(1875) Premiers lundis. Tome III « L’Ouvrier littéraire : Extrait des Papiers et Correspondance de la famille impériale »
/ 1899
(1875) Premiers lundis. Tome III « L’Ouvrier littéraire : Extrait des Papiers et Correspondance de la famille impériale »

L’Ouvrier littéraire : Extrait des Papiers et Correspondance de la famille impériale8

Note de M. Sainte-Beuve au sujet des encouragements à donner aux gens de lettres.

Cette pièce, écrite de la main de M. Sainte-Beuve, était accompagnée de la lettre suivante, adressée probablement à M. Mocquard.

Monsieur,

« Voici une note qui est bien informe ; elle exprime du moins des vœux sincères et dans lesquels domine avant tout l’appréciation de tout ce qui se fait de grand là où vous êtes et dont nous sommes témoins9.

« Veuillez, Monsieur, agréer l’expression de mes sentiments respectueux,

« Sainte-Beuve. »

Une note du Cabinet résumait ainsi le mémoire de l’auteur des Causeries :

5 avril 1856.

M. Sainte-Beuve. — Nécessité d’exercer une influence sur les hommes de lettres, autres que ceux appartenant à l’Université et aux Académies.

Trois moyens :

1° Soulager les infortunes des écrivains pauvres, au nom de l’empereur, en ménageant l’amour-propre ;

2° Fondation annuelle pour prix à des sujets désignés par une Commission ;

3° Logement au Louvre pour la représentation nouvelle de la littérature, et rapports directs de cette Société avec l’empereur ou son ministre d’État, en dehors de l’Instruction publique.

Ces moyens ne sont que superficiellement indiqués. La question est soumise à Sa Majesté avec prière de vouloir bien la faire étudier.

Le gouvernement de l’empereur10 n’est pas de ceux qui craignent d’avoir affaire à la démocratie, sous quelque forme qu’elle se présente, parce que ce gouvernement a la puissance et le secret de l’élever et de l’organiser.

La littérature en France est aussi une démocratie, elle l’est devenue. La très-grande majorité des gens de lettres sont des travailleurs, des ouvriers d’une certaine condition, vivant de leur plume.

On n’entend parler ici ni des lettrés qui appartiennent à l’Université, ni de ceux qui font partie des Académies, mais de la très-grande majorité des écrivains composant ce qu’on appelle la Presse littéraire.

Cette littérature, jusqu’ici, a toujours été abandonnée à elle-même, et elle s’en est mal trouvée : la société aussi s’en est mal trouvée. Sous la Restauration, cette littérature était encore contenue par des doctrines et des espèces de principes ; sous le régime des dix-huit années, elle n’a plus rien eu qui la contînt, et le désir du gain, joint au besoin de faire du bruit, a produit beaucoup d’œuvres qui ont contribué à la dissolution des pouvoirs publics et des idées.

Il s’est établi une sorte de préjugé, qu’on ne peut diriger cette sorte de littérature vague : c’est une bohème qu’on laisse errer.

Au contraire, rien n’est plus facile que d’y influer efficacement, sinon de la diriger.

Dans l’absence totale de parti pris, dans l’état de dissémination et de dispersion complète où en est cette littérature, la moindre attraction venue du centre la ferait rentrer et se mouvoir dans l’orbite des choses régulières, du moins quant à son ensemble.

Cette littérature est assez fidèlement représentée par la Société dite des Gens de Lettres. Cette Société, dans laquelle est admis, moyennant la plus modique cotisation, quiconque a publié un volume, se compose de la presque totalité des gens de lettres en activité.

La Société des gens de lettres est régie par un Comité qui, jusqu’ici, n’a guère eu à s’occuper que des questions d’intérêts matériels, industriels, relatifs à la littérature, et aussi des soins de bienfaisance envers les confrères nécessiteux dont elle vient à connaître le malheur. Par cela seul que ce Comité se compose de gens de lettres plus en renom, ou ayant assez de loisir pour veiller aux intérêts généraux, il offre des garanties, et il en offrirait autant que l’on pourrait désirer.

La Société des auteurs dramatiques, qui diffère par son titre de la Société des gens de lettres, n’en est guère qu’une branche plus spéciale et développée. Les deux Sociétés pourraient être considérées comme étant comprises dans la dénomination générale.

Si le regard de l’empereur se portait sur cette classe de travailleurs appelés les gens de lettres, comme il s’est porté sur d’autres classes d’ouvriers et de travailleurs, cette supériorité souveraine, à qui la France doit tant, trouverait sans nul doute des moyens d’organisation relative et appropriée.

