Chapitre XI :
M. Jouffroy moraliste
I
Si l’habitude de la réflexion conduit l’homme intérieur dans la psychologie, elle l’en ôte bientôt pour l’enfermer dans la morale▶. Qui suis-je ? question curieuse. Que dois-je faire, et que deviendrai-je ? question terrible. Le cœur se trouble en l’écoutant, plus que tout autre le cœur imbu de la pensée du salut et des souvenirs du christianisme. Il faut un aliment à ces âmes ardentes, et leur passion ne se rassasie que dans la contemplation anxieuse du devoir et de l’éternité.
La grande affaire de M. Jouffroy fut la connaissance de la destinée humaine ; il la donna pour but à la philosophie82 ; pour lui les autres recherches ne furent que rentrée de celle-là. Avec quelle émotion douloureuse il la tentait, ses paroles seules peuvent le dire83. Il parcourut l’univers, la science et la vie, montrant que tout spectacle, tout événement et toute pensée y ramènent l’homme, qu’elle est l’œuvre, non d’une curiosité tranquille, mais d’un besoin impérieux et âpre, qu’elle n’est point un divertissement de l’esprit, mais la vraie et la première nourriture du cœur. Dès l’abord, le premier essai du bonheur nous y précipite. « Car à peine obtenu, ce bonheur, si ardemment, si uniquement désiré, effraye l’âme de son insuffisance ; en vain elle s’épuise à y chercher ce qu’elle avait rêvé ; cette recherche même le flétrit et le décolore ; ce qu’il paraissait, il ne l’est point ; ce qu’il promettait, il ne le tient pas : tout le bonheur que la vie pouvait donner est venu, et le désir du bonheur n’est point éteint. Le bonheur est donc une ombre, la vie une déception, nos désirs un piège trompeur. Ici la nature même des choses est convaincue de méchanceté ; le cœur de l’homme et toutes les félicités de la vie mis en présence, le cœur de l’homme n’est point satisfait. »
De là un découragement profond, un désenchantement incurable, et cette question mélancolique : « Pourquoi suis-je ici ? »
Sortez de vous-même, contemplez la nature ; la même question retentit plus forte, et l’homme tressaille en entendant la voie de l’immensité. « Quand cet être si fort, si fier, si plein de lui-même, si exclusivement préoccupé de ses intérêts dans l’enceinte des cités et parmi la foule de ses semblables, se trouve par hasard jeté au milieu d’une immense nature, qu’il se trouve seul en face de ce ciel sans fin, en face de cet horizon qui s’étend au loin et au-delà duquel il y a d’autres horizons encore, au milieu de ces grandes productions de la nature qui l’écrasent, sinon par leur intelligence, du moins par leur masse ; lorsque, voyant à ses pieds, du haut d’une montagne et sous la lumière des astres, de petits villages se perdre dans de petites forêts, qui se perdent elles-mêmes dans l’étendue de la perspective, il songe que ces villages sont peuplés d’êtres infirmes comme lui, qu’il compare ces êtres et leurs misérables habitations avec la nature qui les environne, cette nature elle-même avec notre monde sur la surface duquel elle n’est qu’un point, et ce monde à son tour avec les mille autres mondes qui flottent dans les airs et auprès desquels il n’est rien : à la vue de ce spectacle, l’homme prend en pitié ses misérables passions toujours contrariées, ses misérables bonheurs qui aboutissent invariablement au dégoût. »
Il se demande si la vie est bonne à quelque chose, et ce qu’il est venu faire dans le petit coin où il est perdu.
