffert, elle me paraissait bien une des pages utiles et normales d’une littérature. La valeur d’une de ces pages, d’un de ces écrivains, se prouve par son contexte, par la page suivante qu’elle comporte, par la phrase qui répond ailleurs, comme dans un dialogue indéfini, à l’interrogation qu’elle avait formulée.

L’œuvre de Paul Valéry contribue aujourd’hui à nous prouver l’existence de ce dialogue. La question qu’avait posée Mallarmé n’était pas une question vaine, puisque la voici reprise par un génie original, par une autre voix et sur un autre registre spirituel. A la page que Mallarmé avait écrite sur ces frontières de la littérature, sur ces feuilles extrêmes venues de l’arbre dodonéen, d’autres pages s’ajoutent, qui forment avec elles une tradition littéraire, pure d’ailleurs de toute école, et fondée non sur la communauté d’une solution, mais sur une analogie de problème. Quel problème ? Nous verrons ses termes sortir peu à peu de l’ombre, l’un après l’autre, en sortir pour y rentrer, dans ces jeux de lumière dont il ne faut d’abord rien faire qu’en éprouver patiemment et voluptueusement la suite.

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Il est entendu que Valéry, comme Mallarmé, est un poète, un grand poète. Dans le monde de la littérature pure (peut-être aussi restreint que celui des mathématiques supérieures) chacun de ses poèmes, depuis la Jeune Parque, a été salué comme un événement. Nous sommes loin de la raillerie qui environnait Mallarmé. Un prestige singulier avait d’ailleurs éclairé cet intervalle de près de vingt ans, qui sépare, chez Valéry, ses poèmes nouveaux de ses vers anciens. On imagine volontiers entre les uns et les autres une puissance incomparable de recueillement et de méditation : ainsi, devant la fontaine qui ramène au jour les eaux des plateaux de Vaucluse, on évoque ces grottes inaccessibles qui sillonnent le calcaire, et dont l’obscurité inhumaine garde bien plus de merveilles qu’il n’en paraît au soleil entre le rocher et le figuier. Les meilleurs esprits réalisent Valéry en ce mot, prononcé avec toute la ferveur et toute la plénitude qu’il appelle du cœur : le Poète.

Effet, en partie, d’imagination. Que Valéry soit, un grand poète, nous le savons, et nous le saurons peut-être, tout à l’heure, encore mieux. Mais cette poésie n’est pas née en lui directement, impérieusement, comme une exigence de vocation poétique. Il y a les poètes qui savent faire des vers parce qu’ils sont poètes, et il y a les poètes qui sont poètes parce qu’ils savent faire des vers. On mettrait Lamartine, Hugo, Madame de Noailles parmi les premiers. Racine nous fournirait le type achevé des seconds. Et c’est parmi ces seconds qu’il faut ranger Valéry. Pour les premiers, la poésie est tout, même lorsqu’ils écrivent en prose. Mais pour Racine la poésie ne figure qu’un cas particulier, une réalisation secondaire d’une réalité antérieure, plus vaste et plus impérieuse, qui la commande, à savoir le mouvement dramatique, ou plutôt un certain mouvement dramatique, différent de celui de Corneille. De même Valéry ne conçoit la poésie que comme un cas particulier de la littérature, et la littérature elle-même que comme un cas particulier, une preuve (un coup de dés n’abolissant point le hasard) d’une réalité spirituelle et cosmique qui dépasse la littérature, qui vient de bien plus loin et couvre un champ bien plus vaste. On ne voit en lui aucune nécessité qui le contraigne à être expressément poète. S’il fait des vers, ce n’est pas que ce qu’il a à dire soit, comme chez un lyrique romantique, consubstantiel avec la langue des vers français, et ne puisse pas plus s’en détacher que la méduse ne peut vivre et être belle hors de l’eau. C’est tout simplement qu’il connaît la langue des vers mieux que les autres langues. Mais ce qu’il avait à dire on l’imagine aussi bien déployé sur d’autres registres, tels que la prose, le roman, la philosophie, même certaine algèbre. A la limite il y aurait une substance spirituelle exprimable aussi, bien en attributs de poésie qu’en autres attributs littéraires ou théoriques, comme la substance spinoziste s’exprime aussi bien par l’étendue que par la pensée et que par l’un quelconque de l’infinité d’attributs que nous ignorons.

Aussi le long silence de Valéry, dont lui-même a fait d’avance la théorie dans la Soirée avec M. Teste, se comprend-t-il fort bien. Il n’y avait aucune nécessité à ce qu’il s’exprimât en vers, à ce qu’il s’exprimât dans une langue plutôt que dans une autre, à ce qu’il écrivît ceci plutôt que cela, simplement à ce qu’il écrivît. Il n’aurait pu y être contraint que par les servitudes du métier littéraire. Mais dès que la littérature devient servitude, elle ne vaut pas plus que n’importe quel métier, et Valéry en préféra un autre. Il a accepté le silence aussi volontiers et aussi naturellement que Racine après Phèdre, et pour des raisons analogues. Aucun démon ne l’obligeait de parler.

A défaut de démon intérieur, des suggestions extérieures l’y engagèrent. Valéry s’exprimait dans la langue des vers parce qu’il croyait la connaître mieux que les autres langues. Des demandes pressantes, voire des commandes, auxquelles, en nos dures années matérielles d’après-guerre, il fallait satisfaire, l’amenèrent à essayer d’une autre langue. De là, autrefois, l’Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci, que lui arracha M. Léon Daudet pour la revue de Madame Adam, et, récemment, les dialogues de l’Architecte et de la Danse. Et il se trouva qu’il réussissait admirablement en cette autre langue, à laquelle son démon continuait à ne pas le contraindre.

Valéry n’est pas exigence de création, mais disponibilité de création. André Gide demandait à Emmanuel Signoret pourquoi il ne produisait pas davantage. « Mais, dit Signoret, je suis toujours prêt : j’attends qu’on me commande quelque chose. » Il est vrai que Signoret ne pouvait fournir qu’un article, à savoir certains beaux vers d’un certain modèle, tandis que la pensée de Valéry se meut dans le plan où coexistent les schèmes des créations, et où il lui est loisible de rêver, je n’ose dire de tenter, une création quelconque. N’était-ce point d’ailleurs un peu le cas de Mallarmé ? Quand il lui arriva de rédiger, plusieurs semaines, un journal de modes, ce fut exquis. J’imagine fort bien un admirable journal de sport, ou bien de cuisine, ou bien aussi de modes, écrit par Valéry.

Plus précisément, on peut appeler Valéry un homme d’essais. J’entends Essais exactement dans le sens de Montaigne : le témoignage, ou la trace, d’un homme qui s’essaye ; — tout le contraire d’une vocation qui s’accomplit, d’une œuvre exigente qui veut être ceci et non cela. Ceci et cela, ceci ou cela, ceci non plutôt que cela, — voilà des Essais. Un esprit qui ne cherche qu’à essayer ne voit pas la nécessité profonde de produire une chose déterminée. Il fallut à Montaigne le vide, l’ennui, les oisivetés de sa retraite et de sa tour, l’absence d’ami, et l’absence d’un ami.

Comprendre les Essais de Montaigne, c’est aller chercher loin derrière eux, et en Montaigne et au-delà de Montaigne, la source et le fil du courant qui les a déposés. Il nous faut suivre en Valéry, ou de Valéry, un courant analogue. Nous verrons, à un certain moment, sa poésie déposée par ce courant ; mais le courant n’existe pas expressément pour la poésie, et il ne s’arrête pas à elle.

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Cette méthode, je ne fais d’ailleurs que remprunter à Valéry. Il a écrit une Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci, qui concerne encore moins le vrai Léonard que le William Shakespeare de Hugo ou le Poète Tragique de Suarès ne concernent Shakespeare. Mais chez Valéry le parti est franc, avoué « Je me propose d’imaginer un homme de qui auraient paru des actions tellement distinctes que si je viens à leur supposer une pensée, il n’y en aura pas de plus étendue. » Un tel homme n’est en effet qu’un objet d’imagination, car, à la limite (et c’est bien de cette limite qu’il s’agit pour Valéry) il coïnciderait avec Dieu. Mais ce lieu géométrique des actions les plus distinctes possible, il plaît à Valéry, par une sorte de canonisation, légitime dès qu’on est prévenu, de l’appeler Léonard de Vinci, simplement en mémoire de Léonard, moyennant quelques références à ses œuvres, et sans vouloir que l’on confonde « une conjecture relative à des termes fort généraux avec les débris extérieurs d’une personnalité si bien évanouie qu’ils nous offrent la certitude de son existence pensante autant que celle de ne jamais le mieux connaître. » Le Vinci de Valéry est donc un Vinci fictif appuyé sur le vrai Vinci. Mais quel érudit jetterait sur le Léonard authentique un rayon de lumière plus lointain que cette simple phrase : « Il abandonne les débris d’on ne sait quels grands jeux ? »

Ce que médite Valéry sous le nom de Léonard, ce qu’il rêve comme la suprême possibilité de l’esprit humain, c’est une sorte de lieu abstrait du génie, qui contiendrait des formules pour toutes les œuvres et les actions, ou plutôt des formules pour des œuvres et des actions quelconques, comme Reuleaux a donné des formules valables pour des machines quelconques. Bien entendu je n’emploie le mot de formules que comme une image ; celui de schèmes conviendrait aussi bien, et celui de schèmes dynamiques mieux encore.

« La conscience des pensées que l’on a, en tant que ce sont des pensées, est de reconnaître cette sorte d’égalité ou d’homogénéité, de sentir que toutes les combinaisons de la sorte sont légitimes, naturelles, et que la méthode consiste à les exciter, à les voir avec précision, à chercher ce qu’elles impliquent. » Valéry conçoit, dans ce lieu abstrait de la pensée qu’il nomme Vinci et qui serait aussi bien un Valéry à la nième puissance, un monde de la qualité, un monde des pensées, analogue, d’un certain point de vue, au monde de la quantité numérique : dans celui-ci, non seulement tout nombre, mais toute fraction de nombre existe, et le négatif comme le positif. Il s’agit de porter dans le monde de la qualité ce sens combinatoire qui « dans les arts permet toutes les avances et explique l’emploi de plus en plus fréquent de termes resserrés, de raccourcis et de contrastes violents, existe implicitement sous sa forme rationnelle au fond de toutes les combinaisons mathématiques. » Problème qui rappelle et appelle le grand problème auquel Leibnitz consacra peut-être le plus patient et le plus ardu de ses méditations, celui de la caractéristique universelle.

A ce rêve leibnitzien qu’est la caractéristique universelle, répondrait, chez l’artiste qu’est Valéry, celui d’une « Comédie Intellectuelle qui n’a pas encore rencontré son poète » et qui serait plus précieuse que la Comédie Humaine et la Divine Comédie. Comédie qui extrairait et abstrairait les racines de la pensée comme Balzac a essayé d’extraire et de concrétiser les types humains. Mais plutôt que Balzac et Dante, c’est Descartes et la géométrie analytique qu’on évoquerait ici. Ou, sur un autre registre, songeons à ces racines faites de consonnes, simples directions de la voix, imprononçables par elles-mêmes, et auxquelles les linguistes ramènent la presque totalité des mots sanscrits ou grecs : paradis d’une langue, comme les mouvements abstraits de cette mécanique que Léonard appelait le paradis des sciences, et comme ces actions dont parle Valéry, « qui se ralentissent en œuvres distinctes. »

Avec la pratique de la langue et des livres de philosophie, qu’un accident de carrière, aussi vraisemblable que ceux qui advinrent en effet, aurait pu lui donner, Valéry se transporterait ici dans le monde de la relation pure, familière à un lecteur de l’Analytique transcendentale, de Renouvier et d’Hamelin. Il sent derrière lui une pure relation, « un être nu infiniment simple sur le pôle de ses trésors », une limite où l’esprit « ne compterait plus, comme existences nécessaires, que deux entités essentiellement inconnues, soi et x. Toutes deux abstraites de tout, impliquées dans tout. » Mais quel que soit le Valéry logique fait de l’équivalence et de la synonymie de tous les Valérys possibles, néanmoins le Valéry de hasard, le Valéry réel, Valéry in the flesh , est un Valéry artiste. « L’étonnement ce n’est pas que les choses soient ; c’est qu’elles soient telles et non telles autres. La figure de ce monde fait partie d’une famille de figures dont nous possédons sans le savoir tous les éléments de groupe infini. C’est le secret des inventeurs. » Le secret aussi de l’invention qui nous fait inventer nous-mêmes pour nous-mêmes et qui tire de cette famille de figures la figure que nous sommes. Nous imaginons le reste de la famille et nous voyons la figure qui s’est réalisée en abandonnant sur sa route, comme dit le Socrate d’Eupalinos, les autres en tant qu’idées. Le Valéry mathématicien et le Valéry métaphysicien sont des Idées de cette famille ; le Valéry artiste est le Valéry sorti. Ce sont des arts, c’est la poésie, c’est l’architecture, c’est la danse, c’est la musique, qui lui permettent de réaliser sa pensée et de conférer à cette pensée une figure apparentée aux figures irréalisées de groupe infini. M. Teste dit de la musique : « Elle me donne des sensations abstraites, des figures délicieuses de tout ce que j’aime, — du changement, du mouvement, du mélange, du flux, de la transformation. » Et la musique qui épouse si fluidement la métaphysique d’un Schopenhauer et d’un Bergson se trouve à sa place, comme atmosphère et comme symbole, autour du monde de Valéry, — synthèse mystérieuse de ces deux immatériels, le nombre et la poésie pure.

Vous semblez, dit l’auteur à Teste, c’est-à-dire à sa propre image, à l’une de ses images possibles, « surveiller quelque expérience créée aux confins de toutes les sciences. » En principe aux confins des sciences, en réalité aux confins des arts, en pratique aux confins de la poésie. Ces mots sont ceux qui devaient naître d’eux-mêmes devant les méditations et les interrogations d’un Mallarmé. Tout Mallarmé consiste en ceci : une expérience désintéressée sur des confins de poésie, à une limite où l’air respirable manquerait à d’autres poitrines. Valéry a pris conscience de cette expérience, l’a contrôlée, en a tenté la théorie, a contribué pour sa part à lui donner un commencement d’institution.

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Institution, rigueur, discipline. Voilà des mots qui d’abord ne concordent pas avec ce monde de mélange, de flux et de transformation, avec cette disponibilité indéfinie que nous avons aperçue au principe de l’effort de Valéry. Et pourtant toute son œuvre coïncide avec une recherche, non peut-être passionnée, mais curieuse, de la précision. S’il lui arrive de se référer à la musique, ce n’est pas la musique source de rêverie qui l’intéresse comme poète, c’est la musique élevée sur les genoux de la mathématique, et nourrie de nombres rigoureux.

La multiplicité confuse nous l’avons derrière nous, non devant nous, et travailler, œuvrer, c’est regarder devant soi, c’est passer de la confusion à la précision, sans qu’il importe de savoir si cette précision ne fera pas chez le public, chez le spectateur, chez le lecteur, de la confusion encore et de la multiplicité et du rêve. Quand nous parlons de ce qu’il y a de mystérieux dans une œuvre de Léonard, ce mot atteste simplement notre ignorance, — et noire orgueil rejette, reflète sur l’œuvre la confusion qui n’existe que dans notre propre esprit. Le prétendu mystère de la Joconde vient de toute autre chose que du mystère, « Ce n’est pas d’imprécises observations et de signes arbitraires que se servait Léonard. La Joconde n’eût jamais été faite. Une sagacité perpétuelle le guidait. » Rien ne se crée que par une technique, et toute technique mobilise, utilise, aménage patience et travail, précision et prévision.

Plus que de toute autre il en va ainsi de la seule technique à laquelle Valéry se soit réellement appliqué, celle de la poésie. Il n’a jamais admis ni compris le vers libre, qui n’est pas nécessairement un vers facile, mais qui donne l’illusion de la facilité. Il se rattache à la tradition des ouvriers, celle de Mallarmé, du Parnasse, de Banville, de Baudelaire, de Gautier. « Je trouvais indigne, et je le trouve encore, d’écrire par le seul enthousiasme. L’enthousiasme n’est par un état d’âme d’écrivain. Quelque grande que soit la puissance du feu, elle ne devient utile et motrice que par les machines où l’art l’engage ; il faut que des gênes bien placées fassent obstacle à sa dissipation totale, et qu’un retard adroitement opposé au retour invincible de l’équilibre permette de soustraire quelque chose à la chute infructueuse du feu. » Comme Léonard, l’idée de la machine, de la construction mathématique et précise le hante. Ecrire c’est construire une « machine de langage où la détente de l’esprit excité se dépense à vaincre des résistances réelles. » Ces résistances le poète ne les trouve pas hors de lui, mais en lui. La technique de la poésie, du rythme, de la rime, de l’allitération, les lui fournissent. On irait loin ici dans la direction métaphysique. Pour la métaphysique bergsonienne, la question reste douteuse de savoir si l’élan créateur, l’énergie spirituelle ont jamais pu exister sans cette détente et cette inversion qu’est la matière, et qu’ils doivent épouser pour la remonter. Si la matière n’existait pas, peut-être faudrait-il que l’esprit, pour se sentir, ou se savoir, ou se vouloir être, l’inventât. Peut-être l’a-t-il inventée, elle son automatisme, par un effet de sa liberté créatrice : matière et automatisme sont des obstacles, mais des obstacles utiles et dont nous ne connaissons pas toute l’utilité. Et de fait il y a un cas où nous voyons l’esprit s’inventer une matière, tirer une matière de lui-même, se donner un automatisme à seule fin de le tourner, d’en triompher, et, par ce triomphe, d’être davantage esprit qu’il ne l’aurait été en demeurant à l’état de spontanéité libre et de spiritualité pure. Ce cas c’est celui de la création poétique, c’est le vers, ensemble d’obstacles que l’esprit s’impose pour se déployer dans l’acte qui les surmonte. Le seul technicien qui tire son nom de l’acte créateur pur, ποιειν, c’est le Poète.

On comprend dès lors la pensée dont Valéry a animé ce lui-même hyperbolique que, sous le nom de Léonard ou de Teste, il a transporté sur les confins où se joue l’expérience suprême la plus analogue peut-être à celle de l’élan créateur originel. « Je n’apprécie en toutes choses, dit Teste, que la facilité ou la difficulté de les connaître, de les accomplir. Que m’importe ce que je sais fort bien ! » La réalité devient une occasion de poser des problèmes techniques, problèmes d’une action sur la matière, soit matière réelle, soit matière inventée.

De là l’importance du corps. L’âme ne vaut, ne se prouve qu’en tant qu’ouvrière, créatrice, mécanicienne, et par conséquent que par le corps et grâce au corps, lequel « possède trop de fonctions et de ressources pour ne pas répondre à quelque exigence transcendante assez puissante pour le construire, pas assez puissante pour se passer de sa complication. » Le corps se définit donc comme le pouvoir de l’âme, et Valéry remarque que l’Eglise nous incline à le croire, puisque, voyant en la résurrection de la chair l’état normal et définitif de notre être, elle considère la séparation de l’âme et du corps comme un état provisoire et mal défini. Et ce n’est pas là seulement une question de philosophie ou de dogmes. Nous verrons ailleurs à quel point la poésie de Valéry est hantée par l’idée du corps.

Le lecteur a peut-être remarqué l’analogie entre ces vues et celles de Matière et Mémoire. L’Introduction à Vinci a précédé de trois ans ce livre de M. Bergson, et fut d’ailleurs aussi peu comprise que lui. Notons que Valéry n’est pas plus un philosophe, à proprement parler, que M. Bergson n’est un poète. Métaphysiquement tout est dans tout. Mais réellement on appelle philosophe celui qui possède et qui utilise la technique philosophique, et poète celui qui possède et qui utilise la technique poétique. Il y a chez Valéry des intuitions philosophiques dans la mesure où les belles images de M. Bergson répondent à des intuitions poétiques. Mais l’œuvre seule nous importe, et non l’homme ; ou l’homme ne nous importe que parce que le reflet de son œuvre sur lui le désigne à notre attention. Et l’œuvre ne se fait pas par une intuition, mais par une technique. Et s’il y a une technique de la philosophie et une technique de la poésie, il y a aussi une technique de la critique, et cette technique consiste en un ensemble de procédés pour ramener à un dénominateur commun des intuitions mises en œuvre par des techniques différentes. Valéry et M. Bergson, tout en s’ignorant réciproquement, paraissent exprimer en deux langages une intuition analogue. Le plan de l’un c’est la méditation des problèmes philosophiques, et des solutions qu’en ont donné les autres philosophes, méditation qui s’appuie sur une technique apprise, technique qui comme toutes les techniques implique un langage spécial. Le plan de l’autre c’est la réflexion sur le métier poétique, réflexion éclose dans l’ombre du studio de Mallarmé, qui lui-même procédait des ateliers parnassiens : cette réflexion sur la technique du vers, devenue, chez Mallarmé, une réflexion sur la technique de tous les arts du successif (poésie, musique, danse, théâtre) devient chez Valéry une réflexion sur une technique plus générale, une technique quelconque, mais le lien n’est jamais coupé de cette technique quelconque avec la technique particulière dont elle procède et qui en procède à son tour.

