(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Charles-Quint après son abdication, au monastère de Saint-Just »
/ 1972
(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Charles-Quint après son abdication, au monastère de Saint-Just »

Charles-Quint après son abdication, au monastère de Saint-Just32

En repassant l’autre jour en idée les abdications forcées ou volontaires de rois et d’empereurs, j’ai été naturellement amené à penser à Charles-Quint, le plus mémorable exemple que l’histoire nous offre antérieurement à notre temps, et un simple coup d’œil m’a fait apercevoir à quel degré de précision et d’intérêt les travaux récents ont porté l’examen et l’exposé de ce curieux épisode. L’histoire de Charles-Quint tout entière, dont Robertson semblait avoir élevé le monument définitif, a été renouvelée de nos jours par la connaissance directe des sources et des papiers d’État contenus dans les archives des divers pays, régis et gouvernés par ce puissant monarque ; l’étude des diverses branches dont se compose, en si grand nombre, ce règne étendu et complexe est devenue l’objet d’une savante émulation, et en Espagne, et à Vienne, et en Belgique surtout par les exactes et si essentielles publications de M. Gachard : en France, M. Mignet a résumé pour tous la plupart des nouveaux résultats et y a ajouté pour son propre compte, dans le grave et majestueux tableau qu’il a consacré aux dernières années du vieil empereur.

Quelles furent les causes qui amenèrent un politique si profond, si ambitieux, si habile, émancipé et souverain depuis l’âge de quinze ans, initié dès lors aux plus grandes affaires, qui avait reçu coup sur coup en héritage des royaumes et des mondes, avait brigué et obtenu l’Empire, qui défendait, la Catholicité et aux frontières contre les mécréants, et au cœur contre les hérétiques, qui avec toutes ses couronnes recommençait presque la grandeur et l’universalité de la puissance de Charlemagne (moins, il est vrai, ce quartier du milieu qu’on appelle la France), — quelles raisons, dis-je, quels motifs véritables ramenèrent un jour à renoncer à tout cela en plein démêlé, en plein écheveau d’affaires, à se démettre à l’âge de cinquante-cinq ans, à se confiner dans un cloître, à vouloir y mourir ? Était-ce affaiblissement d’esprit ? Eut-il bientôt du regret, comme on l’a dit, de s’être annulé ? Ne s’occupait-il dans ce cloître où il habita dix-huit mois que de son salut et de l’éternité ? ou de construire des horloges ? ou d’assister et de présider à ses propres funérailles ? — Toutes ces questions, sur lesquelles on n’avait, avant ces dernières années, que des réponses incomplètes, insuffisantes, et dont la légende même avait essayé de s’emparer pour y broder, sont aujourd’hui résolues, et l’on ne connaît guère mieux ce que faisait, disait et pensait chaque jour Napoléon à Sainte-Hélène que ce que faisait et pensait Charles-Quint à Saint-Just.

Les vraies raisons de sa détermination finale, Charles-Quint les a dites sans arrière-pensée dans cette mémorable séance du 25 octobre 1555, tenue à Bruxelles en présence des États assemblés, lorsqu’après avoir fait faire un exposé de motifs par un de ses conseillers, il prit lui-même la parole et rendit compte de sa conduite présente en même temps qu’il résuma tout son règne, dans un discours improvisé pour lequel il s’aida de quelques notes et dont on connaît amplement la substance.

De tous les États et lieux qui faisaient partie de sa vaste monarchie, Charles-Quint choisit exprès, pour cet acte solennel, la capitale des provinces belges, où il était né, où il avait été nourri, qu’il affectionnait particulièrement, et aux institutions desquelles il rendait ainsi le plus bel hommage ; il voulut imprimer, à cette renonciation politique suprême comme un caractère de famille ; et lui, le plus hautain partout ailleurs et le grave des maîtres, il eut ce jour-là des accents de cordialité et presque de bonhomie. Il rappela en commençant :

« Qu’il y avait quarante ans que dans la même salle, dans le même lieu, et quasi à la même heure, il avait été émancipé du consentement de l’empereur Maximilien, son grand-père ; qu’il n’avait alors que quinze ans ; qu’en 1516 le roi catholique étant mort, il fut obligé de passer en Espagne l’année suivante ; qu’en 1519 il perdit l’empereur, son aïeul ; qu’alors il sollicita l’élection à l’Empire, non par ambition d’avoir plus de seigneuries, mais pour le bien de plusieurs de ses royaumes et pays, et principalement de ceux de par deçà ; que, depuis, il avait fait neuf voyages en Allemagne, six en Espagne, sept en Italie, dix aux Pays-Bas, quatre en France, deux en Angleterre, et deux en Afrique, sans compter ses visites en ses autres royaumes, pays et îles, lesquelles avaient été nombreuses, et son passage par la France en 1539, qui n’était pas la moindre de ses entreprises ; qu’il avait, dans ces divers voyages, traversé huit fois la Méditerranée et trois fois l’Océan… »

Quarante années d’un semblable règne, de telles fatigues pour pourvoir à tout instant et subvenir à tant de royaumes et d’États disjoints, une santé détruite et dont le délabrement dans sa personne était visible à tous, justifiaient suffisamment une pensée de retraite depuis longtemps conçue, mais qu’il avait fallu ajourner jusqu’à ce que son fils eût atteint l’âge d’homme.

