(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Madame Swetchine. Sa vie et ses œuvres publiées par M. de Falloux. »
/ 1972
(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Madame Swetchine. Sa vie et ses œuvres publiées par M. de Falloux. »

Madame Swetchine.
Sa vie et ses œuvres publiées par M. de Falloux.

Ses lettres, publiées par le même. Suite et fin

S’il nous est venu du Nord bien des conquérants, il nous est venu, il nous vient encore de là des femmes conquérantes. Paris en a vu, depuis 1815, un certain nombre à caractère marqué et dont il se souvient. Tantôt c’est une beauté hardie, d’aspect superbe et sauvage, aux goûts bizarres, aux mœurs orientales, osant et se permettant tous ses caprices presque en reine du Caucase ou en dame romaine d’autrefois, et mettant en déroute à première vue nos mesquines voluptés et nos jolis vices à la mode. Tantôt c’est une beauté non moins éblouissante, mais d’une ambition plus variée, qui sait unir les plaisirs à la politique, le jeu des cabinets et des cours aux intrigues d’éclat, qui mène de front la galanterie et les affaires, et, sur le pied déjà de souveraine, attire à soi les plus graves philosophes politiques ou impose le respect aux plus grandes dames de Paris : qui les a rencontrés une seule fois ne saurait jamais les oublier, ces deux yeux d’une clarté d’enfer et qui faisaient lumière dans la nuit. Tantôt c’est la femme politique toute pure, sans la galanterie ou sans rien du moins qui y ressemble par la grâce, la femme politique âpre, active, ardente, desséchée comme la joueuse qui a passé des nuits autour du tapis vert, ayant besoin de tenir les cartes à tout prix et de jouer la partie de l’Europe pour ne pas mourir comme d’inanition, pour ne pas hurler d’ennui. Nous avons vu, sous la forme de femmes du Nord, de tous ces types-là ; et elles nous étonnent dans nos timidités et nos agréables routines parisiennes, elles nous déconcertent toujours ; nous avons peine à nous les expliquer, car nous ignorons les origines et les sources premières. Tantôt encore, ç’a été le mysticisme en personne, à la ceinture flottante, à la chevelure dénouée, qui nous est venu prêcher, sur tous les tons de la pécheresse repentie, le jeûne, l’indulgence, le pardon universel et la réconciliation des âmes29.

Tantôt enfin (et c’est ici le cas qui n’est pas le moins original en son genre), nous avons vu la Théologie elle-même tout armée, la dialectique serrée et savante, sachant les points, les textes décisifs, les comment et les pourquoi de l’orthodoxie, sachant aussi les raisons du cœur et les plus fins arguments de la spiritualité ; nous l’avons vue venir du Nord sous la figure de Mme Swetchine, s’installer, prendre pied chez nous et y devenir conquérante à sa manière. A qui en douterait, nous n’avons qu’à montrer les effets et tout ce petit groupe d’enthousiastes et de fidèles qui arbore sa bannière et qui est prêt à combattre pour elle aujourd’hui, comme pour une mère d’adoption, comme pour une mère de l’Église.

Il n’y a pas à combattre, car on est disposé, même en se tenant à distance, à lui rendre toute justice et à reconnaître ses mérites d’esprit. Ce qu’il faut dire d’abord, c’est que ce qu’on appelle les Œuvres de Mme Swetchine, ce ne sont pas précisément des œuvres ni des écrits destinés par elle au public. Elle écrivait beaucoup, mais le plus souvent pour elle seule, sur de petits papiers et au crayon : « Écrire au crayon, disait-elle ingénieusement, c’est comme parler à voix basse. » Ses amis se sont donc mis à écouter tout ce qu’elle s’était dit à elle-même à voix basse ; ils ont déchiffré ses petits papiers et ont recueilli les Pensées qu’elle y avait tracées plus ou moins distinctement. Est-ce à dire, comme M. de Falloux le prétend, que ce déchiffrement « a exigé des prodiges de sagacité, de patience et de dévouement ? » On n’en dirait pas plus pour les Pensées de Pascal. Quoi qu’il en soit, chaque ami qui a déchiffré sa série de petits papiers a eu droit à une dédicace d’une partie des œuvres : ce qui fait qu’en avançant dans le second volume, rempli des écrits de Mme Swetchine, on rencontre de temps en temps des dédicaces particulières à des amis intimes (du fait de l’éditeur et non de l’auteur) : on croirait marcher de petite chapelle en petite chapelle ; dans ces moindres arrangements, on sent le goût de l’église et du reposoir.