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Un esprit n’est que s’il agit, et il n’y a d’action qu’au moyen d’une technique. Mais d’autre part l’esprit sent et sait que son action ne l’épuise pas, que la technique fait figure d’application née d’une théorie préexistante, que, derrière toute opération, subsiste, comme une profondeur, une virtualité. Il n’y a de création humaine, de réalité efficace, que mécanicienne. Mais au-delà de la mécanique du réel il y a la mécanique du possible ; au-delà de la physique il y a la mathématique ; au-delà de la géométrie figurée il y a l’algèbre ; au-delà de la géométrie de notre espace il y a la géométrie d’un espace quelconque. Dès lors, si l’homme qui produit, si l’ homo faber se définit comme une volonté de faire, avec précision, ceci et non cela, « l’homme de l’esprit doit enfin se réduire sciemment à un refus indéfini d’être quoi que ce soit. » (La phrase pourrait être d’Amiel) Il voit que « toutes choses se substituent, — ne serait-ce pas la définition des choses ? »

Ce refus d’être quoi que ce soit, il ne signifie pas le néant, puisqu’on en trouve une approximation dans les mathématiques, et même, à certains moments de la vie intérieure, dans la musique. Mais en poésie ? N’oublions pas cette vision de la page blanche qui hallucina positivement Mallarmé, si soucieux de conserver dans sa rare poésie, comme des intervalles de ciel étoilé, le refus même et la disponibilité indéfinie de cette page blanche. Chez Valéry comme chez Mallarmé, trois éléments contribuent à garder dans l’œuvre terrestre cette fraîcheur glaciale de neige et d’espace vierge incorporée à la page blanche. D’abord une idée vraiment religieuse et presque mystique de la poésie. Ensuite l’habitude de ne la toucher qu’à de rares intervalles, un jansénisme poétique qui repousse comme un sacrilège la fréquente communion. Enfin, avec le culte des lettres, une vive répugnance à mener la vie de l’homme de lettres. « Celui qui n’a pas regardé dans la blancheur de son papier une image troublée par le possible, et par le regret de tous les signes qui ne seront pas choisis… celui-là ne connaît pas davantage, quel que soit d’ailleurs son savoir, la richesse, et la ressource de l’étendue spirituelle qu’illumine le fait conscient de construire. » Construire, c’est lancer le coup de dés qui n’abolit pas le hasard, mais dont l’étincelle illumine le hasard, éclaire l’infinité des coups de dés possibles. Non ce hasard organique animé et divinisé sous le nom d’inspiration et de délire, mais un hasard mathématique, mécanique. Le hasard n’a conquis son être mathématique que par le calcul des probabilités. Il semble qu’une poésie comme celle de Mallarmé et de Valéry lui confère, dans l’ordre de la qualité, un être, une efficace analogue. La raison qui a fait admettre au poète tel mot, tel vers, elle contient encore toute vive la part de hasard d’où furent arrachés ce mot ou ce vers, comme la plante qu’on emporte avec de la terre à ses racines. C’est cette part de terreau originel que des lecteurs appellent obscurité. Le sourire de Mallarmé pouvait tromper certains, mais ne le trompait pas lui-même, lorsqu’à un journaliste, qui emportait le manuscrit d’une de ses allocutions, il disait : « Attendez que j’y remette un peu d’obscurité ».

Cette obscurité, épaisseur, conscience et substance du hasard poétique, elle s’oppose ainsi à la pure clarté du mathématicien, clarté qui, pour le calcul des probabilités, n’est plus que l’espace nu d’où la machine pneumatique de la raison a pompé, comme l’air, tout hasard. De cette clarté du calcul au clair-obscur de la poésie on peut supposer une continuité. Ecoutez Socrate dans le dialogue d’Eupalinos. « Certains peuples se perdent dans leurs pensées ; mais, pour nous autres Grecs, toutes choses sont formes. Nous n’en retenons que les rapports, et, comme enfermés dans le jour limpide, nous bâtissons, pareils à Orphée, au moyen de la parole, des temples de sagesse et de science qui peuvent suffire a tous les êtres raisonnables. Ce grand art exige de nous un langage admirablement exact. Le nom même qui le désigne est aussi le nom, parmi nous, de la raison et du calcul ; un seul mot dit ces trois choses. » Les paroles les plus simples sont les nombres. Les autres, ajoute Socrate, sont difficilement propres au calcul, parce qu’elles furent créées séparément et au hasard, elles ne constituent pas l’Unité d’un acte. On ne peut pas se servir de leur ensemble, comme on se sert de l’ensemble des nombres, mais de leurs parties seulement. « Il faut donc ajuster ces paroles complexes, comme des blocs irréguliers, spéculant sur les chances et les surprises que les arrangements de cette sorte nous réservent, et donner le nom de poètes à ceux que la fortune favorise dans ce travail. »

Le poète, dont la fonction est de créer, et, d’une façon générale, tout artiste, tout, inventeur n’ont pas à s’occuper de ce qui est, puisque ce qui est n’est plus à faire, et que leur fonction consiste à faire. Devant eux s’étend donc le possible, le hasard. L’esprit pur implique un refus de choisir, l’acte créateur implique une obligation de choisir. Eupalinos roule sur les mêmes préoccupations que l’Introduction. « Il faut choisir d’être un homme ou bien un esprit. L’homme ne peut agir que parce qu’il peut ignorer. » Le Socrate de Valéry est devenu philosophe parce qu’il a renoncé à être constructeur. Le philosophe veut savoir, tandis que l’ homo faber doit ignorer. « L’homme fabrique par abstraction ; ignorant et oubliant une grande partie des qualités de ce qu’il emploie, s’attachant seulement à des conditions claires et distinctes, qui peuvent le plus souvent être simultanément satisfaisantes non pour une seule, mais pour plusieurs espèces de matières. » On reconnaît des idées bergsoniennes, auxquelles Valéry est d’ailleurs arrivé par une voie tout à fait indépendante. Ses intuitions, Valéry ne pourrait peut-être pas les organiser en : philosophe, faute de technique, car cette anti-technique qu’est, pour M. Bergson, la philosophie pure, ne peut venir au jour de l’intelligence que par une technique d’autant plus serrée qu’on va chercher plus loin, aux antipodes de la technique, une philosophie plus pure. Mais surtout il ne veut pas les organiser en philosophe. En tant que poète, il choisit de ne pas être un esprit, et d’être un homme. Il choisit d’être celui qui choisit et non celui qui refuse de choisir. « C’est celui en nous qui choisit et c’est celui qui met en œuvre, qu’il faut exercer sans repos. Le reste, qui ne dépend de personne, est inutile à invoquer, comme la pluie. On le baptise, on le déifie, on le tourmente vainement. »

Comme la pluie ? Ce « reste » ne ressemble-t-il pas plutôt à la mer, qui isole les hommes, qui paraît les séparer de l’univers, mais qui, finalement, devient pour eux une excitation au voyage et un moyen de communiquer ? Répétons encore ce propos tout mallarméen de Valéry, et voyons l’image de la page blanche coïncider avec celle de l’étendue marine. « Celui que n’a pas regardé dans la blancheur de son papier une image troublée par le possible, et par le regret de tous les signes qui ne seront pas choisis, celui-là ne connaît pas davantage… la richesse et la ressource et l’étendue spirituelle qui illumine, le fait conscient de construire. » Construire un navire, et partir ! Dans Eupalinos le Socrate réel, le philosophe, n’existe que parce qu’il a abandonné sur sa route tous ces Socrates possibles, choisisseurs et artisans, architectes et poètes, qui sont devenus Idées. Mais en les abandonnant il n’a pas seulement jalonné la route qui le conduisait à la philosophie, il a créé cette route. Ainsi le sacrifice des signes qui ne seront pas choisis est un sacrifice fécond, comme celui d’Iphigénie, et donne la victoire au signe choisi. La mer paraît devoir engloutir le tronc d’arbre qu’elle reçoit, mais ce tronc d’arbre est creux, et les lois de la pesanteur, au lieu de le couler, le soutiennent.

Seulement, il faut avoir confiance en la mer, confiance en la page blanche. Regard sur la totalité, choix du parti, il y a là deux esprits à allier, analogues à l’esprit de finesse et à l’esprit de géométrie : l’un qui se rend compte de la complexité des choses, et qui, s’il était seul, s’abîmerait dans la méditation, le détail, la division infinie de cette complexité ; l’autre qui tranche dans le vif, qui réalise par l’action une simplicité efficace. La merveille d’un Léonard, c’est d’avoir poussé l’un et l’autre à un degré incroyable, d’avoir fait de l’un une raison de ménager et d’approfondir l’autre. Valéry écrit, dans l’Introduction, contre Pascal une page qui tombe un peu à faux, car Pascal, en discernant ces deux esprits, n’a jamais entendu sacrifier l’un à l’autre. Et à propos du prétendu abîme de Pascal il dit de Léonard : « Un abîme le ferait songer à un pont. Un abîme pourrait servir aux essais de quelque oiseau mécanique. » Il faut, à la limite de nos choix, de nos techniques, de nos arts, des abîmes de ce genre, les abîmes du hasard, du possible, de la page blanche, pour que l’ingénieur spirituel, le « génie » lance ses ponts et ses machines ailées.

L’espace, à soi pareil, qu’il s’accroisse ou se nie,
Éprouve, avec l’ennui des feux vils pour témoin,
Que s’est d’un astre en fête allumé le génie1.

Cette dualité en somme harmonieuse, poussée à ses plans extrêmes par Léonard, on la retrouve d’ailleurs, à la manière de deux sexes, de deux ordres, dans toute création esthétique. « Le fait de l’homme, dit le Socrate d’Eupalinos, est de créer en deux temps, dont l’un s’écoule dans le domaine du pur possible, au sein de la substance subtile qui peut imiter toutes choses et les combiner à l’infini entre elles. L’autre temps est celui de la nature. Il contient, d’une certaine façon, le premier, et d’une autre façon il est contenu en lui. Nos actes participent des deux. Le projet est bien séparé de l’acte, et l’acte du résultat. » L’artiste ne fait jamais ce qu’il voulait faire. En lui un ingénieur veut faire et une nature fait. Son génie est un lieu de passage où se transfigurent ses intentions pour se méconnaître plutôt que se connaître, en œuvres qu’il a à peine voulues. Alternativement l’ingénieur est débordé par la nature et la nature arrêtée par l’ingénieur. « Ces faveurs surabondantes et mystérieuses, loin de les accueillir telles quelles, uniquement déduites du grand désir, naïvement formées de l’extrême attente de mon âme, il faut que je les arrête, ô Phèdre, et qu’elles attendent mon signal. Et les ayant obtenues par une sorte d’interruption de ma vie (adorable suspens de l’ordinaire durée) je veux encore que je divise l’indivisible et que je tempère et que j’interrompe la naissance même des idées. » Voilà la nature intérieure immobilisée, vérifiée, disciplinée par l’artiste ingénieur, le « génie » adapté à son sens militaire. On comprend que l’influence de Valéry s’exerce aujourd’hui dans le sens de la discipline, de l’effort intellectuel. Et puisque je parle ici d’effort intellectuel, on trouvera, dans l’article de l’Energie Spirituelle auquel M. Bergson a donné ce titre, le schème philosophique, technique, qui aide à classer les profondes intuitions de Valéry.

Mais, ce poète philosophe, s’il est autodidacte en matière philosophique, s’il rejette avec dédain « la manie humaine de faire écho », il appartient en poésie à une tradition, celle que Mallarmé lui a léguée et que Mallarmé lui-même avait reçue du Parnasse. Cette esthétique d’ingénieur cadre avec celle du Parnasse, et rejoint l’esthétique racinienne en se tenant à l’antipode de celle de Lamartine (je n’emploie ces noms propres que comme des sortes de points de repère géographiques, et comme Valéry a employé celui de Léonard). « Il est illusoire, dit Valéry dans l’Introduction, de vouloir produire dans l’esprit d’autrui les fantaisies du sien propre. Ce projet est même à peu près inintelligible. Ce qu’on appelle une réalisation est un véritable problème de rendement dans lequel n’entre à aucun degré le sens particulier, la clef que chaque auteur attribue à ses matériaux, mais seulement la nature de ces matériaux et l’esprit du public. » Le rôle de l’artiste est d’établir la communication entre l’être de sa matière artistique (couleur, formes, vers) et l’être du spectateur ou du lecteur. Cette communication s’établit par lui, mais ne se réalise pas en lui. Il jouit de faire une œuvre, mais il ne jouit pas de l’œuvre faite. D’une part un artiste travaille généralement dans une joie qui l’applique tout entier à son œuvre et qui ressemble à l’inspiration. D’autre part, si un artiste s’intéresse à la destinée, parmi les hommes, de son œuvre, il ne s’intéresse guère à cette œuvre une fois produite. Il ne se sent et ne se connaît artiste que parmi des problèmes de rendement. Au contraire l’œuvre d’art est pour le public une affaire de possession. Si l’artiste met l’accent sur la possession et non sur le rendement, il ne produira pas. C’est d’ailleurs l’état de M. Teste, qui se veut possesseur et non artisan. Valéry se demande, dans la Soirée avec M. Teste, si les plus grands génies n’ont pas dû nécessairement rester inconnus, puisque le génie le plus grand serait par sa grandeur même purifié de l’erreur et de l’ambition qui le portent à se faire connaître par des œuvres et à rechercher la gloire. Teste en fournit à l’auteur une preuve. Teste d’ailleurs ne réalise pas, parce que la clef qu’il attribue à ses matériaux l’intéresse seule, et que cette clef ne saurait passer dans leur réalisation. Les problèmes de réalisation qu’il pose sont tout abstraits, et il en écarte cette donnée qu’est l’esprit du public.

M. Teste représente une sorte d’hyperbole qui est au Léonard de l’Introduction ce que la géométrie de l’espace à n dimensions est à celle d’Euclide, Mais, au contraire de la géométrie méta-euclidienne, c’est une hyperbole peut-être trop commode. Imaginant que les plus grands hommes sont ceux qui meurent sans avouer, Valéry ajoute : « L’induction était si facile que j’en voyais la formation à chaque instant » Il suffisait d’imaginer les grands hommes ordinaires purs de leur première erreur. » Trop facile, je crois. Purs de leur erreur ? Cela veut dire purs de leur action, c’est-à-dire de leur réalité. Valéry appelle ici moments suprêmes de la vie « ceux où la pensée se joue seulement à exister », et il dit en avoir connu en octobre 1893. Il aurait fallu alors qu’en octobre 1893 Valéry, comme Lazare, eût été mort, car vivre c’est agir, avec cet instrument qu’est le corps. Pour concevoir les grands hommes purs de leur erreur, il faudrait les concevoir purs de leur œuvre, et eux-mêmes ne peuvent appeler leur grandeur que le reflet de leur œuvre sur eux : de leur œuvre réelle et non de leur œuvre possible, puisqu’il nous est loisible à tous de nous croire riches intérieurement d’une œuvre possible infinie que nous n’avons pas daigné réaliser ou que les circonstances ont étouffée. Des génies qui ne se sont pas exprimés, comment les saurait-on, comment eux-mêmes se sauraient-ils génies ? M. Teste ne remuait pas en parlant. C’est qu’« il avait tué la marionnette. » Mais, dit Leibnitz, nous sommes automates dans les trois quarts de nos actions. M. Teste s’était donc tué aux trois quarts. Un génie authentique c’est un génie dont on peut faire la preuve.

Cette preuve c’est la création. Et la condition de la création c’est un automatisme. M. Teste se réduit à cette abstraction, d’un être a une seule dimension. La deuxième et la troisième dimension par lesquelles il prendrait surface, relief et mouvement ce serait la production, avec sa part d’automatisme. Mais l’esprit ingénieux, j’allais dire ingénieur, de Valéry, ne saurait poser le problème de la technique sans l’équilibrer subtilement par le problème de l’anti-technique. Supposons, semble-t-il dire, une technique si générale qu’elle soit équivalente à l’absence, au refus de toute technique particulière...

L’attitude et le rôle théoriques de Valéry paraissent dès lors clairs. Il est à gauche de Mallarmé comme Mallarmé était à gauche du Parnasse. Il a appris par l’exemple de Mallarmé, et plutôt en le sentant penser qu’en l’écoutant parler, que le grand problème de l’esprit humain, de l’ homo faber , c’est le problème des techniques, et qu’à une certaine limite ce problème du concret et de l’intérêt devient un problème abstrait et désintéressé. Il a rêvé, à ses intervalles de rêve (car la destinée a rempli de pensées plus ordinaires sa vie réelle) d’une technique pure comme il y a une mécanique pure. A un certain moment il tint au Mercure une rubrique intitulée Méthodes, sous laquelle, je crois, il n’écrivit que deux fois, dont l’une au sujet d’un livre d’art militaire du général Dragomiroff. Il a donné en 1897 sous ce titre, la Conquête allemande, un article fort curieux, qu’on a pu rééditer pendant la guerre, et où il ajoutait un pendant sociologique à l’épure psychologique de son Vinci. Il prenait l’Allemagne, ainsi qu’il avait pris Léonard, comme un symbole, le symbole d’une action appliquée tout entière à un problème de rendement, à une extension démesurée et inédite de la méthode. Il y schématisait un Moltke par les mêmes lignes dont il se sert, et dont s’était servi Mallarmé, pour esquisser la figure du Poète. « Pour ce héros glacial, le véritable ennemi, c’est le hasard », et l’œuvre véritable c’est non un discours sur la méthode, mais une création de méthode. Valéry a pour limite, lui, un Discours idéal sur la Méthode. Ce Discours n’est fait jusqu’ici que de fragments brisés qu’il coordonnera peut-être un jour.

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Le monde dans lequel vit la pensée de Valéry est moins un monde de choses qu’un monde de rapports. Là où la pente de l’intelligence nous mène à penser substance, il appartient à la famille de ceux qui pensent relation. Si, comme c’était possible, et peut-être souhaitable, il eût fait dans la philosophie sa carrière au moins spirituelle, je l’imagine placé à mi-chemin entre Hamelin et Bergson, et oscillant d’une façon originale entre la relation du premier et le schème dynamique du second.

Heureusement l’artiste, l’écrivain relativiste, n’a pas besoin de demander a la philosophie la théorie de sa relativité je veux dire du monde des rapports où il se meut. Il la trouve dans la réflexion sur son art dans la technique de son métier, dans le fait du style.

Un style ne consiste pas en des choses, mais en des rapports. Buffon l’a dit de diverses façons. Le style est un ordre et un mouvement. Cet ordre par lui-même, cette relation seule, constitue parfois une nature de vérité formelle plus vraie que ne l’est la nature de vérité réelle représentée par la matière des choses qui sont dites. Quand on a bien présente à l’esprit la théorie de Buffon, on comprend dans le même sens qu’elle ces paroles d’abord un peu obscures de Valéry. Les différentes réalités matérielles, personnelles, idéales, logiques, dit-il dans l’Introduction « peuvent se considérer comme des portions finies d’espace ou de temps contenant diverses variations, qui sont parfois des objets caractérisés et connus, mais dont la signification et l’usage ordinaire sont négligés pour que n’en subsiste que l’ordre et les réactions mutuelles. L’effet est le tout ornemental, et l’œuvre prend ainsi lie caractère d’un mécanisme à impressionner un public, à faire surgir les émotions et se répandre les images. » Le passage de la réalité matérielle et vivante à une réalité de rapports qui provoquent des associa-lions, suscitent des sentiments et des idées, nous la trouvons dans l’art ornemental (tout art, par un certain côté, est ornemental), et aussi dans le style. Le langage d’ailleurs nous y conduit. Lorsque les objets entrent dans l’ornementation, se soumettent à ses lois, se déforment et se transforment selon ses rapports, nous disons qu’ils sont stylisés. Ainsi le style écrit stylise les choses en rapports. Il prélève sur la récolte humaine les graines de semence. Ces signes, ces rapports, ces algèbres, ce motus animi continui dont les choses ne sont que les arrêts, ils figurent une nature recréée, une nature féconde, qui engendre dans l’esprit du public, du lecteur, du spectateur, quelque chose de nouveau, de non impliqué par le détail des objets inertes. « C’est par une sorte d’induction, dit Valéry, par le produit d’images mentales, que toute œuvre d’art s’apprécie. » En d’autres termes le style de l’œuvre a pour effet, sinon pour objet, de déclencher dans le public, dans l’amateur, dans le critique, un style de l’appréciation, du goût, de la sympathie, de la joie. Style dans les deux cas, c’est-à-dire rapports, mouvements, schèmes dynamiques, dynamisme intérieur, et non choses.

Dès lors, qui dit style dit action. Mais qui dit action dit effort, et qui dit effort dit obstacles. La pensée elle-même, avant de contracter un style, appartient à l’ordre de ce qui également et indifféremment est ou n’est pas, elle constitue une masse indifférenciée où tout est possible, où tout est réel. « La pensée, par sa nature, manque de style. » La philosophie elle-même, elle surtout peut-être, qui semble au premier abord une réalisation aussi immédiate et aussi brute que possible de la pensée, elle n’est pas un capital de choses, elle est constituée par des problèmes et par le style dans lequel on les formule ou les résoud. « Notre philosophie, écrit Valéry dans la préface qu’il a mise à Connaissance de la Déesse de M. Lucien Fabre, est définie par son appareil et non par son objet. Elle ne peut se séparer de ses difficultés propres qui constituent sa forme ; et elle ne prendrait la forme du vers sans perdre son être, ou sans compromettre le vers ». Et précisément, dans cette technique générale du style, le vers, qui est comme le style du style, occupe une place privilégiée. Grand ouvrier du vers, c’est dans la technique poétique que Valéry a placé la clef de voûte de ses méditations sur la technique. Mais la technique poétique elle-même ne serait pas, pour un artiste idéal, la technique type, la technique mère, Cette place serait peut-être tenue par la technique de l’architecture.