Un autre motif qui l’avait fait différer jusque-là, quoique cette idée de renonciation fût déjà très ancienne chez lui, c’était que, s’il avait abdiqué un peu plus tôt, et vers le temps de sa fuite d’Inspruck, il eût quitté la partie sur des revers, qu’il eût donné gain de cause aux ennemis de la foi catholique et eût paru céder au découragement moral, quand il ne se rendait qu’à la fatigue. Il avait donc voulu ne sortir de la scène que sur un retour de fortune et après s’être montré encore une fois chef d’armée et capitaine. Que si, dans ses deux dernières expéditions contre la France, il n’avait pas tout à fait réussi, il n’avait pas non plus échoué ; il n’avait pu prendre Metz, il est vrai, mais il avait fait lever le siège de Renti ; en tout ceci, il avait fait ce qu’il avait pu, « et il lui déplaisait de n’avoir pu mieux faire ».

C’est ainsi qu’il parlait de lui-même en des termes simples et réservés. Car, quoiqu’il fût très fier de sentiments et de langage, Charles-Quint, outre qu’il aimait « la vérité dans sa simplicité », avait cela du vrai politique de ne point pousser les choses à l’extrême et de ne pas substituer avant tout l’orgueil à l’intérêt. Jeune et déjà émancipé, on l’avait vu patient, ne se hâtant pas de régner par lui-même, très appliqué aux affaires, mais écoutant les conseils de son ancien gouverneur, le seigneur de Chièvres, il avait fait écrire sur son bouclier cette devise : Nondum (pas encore) ! Quelques années après, devenu empereur, il avait changé de devise, il était entré résolument dans sa destinée, avec ce mot audacieux qui faisait mentir les colonnes d’Hercule : Plus ultra (c’est-à-dire, passons outre et au-delà) ! Et cette pensée affichée de conquête et d’entreprise ne s’appliquait pas seulement aux Indes ; il avait certainement visé alors, du côté de l’Europe, plus haut et plus loin en tous sens qu’il ne pouvait atteindre et étreindre ; il avait eu ses fumées d’orgueil, ses rêves de toute-puissance. Mais les années venues et les difficultés s’accroissant, il avait été le premier à se dire ce mot si difficile à entendre : Assez ! Après donc avoir donné ses soins à réparer ses affaires, à les régler une dernière fois et à les remettre sur un pied suffisant, il se retirait en prudent et en sage sur un dernier bon semblant de fortune, sur un succès modeste, sans pousser plus avant les chances, sans trop demander au sort, et, sans se soucier d’ailleurs des discours et propos, mêlés de sourire, qu’en tiendraient immanquablement entre eux les ennemis et les jaloux.

Car il savait bien qu’on imputerait, malgré tout, sa résolution à faiblesse, et que tous ses succès anciens, éclipsés pour un temps, seraient méconnus,, attribués uniquement et comme jetés à la fortune. Il fallait bien de la fermeté et du bon sens pour se mettre au-dessus du qu’en dira-t-on non seulement du peuple, mais des politiques. Un ambassadeur vénitien écrivait peu après, en terminant une dépêche où il résumait tout le règne et le caractère de Charles-Quint :

« Mais la fuite d’Inspruck, le mauvais succès de l’entreprise de Metz ont traversé le cours de cette gloire et sont venus remettre en mémoire les autres mauvais succès, comme ceux de Provence, d’Alger et de Castelnuovo ; la trêve désavantageuse conclue avec Sa Majesté très chrétienne, la renonciation aux États, le départ pour l’Espagne et l’entrée dans un monastère, tout cela lui a fait perdre presque toute sa réputation, je dis presque toute, parce qu’il lui en reste autant qu’il reste d’impulsion à une galère qui a été fortement poussée par les rames et le vent, et qui, l’un et l’autre cessant, fait pourtant encore un peu de chemin ; chacun concluant de là que c’est par le souffle favorable de la fortune qu’a été guidé l’immense navire des États, royaumes et pires de Sa Majesté. »