Il ouvre l’histoire, et la nouvelle immensité qu’il découvre l’accable encore sous le poids de la même question. Cette humanité dont il est un fragment ignore sa racine. Jetée sur ce globe, quand, où, comment, elle n’en sait rien. Les races ont remplacé les races ; les empires ont détruit les empires ; les civilisations se sont levées et sont tombées comme les moissons d’une plaine. Nous voici à notre tour ; et notre jour fatal viendra bientôt peut-être. Quelle est cette destinée, et quelle mystérieuse puissance promène ainsi les nations et les hommes dans le cercle infranchissable de la vie et de la mort ? La géologie vient agrandir l’histoire, et la même question renaît agrandie. La terre fouillée a révélé des créations englouties ; sa surface est l’ossuaire de cinq ou six mondes, et les étages de ses couches ne sont que des lits entassés de cercueils. « On s’est convaincu qu’il fut un temps où la nature n’avait su produire à sa surface que des végétaux, végétaux immenses auprès desquels les nôtres ne sont que des pygmées, et qui ne couvraient de leur ombre aucun être animé. Vous savez qu’on a constaté qu’une grande révolution vint détruire cette création, comme si elle n’eût pas été digne de la main qui l’avait formée. Vous savez qu’à la seconde création, parmi les grandes herbes et sous le dôme de ces forêts gigantesques, on vit se dérouler de monstrueux reptiles, premiers essais d’organisation animale, premiers propriétaires de cette terre, dont ils étaient les seuls habitants. La nature brisa cette création, et dans la suivante elle jeta sur la terre des quadrupèdes dont les espèces n’existent plus, animaux informes, grossièrement organisés, qui ne pouvaient vivre et se reproduire qu’avec peine, et ne semblaient que la première ébauche d’un ouvrier malhabile84. La nature brisa encore cette création, comme elle avait fait des autres, et d’essai en essai, allant du plus imparfait au plus parfait, elle arriva à cette dernière création qui mit pour la première fois l’homme sur la terre… Pourquoi le jour ne viendrait-il pas aussi où notre race sera effacée et où nos ossements déterrés ne sembleront aux espèces vivantes que des ébauches grossières d’une nature qui s’efface ? Et si nous ne sommes ainsi qu’un anneau dans cette chaîne de créations de moins en moins imparfaites, qu’une méchante épreuve d’un type inconnu, tirée à son tour pour être déchirée à son tour, que sommes-nous donc et où sont nos titres pour nous livrer à l’espérance et à l’orgueil ? »
Ainsi d’écho en écho retentit la question éternelle, unique matière de la religion, de la poésie et de la science, poursuivie par toutes les puissances de l’homme « qui, alarmées, demandent, invoquent la lumière, comme les lèvres du voyageur altéré appellent la source dans le désert. » Mais jamais elle ne reparaît plus impérieuse que dans des temps comme les nôtres, où les anciennes réponses niées ou combattues laissent l’âme en proie au tourment du doute, battue par le vent des opinions contraires, ébranlée et arrachée à tous ses appuis. « Ce jour-là, l’humanité, assise sur les débris qu’elle a accumulés, ressemble au maître d’une maison le lendemain de l’incendie. La veille, il avait un foyer domestique, un abri, un avenir, un plan de vie. Aujourd’hui, il a tout perdu, et il faut qu’il relève ce que la fatalité de la fortune a détruit. »
II
Cette reconstruction est la découverte de la destinée humaine. Quelle est ma fin ? Quel but m’est assigné ? Que veut de moi la nature ? On va voir que la demande ici fait la réponse. Elle la contient et la présente ; en posant la difficulté, elle la résout ; en sorte que le caractère de M. Jouffroy, après l’avoir porté dans la ◀morale▶, lui impose par contre-coup sa ◀morale▶. Les habitudes de l’homme intérieur, ayant formé le philosophe, formèrent sa philosophie ; son système du monde fut produit par l’état de son âme ; sans le savoir ni le vouloir, il construisit les choses d’après un besoin personnel, Ce genre d’illusion est presque inévitable ; nous ressemblons à ces insectes qui, selon la diversité de la nourriture, filent des cocons de diverses couleurs.
Il avait un besoin passionné de connaître la destinée de l’homme ; il établit comme axiome que tout être a une destinée, et de là dérive le reste.
« Tout être a une fin ; pareil au principe de causalité, ce principe en a toute l’évidence, toute la nécessité, toute l’universalité. » Il est certain par lui-même, irréductible, et n’a pas besoin d’être déduit d’une vérité plus haute. Il n’est pas l’œuvre de l’expérience et de la généralisation ; il est une découverte de la raison intuitive. Il n’est pas la dépendance et le produit de l’observation ; il est le guide et le gouverneur de l’observation.« Dès que nous avons conçu que tout être a une fin, nous recueillons de l’expérience cette seconde vérité, que cette fin varie de l’un à l’autre, et que chacun a la sienne qui lui est spéciale85. » Ces deux vérités nous en découvrent une troisième, à savoir que « si chaque être a une fin qui lui est propre, chaque être a dû recevoir une organisation adaptée à cette fin, et qui le rendît propre à l’atteindre : il y aurait contradiction à ce qu’une fin fût imposée à un être, si sa nature ne contenait le moyen de la réaliser. »
Puisque la nature des êtres est appropriée à leur fin, on pourra, en étudiant la nature d’un être, connaître sa fin, de même qu’en étudiant la structure d’un édifice on peut conclure sa destination.
Puisque chaque être a sa fin, la création, qui n’est que l’ensemble des êtres, a sa fin ; « et les fins particulières de tous les êtres qui peuplent et composent l’univers ne sont que des moyens divers qui concourent à l’accomplissement de cette fin totale et suprême. » — « Ce concours des fins éparses aspire à un but unique, celui-là même que Dieu s’est proposé en laissant échapper l’univers de ses mains. »
Jusqu’ici les conceptions et les déductions qu’on vient de lire ne sont que spéculatives ; la remarque suivante les rend pratiques ; elles n’étaient que des œuvres de science, elles deviennent des ressorts d’action.
