Chapitre XII :
Pourquoi l’éclectisme a-t-il réussi ?
Dans cette exposition et dans cette critique de la philosophie régnante, je ne pense point avoir oublié une seule doctrine originale ou importante. Les disciples récents n’y ont rien ajouté ; s’ils ont travaillé à l’œuvre commune, c’est par des retranchements et des omissions. Entre leurs mains l’éclectisme ou spiritualisme est devenu de moins en moins philosophique et de plus en plus correct. Il est parfait à présent, mais pour des classes de lycée, des morceaux d’éloquence et des exhibitions de chaire. Dans cet état final, qui est celui d’un beau corps bien habillé et bien embaumé, on peut se demander pourquoi il a réussi.
Si l’on fait cette question à des philosophes officiels, ils répondront qu’il a réussi parce qu’il est vrai.
Quand cela serait, sa vérité ne lui aurait point donné l’empire. La moindre étude de l’histoire prouve que l’empire ne s’acquiert point ainsi. Si la proposition du carré de l’hypoténuse choquait nos habitudes d’esprit, nous l’aurions réfutée bien vite. Si nous avions besoin de croire que les crocodiles sont des dieux, demain, sur la place du Carrousel, on leur élèverait un temple. Tant de religions diverses et tant de philosophies contraires, tant de vérités renversées et tant d’erreurs soutenues, ont montré que l’établissement et la chute des opinions dépendent non de leur absurdité ou de leur évidence, mais de la conformité ou de l’opposition qui se rencontre entre elles et l’état des esprits. C’est pour cela que les dogmes varient selon les siècles et selon les races. Ce n’est point faire injure à un siècle ni à une race que d’expliquer ses croyances par ses inclinations primitives et par ses habitudes générales ; ce n’est point faire injure à l’éclectisme que d’expliquer sa réussite par le génie et par les inclinations de son pays et de son temps.
Si le lecteur daigne relire l’exposé des causes qui ont guidé ses fondateurs, il en trouvera deux : le besoin de subordonner la science à la morale▶, et le goût des mots abstraits.
Cette préférence pour la ◀morale▶ a décrié aux yeux de M. Royer-Collard la découverte ancienne des idées représentatives. Par crainte du scepticisme, il a détruit la théorie de la perception extérieure, et n’y a substitué qu’un acte de foi écrit en style de dictateur.
Cette préférence pour la ◀morale▶ a fortifié M. de Biran dans son étrange doctrine des forces, et l’a plongé90 dans sa théorie mystique de la révélation intérieure et de la raison illuminée.
Cette préférence pour la ◀morale▶ a fini par réformer toute la philosophie de M. Cousin. Ainsi métamorphosé, il a réfuté par une équivoque le scepticisme, doctrine immorale ; réduit la psychologie à l’étude de la raison et de la liberté, seules facultés qui aient rapport à la ◀morale▶ ; défini la raison et la liberté de manière à servir la ◀morale▶ ; prescrit à l’art l’expression de la beauté ◀morale▶ ; institué Dieu comme gardien de la ◀morale▶, et fondé l’immortalité de l’âme comme sanction de la ◀morale▶. Ainsi accaparé, il a supprimé la philosophie philosophique, laissant entières les objections anciennes, répétant les démonstrations anciennes, effaçant les questions de science, réduisant la science à une machine oratoire d’éducation et de gouvernement.
Cette préférence pour la ◀morale▶ a rassemblé toutes les recherches de M. Jouffroy autour du « problème de la destinée humaine. » Elle a perverti sa réponse par une équivoque91 involontaire, et l’a arrêté sur le seuil, dans un préjugé théologique d’où il n’est point sorti.
Ce goût pour l’abstraction a persuadé à M. de Biran de transformer en substances les forces, simples qualités ou rapports abstraits, de considérer la volonté comme l’âme, de changer l’étendue en une apparence, et de ressusciter les monades de Leibnitz.
Ce goût pour l’abstraction, après avoir promené M. Cousin dans le panthéisme, a réduit sa philosophie à un monceau de phrases inexactes, de raisonnements boiteux et d’équivoques visibles ; en sorte que, lorsque l’amour du dix-septième siècle lui eut plus tard enseigné le style simple, ses doctrines n’ont plus eu d’appui que le préjugé public, sa gloire de philosophe et son génie d’orateur.