Mais, patience ! il viendra, quelques années après, un sage appelé Montaigne qui remettra tout à sa place et à son rang dans l’estime, et qui ayant à développer cette idée, qu’un père sur l’âge, « atterré d’années et de maux, privé par sa faiblesse et faute de santé de la commune société des hommes, se fait tort et aux siens de couver inutilement un grand tas de richesses, et que c’est raison qu’il leur en laisse l’usage puisque la nature l’en prive », ajoutera pour illustrer sa pensée :

« La plus belle des actions de l’empereur Charles cinquième fut celle-là, à l’imitation d’aucuns Anciens de son calibre, d’avoir su reconnoître que la raison nous commande assez de nous dépouiller, quand nos robes nous chargent et empêchent, et de nous coucher quand les jambes nous faillent : il résigna ses moyens, grandeur et puissance à son fils, lorsqu’il sentit défaillir en soi la fermeté et la force pour conduire les affaires avec la gloire qu’il y avoit acquise : Solve senescentem… »

Mais entrons un peu plus avant dans les raisons qui persuadèrent à une de ces âmes d’ambitieux, si aisément immodérées, d’en agir si sensément et prudemment. Charles-Quint sans doute était guerrier et capitaine, et il le prouva en plus d’une rencontre à la tête de ses vieilles bandes ; il s’était montré de bonne heure passionné pour les exercices corporels, habile aux armes, le meilleur cavalier de son temps. Bien que de sa personne, selon la remarque de Brantôme, il se fût mis un peu tard de la danse de Mars, n’ayant guerroyé d’abord que par ses capitaines, il fit merveille dès qu’il y entra, et parut un chevalier intrépide, armé pour la défense de la Chrétienté et le maintien de la foi. Mais il n’est pas moins vrai qu’il était bien plus encore un politique qu’un homme de combat. Son plaisir comme son triomphe était de démêler des intérêts compliqués, de débrouiller des situations épineuses, de compenser et contrebalancer des influences, de ménager des mariages et alliances considérables, d’agiter enfin des desseins profonds dont rien ne se trahissait au dehors et ne venait déranger le dédain de sa lèvre ni obscurcir la calme sécurité de son front. Ses livres préférés, c’était Commynes, c’était Thucydide ; et si, à l’article de la mort, la pensée du jugement dernier n’avait tant préoccupé et offusqué son imagination espagnole et sombre ; s’il avait pu, lui aussi, rêver son rêve de Champs Élysées, c’est avec ces politiques consommés et parfaits qu’il eût aimé à se figurer la rencontre et les entretiens d’au-delà.

Étant tel de sa nature, homme de prudence et de conseil avant tout, la principale ou même la seule raison de l’abdication de Charles-Quint, ce fut sa santé usée, ruinée par les fatigues, et aussi, il faut le dire, par les intempérances. Ce dernier point n’est plus un mystère. On a publié dans ces derniers temps un Journal de la santé et du régime de Louis XIV ; ce n’est rien auprès des relations qu’on a du régime et des maladies de Charles-Quint. Ce prince, dans sa jeunesse et malgré quelques attaques d’épilepsie qu’il avait essuyées, était plutôt bien que mal constitué, et l’ensemble de sa personne marquait de la vigueur plutôt que de la faiblesse. Mais, dès l’âge de trente ans, il ressentit les premières atteintes de la goutte, et ce mal ne cessa de le travailler de plus en plus avec les années. Son intempérance y aidait singulièrement. Il n’était pas des plus retenus sur l’article des femmes ; ce libertin de Brantôme, qui prétend savoir ces sortes de choses sur le bout du doigt et par le menu, nous en a touché un mot ; mais c’est de trop de manger surtout qui lui était nuisible33, Charles-Quint était d’une voracité vraiment extraordinaire et phénoménale ; et comme l’a spirituellement remarqué M. Mignet, « ce grand homme, qui savait commander à ses passions, ne savait pas contenir ses appétits ; il était maître de son âme dans les diverses extrémités de la fortune, il ne l’était pas de son estomac à table ». Malgré médecins et confesseur, il recherchait en tout temps les mets qui convenaient le moins à sa santé. Même dans l’état d’exténuation où il était réduit quelques années avant son abdication, et tel qu’un ambassadeur de Henri II nous l’a décrit pendant une de ses attaques de goutte, « l’œil abattu, la bouche pâle, le visage plus d’homme mort que vif, le col exténué et grêle, la parole faible, l’haleine courte, le dos fort courbé, et les jambes si faibles qu’à grand’peine il pouvait aller avec un bâton de sa chambre jusqu’à sa garde-robe » ; même dans ce piteux état, il ne cessait de se gorger de viandes indigestes, de poissons, de saumures, de bières glacées :