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En architecture surtout, les mots style et stylisation prennent toute leur plénitude puissante. Comparons ces deux couples d’expressions : le style dorique et le style gothique, — le style de Bossuet et le style de Flaubert. Dans les deux cas le mot style s’applique à une réalité de rapports : rapports de convenance et d’harmonie, ici entre des mots et des phrases, et là entre les membres du monument, ou plutôt des monuments, dont chacun implique son problème particulier. Mais la réduction à des rapports, à des proportions, la stylisation, sont bien plus complètes et plus profondes dans le monument que dans l’écrit. L’écrit est tenu à d’autres préoccupations que celles du style pur. « Le réel d’un discours, dit Valéry, c’est après tout cette chanson, et cette couleur d’une voix, que nous traitons à tort comme détails et accidents. » Jusqu’à un certain point ! Le réel du discours c’est encore la raison raisonnante et les raisons raisonnées. Mais cette stylisation à laquelle le discours (et du discours se rencontre dans tout écrit) reste toujours en partie rebelle, voyez la trouver un champ libre, pur, total, dans la construction du temple par l’architecte Eupalinos :

« Il préparait à la lumière un instrument incomparable, qui la répandît, toute affectée de formes intelligibles et de propriétés presque musicales, dans l’espace où se meuvent les mortels. Pareil à ces orateurs et à ces poètes auxquels tu pensais tout à l’heure, il connaissait, ô Socrate, la vertu mystérieuse d’imperceptibles modulations. Nul ne s’apercevait, devant une masse délicatement allégée, et d’apparence si simple, d’être conduit à une sorte de bonheur par des courbures insensibles, par des inflexions infimes et toutes puissantes ; et par ces profondes combinaisons du régulier et de l’irrégulier qu’il avait introduites et cachées, et rendues aussi impérieuses qu’elles étaient indéfinissables ; elles faisaient le mouvant spectateur, docile à leur présence invisible, passer de vision à vision, et de grands silences au murmure du plaisir, à mesure qu’il s’avançait, se reculait, se rapprochait encore, et qu’il errait dans le rayon de l’œuvre, mû par elle-même, et le jouet de la seule admiration. Il faut, disait cet homme de Mégare, que mon temple meuve les hommes comme les meut l’objet aimé. »

Le monument devient alors ce style pur que ne saurait réaliser le discours écrit. Style pur et technique pure. On conçoit que la méditation de Valéry ait été ainsi conduite à l’architecture. Une de ses grandes lectures de jeunesse a été l’admirable Dictionnaire de l’architecture française au moyen-âge de Viollet-le-Duc, dont aucun de ceux qui l’ont étudié dans son entier, à loisir, n’a dû oublier la richesse foisonnante d’idées et les percées lumineuses sur le domaine de presque tous les arts. Valéry s’en est sans doute souvenu lorsqu’il a écrit (par pur hasard et à la suite d’une commande pour le recueil d’Architectures) ce dialogue socratique d’Eupalinos ou l’Architecte, qui est un chef-d’œuvre de langue et de pensée. Ecrivain, il doit considérer l’architecture du même regard jaloux, inquiet et admiratif dont Mallarmé considérait la musique. L’architecte, au temps où, grec ou gothique, il existait, pouvait réaliser du style pur comme la musique réalise du sentiment poétique pur. Architecture et musique sont d’ailleurs, en même temps, créées par la technique la plus rigoureuse, bien plus rigoureuse que celle des arts de la parole, de sorte que maximum de rigueur et maximum d’effet esthétique pur vont ensemble.

Rien ne répond aussi parfaitement que l’architecture a la définition de l’art selon Valéry : résoudre un problème de rendement fondé seulement sur la nature des matériaux et sur un certain effet à produire, abstraction faite de ce sentiment personnel qu’y peuvent mêler dangereusement les arts de la parole. Plus que la page mystérieusement blanche à piquer de mots, l’œuvre architecturale donne sa plénitude à ce mot : construire. Ce n’est pas à tort que les héritiers des maçons gothiques ont appelé Dieu le grand architecte. L’architecte est un petit Dieu. Le Socrate d’Eupalinos estime que de tous les Socrates abandonnés par lui sur sa route et devenus Idées, le plus digne de regrets c’est l’architecte qu’il aurait pu être : « Si donc l’univers est à l’effet de quelque acte, cet acte résultant lui-même d’un Être, et d’un besoin, d’une pensée, d’une science qui appartiennent à cet Être, c’est par un acte seulement que tu peux rejoindre le grand dessein, et te proposer l’imitation de ce qui a fait toutes choses. C’est là se mettre, de la façon la plus naturelle, à la place même du divin. Or, de tous les actes, le plus complet est celui de construire. Une œuvre demande l’amour, la méditation, l’obéissance à ta plus belle pensée, l’invention de biens pour ton âme, et bien d’autres choses qu’elle tire merveilleusement de toi-même, qui ne soupçonnais pas de les posséder. Cette œuvre découle du plus intime de ta vie, et cependant elle ne se confond pas avec toi. Si elle était douée de pensée, elle pressentirait ton existence, qu’elle ne parviendrait jamais à établir, ni à concevoir clairement. Tu lui serais un dieu. »

Hugo avait su exprimer dans Notre-Dame la rivalité sociale de l’architecture et des lettres ; Valéry songerait à une rivalité technique du monument et de la page. Mais Mallarmé surtout a appliqué ici la « logique de son esprit subtil. Après avoir tenté de vaincre la musique, il avait voulu vaincre l’architecture. Valéry a donné, dans une lettre que publièrent les Marges, une magnifique glose sur Un coup de Dés jamais n’abolira le hasard. Il montre Mallarmé étudiant « la page, unité visuelle..., l’efficace des distributions de blanc et de noir, l’intensité comparée des types… Il introduit une lecture superficielle, qu’il enchaîne à la lecture linéaire ; c’était enrichir le domaine littéraire d’une deuxième dimension. »

Un Coup de Dés, nous dit Mallarmé, avait été conçu « sous l’influence de la musique entendue au concert. » Architecture et musique figurent aux deux extrémités de l’art, extrémité du matériel et du simultané, extrémité de l’immatériel et du successif. Mais l’une et l’autre se ressemblent en ce qu’elles créent directement de la vie sans passer par l’imitation de la vie donnée dans la nature. Elles figurent, dans le grand arbre de l’art, plus près des racines. Ce que Mallarmé demandait à la musique, ce que Valéry, s’il persévérait dans cette direction, demanderait à l’architecture, c’est de conduire la pensée plus près de ces racines, vers des Mères.

Le grief de Valéry contre la musique, la raison de sa croyance en la plus grande fécondité de la méditation sur l’architecture, c’est que la musique ne construit pas. Elle répond peut-être, comme le veut Schopenhauer, à l’être même du monde, mais elle en figurerait la pente descendante ; elle n’imite l’ostinato rigore de l’operari que pour le dissoudre dans l’instant. Déjà Mallarmé la considérait comme un ennemi redoutable, dont la poésie, pour le vaincre et le surpasser, doit surprendre les secrets. Méditant sur la mort, Valéry fait de la musique l’analogue de ces états de dissolution par lesquels nous descendons vers l’inefficace. « Comme la perfide musique compose les libertés du sommeil avec la suite et l’enchaînement de l’extrême attention, et fait la synthèse d’êtres intimes momentanés, ainsi les fluctuations de l’équilibre psychique donnent à percevoir des modes aberrants de l’existence. Nous portons en nous des formes de la sensibilité qui ne peuvent pas réussir, mais qui peuvent naître. » La musique est-ce vraiment ce qui ne peut réussir, ce qui ne peut construire ? Il y aurait lieu à discussion et je vois à peu près ce que répondraient les musiciens. Mais Valéry n’est pas musicien (je veux dire, musicien pur, musicien mu si quant de musique). Il est poète, et c’est dans le domaine de la poésie qu’il a résolu pratiquement, comme beaucoup, le problème de la réussite, et qu’il l’a, comme personne, posé théoriquement.

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Par ses deux dialogues socratiques, Eupalinos ou l’Architecte, l’Ame et la Danse, Valéry a établi comme les deux plateaux de la balance d’or dont la méditation de Mallarmé, au concert, formait le fléau. L’art absolument en repos, et l’art absolument en mouvement s’équilibrent comme les deux figures de l’art absolu : entre eux, du relatif et du mixte. Ici des corps stylisent des colonnes. Là des colonnes stylisent des corps : « Mille femmes font mille choses. Mille flambeaux, mille péristyles éphémères, des treilles, des colonnes. Les images se fondent, s’évanouissent. » Tantôt un monde de rapports mathématiques, de symétries, de modules, d’échelles (et de leurs ruptures savantes) réalise dans l’espace un or pur, désintéressé, dont les autres techniques figurent le billon et l’usage commercial. Tantôt un monde aussi libre de mouvements et de durée. La danseuse du banquet socratique, « on dirait qu’elle paye l’espace avec de beaux actes bien égaux, et qu’elle frappe du talon les sonores effigies du mouvement. Elle semble énumérer et compter en pièces d’or pur ce que nous dépensons distraitement en vulgaire monnaie de pas, quand nous marchons à lente fin. » La poésie, elle, peut-elle vivre et créer dans ce monde d’essences ?

Comme l’architecte est le maître des matériaux, la danseuse la maîtresse des mouvements de son corps, le poète possède les mots de la langue, avec leurs valeurs, leur sonorité, leur timbre, leur qualité. Et non seulement les mots proprement dits, mais ces plus grands mots, aussi organiques, que sont les vers, la stance, le poème. Ces mots, qu’en fait d’ordinaire le poète ? Il les plie à un usage social. Il les emploie à signifier des sentiments. Les siens ? Tantôt oui, tantôt non, mais peu importe : l’essentiel est que, siens ou étrangers, ils correspondent aux sentiments des autres hommes. C’est pourquoi, jusqu’au xixe  siècle, la plupart des grands poètes ont été des épiques, et surtout des dramatiques. Au xixe  siècle un changement s’accomplit. La masse vivante et active de la poésie devient le lyrisme. Même si le poète emploie la forme dramatique, ou la forme épique, il le fait pour exprimer ses propres états. Chez Gœthe, Byron, les romantiques français, ce sont généralement des états de sensibilité commune, sinon à tous les hommes, du moins à un groupe ou à une époque. Le poète joue en interprète d’un public, et il trouve un public, un public organique qu’il pénètre en bloc, qu’il anime et enthousiasme en masse. Le schème universel du poète reste le rhapsode ; — cette rhapsodie se déversera presque indifféremment en épopée, en drame, en grand lyrisme, et elle implique toujours le cercle patent, intéressé, et les « mouvements divers » d’un public.

Mais Valéry, dans sa préface au livre de M. Fabre, remarque, vers le milieu du xixe  siècle, « une volonté remarquable d’isoler définitivement la poésie de toute autre essence qu’elle-même. Une telle préparation de la poésie avait été prédite et recommandée avec la plus grande précision par Edgar Poe. » Valéry en voit l’origine française chez Baudelaire. Je la verrai plutôt dans une conjonction du romantisme français et de la poésie anglaise. Et cette poésie pure, ou cette idée de poésie pure, se trouve, ajoute Valéry, en contact avec la musique et en retard sur elle ; sur « ces illusions extrêmes, ces frissons, ces transports, et, dans l’ordre quasi-intellectuel, ces feintes lucidités, ces types de pensée, ces images d’une étrange mathématique réalisée, que libère, dessine ou fulmine la symphonie. Ce qui fut baptisé le symbolisme se résume très simplement dans l’intention commune à plusieurs familles de poètes (d’ailleurs ennemies entre elles) de reprendre à la musique leur bien. »

Valéry semble moins préoccupé que Mallarmé de cette reprise sur la musique, et davantage de la poésie pure. Y a-t-il un usage pur des mots, des mots proprement dits, et des grands mots (vers, poème), analogue à cet usage pur de la raison, exposé et imposé par Spinoza dans l’ordre de la raison théorique, par Kant dans l’ordre de la raison pratique, — une poésie pure comme il y a une physique pure et une mathématique pure ? Non plus que l’usage logique, ni cet usage plastique vers lequel a incliné le Parnasse, ni cet usage musical vers lequel a penché le symbolisme, mais un usage uniquement et techniquement poétique. Plus précisément, des mots, des vers, des poèmes, qui réalisent non des tableaux, non des harmonies, mais les schèmes dynamiques d’une création spirituelle. Les mots du vers, le vers, le poème, ne signifient plus des choses, mais ils expriment des rapports, sinon entre des choses quelconques, tout au moins entre des choses multiples. Cette notion de rapport est familière au mathématicien et au philosophe, qui arrivent à penser rapports plus naturellement et plus clairement encore que le vulgaire ne pense choses. Mais elle est beaucoup moins familière au poète et surtout au lecteur de poèmes. Elle dérangera d’autant plus nos idées toutes faites, devant la poésie de Mallarmé et de Valéry, que, si leur vers se défend de comporter une liaison logique, il comporte, autant et plus que tout autre, une chair verbale, qui se touche voluptueusement de la voix ; il existe, et même avec un raffinement paradoxal, comme matière rythmique, comme texture incomparable d’assonances, d’allitérations, de rimes, et de toutes les rigueurs, et de toutes les disciplines.

Un exemple fera saisir cette différence entre une poésie de discours, une poésie de choses et une poésie de rapports. On connaît le beau poème de Lamartine qui s’appelle Les Etoiles. C’est une des Harmonies les plus amples, les plus épaisses de musique, de rêverie et d’éloquence, un épanchement lumineux, une Voie Lactée de rythmes oratoires que Lamartine adresse à la nuit comme il adressera les discours sur les chemins de fer à la Chambre des Députés ou le discours sur le drapeau rouge à la foule. Après ce poème discours, passez au poème final de la Légende des Siècles, Abîme, où parlent tour à tour l’homme, la terre, les planètes, le soleil, les constellations, la Voie Lactée, et enfin Dieu. C’est, matériellement, une série de discours, jusqu’aux deux derniers, qui n’ont qu’un vers. Mais en réalité c’est une succession de tableaux, où chacun des astres, ou des groupes d’astres, se décrit lui-même avec des images flamboyantes. L’œil énorme de Victor Hugo fonctionne ici, un œil de poète qui voit, et qui ramène, comme le pêcheur sa pêche, ses visions dans le filet solide du vers. Cette poésie découpe indéfiniment et sans fatigue le monde en choses.

Mais ce n’est ni une effusion de discours, ni une recréation de choses substantielles, que le ciel étoilé inspire à Valéry. Dans une lettre sur le Coup de Dés, il rappelle une promenade nocturne qu’il faisait à Valvins avec Mallarmé, sous un firmament dont l’aspect lui évoquait les pages du poème, et il écrit : « Il me semblait maintenant d’être pris dans le texte même de l’univers silencieux : texte tout de clartés et d’énigmes ; aussi tragique, aussi indifférent qu’on le veut ; qui parle et qui ne parle pas ; tissu de sens multiples ; qui assemble l’ordre et le désordre ; qui proclame un Dieu aussi puissamment qu’il le nie ; qui contient, dans son ensemble inimaginable, toutes les époques, chacune associée à l’éloignement d’un corps céleste ; qui rappelle le plus décisif, le plus évident et incontestable succès des hommes, l’accomplissement de leurs prévisions jusqu’à la septième décimale ; et qui écrase cet animal témoin, ce contemplateur sagace, sous l’inutilité de ce triomphe. Nous marchions. Au creux d’une belle nuit, dans les propos que nous échangions, je songeais à la tentation merveilleuse ; quel modèle, quel enseignement, là-haut ! Où Kant, assez naïvement, peut-être, avait cru voir la Loi Morale, Mallarmé percevait sans doute l’impératif d’une poésie : une Poétique. »

L’intuition n’a pas pris ici de forme poétique, mais nous voyons déjà sur quels tableaux elle joue : deux tableaux contraires, être et non-être, et le ciel d’étoiles porté indifféremment au compte de l’un ou au compte de l’autre, chacun de ces tableaux logiques détruit logiquement par l’autre, et leur réalité pour le poète comme leur réalité pour le physicien consistant dans un ordre ou une nature de relations. C’est bien, en partie, de son fond de poète que Valéry s’est intéressé si vivement à Einstein et aux théories de la relativité.

Pour voir cette idée poétique se transposer en création poétique, prenez l’Ode secrète. C’est, sur un crépuscule encore rose, le soir étoilé qui va monter, Images du bûcher d’Hercule, image des monstres dont on donne le nom aux constellations, mais images fluides et non solides, images qui se défont pour devenir des relations entre des figures et des pensées quelconques, et ce quelconque coïncidant précisément avec le hasard du ciel étoilé.

Mais touché par le Crépuscule,
Ce grand corps qui fit tant de choses,
Qui dansait, qui rompit Hercule,
N’est plus qu’une masse de roses !

Dormez, sous les pas sidéraux,
Vainqueur lentement désuni,
Car l’Hydre inhérente au héros
S’est éployée à l’infini...

Ô quel Taureau, quel Chien, quelle Ourse,
Quels objets de victoire énorme,
Quand elle entre aux temps sans ressource
L’âme extraordinaire forme !

Fin suprême, étincellement
Qui par les monstres et les dieux,
Proclame universellement
Les grands actes qui sont aux Cieux !

Le ciel est donné pur de toute interprétation sentimentale, comme un ordre de relations qui s’appliquent également à l’un ou à l’autre des deux tableaux, au sujet qui voit et qui fait, — à l’âme, — ou au sujet qui est, — le Ciel. Cela peut se noter algébriquement, c’est même noté algébriquement dans le poème : h = h. Seulement h = h n’est pas noté par un mathématicien, mais créé par un poète, et cela s’écrit ainsi :

Car l’Hydre inhérente au héros

Les équations de l’algébriste ce sont chez le poète les assonances et les allitérations. Allitération des trois r pour l’oreille et des trois h pour l’œil. Je me plais (un peu subtilement) à trouver, devant le ciel, dans la page intérieure, un peu de l’élément visuel qu’il y a dans la page mallarméenne. Tout le poème tourne d’ailleurs sur ce vers, sur cette inhérence de l’hydre au héros, du firmament à l’âme, de l’un qui se déploie, ainsi qu’une page écrite, comme la suite, l’équivalent, la consonnance de l’autre.

Lisez le Cantique des Colonnes, fait avec des quatrains d’hexasyllabes, qui donnent en effet, sur la page, une disposition typographique de colonne. Le poème au premier abord peut paraître un peu obscur. Il devient très clair, non seulement dans son détail, mais dans son dessin d’ensemble, quand on sent les raisons qui ont fait élire ce sujet à Valéry. Les colonnes, dans le temple, ne figurent pas seulement des supports, mais aussi des rapports. Elles ne sont pas par elles-mêmes, mais elles se rapportent les unes aux autres. Et la plupart des stances expriment par des images un rapport des colonnes au temple qu’elles portent, ou à la lumière, ou à l’atmosphère.

Pieusement pareilles,
Le nez sous le bandeau,
Et nos riches oreilles
Sourdes au blanc fardeau,

Un temple sur les yeux
Noirs pour l’éternité,
Nous allons sans les dieux
A la divinité !

Dès qu’un rapport insisterait en une image, il deviendrait une chose. La poésie de Valéry, qui se défend de l’oratoire, se défend de toute insistance, et chaque image n’est tangente, comme la droite au cercle, qu’en un point du poème. Dès qu’a lui l’éclair en lequel elle s’acquitte de sa fonction de rapport, son rôle est fini. De là cette figure de fuite, d’allusion, qu’elle prend, comme celle de Mallarmé, au regard de la raison.

Ni lu ni compris ?
Aux meilleurs esprits
Que d’erreurs promises !

Ni vu ni connu,
Le temps d’un sein nu
Entre deux chemises !

Ce qu’indique ici son vers, par des images consubstantielles à cette fulguration, Valéry l’a dit ailleurs (dans sa préface à Connaissance de la Déesse) en prose. « Rien de si pur ne peut coexister avec les conditions de la vie. Nous traversons seulement l’idée de la perfection, comme la main impunément tranche la flamme ; mais la flamme est inhabitable, et les demeures de la plus haute sérénité sont nécessairement désertes » et « La poésie absolue ne peut procéder que par merveilles exceptionnelles. »

Cette fuite et cette allusion, le caractère exceptionnel d’une merveille entrevue, inquiètent le lecteur, habitué à la poésie ordinaire, sentimentale et logique. Il a l’impression de marcher dans un monde sans pesanteur. Il sent le poème délesté de quelque chose à laquelle il est accoutumé. Délesté de quoi ? D’une nécessité. Devant une tirade de Racine, un beau poème de Lamartine, nous éprouvons le sentiment que cela ne pouvait pas être autre. Nous n’imaginons pas que l’Iphigénie racinienne puisse accueillir par d’autres paroles l’annonce de son sacrifice, que Lamartine puisse répondre autrement à Barthélémy que par les strophes A Némésis. Nécessité que projette comme une ombre le continu de la liaison oratoire, où chaque partie est exprimée dans l’ensemble, est donnée dans l’idée du tout, de sorte que, pour concevoir autre la partie, il faudrait modifier tout ce qui la précède et tout ce qu’elle annonce. Devant des vers de Mallarmé ou de Valéry, nous n’avons pas le sentiment de ce déterminisme. Ce qui vient nous paraît venir sans raison qui soit annoncée ou sollicitée par ce qui précède. Dirons-nous que l’auteur se laisse mener par les mots ? Peut-être, mais pas plus que l’arithméticien par les nombres. Valéry s’en est expliqué dans la note finale de l’Album de Vers anciens sur l’Amateur de Poèmes. « Je ressens, dit-il, chaque parole dans toute sa force pour l’avoir indéfiniment attendue. » Chaque parole participe de mon être profond, imprévisible, le lointain de son origine fait la force vive avec laquelle elle m’arrive. Si elle m’arrivait de plus près, d’un moi habituel, social, prévisible, elle perdrait cette force, elle serait le telum sine ictu, et, à la limite, l’épingle sur la pelote des êtres qui pensent et écrivent par clichés. Cette parole, ainsi délestée de nécessité, dira-t-on qu’elle n’atteste que le hasard ? Oui, s’il s’agissait d’un autre que du poète. Mais, dans le monde du poète pur, monde plein, sans lacune et sans désordre, il n’y a pas de hasard. « Nul hasard, — mais une chance extraordinaire se fortifie. » Et la poésie n’est peut-être que ceci : transformation, chez certains êtres privilégiés, du hasard en chance. Le hasard de la rime, qui fait dans un salon le jeu des bouts-rimés, devient chez un Hugo la chance miraculeuse qui se renouvelle à chaque distique. Allons même plus loin que la chance, et disons liberté : liberté dévolue au pur poète d’affecter chaque mot de la langue commune d’un exposant pris à la langue propre du poète, et que son art lui permette d’imposer au lecteur.

Pas un mot où l’idée au vol pur
Ne puisse se poser, tout humide d’azur.

Cette langue du poète elle peut, comme les rapports métaphysiques, se poser sur toutes choses, précisément parce que sa nature à elle ne comporte pas de choses, mais des mouvements. Pas de poésie sans une absence. Pour le poète le seul être qui manque ne dépeuple pas tout, — mais au contraire peuple tout. Ainsi l’immatérialité même des mathématiques les fait commander à toute matière. Pas d’âme de poète qui ne soit vide, et ce vide fait sa vie, fait le lit qui reçoit sa forme pure : poésie ne donne point possession, parce qu’il n’y a pas de chose poétique, — mais attente, espoir, désir, regret, mémoire, Nénuphar Blanc de Mallarmé. Valéry l’a redit :

Ne hâte pas cet acte tendre
Douceur d’être et de n’être pas,
Car j’ai vécu de vous attendre,
Et mon cœur n’était que vos pas.