Ce goût pour l’abstraction, après avoir égaré M. Jouffroy parmi les monades de M. de Biran, l’a conduit à considérer les facultés comme des choses réelles, véritables objets de la psychologie ; à emprisonner la psychologie dans une question de mots scolastique et oiseuse ; à exprimer les faits par des notations vagues, inexactes en elles-mêmes et grosses d’erreurs.
De là l’isolement et l’impuissance de cette philosophie. Elle est restée dans un coin, amie de la littérature, divorcée des sciences, au lieu d’être comme les philosophies précédentes, la science gouvernante et rénovatrice. Sa doctrine métaphysique des forces est restée sur l’arrière-plan, à peine esquissée par M. de Biran et M. Jouffroy, à peine acceptée par M. Cousin, oubliée, inutile, impopulaire. À vrai dire, le système n’a point eu de métaphysique ; les sciences positives se sont développées sans lui, ne recevant de lui aucune idée générale et directrice, contredisant même celle que M. Jouffroy et M. de Biran avaient entrevue92. D’autre part, il n’a point eu de logique ; les méthodes des sciences positives se sont développées sans lui, toujours réglées par Bacon et Newton, privées par lui de l’analyse et de la clarté qu’y avaient portées les maîtres du dix-huitième siècle, contredites par lui, condamnées par lui à ignorer. l’essence des choses93, et ne découvrir que des apparences et leurs lois. On n’avait jamais vu un pareil spectacle. Pour la première fois, la science des méthodes et des vues d’ensemble demeurait nulle, laissant les sciences particulières marcher à leur gré et toutes seules, rattachée tout entière à la ◀morale▶, commentaire du Vicaire savoyard, demandant à la religion place à côté d’elle, et réduite à lui offrir respectueusement un secours suspect94.
Si telle est sa nature, il est aisé de trouver ses causes. Puisque le ressort des fondateurs a été le besoin d’abstraction et de ◀morale▶, il faut que l’inclination du public approbateur ait été le besoin d’abstraction et de ◀morale▶. Les mêmes forces mènent partout l’inventeur et la foule ; et la seule différence entre l’un et l’autre, c’est que l’un proclame tout haut ce que l’autre murmure tout bas.
Chacun sait que l’esprit du dix-huitième siècle eut pour fond la défiance et pour œuvre la critique. Le grand effort y était de n’être point dupe. On avait contrôlé toutes les opinions humaines, sacrées ou profanes, utiles ou dangereuses, et rejeté tout ce qui n’était point prouvé. On ne croyait plus son cœur, mais l’analyse ; au lieu de sentiments, on avait des raisonnements. De là l’idéologie. Les philosophes, occupés à satisfaire le besoin du siècle, vérifiaient les idées en les ramenant à leur origine, exilant toutes les notions obscures ou douteuses, reliant les connaissances claires et certaines par une filiation si simple et des notations si exactes, que la philosophie parut une extension de l’algèbre, et que Condillac crut avoir chiffré les opérations de l’esprit.
Les grandes inclinations publiques sont passagères ; parce qu’elles sont grandes, elles se contentent ; et parce qu’elles se contentent, elles finissent. Comme une vague qui grossit, s’enfle, soulève toute la mer, puis s’abaisse et décroît insensiblement jusqu’à s’aplanir sans laisser de traces, on vit l’esprit analytique, positif et critique, s’élever sous Voltaire, monter au comble sous les encyclopédistes, puis s’atténuer et s’effacer. Vers 1810, la dernière ondulation s’arrêtait. On était allé jusqu’au bout de l’analyse, de la défiance et de la critique. Il n’y avait plus rien à faire dans cette voie, et l’on n’y faisait plus rien. Les vers sortaient du cerveau de Delille aussi parfaits et aussi vides que s’ils eussent été frappés par le balancier d’une machine. L’Institut venait de couronner sur la tête de La Harpe la critique régulière et plate, et les esprits les plus fins ne faisaient que retourner ou expliquer le Traité des sensations et la Langue des calculs. M. Laromiguière fut visiblement le dernier de ces maîtres. À la délicatesse infinie, aux grâces soutenues, aux nuances choisies de son style, on reconnaît le rayon pâle et charmant d’un jour affaibli qui s’éteint. Déjà quelques grandes pensées de Condillac ne semblaient plus comprises ; on ne parlait plus de ses découvertes sur la nature de l’âme, ou sur la perception extérieure, et l’ingénieux professeur, qui essayait de le corriger et de le ranimer, réduisait toute la philosophie à la distinction puérile de l’idée claire et de l’idée vague, de la connaissance attentive et de la connaissance involontaire, de la formule et de l’impression.