La fin d’un être est son bien ; et le bien d’un être est sa fin. Cette vérité est évidente par elle- même. « Il y a aux yeux de la raison une équation parfaite, absolue, nécessaire, entre l’idée de fin et l’idée de bien, équation qu’elle ne peut pas ne pas concevoir dès que le principe de finalité lui est apparu86. »
Puisque la fin est le bien, la fin absolue de la création est le bien absolu ; or, ce bien nous apparaît comme sacré ou obligatoire. Et comme la fin de chaque être particulier est un élément de la fin absolue, le bien de chaque être particulier est un élément du bien absolu ; il est donc sacré et obligatoire. En d’autres termes, il est de notre devoir de respecter la fin ou le bien des autres et le nôtre, et d’y aider.
Puisque la nature d’un être est appropriée à sa destinée et l’indique, la nature de l’homme est appropriée à sa destinée et l’indique. Or, en étudiant la nature, c’est-à-dire les tendances fondamentales de l’homme, on s’aperçoit qu’elle ne peut être satisfaite en ce monde, et, par exemple, atteindre la plénitude de la science, de l’activité, du bonheur. Donc elle n’a pas pour fin en ce monde cette satisfaction et cette plénitude ; car il serait absurde qu’une fin lui fût proposée et qu’elle ne pût l’atteindre. Donc elle a pour fin ce qui est uniquement en son pouvoir, et ce que, par elle seule, elle peut toujours atteindre. Cette chose unique, absolument dépendante de nous-mêmes, est la vertu. Donc notre fin en ce monde est la pratique de la vertu.
Mais d’autre part, en vertu de l’axiome que la fin absolue d’un être est appropriée à sa nature, et en vertu de cette observation que notre fin présente n’est pas appropriée à notre nature, il est nécessaire qu’à notre vie soient ajoutées une ou plusieurs vies, telles que nos penchants primitifs puissent y recevoir un contentement parfait.
III
Voilà le bien défini, le devoir institué, la vie présente réglée, la vie future prouvée. L’enchaînement semble rigoureux, et la réponse complète. Cependant qui n’éprouve en la lisant une secrète inquiétude ? Ce mot fin, destinée, si souvent répété, n’a jamais été éclairci. Selon les habitudes de son école, M. Jouffroy l’a employé sans le résoudre en exemples, et sans revenir aux faits particuliers d’où il est tiré. Qui est-il ? Que veut-il dire ? Peut-être a-t-il deux sens différents. Peut-être est-ce un masque employé tour à tour par deux personnages. Si cela est, je suis trompé, je les ai confondus en un seul ; j’ai attribué à l’un ce qui n’est vrai que de l’autre ; mon raisonnement est faux. Comment arracher le déguisement, s’il y en a un ? Je vais faire ce que M. Jouffroy n’a pas fait, analyser le mot douteux au moyen d’exemples ; il n’y a point de terme ambigu qui, sous cette torture, ne découvre sa double face et ne ruine la fiction qu’il soutient.
Je prends un quadrupède, un chien, un bœuf ou tout autre ; je classe les faits que j’y observe, et je trouve qu’ils se réduisent aux groupes suivants : son type persiste, il se nourrit, il se reproduit, il sent, il associe des images, il se meut. Je dis que sa destinée est de persévérer dans son type, de se nourrir, de se reproduire, de sentir, d’associer des images et de se mouvoir. Destinée désigne ici les groupes distincts de faits principaux qui composent un être. Voilà un sens très-naturel et très-net. Peut-être il y en a d’autres ; il n’importe. Suivons toujours celui-ci, et voyons s’il convient aux raisonnements de M. Jouffroy.
« Tout être a une fin ou destinée. »
Rien de plus vrai ; il y a toujours dans un être un ou plusieurs faits qui lui sont propres. La pure matière elle-même a les siens ; elle est inerte, et l’on peut dire que sa destinée est l’inertie. Au fond, la proposition est identique. Ce que nous appelons un être, c’est un groupe distinct de faits associés, et il est clair que ce groupe renferme des faits qui lui sont propres. Cet axiome ressemble à ceux de la géométrie et ne dépend pas de l’observation.
« Si chaque être a une fin qui lui est propre, il a dû recevoir une nature et une organisation adaptées à cette fin. »
Fort bien encore. Étant donné un fait il y a toujours une cause, force ou nécessité, qui le produit ; sans cela, il ne se produirait pas. Si le bœuf n’était pas construit de manière à sentir, il ne sentirait point. Si le chien n’avait ni os, ni muscles, ni nerfs, il ne pourrait courir. Ceci est encore un axiome, appelé principe de la raison suffisante, et pareil au précédent.
