(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre VIII. De l’invasion des peuples du Nord, de l’établissement de la religion chrétienne, et de la renaissance des lettres » pp. 188-214
/ 2289
(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre VIII. De l’invasion des peuples du Nord, de l’établissement de la religion chrétienne, et de la renaissance des lettres » pp. 188-214

Chapitre VIII.
De l’invasion des peuples du Nord, de l’établissement de la religion chrétienne, et de la renaissance des lettres

On compte dans l’histoire plus de dix siècles pendant lesquels l’on croit assez généralement que l’esprit humain a rétrogradé. Ce serait une forte objection contre le système de progression dans les lumières, qu’un si long cours d’années, qu’une portion si considérable des temps qui nous sont connus, pendant lesquels le grand œuvre de la perfectibilité semblerait avoir reculé ; mais cette objection, que je regarderais comme toute puissante si elle était fondée, peut se réfuter d’une manière simple. Je ne pense pas que l’espèce humaine ait rétrogradé pendant cette époque ; je crois, au contraire, que des pas immenses ont été faits dans le cours de ces dix siècles, et pour la propagation des lumières, et pour le développement des facultés intellectuelles.

En étudiant l’histoire, il me semble qu’on acquiert la conviction que tous les événements principaux tendent au même but, la civilisation universelle. L’on voit que, dans chaque siècle, de nouveaux peuples ont été admis au bienfait de l’ordre social, et que la guerre, malgré tous ses désastres, a souvent étendu l’empire des lumières. Les Romains ont civilisé le monde qu’ils avaient soumis. Il fallait que d’abord la lumière partit d’un point brillant, d’un pays de peu d’étendue, comme la Grèce ; il fallait que, peu de siècles après, un peuple de guerriers réunît sous les mêmes lois une partie du monde pour la civiliser en la conquérant. Les nations du Nord, en faisant disparaître pendant quelque temps les lettres et les arts qui régnaient dans le Midi, acquirent néanmoins quelques-unes des connaissances que possédaient les vaincus ; et les habitants de plus de la moitié de l’Europe, étrangers jusqu’alors à la société civilisée, participèrent à ses avantages. Ainsi le temps nous découvre un dessein dans la suite d’événements qui semblaient n’être que le pur effet du hasard ; et l’on voit surgir une pensée, toujours la même, de l’abîme des faits et des siècles.

L’invasion des Barbares fut sans doute un grand malheur pour les nations contemporaines de cette révolution ; mais les lumières se propagèrent par cet événement même. Les habitants énervés du Midi, se mêlant avec les hommes du Nord, empruntèrent d’eux une sorte d’énergie, et leur donnèrent une sorte de souplesse qui devait servir à compléter les facultés intellectuelles. La guerre pour de simples intérêts politiques, entre des peuples également éclairés, est le plus funeste fléau que les passions humaines aient produit ; mais la guerre, mais la leçon éclatante des événements peut quelquefois faire adopter de certaines idées par la rapide autorité de la puissance.

Plusieurs écrivains ont avancé que la religion chrétienne était la cause de la dégradation des lettres et de la philosophie ; je suis convaincue que la religion chrétienne, à l’époque de son établissement, était indispensablement nécessaire à la civilisation et au mélange de l’esprit du Nord avec les mœurs du Midi. Je crois de plus que les méditations religieuses du christianisme, à quelque objet qu’elles aient été appliquées, ont développé les facultés de l’esprit pour les sciences, la métaphysique et la morale.

Il est de certaines époques de l’histoire, dans lesquelles l’amour de la gloire, la puissance du dévouement, tous les sentiments énergiques, enfin, semblent ne plus exister. Quand l’infortune est générale dans un pays, l’égoïsme est universel ; une portion quelconque de bonheur est un élément nécessaire de la force nationale, et l’adversité n’inspire du courage aux individus atteints par elle, qu’au milieu d’un peuple assez heureux pour avoir conservé la faculté d’admirer ou de plaindre. Mais quand tous sont également frappés par le malheur, l’opinion publique ne soutient plus personne : il reste des jours, mais il n’y a plus de but pour la vie. On perd en soi-même toute émulation, et les plaisirs de la volupté deviennent le seul intérêt d’une existence sans gloire, sans honneur et sans morale ; tel on nous peint l’état des hommes du Midi sous les chefs du Bas-Empire.