Les contentements trop grands se tournent en dégoûts, et la victoire engendre la révolte. Les hommes du dix-huitième siècle avaient joui de la défiance comme d’un progrès, et de la critique comme d’une découverte ; après eux, la critique cessa d’être une découverte, et la défiance d’être un progrès. Ils avaient pris plaisir à ruiner un mauvais bâtiment ; le bâtiment ruiné, on s’affligea de ne plus voir que des ruines. Élevés dans la foi, les pères avaient douté ; élevés dans le doute, les fils voulurent croire. Rousseau se leva, autorisant le sentiment, consacrant l’idéal, proclamant l’invisible, et la moitié du public le suivit. On vit paraître Bernardin de Saint-Pierre, Mme de Staël, M. de Chateaubriand. Le parti du sentiment devint celui de tout le monde. Personne ne s’étonna en voyant Mme de Staël prêcher l’exaltation et l’enthousiasme. Personne ne se scandalisa en voyant M. de Chateaubriand recommander le christianisme à titre d’agréable, changer Dieu en tapissier décorateur, et répondre à la géologie nouvelle que le monde fut créé vieux. Ils séduisaient en faisant contraste. La force maîtrisait la France et brisait l’Europe ; excepté dans les sciences de faits sensibles et de quantités chiffrées, toute pensée était méprisée ou proscrite. Dans cette servitude des esprits et des corps, c’était un honneur, une vertu, un refuge et une révolte que de rêver95.
On rêva donc, « et beaucoup plus qu’assez. » Mais, pour la première fois au monde, la rêverie fut métaphysique. On n’est point impunément fils de son père ; en le contredisant, on le continue ; les gens de 1820 maudissaient les philosophes de 1760, et les imitaient. S’ils avaient perdu les habitudes d’analyse, ils avaient gardé la passion de la métaphysique ; ils étaient à la fois sentimentaux et systématiques, et demandaient des théories à leur cœur. Cela produisit un style singulier, inconnu jusqu’alors en France, le style abstrait. Composé d’expressions vagues, il convient au « besoin d’idéal » et au rêve. Composé d’expressions élevées et grandioses, il contente le besoin d’élévation et de grandeur. Composé d’expressions philosophiques, il semble introduire partout la philosophie. On l’employa, parce qu’on était rêveur, sublime et philosophe. Bientôt ce fut un débordement. Les horribles substantifs allemands, les mots longs d’une toise, noyèrent la prose nette de d’Alembert et de Voltaire, et il sembla que Berlin émigré fût tombé de tout son poids sur Paris.
Le rêve et l’abstraction, telles furent les deux passions de notre renaissance : d’un côté l’exaltation sentimentale, « les aspirations de l’âme », le désir vague de bonheur, de beauté, de sublimité, qui imposait aux théories l’obligation d’être consolantes et poétiques, qui fabriquait les systèmes, qui inventait les espérances, qui subordonnait la vérité, qui asservissait la science, qui commandait des doctrines exactement comme on commande un habit ; de l’autre, l’amour des nuages philosophiques, la coutume de planer au haut du ciel, le goût des termes généraux, la perte du style précis, l’oubli de l’analyse, le discrédit de la simplicité, la haine pour l’exactitude ; d’un côté la passion de croire sans preuves ; de l’autre la faculté de croire sans preuves : ces deux penchants composent l’esprit du temps. René, Manfred, Werther, Jocelyn, Olympio, Lélia, Rolla, voilà ses noms ; j’en citerais bien d’autres. Pendant trente ans, tout jeune homme fut un Hamlet au petit pied, six mois durant, parfois davantage, dégoûté de tout, ne sachant que désirer, croire ou faire, découragé, douteur, amer, ayant besoin de bonheur, regardant au bout de ses bottes pour voir si, par hasard, il n’y trouverait pas le système du monde, entre-choquant les mots Dieu, nature, humanité, idéal, synthèse, et finissant par se laisser choir dans quelque métier ou dans quelque plaisir machinal, dans les coulisses de la Bourse ou de l’Opéra. Partout on vit se mêler la métaphore et l’abstraction, la poésie et la philosophie, le rêve et la formule. Les odes furent des méditations, des traités de ◀morale▶, des cours de théologie : on s’affligea en vers de savoir et de ne pas savoir ce qu’est l’homme ; on prouva et l’on réfuta en belles strophes l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme ; on fut sceptique, idéaliste, mystique, indien, païen, chrétien, humanitaire, manichéen, en stances, en versets, en alexandrins, en petits vers, en couplets croisés, en rimes continues. Les drames et les romans devinrent des manuels de science ; on représenta, par des personnages, des moments de l’humanité, des époques de l’histoire, des