Les premières des Pensées ont été écrites en 1811 et s’appellent Airelles. C’est le nom d’une plante des marais du Nord, dont les petites baies rouges mûrissent et se colorent sous la neige. On comprend l’emblème. La plupart des Pensées de Mme Swetchine semblent avoir ainsi mûri au feu du soleil intérieur, et, au lieu d’être, comme des plantes naturelles d’Italie, écloses au grand air et aux rayons du matin, et qui ont bu la rosée avec l’aurore, elles ont l’air d’avoir poussé en serre et en chambre bien nattée. Ce sont, à vrai dire, moins des fleurs et des fruits que des conserves. Il y en a d’ailleurs de bien fines et d’excellentes, de bien vraies moralement :

« Les êtres qui paraissent froids et qui ne sont que timides adorent dès qu’ils osent aimer. »

« L’amour élève parfois, crée des qualités nouvelles, suspend les penchants coupables ; mais ce n’est que pour un jour. Il est alors comme les monarques de l’Orient dont un regard tire l’esclave de sa poussière et l’y laisse retomber. »

« À l’égard des princes, je dirais comme les Protestants pour un plus haut Maître : le service sans le culte. »

« La plus dangereuse des flatteries est l’infériorité de ce qui nous entoure. »

« C’est prodigieux tout ce que ne peuvent pas ceux qui peuvent tout ! »

« L’attention est une tacite et continuelle louange. »

« Le repentir, c’est le remords accepté. »

Elle excelle à faire des provisions de mots qui ensuite assaisonnent le discours et lui donnent du piquant ou de la profondeur ; qui sont comme des clous brillants ou comme des coins qui enfoncent. La pensée lui naît tout ingénieuse, tout ornée, parfois très heureuse, d’autres fois recherchée, un peu bizarre et demandant de la réflexion pour être saisie. Ainsi, par exemple, elle dira : « C’est seulement dans le Ciel que les Anges ont autant d’esprit que les démons. » On est dérouté au premier aspect, et l’on est tenté de demander : comment diantre sait-elle cela ? En y réfléchissant, on voit que ce n’est qu’une manière moins prévue de dire ce que chacun sait, — que les diables sur la terre ont d’ordinaire plus d’esprit que les anges, qui souvent sont un peu bêtes. Le peuple dit : « Il est beau comme un ange, et il a de l’esprit comme un démon. » Voilà le sens commun. Si, au lieu de regarder du parterre, on se suppose déjà au paradis, le point de vue est renversé, et, à tout moment, il en est ainsi chez Mme Swetchine. Elle a debonne heure retourné le monde ; elle a pris le contre pied de la nature ; elle a fait ce que défend un ancien sage, elle a déclaré la guerre à la vie :

« Du petit au grand, écrivait-elle à une amie dans sa jeunesse, j’ai beaucoup étudié, beaucoup appliqué le dogme du sacrifice, auquel la pauvre Jeanne Gray avait tant de foi. Comme Tarquin, je sais abattre d’une main courageuse ces fleurs de la vie qui s’élèvent au-dessus des autres, et ce triste nivellement m’est devenu si familier, que je remplis ma tâche sans murmure et sans plainte. »

Il faut partir de là avec elle, sans quoi on est arrêté à tout instant et on ne la suit pas. Si elle manque souvent de naturel, on ne doit pas s’en étonner, puisqu’elle est en hostilité déclarée et irréconciliable avec la nature. Je lui trouve aussi parfois des manques de goût. Par exemple, dans une lettre à M. de Montalembert, au moment de la crise de déchirement avec M. de Lamennais : « Je le crois, disait-elle, le grand homme eut fléchi devant un enfant tendre et pieux, car il me semble bien que c’est à la seule tendresse que peut céder M. de Lamennais, et, comme Clorinde, si son bras est fort, son cœur est faible. » Je ne m’inquiète pas du fond de la pensée ni de savoir s’il est exact de supposer à ce vieux cœur breton de telles tendresses, mais on a peine à comprendre, quand on a vu M. de Lamennais, que l’idée de Clorinde ait pu venir à personne à son sujet. — D’autres fois, c’est la parfaite justesse qui manque aux idées de Mme Swetchine. Exemple : l’abbé Lacordaire parlant d’un bref adressé par Grégoire XVI aux évêques polonais, dans lequel le pontife s’était montré un peu faible de ton et d’expression envers le czar, avait cherché à excuser le père des fidèles en le comparant à Priam, qui vient réclamer le corps d’Hector, et qui, dans l’excès de son malheur, va jusqu’à baiser la main qui a tué son fils : « Quelle magnifique application, s’écrie Mroe. Swetchine, vous faites de la douleur de Priam ! Jamais rien n’a été si heureux. » Mais elle oublie, dans son propre système, qu’un pape n’est pas Priam, qu’il est au moins à la fois Priam et Calchas, et qu’il y a des supplications auxquelles le vicaire de Dieu ne descend pas.

