(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXXI » pp. 323-327
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXXI » pp. 323-327

LXXXI

format des journaux quotidiens encore agrandi. — le livre de m.de rémusat sur abélard. — lettres de louis xviii. — portrait de louis xvi et de louis xviii par m. de barante. — opinion de royer-collard sur louis xviii. — lord brougham et guillaume schlegel écrivant en français. — le pitt de m. de viel-castel. — un morceau de m. de saint-priest sur l’inde.

Voilà les journaux quotidiens qui s’agrandissent encore : ils étaient trop étroits apparemment pour l’annonce industrielle qui les envahit de plus en plus. Le feuilleton en sera quitte par s’allonger et se distendre de plus en plus, comme la grenouille de la fable, qui fit si bien qu’elle creva. L'effet de cette immense production et consommation quotidienne commence à se faire sentir d’une manière fâcheuse sur la librairie. On n’achète guère de livres quand on lit tant les journaux ; les yeux et l’esprit ont leur ration chaque matin, et s’en tiennent là. Les journaux ne vantent d’ailleurs que les livres et les auteurs qu’eux-mêmes ils éditent. La librairie sérieuse en souffre, et les gens de province qui se cotisent pour lire trois ou quatre feuilletons se croient au fait de tout. — Le prince héréditaire de Saxe-Weimar était dernièrement à Paris ; comme il causait avec M. Émile de Girardin, celui-ci lui dit : « Voyez-vous, on levait autrefois un régiment à ses frais, aujourd’hui on crée un journal. Tout homme qui compte ou qui veut compter a son journal à lui. »

— M. de Rémusat vient de publier le volume premier d’un ouvrage sur Abélard et sa philosophie. M. de Rémusat avait, il y a quelques années, composé sur Abélard une suite de scènes dramatiques dont il avait fait lecture dans quelques salons et qui avaient obtenu le plus vif succès. Mais ayant voulu étudier plus à fond la philosophie et les ouvrages d’Abélard, il a laissé son drame de côté et l’a condamné à l’oubli. C'est aujourd’hui un ouvrage tout à fait historique, un ouvrage sérieux et profond qu’il publie. Le premier livre contient la vie d’Abélard, les livres suivants sont consacrés à l’analyse et à l’examen de sa philosophie, et deviennent indispensables à l’étude de la scolastique dont ils donnent la clef. Ces derniers livres sont d’une lecture difficile, toute spéciale, toute destinée aux gens du métier ; la France n’a plus rien à envier aux travaux des Allemands en ce genre. Mais ce que tous les esprits sérieux liront avec intérêt, c’est le livre qui retrace la vie et le caractère d’Abélard. M. de Rémusat a pénétré celui-ci dans toutes ses profondeurs, dans toutes ses subtilités et toutes ses contradictions. Il le montre bel esprit éloquent et profond, talent supérieur, caractère faible, et d’une sensibilité inquiète et maladive qui devance certaines tristesses toutes modernes. Il y a un peu de René, un peu de Jean-Jacques et de Lamennais dans l’auteur de Sic et non et dans l’amant d’Héloïse. M. de Rémusat le définit à merveille téméraire et triste, entreprenant et plaintif. Héloïse y est proclamée et démontrée bien supérieure à lui de caractère et de cœur, et au moins son égale pour l’esprit, — peut-être la première des femmes. Ces deux cent cinquante pages qui composent la vie d’Abélard suffisent pour classer le livre de M. de Rémusat, quand même le reste serait aussi difficile à étudier qu’un traité de géométrie ou d’algèbre, et que la scolastique elle-même.

— On vient de publier un volume de Lettres adressées par Louis XVIII au comte de Saint-Priest, qui fut ministre du prétendant pendant l’émigration. M. de Barante a mis en tête du volume une notice qui est un chapitre intéressant d’histoire. Le comte de Saint-Priest, qui fut ambassadeur à Constantinople, puis ministre de Louis XVI en 89, puis ministre et confident de Louis XVIII pendant l’exil, prêtait par sa longue carrière à une sorte de résumé historique et à coup d’œil rétrospectif sur toute cette époque de la Révolution. M. de Barante s’est acquitté de cette tâche avec tact, avec goût, avec justesse. L'impression qui résulte de ces pages écrites par un esprit si modéré est bien défavorable d’ailleurs et à l’ancien régime et aux personnes royales qui y figurent. Louis XVI est représenté tel qu’il fut et sans son auréole de roi-martyr, faible, inerte, disgracieux, maussade : sa bonté même n’était qu’une forme de sa faiblesse. Louis XVIII exilé y apparaît confit dans la conscience béate de son droit divin, y puisant quelques sentiments de dignité sans doute, mais surtout un contentement superbe qui était fait pour affliger les gens sensés de son parti. Les illusions de cette petite cour sont singulières ; elles étonnent de la part d’un esprit sensé comme l’était après tout celui de Louis XVIII ; on n’a qu’à lire les instructions qu’il donnait à M. de Saint-Priest auprès de M. de Thugue et de la cour de Vienne, à la veille de Marengo. Au reste tous les exilés en sont là, et, dès qu’on émigre, on ne voit plus les choses du dedans qu’avec une lorgnette toute particulière.

On peut croire d’ailleurs que dans les jugements qu’il exprime sur les choses et sur les hommes, M. de Barante ne fait que se régler sur les opinions qu’il a trouvées exprimées dans les papiers et les notes de M. de Saint-Priest. Ces opinions sévères étaient au fond celles des quelques hommes sensés et modérés de ce parti ; mais ils se contentaient de les dire à l’oreille ; c’est pour la première fois qu’elles se produisent aussi nettement.

— On demandait un jour à un homme considérable qui avait beaucoup connu Louis XVIII, si, vers la fin, lorsqu’il accepta et subit les ultra-royalistes et le parti du comte d’Artois, il avait bien toute sa tête ; cet homme considérable, et que nous pourrions nommer (Royer-Collard), répondit : « Il avait un peu baissé ; vers la fin il n’y avait plus en lui que ce qu’il était tout d’abord, le bel esprit, le petit esprit du XVIIIe siècle ; tout ce que l’expérience lui avait donné d’acquis dans l’intervalle s’en était allé. » — Ainsi cela arrive souvent en vieillissant ; on perd ce qui n’était qu’acquisition et emprunt ; on retombe au point de départ. — Eh bien, Louis XVIII, dans cette Correspondance avec M. de Saint-Priest, en est encore à ce point de départ, avant l’expérience acquise.

— Lord Brougham vient de publier en français, écrit par lui-même, un volume sur Voltaire et J.-J. Rousseau ; c’est un hommage à la France. — Guillaume de Schlegel, qui vient de mourir, lui avait rendu souvent ce genre d’hommage, même lorsqu’il était le plus sévère contre les admirations exclusives si ordinaires au goût et à l’esprit français. Il écrivait sur la Phèdre de Racine en français. Ses Œuvres posthumes qu’il laisse sont également écrites en français.

— Le Pitt de M. de Viel-Castel, dans la Revue des Deux Mondes, répond à propos et victorieusement au jugement un peu léger de M. Thiers en son Histoire.

— On a aussi fort remarqué dans le même recueil le morceau de M. de Saint-Priest sur l’Inde ; ce sont là des morceaux d’histoire qui vont de pair avec les grands morceaux de M. Macaulay et autres, dans la Revue d’Édimbourg. Cela constitue en France un genre nouveau de littérature : l’Essai historique dans tout son sérieux et tout son développement.