réformes de politique, des thèses de législation pénale, « des questions d’organisation politique et sociale. » Nul poète ne daigna être simplement poète. Chacun prétendit expliquer l’homme et le monde, et par surcroît sauver l’humanité. Par contre-coup, les théories furent des romans, des odes, des prières, ou des extases. Après s’être attendris sur le christianisme, les uns voulurent le restaurer, d’autres le réformer, d’autres le refondre, d’autres l’interpréter, d’autres l’épurer, d’autres le compléter, et ces opérations durent encore. Après s’être échauffés pour l’humanité, les uns voulurent l’affranchir, d’autres l’organiser, d’autres la rendre heureuse, d’autres la rendre honnête, et ces entreprises se faisaient encore hier. Pour comble, l’un exalta les planètes, êtres intelligents doués de la vie aromale, celui-ci l’escadron des anges swédenborgiens, celui-là la circumnavigation des âmes à travers les astres, un autre le passage des pères dans le corps des fils, un autre le culte officiel de l’humanité abstraite, et « l’évocation cérébrale des morts chéris. » Sauf les deux premiers siècles de notre ère, jamais le bourdonnement des songes métaphysiques ne fut si fort et si continu ; jamais on n’eut plus d’inclination pour croire non sa raison, mais son cœur ; jamais on n’eut tant de goût pour le style abstrait et sublime qui fait de la raison la dupe du cœur.
Or, ce style et cette inclination sont les ressorts mêmes de l’éclectisme. Les motifs qui persuadaient les maîtres persuadaient les disciples ; le même besoin régnait dans la chaire et dans l’assemblée ; l’auditoire était converti d’avance ; on lui prouvait ce qu’il avait envie de croire ; dans les sentiments du professeur, il applaudissait ses propres sentiments. M. Royer-Collard attaquait le scepticisme, et le public était las des sceptiques. M. Maine de Biran mettait partout des forces spirituelles, et le public souhaitait devoir la matière détruite au profit de l’âme. M. Jouffroy proposait à l’homme pour destinée l’immortalité et la vertu, et le public se réjouissait d’appuyer sur des raisonnements les nobles idées qu’il avait lues dans ses poètes. M. Cousin entre-choquait « le moi substantiel, la raison impersonnelle, la spontanéité, la réflexivité »
, et beaucoup d’autres choses aussi sonores ; et le public, emporté sur un nuage, était ravi de planer avec lui au-dessus de l’univers. Défendu par des hommes médiocres, le système eût réussi, tant il était populaire ; défendu par des hommes de talent, dont quelques-uns eurent quelquefois du génie, il devait tout abattre et tout subjuguer.
Son succès fut d’autant plus grand qu’à ses forces naturelles il ajouta des forces artificielles ; il profita des circonstances accidentelles comme des circonstances permanentes ; avec ses armes propres il eut des armes étrangères, et, en premier lieu, l’amour de la patrie et de la liberté. Écoutez ce passage, sentez ce style, et dites si un Français de 1815 pouvait y résister. Mon âme m’échappe malgré moi, et je ne puis consentir à garder les bienséances que m’inspire ma faiblesse, au point d’oublier que je suis Français. C’est à ceux de vous dont l’âge se rapproche du mien que j’ose m’adresser en ce moment ; à vous qui formerez la génération qui s’avance ; à vous l’unique soutien, la dernière espérance de notre cher et malheureux pays. Messieurs, vous aimez ardemment la patrie. Si vous voulez la sauver, embrassez nos belles doctrines. Assez longtemps nous avons poursuivi la liberté à travers les voies de la servitude. Nous voulions être libres avec la ◀morale▶ des esclaves. Non, la statue de la liberté n’a point l’intérêt pour base, et ce n’est pas à la philosophie de la sensation et à ses petites maximes qu’il appartient de faire les grands peuples. Soutenez la liberté française encore mal assurée et chancelante au milieu des tombeaux et des débris qui nous environnent, par une ◀morale▶ qui l’affermisse à jamais ; et cette forte ◀morale, demandons-la à jamais à cette philosophie généreuse, si honorable pour l’humanité, qui, professant les plus nobles maximes, les trouve dans notre nature, et qui nous appelle à l’honneur par la voix du simple bon sens96. — Sorti du sein des tempêtes, nourri dans le berceau d’une révolution, élevé sous la mâle discipline du génie de la guerre, le dix-neuvième siècle ne peut en vérité contempler son image et retrouver ses instincts dans une philosophie née à l’ombre des délices de Versailles, admirablement faite pour la décrépitude d’une monarchie arbitraire, mais non pour la vie laborieuse d’une jeune liberté environnée de périls97.