« Jusqu’à son départ des Pays-Bas pour l’Espagne, disait un ambassadeur vénitien, il avait l’habitude de prendre le matin à son réveil une écuelle de jus de chapon, avec du lait, du sucre et des épices ; après quoi il se rendormait. À midi, il dînait d’une grande variété de mets ; il faisait collation peu d’instants après vêpres, et, à une heure de nuit, il soupait, mangeant dans ces divers repas, toutes sortes de choses propres à engendrer des humeurs épaisses et visqueuses. »

Même dans le cloître où il s’était retiré pour soigner la double santé de l’âme et du corps, il ne mettait (son médecin Mathys nous l’apprend) aucun frein à ses envies, et ne se privait ni de fruits ni de poissons :

« Dans la saison des fruits, Charles-Quint commençait son dîner en mangeant une grande quantité de cerises et de fraises, celles-ci accompagnées d’une écuelle de crème : ensuite il se faisait servir un pâté assaisonné d’épices, avec du petit salé bouilli et du jambon frit. Le reste des mets n’était que des accessoires. »

Quel contraste de ce grand empereur intempérant, et d’ailleurs si sage, avec ceux qui, sobres en tout le reste, n’ont de passion et d’intempérance que celle de l’esprit, de l’intellect, et du cerveau ! N’allons pas nous figurer cependant sous un trop triste aspect le grand empereur du xvie  siècle, au moment où il sortait de cette séance de renonciation solennelle et attendrissante. L’ambassadeur vénitien dont nous avons déjà donné un jugement le peignait de la sorte à cette date :

« Sa Majesté césaréenne est de taille moyenne, d’aspect grave. Elle a le front large, les yeux bleus et qui témoignent d’une grande vigueur d’âme, le nez aquilin, un peu de travers, la mâchoire inférieure longue et large, ce qui fait qu’elle ne peut joindre les dents et qu’on ne l’entend pas très bien à la fin des mots. Elle a peu de dents de devant et gâtées, les chairs belles, la barbe courte, hérissée et blanche. Elle est très bien proportionnée de sa personne. Sa complexion est flegmatique et naturellement mélancolique… »

Voilà une esquisse qui n’est pas à faire pitié, ce semble, et qui peut se voir encore après le portrait du Titien,

Il fallut à Charles-Quint du temps, même après sa renonciation publique, pour se décharger de tous ses titres et de toutes ses couronnes, pour « se dénuer de tout », selon son expression sincère. Ses amis, sa famille apposaient des objections ou des délais à l’entier accomplissement de son vœu, au moins en ce qui était de la dignité impériale. Il habitait, déjà depuis plus d’une année le cloître qu’il était encore de nom et de droit empereur, et il n’eut la satisfaction d’apprendre qu’enfin il n’était plus rien et de pouvoir se nommer Charles tout court que dans les derniers mois de sa retraite. Cette retraite elle-même ne se fit que par des stations et des étapes successives. Lorsqu’il arriva en Espagne au mois de septembre 1556, il ne trouva pas les choses prêtes comme il les avait recommandées : il avait choisi pour son dernier abri ici-bas le monastère de Saint-Just de l’Ordre de saint Jérôme, situé dans un site pittoresque de l’Estramadure ; il avait prescrit qu’on eût à y bâtir un édifice contigu où il pût vivre avec un petit nombre de serviteurs, à part bien qu’à portée de la compagnie des moines et à même, pour ainsi dire, de tous les exercices religieux. Sa chambre à coucher devait être tellement disposée que de son lit l’empereur pût voir le grand autel de l’église et les orangers du couvent.

La simplicité de cette demeure privée ne devait rien avoir d’ailleurs de la nudité cénobitique. Le goût des arts et de la Renaissance s’y marquait encore. L’inventaire qu’on a retrouvé en fait foi. Sans parler des meubles élégants, les murailles étaient revêtues de riches tapisseries de Flandre et décorées de plusieurs tableaux de sainteté ou de famille, dus au Titien, ce peintre favori de l’empereur et dont il avait même un jour, dit-on, ramassé le pinceau.

Quand tout fut disposé ou à peu près, Charles, qui s’était arrêté à Valladolid, franchit la chaîne de l’Estramadure. La dernière gorge, le dernier passage (puerto) traversé, il dit : « Je n’en passerai plus d’autre en ma vie que celui de la mort. »

Lorsqu’enfin, après quelque retard encore et un séjour au château de Jarandilla, il s’installa dans cette habitation claustrale si désirée, le 3 février 1557, accompagné de Quivada majordome, de Gaztelù secrétaire, Van Male aide de chambre, Mathys médecin, Giovanni Torriano horloger ou mécanicien, et de quelques autres serviteurs, quelle vie y mena d’abord Charles-Quint ? quelles habitudes et quelles règles de conduite y observa-t-il ? et put-il rester fidèle au régime moral qu’il s’était d’abord proposé ?