« La fin d’un être est son bien. »
Nous admettons cette maxime, et de plus nous la prouvons. Le bien, pour le chien, est de persévérer dans son type, de manger, de se reproduire, de sentir, d’associer des images, de se mouvoir ; l’empêchement de ces opérations est son mal. Le bien pour la plante est de végéter et fleurir ; son mal est d’être arrêtée dans sa floraison ou dans sa croissance. En effet, par la proposition précédente, les groupes de faits principaux qui composent la vie d’un être sont l’effet de ses forces ou tendances principales. Ils sont donc le terme vers lequel l’être tend ou aspire, et l’objet d’une tendance ou aspiration est ce que nous appelons un bien. La plante tend à végéter : donc la végétation est un bien pour elle, Cet animal aspire à se mouvoir : donc pour lui le mouvement est un bien. Jusqu’ici vos déductions sont rigoureuses. Vous avez reconnu dans les êtres des groupes distincts de faits principaux, et vous les avez appelés destinée. Vous avez conclu que les tendances qui les produisent peuvent les produire. Vous avez remarqué que le terme vers lequel se porte une tendance s’appelle un bien ; et vous avez conclu que la destinée d’un être est son bien. Cela est géométrique, et voilà un morceau de ◀morale▶ presque parfait.
« La destinée d’un être est appropriée à sa nature. Or, la nature de l’homme est composée d’aspirations infinies que notre condition présente ne peut satisfaire : donc notre destinée présente n’est pas de les satisfaire, mais d’atteindre la seule chose qui soit en notre pouvoir, la vertu. » — « La nature d’un être indique sa destinée. Or, la nature de l’homme est composée d’aspirations infinies que notre condition présente ne peut satisfaire : donc il y a pour nous une destinée future, et une série de vies où nous pourrons les contenter. »
Confusion sur confusion ; tout est brouillé et tout est perdu. On va le voir par des exemples.
« La nature d’un être indique sa destinée. » Cette proposition est générale pour M. Jouffroy ; elle s’applique dans son raisonnement au bœuf aussi bien qu’à l’homme. Or, la nature du bœuf est de vivre quinze ans et de se reproduire : donc, la destinée du bœuf est de vivre quinze ans et de se reproduire. Mais sa condition présente l’en empêche ; l’homme le coupe à six mois et le mange à trois ans. Donc le bœuf dont j’ai mangé hier, renaîtra dans un autre monde, y vivra douze ans encore, et s’y reproduira.
« La destinée d’un être est appropriée à sa nature. » Cette seconde proposition est également générale pour M. Jouffroy ; elle s’applique dans son raisonnement au bœuf aussi bien qu’à l’homme. Or, dans la condition présente on coupe le bœuf à six mois et on le mange à trois ans : donc sa destinée présente n’est pas de satisfaire l’inclination qu’il a pour vivre quinze ans et pour se reproduire, sa destinée présente est d’accomplir la seule chose qui soit absolument en son pouvoir. Pour un animal libre comme nous, cette chose est la vertu ; pour un animal privé de liberté comme lui, cette chose n’est pas : donc dans la vie présente il n’a point de destinée du tout.
Le raisonnement pour l’homme et pour le bœuf est exactement le même. Voilà une pauvre bête privée de destinée, et néanmoins certaine de sa résurrection finale. Rappelons-nous le sens des mots, et nous verrons périr le raisonnement de M. Jouffroy avec l’immortalité du bœuf et la fécondité dans la vie future. La destinée d’un être, ce sont les groupes distincts de faits principaux qui composent sa vie. Or, un fait est toujours périssable. S’il y a une force qui le produit, d’autres forces peuvent le détruire. S’il vient du dedans, il dépend du dehors. — Par exemple, il y a une force qui développe le poulet et l’organise. Trempez le bout de l’œuf dans l’huile, la force est vaincue, le développement s’arrête, l’organisation se renverse et vous voyez naître un monstre : l’être n’est point allé à sa fin, sa destinée n’a point correspondu à sa nature. — Il y avait dans le bœuf une force vitale et une force reproductive ; le couteau du vétérinaire et la massue du boucher en ont empêché l’effet ; les tendances existaient, la destinée ne s’est point accomplie. — Il y a en nous un besoin infini de science, de sympathie et de puissance ; la supériorité des forces voisines, l’infinité de l’univers, l’imperfection de notre société nous condamnent à des misères sans nombre, et à des contentements médiocres ; nous avons la tendance, nous n’avons pas la puissance. Quoi de plus simple ? Quoi de plus naturel même ? Et quelle bizarre preuve de l’immortalité que les révoltes de notre cœur ! Combien plus bizarre encore, si l’on remarque qu’elles ne persistent guère que chez les poètes et chez M. Jouffroy, que quatre-vingt-dix-neuf hommes sur cent se résignent, et qu’au fond, si belles qu’on fasse les vies futures, notre cœur serait insatiable, puisque c’est la perfection qu’il réclame, et qu’à moins d’être Dieu il ne serait pas satisfait ! Ne dites donc pas que la nature d’un être prédit sa destinée ; tout au plus elle l’indique, par conjectures probables, réserve faite des causes extérieures qui peuvent se jeter à la traverse et des conditions extérieures qui peuvent manquer. Ne dites pas non plus que la destinée présente est appropriée à la nature actuelle, et que, puisque nos tendances naturelles ne peuvent présentement être satisfaites, notre destinée présente n’est pas de les contenter. Que l’herbe soit mauvaise, peu importe ; la destinée du bœuf est toujours d’en manger. Que notre science soit imparfaite, peu importe ; notre destinée est toujours de connaître. La preuve en est que le bœuf désire manger et que nous aspirons à connaître. Conservons précieusement le sens exact que les exemples particuliers ont attribué au mot destinée ; par ce moyen, tout s’éclaire. Les faits dominants qui composent la vie d’un être sont sa destinée ; donc il y a en lui des forces capables de les produire : donc il y tend et ils composent son bien. — Nous ne sommes pas sûrs qu’il les produise ; car, à titre de faits, ils sont précaires et dépendent des circonstances extérieures ; donc, étant donné un être, il n’est pas certain qu’il atteigne sa destinée. — Il aspire à l’atteindre, quoique souvent il ne parvienne pas à l’atteindre ; donc ils sont un bien, et dès cette vie il a raison d’y aspirer. Le sens du mot, comme un juge sévère, a démêlé l’erreur de la vérité.