Hasard heureux, chance, liberté, mouvement pur, — dirons-nous donc facilité ? Jamais. Le contraire. Laissons de côté la question de savoir si Valéry écrit facilement. (Il a écrit la Jeune Parque péniblement, l’a tirée peu à peu d’un monde de ratures, et les poèmes suivants avec une assez grande facilité). Ici le temps ne fait rien à l’affaire. Il ne s’agit pas de la facilité de l’auteur. Encore bien moins s’agit-il de la facilité du lecteur à lire et à comprendre : on sait, et de reste, que, pratiquement, Valéry est un auteur difficile. Il ne s’agit ni de l’auteur, ni du lecteur, mais de la poésie. Valéry ne trouve pas de difficulté extraordinaire dans son esprit qui pense, ni dans sa main qui fréquente le papier. Il ne s’inquiète pas des difficultés que peut rencontrer le lecteur, à l’existence duquel il ne croit guère. Mais il veut des difficultés à sa poésie, comme un mathématicien supérieur veut des difficultés dans ses problèmes, même et surtout si ces difficultés objectives vont avec une facilité singulière de son esprit à les résoudre. Peu de poètes écrivaient plus facilement que Victor Hugo et peu de vers sont plus riches que les siens en difficultés vaincues.

« Tout jugement que l’on veut porter sur une œuvre, écrit Valéry dans sa préface au livre de M. Fabre, doit faire état avant toute chose, des difficultés que son auteur s’est données. On peut dire que le relevé de ces gênes volontaires, quand on arrive à les reconstituer, révèle sur-le-champ le degré intellectuel du poète, la qualité de son orgueil, la délicatesse et le despotisme de sa nature. »

Entendons-nous bien sur ce principe. Il ne saurait s’agir de difficultés quelconques. Il serait absurde d’accorder la moindre valeur aux difficultés vaincues par un poète qui écrirait trois cents vers sans employer une fois la voyelle i. Les poèmes à formes fixes et les feux d’artifice de rimes qui ont fait fureur au xve  siècle ne pouvaient pas donner grand chose et ont été abandonnés par la poésie française. C’est que ce sont là des difficultés extérieures qui, à l’intérieur du poème, permettent la pire des licences ou plutôt impliquent la pire des nécessités : celle de faire de mauvais vers. Les difficultés, les obstacles, la douane qui ne laisse passer que certaines paroles et qui exclut les autres, cela doit se trouver à l’intérieur du vers, cela lui fait sa discipline morale et la culture de son corps, cela lui donnera une chair solide et une conscience nette. Dans un milieu et dans un temps où régnaient le vers libre, Valéry, comme Mallarmé, a voulu un vers discipliné, une rime aussi entière et aussi probe que celle de Hugo et des Parnassiens. Et il est allé plus loin.

La rime ne fait que localiser à la fin du vers l’assonance et, par la consonne d’appui, l’allitération ; mais cette localisation obligatoire ne suffit pas plus à faire de bons vers que l’obéissance aux lois, décrets et règlements, ne suffit à faire un honnête homme. Assonance et allitération seraient, de droit, répandues sur tout le vers, comme les « yeux » du paon, peut-être héritiers des taches pigmentaires qui se sont localisées en organes de vision, le sont sur tout son plumage. En réalité elles restent libres, sauf à la rime, et le poète s’en dispense ou en use selon la chance des mots. Valéry refuse de s’en dispenser, exige de chacun de ses vers, ou presque, qu’il soit, à l’intérieur, assonance et allitéré.

Et la prunelle suspendue
Au point le plus haut de l’horreur,
Le regard qui manque à son masque,
S’arrache vivant à la vasque,
A la fumée, à la fureur.

Cela allait même, dans ses premiers poèmes, à de véritables jeux, d’ailleurs aimables. Voici une Fileuse qui commence ainsi :

Assise, la fileuse au bleu de la croisée
Où le jardin mélodieux se dodeline,
Le rouet ancien qui ronfle l’a grisée.

Tout le poème est construit sur des allitérations d’l et d’r, l exprimant sans doute la laine, et r le rouet. Et il finit sur le beau poids de laine de ce dernier vers.

Au bleu de la croisée où tu filais la laine.

Il en est souvent de même chez Mallarmé. (Songez aux imaginations de ses Mots Anglais) Je suppose que si l’on comptait chez Hugo les vers assonancés ou allitérés, et généralement les deux, on arriverait au moins à 80 %. Cette proportion est bien dépassée chez Valéry. La Jeune Parque est assonancée et allitérée avec autant de persévérance et de soin qu’un poème de Banville est attentivement rimé. Ce n’est pas du tout à dire que Valéry cherche ces rencontres de voyelles et de consonnes comme un poète du xve  siècle cherchait les rimes redoublées et équivoquées, mais il refuse spontanément, instinctivement, le vers où elles ne sont pas, et le vers où elles ne sont pas, certain d’être refusé, ne vient presque plus, ce qui donne sans doute, dans la rédaction, à cette difficulté de principe la figure d’une facilité réelle.

Salut ! encore endormies
A nos sourires jumeaux,
Similitudes amies
Qui brillez parmi les mots !
Au vacarme des abeilles
Je vous aurai par corbeilles,
Et sur l’échelon tremblant
De mon échelle dorée
Ma prudence évaporée
Déjà pose son pied blanc.

Mallarmé a écrit dans la Prose pour des Esseintes son Art Poétique. Ce poème d’Aurore en tiendrait peut-être lieu chez Valéry. Si on lui voulait un titre explicatif, plus complet et plus lourd, il faudrait l’appeler : Un lever de soleil sur des Idées. Lever de soleil qui fait place à un jour. Les Idées ont tissé leur toile dans le silence intérieur du poète :

Nous étions non éloignées,
Mais secrètes araignées
Dans les ténèbres de toi.

Et le poète brise cette toile emperlée des Idées, ces allusions de l’esprit

Être ! Universelle oreille !
Toute l’âme s’appareille
A l’extrême du désir...
Elle s’écoute qui tremble
Et parfois ma lèvre semble
Son frémissement saisir.

De l’écorce brillante du monde, il est passé à sa pulpe sensuelle, à son fruit. C’est le vers réel, musical, rapport dans le langage de l’esprit, mais qui, dans le langage des sens, et pour l’oreille qui le goûte, est chose, réalise un absolu, accordé à la profondeur infinie ; le vers qui n’est pas atteint de plain-pied, comme certitude claire et due, mais furtivement, dans le miracle aigu et douloureux, dans la piqûre de l’instant :

Je ne crains pas les épines !
L’éveil est bon, même dur !
Ces idéales rapines
Ne veulent pas qu’on soit sûr :
Il n’est pour ravir un monde
De blessure si profonde
Qui ne soit au ravisseur
Une féconde blessure,
Et son propre sang l’assure
D’être le vrai possesseur.

Mieux encore la conscience radieuse du vers, du Poème, éclatent, entre d’autres éclairs, dans la Pythie, inspirée, dirait-on, d’un fragment d’Héraclite, et l’une des plus belles odes de la langue française. La Pythie prend pour thème poétique une des pensées les plus habituelles de Valéry : la dualité, l’opposition, la mésentente, non pas précisément entre le corps et l’âme, mais, d’un point de vue pour lequel la réalité matérielle n’existe pas, entre la réalité spirituelle signifiée par l’apparence du corps et l’autre réalité spirituelle signifiée par l’apparence de la conscience. C’est aussi le thème de la Jeune Parque. Dans la Pythie, ce dualisme hostile et sombre ne trouve une figure d’harmonie qu’au moment où il devient l’accord entre une chair et une âme, l’une et l’autre privilégiées, l’âme vivante du Poète, la chair aussi vivante, visuelle et verbale du Poème. Dans le Poème l’âme immatérielle n’est pas mariée à une âme matérielle qu’elle aurait reçue sans la choisir, sans la vouloir ; une âme se choisit, se fait, se veut librement une matière. Plus de hasard, mais chance, liberté créatrice, et cette autonomie que Kant n’attribuait qu’à la volonté qui se donne sa loi, mais que le Poète attribue au vers qui en lui se donne sa forme.

Honneur des Hommes, Saint Langage
Discours prophétique et paré,
Belles chaînes en qui s’engage
Le dieu dans la chair égaré,
Illumination, largesse !
Voici parler une Sagesse
Et sonner cette auguste voix,
Qui se connaît quand elle sonne
N’être plus la voix de personne
Tant que des ondes et des bois !
Où sont les chaînes et où est le dieu ?

Où est le corps et où est l’âme ? Il ne nous suffit pas de voir le corps dans les mots et l’âme dans l’inspiration : coupe visuelle et commode qui ne nous met pas d’accord avec l’être profond. C’est en fonction du temps et non de l’espace que le corps et l’âme se distinguent. Le corps est ce qui existe dans le présent, l’âme ce qui n’existe pas dans le présent, ce qui comporte mémoire, espérance, attente, — absence. L’âme proprement humaine, l’intelligence, se définit comme une puissance d’établir des rapports, c’est-à-dire qu’elle porte sur ce qui n’existe pas, et la poésie transporte à la deuxième puissance cette capacité d’inexistence. « L’objet unique, dit Valéry dans l’Ame et la Danse, et perpétuel de l’âme est bien ce qui n’existe pas : ce qui fut et qui n’est plus ; — ce qui sera et qui n’est pas encore ; — ce qui est possible, ce qui est impossible, — voilà bien l’affaire de l’âme, mais non jamais, jamais ce qui est. » C’est, dit Valéry, « le corps qui est ce qui est ». Il n’y a création dans le monde que grâce à l’âme, c’est-à-dire à une capacité d’être ce qui n’est pas, ou, pour autrement parler, de faire. Mais en renversant le point de vue, ce faire peut être dit le seul réel, le corps, le présent, étant du fait. « Pourquoi feindre, mes amis, dit le Socrate bergsonisant de Valéry, quand l’on dispose du mouvement et de la mesure, qui sont ce qu’il y a de réel dans le monde ? » La danseuse est « l’acte pur des métamorphoses ». En elle, comme en la dernière strophe de la Pythie, la dualité hostile du corps et de l’âme n’existe plus. « Elle a fait tout son corps aussi délié, aussi bien lié qu’une main agile… Ma main seule peut imiter cette possession et cette facilité de tout son corps. » Lié par ses difficultés, délié par ses solutions, inépuisablement créateur. « Un corps, par sa simple force, et par son acte, est assez puissant pour altérer plus profondément la nature des choses que jamais l’esprit dans ses spéculations et ses songes n’y parvint. »

De sorte que la danse, en laquelle Nietzsche voyait la figure idéale de la sagesse, devient pour Valéry, dans ce dialogue, celle de la poésie, et qu’il y pense autant au poète qu’à la danseuse : « Ame voluptueuse, vois donc ici le contraire d’un rêve, et le hasard absent… Mais le contraire d’un rêve, qu’est-ce, Phèdre, sinon quelque autre rêve ? Un rêve de vigilance et de tension que ferait la Raison elle-même ? — Et que rêverait une Raison ? — Que si une Raison rêvait, dure, debout, l’œil armé et la bouche fermée, comme maîtresse de ses lèvres, — le songe qu’elle ferait ne serait-ce point ce que nous voyons maintenant, — ce monde de forces exactes et d’illusions étudiées ? Rêve, mais rêve tout pénétré de symétrie. »

Ce dialogue de l’Ame et la Danse, Valéry l’écrivit comme celui d’Eupalinos, pour se débarrasser d’une promesse, et si le hasard lui a merveilleusement réussi, si le coup de dés est retombé en chance, il ne semble pas qu’il y ait été bien vivement poussé par un démon intérieur. Mais il se trouve que le dialogue lui est devenu un instrument d’exposition fait à souhait pour la ligne serpentine de sa pensée léonardesque. Et la technique de son dialogue équilibre en un élégant contraste celle de sa poésie. Autant son poème réalise un carmen vinctum , autant le dialogue conduit sa prose à une liquidité extrême de carmen solutum.  Faire des vers, pour lui, ce n’est pas parler. La « pensée trop immédiate, dit-il, est bonne pour parler, non pour écrire. » Ainsi le mépris de Mallarmé pour la parole écrite : à ce délicieux parleur écrire comme on parle paraissait un intolérable abaissement de l’écrit (Et pourtant comme sa prose est d’un causeur !) Pour Valéry la parole est presque un ennemi de la pensée. « Nous apprécions, dit-il, notre pensée beaucoup trop d’après l’expression de celle des autres. » Nous l’apprécions alors, elle mobile, d’après des points de repère fixes, soit les mots d’autrui, soit les nôtres qui deviennent invariables une fois que nous les avons prononcés. Le caractère ambigu et fuyant de leur vers défend la poésie de Mallarmé et de Valéry contre cette expression fixe et cet invariable, leur donne du jeu, leur permet de vivre différemment dans chaque lecteur. Mais la prose ? La prose de Valéry figure bien sa pensée immédiate, bonne pour parler, non pour écrire. Alors il a accepté cette logique. Au lieu de l’écrire il l’a en effet parlée. Mais il l’a parlée par écrit. Il l’a faite dialogue. Du rêve poétique le plus vigilant et le plus tendu, il est allé au rêve de prose le plus souple et le plus défait. Au carmen vinctissimum a répondu le carmen solutistimum.  Mais, l’un armé et casqué comme la Parthénos, l’autre sans armes et en repos, comme la Lemnia, et de pure parole dans l’outre-tombe ou le banquet d’Agathon, les deux rêves prolongent le grand jeu mallarméen, les « divagations » sur des limites.

*
* *

Toute poésie implique un capital d’images, une manière de penser par images, de rendre le monde par des images et d’organiser ses images en un monde. Valéry, dans ses vers et dans sa prose, est un admirable créateur d’images.

Images de tout genre, principalement visuelles et motrices, mais les dernières l’emportent. Observons d’ailleurs à quel point la technique des images a changé depuis le romantisme et le Parnasse. L’école de Flaubert et des poètes parnassiens demandait, exigeait presque une belle et nette image visuelle, plastique, qui, placée la dernière, après des images de mouvement, arrêtât l’ensemble en un tableau fixé. Aujourd’hui rien ne paraît plus artificiel ni plus académique. La fin du tableau doit défaire et restituer, d’une façon ou d’une autre, ce tableau au mouvement universel. Les images de Valéry vivent de mouvement, et quand elles se livrent au jeu de l’arrêter, ce n’est pas pour longtemps. Quand M. Henry Prunières lui a demandé, pour un numéro spécial de la Revue Musicale, un dialogue auquel il ne songeait nullement, M. Prunières plaçait Valéry sur le courant exact qui lui convenait et qu’il n’avait plus qu’à descendre. Une danse intérieure d’images, déclenchée en lui, et projetée sur l’écran de ces pages, nous donne spontanément ce dialogue. « Plus je regarde, moi aussi, cette danseuse inexprimable, et plus je m’entretiens de merveilles avec moi-même. Je m’inquiète comment la nature a su enfermer dans cette fille si frêle et si fine un tel monstre de force et de promptitude. Hercule changé en hirondelle, ce mythe existe-t-il ? Et comment cette tête si petite, et serrée comme une jeune pomme de pin, peut-elle engendrer infailliblement ces myriades de questions et de réponses entre ces membres, et ces tâtonnements étourdissants qu’elle produit et reproduit, les répudiant incessamment, les recevant de la musique et les rendant tout aussitôt à la lumière. »

Dans la Soirée avec M. Teste voici une vision d’Opéra : « Une immense fille de cuivre nous séparait d’un groupe murmurant au-delà de l’éblouissement. Au fond de la vapeur, brillait un morceau nu de femme, doux comme un caillou. Beaucoup d’éventails indépendants vivaient sur le monde sombre et clair, écumant jusqu’aux feux du haut. Mon regard épelait mille petites figures, tombait sur une tête triste, ouvrait sur des bras, sur des gens, et enfin se brûlait. » Ce « morceau nu de femme » qui brillait dans la vapeur, Flaubert et Goncourt eussent fort admiré cela, mais ils l’eussent mis à la fin, en valeur, pour arrêter le regard. Valéry, comme tout le monde aujourd’hui, rend le caillou au courant, pose l’accent d’existence sur ce courant.

L’image de mouvement implique l’image en mouvement. Un mouvement qui crée la substance poétique avec l’absence de la substance réelle. C’est par tout autre chose qu’une source que le poète recréera une source. La réalité matérielle d’un objet consiste en effet dans une privation, dans l’interruption d’un courant universel, dans le refus de considérer l’universelle interaction de la matière comme autre chose qu’un point d’appui pour une action, et dans l’acte d’arrêter, d’isoler ce point d’appui en un objet. L’objet que nous voyons et nommons, pour l’utiliser, c’est l’absence, voulue par nous et favorable à nous, du reste de l’univers. Cette absence du reste de l’univers, le philosophe, Berkeley, Kant ou Bergson, la connaît, et il nie l’objet en tant qu’objet. Cette même absence, le poète la sent, et il la répare dans une certaine mesure en rendant l’objet à un mouvement, à une interaction, à un univers, en niant l’impénétrabilité qui n’est qu’un point de vue pratique, en faisant passer sur cet objet un courant d’images dont l’intensité n’est bornée que par les moyens limités de l’individu poète. Plus une image est pour nous inattendue, c’est-à-dire éloignée de l’idée ordinaire que nous nous faisons de l’objet, plus aussi elle nous paraît intéressante, poétique ou spirituelle, ce qui implique qu’à la limite, et pour un poète d’une imagination divine, tous les objets serviraient indifféremment d’images à un seul, l’isolement de l’objet, la pluralité des objets, disparaîtraient, l’univers serait ramené à sa vérité et à sa pureté d’interaction, de pénétrabilité, d’identité. Valéry indique un point de vue de ce genre dans son essai sur Léonard, et voit dans le dessin de Léonard une figure de cette imagination. Une chevelure prend de la réalité poétique comme source et une source comme chevelure, un arbre comme Dryade et une Dryade comme arbre. L’image consiste à desserrer l’écrou qui empêchait, sur un point donné, le monde de couler.

En droit, et si l’écrou était complètement enlevé, (on reconnaîtra des images que j’emprunte à Matière et Mémoire) n’importe quoi deviendrait l’image de n’importe quoi, tout pourrait servir d’image à tout. Le créateur des images sent que d’une réalité à une autre on peut toujours établir le pont d’une « métaphore », et que la capacité de φερειν, limitée chez l’homme ordinaire à la faculté de jeter une passerelle sur un ruisseau, devient chez un Hugo la puissance de lancer le pont sur la Manche, ou de creuser le canal de Suez, c’est-à-dire de réunir par l’art ce que la nature sociale sépare. Cette puissance de tracer la ligne de feu métaphorique entre deux objets est analogue à la puissance d’établir entre deux mots qui riment la ligne d’un vers, de faire coïncider une identité de son avec une identité de sens. Chez Victor Hugo il est visible que les deux facultés ne forment que les espèces d’un même genre. Et, dans les deux cas, il s’agit bien de ce que Valéry appelle la transformation du hasard en chance, — non pas la chance générale d’être Hugo, mais la série de chances particulières, de réussites qui se renouvellent à chaque vers. Chances parce qu’en droit humain, utilitaire, elles ne devraient pas être et paraissent à chaque fois des hasards. Mais, du point de vue de la réalité métaphysique où tout est dans tout, ces chances deviennent des plongées profondes dans cette totalité ; c’est l’interaction du monde, que la pratique et la logique, au contraire, morcellent en choses.

D’ordinaire on donne satisfaction à cette pratique, à cette logique, au non-poétique par une transaction ou par une transition : celle des comme, des pareils, etc… qui font passer l’unité de la chose et de l’image en contrebande sous la figure de leur dualité logique. Mais le poète, lui, sait bien que c’est la dualité de ses images et non leur unité qui est artificielle. La source et la chevelure lui sont venues comme une réalité unique, et c’est pourquoi, lorsqu’avec le romantisme la poésie pure prend conscience d’elle-même, elle se refuse à les dissocier, elle rejette quand il lui plaît les comme et les pareil.

Rhéteurs embarrassés dans votre toge neuve,
Vous n’avez pas voulu consoler cette veuve,
Vénérable aux partis...

Et ce cri, ce doux cri qu’une nourrice apaise
Fit, nous l’avons tous vu, bondir et hurler d’aise
Les canons monstrueux à ta porte accroupis.

Mallarmé et Valéry sont allés le plus loin possible dans cette direction. La Jeune Parque, l’Ebauche d’un serpent peuvent s’appeler des empilements d’images, ou bien une radiation d’images telle que chaque vers en rayonne plusieurs et qu’à la limite il en rayonnerait une infinité.

Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure
Seule avec diamants extrêmes ? Mais qui pleure
Si proche de moi-même au moment de pleurer ?

Où est la chose ? où est l’image ? Nulle part. Ce qui existe c’est un point intérieur d’où l’on peut indifféremment se transporter à l’une ou à l’autre de ces deux réalités, une nuit étoilée, un état pathétique. Puis, dans les vers suivants, un mouvement (le vent, une main...) qui va des diamants extrêmes au diamant intérieur formé d’émotion, d’intelligence, de tendresse, de poésie, et aussi de leur absence.

Cette main, sur mes traits, qu’elle semble effleurer,
Distraitement docile quelque fin profonde,
Attend de ma faiblesse une larme qui fonde,
Et que, de mes destins lentement divise,
Le plus pur en silence éclaire un cœur brisé.