Une autre nation, non moins éloignée des vrais principes de la vertu, vint conquérir cette nation avilie. La férocité guerrière, l’ignorance dominatrice, offraient à l’homme épouvanté des crimes opposés aux bassesses du Midi, mais plus redoutables dans leurs effets, quoique moins corrompus dans leur source. Pour dompter de tels conquérants, pour relever de tels vaincus, il fallait l’enthousiasme, noble puissance de l’âme, l’égarant quelquefois, mais pouvant seule combattre avec succès l’instinct habituel de l’amour de soi, et la personnalité toujours croissante. Il fallait ce sentiment, qui fait trouver le bonheur dans le sacrifice de soi-même.

Certes, je ne veux pas affaiblir l’indignation qu’inspirent aujourd’hui les crimes et les folies de la superstition ; mais je considère chaque grande époque de l’histoire philosophique de la pensée, relativement à l’état de l’esprit humain dans cette époque même ; et la religion chrétienne, lorsqu’elle a été fondée, était, ce me semble, nécessaire aux progrès de la raison.

Les peuples du Nord n’attachaient point de prix à la vie. Cette disposition les rendait courageux pour eux-mêmes, mais cruels pour les autres. Ils avaient de l’imagination, de la mélancolie, du penchant à la mysticité, mais un profond mépris pour les lumières, comme affaiblissant l’esprit guerrier : les femmes étaient plus instruites que les hommes, parce qu’elles avaient plus de loisir qu’eux. Ils les aimaient, ils leur étaient fidèles, ils leur rendaient un culte ; ils pouvaient éprouver quelque sensibilité par l’amour. La force, la loyauté guerrière, la vérité, comme attributs de la force, étaient les seules idées qu’ils eussent jamais conçues de la vertu. Ils plaçaient dans le ciel les délices de la vengeance. En montrant leurs fronts cicatricés, en comptant le nombre des ennemis dont ils avaient versé le sang, ils croyaient captiver le cœur des femmes. Ils offraient des victimes humaines à leurs maîtresses comme à leurs dieux. Leur climat sombre n’offrait à leur imagination que des orages et des ténèbres ; ils désignaient la révolution des jours par le calcul des nuits, celle des années par les hivers. Les géants de la gelée présidaient à leurs exploits. Le déluge, dans leurs traditions, c’était la terre inondée de sang. Ils croyaient que du haut du ciel, Odin les animait au carnage. Le dogme des peines et des récompenses n’avait pour but que d’encourager ou de punir les actions de la guerre. L’homme naissait pour immoler l’homme. La vieillesse était méprisée, l’étude avilie, l’humanité ignorée. Les facultés de l’âme n’avaient qu’un seul usage parmi ces hommes, c’était d’accroître la puissance physique. La guerre était leur unique but.

Voilà de quels éléments il fallait faire sortir cependant la moralité des actions, la douceur des sentiments et le goût des lettres.

Le travail à opérer sur les peuples du Midi n’était pas d’une difficulté moins grande. Le caractère romain, ce miracle de l’orgueil national et des institutions politiques, n’existait plus : les habitants de l’Italie étaient dégoûtés de toute idée de gloire ; ils ne croyaient plus qu’à la volupté, ils admettaient tous les dieux en l’honneur desquels on célébrait des fêtes ; ils recevaient tous les maîtres que quelques soldats élevaient ou renversaient à leur gré ; sans cesse menacés d’une proscription arbitraire, ils bravaient la mort, non par le secours du courage, mais par l’étourdissement du vice. La mort n’interrompait point des projets illustres, ni la progression d’utiles pensées ; elle ne brisait point des liens chéris, elle n’arrachait point à des affections profondes ; elle empêchait seulement de goûter le lendemain l’amusement qui peut-être avait déjà fatigué la veille. La corruption universelle avait effacé jusqu’au souvenir de la vertu : qui aurait voulu la rappeler n’aurait obtenu qu’un étonnement mêlé de blâme. La nature morale de l’homme du Midi se perdait tout entière dans les jouissances de la volupté, celle de l’homme du Nord dans l’exercice de la force.