D’où vient donc que M. Jouffroy, après un raisonnement si rigoureux, est tombé dans un raisonnement si faible ? Nous arrivons à la seconde interprétation du mot destinée. Pendant tout le morceau, les deux sens se confondent, et ils sont pris l’un pour l’autre à chaque instant.
Quelle est la fin d’une locomotive ? Traîner des fardeaux ; ici le mot fin indique un but préconçu, en vue duquel l’objet a été construit et organisé. Non-seulement nous remarquons ici, comme dans le cas précédent, que le transport des fardeaux est l’effet principal et ordinaire de la machine ; mais nous jugeons qu’il est sa cause ; un savant mécanicien s’est proposé ce but ; et le but a déterminé la quantité du fer, la disposition des roues, l’établissement des pistons, l’épaisseur de la chaudière, le choix du combustible, et le reste. Le sens est tout autre : l’effet est devenu cause, et il y a ici un architecte de plus. Regardez chez M. Jouffroy, voici l’architecte.
De même que, dans une grande machine composée de mille rouages, nous savons que chaque rouage accomplit un certain mouvement, et nous croyons que ce mouvement contribue pour sa part au mouvement de la machine entière ; de même dans ce vaste univers, peuplé de tant d’êtres différents, non-seulement nous croyons que chacun de ces êtres agit selon sa nature, mais encore que son action importe à celle de l’ensemble. Pas plus que moi, ce caillou qui roule sous mes pieds n’a été créé en vain ; sa nature lui assigne, comme à moi, un rôle dans la création. Et si ce rôle est obscur, s’il est moins beau, moins considérable que le mien, il n’en est pas moins rempli, et n’en concourt pas moins au but que le créateur s’est proposé en laissant échapper le monde de ses mains87.
À l’instant, les propositions que nous avons réfutées prennent un sens nouveau. Une destinée n’est plus un fait périssable, subordonné aux causes extérieures. C’est un décret de Dieu ; or, un décret de Dieu ne peut manquer de s’accomplir ; s’il ne s’accomplit pas ici-bas, il s’accomplira ailleurs ; puisque mes aspirations infinies seront contentées, et ne peuvent l’être dans la vie présente, elles le seront dans la vie future ; il y a donc une vie future. — D’autre part, Dieu est juste. Or, il ne serait pas juste, si la destinée qu’il nous impose ici-bas dépendait d’autre chose que de nous-mêmes. Mais il n’y a qu’une chose qui soit entièrement en notre pouvoir, et ne dépende que de nous-mêmes ; c’est la vertu. Donc notre destinée présente n’est autre que l’exercice de la vertu. Grâce à ce changement de sens, tout est retourné, réparé et démontré.
Mais, par un triste hasard, ce changement de sens qui rend vraies les dernières propositions de M. Jouffroy rend les premières fausses ; or, les dernières dépendent des premières ; de sorte que tout croule, et qu’il n’y a plus rien debout.
En effet, reprenez ces premières propositions : « Tout être a une fin. Cela signifie maintenant : En créant un être, Dieu a eu quelque but en vue. »
— Je n’en sais rien88, ni vous non plus. Nous ne sommes point ses confidents. Il faut une témérité de théologien pour lui prêter des habitudes d’architecte, et surtout pour tirer de ces habitudes une ◀morale▶. Vous n’avez point cette témérité ; vous déclarez expressément89 que la ◀morale▶ ne dépend pas de la théodicée ; qu’on conçoit le bien sans concevoir Dieu ; que le « principe de finalité » est un axiome primitif, et non une conclusion théologique. Ainsi traduit, non-seulement il est douteux, mais encore vous le rejetez. Or, il faut le traduire ainsi pour qu’il puisse fonder votre ◀morale▶. Qu’est-ce donc que votre ◀morale▶ va devenir ? « La fin d’un être est son bien. » Cela signifie maintenant : « En créant un être, Dieu se propose un but qui est le bien de cet être. » Je n’en sais rien, ni vous non plus ; il y a pis, beaucoup de gens croient le contraire. De grands théologiens ont prétendu que le chien est fait pour nous servir, le bœuf pour nous nourrir, les fleuves pour nous abreuver, le soleil pour nous éclairer. Vous trouverez ce détail tout au long dans Fénelon. Malebranche est allé plus loin ; il a prouvé, et fort rigoureusement, que Dieu n’a point en vue le bien des créatures, mais sa gloire, qu’il fait tout pour lui et rien pour elles, et qu’il ne serait pas Dieu, s’il était humain.