Des étoiles, qui écrivent un destin, à cette larme, qui est en nous ce destin, les vers n’établissent pas un lien (un comme serait ici monstrueux) mais une communauté cosmique. Ils reconnaissent cette communauté, et aussi ils y ajoutent. Par le rythme, la beauté, la conscience, ils représentent un plus, et ce plus, comme en algèbre, est aussi réel que les éléments avec lesquels il forme binôme. C’est que la création poétique (le pléonasme ποιειν indique ici en elle le type épuré et authentique de toute création) ne présente pas un miroir de l’univers, mais elle ajoute à l’être de l’univers, exprime le mouvement de l’univers non au tableau noir, mais en marchant, c’est-à-dire en apportant son mouvement propre. Ici encore la création poétique se trouve éclairée par les réflexions que la danseuse inspire à Socrate : L’âme cesse d’exister dès « qu’elle se prive de toute addition frauduleuse à ce qui est. » Elle existe quand elle tourne le dos à la pensée de l’être qui est, pour s’appliquer à créer l’être qui sera par elle. Dès que nous pensons l’être « le passé en un peu de cendres, l’avenir en un petit glaçon se réduisent. L’âme s’apparaît à elle-même comme une forme vide et mesurable. » Nous et l’univers ne consistons pas dans ce que nous sommes, mais dans ce que nous ajoutons à ce que nous sommes. « L’univers ne peut souffrir un seul instant d’être ce qu’il est. Il est étrange de penser que ce qui est le Tout ne puisse point se suffire. Son effroi d’être ce qu’il est l’a donc fait se créer et se peindre mille masques ; il n’y a point d’autre raison de l’existence des mortels. Pourquoi sont les mortels ? Leur affaire est de connaître. Connaître ? Et qu’est-ce que connaître ? C’est assurément n’être point ce qu’on est. » Oui, mais ce serait, à la limite de la connaissance désintéressée, connaître ce qui est, être ce qui est. L’affaire des mortels n’est pas de connaître, mais de créer, c’est-à-dire de faire ce qui n’est pas encore.

*
* *

Le centre et le massif de son œuvre, c’est jusqu’ici, chez Valéry, une création poétique, trois volumes, ou plutôt trois plaquettes de vers que la plupart des poètes s’accordent à considérer comme un des sommets actuels de la poésie française. Un Album de Vers anciens comprend tous les poèmes de jeunesse écrits jusqu’en 1898. Après la mort de Mallarmé et même un peu avant, longtemps Valéry cessa d’écrire des vers (quelques articles dans l’Athenœum anglais et le Mercure furent toute sa production littéraire) ; il ne revint à la poésie que vingt ans après, en 1917, quand il publia la Jeune Parque. De 1918 à 1922, il écrivit les poèmes de Charmes. Il croit que son œuvre poétique s’arrêtera là, et qu’il a à peu près épuisé la matière lyrique départie à sa nature. Chacun des trois livres a son indépendance, comme trois cercles, non tangents, mais concentriques. Le centre commun, celui que l’Herodiade de Mallarmé désignait déjà du doigt, c’est la méditation de la substance du poète par lui-même, le poids de cette substance dans une main parfaite et dure, faite de rythmes et d’images.

Et là-haut, dans la lumière immense,
Nous nous sommes trouvés en pleurant,
Ô mon cher compagnon de silence.

Ecrits un peu dans le cercle de la lampe allumée rue de Rome, dans l’ombre de la yole qui glissait sur la Seine à Valvins, sur les bords du rondeau où fleurissait le nénuphar blanc, les vers anciens de l’Album nous évoquent à chaque page le décor mallarméen et symboliste. Ils vivent profondément par un double élan vers deux puretés paradoxales, celle du moi pur, celle de la poésie pure : le moi pur seul objet de la poésie pure, tous deux d’ailleurs identiques et ne comportant qu’une différence de point de vue, — de même que la seule matière possible de la loi morale universelle est chez Kant l’idée même d’universalité.

L’Album pourrait porter entier ce titre d’une de ses pièces : Narcisse parle. Et la liaison entre l’Album et Charmes, la pérennité du thème poétique que n’a jamais déserté Valéry, le Fragment du Narcisse publié dans Charmes nous en assure à nouveau. On sait quel prestige exerça le mythe de Narcisse sur la génération symboliste. On trouverait bien des thèmes communs entre les vers de Valéry et le Traité du Narcisse d’André Gide. Mais tandis que la prose symboliste avec Gide, la poésie symboliste avec Henri de Régnier, ayant tiré de ces solitudes décoratives ce qu’elles comportaient de nouveau, de jeune, d’aigu, les abandonnaient avec la satisfaction d’y avoir fait leurs écoles, Valéry a continué à occuper, après Mallarmé, ce pic stérile et dominateur, où la glace prend un aspect de diamant, et d’où la sentinelle perdue sent qu’elle surveille de haut, d’un air vierge et sous des étoiles élargies, les vallées par lesquelles se pressent les villages, poussent les maisons et passent les routes.

Voici les tercets d’un sonnet :

Est-ce vivre ? Ô désert de volupté pâmée,
Où meurt le battement faible de Peau lamée,
Usant le seuil secret des échos de cristal...

La chair confuse des molles roses commence
A frémir, si d’un cri le diamant fatal
Fêle d’un fil de jour toute la trame immense.

On reconnaît une nature transposée non seulement dans une intelligence, mais dans un vocabulaire, celui de Mallarmé, où la Rose et le Diamant figurent comme des emblèmes usuels, pleins de signification pour les initiés, ainsi que chez les mystiques persans la Rose et le Rossignol. Un monde de conscience, pris sous des paupières baissées, dans la méditation de lui-même, et fêlé (tout comme le Vase Brisé, mon Dieu !) par le diamant fatal, par le contact de la vie à vivre. Le thème, en sa racine originelle, est celui de toute poésie ; on n’en saurait imaginer de plus banalisé par tout le lyrisme romantique. Pourquoi nous apparaît-il, dans le symbolisme et dans Valéry, avec un timbre poétique réellement nouveau ? Parce qu’il passe du sentimental au métaphysique ; parce qu’il se transporte à un point qu’on peut appeler soit l’antipode du lyrisme, soit un hyperlyrisme. Le poète ne nous accorde pas plus de confidences sur sa destinée personnelle que ne le faisait un poète parnassien (et Mallarmé nous montre comment le Parnasse a pu évoluer en symbolisme). Il ne tire de lui-même que des attitudes et des images par lesquelles il s’intéresse, et nous intéresse, à deux êtres généraux, à deux universaux, à deux Idées, qui sont l’univers et la poésie. Le mythe de Narcisse a été traité non sentimentalement, comme eussent pu faire un disciple de Baudelaire, un Samain, mais métaphysiquement, à la manière (approchée plus théoriquement que réellement) d’un Léonard ou d’un Goethe. Et Valéry, pas plus que Mallarmé, n’a voulu quitter cet éther supérieur, sinon pour des jeux, des exercices présentés comme tels, et dont on ne trouve d’ailleurs d’exemples que dans ses Vers anciens, — une tête, une oreille, une figure en miroir.

Eclose la beauté par la rose et l’épingle !
Du miroir même issue où trempent ses bijoux.
Bizarres feux croisés dont le bouquet dur cingle
L’oreille abandonnée aux mots nus des flots doux.

Négligeons-les, et arrivons à la seconde poésie de Valéry, celle qui commence avec la Jeune Parque, après une interruption de vingt ans.

*
* *

La Jeune Parque passe pour le poème le plus obscur de la poésie française, beaucoup plus obscur que l’Après-midi d’un Faune. Et pourtant elle n’a pas subi les railleries qu’on prodigua à Mallarmé. Ce livre si difficile, si peu intelligible en apparence, est respecté. Cela pour deux raisons. D’abord on ne raille plus Mallarmé. Mallarmé, comme Baudelaire, a vaincu, on ne voit dans sa « difficulté » qu’un culte mystique de la poésie, et les moins mallarméens reconnaissent qu’il a écrit une quarantaine de vers qui sont parmi les plus beaux de la langue française ; Valéry bénéficie de la trouée qu’a faite son maître. En second lieu il y a dans la Jeune Parque un singulier contraste entre l’obscurité du poème et la beauté évidente, extraordinaire, des vers et des images pris séparément. Cet éclat extérieur, visible, pour tous, prouve évidemment l’existence d’une intelligibilité intérieure, dont le poète à la clef. Il en est de même pour tout poème de qualité élevée, et le métier de la critique consiste à convertir, dans une certaine mesure, cette intelligibilité intérieure en une intelligibilité commune.

Sous l’éclat des images et la musique des vers, nous sentons dans la Jeune Parque d’abord, la passion la plus jalouse et la plus fière de la vie intérieure. La conversion de l’intérieur en extérieur est une nécessité du langage et de la poésie : conversion à laquelle Valéry se refuse, employant au contraire la poésie à renforcer, à maçonner, à embaumer cet intérieur. Une image viendra ici à mon aide. Vous avez devant vous trois pièces anatomiques, une main, un cœur et un cerveau. Vous tirez de vous-même assez de sympathie, d’intelligence, pour animer la main, pour la comprendre dans son mouvement, pour y voir une réalité vivante qui va, croyez-vous, remuer et faire des gestes pourvus d’un sens, faciles à interpréter. Le cœur ne vous dira à peu près rien de pareil, à moins que vous ne soyez physiologiste. Le physiologiste, lui, reconstituera spontanément avec ce cœur un ensemble d’images dynamiques presque aussi naturelles, aussi claires, que l’ensemble d’images dynamiques reconstituées par un individu quelconque sur une main. Voici maintenant le cerveau. Qu’y voyez-vous ? Une matière mystérieuse que vous avez beau regarder, cela reste, pour vous, de la matière, vous ne savez l’incorporer dans aucun mouvement spontané et suivi. Le physiologiste va un peu plus loin : il imagine les faisceaux de nerfs afférents et efférents, la trépidation des cellules, l’irrigation sanguine ; mais, tandis qu’il voyait en images dynamiques la liaison entre les mouvements du cœur et la production de la chaleur animale, il ne voit absolument rien de la liaison entre les mouvements intérieurs des cellules et la conscience ou le mouvement volontaire. S’il est psychologue et philosophe, il va encore un peu ; plus loin, il recourt à des hypothèses et à des images, comme celle de l’appareil téléphonique ou de la sonnerie électrique ; mais il va aussi plus loin dans le sentiment de son ignorance. Et pourtant nous savons que les mouvements de la main, du cœur et du cerveau appartiennent à un même courant dynamique, que la clarté relative des premiers est en fonction de l’utilité qu’il y a pour nous à les connaître, de l’habitude où nous sommes de les voir fonctionner et servir dans notre vie de relation. Or le langage correspond, comme la main, à un ensemble de mouvements extériorisés, déployés sur un plan, facilement intelligibles. Valéry, dans le dialogue sur la danse, parle du corps de la danseuse, qui devient tout entier une main, parce que la danse est le type du mouvement centrifuge qui répand l’âme vers l’extérieur. Mais la prose de Valéry, et plus encore ses poèmes, et surtout la Jeune Parque, donnent le sentiment d’organes intérieurs comme le cerveau, dont le raccord avec notre vision ordinaire n’est pas fait, dont le mouvement est exprimé tant bien que mal par les moyens purement poétiques, et qui obligent au moins le lecteur à définir le poète, contrairement à Gautier : Un homme pour qui le monde intérieur existe.

Et monde intérieur ne signifie pas ici monde moral. Nous ne sommes pas chez Amiel. La Jeune Parque, où le poète a voulu exprimer ce qui existe en lui de plus authentique et de plus profond, est un poème à la fois physique, psychologique et cosmologique. « — Physique parce qu’il porte sur le mystère du corps plus que de l’âme. Dans l’Ame et la Danse, Valéry fait dire à Eryximaque : « La raison, quelquefois, me semble être la faculté de notre âme de ne rien comprendre à notre corps. » La Jeune Parque figure un effort poétique pour écarter cette raison, cette facile intelligibilité qui nous empêche de comprendre le corps, de poser frais et nu le problème du corps. — Psychologique en un sens tout à fait opposé à celui que le théâtre, le roman, le langage courant donnent à ce mot lorsqu’ils en font l’épithète d’« analyse ». Pas analyse, pas non plus synthèse, mais intuition de notre ! masse psychologique immédiate, sentie de près, investie à la manière dont l’amour envahit, occupe, étranger à toute « analyse », à toute intelligence, le corps ou l’âme de l’être aimé. — Cosmologique enfin, car ce physique et ce psychique n’existent pas en fonction d’un être incertain qui serait nous, mais comme aspects d’un être certain qui est l’univers, le Tout.

Quand nous lisons la Jeune Parque, nous songeons d’abord à l’Hérodiade de Mallarmé. Mais la ressemblance n’est qu’apparente. Hérodiade figure un symbole de la poésie pure, une transposition du mythe de Narcisse sur le plan de l’art poétique : c’est le « vers » qui équilibre la « prose » pour des Esseintes. Valéry a mis au jour, comme Maurice de Guérin dans le Centaure, une créature idéale qui pourrait être l’une des Parques du Parthénon. Non femme parce qu’en effet femme, mais seulement pour porter en lumière, comme le vers et les images eux-mêmes, la figure décorative du poème, et aussi pour lui enlever tout le je, tout le caractère de lyrisme personnel et d’aveu, incompatibles avec l’idée de poésie pure. Admettons une sorte de Léda léonardesque ou d’Eve michelangesque, — simplement et nûment une statue de la Vie, statue animée comme celle de Condillac, — personnage unique d’un drame qui se passe moins à son intérieur qu’à l’intérieur même de l’élan vital, et d’une conscience qu’on peut, au hasard de la page, dilater en cosmique ou resserrer en pathétique.

Toute ! mais toute à moi, maîtresse de mes chairs,
Durcissant d’un frisson leur étrange étendue,
Et dans mes doux liens à mon sang suspendue,
Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais
De regards en regards mes profondes forêts.

Monde intérieur, dont fait partie le corps éprouvé du dedans, et auquel le monde extérieur fournit des images comme l’eau à Narcisse renvoie la sienne. La perfection serait cette solitude idéale, plénitude d’un univers qui se suffit comme le Dieu d’Aristote, et dont l’équilibre heureux du corps et de l’âme nous fournit une figure fugitive. Tel est le monde qui existerait de droit, le paradis terrestre. Mais le droit est brisé, fêlé par le fait, le fait où nous sommes pris malgré nous, et qu’auprès de cette Eve sans Adam personnifie le vieux serpent, ce Serpent dont Valéry reprendra le mythe dans l’Ebauche de Charmes. Un serpent l’a mordue en songe — mythe et vérité, mythe qui se vérifie par l’effet.

Je me sentis connue encore plus que blessée.

Elle n’est plus seule avec elle-même, elle ne forme plus un monde parfait, circulaire et exact comme l’horizon. Une autre figure — meilleure ou pire ? — éclot d’elle.

Dieux ! dans ma lourde plaie une secrète sœur
Brûle !… qui se préfère à l’extrême attentive !

C’est cette sœur, cette nouvelle et plus jeune Parque qui parle dans l’admirable tirade en italiques.

Va ! je n’ai plus besoin de ta race naïve

celle-là solitaire encore, mais pleine intérieurement de richesse et d’amour,

Tout peut naître ici-bas d’une attente infinie.

Un passage de l’attente et de l’absence à la présence. Présence faite de la cessation ou de l’absolu de l’absence ? On ne sait. La musique seule (qui n’est pas étrangère à la genèse de la Jeune Parque, écrite sous l’influence de Glück) relayerait ici la poésie. « A la température de l’intérêt passionné, dit ailleurs Valéry, ces deux états (amour ou haine) sont indiscernables ». Sur ces limites, rien ne se rapporte « à l’alternative de l’être et du non-être : ce serait trop simple »

                       Je sors, pâle et prodigieuse,
Toute humide de pleurs que je n’ai point versés,
D’une absence aux contours de mortelle bercés
Par soi seule… Et brisant une tombe sereine,
Je m’accoude inquiète et pourtant souveraine,
Tant de mes visions parmi la nuit et l’œil
Les moindres mouvements consultent mon orgueil.

C’est cette Parque maintenant, cette sœur nouvelle, qui vit, délaisse l’Autre et son marbre compact ; l’Eve de Milton qui s’avance, après la faute, dans un monde nouveau, sur un différent registre de vie.

Mais cette Autre, la Parque immémoriale, la réalité d’avant l’individu, et qui ne faisait qu’un avec le monde, elle demeure poétiquement évoquée sur le plein lumineux, où les regards de l’œil éternel ne découvrent que des abstractions — et vision idéale que limite, fragmente, abolit la vision réelle. Mais cela ne peut se dire en prose sans tomber dans le concept ; les vers seuls sont efficaces.

Quel éclat sur mes cils aveuglément dorés,
Ô paupières qu’opprime une nuit de trésor,
Je priais à tâtons dans vos ténèbres d’or !
Poreuse à l’éternel qui me semblait m’enclore,
Je m’offrais dans le fruit de velours qu’il dévore ;
Rien ne me murmurait qu’un désir de mourir
Dans cette blonde pulpe au soleil pût mûrir.
Mon amère saveur ne m’était point venue,
Je ne sacrifiais que mon épaule nue
A la lumière ; et sur cette gorge de miel,
Dont la tendre lumière accomplissait le ciel.
Se venait assoupir la figure du monde,
Puis, dans le dieu brillant, captive vagabonde,
Je m’ébranlais brûlante et foulais le sol plein,
Liant et déliant mes ombres sous le lin.

(Le charmant vers, qui double la mobilité des ombres par la mobilité du lin, et les unit ou les divise d’un même mouvement !) Seule son ombre, cette « absence peinte » dessine déjà sur le sol une image ennemie, celle du serpent qui fait passer l’être à la vie mutilée et agile, active et désespérée, — le thème que reprendra l’Ebauche de Charmes.

Absence, néant, qui contribuet à ce déficit qu’est la conscience, à cette conscience d’un manque qu’est la vie. Un monde obscur s’est maintenant creusé dans un intérieur, au lieu de cet objet lumineux qui ne formait qu’une sphère parfaite.

Mon œil noir est le seuil d’infernales demeures !…
Je renouvelle en moi mes énigmes, mes dieux,
Mes pas interrompus de paroles aux cieux.

La vie maintenant ne coïncide plus avec un univers, elle est ce qui s’ajoute incessamment à l’univers. La Parque d’autrefois c’était un univers qui était. Mais maintenant l’univers ne peut se suffire. « Son effroi d’être ce qu’il est l’a donc fait se créer et se peindre mille masques » et la Jeune Parque figure non expressément l’un de ces masques, mais métaphysiquement leur genèse et leur principe à tous. Masque idéal, qu’elle serre cependant sur son visage comme le moyen mystérieux de plus d’être et de vie, le triste et fier honneur de l’espace et du temps.

Souvenir, ô bûcher, dont le vent d’or m’affronte,
Souffle au masque la pourpre imprégnant le refus
D’être moi-même en flamme un autre que je fus.
Viens, mon sang, viens rougir la frêle circonstance
Qu’ennoblissait l’azur de la sainte distance
Et l’insensible iris du temps que j’adorai !

Monde livré au travail de la mort. Cette vie de fleur pure, élémentaire et vierge, « cette rose sans prix », il faut que la mort la respire pour une fin ténébreuse. Qu’elle vienne donc, la mort, qu’elle glisse son illusion dans le splendide printemps qui la nie ! Ce printemps, ce beau corps de la vierge, cette pure argile sont-ils formés pour triompher de la mort au moment où ils lui cèdent ?

Pour que la vie embrasse un autel de délices,
Où, mêlant l’âme étrange aux éternels retours,
La semence, le lait, le sang coulent toujours ?
Non.
Peuple altéré de moi suppliant que tu vives,
Non, vous ne tiendrez pas de moi la vie...

Elle repousse cette figure du monde traîné vers la répétition, la multitude, la fécondité, — l’autrui — ce que Platon nommait l’Autre, — et cette « manie humaine de faire écho » qui monnaye en le billon humain une invisible pièce d’or ! Seul monde pour elle, le monde intérieur ; mais ce monde intérieur où nous cherchons plus de vérité est un monde sans ; joie. Il est symbolisé par cette vivante et musicale larme que Valéry a vraiment « faite » en la substance diaphane et adamantine d’une vingtaine de vers inexprimablement beaux.

Tendre libation de l’arrière-pensée !
D’une grotte de crainte au fond de moi creusée
Le sel mystérieux suinte muette l’eau.
D’où nais-tu ? Quel travail toujours triste et nouveau
Te tire avec retard, larme, de l’ombre amère ?
Tu gravis mes degrés de mortelle et de mère,
Et déchirant la route, opiniâtre faix,
Dans le temps que je vis, les lenteurs que tu fais
M’étouffent...

Vers d’une lenteur, d’une gravité, d’un poids qui mettent vraiment la goutte d’eau vivante en mouvement. Valéry ne personnifie pas, comme Vigny, la divine larme humaine en une Eloa, il la réalise dans le corps même et la matière qui lui ont donné naissance.

Hélas ! de mes pieds nus qui trouvera la trace
Cessera-t-il longtemps de ne songer qu’à soi ?

Et toute la Jeune Parque n’est en effet qu’un songe de soi, — mais songer à soi, se songer, c’est poser le pied sur une terre trouble et inconsistante.

Pourtant, dans cette descente intérieure, peut-être le visage de l’ancienne Parque, du Moi perdu, antérieur à l’individu, va-t-il reparaître. Il semble qu’un soleil se lève, qu’une terre se dessine, et que de vastes épaisseurs d’êtres, de souvenirs, de durée, se découvrent.

L’ombre qui m’abandonne, impérissable hostie,
Me découvre vermeille à de nouveaux désirs,
Sur le terrible autel de tous mes souvenirs.

Tout reparaît à la fois neuf et ancien, soustrait au temps, avec un visage d’éternité. Ce qu’elle retrouve, ce que nous retrouvons, dans l’élan de notre être profond, c’est l’élan même du monde, c’est la création, qui ne se fait pas autrement que nous-mêmes ne créons, ne nous créons. Voici tout le monde de la chair et des formes qui « procède » à la façon alexandrine, figuré par ces Cyclades en fleur dans une aurore.

Salut ! Divinités par la rose et le sel,
Et les premiers jouets de la jeune lumière,
Iles !… Ruches bientôt quand la flamme première
Fera que votre roche, îles que je prédis,
Ressente en rougissant de puissants paradis,
Cimes qu’un feu féconde à peine intimidées,
Bois qui bourdonnerez de bêtes et d’idées,
D’hymnes d’hommes comblés des dons du juste éther

Le bloc d’aube et de vie intérieure équilibre ici le bloc ancien de lumière nue et d’être sans durée.

Je soutenais l’éclat de la mort toute pure,
Telle j’avais jadis le soleil soutenu.

La belle mort à laquelle nous accoutume la vie intérieure, la mort, grottes développées derrière cette larme des yeux, qui la signifie, rendra-t-elle donc à la Jeune Parque, purifiée par la conscience, cet état d’identité heureuse et de divinité, ce paradis perdu que le serpent subtil lui a fait quitter ?