Si quelque goût inné pour les lettres, les arts et la philosophie, se trouvait encore dans le Midi, il était dirigé principalement vers les subtilités métaphysiques ; l’esprit sophistique mettait en doute les vérités du raisonnement, et l’insouciance, les affections du cœur.

C’est au milieu de cet affaissement déplorable, dans lequel les nations du Midi étaient tombées, que la religion chrétienne leur fit adopter l’empire du devoir, la volonté du dévouement et la certitude de la foi. Mais n’aurait-il pas mieux valu, dira-t-on, ramener à la vertu par la philosophie ? Il était impossible à cette époque d’influer sur l’esprit humain sans le secours des passions. La raison les combat, les religions s’en servent.

Toutes les nations de la terre avaient soif de l’enthousiasme. Mahomet, en satisfaisant ce besoin, fit naître un fanatisme avec la plus étonnante facilité. Quoique Mahomet fût un grand homme, ses prodigieux succès tinrent aux dispositions morales de son temps ; toutefois, sa religion n’étant destinée qu’aux peuples du Midi, elle eut pour unique but de relever l’esprit militaire, en offrant les plaisirs pour récompense des exploits. Elle créa des conquérants ; mais elle ne portait eu elle aucun germe de développement intellectuel. Le général-prophète ne s’était occupé que de l’obéissance, il n’avait formé que des soldats. Le dogme de la fatalité, qui rend invincible à la guerre, abrutissait pendant la paix. L’islamisme fut stationnaire dans ses effets ; il arrêta l’esprit humain, après l’avoir avancé de quelques pas. La religion chrétienne ayant un législateur dont le premier but était de perfectionner la morale, devant réunir sous la même bannière des nations de mœurs opposées, la religion chrétienne était bien plus favorable à l’accroissement des vertus et des facultés de l’âme.

Pour s’emparer de caractères si différents, ceux du Nord et ceux du Midi, il fallait combiner ensemble plusieurs mobiles divers.

La religion chrétienne dominait les peuples du Nord, en se saisissant de leur disposition à la mélancolie, de leur penchant pour les images sombres, de leur occupation continuelle et profonde du souvenir et de la destinée des morts. Le paganisme n’avait rien dans ses bases et dans ses principes qui pût le rendre maître de tels hommes. Les dogmes de la religion chrétienne, l’esprit exalté de ses premiers sectaires, favorisaient et dirigeaient la tristesse passionnée des habitants d’un climat nébuleux : quelques-unes de leurs vertus, la vérité, la chasteté, la fidélité dans les promesses, étaient consacrées par des lois divines. La religion, sans altérer la nature de leur courage, parvint à lui donner un autre objet. Il était dans leurs mœurs de tout supporter pour s’illustrer à la guerre. La religion leur demandait de braver les souffrances et la mort, pour la défense de sa foi et l’accomplissement de ses devoirs. L’intrépidité destructive fut changée en résolution inébranlable ; la force qui n’avait d’autre but que l’empire de la force, fut dirigée par des principes de morale. Les erreurs du fanatisme pervertirent souvent ces principes ; mais des hommes, jadis indomptables, reconnurent cependant une puissance au-dessus d’eux, des devoirs pour lois, des terreurs religieuses pour frein. L’homme faible put menacer l’homme fort, et l’on entrevit l’aurore de l’égalité dès cette époque.

Les peuples du Midi, susceptibles d’enthousiasme, se vouèrent facilement à la vie contemplative, qui était d’accord avec leur climat et leurs goûts. Ils accueillirent les premiers avec ardeur les institutions monacales. Les macérations, les austérités furent promptement adoptées par une nation que la satiété même des voluptés jetait dans l’exagération des observances religieuses. Dans ces têtes ardentes, aisément crédules, aisément fanatiques, germèrent toutes les superstitions et tous les crimes dont la raison a gémi. La religion leur fut moins utile qu’aux peuples du Nord, parce qu’ils étaient beaucoup plus corrompus, et qu’il est plus facile de civiliser un peuple ignorant, que de relever de sa dégradation un peuple dépravé. Mais la religion chrétienne ranima cependant des principes de vie morale dans quelques hommes sans but et sans liens ; elle ne put leur rendre une patrie ; mais elle donna de l’énergie à plusieurs caractères. Elle porta vers le ciel des regards souillés par les vices de la terre. À travers toutes les folies du martyre, il resta dans quelques âmes la force des sacrifices, l’abnégation de l’intérêt personnel, et une puissance d’abstraction et de pensée, dont on vit sortir des résultats utiles pour l’esprit humain.