Elle a des subtilités de pensées qui échappent et qui, à force de couper le fil en quatre, n’ont plus aucune consistance. Ainsi, dans une lettre au prince Albert de Broglie au sujet de Donoso Cortès, elle veut marquer que la disposition de cet éloquent Espagnol à maudire notre siècle en masse, disposition qu’elle était loin de partager, ne lui donne pourtant point de l’éloignement pour sa personne et qu’elle se sent plus attirée que repoussée, malgré cette opposition des points de vue : « Jamais, dit-elle, disposition morale ne m’a paru plus étrangère au mouvement de la pensée ; aussi, toute dissidence avec lui (Donoso Cortès) amène un effet surprenant, c’est de se sentir, dans un sens, rapproché de lui à mesure qu’on s’en sépare. » On m’avouera que c’est du Rambouillet tout pur. Ô Molière, où es-tu ?

J’indique les défauts qui font que, pour moi et jusqu’à nouvel ordre, malgré l’arrêt un peu empressé de certains oracles, Mme Swetchine n’est pas encore un classique. Cela ne l’empêche pas d’être un écrivain de beaucoup de distinction, de beaucoup de pensée et d’imagination.

Je prends son traité de la Vieillesse ; c’est son écrit capital et le plus suivi, quoiqu’il puisse s’y être glissé, dans la transcription qu’on en a faite, quelque pensée d’emprunt et qui n’est pas d’elle. J’ai dans l’idée, en parlant ainsi, un passage où le témoignage d’Horace est invoqué : elle avait lu saint Augustin plus qu’Horace, etces quelques lignes, en effet, ne lui appartiennent pas30. Mais le point de vue principal, avec tous ses développements et dans son originalité, est bien d’elle et d’elle seule ; il est tout d’abord à prendre ou à laisser. Elle part du dogme de la chute et ne s’en écarte pas un seul instant. L’homme naturel, l’homme robuste, en pleine possession de la vie, et censé le mieux portant aux yeux du naturaliste, lui paraît, comme à saint Augustin, le grand malade qu’il s’agit de convaincre qu’il est malade et de guérir. Tout ce qui est bon et facile aux yeux de la nature lui paraît, à elle, périlleux ou mauvais, vu des yeux de la grâce ; et réciproquement. La vieillesse n’est pas une bonne chose, naturellement parlant ; il y a trois beautés qui n’en sont pas, dit le proverbe : un beau froid, une belle grossesse, une belle vieillesse. Mme Swetchine, retournant le point de vue selon son procédé mystique, dira au contraire qu’il n’y a pas de plus beau ni de plus étoilé firmament que durant la nuit d’hiver la plus froide, et qu’il n’est pas non plus d’âge plus ouvert aux perspectives du ciel, ni par conséquent plus favorisé d’en haut, que la vieillesse. Telle est la thèse qu’elle soutient avec toutes les subtilités de son cœur et de son esprit, et qu’elle orne des figures et des mille emblèmes d’une imagination tournée en dedans.