Dans quelle blanche paix cette pourpre la laisse,
A l’extrême de l’être, et belle de faiblesse...
Et moi, d’un tel destin, le cœur toujours plus près,
Mon cortège, en esprit, se berçait de cyprès.
Vers un aromatique avenir de fumée
Je me sentais conduite, offerte et consumée,
Toute, toute promise aux nuages heureux !

Pointe de fumée, pointe aussi de cyprès qui s’effile, — tout comme dans les Mille et une Nuits, ce qui « gagne le géant de la ténuité » — (j’aurais souhaité presque une faute d’impression et pouvoir lire néant, pour songer, sur la même allitération, à la pointe mallarméenne),

Une sonore, vaine et monotone ligne !

Mais c’est là un absolu comme l’autre. Impossible à l’être limité d’atteindre sans contradiction — d’idée ou de sentiment — l’un ou l’autre de ces absolus. L’ancienne Parque n’avait pas d’yeux pour le soleil et ne le « soutenait » que de son être entier. Celle de maintenant n’en, a pas pour la mort. Ni l’un ni l’autre ne se peuvent regarder fixement. La puissance de la vie est là. C’est à elle et non à nous qu’appartiennent nos yeux.

Mais qui l’emporterait sur la puissance même,
Avide par tes yeux de contempler le jour
Qui s’est choisi ton front pour lumineuse tour ?

Cet élan vital auquel nous ne pouvons échapper, qui ne nous appartient pas et dont nous ne sommes que l’instrument, cet être qui affleure par nous et qui dispose et de notre vie et de notre mort, le repliement sur nous-même nous en fera-t-il sentir au moins le secret ? Se replier comme le reptile, suivre un fil, arriver à une racine intérieure, épouser par la pensée les plis de ce cerveau qui nous est prêté, qui n’est ni nous ni à nous, cela se peut-il ?

Voici la Jeune Parque dans une profondeur qui ne connaît pas la mort : non plus cette profondeur de vide, de pensée, d’encens, de ténuité, qui était celle de l’âme et de la vie intérieure, mais une profondeur de substance, de plein, d’être.

Hier la chair profonde, hier la chair maîtresse
M’a trahie...

Deux puissances qui semblent pour Valéry les deux clefs de l’être, de notre être qui n’est pas nous : le sommeil, la chair. Le sommeil qui eût pu être le rêve, un beau rêve d’amour. Mais non… Une chute, une descente dans une existence vraiment autre.

Au milieu de mes bras je me suis faite une autre.

Le sommeil n’est pas ici un symbole. Il est lui-même, il fait sa partie dans cette nécessité étrange où nous sommes de vivre non pas une vie, mais deux vies, deux vies alternées, et celle du sommeil peut être la plus vraie. M.Bergson, dans les pages de l’Energie Spirituelle sur le Rêve, dit qu’il croit que le sommeil profond est contact avec la vie et l’être. Il le croit sans pouvoir en faire état comme philosophe, puisqu’il n’y a pas là d’expérience proprement dite. Mais Valéry, qui le croit sans doute aussi, peut en faire état comme poète. Il est même curieux qu’il retrouve en poète, en lui conférant le baptême poétique d’une belle allitération, le mot par lequel M. Bergson définit le sommeil quand il l’appelle un « désintéressement » (je songe aussi aux dernières pages du Journal d’Amiel).

Ce fut l’heure, peut-être, où la devineresse
Intérieure s’use et se désintéresse :
Elle n’est plus la même… Une profonde enfant
Des degrés inconnus vainement se défend,
Et redemande au loin ses mains abandonnées.
Il faut céder aux vœux des mortes couronnées
Et prendre pour visage un souffle...

Descente, descente profonde, sous le visage immatériel de ce souffle égal, comme une pierre dans l’eau sous les cercles de frissons élargis. Descente dans une eau, mais dans de l’être, — est-ce l’être ?

Tout ce qui se passe au-delà de notre gosier, dit l’Eryximaque de l’Ame et la Danse, nous devient mystérieux. Le sommeil lève-t-il ce mystère ?

La porte basse, c’est une bague… où la gaze
Passe… Tout meurt, tout vit dans la gorge qui jase…
L’oiseau boit sur ta bouche et tu ne peux le voir…
Viens plus bas, parle bas… Le noir n’est pas si noir !

Le noir n’est pas si noir… Peut-être, par-delà la vie, par-delà la veille, et filtrée par elle comme l’eau par le sable, la lumière massive et totale reparaît-elle. Les trois dernières pages de la Jeune Parque ramènent les thèmes de la Soirée avec M. Teste. Le lit,

Presque tombeau vivant dans mes appartements,
Qui respire et sur qui l’éternité s’écoute,

pour elle comme pour Teste, il figure le lieu du contact avec l’être, le vaisseau qui va de la mer des Ténèbres à la mer de lumière. La Parque se sent là « femme absolue » devant une aurore, un soleil métaphysique qui point à l’extrémité de ce tombeau. Regrets, tristesses, toute l’amertume du poème ne fait plus qu’une vieille réalité dépassée

Et ce jeune soleil de mes étonnements,
Me paraît d’une aïeule éclairer les tourments ;
Tant sa flamme aux remords ravit leur existence,
Et compose d’aurore une chère substance
Qui déjà se formait substance d’un tombeau !

Le poème s’achève sur les motifs reconquis du début : la mer et la lumière, l’être universel et la totalité massive de cet élan cosmique, qui semble connaître l’homme et que l’homme reconnaît, contact du sujet et de l’objet, d’où jaillit l’éclair final.

Je te chéris, éclat qui semblait me connaître,
Et vers qui se soulève une vierge de sang
Sous les espèces d’or d’un sein reconnaissant.

On pourrait voir dans la Jeune Parque le seul poème métaphysique de notre langue, avec le Satyre. J’entends un poème dont l’idée, le mouvement, les figures, coïncident avec une genèse du monde, non pas didactiquement comme dans Lucrèce ou bien dans Parménide, mais de l’intérieur et en reproduisant par des images l’élan, le rythme de la création. L’accent poétique est mis, chez Parménide et chez Lucrèce, sur l’émotion de l’homme qui découvre la vérité. Dans le Paradis Perdu ou dans la grande épopée dont Lamartine a écrit le premier et le dernier épisode, l’accent est mis sur un drame moral, sur la chute et la rédemption. Dans le Satyre et la Jeune Parque ces éléments figurent bien accessoirement, mais l’élan du poème, traversant le physique, le psychologique et le métaphysique, est en réalité un élan cosmique. La création poétique s’efforce de coïncider avec la création du monde. Dans le Satyre cet élan du poème « symbolise » avec la métaphysique du romantisme allemand, dans la Jeune Parque avec la métaphysique bergsonienne. Et cela n’implique à peu près aucune influence directe. Hugo n’aurait pu lire dix lignes de philosophie proprement dite, et Valéry, dont la tournure d’esprit est d’ailleurs fort philosophique, n’a jamais ouvert l’Evolution Créatrice. L’accord singulier, depuis le cartésianisme, entre des philosophes de profession et des écrivains qui ne les lisent pas, se rattache à un problème délicat qui ne saurait être traité ici. Il faudrait aller chercher dans les profondeurs originelles, communes à la philosophie et à la poésie, une identité d’impulsion, qui se traduit par une parenté entre les idées de l’une et les images de l’autre.

Pareillement la musique laissait Hugo assez indifférent, et elle semble passionner Valéry, beaucoup plus pour les questions d’art qu’elle permet de poser que pour elle-même. Et pourtant le Satyre et la Jeune Parque s’annexent au moins autant de musique que de métaphysique. Hugo savait bien que la présence de la flûte de Mercure et de la lyre d’Apollon étaient indispensables au mouvement de son poème. Et on aura trouvé sans doute (comme moi-même) que mon analyse de la Jeune Parque ressemblait fâcheusement à un de ces programmes qu’on distribue au concert. Je suis d’ailleurs fort étonné que la musique n’ait jamais repris son bien au Satyre comme elle l’a repris à l’Après-midi d’un Faune, et comme il serait bien naturel qu’elle le reprît un jour à la Jeune Parque.

Quand je parle de poème métaphysique, je parle en lecteur, et surtout en critique, et même en critique atteint de l’équation personnelle, du pli professionnel qui consiste à chercher les « idées » des livres. Mais je n’imagine pas que Hugo ni Valéry, quand ils ont écrit leurs deux poèmes, aient vu devant eux la moindre idée à réaliser. Plus que tout autre, chacun de ces poèmes nous laisse croire qu’il a été fait sans but, pour obéir à cette vis a tergo qui se confond avec l’inspiration. La réalité du poète en chair qu’il y a dans le Satyre, c’est un Hugo en un état de tension, de lucidité, de santé et de force intérieure prodigieuse, qui se trouve, un matin de printemps, devant ses piles de papier blanc, qui sait et qui sent qu’il est inspiré, qui ne sait pas ce qui sortira de son inspiration, mais qui sait qu’il en sortira quelque chose. Et il en sort en effet ceci : inspiration qui se chante elle-même, qui se prend pour matière poétique, et qui, parce qu’elle représente le génie artistique à sa plus haute température, dans sa plus formidable tension, coïncide spontanément avec cet élan créateur du monde dont le génie nous donne probablement la clef. Le Satyre ne touche à la métaphysique que parce qu’il est poésie sans matière. Le cas de Valéry ne saurait évidemment se comparer à celui de Hugo, et le terme d’inspiration aurait, en ce qui concerne l’un et l’autre, des sens assez différents. Mais il ne semble pas que dans la Jeune Parque Valéry se soit proposé une matière de poésie. Il faut prendre à la lettre les deux lignes de la dédicace à André Gide : « Depuis bien des années, j’avais laissé l’art des vers ; essayant de m’y astreindre encore, j’ai fait cet exercice, que je te dédie. » Une discipline, un exercice. Ce n’est nullement un métaphysicien qui veut prendre contact avec le monde ; c’est un poète qui veut reprendre contact avec son art. Et en prenant contact avec son art, il rencontre ce métaphysicien, peut-être inattendu. Peu importe le sujet. Il n’y a pas de sujet. Le minimum de sujet, comme Hugo, il le ramassera le plus près de lui, et il n’y a rien de plus près de nous que notre vie intérieure. Cette vie intérieure, pour la convertir en objet de discours, nous lui faisons subir une préparation, nous la traduisons en termes logiques, et nous traduisons ensuite ces termes logiques en termes poétiques. Valéry se refuse à cette préparation, ne cherche pas à ménager entre la vie intérieure et son expression poétique le médiateur plastique d’un plan logique. Il entend revenir à la poésie pure, c’est-à-dire simplement à du hasard converti en chance. Vie intérieure pure et poésie pure sont mises immédiatement en contact, et ce contact ne donne, en droit, rien autre chose que des rythmes et des images. Mais la progression de cette vie intérieure, la « procession » de cette poésie pure, elles ne sont pas succession de hasard, elles durent, elles s’organisent en durant, cette organisation projette comme son ombre une logique qu’il est permis au critique et à sa technique propre de mettre en discours, de sorte qu’on puisse tant bien que mal remonter de ce discours à la vie intérieure et à la poésie pures, comme on a pu descendre de celles-ci au discours.

Evidemment l’air plutôt raréfié dans lequel se passe tout cela, ce monde de réalités pures et de limites abstraites, ces jeux singuliers, seront catalogués par beaucoup sous l’étiquette de ces Néphélococcygies où l’on abstrait de la quinte-essence. Soit. Mettons que ce sont des rêves. Mettons que la Jeune Parque soit un rêve. Mais la poésie qui revient ou qui s’éveille de ce monde de rêves tient au moins dans ses mains quelque chose qui n’est pas rêve, à savoir de beaux vers et de belles images. Ces pierres précieuses authentiques, elle les rapporte du monde qu’elle a rêvé, du monde que vous lui dites qu’elle a rêvé. Il faut donc que la coupure entre le rêve et la réalité, celle de l’être et du non-être, soit moins simple que le sens commun ne croit. Et la Jeune Parque, comme, plus ou moins, toute poésie, nous transporte sur un point d’où cette coupure ne paraît plus qu’un jeu de lumière ménagé par un illusionniste transcendant.

*
* *

La Jeune Parque demeure au centre et au massif de l’œuvre de Valéry. Mais la vue soutient difficilement cette lumière de poésie pure, cette lumière intense qui mérite si peu le nom de clarté diffuse. Les poèmes que Valéry écrivit pendant les cinq ans qui suivirent, et que réunit Charmes, reprennent à peu près tous les motifs de la Jeune Parque, mais la lumière y est tamisée, retenue par assez de vapeur d’eau pour que le regard la supporte, la voie dorer de beaux nuages, et reconnaisse, dans ces nuages, des teintes et un jeu poétique un peu plus coutumiers.

Au milieu du recueil, le Fragment du Narcisse établit la liaison de Charmes avec l’Album de Vers Anciens. Le vieux thème symboliste reparaît. Le titre de Fragment indique que Valéry a rêvé un long poème de Narcisse qui ferait pendant à la Jeune Parque, un monologue métaphysique, et non seulement un monologue, mais une « monologie » je veux dire le poème du Seul, comme Stirner a écrit le livre de l’Unique.

Valéry a parlé, dans son Introduction à la méthode de Léonard, « du problème le plus étrange que l’on puisse jamais se proposer, et que nous proposent nos semblables, et qui consiste simplement dans la possibilité des autres intelligences, dans la pluralité du singulier, dans la coexistence contradictoire de durées indépendantes entre elles, —  tot capita, tot tempora — problème comparable au problème physique de la relativité, mais incomparablement plus difficile. » L’ayant posé, on ne saurait le résoudre, mais on peut si on est poète le sentir, et, sinon le faire sentir, du moins construire un poème qui conserve et perpétue quelques traits nés de ce sentiment.

Dans le Fragment de Narcisse, le poète élimine cette existence de l’Autre, cette multiplicité de durée. Pour résoudre son « problème de rendement » il réalise l’hyperbole de la solitude, son épure, non géométrique, mais poétique. De même que dans l’énoncé d’un théorème ne doit entrer nul élément empirique, ainsi la fontaine où Narcisse se mire ressemble à une étude au tableau noir où ne figurera nul élément qui supposerait autrui.

Nymphes ! si vous m’aimez il faut toujours dormir !
La moindre âme dans l’air vous fait toutes frémir ;
Même, dans sa faiblesse aux ombres échappée,
Si la feuille éperdue effleure la napée,
Elle suffit à rompre un univers dormant...
Votre sommeil importe à mon enchantement,
Il craint jusqu’au frisson d’une plume qui plonge

La Jeune Parque commençait par des vers qui semblent indivis entre Narcisse et elle

                                      Qui pleure
Si proche de moi-même au moment de pleurer ?

Et Narcisse :

Je suis seul, si les Dieux, les échos et les ondes
Et si tant de soupirs permettent qu’on le soit !
Seul !… Mais encor celui qui s’approche de soi
Quand il s’approche aux bords que bénit ce feuillage.

Toute la poésie de Valéry consiste à s’approcher de soi, à s’en approcher paradoxalement et sans jamais oblitérer en lui l’étonnement d’exister. Devant lui il voit non des choses, non des hommes, mais un double. Cette existence des autres hommes, qui lui paraît inexplicable, tranchant le nœud gordien il la supprime. La Jeune Parque ne comportait qu’un être, en lequel tout le drame du monde se jouait. Narcisse paraît en comporter deux : lui et son reflet. Mais cette dualité suffît pour que Narcisse, comme la Jeune Parque, se pose un problème d’existence : lequel existe, son corps ou son âme, lui ou son double ? Ses yeux ont puisé dans la fontaine

Les yeux mêmes et noirs de leur âme étonnée.

Ce qui ne signifie pas, évidemment, que l’adolescent Narcisse a les yeux noirs, mais bien que ces yeux qui le révèlent à lui sont un écrou quelque part, un arrêt et une absence locale de l’universelle lumière. Cette méditation sur son existence, cette pensée qui se prend elle-même pour objet poétique, elle suffit à Valéry. Le Mallarmé d’Hérodiade et de la Prose pour des Esseintes s’était arrêté au fait critique, comme matière de la poésie ; Valéry s’arrête au fait personnel qui lui paraît consubstantiel au fait de l’univers. Les après-midi du faune sont devenus métaphysiques.

J’y trouve un tel trésor d’impuissance et d’orgueil
Que nulle vierge enfant échappée au satyre,
Nulle ! aux fuites habiles, aux chutes sans émoi
Nulle des nymphes, nulle amie, ne m’attire
Comme tu fais sur l’onde, inépuisable Moi.

Nulle des nymphes en effet ne figure dans sa poésie. Sauf peut-être les onze vers de la Fausse Morte, il n’y a pas dans son œuvre de vers d’amour. Et ces onze vers sont moins encore de précieux vers que des vers précieux. Seul lui paraît digne du poème l’émoi poétique ou métaphysique. Ce qui tient dans ses deux recueils la place de l’amour, ce sont deux Dormeuses. La Jeune Parque elle aussi figure dans une partie du poème une Dormeuse. Un beau corps ensommeillé semble au poète un pur contact avec l’être, avec le courant de la vie profonde, avec la réalité « désintéressée ». Le corps d’Anne pouvait tomber dans des bras amoureux, mais voici qu’il est tombé dans le sommeil, et le poète équilibre, compare les deux possibles, en faisant pencher la balance sous la plénitude et la perfection du second.

Au hasard ! à jamais dans le sommeil sans hommes,
Pur des tristes éclairs de leurs embrassements,
Elle laisse rouler les grappes et les pommes
Puissantes, qui pendaient aux treilles d’ossements,

Qui riaient, dans leur ambre appelant les vendanges,
Et dont le nombre d’or de riches mouvements
Invoquait la vigueur et les gestes étranges
Que pour tuer l’amour inventent les amants.

Ces deux stances baudelairiennes réalisent les deux possibles, le corps endormi, soustrait aux hommes comme celui de Narcisse et de la jeune Parque, — le corps éveillé dans les gestes qui morcellent et tuent l’intégrité de l’amour. Valéry a repris le thème de la Dormeuse dans un des sonnets de Charmes, qui est un des plus splendides et des plus pleins de notre poésie. Les hommes de 1650 s’enchantaient de la Belle Matineuse. Ceux de 1923 doivent savoir par cœur la Belle Dormeuse. Il faut se la réciter après le sonnet de Ronsard :

Mignonne levez-vous ! vous êtes paresseuse...

Ici le poète souhaite que la dormeuse demeure dans son absolu, dans cette réalité double, ou dédoublée, du sommeil qui déverse de deux côtés, en deux perfections, le corps et l’âme

Et glisse entre les deux le fer qui coupe un fruit,

comme la nuit entre Narcisse et son ombre. Le sommeil et la veille font les deux côtés de l’être : l’être qui est et l’être qui agit. « L’âme absente occupée aux enfers » a cessé d’agir, de s’intéresser, elle n’est plus qu’être. Toute la dormeuse est-elle versée du côté de l’être ? Non, — quelque chose veille, — la forme de son corps, et, si ses yeux sont fermés, des yeux restent ouverts sur cette forme. « Ta forme veille et mes yeux sont ouverts ». La forme, superficie, pellicule, coupe sur une profondeur, comme dans le Cimetière Marin, partie de l’être qui vit sous la lumière et pour l’action, — ici ramenée à son Idée en des yeux de poète. Les vers d’amour de la Fausse Morte prendraient peut-être place au-dessous de cette Dormeuse. Valéry n’a loué l’amour que sous les formes du sommeil et de la mort : c’est le rendre à un jeu de lignes, de masse et de pure beauté qui s’accorde à ce rêve d’Intérieur.

Une esclave aux longs yeux chargés de molles chaînes
Change l’eau de mes fleurs, plongeaux glaces prochaines,
Au lit mystérieux prodigue ses doigts purs ;
Elle met une femme au milieu de ces murs

Qui dans ma rêverie errant avec décence,
Passe entre mes regards sans briser leur absence,
Comme passe le verre au travers du soleil,
Et de la raison pure épargne l’appareil.

Intérieur, évidemment, de métaphysicien. On pourrait appeler les poèmes de Charmes Poèmes pour les Métaphysiciens si poésie et métaphysique n’impliquaient, au-dessus de la conscience vague et incommunicable qui leur est commune, deux techniques si différentes qu’elles ne sont jamais réunies dans le même esprit ou plutôt dans le même corps. Il n’en reste pas moins vrai que nous reconnaissons, dans les thèmes que Valéry traite poétiquement, des problèmes qui, sur un autre registre, et à un autre point de vue, seraient traités métaphysiquement. Et l’on peut concevoir la critique comme une sorte de philologie comparée, qui établit les racines et les mouvements communs de deux langues ou de deux techniques, dont chacune comporte son développement autonome et a des chances d’être mal parlée par qui en mélangerait l’emploi.

Chacun des grands poèmes de Valéry ressemble, comme la Jeune Parque, à un hiéroglyphe, condense un regard interrogateur sur un mystère métaphysique.

Le Serpent reproduit en partie, sous forme d’ode, les thèmes mêmes de la Jeune Parque.

Comme las de son pur spectacle
Dieu lui-même a rompu l’obstacle
De sa parfaite éternité.

Eternité semblable à ce Moi de plénitude, à cet Être idéal d’où la Parque, sous la morsure du même serpent, a glissé dans la vie. Un Être d’ailleurs qui, par rapport à notre monde d’individus, peut aussi bien être dit un Non-Être, dans la pureté duquel l’univers n’apparaît que comme un défaut. C’est ce défaut que nous prenons pour l’être. Illusion subtile, mensonge utile, dont le serpent s’est fait l’instrument. Ce serpent dans le poème de Valéry il parle comme le démon à Eloa, avec cette différence qu’il ne fait pas appel aux puissances d’âme et d’amour, mais à la chair, à la chair qui se connaît, se goûte et construit.

Je vais, je viens, je glisse, plonge,
Je disparais dans un cœur pur.
Fut-il jamais de sein si dur
Qu’on n’y puisse loger un songe ?
Qui que tu sois, ne suis-je point
Cette complaisance qui point.
Dans ton âme lorsqu’elle s’aime ?
Je suis au fond de sa faveur
Cette inimitable saveur
Que tu ne trouves qu’à toi-même !