La religion chrétienne a été le lien des peuples du Nord et du Midi ; elle a fondu, pour ainsi dire, dans une opinion commune des mœurs opposées ; et rapprochant des ennemis, elle en a fait des nations dans lesquelles les hommes énergiques fortifiaient le caractère des hommes éclairés, et les hommes éclairés développaient l’esprit des hommes énergiques.

Ce mélange s’est fait lentement, sans doute. La Providence éternelle prodigue les siècles à l’accomplissement de ses desseins, et notre existence passagère s’en irrite et s’en étonne : mais enfin les vainqueurs et les vaincus ont fini par n’être plus qu’un même peuple dans les divers pays de l’Europe, et la religion chrétienne y a puissamment contribué.

Avant d’analyser encore quelques autres avantages de la religion chrétienne, qu’il me soit permis de m’arrêter ici pour faire sentir un rapport qui m’a frappée entre cette époque et la révolution française.

Les nobles, ou ceux qui tenaient à cette première classe, réunissaient en général tous les avantages d’une éducation distinguée ; mais la prospérité les avait amollis, et ils perdaient par degré les vertus qui pouvaient excuser leur prééminence sociale. Les hommes de la classe du peuple, au contraire, n’avaient encore qu’une civilisation grossière, et des mœurs que les lois contenaient, mais que la licence devait rendre à leur férocité naturelle. Ils ont fait, pour ainsi dire, une invasion dans les classes supérieures de la société, et tout ce que nous avons souffert, et tout ce que nous condamnons dans la révolution, tient à la nécessité fatale qui a fait souvent confier la direction des affaires à ces conquérants de l’ordre civil. Ils ont pour but et pour bannière une idée philosophique ; mais leur éducation est à plusieurs siècles en arrière de celle des hommes qu’ils ont vaincus. Les vainqueurs, à la guerre et dans l’intérieur, ont plusieurs caractères de ressemblance avec les hommes du Nord, les vaincus beaucoup d’analogie avec les lumières et les préjugés, les vices et la sociabilité des habitants du Midi. Il faut que l’éducation des vainqueurs se fasse, il faut que les lumières qui étaient renfermées dans un très petit nombre d’hommes s’étendent fort au-delà, avant que les gouvernants de la France soient tous entièrement exempts de vulgarité et de barbarie. L’on doit espérer que la civilisation de nos hommes du Nord, que leur mélange avec nos hommes du Midi, n’exigera pas dix à douze siècles. Nous marcherons plus vite que nos ancêtres, parce qu’à la tête des hommes sans éducation il se trouve quelquefois des esprits remarquablement éclairés, parce que le siècle où nous vivons, la découverte de l’imprimerie, les lumières du reste de l’Europe doivent hâter les progrès de la classe nouvellement admise à la direction des affaires politiques ; mais l’on ne saurait prévoir encore par quel moyen la guerre des anciens possesseurs et des nouveaux conquérants sera terminée.

Heureux si nous trouvions, comme à l’époque de l’invasion des peuples du Nord, un système philosophique, un enthousiasme vertueux, une législation forte et juste, qui fût, comme la religion chrétienne l’a été, l’opinion dans laquelle les vainqueurs et les vaincus pourraient se réunir !

Ce mélange, cette réconciliation du Nord et du Midi, qui fut un si grand soulagement pour le monde, n’est pas le seul résultat utile de la religion chrétienne. La destruction de l’esclavage lui est généralement attribuée. Il faut encore ajouter à cet acte de justice, deux bienfaits dont on doit reconnaître en elle ou la source ou l’accroissement, le bonheur domestique et la sympathie de la pitié.