« La fin d’un être est indiquée par sa nature. » En aucune façon. Tous les théologiens ont parlé des voies mystérieuses de la Providence. J’ai beau disséquer des moutons, je ne découvre pas ce que Dieu avait en vue en créant des moutons. Si, comme dit Bossuet, Dieu a fait la révolution d’Angleterre pour sauver l’âme de Madame, le plus subtil historien n’aperçoit pas dans les événements la moindre trace de ce projet ; et si le soleil est fabriqué pour éclairer les hommes, les habitants du soleil, qui sont en bon lieu pour observer sa nature, n’ont pas encore découvert sa fin.
Sortons de cette ◀morale▶ théologique ; j’ai honte de l’imputer à M. Jouffroy. Il l’estimait comme elle le mérite, et la laissait dormir dans les in- folio du moyen âge, où nous espérons qu’elle restera. Et cependant, sans le savoir, il l’acceptait à demi. Il flottait entre les analyses d’Aristote et les souvenirs du catéchisme. Il commençait en philosophe et finissait en théologien. Il errait entre deux sens qui s’excluent, et donnait à des prémisses païennes une conclusion chrétienne. Il ne les distinguait pas, et les employait indifféremment comme s’ils n’en faisaient qu’un. Il considérait d’abord la destinée, en naturaliste, comme un fait, simple produit de l’organisation et des tendances ; il la considérait ensuite, en fidèle, comme un but et un décret de Dieu. Il y voyait d’abord une œuvre des forces naturelles ; il y voyait ensuite l’accomplissement d’une volonté surnaturelle. Il oubliait que les axiomes du naturaliste ne peuvent aboutir aux suppositions du théologien, ni les suppositions du théologien se fonder sur les axiomes du naturaliste. Il ne remarquait pas que les suppositions du théologien se fondent sur un dogme théologique, reculé au plus profond du ciel, hors des prises de toute science, incapable de produire une ◀morale▶ naturelle, capable de produire une religion positive, et qu’il eût repoussé s’il l’eût entrevu. Il ne remarquait pas que les axiomes du naturaliste aboutissent à des vérités redoutables qu’on n’ose aborder tant qu’on garde les restes de ses premières croyances, et qui l’auraient déchiré si elles l’avaient atteint. Ici, comme ailleurs, il garde l’empreinte de ses deux natures : chrétien converti, philosophe tardif, conduit par une méthode sévère, appesanti par des souvenirs d’enfance, il s’est agité et il s’est meurtri ; la moitié de sa peine est demeurée stérile ; de ses mains inquiètes il a ouvert la science, et s’est assis blessé sur le seuil.
Et cependant le but n’était pas loin. Rien de plus simple que la déduction des vérités morales. Il suffit, pour les découvrir et les enchaîner, d’appliquer la méthode qui ramène les idées à leur origine, et les formules générales aux cas particuliers. Dans ces grands mots obscurs, fin, bien, destinée, devoir, obligation, ◀morale▶, il n’y a ni sublimité ni mystère. « Conscience, conscience, s’écrie Rousseau, auguste instinct, voix immortelle ! » L’analyse ne trouve dans cet auguste instinct et dans cette voix immortelle qu’un mécanisme très-simple qu’elle démonte comme un ressort.
Considérez le plaisir, la puissance, la science. Vous désirez ces choses pour elles-mêmes, non comme des moyens, mais comme une fin. À ce titre, vous les nommez des biens, et vous appelez bien la chose qui par elle-même est l’objet d’une tendance.
La nutrition est dans une plante un fait principal dont beaucoup d’autres ne sont que la préparation. On peut donc dire que la plante tend à se nourrir, et que la nutrition n’est point pour elle un moyen, mais une fin. On peut donc dire que pour la plante la nutrition est un bien.
Prenez tout le groupe des faits principaux, l’intégrité du type, la nutrition, la reproduction. On dira que ces trois faits sont le bien de la plante.
Généralisez : le groupe des faits principaux qui constitue un être est le bien de cet être. Voilà la définition du bien.
Vous voyez qu’il a suffi de prendre un fait très-fréquent et très-visible, un de nos désirs ou tendances. Par une série de combinaisons et de transformations, il a fourni la formule universelle du bien. Une série analogue d’opérations semblables va produire l’ordre mathématique des sentiments moraux.