On voit que M. Cousin portait l’éclectisme sur les bancs de la gauche. Ailleurs il déduisait de ses théories morales le gouvernement constitutionnel et la charte : tactique excellente, qui faisait du système un parti, reportait sur lui la faveur et l’intérêt mérités par les opinions libérales, et devait au jour du triomphe le changer en philosophie de l’État.
Déjà aidé par la popularité du libéralisme, M. Cousin s’aidait aussi de la popularité de l’histoire. Chacun sait que cette science est le plus grand effort et la plus grande œuvre du siècle. Elle est notre contemporaine ; au temps de Voltaire, on l’entrevoyait à peine ; au temps de Bossuet, elle n’était pas. Je ne parle point des innombrables recherches et des publications infinies qu’elle a produites, mais dû nouvel esprit qui l’a transformée. La critique, inconnue à Montesquieu, a paru, et l’exégèse allemande a fouillé les labyrinthes de l’antiquité connue et de deux ou trois antiquités inconnues. La sympathie, ignorée de Hume, a révélé les changements de l’âme, et Michelet, Thierry, Sainte-Beuve et tant d’autres ont écrit la psychologie des races, des individus, des siècles et des nations. L’analyse systématique et universelle, inconnue à Voltaire, a changé la foule éparse des événements en un corps de lois fixes, et M. Guizot a décomposé le mécanisme de la civilisation. M. Cousin profita de ce vaste mouvement en y prenant part. Il réunit à sa philosophie l’histoire de la philosophie. Il en exposa un grand nombre de maîtres, il en édita plusieurs, il attira l’attention sur tous. Ces philosophies et leurs révolutions formèrent désormais une nouvelle série d’événements qu’il fallut ajouter aux autres. De cette révolution, M. Cousin eut justement la gloire, et injustement le profit. L’histoire des philosophies parut prêter de la certitude à sa philosophie ; il autorisa son recueil de théories vagues, en lui joignant un recueil de faits précis ; et le philosophe usurpa l’estime que méritait l’historien.
Secouru par la faveur et par les services de l’histoire et du libéralisme, il s’aidait encore lui-même. Nulle manœuvre ne fut plus heureuse et plus habile que la variation perpétuelle de sa doctrine et l’allure ondoyante de son esprit. Toujours quelque grand philosophe surgissait à point pour réveiller la curiosité lassée, ou pour appuyer le système chancelant. Les Écossais et M. Royer-Collard avaient plu, par transition, au sortir des analyses prudentes de M. Laromiguière ; bientôt ils parurent secs et bornés, et l’on s’engagea avec une curiosité inquiète dans la mine ténébreuse d’où Kant ébranlait toute la terre habitable. — Kant sembla profond, mais rebutant et scolastique. Les grâces ravissantes, le style divin, la nonchalance, la vivacité, l’enthousiasme de Platon couvrirent bientôt l’éclectisme d’une moisson de fleurs ; ce fut un jardin après un souterrain. — Mais le jardin était étroit ; Platon n’avait fait qu’indiquer le monde idéal ; ses dialogues semblaient un préambule plutôt qu’un voyage ; d’ailleurs son principal ouvrage, le Parménide, paraissait inintelligible. On se lança dans le prodigieux univers de Proclus, mosaïque de triades, où la subtilité athénienne décompose et classe les illuminations du mysticisme oriental. — Cependant tout cela était étranger, et laissait un mécontentement secret. On avait renversé nos derniers philosophes français, et l’on avait besoin d’une gloire nationale. On releva Descartes, et le public apprit avec joie que toutes les grandes vérités philosophiques avaient été prouvées pour la première fois par un compatriote. — Mais Descartes était mort depuis deux siècles, et deux siècles sont beaucoup ; on aurait voulu quelque chose de plus moderne, de plus approprié aux sciences nouvelles, de plus frappant, de plus grandiose, de plus attrayant. On eut recours à Schelling et à Hégel ; on emprunta à l’un le fini, l’infini et leur rapport ; à l’autre, une philosophie de l’histoire et une histoire de la philosophie, et l’on eut les leçons inspirées de 1828. Qui nommerai-je encore ? Le nom de M. Cousin est légion ; ainsi possédé, l’on comprend qu’il ait possédé le public. Je n’ai point rangé ses variations selon les dates ; ont-elles des dates ? Tout se fond et s’harmonise en lui, sous l’étoffe souple et brillante de l’éloquence continue et du raisonnement fragile. Qui eût pu le découvrir et le saisir sous cette multitude de formes dont il ne désavouait aucune, dont les oppositions le servaient, qui toutes lui fournissaient un refuge ? Qui eût pu résister au charme ? Qui n’eût été ravi de respirer tant de bouquets philosophiques, si bien choisis, si bien formés, si éclatants, si habilement présentés par une main si légère, si variés, et pourtant variés par des transitions si fines, que tout le monde croyait n’en sentir qu’un seul ?