Tout se ressentait, chez les anciens, même dans les relations de famille, de l’odieuse institution de l’esclavage. Le droit de vie et de mort souvent accordé à l’autorité paternelle, les communs exemples du crime de l’exposition des enfants, le pouvoir des époux assimilé, sous beaucoup de rapports, à celui des pères, toutes les lois civiles enfin avaient quelque analogie avec le code abominable qui livrait l’homme à l’homme, et créait entre les humains deux classes, dont l’une ne se croyait aucun devoir envers l’autre. Cette base une fois adoptée, on n’arrivait à la liberté que par gradation. Les femmes pendant toute leur vie, les enfants pendant leur jeunesse, étaient soumis à quelques-unes des conditions de l’esclavage.

Dans les siècles corrompus de l’empire romain, la licence la plus effrénée avait arraché les femmes à la servitude par la dégradation ; mais c’est le christianisme qui, du moins dans les rapports moraux et religieux, leur a accordé l’égalité. Le christianisme, en faisant du mariage une institution sacrée, a fortifié l’amour conjugal, et toutes les affections qui en dérivent. Le dogme de l’enfer et du paradis annonce les mêmes peines, promet les mêmes récompenses aux deux sexes. L’Évangile qui commande des vertus privées, une destinée obscure, une humilité pieuse, offrait aux femmes autant qu’aux hommes les moyens d’obtenir la palme de la religion. La sensibilité, l’imagination, la faiblesse disposent à la dévotion. Les femmes devaient donc souvent surpasser les hommes, dans cette émulation de christianisme qui s’empara de l’Europe durant les premiers siècles de l’histoire moderne.

La religion et le bonheur domestique fixèrent la vie errante des peuples du Nord, ils s’établirent dans une contrée, ils demeurèrent en société. La législation de la vie civile se réforma selon les principes de la religion. C’est donc alors que les femmes commencèrent à être de moitié dans l’association humaine. C’est alors aussi que l’on connut véritablement le bonheur domestique. Trop de puissance déprave la bonté, altère toutes les jouissances de la délicatesse ; les vertus et les sentiments ne peuvent résister d’une part à l’exercice du pouvoir, de l’autre à l’habitude de la crainte. La félicité de l’homme s’accrut de toute l’indépendance qu’obtint l’objet de sa tendresse ; il put se croire aimé ; un être libre le choisit ; un être libre obéit à ses désirs. Les aperçus de l’esprit, les nuances senties par le cœur se multiplièrent avec les idées et les impressions de ces âmes nouvelles, qui s’essayaient à l’existence morale, après avoir longtemps langui dans la vie.

Les femmes n’ont point composé d’ouvrages véritablement supérieurs ; mais elles n’en ont pas moins éminemment servi les progrès de la littérature, par la foule de pensées qu’ont inspirées aux hommes les relations entretenues avec ces êtres mobiles et délicats. Tous les rapports se sont doublés, pour ainsi dire, depuis que les objets ont été considérés sous un point de vue tout à fait nouveau. La confiance d’un lien intime en a plus appris sur la nature morale, que tous les traités et tous les systèmes qui peignaient l’homme tel qu’il se montre à l’homme, et non tel qu’il est réellement.

La pitié pour la souffrance devait exister de tous les temps au fond du cœur : cependant une grande différence caractérise la morale des anciens, et la distingue de celle du christianisme ; l’une est fondée sur la force, et l’autre sur la sympathie. L’esprit militaire, qui doit avoir présidé à l’origine des sociétés, se fait sentir encore jusque dans la philosophie stoïcienne ; la puissance sur soi-même y est exercée, pour ainsi dire, avec une énergie guerrière. Le bonheur des autres n’est point l’objet de la morale des anciens ; ce n’est pas les servir, c’est se rendre indépendant d’eux, qui est le but principal de tous les conseils des philosophes.