Une double source d’informations nous est donnée, toutes deux sincères, authentiques, et l’une est nécessaire pour compléter l’autre. En premier lieu, les écrivains du couvent, les moines hiéronymites, voyant le grand empereur honorer à jamais leur maison par une adoption sans exemple, assister à leurs exercices, s’agenouiller à leurs offices, vénérer les mêmes reliques, dîner une fois à leur réfectoire avec toute la communauté, obliger son confesseur, simple moine, de rester assis devant lui, faire dire messes sur messes pour le repos de l’âme des siens et pour le salut de la sienne, en ont fait un saint, un homme détaché du siècle, ne pensant qu’à Dieu, à l’autre vie, à la fin dernière. Mais d’autre part, depuis qu’on a pu lire les lettres nombreuses écrites en ce même temps par les personnes de l’entourage de Charles-Quint, les consultations à lui adressées sur toutes les affaires politiques de l’Europe et les réponses, on a un double jour ouvert sur la pensée du grand solitaire ; il n’a plus été possible de dire avec Robertson : « Les pensées et les vues ambitieuses qui l’avaient si longtemps occupé et agité étaient entièrement effacées de son esprit ; loin de reprendre aucune part aux événements politiques de l’Europe, il n’avait pas même la curiosité de s’en informer. » Et sans faire de lui le moins du monde un ambitieux qui se repent, ni sans accuser les bons moines d’avoir falsifié la vérité parce qu’ils en ont ignoré la moitié, on est arrivé à voir le Charles-Quint réel, naturel, non légendaire, partagé entre les soins qu’il devait encore au monde et à sa famille, traité et considéré par elle comme une sorte d’empereur consultant, et en même temps catholique fervent, Espagnol dévot et sombre, tourné d’imagination et en esprit de pénitence aux visions de purgatoire ou d’enfer, et aux perspectives funèbres. M. Mignet a mis dans tout son jour ce singulier personnage combiné, vrai Janus, cette bizarre et haute figure de cloître à la fois et d’histoire.

M. Gachard, dans deux Introductions de la plus exacte analyse qui précèdent les pièces et documents publiés par lui et tirés des archives de Simancas, et dans ces pièces mêmes, nous a donné et distribué, en les interprétant, les éléments positifs à l’aide desquels chacun peut désormais se former un jugement propre. Il résulte assez clairement de cette lecture que Charles-Quint ne put s’abstenir des affaires aussi entièrement qu’il l’aurait désiré peut-être et qu’il se l’était proposé en prenant le parti, de la solitude. Les affaires sont si accoutumées à lui qu’elles le cherchent partout où il est et le poursuivent : il ne peut, quoi qu’il fasse, boucher ses yeux et ses oreilles ; il s’impatiente dès le premier jour d’apprendre que le duc d’Albe qui, au nom de Philippe II, faisait la guerre au Pape, a conclu trop vite une suspension d’armes désavantageuse ; il en est si contrarié qu’il ne veut pas même entendre lire les articles de la trêve. N’admirez-vous pas le sentiment politique persistant ? Il est chrétien et catholique jusqu’au monastère inclusivement, il a un pied dans le cloître, et cependant il n’a aucun scrupule de voir son fils guerroyer contre un pontife belliqueux (Paul IV), et si la guerre finit trop tôt, il s’en fâche, C’était la liberté de penser à l’usage des meilleurs catholiques de ce temps-là.

Charles-Quint au cloître se montre très soigneux, même quand il s’occupe forcément de politique, de n’empiéter en rien sur l’autorité de son fils. Ce fils, le sombre et jaloux Philippe II, était alors dans les Pays-Bas ; Charles-Quint se permet une seule fois de lui donner des conseils. S’il apprend avec douleur que le roi n’a pas été présent à la bataille de Saint-Quentin, il dissimule et déguise son mécontentement. En retour de cette touchante déférence du père pour le fils devenu roi, il ne serait pas exact de dire que celui-ci se montra ingrat ; mais, si Philippe II paraît toujours fils respectueux, il n’est jamais tendre. Voilà la vraie nuance.

Charles en agit plus librement avec sa fille, la princesse dona Juana, gouvernante des royaumes d’Espagne en l’absence du roi : dans une affaire délicate qui se traitait avec le Portugal, il substitue sans façon des instructions de son chef à celles dont l’envoyé d’Espagne avait été chargé par la princesse gouvernante ; en ceci il fait acte de souverain jusque dans le cloître. Quand il croit voir des fautes, des lenteurs préjudiciables dans la conduite de quelque affaire importante, il ne se contient plus et donne des avis : il se montre surtout pressant dans l’affaire des Luthériens qu’on a découverts et arrêtés dans la Vieille-Castille, et lui qui a éprouvé les inconvénients de n’avoir pas étouffé en Allemagne le Luthéranisme au berceau, il n’a de cesse qu’on ne fasse leur procès aux hérétiques d’Espagne et qu’on ne les brûle. Il a ainsi sa part jusque dans les auto-da-fé qui n’eurent lieu qu’après sa mort. Triste marque d’influence ! mais elle lui revient.