On ne peut que tâtonner en attendant. — Et d’abord, comme dans les infortunes et les misères des gens de lettres l’amour-propre et la mauvaise honte jouent un grand rôle, comme ce sont les plus honteux et les plus fiers de tous les pauvres honteux, on voit combien un intérêt direct, un bien-fait direct, régulier, dont l’origine remonterait à l’empereur et ne remonterait qu’à lui, dont le mode de distribution aurait été réglé ou approuvé par lui, honorerait et relèverait ceux qui en seraient les objets, en même temps que tous les autres membres en ressentiraient une vraie reconnaissance.

Et quant à la direction morale à indiquer aux travaux de l’esprit, il suffirait peut-être d’une fondation annuelle par laquelle on proposerait des sujets à traiter soit pour la poésie, soit pour la prose, des sujets nationaux, actuels, pas trop curieux ni trop érudits, mais conformes à la vie et aux instincts de la société moderne. Une Commission nommée chaque année pourrait désigner ces sujets proposés à l’émulation de tous.

Louis XIV logeait son Académie française au Louvre. Pourquoi la représentation nouvelle de la littérature n’aurait-elle pas l’honneur d’une pareille hospitalité et n’obtiendrait-elle pas une des nouvelles salles de ce grand palais ? Rien n’avertit une littérature d’être digne, sérieuse, honnête, comme de sentir qu’on a l’œil sur elle et qu’elle est l’objet d’une haute attention.

Les corps académiques actuels, par la manière dont ils sont composés et dont ils se recrutent, sont voués pour longtemps peut-être à la bouderie ou à une médiocre action publique. S’ils s’obstinaient à rester en retard sur la société et à fermer les yeux à ce qui est, une telle institution élevée tout en face les vieillirait vite, et dans tous les cas elle les avertirait.

A un ordre social nouveau il faut des fondations nouvelles et qui en reçoivent l’esprit. Qu’il y ait aussi l’Académie du suffrage universel. L’honneur serait non d’y être admis, mais d’y être couronné.

Les beaux esprits pourraient sourire d’abord, comme ils sourient de tout en France, mais la France n’est pas dans quelques salons, et les travailleurs, dans quelque ordre qu’ils soient, sont trop occupés pour sourire : ils sont sérieux et seraient reconnaissants.

L’ancienne Académie ne relevait que du roi ; c’était son privilège et sa noblesse ; il serait bon que la nouvelle institution ne relevât aussi que de l’empereur, le plus directement possible et avec le moins d’intermédiaires.

Le ministère de l’Instruction publique est trop voué à la littérature savante, classique et universitaire pour être un intermédiaire tout à fait approprié.

Le ministère de l’Intérieur est occupé de trop de choses administratives, politiques.

Ce serait du ministère même de la maison de l’empereur, et, s’il était possible, de la personne même du prince, que relèverait l’institution littéraire. Une audience par année suffirait à consacrer et à maintenir le lien d’honneur qui flatterait et attacherait les amours-propres bien placés et toujours voisins du cœur.

On ne fait en tout ceci que balbutier. La pensée napoléonienne, si elle daigne s’arrêter un instant sur cette question, saura y mettre ce cachet qu’elle met à tout. Coordonner en un mot la littérature avec tout l’ensemble des institutions de l’empire, et faire que cette seule chose ne reste pas livrée au pur hasard, voilà le point précis.

Et le moment est propice entre tous, l’à-propos est unique. Si l’on a attendu jusqu’à ce jour, il semble que ce retard même ait été une sagesse, afin de mieux faire et d’agir en pleine lumière et en toute sérénité. Un enfant désiré de la France vient de naître ; une paix qui doit être glorieuse, pour répondre à une si noble guerre, vient couronner tous les souhaits et ouvrir une ère illimitée d’espérances. Il y a comme des soleils de printemps pour les nations. Quelque chose est dans l’air qui adoucit, qui rallie, et oblige tout bon Français à sentir que la France n’a jamais été dans une plus large voie de prospérité et de grandeur. Ce que l’armée, ce que l’industrie, ce que les serviteurs de la France et les travailleurs de tout genre ont obtenu de l’attention magnanime du prince, que la littérature sente qu’elle l’obtient aussi à son tour ; et ces gens de lettres, qui hier encore se décourageaient ou se dispersaient au hasard en laissant s’égarer leur talent, deviendront véritablement alors des serviteurs de la France, des travailleurs utiles et dignes.