La religion chrétienne exige aussi l’abnégation de soi-même, et l’exagération monacale pousse même cette vertu fort au-delà de l’austérité philosophique des anciens ; mais le principe de ce sacrifice dans la religion chrétienne, c’est le dévouement à son Dieu ou à ses semblables, et non, comme chez les stoïciens, l’orgueil et la dignité de son propre caractère. En étudiant le sens de l’Évangile, sans y joindre les fausses interprétations qui en ont été faites, on voit aisément que l’esprit général de ce livre, c’est la bienfaisance envers les malheureux. L’homme y est considéré comme devant recevoir une impression profonde par la douleur de l’homme.

Une morale toute sympathique était singulièrement propre à faire connaître le cœur humain ; et quoique la religion chrétienne commandât, comme toutes les religions, de dompter ses passions, elle était beaucoup plus près que le stoïcisme de reconnaître leur puissance. Plus de modestie, plus d’indulgence dans les principes, plus d’abandon dans les aveux permettaient davantage au caractère de l’homme de se montrer ; et la philosophie, qui a pour but l’étude des mouvements de l’âme, a beaucoup acquis par la religion chrétienne.

La littérature lui doit beaucoup aussi dans tous les effets qui tiennent à la puissance de la mélancolie. La religion des peuples du Nord leur inspirait de tout temps, il est vrai, une disposition à quelques égards semblable ; mais c’est au christianisme que les orateurs français sont redevables des idées fortes et sombres qui ont agrandi leur éloquence.

On a reproché à la religion chrétienne d’avoir affaibli les caractères : l’Évangile a eu pour but de combattre la férocité ; or il est impossible d’inspirer tout à la fois beaucoup d’humanité pour ses semblables, et la plus complète insensibilité pour soi. Il fallait rendre au meurtre ses épouvantables couleurs ; il fallait faire horreur du sang et de la mort ; et la nature ne permet pas que la sympathie s’exerce tout entière au dehors de nous. Le fanatisme, à diverses époques, étouffa les sentiments de douceur qu’inspirait la religion chrétienne ; mais c’est l’esprit général de cette religion que je devais examiner ; et de nos jours, dans les pays où la réformation est établie, on peut encore remarquer combien est salutaire l’influence de l’Évangile sur la morale.

Le paganisme, tolérant par son essence, est regretté par les philosophes, quand ils le comparent au fanatisme que la religion chrétienne a inspiré. Quoique les passions fortes entraînent à des crimes que l’indifférence n’eût jamais causés, il est des circonstances dans l’histoire où ces passions sont nécessaires pour remonter les ressorts de la société. La raison, avec l’aide des siècles, s’empare de quelques effets de ces grands mouvements ; mais il est de certaines idées que les passions font découvrir, et qu’on aurait ignorées sans elles. Il faut des secousses violentes pour porter l’esprit humain sur des objets entièrement nouveaux ; ce sont les tremblements de terre, les feux souterrains, qui montrent aux regards de l’homme des richesses dont le temps seul n’eût pas suffi pour creuser la route.

Je crois voir une preuve de plus de cette opinion, dans l’influence qu’a exercée sur les progrès de la métaphysique l’étude de la théologie. On a souvent considéré cette étude comme l’emploi le plus oisif de la pensée, comme l’une des principales causes de la barbarie des premiers siècles de notre ère. Néanmoins c’est un genre d’effort intellectuel, qui a singulièrement développé les facultés de l’esprit. Si l’on ne juge le résultat d’un tel travail que dans ses rapports avec les arts d’imagination, rien ne peut en donner une idée plus défavorable. La noblesse, l’élégance, la grâce des formes antiques semblaient devoir disparaître à jamais sous les pédantesques erreurs des écrivains théologiques. Mais le genre d’esprit qui rend propre à l’étude des sciences, se formait par les disputes sur les dogmes, quoique leur objet fût aussi puéril qu’absurde.

L’attention et l’abstraction sont les véritables puissances de l’homme penseur ; ces facultés seules peuvent servir aux progrès de l’esprit humain. L’imagination, les talents qui en dérivent ne raniment que les souvenirs ; mais c’est uniquement par la méthode métaphysique qu’on peut atteindre aux idées vraiment nouvelles. Les dogmes spirituels exerçaient les hommes à la conception des pensées abstraites ; et la longue contention d’esprit qu’exigeait l’enchaînement des subtiles conséquences de la théologie, rendait la tête propre à l’étude des sciences exactes. Comment se fait-il, dira-t-on, qu’approfondir l’erreur puisse jamais servir à la connaissance de la vérité ? C’est que l’art du raisonnement, la force de méditation qui permet de saisir les rapports les plus métaphysiques, et de leur créer un lien, un ordre, une méthode, est un exercice utile aux facultés pensantes, quel que soit le point d’où l’on part et le but où l’on veut arriver.