S’il fait de temps en temps et par exception acte de maître, il sait pourtant trop bien au fond qu’il ne l’est plus : aussi se montre-t-il des plus sensibles à la déférence qu’on a à l’étranger pour ses désirs ; et le roi de Portugal ayant paru céder, dans une négociation de famille où il s’était montré jusqu’alors inébranlable, aux instances particulières de Charles-Quint, celui-ci en éprouva une joie telle qu’il n’en avait pas eu une semblable au temps de sa puissance pour ses succès les plus éclatants. C’est que le succès ici était tout personnel et ne pouvait se rapporter qu’à l’homme même.

On voit donc que Charles-Quint, en entrant au cloître, et tout en prenant la retraite très au sérieux, ne put tenir exactement sa résolution et sa gageure : il n’eut pas même le temps de ressentir l’ennui, le vide que son brusque changement de vie n’eût pas manqué de produire en son âme ardente et active. Peut-on s’étonner qu’il fut vite repris du goût des affaires ? C’est le contraire qui eût été trop invraisemblable et trop étonnant. Quand Gaztelù lui lisait les dépêches des Pays-Bas, et que la lecture était finie, Charles en voulait encore : « N’y en a-t-il plus ? » demandait-il. Mais si ce n’était ce jour-là, le lendemain il en arrivait d’autres ; la poste ne chômait pas ; les informations, les consultations se succédaient. Cela fut surtout vrai lorsque le roi lui eut envoyé, et à plus d’une reprise, son favori Ruy Gomez, en faisant appel à son conseil, et même à son aide, le cas échéant. Il y eut, en effet, un cas prévu où Charles-Quint, tout frère Charles qu’il était, avait à peu près promis de se remettre à la tête d’une armée d’invasion contre la France. Cette invasion dépendait de l’exécution d’un traité avec le roi de Navarre, qui aurait renoncé, moyennant dédommagement en Italie, à tous ses droits sur ses États, et qui serait passé au parti de l’Espagne. Cette dernière promesse de Charles-Quint de reparaître à la tête d’une armée n’était-elle qu’une de ces clauses éventuelles dont on compte bien qu’on n’aura jamais à s’acquitter ; et Charles, prié et mis en demeure d’exécuter son engagement, se serait-il excusé sur sa santé ? J’en doute. On n’est jamais sûr de rien avec ces diables de conquérants, même devenus ermites, avec ces lions, même vieillis, s’ils restent libres et si on leur montre leur proie. Charles était bien capable d’avoir un dernier et soudain réveil avant de mourir, et de se sacrifier pour l’intérêt des siens. Il aurait fait sa dernière campagne en litière. On l’aurait porté à la bataille comme le vieux doge Dandolo, ou comme à Rocroy le comte de Fuentès,

Il ne fut pas mis à l’épreuve, et tous les serments d’achever sa vie dans la retraite, tous les vœux envers le Ciel furent respectés et observés. Il dissimula même très bien aux yeux de tous sa reprise ou son redoublement d’action consultative dans les négociations du dehors ; surtout il ne voulut jamais paraître se mêler en rien des affaires de l’intérieur du royaume ; et le solitaire, quoique très visité des reines, ses sœurs, et des plus hauts personnages, le demi-saint, comme rappelle Brantôme, conserva jusqu’au bout son air de réserve et son attitude d’auguste reclus.

Conçut-il, dans les heures de loisir qui lui étaient laissées, l’idée d’écrire ou plutôt de continuer ses Commentaires ? car il avait commencé à les rédiger dans l’été de 1550, pendant une navigation sur le Rhin, et l’on croit même avoir tout nouvellement retrouvé une version en portugais de cet ouvrage qu’on disait perdu34. Ce qui est certain, c’est que les papiers de Van Male, de celui qui aurait servi de secrétaire à l’empereur pour ce genre de travail, furent saisis après la mort du maître pour être remis à Philippe II, lequel était peu ami de la publicité en telle matière, et qui, une fois qu’il la tenait, ne lâchait pas sa proie. Aussi Charles-Quint, à Saint-Just, racontant et commentant sa propre vie, la jugeant et la regardant du port, du dernier promontoire, comme il est probable qu’il le fit et vraisemblable que Van Male l’ait noté, nous ne l’ayons pas. Il ne s’agit pas d’un livre sec ; nous voudrions, les conversations, les confidences de Charles-Quint sur lui-même : si elles existaient par écrit, elles ont disparu.