Un grand géomètre, qui avait de la sensibilité31, a dit que « la philosophie s’est donné bien de la peine pour faire des traités de la vieillesse et de l’amitié, parce que la nature fait toute seule les traités de la jeunesse et de l’amour ». Mais Mme Swetchine est d’avis que la philosophie perd son latin à faire ces beaux traités, et en même temps elle n’a jamais consenti à lire couramment dans ces autres traités si engageants et si doux que lui offrait, à ses heures, la nature. Que veut-elle donc ? Elle veut quelque chose de difficile, sans quoi ce ne serait pas digne d’elle, et elle ne l’entreprendrait pas. Elle veut porter la vue chrétienne la plus rigoureuse dans l’examen et la considération de la vieillesse ; elle n’ira point la prendre de biais, pour ainsi dire, et en essayant d’insinuer par-ci par-là des consolations tremblantes ; elle entend aborder son sujet de front et le pénétrer d’une lumière directe et certaine : ce ne sont pas des palliatifs qu’elle offre, c’est une régénération. Les plus spiritualistes ont des faiblesses avec l’âge et se sentent vaincus du temps. Leur théorie ne laisse pas d’éprouver de secrets échecs, et il y a bien des moments où le corps a raison de l’esprit. J’entends encore M. Royer-Collard, indigné de la résistance des organes, me dire de ce ton qui donnait aux paroles tout leur sens : « Ne vieillissez pas, monsieur ! ne vieillissez pas ! » MmeSwetchine est plus qu’un spiritualiste et qu’un bon chrétien ordinaire, c’est une maîtresse dans la vie spirituelle, et elle vient nous dire, au contraire, sur tous les tons, à la fois les plus encourageants et les plus sévères : « Vieillissez ! vieillissez ! » Voici le début du traité :

« On s’est souvent occupé de la vieillesse ; les moralistes, en donnant à cet objet de leurs méditations plus ou moins de développement et d’étendue, n’ont presque jamais omis d’y toucher ; plusieurs ont consacré des ouvrages uniquement à ce sujet. Amenée, moins encore par mon âge que par la reconnaissance qu’il laisse croître, à étudier la vieillesse, je me retrouve peu sur le chemin des autres, et je voudrais ici l’étudier dans ses rapports avec Dieu et l’autre vie ; montrer que la vieillesse est pleine de grandeur et de consolation ; que son activité, concentrée en un foyer, en est plus intense ; que la dignité, la beauté d’une situation dont l’âme fait toute la vie, élèvent au-dessus de tout cette situation même ; et qu’enfin, comme on l’a dit du prêtre, si le vieillard est le plus malheureux des hommes, il est le plus heureux des chrétiens, le plus averti, et, s’il le veut, le plus consolé.

« Cicéron distrayait sa vieillesse par l’étude qu’il en faisait, et ce travail la rendait douce et agréable à ses yeux. Nous avons mieux que Cicéron ! sous les yeux de Jésus-Christ nous pouvons faire descendre quelques rayons de soleil pour éclairer, ranimer, réchauffer le soir de notre vie. »

Elle a remarqué pourtant que Jésus-Christ n’a pas laissé d’enseignement direct et d’exemple pour la vieillesse ; « qu’il n’a pas sanctifié cet âge en le traversant », qu’en un mot il a voulu mourir jeune et n’a pas daigné vieillir.

Dans ses méditations sur la vieillesse, Mme Swetchine pense surtout aux femmes, si négligées d’ordinaire dès qu’elles ont passé la moitié de la vie. Une femme d’esprit, Mmede Lambert, a bien écrit quelque chose pour elles et à leur intention ; mais ce n’est que sage et d’une sagesse un peu triste, qui n’est que philosophique et humaine. « Ce sont les mœurs, a-t-elle dit, qui font les malheurs, et non pas la vieillesse… Préparez-vous, ma fille, une vieillesse heureuse par une jeunesse innocente. » Et avec le conseil moral, la consolation religieuse vient à la suite comme une dernière auxiliaire. Mme Swetchine a plus d’ambition ; elle ne veut pas de la religion comme d’une béquille, elle en veut comme d’une aile puissante et incorruptible. Elle ne prétend à rien moins qu’à réhabiliter la vieille femme ; elle aspire à lui rendre tout son prix. « Une âme n’est-elle pas une âme, à quelque corps qu’elle soit liée ? » s’écrie-t-elle ; et elle trouve toutes sortes de raisons ingénieuses. La chrysalide ne lui fait jamais oublier le papillon.