Sans doute, si les facultés développées dans ce genre de travail n’avaient point été depuis dirigées sur d’autres objets, il n’en fût résulté que du malheur pour le genre humain ; mais quand on voit, à la renaissance des lettres, la pensée prendre tout à coup un si grand essor, les sciences avancer en peu de temps d’une manière si étonnante, on est conduit à croire que, même en faisant fausse route, l’esprit acquérait des forces qui ont hâté ses pas dans la véritable carrière de la raison et de la philosophie.

Quelques hommes peuvent se livrer par goût à l’étude des idées abstraites ; mais le grand nombre n’y est jamais jeté que par un intérêt de parti. Les connaissances politiques avaient fait de grands progrès dans les premières années de la révolution française, parce qu’elles servaient l’ambition de plusieurs, et agitaient la vie de tous. Les questions théologiques, dans leur temps, avaient été l’objet d’un intérêt aussi vif, d’une analyse aussi profonde, parce que les querelles qu’elles faisaient naître étaient animées par l’avidité du pouvoir et la crainte de la persécution. Si l’esprit de faction ne s’était pas introduit dans la métaphysique, si les passions ambitieuses n’avaient pas été intéressées dans les discussions abstraites, les esprits ne s’y seraient jamais assez vivement attachés, pour acquérir, dans ce genre difficile, tous les moyens nécessaires aux découvertes des siècles suivants.

Ainsi marche l’instruction pour la masse des hommes. Quand les opinions que l’on professe sur un ordre d’idées quelconque, deviennent la cause et les armes des partis, la haine, la fureur, la jalousie parcourent tous les rapports, saisissent tous les côtés des objets en discussion, agitent toutes les questions qui en dépendent ; et lorsque les passions se retirent, la raison va recueillir, au milieu du champ de bataille, quelques débris utiles à la recherche de la vérité.

Toute institution bonne relativement à tel danger du moment, et non à la raison éternelle, devient un abus insupportable, après avoir corrigé des abus plus grands. La chevalerie était nécessaire pour adoucir la férocité militaire par le culte des femmes et l’esprit religieux ; mais la chevalerie, comme un ordre, comme une secte, comme tout ce qui sépare les hommes au lieu de les réunir, dut être considérée comme un mal funeste, dès qu’elle cessa d’être un remède indispensable.

La jurisprudence romaine, qu’il était trop heureux de faire recevoir à des peuples qui ne connaissaient que le droit des armes, devint une étude astucieuse et pédantesque, et absorba la plupart des savants échappés à la théologie.

La connaissance des langues anciennes, qui a ramené le véritable goût de la littérature, inspira pendant quelque temps une ridicule fureur d’érudition. Le présent et l’avenir furent comme anéantis par le puéril examen des moindres circonstances du passé. Des commentaires sur les ouvrages des anciens avaient pris la place des observations philosophiques : il semblait qu’entre la nature et l’homme, il dût toujours exister des livres. Le prix qu’on attachait à l’érudition était tel, qu’il absorbait en entier l’esprit créateur. Tout ce qui concernait les anciens obtenait alors un égal degré d’intérêt ; on eût dit qu’il importait bien plus de savoir que de choisir.

Néanmoins tous ces défauts avaient eu leur utilité ; et l’on s’aperçoit, à la renaissance des lettres, que les siècles appelés barbares ont servi, comme les autres, d’abord à la civilisation d’un plus grand nombre de peuples, puis au perfectionnement même de l’esprit humain.