L’attitude de l’esprit les fait naître ; ils ont pour cause un point de vue ; la conscience n’est qu’une manière de regarder. Regardez un bien en général, et par exemple, prononcez ce jugement universel que la mort est un mal. Si cette maxime vous jette à l’eau pour sauver un homme, vous êtes vertueux.
Les sentiments étant produits par les jugements ont les propriétés des jugements producteurs. Or, le jugement universel surpasse en grandeur le jugement particulier ; donc le sentiment et le motif poduits par le jugement universel surpasseront en grandeur le sentiment et le motif produits par le jugement particulier. Donc le sentiment et le motif vertueux surpasseront en grandeur le sentiment et le motif intéressés ou affectueux.
C’est ce que l’expérience confirme, puisque nous jugeons le motif vertueux supérieur en dignité et en beauté, impératif, sacré. À ce titre, nous appelons ses impulsions des prescriptions ou devoirs.
Le bien d’un être est le groupe de faits essentiels qui le constituent. L’action qui a pour motif cette maxime universelle ou une de ses suites universelles est vertueuse. Ces deux phrases sont toute la ◀morale▶. M. Jouffroy s’est approché de la première avec les stoïciens, sans la toucher ; il a constaté la seconde avec Kant, sans la prouver ; s’il n’eût point été égaré par une équivoque théologique, il eût touché l’une et prouvé l’autre. Au bout de nos réfutations comme au début de nos critiques, nous trouvons le même homme, entravé et puissant, exclu de la vérité et voisin de la vérité. Homme intérieur, dévoué aux théories élevées et prouvées, arraché au christianisme par la logique, il a été égaré par des restes d’inclinations religieuses et par l’habitude de l’abstraction vague. Attaché à la psychologie, troisième fondateur de la science, auteur de descriptions abondantes, scrupuleuses et fines, il a été jeté par l’abstraction dans le chaos des notations trompeuses et des fantômes métaphysiques. Orateur ardent et grave, peintre passionné des angoisses philosophiques, après avoir construit plusieurs morceaux de la science, il a souffert qu’une équivoque involontaire, fruit d’un penchant secret, vînt rompre le tissu serré et savant de sa ◀morale. Il n’a laissé que des modèles de discussions, des fragments d’analyse, des conseils de méthode, des exemples d’invention originale. Son génie promit plus que ne tint sa vie, et il eut moins qu’il ne mérita. Comme M. Cousin, les circonstances le gênèrent ; comme M. Cousin, nous allons le transporter dans un autre siècle ; nous gardons l’homme, nous refaisons les circonstances ; et l’homme, aidé par les circonstances, devient plus heureux et plus grand.
IV
Il naquit en 1680, dans le comté de Kent, en Angleterre. Notre premier bonheur est de vivre parmi nos semblables, et pour le fond de l’âme, M. Jouffroy était Anglais. Le génie de cette race est passionné et réfléchi ; les hommes concentrés y abondent ; mélancoliques, ardents, sérieux, religieux, solitaires, ils pensent naturellement à Dieu, au devoir, au bonheur, à la vie future, et leurs orages sont intérieurs. Parmi ces esprits, M. Jouffroy ne parut pas étrange. Sa sévérité ne sembla point rude ; sa gravité ne sembla point roide ; sa tristesse ne sembla point monotone. On ne le jugea ni hautain, ni insociable, ni malade ; et lorsqu’on parlait de lui en son absence, la sympathie ne manquait jamais au respect.
Il fit des études régulières et solides, et passa sa jeunesse à l’Université de Cambridge. Comme beaucoup d’Anglais, comme toutes les âmes passionnées et concentrées, il avait un sentiment profond des beautés de la nature. Il eût été malheureux, enfermé dans notre vieille École normale, entre les murs nus d’une mansarde délabrée, en face des sales ruelles du quartier latin. À Cambridge, il contemplait de longues salles vénérables, de hautes boiseries antiques, des allées de chênes séculaires, où des gazons toujours verts nourrissaient des troupes de daims et de paons familiers. Ces beaux objets communiquaient leur calme à son âme, et ses premières pensées s’éveillèrent, non dans un malaise secret, mais dans un heureux recueillement.
Il y prit ses grades, et étudia la théologie avec ardeur, mais sans angoisses. La religion protestante est libérale ; inconséquente en théorie et prudente en pratique, elle fait une part à la raison et à l’orgueil ; elle accepte et limite la discussion et l’indépendance ; si elle trace un cercle autour de l’homme, elle lui permet de s’y agiter. M. Jouffroy ne la jugea pas oppressive. D’ailleurs, au moment où il la reçut, elle était dans tout son éclat. Mandeville paraissait à peine. Voltaire n’avait point encore acéré et multiplié les doutes de Bolingbroke. Les sceptiques étaient une secte isolée, non un parti populaire. Si quelques savants attaquaient la révélation, des savants plus nombreux défendaient la révélation. Le savant Boyle avait pu, sans ridicule, léguer une somme d’argent pour faire prêcher huit sermons par an « contre les athées, les déistes, les païens, les mahométans et les juifs. » Newton commentait l’Apocalypse, et le célèbre mathématicien Barrow ne lui avait cédé sa chaire que pour entrer dans la prédication. Enfin, le protestantisme, qui venait de chasser les Stuarts et d’abolir la monarchie absolue, paraissait le gardien de la Constitution et le libérateur du peuple. M. Jouffroy demeura dans cette religion, qui fournissait un aliment à sa foi sans fermer la carrière à sa logique, qui s’appuyait sur la science nouvelle, au lieu d’être ébranlée par la science nouvelle, qui défendait la liberté au lieu de soutenir la tyrannie, et qui, tolérante, accréditée, nationale, convenait à son patriotisme, à son orgueil et à sa raison.