Autour d’Ève mère des hommes comme autour de la Parque figure de l’Être, il tisse son réseau d’illusion.

Que sous une charge de soie,
Tremble la peau de cette proie,
Accoutumée au seul azur !

Ces fils subtils, c’est l’instant, le mouvement, l’ivresse de ce qui n’est pas éternel, de ce que jamais on ne verra deux fois.

N’écoute l’Être vieil et pur
Qui maudit la morsure brève !
Que si ta bouche fait un rêve,

Cette soif qui songe à la sève,
Ce délice à demi futur,
C’est l’éternité fondante, Eve !

L’éternité qui fond dans le néant pour laisser sur son passage la trace aiguë d’un moment. Mais ce néant comme dans la Jeune Parque prend une figure positive par le désir, et la conscience devient de l’Être. L’arbre de la connaissance dans lequel le Serpent est lové est aussi, est plutôt l’arbre de la Vie. L’Être se refait, ou se fait, à travers la chute et le mouvement, par la construction.

Cette soif qui le fit géant,

dit le Serpent à l’arbre,

Jusqu’à l’Être exalte l’étrange
Toute-Puissance du Néant.

La poésie de Valéry ne veut que rendre en lumière vive et en carmina (Charmes) cette racine double de sa méditation : (antinomie si l’on veut, mais nous pouvons négliger ce cadre abstrait de l’opposition logique). D’un côté un sentiment, aigu jusqu’à l’hallucination, de la fluidité du monde intérieur, de la fragilité des catégories, de la dissolution de l’être en mouvement et du mouvement en néant. De l’autre l’idée de la construction, la conscience de la création technique, architecturale, poétique. L’homme (et l’homme c’est le monde) lui paraît un prodigieux non-être en tant qu’il se connaît, mais un être en tant qu’il construit, qu’il construit de l’être, réfléchissant ainsi sur lui, en un être qui lui devient propre, l’acte de sa construction. Le seul poème de l’Album de Vers Anciens qu’il ait reproduit dans Charmes, c’est une Semiramis, d’une belle allure parnassienne, en qui s’exalte précisément cette idée de la construction. On pourrait faire de Semiramis la suite et l’antithèse des deux Dormeuses. N’éveille pas pour l’amour, dit-il à Anne, ce corps dont le repos contient, pour un regard, toutes les idées pures de l’amour, ni cette âme qui, occupée aux enfers, y communique avec l’être du monde et vit avec les Mères ; demeure endormie comme la Nuit de Michel-Ange ; que tes fruits roulent, diamants, pour le monde minéral, éternel, où règne l’Hérodiade mallarméenne ! Mais quand l’Aurore t’appelle à la belle architecture, aux chantiers de l’art, de la page ou de l’homme, quand tu te nommes Sémiramis, éveille-toi !

Existe ! Sois enfin toi-même, dit l’Aurore.
Ô grande âme, il est temps que tu formes un corps !
Hâte-toi de choisir un jour digne d’éclore,
Parmi tant d’autres feux tes immortels trésors !

Remonte aux vrais regards ! Tire-toi de tes ombres,
Et comme du nageur dans le bleu de la mer
Le talon tout puissant l’expulse des eaux sombres,
Toi frappe au fond de l’âme...

Et, dans la bouche de Sémiramis, c’est déjà une épreuve extérieure et sonore du dialogue d’Eupalinos.

Qu’ils flattent mon désir de temples implacables,
Les sons aigus de scie et de cris des oiseaux,
Et ces gémissements de marbres et de câbles
Qui peuplent l’air vivant de structure et d’oiseaux !

Comme Sémiramis équilibre les Dormeuses, Palme, sur le registre opposé, équilibrerait l’Ebauche d’un Serpent. Palme, sur lequel se terminent Charmes, fait sur la page, comme en son ordre l’architecture du Cantique des Colonnes, une ascension souple, aisée, musicale, fluide en l’or du rythme ainsi qu’en la lumière du désert, une représentation visuelle d’une palme parfaite qui croit, et qui nous mène au plus pur d’un fruit, au plus fin du plaisir poétique. Dans les stances Au Platane, Valéry demandait au monde végétal le symbole de l’être, de la nature, qui échappe non seulement à la prise de l’esprit, mais à la prise poétique. Le poète peut bien l’envelopper de loin dans un réseau de mots et de rythmes qui l’imitent vaguement, il ne saurait approcher de son cœur. La communauté végétale refuse d’épouser cette apparence de corps individuel, qu’à l’imitation de la cuisse du cheval — même du cheval ailé — et d’une chair solide d’athlète, l’imagination du poète fait contracter à son tronc substantiel et dur. Ce fils de la nature se refuse à nos coupes techniques.

Non, dit l’Arbre. Il dit : Non ! par l’étincellement
                                    De sa tête superbe,
Que la tempête traite universellement
                                    Comme elle fait une herbe !

Dans l’ode d’Amour, qui fait suite au Platane, le poète se fond avec une facilité heureuse dans le mouvement de la nature pour l’incorporer au mouvement de sa parole. On dirait le reflux du Platane.

Toute feuille me présente
Une source complaisante
Où je bois ce frêle bruit...
Tout m’est pulpe, tout amande,
Tout calice me demande
Que j’attende pour son fruit.

La stance de vers de sept syllabes, plus aérée et plus liquide que la stance d’octosyllabes, et qui paraît l’ordre ionique de l’ode, est choisie par Valéry pour épouser ces états de fluidité et de candide lumière où la poésie, comme une main comblée, épouse les courbes dociles et consentantes de la nature. C’est elle qu’il reprend dans Palme où éclatent triomphalement, comme en une fin de symphonie, les thèmes essayés dans Aurore.

Du Platane, qui commence à peu près Charmes, à Palme, qui les termine, on imagine que la nature végétale (prise pour figure de toute la nature) a été comme filtrée par l’épaisseur des poèmes. Là-bas mystère sourcilleux et rebelle, ici réalité ameublie, humanisée par le travail poétique. Dans Palme trouve conscience de lui le monde construit par le poète, œuvre de sa technique propre, ou plutôt équilibre parfait entre la vie et la technique.

Pour autant qu’elle se plie
A l’abondance de ses biens,
Sa figure est accomplie,
Ses fruits lourds sont ses biens.
Admire comme elle vibre,
Et, comme une lente fibre
Qui divise le moment,
Départage sans mystère
L’attirance de la terre
Et le poids du firmament.

La durée, d’abord scandale de la vie, ne fait maintenant plus qu’un avec la vie, et la poésie, dans sa chair serrée et sa technique exacte, ne fait qu’un avec la durée. Et en même temps qu’elle équilibre le Platane, Palme équilibre le Serpent. L’arbre de la connaissance autour duquel était enroulé le Serpent, néant en face de l’être, mais néant industrieux, technique, finissait par exalter jusqu’à l’être la toute-puissance du néant. Voici dans Palme cet être formé, réussi, purifié de ce néant, l’effort converti en possession, et le hasard qui, par le tournant ambigu et délicieux de la poésie, est devenu chance.

Patience, patience,
Patience dans l’azur !
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mur !
Viendra l’heureuse surprise,
Une colombe, la brise,
L’ébranlement le plus doux,
Feront tomber cette pluie
Où l’on se jette à genoux !…

Même thème dans la Pythie, même passage. On pourrait y voir une figure de l’enthousiasme poétique, et ce serait partiellement vrai, mais elle dépasse le poétique, et l’ode prend comme la Jeune Parque une figure de vie cosmique. Origines heureuses, sacrées, et, avant le monde de l’individu, monde de l’indivision, — la Pythie évoque de sa mémoire le même univers, inconscient et heureux que suscitait la Jeune Parque, et qui pour elle n’existe plus, depuis que ce corps, jadis uni radieusement à la matière, c’est-à-dire, Narcisse satisfait, à lui-même, est occupé et exercé par une âme étrangère.

Le temple se change dans l’antre,
Et l’ouragan des songes entre
Au même ciel qui fut si beau.
Il faut gémir, il faut atteindre
Je ne sais quel espace, et ceindre
Ma chevelure d’un lambeau !

Mais les dernières stances reproduisent les derniers mouvements de la Jeune Parque. L’âme vient habiter et agiter le corps qui la repoussait douloureusement. Une cime de volupté, une toison d’or, s’arrache de ces profondeurs grondantes, et ce qui en jaillit, dans un corps assoupli et docile de rythme, c’est le « Saint Langage », — le Poème.

La Pythie nous rappelle par son dessin, son symbole, et les fureurs de son mouvement, les grandes odes romantiques où Lamartine et Victor Hugo ont pris pour sujet l’inspiration poétique, l’ont symbolisée le premier dans Ganymède enlevé aux cieux, le second dans Mazeppa, attaché sur un cheval sauvage, et qui, à la fin de sa course effroyable, se relève roi. Mais précisément nous saisissons là la différence entre la poésie de Valéry et la poésie romantique. Dans l’ode romantique que veut exprimer le poète ? Lui-même. Il faut que le lecteur croie le poète, comme l’enfant par l’aigle ou l’homme par le cheval, emporté par un mouvement dont il n’est pas maître, par une âme étrangère qui l’« exerce ». Cette image de lui-même, de son « inspiration » est-elle vraie ? Evidemment non. L’inspiration lyrique se produit, se manifeste et travaille tout autrement. Ganymède et Mazeppa, sont des allégories, et rien de plus convenu, par soi-même, que l’allégorie. Si l’Enthousiasme et surtout Mazeppa restent de belles pièces, l’allégorie n’y est pour rien, mais bien les tableaux et le mouvement eux-mêmes, en dehors de toute interprétation tendancieuse. Quant à la figure de lui, que le poète voudrait imposer au lecteur, diffère-t-elle beaucoup de celle qui depuis trois siècles couvre d’un ridicule mérité l’auteur de l’ode sur la prise de Namur.

Quelle docte et sainte ivresse
Aujourd’hui me fait la loi ?

Boileau pindarisant, c’est la Pythie en bonnet de nuit, et si les romantiques ont remplacé sur leur chef la mèche par un panache, le panache ne nous fait aujourd’hui pas plus d’illusion que la mèche. Mais l’erreur la plus énorme qu’on pourrait commettre sur Valéry, ce serait de prendre la Pythie pour une figure de son inspiration poétique et de voir sa poésie sur un trépied. Il a résolu le problème de l’inspiration d’une façon fort modeste : il y voit simplement de la chance, une chance constante qui se substitue d’une part à la nécessité logique des mots et d’autre part au hasard de leurs ressemblances sonores. Il n’y a pas de quoi se présenter aux populations, comme Boileau, Lamartine et Hugo, assis sur un trépied et rempli par l’esprit divin. Ainsi qu’il le dit quelque part, dans le problème de rendement qui se pose au poète, à l’heureux possesseur d’une technique, n’entre pour lui en aucune façon un sentiment personnel à exprimer et à faire partager. Le thème de la Pythie concerne un objet et non pas un sujet. Cet objet pourrait être la poésie, considérée en elle-même et non dans le sentiment qu’en a le poète, mais en réalité il ne l’est pas, ou il ne l’est que de façon accessoire. Le thème dépasse le poétique et se lie au cosmique ; comme dans la Jeune Parque. J’ai déjà rappelé à cette occasion le Satyre de Victor Hugo, où il n’y a pas allégorie, mais, comme chez Valéry, symbole, et où, sans que le poète songe à nous communiquer une idée, un sentiment de sa création poétique, la création poétique est néanmoins incorporée, elle aussi, à la symphonie, fait sa partie dans la marche à la création et dans le mouvement cosmique du poème.

On sentira, sur un autre registre, la différence entre Valéry et les romantiques, en s’attachant au Cimetière Marin, qui est en passe de devenir le plus célèbre de ses poèmes. Les cimetières ont donné au pessimisme romantique ses lieux d’élection. Gautier, Hugo, Baudelaire, ont développé avec puissance ou fait jaillir avec déchirement, dans leurs poèmes de cimetière, l’angoisse ou l’ironie macabre. Ici la méditation sur un cimetière au bord de la mer implique bien tout l’appareil obligatoire, technique, de telles méditations, la présence, même l’hallucination du cadavre ou de squelette, et tels vers précis à la Villon ou à la Baudelaire. Mais, comme les morts eux-mêmes, fondus « dans une absence épaisse » et rentrés dans le jeu, la méditation est une méditation rentrée dans l’être, commensurable à l’être impersonnel, une méditation métaphysique.

Mer et cimetière sont pris dans une essence commune, cimetière marin et mer cimetière de l’être. Mais cimetière senti, éprouvé, réalisé de l’intérieur : « toit tranquille » du premier et du dernier vers. Et l’homme, lui aussi, ne voit de son être qu’une seule pellicule superficielle comme celle de la mer, un toit.

Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
Ô mon silence ! Édifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !

Cimetière, force paisible des morts confondus qui rentrent dans le jeu universel ; mer ; corps vivant qui est là et qui s’interroge ; tous trois passent sous le dénominateur commun de cette métaphore : le toit, Lieu parfait pour penser la substance, pour se penser dans la substance par-delà ces écorces, ces toits. La rumeur de la mer se tient ici comme la gardienne du silence intérieur et de la méditation sur l’être.

Chienne splendide, écarte l’idolâtre !
Quand, solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Eloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux !

Que la méditation demeure obstinément fixée sur l’essence, retirée, absorbée, par-delà les toits, dans la profondeur, au foyer, à la citerne.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !

Qu’est-ce que je trouve en moi, qui m’oppose vivant à cette mort universelle, pleine, douce, calme, à ces réalités poreuses de la lumière, du grand midi étalé sur ma tête, de la mer massive et du cimetière où l’être reprend son niveau, — à ces deux moitiés du monde qui se coupent en moi, l’épaisseur de lumière en haut et l’épaisseur d’ombre en bas ? Je trouve ceci, le changement, ce que Valéry allégorise ailleurs, par la morsure du serpent. Je suis l’être qui change. C’est ce qui me permet d’appeler absolu une absence, d’en faire un non-être. Car l’être pris en soi serait, comme pour l’Eleate, ce qui ne change pas, ou ce qui ne change plus. Et cet être immuable je l’élimine, je le déclasse par ma seule présence, puisque je suis ce qui change, puisque, quand je ne changerai plus, quand je serai rendu à l’A = A de l’identité, rentré dans le jeu de ces tombes et de cette mer, je ne serai plus. L’immortalité, si nous la concevons comme une possession définitive et comme la permanence d’un état, nous lui donnons exactement la même figure qu’à la mort. Être et non-être sont dès lors des termes trop simples, et artificiels. Il s’agit ici de partis : le parti de l’identité et le parti du changement, le parti de l’univers et le parti de moi-même, de ma vie. Nous reconnaissons toujours les thèmes de la Jeune Parque :

Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant !
Mais dans leur nuit, toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A déjà pris ton parti lentement.

Le ver rongeur de la transformation, dont nous faisons le symbole de la mort et du tombeau, bien plutôt il est celui de la vie. Il vit dans notre vie et non dans notre mort ; il se confond avec notre conscience, avec la conscience de notre changement, avec le changement de notre conscience.

Cette méditation métaphysique du Cimetière Marin ressemble donc à une méditation bergsonienne, et on l’imaginerait volontiers épanouie en marge de la Perception du changement. Mais cet élément métaphysique, c’est moi, c’est le critique qui l’introduis, ou plutôt qui l’accouche, qui ramène, par un jeu de dissociation et de désarticulation, le concret à l’abstrait, et qui obéis à cette inévitable nécessité du métier : attendre, comme Faguet, le poète au coin d’un bois pour lui demander ses « idées ». Si Valéry bergsonise, c’est un peu comme les poètes du xviie  siècle auraient, selon Nisard, cartésianisé : sans s’en douter. Valéry demeure ici sur le registre poétique. D’ailleurs lorsque moi critique je traduis ce registre poétique en un registre métaphysique, Valéry doit être le dernier à m’en blâmer, et quelque chose en lui y consent, même m’y sollicite, m’amène à écrire aujourd’hui sur lui plutôt que sur dix sujets qui se proposent à ma plume. Le Valéry poète est déposé sur un chemin par un Valéry d’amplitude plus vaste et d’un mouvement qui va ou qui irait plus loin, ce Valéry qui rêve, après Descartes et Leibnitz, d’une caractéristique universelle, d’un langage commun ou d’une algèbre qualitative valable pour toutes les disciplines, « l’algèbre et la géométrie, dit-il, sur le modèle desquelles je m’assure que l’avenir saura construire un langage pour l’intellect ». Or on imagine volontiers des racines communes à la poésie et à la métaphysique, comme Parménide ou Platon en avaient eu l’intuition, et ces racines nul blanc n’est pour nous plus commode à les rêver que celui où sont posées les stances du Cimetière Marin.

Les dernières de ces stances nous y invitent presque formellement :

Zenon ! Cruel Zenon ! Zénon d’Elée !
M’as-tu percé de cette flèche ailée,
Qui vibre, vole et qui ne vole pas !
Le son m’emporte et la flèche me tue !
Ah ! le soleil !… Quelle ombre de tortue
Pour l’Âme, Achille immobile à grands pas !

Quand je dis et que je pense : « Je suis un être qui change ! » je rencontre l’Eleate qui fait du changement et du mouvement un non-être, — ces arguments de Zénon derrière lesquels on aperçoit, comme derrière un drapeau permanent, tous les bataillons de la métaphysique et des métaphysiciens. La flèche me tue, dit Valéry comme M. Bergson. L’argument de la flèche me nie, nie la vie en niant le changement. Le son de la flèche vibrante « m’enfante » parce que mon être, et surtout mon être de poète, consiste à épouser cette vibration mystérieuse, ce mouvement, ce principe de ce qui se meut et qui change, c’est-à-dire l’âme. La matière, le cimetière marin, la lumière massive et substantielle (comme celle de la Jeune Parque), — et tout le parti du stable — ils nient l’être, ils font l’être, quand nous les pensons, immobile et contradictoire, comme la tortue éléate nie le progrès d’Achille, lui défend de rattraper son avance, et déclare dialectiquement immobiles les pas de ses pieds légers. Mais cette dialectique de Zénon, évoquée par le Cimetière Marin, ne donne qu’un tremplin sur lequel rebondit plus agile le parti du changement, le pari pour le changement, — c’est-à-dire l’Ame. Les trois dernières stances reproduisent les images mêmes et tout l’être poétique des trois dernières pages de la Jeune Parque, sonnent une vraie « marche » bergsonienne.

Non ! non !… Debout ! Dans l’ère successive !
Brisez, mon corps, cette forme pensive !
Buvez, mon sein, la naissance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… Ô puissance salée,
Courons à l’onde en rejaillir vivant !

Comme on voit, Valéry a refait plusieurs fois, avec des systèmes d’images poétiques et un souffle poétique différents, le même poème. C’est peut-être la raison pour laquelle il lui semble avoir dit à peu près tout ce qu’il avait à dire en vers. Quoiqu’il en soit des découvertes futures et du renouvellement qui pourra jaillir, à tel moment, en lui, n’oublions pas qu’un poète peut fort bien se contenter d’un sujet, ou de quelques sujets, indéfiniment variés par des richesses d’expression que Valéry possède mieux que personne. D’ailleurs il sait, comme Mallarmé, doter d’une radiation infinie la substance imperceptible d’un petit poème presque sans sujet. Souvenez-vous de ce simple Toast de Mallarmé, à un banquet de poètes, toast qui, presque sans mots, plante son drapeau sur tant d’espace.

Une ivresse belle m’engage
A porter debout ce salut,
Solitude, récit, étoile,
A n’importe ce qui valut
Le blanc souci de notre voile.

L’Abeille, la Ceinture, les Grenades, le Sylphe, le Rameur, ressemblent à ces points lumineux — solitudes, récifs, étoiles, — ils réalisent ce qu’il y a peut-être dans l’art de plus paradoxalement difficile, de plus contradictoire dans les termes, et que j’appellerais la perfection ouverte. L’idée de perfection implique des limites, un contour arrêté, et tout ce que le labeur incorporait de fini aux Emaux et Camées de Gautier et aux Trophées de Heredia, murs aux pierres bien taillées, somptueux tombeaux. Ces petits poèmes de Valéry, eux, n’ont pas de murs. Ce ne sont pas des tombeaux, ce sont des kiosques, auxquels leurs colonnettes ne font qu’un minimum de support, et qui n’admettent d’autres bornes que des lignes vivantes d’horizon et de mers, — kiosque d’où le poète,

Que la vitre soit l’art, soit la mysticité,

lance non la coupe orfévrée, mais un peu du vin d’Omar Kheyyâm.

J’ai quelque jour, dans l’Océan,
(Mais je ne sais plus sous quels cieux)
Jeté, comme offrande au néant,
Tout un peu de vin précieux...

Qui voulut ta perte, ô liqueur ?
J’obéis peut-être au devin ?
Peut-être au souci de mon cœur,
Songeant au sang, versant le vin ?

Sa transparence accoutumée
Après une rose fumée
Reprit aussi pure la mer...

Perdu ce vin, ivres ces ondes !…
J’ai vu bondir dans l’air amer
Les figures les plus profondes...
***

Je m’arrête. Essayer d’enlever trop d’obscurité à un Mallarmé ou à un Valéry, c’est nettoyer indiscrètement un tableau. Je ne sais si, dans le zèle qui l’a porté vers Léonard, entrait, pour Valéry, ce sentiment que Mallarmé, et la poésie qui s’essayait autour de lui, transportaient dans l’art du langage un peu de ce clair-obscur léonardesque. En tout cas chaque art, chaque métier ont leurs nécessités, et, comme le graveur change à certains points, parce qu’il travaille en noir et en blanc, les valeurs même d’un tableau, j’ai bien dû, ici, mettre de la clarté où j’aimais une belle obscurité, et, là, substituer à la clarté profonde d’une image la demi-obscurité ou l’ombre d’une idée.

Cette gravure, qui est une interprétation, je ne la présente pas comme une révélation. Quand on compare la place occupée aujourd’hui par Valéry et celle que tenait Mallarmé à sa mort, on sent à quel point l’opinion a changé. Une idée de la poésie pure, dont Mallarmé avait figuré la plus haute et la plus inquiète conscience, s’est imposée. Cette poésie pure, cette pointe de diamant de la langue, cette capacité d’une centaine de vers parfaits, en lesquels un parler de dix siècles donne sa fleur absolue, Valéry, après Mallarmé, après Baudelaire, en témoigne.