La révolution de 1830 survint, et le parti de M. Cousin monta au pouvoir. Bientôt M. Cousin fut ministre ; l’éclectisme devint la philosophie officielle et prescrite, et s’appela désormais le spiritualisme. Rien de plus aisé qu’un nom à faire ou à défaire ; le dictionnaire est riche, et le dictionnaire manquant, on peut inventer. Refaire des doctrines est plus difficile, et il fallait en refaire. On s’était trouvé panthéiste en 1828, très-mauvais chrétien98, jusqu’à considérer le christianisme comme un symbole dont la philosophie démêle le sens, bon pour le peuple, simple préparation à une doctrine plus claire et plus haute. Tout cela était à propos, dans l’opposition, de la part d’un homme isolé, écrivain indépendant, et qui portait seul le faix de ses opinions. Rien de tout cela n’était plus à propos, maintenant que l’enseignement descendu d’en haut, officiel et public, devait convenir aux pères de famille et au clergé. Sous cette pression, et grâce à la lecture assidue du dix-septième siècle, on prit le panthéisme en horreur et le christianisme en vénération. On retrancha, dans les écrits publiés, quelques phrases malsaines, trop frappantes. On essaya de donner un sens tolérable à celles qui n’étaient que douteuses. On devint à peu près cartésien, plus volontiers encore partisan de Leibnitz, par cette raison excellente que Leibnitz est le plus loin possible de Spinoza. On oublia d’autres paroles très-expressives, trop expressives, qu’on avait autrefois jetées contre le christianisme, que les critiques n’osent citer, et dont tous les contemporains se souviennent. On finit par faire des avances au clergé, présenter la philosophie comme l’alliée affectueuse et indispensable de la religion, offrir le dieu de l’éclectisme comme une base « qui peut porter la trinité chrétienne », et l’éclectisme tout entier comme une foi préparatoire « qui laisse au christianisme la place de ses dogmes, et toutes ses prises sur l’humanité99. » Il eût été bien difficile de ne pas réussir avec tant d’adresse, avec tant de soin pour séduire, amuser, entraîner et ménager les esprits, avec tant de précautions pour suivre ou devancer leur marche. Et lorsqu’à tant de variations utiles on ajoute l’alliance d’un parti politique, le crédit prêté par la rénovation de l’histoire, le talent des maîtres, le silence des adversaires, et par-dessus tout l’irrésistible sympathie de l’esprit poétique et nuageux du siècle, on comprend la nécessité de cette longue fortune et de cette solide domination.