Tranquille de ce côté, il se tourna vers la philosophie, emploi naturel d’un esprit concentré et d’un homme intérieur. Il n’y chercha point la règle, mais l’occupation de sa vie. Il la laissa philosophique, et ne la voulut point religieuse. Il ne lui demanda point la voie du salut, mais le chemin de la vérité. Plus désintéressé, il fut plus libre. Il se proposa en curieux de constater et de classer les idées, les sentiments et leurs lois, et ne se proposa pas autre chose. Il donna pour but à la psychologie la psychologie, et ne permit pas aux questions métaphysiques de diriger sourdement ses recherches, et de pervertir par degrés ses observations.
Il avait dix-sept ans quand parurent les Principes de Newton ; sept ans plus tard, il lut l’Optique. Les sciences naturelles tout d’un coup devenaient adultes, et la Société Royale semblait la capitale du monde pensant. L’enthousiasme public porta les esprits vers l’étude de la nature extérieure, et M. Jouffroy, comme tout le monde, devint physicien. Ce fut un bonheur pour lui ; délivré de la concentration violente qui l’emprisonnait en lui-même, et habitué à considérer les forces comme des lois et des qualités des choses, il ne prétendit point que les forces fussent des êtres, ni que l’âme fût une force. Il laissa les monades fleurir en Allemagne, et ne voulut observer que les faits.
Il suivit Locke, dont les Essais avaient paru. Plus systématique, plus attentif, plus pénétrant, plus abondant, il détermina l’origine des idées qui restait vague, ajouta au quatrième livre plusieurs recherches sur les signes, étudia longuement les sentiments sympathiques, et devança Adam Smith et Condillac. Élevé, comme tous ses contemporains, dans le style exact et simple, il put noter ses idées avec vérité et avec précision. L’air n’était encore épaissi ni par l’emphase nuageuse du dix-neuvième siècle, ni par la poussière des abstractions germaniques. M. Jouffroy vécut à l’abri du style obscur et sublime ; ses phrases restèrent libres de généralités et de métaphores, et il ne fut point tenté d’étudier, au lieu des idées et des sensations, « les capacités et les facultés. »
Il vécut retiré, presque toujours à la campagne, dans une petite maison, au pied d’une colline, près d’une jolie rivière murmurante, dans son comté de Kent. On lui offrit une place de professeur à Cambridge ; il refusa, aimant mieux penser par lui-même, et jugeant qu’un enseignement officiel n’est jamais assez libre. Sa gravité, son honnêteté, sa gloire parurent considérables au parti whig, et les chefs lui proposèrent une place au parlement. Après un peu d’hésitation, il refusa encore ; non qu’il dédaignât les honneurs : au contraire, il y était secrètement très-sensible ; mais il s’était jugé. Les rudes apostrophes, les dénonciations, la vie militante de la Chambre auraient brisé sa nature passionnée et délicate ; il aurait trop senti et trop souffert. Il évita la politique, et ne vint aux élections que par conscience. Il était marié et jouissait, en homme solitaire, des affections de la famille. Addison, Pope, Swift, le visitaient ; plus tard, Hume lui présenta son Traité de la nature humaine. Pour rétablir sa poitrine attaquée, il passa deux ans en Italie, puis en France. Il y vit M. Cousin, chargé d’années et de gloire, dernier père de l’Église, successeur admiré de Bossuet. Tous deux eurent une conférence, et M. Cousin, habitué à l’empire, s’étonna de rencontrer un esprit si original et si libre ; quoique un peu choqué, il l’estima et ne tenta point de le convertir. De retour en Angleterre, M. Jouffroy étudia les œuvres de l’illustre prédicateur français ; il le jugea moins observateur que logicien, moins logicien qu’orateur, moins orateur que politique. Néanmoins, le prédicateur et le philosophe entretinrent longtemps un commerce d’éloges réservés et de discussions polies. Leurs amis considéraient avec curiosité l’opposition parfaite de leurs natures, et un soir, dans la petite maison, on s’amusa fort en écoutant Pope, cervelle bizarre, qui, par un jeu d’imagination, transformait M. Cousin en philosophe, le plaçait au dix-neuvième siècle, et lui donnait pour disciple M. Jouffroy.