Si l’on ne considère cette époque de la renaissance des lettres que sous le seul rapport des ouvrages de goût et d’imagination, l’on trouvera sans doute que près de seize cents ans ont été perdus, et que depuis Virgile jusqu’aux mystères catholiques représentés sur le théâtre de Paris, l’esprit humain, dans la carrière des arts, n’a fait que reculer vers la plus absurde des barbaries ; mais il n’en est pas de même des ouvrages de philosophie. Bacon, Machiavel, Montaigne, Galilée, tous les quatre presque contemporains dans des pays différents, ressortent tout à coup de ces temps obscurs, et se montrent cependant de plusieurs siècles en avant des derniers écrivains de la littérature ancienne, et surtout des derniers philosophes de l’antiquité.

Si l’esprit humain n’avait pas marché pendant les siècles même durant lesquels on a peine à suivre son histoire, aurait-on vu dans la morale, dans la politique, dans les sciences, des hommes qui, à l’époque même de la renaissance des lettres, ont de beaucoup dépassé les génies les plus forts parmi les anciens ? S’il existe une distance infinie entre les derniers hommes célèbres de l’antiquité et les premiers, qui, parmi les modernes, se sont illustrés dans la carrière des sciences et des lettres ; si Bacon, Machiavel et Montaigne ont des idées et des connaissances infiniment supérieures à celles de Pline, de Marc-Aurèle, etc., n’est-il pas évident que la raison humaine a fait des progrès pendant l’intervalle qui sépare la vie de ces grands hommes ? Car il ne faut pas oublier le principe que j’ai posé dès le commencement de cet ouvrage ; c’est que le génie le plus remarquable ne s’élève jamais au-dessus des lumières de son siècle, que d’un petit nombre de degrés.

L’histoire de l’esprit humain, pendant les temps qui se sont écoulés entre Pline et Bacon, entre Épictète et Montaigne, entre Plutarque et Machiavel, nous est peu connue, parce que la plupart des hommes et des nations se confondent dans un seul événement, la guerre. Mais les exploits militaires ne conservent qu’un faible intérêt par-delà l’époque de leur puissance. Il n’y a qu’un fait pour l’homme éclairé depuis le commencement du monde, ce sont les progrès des lumières et de la raison. Néanmoins, de même que le savant observe le travail secret par lequel la nature combine ses développements, le moraliste aperçoit la réunion des causes qui ont préparé, pendant quatorze cents ans, l’état actuel des sciences et de la philosophie.

Quelle force l’esprit humain n’a-t-il pas montrée tout à coup au milieu du quinzième siècle ! que de découvertes importantes ! quelle marche nouvelle a été adoptée dans peu d’années ! Des progrès si rapides, des succès si étonnants peuvent-ils ne se rapporter à rien d’antérieur ? et dans les arts même, le mauvais goût n’a-t-il pas été promptement écarté ? Les progrès de la pensée ont fait trouver en peu de temps les principes du vrai beau dans tous les genres, et la littérature ne s’est perfectionnée si vite que parce que l’esprit était tellement exercé, qu’une fois rentré dans la route de la raison, il devait y marcher à grands pas.

Une cause principale de l’émulation ardente qu’ont excitée les lettres au moment de leur renaissance, c’est le prodigieux éclat que donnait alors la réputation de bon écrivain. On est confondu des hommages sans nombre qu’obtint Pétrarque, de l’importance inouïe qu’on attachait à la publication de ses sonnets. On était lassé de cet absurde préjugé militaire qui voulait dégrader la littérature ; on se jeta dans l’extrême opposé. Peut-être aussi que tout le faste de ces récompenses d’opinion était nécessaire pour exciter aux difficiles travaux qu’exigeaient, il y a trois siècles, le perfectionnement des langues modernes, la régénération de l’esprit philosophique, et la création d’une méthode nouvelle pour la métaphysique et les sciences exactes.

Arrêtons-nous cependant à l’époque qui commence la nouvelle ère, à dater de laquelle peuvent se compter, sans interruption, les plus étonnantes conquêtes du génie de l’homme ; et, comparant nos richesses avec celles de l’antiquité, loin de nous laisser décourager, par l’admiration stérile du passé, ranimons-nous par l’enthousiasme fécond de l’espérance ; unissons nos efforts, livrons nos voiles au vent rapide qui nous entraîne vers l’avenir.