Son traité, à en résumer l’esprit et les termes, est la gageure chrétienne la plus poussée que j’aie vue contre la nature. Le vieillard, à ses yeux, a toutes les faveurs célestes, et il réunit sur sa tête tous les privilèges ; il est « le pontife du passé, ce qui ne l’empêche pas d’être le voyant de l’avenir. » Il est « le vrai pauvre de Jésus-Christ ; ses rides sont ses haillons. » Il a des insomnies cruelles ; tant mieux ! c’est un bienfait de plus, c’est la Providence qui lui ménage des veilles et qui le tient sur un qui-vive perpétuel aux limites de la vie, aux abordsde l’éternité. Cette insomnie veut dire : Veillez et priez ! — L’auteur cherche et trouve ainsi des causes finales à toutes les infirmités de l’âge. La raison providentielle de la surdité, c’est qu’étant fermé aux bruits du dehors, on devienne plus attentif à la voix du dedans. Je connais de bien sages vieillards qui, affligés de surdité et sujets à l’insomnie, ont peine à se payer de ces consolations-là. Entraînée par une sorte de lyrisme intérieur, Mme Swetchine a des suites d’images mystiques dignes d’un saint Bernard, pour célébrer et glorifier cette extrémité pénible de l’existence, cet âge ordinairement déploré. La vieillesse est « le Samedi-Saint de la vie, veille de la Pâque ou de la résurrection glorieuse. » — La vieillesse n’est pas « une beauté de la Création » sans doute ; mais elle en est « une des harmonies ». — La vieillesse rappelle le panier de cerises de Mme de Sévigné ; on a mangé d’abord les plus belles, puis on est venu aux moins belles, puis on les mange toutes : ainsi l’on fait des années. — La vieillesse est comme ces trois derniers livres de la Sibylle ; les six autres livres n’étant plus là, ce qui reste en tient lieu et mérite d’être payé autant que tous les autres. — La vieillesse est « le dernier mot de la vérité sur cette terre. » La vieillesse est « une sorte de noviciat de la spiritualité. » — Il y a, dans ce que j’abrège ici et que je donne presque à l’état de litanies, bien des choses très heureusement trouvées et heureusement dites. Et ceci encore (car elle ne sait qu’imaginer pour dire à la vieillesse : Tu n’es pas, ou tu es le contraire de ce que tu parais : « La vieillesse est la nuit de la vie ; la nuit est la vieillesse de la journée, et néanmoins la nuit est pleine de magnificences, et, pour bien des êtres, elle est plus brillante que le jour. » Voici qui me paraît un peu risqué et inexact : « La vieillesse est le dôme majestueux et imposant de la vie humaine… » Le dôme est ordinairement, ce me semble, aux deux tiers de l’édifice et n’est pas à l’extrémité. Elle voudrait même, moyennant un certain raisonnement, faire de la vieillesse « le point du milieu. » — Mais voici qui est décidément trop fort :

« Connaissant la valeur du temps (dans la vieillesse), on aspire à le sauver, à le mettre en œuvre ; par l’ardeur du désir qu’on a de l’exploiter, l’âme va plus vite que les organes ; on est comme cette Ariane de Dannecker (dans la galerie Bethmann, à Francfort), qui va évidemment plus vite que la panthère qui la porte. D’une part son désir s’élance à la poursuite de Thésée, de l’autre il lui faut subir l’allure de sa monture, unique moyen de la rapidité de sa course. C’est bien là l’image de la vieillesse… »

Assez ! assez ! c’est le cas de dire : qui veut trop prouver ne prouve rien. La vieillesse qui ressemble au groupe d’Ariane, c’est comme Lamennais tout à l’heure qui ressemblait à Clorinde ; j’appelle cela un manque de goût. Ces femmes d’une éducation si parfaite, d’une culture si élaborée, mais qui ne sont pas Françaises, ont beau avoir tout l’esprit possible ; il y a un moment où elles forcent le ton, et la vendeuse d’herbes du marché aux fleurs leur dirait bien plus sûrement qu’à Théophraste : « Vous n’êtes pas d’ici. »

De l’élévation d’ailleurs dans l’ensemble, des vues justes dans le détail, je suis loin de les lui refuser. Elle se fait, croyez-le bien, les objections ; elle se rend bien compte que, pour lui donner raison, il faut commencer par tourner le dos à la nature et se placer « dans la partie la plus providentielle des desseins de Dieu. » Aussi tous ceux qui feront ce chemin sous sa conduite et en fils dociles passeront-ils légèrement sur ses défauts pour se récrier à tout moment sur la beauté des points de vue. Mais la première condition pour trouver cela beau serait de trouver cela vrai ; autrement on ne peut que dire : « C’est ingénieux, c’est subtil, c’est bien présenté, bien imaginé. » Elle nous transfigure la vieillesse, elle ne nous la montre pas.