Aujourd’hui encore le système paraît durable. Il n’a guère pour adversaires déclarés que des hommes pleins de bonhomie qui rédigent le calendrier et le bréviaire d’une religion future, ou des hommes pleins d’imagination qui fabriquent des épopées philosophiques en prose. L’Ecosse flotte entre le scepticisme érudit d’Hamilton et les successeurs innocents de Reid. Hégel n’entrera jamais chez nous sous sa cuirasse de formules ; elle est si lourde, que si ses héritiers essayent de passer le Rhin, ils sont sûrs de s’y noyer. Le système reste maître de l’enseignement, professeur et possesseur des générations qui naissent, défendu par une escorte d’hommes instruits, d’hommes de talent et d’hommes de cœur. Entre ceux-là on ne voit guère que de petites dissidences : l’un est plus orateur, l’autre plus critique ; celui-ci psychologue de fondation, et autrefois trempé dans la phrénologie ; celui-là homme du monde et littérateur ; un autre grand ami de Kant, un autre moins dédaigneux pour Hégel ; il n’y a là que des différences de lectures et de caractères. — D’autres causes de durée sont plus fortes. D’abord la doctrine, telle qu’elle est aujourd’hui, est fort voisine du christianisme, et recueille naturellement tous ceux qui en tombent. Nul oreiller n’est plus doux, plus semblable au paisible lit qu’on vient de quitter, meilleur pour retenir ceux qui n’aiment pas à courir les aventures de l’esprit. De plus, elle s’appuie sur les plus beaux écrits de la langue, et sur une suite de grands penseurs. Quand on a pour évangile les Méditations, et pour apôtres Descartes, Bossuet, Fénelon, Leibnitz et Malebranche, on a beaucoup de crédit. D’ailleurs, ces écrivains sont clairs, et M. Cousin imite aujourd’hui leur style ; or, chacun sait qu’en France la clarté est le plus puissant argument. Enfin, en matière d’idées, le Français est naturellement discipliné, fort différent des Allemands qui réfléchissent chacun à sa façon et chacun dans son coin, très-docile aux opinions courantes, très-paresseux contre les opinions nouvelles, très-grognon quand on dérange ses habitudes, et qu’au lieu de réciter il est contraint de penser. Toutes ces raisons semblent annoncer qu’on énumérera longtemps encore les trois facultés, la première, la seconde et la troisième, et que, jusqu’à la fin du siècle, pour expliquer l’idée de l’infini, on dira qu’elle vient de la raison, faculté de l’infini.
La chose, cependant, n’est point certaine, et lorsqu’on regarde autour de soi, un signe fâcheux donne à penser. Si l’on excepte les élèves qui croient sur parole, les professeurs qui croient par état, et les inventeurs qui croient à titre d’inventeurs, on trouve que sur la foule, savants, jeunes gens et gens du monde, cette philosophie n’a plus de prise, Ceux-ci admettent comme l’école Dieu, l’âme, le devoir ; mais l’obligation en est au catéchisme et à l’opinion plus qu’à l’école. Ces idées populaires sont une foi et non une conviction, un legs de la tradition, et non une conquête de la science. À titre de science, le spiritualisme n’est pas. Ses preuves n’intéressent point ou n’intéressent plus. Il n’a plus l’air d’une philosophie, mais d’un dépôt. Il reçoit les opinions saines qui coulent jusqu’à lui de toutes les parties de l’histoire, les recueille, les clarifie, et puis c’est tout. De vues nouvelles, ne lui en demandez point, il n’en a pas ; bien plus, il n’en cherche point ; il aurait peur de quitter les opinions saines et de s’engloutir dans l’invention, qui est l’hérésie. Le public l’approuve, mais jamais on ne vit d’approbation plus froide. Si on lit un de ses maîtres, c’est pour son grand cœur, son beau style, son éloquence vraie, son enthousiasme, sa noble conduite, et les protestations politiques que sa philosophie couvre et ne cache pas100. La doctrine est impuissante et respectée, souveraine et oubliée, dominante et stagnante. Personne ne voudrait la comparer, comme les anciennes, à un fleuve qui arrose et renverse ; point de bruit, point de mouvement, point d’effet ; c’est une baignoire bien propre, bien reposée et bien tiède, où les pères, par précaution de santé, mettent leurs enfants.