Ce fut Quivada, le majordome, qui fut chargé au départ de mettre les scellés sur les papiers de Van Male ; on entrevoit par plus d’un détail que ces derniers serviteurs de Charles-Quint, restés en petit nombre autour de lui, ne vivaient pas dans un parfait accord, qu’ils se jalousaient les uns les autres ; les Espagnols en voulaient aux Flamands, et Van Male, le favori de l’empereur, leur paraissait trop récompensé, ainsi que le médecin Mathys. Jalousie et zizanie, même entre les fidèles. Qu’on se rappelle Sainte-Hélène, Gourgaud jaloux de Las Cases ; c’est l’éternelle histoire.

Charles-Quint qui, vu du côté de la politique, nous paraît jusqu’à la fin si prudent, si ferme de conseil, si sain d’esprit, si occupé d’autres choses encore que d’horloges, si attentif aux affaires du dehors et voué aux intérêts de sa race et de sa maison, ce même homme, vu du, côté, des moines, paraissait à ceux-ci tout pénitent, tout mortifié, tout appliqué à la fin suprême, et il n’y avait pas hypocrisie à lui dans ce double rôle ; il unissait bien réellement dans son âme profonde et son imagination mélancolique ces deux manières d’être si contraires. Oh ! qu’il est donc possible d’être grand homme d’État et grand politique, sans devenir à aucun degré philosophe ! C’est ce qu’on ne peut s’empêcher de penser en le considérant : Se passa-t-il, en effet, dans ses derniers jours, la fantaisie lugubre de faire célébrer ses propres funérailles ? Grave et piquante question, fort agitée entre les historiens, et qui pour les uns tient déjà, à la légende, tandis que pour les autres elle ne sort ni de la vraisemblance ni de la vérité ! Soyons un peu juges nous-mêmes :

« Un jour (nous dit dans sa Relation naïve un bon moine de Saint-Just), l’empereur étant très satisfait de sa santé et de la bonne disposition où il était, fit appeler le père Fray Juan Regia, son confesseur, et lui dit : “Fray Juan, il m’a paru à propos de faire faire les obsèques et funérailles de mes parents, ainsi que de l’impératrice, puisqu’en ce moment je me porte bien et n’éprouve aucune douleur : que vous en semble ?” Le père confesseur lui répondit : “Sire, ce sera très bien fait, surtout si Votre Majesté peut y assister, comme elle le désire : lorsque Votre Majesté le voudra, elles se feront.” Sa Majesté repartit : “Alors, je serai charmé qu’elles se fassent dès demain, et que l’office soit célébré avec beaucoup de lenteur et de solennité, et que l’on dise de nombreuses messes. Je veux aussi qu’il soit dit des messes basses pour mes parents et pour l’impératrice, outre celles qui ont lieu ordinairement.” Tout cela fut exécuté comme Sa Majesté l’avait ordonné, Sa Majesté assistant à tous les offices près du grand autel, hors de son habitation. Les obsèques de ses parents et de sa femme étant achevées, il dit au père Fray Juan Regia : “Je désirerais aussi faire faire mes propres obsèques, et les voir, et y assister vivant : que vous en semble ?” Alors le bon Fray Juan Regia s’attendrit beaucoup : il commença à pleurer, et ce fut d’une voix entrecoupée par ses larmes qu’il répondit comme il put : “Que Votre Majesté vive durant de longues années, au plaisir de Dieu, comme nous le désirons, et qu’Elle ne veuille pas nous annoncer sa mort avant le temps !” L’empereur lui répliqua : “Ne croyez-vous pas que ces obsèques me profiteront ?” — “Elles vous profiteront sans doute, Sire, parce que toute bonne œuvre est profitable, quand elle est faite convenablement.” — “Donnez donc des ordres, dit Sa Majesté, pour que les obsèques se commencent cette après-midi.” — Cela se fit ainsi. Un catafalque, entouré de flambeaux et de cierges en beaucoup plus grand nombre qu’aux services précédents, fut dressé dans la grande chapelle, et Sa Majesté voulut assister à la cérémonie avec les gens de sa maison, tous vêtus de deuil. Pour nous, les témoins de cette scène, ce fut un spectacle bien imposant et bien nouveau que des funérailles faites ainsi pour un personnage qui vivait encore, et j’assure que le cœur nous fendait de voir qu’un homme voulût en quelque sorte s’enterrer vivant et faire ses obsèques avant de mourir. Tous pleuraient en se voyant ainsi vêtus de deuil. Que ceux qui négligent le soin de leur salut me le disent : n’est-ce pas là un exemple suffisant pour que chacun regarde comme il vit, et comment il doit mourir ? »