J’ai voulu, en contraste a ces idées de Mme Swetchine, me donner ce que j’appelle une douche de sens naturel et d’humble sens commun, dussé-je avoir beaucoup à rabattre des trop hautes prétentions humaines. J’ai relu des pensées de Bacon sur la mort, des pensées de Montaigne sur la vieillesse, sur cet âge peu agréable, quoi qu’on puisse dire, où des passions ardentes nous en venons petit à petit aux passions frileuses ; j’ai relu aussi des pages de Buffon qui sont bien faites à leur manière pour acheminer l’homme naturel vers son déclin, pour le consoler, sinon pour l’enorgueillir32. Je me suis rappelé Homère, indiquant toujours comme le signe dela triste humanité, de n’avoir pu trouver « de remèdeni contre, la vieillesse ni contre la mort. » Je me suisrappelé ce cri échappé du milieu de ses triomphes augénéral victorieux de l’armée d’Italie, en présence d’uneépidémie caniculaire : « Misérables humains que nous sommes, nous ne pouvons qu’observer la nature, mais non la surmonter ! » J’ai relu une page de l’illustre Mme de Condorcet, cherchant dans les plaisirs vrais de la bienveillance, de l’estime et de l’intimité affectueuse, les seules consolations possibles, à un certain âge, « pour ce sexe comblé à un moment des dons les plus brillantsde la nature, et pour lequel elle est ensuite si longtemps marâtre » ; car il est une heure (et c’est au milieu de la carrière) où la coupe enchantée lui tombe des mains et se renverse pour toujours. J’ai relu même quelques charmantes pensées de Mme de Tracy sur les douceurs de l’âge d’argent, cet âge qui sépare la dernière jeunesse de la première vieillesse, et où la femme entre en pleine possession de son indépendance. Tout cela, je l’avoue, mis en regard des pensées de Mme Swetchine, m’a paru plus vrai, plus naturel, plus vraisemblable, sans mener d’ailleurs nécessairement à des conclusions rigoureuses. Mais pourquoi conclure, si l’on n’est pas sûr ? pourquoi obéir jusqu’au bout à l’amour-propre, en embrassant les perspectives les plus flatteuses, fussent-elles les moins certaines ? Et sans sortir de mon sujet, je me contenterai de dire avec Mme de Lambert : « Il vient un temps dans la vie qui est consacré à la vérité, qui est destiné à connaître les choses selon leur juste valeur. » Or, ce n’est pas apprécier les choses à leur juste valeur que de se grossir démesurément le soleil couchant.

Pour rien au monde, quand je le pourrais, je ne voudrais enlever à l’humanité un dogme utile ou même une illusion consolante ; mais lorsqu’une doctrine prend la forme d’un jeu d’esprit ou d’un exercice de talent, il est bien permis de la discuter. Dans un Essai de traité sur la Résignation, Mme Swetchine est revenue sur la vieillesse, et, la prenant cette fois sous un aspect un peu plus humain, elle a moins accordé à l’hymne, à l’enthousiasme lyrique ; par cela même qu’elle me demande moins (l’esprit est ainsi fait), elle est plus près d’obtenir de moi quelque chose. Je veux citer cette page très belle et vraiment touchante : il vient d’être question de la mort :

« La vieillesse aussi, dit-elle, est un mal irréparable : rien ne peut faire qu’on remonte le cours des ans ; mais, comme toutes les situations sans éclat, elle renferme des compensations puissantes et un charme secret, connu seulement de ceux qui s’exercent à le goûter. Si la vie du vieillard a été vertueuse, le long regard jeté par lui sur le passé est plein de douceur ; il contemple tous les éléments, tous les gages d’un immortel et heureux avenir. Arrêté sur la hauteur d’où le pays se montre plus étendu et plus riche, il suit le cours des eaux qu’il a su maîtriser, il reconnaît ses ombrages, ses abris de prédilection, les champs fécondés par ses sueurs, des glands semés par lui devenus chênes ; le même soleil éclaire encore de ses rayons obliques et toujours amis la longue route qu’il a suivie, et les sentiers mystérieux par lesquels la bonne Providence l’a doucement conduit à elle… »

Ce qui suit, et qu’il faut lire, sur les infirmités et l’usage moral qu’on en peut faire est fort beau, Dans ces termes adoucis, je cesse de contredire, et je m’efforcerais plutôt de m’associer aux affectueuses espérances de l’auteur.