Ce document, en raison même de la publicité qu’on lui a donnée, était tout naturellement indiqué pour faire partie des œuvres non recueillies de M. Sainte-Beuve, que nous recherchons. Il a été fort attaqué, quand il a paru pour la première fois, notamment dans un article sans signature du journal le Rappel (n° du 18 mars 1871). Nous ne croyons pas, quant à nous, qu’il nous soit permis d’entrer dans la discussion, comme éditeur des œuvres posthumes de M. Sainte-Beuve, et comme son dernier secrétaire pendant huit ans. Nous demandons seulement la permission de mettre en regard de la pièce ci-dessus un autre portrait de l’ouvrier littéraire, écrit quelques années après 1864), et dans lequel la pensée de M. Sainte-Beuve éclate tout entière, sans préoccupation officielle cette fois, à moins qu’on ne considère comme telle l’expression les vœux de la fin. C’est le morceau qui termine le premier article sur l’ouvrage de M. Le Play, la Réforme sociale en France (Nouveaux Lundis, tome IX) :

Puisque l’émulation s’en mêle, s’écrie gaiement M. Sainte-Beuve, elle me gagne à mon tour et je suis tenté de venir payer incidemment ma quote-part. Parmi tous ces types d’ouvriers que M. Le Play ou ses collaborateurs ont si bien décrits, l’ouvrier émigrant ou le maçon, l’ouvrier sédentaire ou le tailleur, le charpentier de Paris, compagnon du devoir ou de la liberté, etc., il en est un qu’ils ont négligé et que je signale à leur attention ; celui-là, je l’ai observé de près depuis bien des années, et j’ai vécu avec lui, je pourrais dire, comme lui ; aussi suis-je en état de le décrire, et je l’essayerai même, puisque l’idée m’en est venue : c’est l’ouvrier littéraire.