Que vous en semble ? Peut-on révoquer en doute un pareil témoignage d’un témoin oculaire qui n’a nui intérêt à mentir et qui raconte les choses si bonnement ? L’inusité de semblables obsèques, une inexactitude de date qu’il suffit de corriger en avançant la scène d’un ou de deux jours pour rendre tout possible, le silence gardé par les secrétaires et les amis politiques de Charles-Quint, qui rougissaient peut-être en secret d’une semblable bizarrerie de leur maître, sont-ce des raisons suffisantes pour faire rejeter un récit qui est confirmé par celui de deux autres moines hiéronymites ? M. Gachard penche pour admettre la vérité de cette scène des funérailles : M. Mignet persiste à la révoquer en doute et à la croire inconciliable avec les faits connus. Il m’en coûterait, je l’avoue, d’y renoncer. Toute cette fin de vie de Charles-Quint me fait l’effet d’une oraison funèbre en action.

Il y avait en Charles-Quint à Saint-Just un homme double, deux hommes distincts, séparés par une mince cloison, un politique persistant et un moine affilié, un conseiller d’État plein de sagesse et un catholique assiégé de terreurs. On trouva, dans l’inventaire des meubles et objets a son usage, une cassette renfermant « un Crucifix sculpté et deux disciplines ». Le Crucifix était celui qu’avait tenu embrassé l’impératrice mourante, et celui que lui-même il demanda à l’article de la mort. Se servit-il également des disciplines, ou ne s’en servit-il pas ? Autre question que j’ai peine à comprendre qu’on agite avec le désir d’y répondre négativement. Il me paraît clair que, s’il avait ces disciplines, ce n’était point par luxe ni ad honores ; c’était apparemment pour s’en servir une fois ou l’autre, et la goutte qu’il avait de temps en temps aux doigts ne dut pas l’en empêcher absolument ni toujours. Brantôme, dont les paroles d’ailleurs ne sont pas l’Évangile, a dit d’après la rumeur publique que « bien souvent l’empereur se fouettait d’un fouet de pénitent ».

Un dernier trait dans ce sombre tableau. Charles-Quint avait eu en 1545, d’une jeune et belle fille de Ratisbonne, un fils naturel, celui qui devint si célèbre sous le nom de Don Juan ; il l’avait ôté de bonne heure à sa mère et l’avait fait adopter en dernier lieu par la femme de son majordome Quivada. L’enfant âgé de douze ou treize ans, portant alors le nom de Geronimo et passant pour le page de Quivada, vint quelquefois à Saint-Just dans les derniers mois de la vie de son glorieux père ; mais le vieil empereur le voyait sans faire semblant de le connaître. Cet enfant qui promettait un héros ne paraît pas avoir égayé un instant cette triste demeure. Ah ! si Napoléon à Sainte-Hélène avait eu son fils…, un fils Saltem si quis mihi parvulus aula luderet Æneas ! Mais Charles-Quint se permettait peu de sourire. Il n’avait qu’un désir étroit et timide au sujet de ce fils, c’est qu’arrivé à l’âge d’homme il prît le froc et se fît moine. La veille de sa mort, il eut un scrupule et fit remettre à l’un de ses aides de chambre 600 écus d’or, pour en acheter à Bruxelles 200 florins de rente viagère au profit de la mère de l’enfant. Ce fut son dernier legs, un legs un peu honteux et qui sent le remords.

Il mourut occupé jusqu’à la fin et des intérêts de la monarchie et du soin de son propre salut, entouré de prélats et de religieux qui l’exhortaient, de moines qui priaient, d’amis qui pleuraient, mettant sa confiance dans le Crucifix, — ce même Crucifix que l’impératrice avait tenu en mourant, qu’il avait réservé à son tour pour l’heure suprême, et qu’il porta à sa bouche, puis serra deux fois sur sa poitrine (21 septembre 1558). « Ainsi finit, écrivait son fidèle majordome après l’avoir vu expirer, le plus grand homme qui ait été et qui sera. » En tout sa fin, on le voit, a sa marque bien à elle ; elle est toute particulière, monacale, strictement catholique, conforme par les circonstances et l’appareil au génie espagnol dans lequel, sans y appartenir de naissance, il était entré si profondément. Les différences de cette fin si digne, si caractérisée, mais si spéciale, si exclusive et si ensevelie, du grand empereur du xvie  siècle, les contrastes qu’elle offre avec les destinées de cet autre empereur exposé plus encore que relégué à Sainte-Hélène, y achevant de vivre et s’y dévorant dans les loisirs forcés d’une retraite où les mortifications, certes, ne manquaient pas, mais qui s’éclaire des rayons d’une civilisation supérieure et des lumières d’un génie universel, sont assez sensibles sans que j’y insiste. C’est matière à longue réflexion.