Ce traité de la Résignation, qui n’est qu’un Essai inachevé, me paraît représenter l’entière maturité et la perfection de Mmc Swetchine, en tant qu’écrivain spirituel. Elle s’attache à définir la résignation chrétienne dans les caractères qui lui sont propres, à la distinguer du fatalisme des Musulmans, du quiétisme des Hindous, à la suivre dans ses applications diverses et les plus délicates. Elle en fait quelque chose d’essentiellement à part et qui ne ressemble pas à ce que le commun des gens entend sous ce nom : car se résigner, après tout, n’est pas si rare ni si difficile, et il n’y a pas tant de mystère ; tous les hommes y viennent plus ou moins quand la nécessité est là ; mais Mme Swetchine se méfie de ce qui est trop simple et trop commun : « Ce qui me gâte un peu la résignation, avait-elle dit, c’est de la voir si conforme aux lois du bon sens : j’aimerais encore un peu plus de surnaturel dans l’exercice de ma plus chère vertu. » En conséquence elle s’est appliquée à y introduire le plus de surnaturel possible, et elle y a réussi. Nulle part, elle ne s’est mieux montrée la fille aînée de M. de Maistre, la fille cadette de saint Augustin. Elle a des adresses et des habiletés de langage tout à fait dignes de ce grand docteur, qui n’a jamais cessé d’être un grand rhétoricien. « La nuit de notre exil, dit-elle, peut avoir des ombres, mais elle n’a point de ténèbres. » Elle excelle à ces nuances incroyables, à cet art d’opposer entre eux les mots les plus voisins parle sens, de manière à multiplier la pensée en la divisant, et à faire croire peut-être à plus de choses possibles qu’il n’y en a ; c’est ainsi qu’ailleurs elle dira, en jouant sur ces mots unisson, union, unité : « Il n’y a rien de si attractif pour les belles âmes qu’une belle âme ; et quand cette harmonie qui se devine existe, il faut peu de chose pour que, partant de l’unisson, on arrive à prétendre à l’unité. » Et, jusqu’à l’article de la mort, presque à l’agonie, conservant ces formes de rédaction ingénieuse, elle disait : « La résignation est encore distincte de la volonté de Dieu ; c’est la différence de l’union à l’unité ; dans l’union, on est encore deux, dans l’unité seule on n’est plus qu’un… »

J’avoue que quand je vois un instrument si subtil et dont on se sert si bien, j’ai toujours peur que l’on ne me crée des distinctions qui ne soient que dans l’instrurment même, c’est-à-dire dans le tissu du langage, et qui s’évanouissent dès qu’avec un esprit exact on en vient à serrer de près les choses. Cela s’applique à Mme Swetchine tout comme à son maître saint Augustin.

Le traité de la Résignation, d’ailleurs, échappe à la critique proprement dite : il est entremêlé de prières, et, dès que la prière commence, la critique littéraire expire.

Les Lettres dont on vient de publier deux volumes promettaient, à en juger d’après les extraits donnés par M. de Falloux dans la Vie de Mme Swetchine, d’être la partie la plus intéressante de ses œuvres. J’aurais désiré, pour que la promesse se réalisât plus sûrement, qu’on eût fait paraître en premier lieu la correspondance avec les personnes célèbres, avec M. de Maistre (s’il y a des lettres à lui), avec M. de Montalembert, avec M. Lacordaire, avec M. de Tocqueville, avec M. de Falloux lui-même. L’éditeur a cru devoir en agir autrement, et il y a bien de l’inégalité d’intérêt dans les branches publiées jusqu’ici. Mais la correspondance, désormais complète, avec Mlle Roxanne Stourdza me paraît devoir satisfaire à la plus exigeante curiosité psychologique : elle permet d’étudier à nu l’âme et l’esprit de Mme Swetchine, dans les années décisives de la seconde jeunesse. Ses besoins d’aimer, ses ambitions d’intelligence, ses jalousies tendres qui se rassemblaient et s’accumulaient faute de mieux sur une tête chérie, ses soifs de Tantale qu’elle ne peut assouvir, ses accès de dévouement à la Décius qu’elle ne sait à quoi employer, ses colères à la Tarquin dans lesquelles elle abat impitoyablement tout ce qu’elle a dédaigné de cueillir et de respirer, tout cela s’épanche avec plus de naïveté qu’on n’aurait cru, et les ressorts humains, les mobiles naturels jouent fort distinctement devant nous, sans préjudice de la fibre religieuse fondamentale. Mais on assiste au travail et au conflit ; il fut long et pénible ; il lui fallut du temps avant d’apaiser et d’éteindre en Dieu ce qu’elle appelait son ardeur de personnalité. Elle dut beaucoup prendre sur elle-même et assembler, comme elle dit, son caractère pièce par pièce (et non pas pierre par pierre, comme on l’a imprimé)33. Son énergie sa volonté et la destinée difficile qu’elle ne s’était point choisie tinrent longtemps ce caractère en forme et à la gêne, avant qu’il nous apparût tout fait, tout cimenté et dans sa pleine consistance. Le moment de la transformation, de la cristallisation en Dieu, si l’on peut ainsi parler, se fait très distinctement sentir.