Lui aussi, il est un ouvrier parisien par excellence, généreux, vif, amusant, malin, indiscret, aimable, — généralement imprévoyant : et pourquoi n’ajouterai-je pas ? il a raison de l’être. Il engendrerait trop de soucis autrement. Sa gaieté, ses saillies, ses étincelles, le meilleur de sa verve est à ce prix. L’ouvrier littéraire ne s’est pas fait lui-même : il est le produit de l’éducation, et s’il s’est égaré en prenant sa voie qui n’est pas une voie, la faute en est d’abord à cette direction singulière qu’on nous donne et à la culture première que nous recevons. On nous apprend à aimer le beau, l’agréable, à avoir de la gentillesse en vers latins, en compositions latines et françaises, à priser avant tout le style, le talent, l’esprit frappé en médailles, en beaux mots, ou jaillissant en traits vifs, la passion s’épanchant du cœur en accents brûlants ou se retraçant en de nobles peintures ; et l’on veut qu’au sortir de ce régime excitant, après des succès flatteurs pour l’amour-propre et qui nous ont mis en vue entre tous nos condisciples, après nous être longtemps nourris de la fleur des choses, nous allions, du jour au lendemain, renoncer à ces charmants exercices et nous confiner à des titres de Code, à des dossiers, à des discussions d’intérêt ou d’affaires, ou nous livrer à de longues études anatomiques, à l’autopsie cadavérique ou à l’autopsie physiologique (comme l’appelle l’illustre Claude Bernard) ! Est-ce possible, pour quelques-uns du moins, et de ceux qu’on répute les plus spirituels et qui brillaient entre les humanistes ou les rhétoriciens ? On sort du collège, et, à peine sorti, on a déjà choisi son point de mire, son modèle dans quelque écrivain célèbre, dans quelque poëte préféré : on lui adresse son admiration, on lui porte ses premiers vers ; on devient son disciple, son ami, pour peu qu’il soit bon prince ; on est lancé déjà ; à sa recommandation peut-être, un libraire consent à imprimer gratis vos premiers vers ; un journal du moins les insère ; on y glisse de la prose en l’honneur du saint qu’on s’est choisi et à la plus grande gloire des doctrines dont on a le culte juvénile : comment revenir après cela ? Si l’on est honnête, on garde, même dans les vivacités de cet âge, des réserves et des égards : on ne s’attaque dans les adversaires qu’aux travers de l’esprit, non à des ridicules extérieurs ou futiles que le plus souvent on serait réduit à inventer ; on s’abstient de la calomnie, cette chose odieuse ; du mensonge, cette chose honteuse ! L’on sait, jusque dans la mêlée du combat, observer l’honneur littéraire, les délicatesses du métier. Mais que de hasards d’ailleurs, que de témérités de plume ! que d’insolences involontaires ! que d’étranges jugements de choses et de personnes, qu’on est étonné plus tard d’avoir proférés ! On vit dans un temps où les journaux sont tout et où seuls, presque seuls, ils rétribuent convenablement leur homme : on est journaliste ; on l’est, fût-on romancier, car c’est en feuilletons que paraissent vos livres même, et l’on s’en aperçoit ; ils se ressentent à tout moment des coupures, des attentes et des suspensions d’intérêt du feuilleton ; ils en portent la marque et le pli. On a des veines de succès, on a des mortes-saisons et des froideurs. On vit au jour le jour ; l’or coule par flots, puis il tarit ; mais aussi, comme l’ouvrier parisien, on a l’heureuse faculté de l’imprévoyance : on a sa guinguette, on a ses soirées ; on a le théâtre ; on rencontre, on échange de prompts et faciles sourires ; on nargue la famille ; on est en dehors des gouvernements ; même si on les sert, on sent qu’on n’en est pas. De tout temps, on l’a observé, les gens de lettres n’ont pas été des mieux et n’ont pas fait très-bon ménage avec les hommes politiques, même avec ceux qu’ils ont servis ; on l’a remarqué des plus grands écrivains, gens de fantaisie ou d’humeur, de Chateaubriand, de Swift ; écrivains et gouvernants, ils peuvent s’aimer comme hommes, ils sont antipathiques comme race. Pourquoi cela ? Les points de vue d’où l’on part et ceux où l’on tend sont si différents, si contraires ; les mobiles sont si opposés ! La bohème, même la plus sérieuse et la plus honnête, — et par bohème j’entends tout ce qui est précaire, — est à cent lieues de la bureaucratie, même la plus prévenante et la plus polie. La politique, il est vrai, est au-dessus et peut avoir l’œil sur toute chose ; mais se soucie-t-elle de ce monde léger dont chaque plume n’est rien, dont toutes les plumes toutefois finissent par peser et comptent ? Quoi qu’il en soit, en fait l’ouvrier littéraire, dans son imprévoyance, se multiplie et pullule chaque jour ; son existence est devenue une nécessité, un produit naturel et croissant de vie échauffée qui se porte à la tête et qui constitue la civilisation parisienne. Poussée à ce degré, l’espèce (qu’on me passe ce mot scientifique) n’est-elle pas aussi un inconvénient, — Dieu me garde de dire un danger ? Si l’ouvrier littéraire ne s’aigrit pas en vieillissant et en grisonnant, c’est qu’il est bon de nature et un peu léger. Ce qu’il a dû éprouver (et je n’en excepte aucun) de rebuts, d’ennuis, de mortifications d’amour-propre, de piqûres à découvert ou d’affronts secrets, il le sait plus qu’il ne le dit, car c’est un gueux fier. Par bonheur, je le répète, il a l’insouciance tant qu’il a sa plume, comme le militaire tant qu’il tient l’épée. La comparaison cloche toutefois : le militaire a pour lui l’avancement et les honneurs du grade : l’ouvrier littéraire, en général, n’avance pas ; il n’a pas de grade reconnu, même dans son ordre. Il tourne le dos à l’Académie. Les difficultés augmentent d’ordinaire pour lui vers quarante ou quarante-cinq ans, c’est-à-dire à l’âge où bien des gens dans d’autres professions ont déjà fait leur fortune et où tous du moins sont casés. Lui, s’il ne parvient pas à être une des fonctions utiles et nécessaires d’un journal, une des quatre ou six roues qui le font aller, il reste nomade et errant ; il végète ; il est obligé d’offrir son travail : on ne sait pas tout ce que cette offre amène avec soi de lenteurs, de désagréments et de mécomptes. Et là où il est le mieux et où il a dressé sa tente, là où le débouché lui est ouvert, dans cette consommation et cette prodigalité d’esprit de chaque jour, quel travail de Danaïdes, s’il y réfléchit ! que de saillies, de traits charmants et sensés, que de précieux ou de piquants souvenirs, que d’idées, que de trésors jetés aux quatre vents de l’horizon et qu’il ne recueillera jamais ! que de poudre d’or embarquée sur des coquilles de noix et abandonnée au fil de l’eau !… Ne serait-il pas juste de s’occuper un peu de cette race, après tout intéressante et qui en vaut une autre ? Est-ce le laisser aller absolu, l’individualisme sans limite qui est le meilleur régime ? et de sages institutions d’emploi, d’occupation sûre, de retraite encore laborieuse, de rangement graduel avec les années, de crédit, — oh ! un crédit très-mobilier, — d’avenir final, sont-elles à jamais impossibles ? Un cœur éminent (Enfantin), qui vient de s’éteindre, y avait songé ; d’autres depuis y ont songé encore.

Je propose à M. Le Play le problème pour une des futures livraisons des Ouvriers des Deux Mondes