Ceux-ci en sortiront-ils ? Pour cela il faudrait que l’envie de philosopher revînt. Je lui vois deux portes ; il se peut qu’un savant comme Ampère et Geoffroy Saint-Hilaire réunisse les découvertes des sciences positives, forme avec elles un système du monde, et que ces vues d’ensemble s’imposent au public comme la loi d’attraction, ou l’hypothèse du plan animal unique. La chose n’est guère probable ; car la science s’agrandissant chaque jour, chaque jour il devient plus difficile d’être universel, et Humboldt lui-même n’a fait qu’un catalogue des faits acquis. — Il se peut aussi que le goût de l’analyse reparaisse. Si nous redevenons critiques, douteurs, amateurs d’exactitude, exigeants en matière de démonstration, nous examinerons de nouveau les raisonnements qui depuis trente ans passent pour bons, et nous les traiterons comme au dix-huitième siècle on traita ceux de Malebranche, de Leibnitz, de Descartes, avec cette différence qu’aujourd’hui le scepticisme est usé, que la pleine destruction ennuie, que les progrès de l’expérience ont amassé depuis cinquante ans des moitiés de science et des sciences entières, prouvées et solides, utiles pour bâtir la route, et des lumières grandioses, quoique fumeuses, érigées en Allemagne pour nous indiquer le but. De ce côté, toute espérance n’est pas perdue ; on est déjà bien revenu du rêve, des aspirations vagues et des grands mots ; la chute de vingt systèmes réformateurs nous a mis en défiance ; nous ne pensons plus que la poésie soit un instrument de précision, et nous commençons à soupçonner que le cœur est fait pour sentir et non pour voir. Victor Hugo et Lamartine sont des classiques, étudiés plutôt par curiosité que par sympathie, aussi éloignés de nous que Shakspeare et Racine, restes admirables et vénérables d’un âge qui fut grand et qui n’est plus. Nous admirons déjà moins les abstractions, les obscurités, le style solennel, les phrases à queue, les barbarismes. M. Cousin, un des premiers, s’est réformé, et emploie la langue de Descartes, qui ramènera peut-être la langue de Voltaire. Voici qu’on vient de déterrer le plus grand psychologue du siècle, Henri Beyle, qui avait manqué la popularité, parce qu’il avait fui le ton sublime ; et plusieurs personnes déjà préfèrent ses petites phrases précises, dignes d’un code et d’une algèbre, aux métaphores de Victor Hugo et au galimatias de Balzac. On relit le dix-huitième siècle ; sous les moqueries légères on trouve des idées profondes ; sous l’ironie perpétuelle, on trouve la générosité habituelle ; sous les ruines visibles on trouve des bâtisses inaperçues. Quelques personnes commencent à redouter le sentiment, à discuter l’enthousiasme, à rechercher les faits, à aimer les preuves. S’il s’en rencontre beaucoup, une nouvelle philosophie se formera.
Quelles idées apportera-t-elle ? Je n’ai point la hardiesse de les prédire. J’exposerai simplement comment on doit les chercher ; il s’agit du moyen de découvrir, non de la découverte ; j’ose parler de la voie, et non du but. Quoi qu’il en soit, et quoi qu’il arrive, aujourd’hui tout homme un peu versé dans l’histoire prévoit l’effet de son travail. L’exemple de ses devanciers lui donne la mesure de ce qu’il fera, et ce qu’il fera est peu de chose. Il voit l’image de ce qu’il est et de ce qu’est la science dans les palais récemment déterrés des grandes cités orientales. Des pilastres, des étages de portiques, des labyrinthes de galeries, des salles immenses amoncelées en tours, des temples accumulés comme des cellules d’abeilles, des allées sans fin, peuplées de dieux et de monstres, une ville de pierre, exhaussée d’assises en assises comme pour escalader le ciel immobile, et plongée dans les entrailles du sol par ses souterrains béants : déjà effrayés par ce labeur gigantesque, les voyageurs s’approchèrent. Les murs, les colonnes, les voûtes, les dalles étaient couverts d’hiéroglyphes et d’inscriptions : chaque pouce de pierre enfermait une pensée, et la cité révélée était un livre de granit où s’était consumée toute la vie de tout un peuple. L’un d’eux, du pied, en sortant, dérangea par hasard un morceau de roche ; ils poussèrent un cri : les cinq autres pans de la pierre étaient labourés de signes plus pressés, entre-croisés, enroulés, en sorte que la surface disparaissait sous leur réseau. Ces signes voyaient pour la première fois la lumière ; à peine gravés on les avait enfouis sous le ciment ; ils n’avaient point servi, ils n’avaient point parlé, ils étaient restés obscurs, collés contre leurs voisins obscurs ; et toute la cité était ainsi. Nos sciences ressemblent à ces villes : des générations meurent occupées à graver sur nos livres l’innombrable catalogue des faits ; et ce terrible labeur n’est rien. Avant de saisir une vérité, il faut traverser dix erreurs ; avant d’écrire un caractère utile sur la face éclairée de la pierre, il faut multiplier, raturer, enchevêtrer les caractères inutiles sur les faces obscures. La plupart des ouvriers meurent avant d’avoir touché le côté visible ; et celui-là est présomptueux qui, sur cent caractères, ne désespère pas d’y en inscrire un.