Je n’ose dire pourtant, après cela, qu’on la connaît ; car elle prétend absolument « qu’il faut aimer pour connaître », et, même en la goûtant à bien des endroits, je n’ai pu aller jusqu’à l’aimer. Mais on l’admire, en mainte rencontre, pour cette science morale dont on lui doit tant de remarques fines et pénétrantes, et qui fait d’elle, à quelques égards, le pendant de l’ingénieux M. Joubert. « J’ai souvent pensé, dit-elle, que c’était par le cœur qu’on ne s’ennuyait jamais, les deux héros de l’ennui, M. de Chateaubriand et Benjamin Constant, m’ayant mise sur la voie de cette vérité en démontrant sibien que ce n’est pas l’esprit qui sauve d’un tel mal. » On trouve son compte avec elle par bien des pensées de ce genre, même quand on ne la suit pas dans ses plus hautes régions

Enfin, sans tant épiloguer sur les mots, ceux qui se livreront à cette lecture, dussent-ils comme moi rester à mi-chemin de la sympathie, y gagneront au moins une vue intéressante sur une nature de femme très rare et très distinguée, qui fait le plus grand honneur au monde aristocratique où elle a vécu. Seulement si ses amis sont sages, ils la loueront avec un peu plus de sobriété qu’ils ne font depuis quelque temps ; ils exigeront pour elle un peu moins qu’ils ne sont en train de réclamer ; car le public français qu’on mène si loin et qui, par moments, se laisse faire le plus docilement du monde, a ses brusques impatiences et ses retours. Il y a aussi des indigestions d’esprit.

Pour en être resté avec Mme Swetchine à ce degré de haute estime où j’ai même glissé le mot d’admiration, on ne saurait s’imaginer quantité d’injures signées ou anonymes, manuscrites ou imprimées, que j’ai eu à essuyer. On s’en fera quelque idée, si l’on est curieux, en cherchant dans le numéro du journal religieux le Monde, du 29 avril 1862, un article signé Roger de Sezeval, une plume de qualité. Le fanatisme y brille dans tout son beau. M. de Falloux a là de jolis amis ; peste ! il ne fait pas bon n’être pas tout à fait de son avis, et se contenter d’admirer ce qu’il aime.

Qu’aurait-ce donc été si j’avais parlé avec toute la liberté qu’un critique biographe peut prendre, si j’avais raconté plus d’une particularité qui me venait et qui m’était attestée par des témoins aussi dignes de foi, mais d’un autre bord que M. de Falloux ? et par exemple, l’historiette que voici et que je répète comme on me la donne :

« Le vieux mari de Mme Swetchine était, du moins dans ses dernières années, nul et comme stupide. Il avait une montre de Breguet (ou de tout autre) à laquelle il tenait beaucoup et qu’il s’amusait à faire sonner. Mme Swetchine n’eut pas de cesse qu’elle ne l’eût amené à se priver de cette montre, par esprit de mortification. Le pauvre bonhomme ne savait plus que faire et la cherchait toujours machinalement. »

— M. de Falloux, ayant lu cette anecdote, a cru de son devoir d’en contester l’authenticité ; il a fait une espèce d’enquête auprès du valet de chambre du général Swetchine : je n’ai pas entrepris moi-même de contre-enquête ; mais le fait m’a été raconté à deux reprises, et a eu pour témoin une femme du monde. Les femmes d’esprit sont bien capables d’apercevoir ce qu’un valet de chambre ne soupçonne pas. — Ô vérité nue, ô vérité vraie, qu’on a donc de peine à vous trouver et de difficulté à vous dire !