Elle paraît venue non en aérolithe inattendue, mais en son temps, à sa place, sans plus de hâte que Valéry n’en a mis lui-même à la produire. N’oublions pas que ce grand poète avait trouvé en lui-même plus de raisons de se taire que de parler. Notons qu’il revint à l’art de vers, qu’il se retrouva poète (et poète autrement entier que dans les essais de ses vers anciens) pendant l’année la plus sombre de la guerre, lorsque l’âme pure de l’humanité se trouvait comme forcée à une invention désespérée, à un alibi autonome et créateur. Mais cette invention, cet alibi, en tournant le dos au tumulte public, retrouvaient tout de même une tradition, épousaient un élan vital de notre poésie, ajoutaient non pas seulement à une sensibilité individuelle, mais à un ensemble monumental.

La poésie de Valéry se trouve comme à la croisée de trois mouvements poétiques : classique, parnassien et symboliste, et les réunit en une essence commune.

***

Il n’y a, au xixe  siècle, pas plus de poésie classique qu’il n’y a de bras à la Vénus de Milo. Et pourtant, devant la Vénus, il n’est pas de mouvement de son corps auquel nous pensions plus qu’au mouvement de ses bras. Y penser et le reconstituer en archéologue sont d’ailleurs très différents. Nous n’avons pas manqué de poésie néo-classique qui a fourni des bras au classicisme, comme Ravaisson à la Vénus. Mais le regard de l’artiste fait, devant la Vénus, tout autre chose qu’une restauration. Il ne prolonge pas une substance ; de corps par une substance de bras. Il suit, dans le mouvement des bras absents, le mouvement du corps présent ; il éprouve l’intégrité dynamique d’un être de mouvement ; aucun mouvement des bras n’étant réel, tous sont possibles, et le foyer vivant de la statue alimente à ses épaules une disponibilité indéfinie de gestes. Ainsi l’absence de l’art classique, l’échec et l’artificiel de tout art néo-classique, entretiennent, à la place même où l’art classique a disparu, une pensée lucide, agile, combinatoire, faite de nostalgie et d’ingéniosité, et qui, depuis Sainte-Beuve, a donné naissance à une bonne partie de la critique. Ce qu’on peut appeler au xixe  siècle mouvement classique s’entend bien plutôt d’un mouvement critique que d’un mouvement d’art.

Rien ne serait dès lors plus inexact que de voir en la poésie de Valéry une « restauration » quelconque de l’art classique. C’est bien l’élan général de toute la poésie française qu’il continue, et de la grande poésie romantique comme des autres. Sa pointe la plus vive et sa volonté la plus certaine consistent en le vœu d’une poésie pure : et c’est en somme Lamartine et Victor Hugo qui ont amené notre langue à l’état, à la tension de poésie pure.

Mais ce qui, de Valéry, éveille dans l’esprit du critique les associations classiques, c’est le caractère à la fois passionné et impersonnel de sa poésie, de son lyrisme. Qui dit romantisme dit poésie personnelle, manière de rendre publics ses sentiments et de les imposer à la sensibilité de son temps. Rien de pareil chez Valéry. La poésie est pour lui, comme pour Malherbe, Corneille, Racine, La Fontaine, une affaire de rendement et d’objet. Il ne s’agit pas d’exprimer un sentiment avec un maximum de sincérité communicative, mais de lui faire rendre un maximum de poésie. Et cette poésie ne prend jamais le sujet que comme un Heu de passage pour arriver à l’objet. Quel objet ? Pour la poésie classique c’était surtout le cœur, le cœur humain, c’était aussi l’Etat et le roi, c’était même, avec Boileau, le métier littéraire. Rien de tel chez Valéry. Au premier abord il semble que cet objet soit simplement lui-même, et lui-même à un degré infiniment plus fort que le degré romantique : car le mythe de Narcisse se tient au centre de sa poésie, la Jeune Parque le continue, la plupart de ses grands poèmes sont des épreuves diversifiées de la Jeune Parque. Mais lui-même ne figure, répétons-le, que le lieu de passage. Un seul être importe à sa poésie, un seul objet lui est proposé : c’est l’univers.

Ce terme d’univers comporte, pour un philosophe, un sens propre, opposé au sens vulgaire qui est celui de tous les poètes. Le langage ordinaire appelle univers la totalité supposée du monde sensible qui nous entoure. Mais, pour le philosophe, l’univers se définit soit comme une réalité intelligible, soit comme une réalité spirituelle. C’est donc par la réflexion sur nous-même, par notre intérieur, que nous prenons contact avec l’univers, que nous pouvons essayer de penser l’univers, de penser universellement, de penser métaphysiquement, d’atteindre Dieu. L’objet de la poésie de Valéry n’est pas le moi, c’est le monde ; psychologique en apparence elle est cosmique en réalité. Comme les classiques réalisent une poésie psychologique, Valéry réalise une poésie cosmologique et métaphysique.

Bismarck disait que des socialistes ministres ne sont pas des ministres socialistes. Ne prenons pas, en Valéry, le poète métaphysicien pour un métaphysicien poète. Il formule poétiquement un objet métaphysique, et dès lors cet objet devient tout poétique. Ce n’est pas la technique qui suit l’objet, c’est l’objet qui suit la technique, et qui ne forme objet que parce que le regard découve en lui les lignes d’une technique possible. Une technique de poète ne peut pas se convertir en une technique de métaphysicien, et la différence des techniques nous garantit la différence des genres. Valéry remarque quelque part avec quelque mépris que les philosophes devant une notion « ont à faire de débattre ce qu’y virent leurs prédécesseurs, bien plus que d’y regarder eux-mêmes. » On ne saurait méconnaître avec une plus belle candeur, au profit de sa technique propre, une technique étrangère. La philosophie est une continuité de philosophes qui, en Occident, mènent, sur les questions d’origine et le fin, un dialogue qui dure depuis vingt-cinq siècles. Ils doivent se soumettre aux lois d’une technique, celle de la recherche en commun. Entrant dans le dialogue, il faut qu’ils sachent ce dont il s’agit. L’expérience nous montre que depuis ces vingt-cinq siècles aucun autodidacte, aucun esprit ignorant les travaux de ses prédécesseurs, n’a pu faire œuvre philosophique valable. Valéry reproche donc ici aux philosophes d’observer leur technique propre, pareil à un philosophe qui reprocherait aux poètes d’attacher une importance bizarre à ce que leurs pensées aient douze pieds. Mais s’il méconnaît la technique des philosophes, il se tient en plein dans les conditions de sa technique de poète. Le poète, l’artiste, n’ont guère à débattre ce qu’ont fait leurs prédécesseurs, mais à y regarder immédiatement eux-mêmes. Non qu’ils ne soient pris, eux aussi, dans une tradition, dans une communauté et une suite littéraire. Mais cette communauté et cette suite, c’est à une autre technique encore de la repérer, de la supposer, même de l’inventer : à savoir la technique propre de la critique.

Dans ce Valéry poète métaphysicien, il est certain (et les profondes intuitions de l’Introduction et des dialogues le prouvent bien) qu’un vrai métaphysicien restait possible. Mais il était bien difficile à sa technique de coexister avec celle du poète. Appliquons-lui ce beau passage d’Eupalinos : « Je t’ai dit, dit Socrate, que je suis né plusieurs et que je suis mort un seul. L’enfant qui vient est une foule innombrable, que la vie réduit assez tôt à un seul individu, celui qui se manifeste et qui meurt. Une quantité de Socrates est née avec moi, d’où peu à peu se détacha le Socrate qui était dû aux magistrats et à la ciguë. — Et que sont devenus tous les autres ? — Idées. Ils sont restés à l’état d’idées. Ils sont venus demander à être, et ils ont été refusés. Je les gardais en moi, en tant que mes doutes et mes contradictions… Parfois ces germes de personnes sont favorisés par l’occasion, et nous voici très près de changer de nature. Nous nous trouvons des goûts et des dons que nous ne soupçonnions pas en nous ; le musicien devient stratège, le pilote se sent médecin ; et celui dont la vertu se mirait et se respectait elle-même se découvre un Cacus caché et une âme de voleur. »

Mais pour le Socrate qui est devenu une réalité, un corps, une technique, il y a manière d’utiliser les Socrates qui demeurèrent Idées, et Valéry, dans son Léonard de Vinci, a rêvé, sous le nom de Léonard, d’un esprit qui aurait laissé coexister le plus grand nombre possible de ces Idées dans sa richesse intérieure. Il m’arriva un jour de voir assez clairement en Valéry comment un de ces « germes de personne » fut favorisé par l’occasion, mais plus favorisé encore fut le poète qui sut l’empêcher d’être pour lui-même, le gober dans l’œuf, et s’en nourrir.

Je reconduisais Valéry chez lui par les quais de la Seine, et il me disait avoir, à un certain moment, commencé un travail bientôt abandonné sur un sujet de psychologie technique, celui de l’attention. Il lui était alors arrivé de lire le petit livre de Ribot, et il le condamnait avec vivacité. Dans la fonction positive que Ribot attribue à l’organisme physique, il voyait une hypothèse des plus arbitraires. C’est, me disait-il, comme si un Chinois expliquait le fonctionnement d’une machine à vapeur, dont il ignore le fonctionnement, par la chaleur qu’il y sent. Or la chaleur que nous sentons en approchant la main du foyer n’est pas une chaleur utile, mais une chaleur qui rayonne et qui est en train de se perdre. Et il comparait le fait du corps à un fait de déperdition qui ne saurait rien expliquer du positif de notre activité spirituelle. Je fis des objections, je répondis par d’autres images ou d’autres formes de la même image, je ne sais plus trop bien, mais nous n’allâmes pas très loin et passâmes bientôt à un autre sujet. Ayant quitté Valéry et descendant les Champs-Elysées, mon esprit revint sur ces images, et j’eus l’impression d’avoir vu déjà dans un ouvrage de Valéry quelque chose d’analogue. Après quelques tâtonnements ma mémoire m’apporta le premier quatrain de la Dormeuse :

Quels secrets dans son cœur brûle ma jeune amie,
Ame par le doux masque aspirant une fleur ?
De quels vains aliments sa naïve chaleur,
Fait ce rayonnement d’une femme endormie ?

La réflexion métaphysique de Valéry avait été vite conduite à une impasse, à un jeu de glaces incertaines, parce que l’habitude de la technique métaphysique lui manquait. S’il eût été pourvu de cette technique, on admet fort bien un Valéry écrivant un « essai sur la relation du corps et de l’esprit » analogue à Matière et Mémoire dont son intuition retrouvait certains rythmes. Mais de ces « idées » métaphysiques il peut dire ce que dit Socrate de ces autres Socrates « ils ont été refusés, je les gardais en moi, en tant que mes doutes et mes contradictions. » Le Valéry réel qui a passé, qui a réussi, qui a trouvé son corps et sa technique, c’est celui du quatrain que je viens de citer. La notion d’une âme, chaleur intérieure qui se perd et qui rayonne en corps, quelle que soit sa valeur philosophique, voyez-la arrêtée, réalisée de la façon la plus certaine dans la matière perdurable du rythme et du vers. Le sens physiologique du mot brûler, introduit je crois par Lavoisier, le voici incorporé à la poésie, et ces quatre vers ne peuvent se penser qu’en valeurs d’énergétique. L’âme absente est « occupée aux enfers », comme la chaleur utile de la machine est installée dans son foyer et sa chaudière. Elle brûle un diamant secret, comme la machine un charbon terrestre. Elle rayonne une forme de femme endormie, comme la libération de l’énergie solaire enfermée dans la houille rayonne de la chaleur. Les images se suivent avec une perfection logique et une suite musicale qui ne laissent rien à désirer. Ce qui, sur le registre didactique, était condamné à demeurer inchoatif « doutes et contradictions » il lui suffit de passer sur le registre poétique pour s’achever, se convertir en certitude et en harmonie.

Et cette poésie métaphysique mène sa transmutation comme la poésie psychologique de Racine menait la sienne. Ce qui intéresse Racine, dans un corps et dans un cœur humain, ce n’est encore, évidemment, ni l’énergie cosmique qu’ils impliquent, ni des variations à exercer sur le principe de Carnot : c’est un autre genre de « feu », celui de la passion. Il suffirait même d’intervertir dans le premier vers de Valéry le sujet et le complément de brûler pour obtenir un vers tout racinien.

Quels secrets dans son cœur brûlent ma jeune amie ?

(si les héroïnes de Racine avaient, au lieu de confidentes, des amies). Lorsque brûler prend dans un vers le double sens propre et figuré, ce n’est pas en réalité un sens double pour le poète, c’est un sens dédoublé par nous. Le feu de la passion ne ressemble pas à un feu, il est du feu, il figure dans le langage humain l’équivalent du mot chaleur appliqué aux animaux, et il faut le prendre dans un sens presque physiologique.

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai

est ridicule parce qu’il s’agit, dans le second terme, de feux non intérieurs, mais extérieurs, et très éloignés dans l’espace et dans le temps. Mais voyez ces admirables vers de Monime :

Et le tombeau, Seigneur, est moins cruel pour moi
Que le lit d’un époux qui m’a fait cet outrage,
Qui s’est acquis sur moi ce funeste avantage,
Et qui, me préparant un éternel ennui,
M’a fait rougir d’un feu qui n’était pas pour lui.

Si les Observations de l’Académie sur le Cid avaient eu une postérité, les Chapelains de 1673 auraient rapproché ce vers du Il en rougit le traître ! rougir étant pris, comme dans Théophile, au sens de rougir de honte, et la rougeur provenant d’une tout autre cause que la honte, à savoir du sang pour Thisbé et du feu d’amour pour Monime. Pourquoi le goût le plus élémentaire trouve-t-il le vers de Théophile détestable, celui de Racine admirable, et le rapprochement des deux inepte ? Tout simplement parce qu’il y a dans celui de Racine unité d’un mouvement intérieur, vivant et indivisible. Brûlé de plus de feux ou Il en rougit le traître rejoignent artificiellement deux états distincts ; et le vers de Monime ne fait que révéler un feu réel, senti par Monime elle-même comme une chaleur physique de son visage : vérité psychologique et physiologique que vient confirmer la théorie de William James sur l’émotion. Il ne faut pas dire : Juliette voit Roméo, elle l’aime et elle « brûle » intérieurement. Mithridate fait avouer Monime, elle a honte et elle rougit. Mais : Juliette voit Roméo, elle « brûle » et elle connaît qu’elle aime. Mithridate fait avouer Monime, elle se sent les joues brûlantes, et elle dit qu’elle a honte. L’explication de la réalité psycho-physiologique par telle étiquette, tel mot, — amour ou rougeur, — est postérieure, partielle, arbitraire. La rougeur est bien un état original et unique, dédoublé par l’intelligence, par le discours, mais réuni à nouveau et fondu dans la chair sensuelle du vers comme il l’était dans la chair sensible de la jeune fille.

Concluons sur ce point spécial et technique que le contenu métaphysique du vers de Valéry, le contenu physiologique et psychologique du vers de Racine, revêtent une forme poétique analogue, se déposent par le même mouvement intérieur. Non seulement ils impliquent cette communauté de comporter l’un et l’autre un objet, une soumission aux conditions d’une réalité, mais (et c’est pourquoi j’ai choisi cet exemple plutôt que d’autres qui me venaient à l’esprit) il se trouve ici que cet objet est le même : à savoir un corps féminin, vivant, jeune et beau, exprimé en fonction du feu intérieur, de la fixation d’énergie qui le fait être. La critique qui cherche à ramener à un signe algébrique, à un « caractère » unique, des réalités en apparence si distinctes aurait besoin ici d’une sorte d’idée platonicienne (ou de schème dynamique) du feu. Nous revenons à cette préoccupation leibnitzienne d’une caractéristique universelle, qui a si fort hanté les pensées de Valéry, et qui ne devrait pas être étrangère aux nôtres...

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Par les exigences qu’il impose à sa forme poétique, Valéry relève de la tradition parnassienne, à laquelle le relie Mallarmé. Pas plus que Mallarmé il n’a été touché par le vers libre ni il n’a touché au vers libre.

Dans la mesure assez restreinte où le Parnasse représente une unité, comporte une doctrine homogène, on peut dire qu’il a restauré ou dégagé en poésie l’idée de métier. Au poeta vates des romantiques s’est substitué le poeta faber . Mallarmé a poussé ce sentiment du métier à une pointe de mysticisme paradoxal, comme les francs-maçons du moyen-âge ont fait pour l’architecture. Valéry a été non plus loin, mais aussi loin. La préoccupation parnassienne du métier est devenue chez lui la méditation de la technique. Non pas proprement de la technique poétique, mais de la technique générale. La préoccupation de cette technique générale lui a même fait délaisser la poésie. Et c’est en cela qu’à la fois il achève le Parnasse et lui tourne le dos.

Il achève le Parnasse, ou plutôt il est, avec Mallarmé, avec certains poètes mineurs comme Stuart Merrill, de ceux qui achèvent le Parnasse, en faisant refluer sur le vers entier la rime de Banville, en l’ajourant, en l’enflammant d’assonances et d’allitérations (les noms de Mallarmé et de Stuart Merrill nous indiquent d’ailleurs quelle part a tenue dans cette révision de la technique l’influence de la poésie anglaise). Mais il lui tourne le dos, comme le symbolisme, et avec le symbolisme, en repoussant toute la matière poétique dont le Parnasse s’était alourdi et qu’il avait mise en vers : matière historique avec Leconte de Lisle, matière de cabinet d’antiquités avec Heredia, matière sentimentale et didactique avec Sully-Prudhomme, matière pittoresque avec Coppée. Il fallait la rupture avec ce poids de matière pour amener cette fuite de l’âme, cette volonté de poésie pure que fut le symbolisme.

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Le Parnasse, avec l’élégant et doux génie de Banville, s’était bien imbu de poésie pure, mais chez Banville il apparaissait trop souvent que la poésie pure ne se purifiait que par impuissance de penser ; la défaillance, avant de se tourner en beauté, se laissait voir. Le symbolisme a pensé beaucoup plus que le Parnasse ; mais il faudrait d’abord bien s’entendre sur le sens, ici, de ce mot penser. Cela ne signifie pas du tout qu’il ait eu en abondance ni même en petite quantité ce que la critique de Nisard et de Faguet appelle des idées. Herder écrit : « Les Allemands pensent beaucoup et ne pensent rien. » Entendez par là une activité intense de pensée qui se consume en elle-même, et qui ne s’emploie pas à penser des choses extérieures, des formes, des idées distinctes. C’est de cette façon sinon allemande, du moins septentrionale, que le symbolisme a beaucoup pensé. En tout cas il nous a donné le sentiment que c’était là une façon de penser qui « rendait » en matière de poésie, s’associait heureusement avec l’être intérieur de la poésie, sinon avec ses exigences de forme. Mallarmé et Valéry ont poussé à leurs limites et réuni ces deux contradictoires apparents : l’être le plus intérieur et le plus intuitif de la poésie, l’exigence la plus technique et la plus impérieuse de la forme poétique. (Avais-je tort de rappeler ici en sourdine le nom et l’effort philosophique analogues de M. Bergson ?) En produisant à la lumière, en installant dans une forme dure ce sens de la poésie pure, ils ont fourni à la poésie française une pointe extrême, et c’est pourquoi, quelle que soit la faveur qu’un public raffiné et restreint peut accorder, certains moments, à des poètes comme Mallarmé et Valéry, la critique surtout, de son point de vue tout professionnel, doit être fondée à écrire des pages et même des livres sur eux. J’en reviens dès lors à ce que j’écrivais en commençant cet essai.

La fonction la plus éminente de la critique professionnelle consiste en effet à mobiliser en un seul tableau, à grouper en un même paysage, à penser en une Idée organique, un ensemble littéraire, et singulièrement une littérature nationale. Cet ensemble n’existe même réellement que dans l’idée, à la fois logique et esthétique, construite par la critique. Cette idée implique des nécessités particulières et une technique propre. La critique est autorisée à aimer, plus que ne le fait le public, les écrivains qui l’aident dans cette tâche, qui se placent bien dans ses séries, qui lui fournissent de la belle pierre pour sa construction. Elle s’est flattée souvent, elle a coutume encore de se flatter, d’être utile aux écrivains, de les avertir sur eux-mêmes, de les faire mieux comprendre au public, et les écrivains, la prenant au mot, exigent que les critiques deviennent, comme disait Brunetière, les annonciers de la littérature. Mais il faut tenir compte aussi d’une critique beaucoup plus égoïste, d’une critique qui se soucie peu de servir aux écrivains, mais beaucoup de se servir d’eux. Le monde des écrivains est à la critique ce que le monde des personnages de la vie réelle est au romancier. Elle ne doit pas craindre de les employer dans l’intérêt de son œuvre propre, et, comme on dit, avec un égoïsme sacré, tempéré d’ailleurs par la courtoisie, la soumission à une nature, la sympathie et l’amour.

Dans cet ensemble monumental qu’est la suite de la poésie française, ensemble qui n’existe que comme Idée, comme Idée construite par une autre technique que la technique poétique, à savoir la technique critique, il est alors des poètes qui viennent aider à cette technique, et que l’architecte qui s’en sert pèse d’un autre regard que le public qui les voit et les lit. C’est par exemple chez nous le cas de Boileau, dont la place considérable est maintenue par la critique soucieuse de construire un ensemble, plus que par le public désireux du seul plaisir poétique. Ainsi la poésie de Mallarmé, celle de Valéry, dans une construction critique, sont désignées pour tenir cette place de la pierre terminale presque invisible au bout de la flèche, ou, si on veut à bon droit plus de réserve, pour nous donner l’idée de ce que pourrait être, sur une cathédrale jamais achevée, la pointe poétique extrême. Précurseurs qui nous désignent du doigt une pierre possible, — possible, car seul un miracle comme celui de Violaine pourrait la réaliser intégrale et pure et nous faire dire ce que dit Pierre de Craon de sa cathédrale :

Elle-même est dédiée dans mon cœur, rien n’y manque plus, elle ne fait plus qu’un morceau.
Et pour le faite,
J’ai trouvé la pierre que je cherchais, non détachée par le fer,
Plus douce que l’albâtre et d’un grain plus serré que la meule.