(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. John Stuart Mill — Chapitre I : De la méthode en psychologie »
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(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. John Stuart Mill — Chapitre I : De la méthode en psychologie »

Chapitre I :
De la méthode en psychologie

I

En toute science, la méthode est capitale ; elle l’est d’autant plus que la science est moins avancée et plus hésitante dans sa marche. C’est le cas en psychologie, et il n’y a point de témérité à dire, que l’insuffisance de ses progrès a été le résultat inévitable de la méthode généralement employée. Puisque nous avons donc la bonne fortune de trouver, dès le début, la question traitée par un logicien de profession, nous en pouvons parler à l’aise et essayer de ne rien oublier. M. Stuart Mill, qui fait remarquer justement combien la méthode des sciences morales et sociales est peu avancée, s’est attaqué résolûment à celle de la psychologie : il y revient à plusieurs reprises67 et sa pensée ne laisse rien à désirer en clarté, sur ce point.

« La psychologie, dit-il, a pour but les uniformités de succession ; les lois soit primitives, soit dérivées, d’après lesquelles un état mental succède à un autre, est la cause d’un autre, ou du moins la cause de l’arrivée de l’autre. »

C’est une opinion commune que les pensées, sentiments et actions des êtres sensibles ne peuvent être l’objet d’une science, dans le même sens que les êtres et phénomènes du monde extérieur. Cette opinion repose sur une confusion : on confond toute science avec la science exacte. Mais on peut concevoir un cas intermédiaire entre la perfection de la science et son extrême imperfection. Par exemple, un phénomène peut résulter de deux sortes de causes : de causes majeures accessibles à l’observation ou au calcul ; de causes mineures, secondaires, qui ne sont pas constamment accessibles à une observation exacte ou même qui ne le sont pas du tout. En pareil cas, nous pourrons rendre compte de la partie principale du phénomène, mais il y aura des variations et modifications que nous ne pourrons complètement expliquer.

C’est ce qui arrive dans la théorie des marées. Il y a les causes majeures, l’attraction du soleil et de la lune ; tout ce qui en dépend peut être expliqué et prédit avec certitude pour une partie quelconque, même inexplorée, de la surface de la terre. Mais il y a aussi les causes secondaires, direction du vent, circonstances locales, configuration du fond de l’Océan, etc. qui ont une grande influence sur la hauteur et l’heure de la marée ; et qui, dans la plupart des cas, ne peuvent être calculées ou prédites. Cependant, non-seulement il est certain que ces variations ont des causes agissant d’après des lois parfaitement uniformes ; non-seulement donc la théorie des marées est une science comme la météorologie, mais elle est plus utile que celle-ci dans la pratique. Car, on peut établir des lois générales pour les marées, et fonder sur ces lois des prévisions qui seront à peu près justes. C’est là ce qu’on entend ou ce qu’on devrait entendre quand on parle de sciences qui ne sont pas des sciences exactes. L’astronomie était déjà une science avant d’être une science exacte. Elle n’est exacte que depuis qu’elle explique non-seulement la direction des mouvements planétaires, mais encore leurs perturbations.

La science des marées n’est donc pas encore une science exacte, non par une impossibilité radicale tenant à sa nature, mais parce qu’il est très difficile de constater avec précision les uniformités dérivées. « La science de la nature humaine est du même genre. Elle est bien loin de l’exactitude de notre astronomie actuelle ; mais il n’y a aucune raison pour qu’elle ne soit pas une science comme l’est celle des marées, ou même comme l’était l’astronomie, lorsque ses calculs n’embrassaient encore que les phénomènes principaux et non les perturbations. » Cette science a pour objet les pensées, sentiments et actions des hommes. Elle aurait atteint la perfection scientifique, idéale, si elle nous mettait en état de prédire avec certitude comment un individu pensera, sentira ou agira dans le cours de sa vie. Si nous pouvions tenir toutes les causes et circonstances qui agissent sur un individu, dès maintenant nous connaissons assez les lois primitives des phénomènes mentaux pour pouvoir prédire sa conduite dans un grand nombre de cas. Mais, en fait, nous n’avons jamais toutes les données nécessaires pour cette prédiction. « De sorte que, lors même que notre science de la nature humaine serait parfaite théoriquement, c’est-à-dire que nous pourrions calculer un caractère, comme nous pouvons calculer l’orbite d’une planète, d’après des data ; cependant, comme on n’a jamais tous les data, ni des data exactement semblables dans les différents cas, nous ne pourrions ni faire sûrement des prédictions, ni établir des propositions universelles. » Mais les généralisations approximatives ont une exactitude suffisante pour la vie pratique : ce qui n’est que probable, quand on l’affirme d’individus pris au hasard, est certain, quand on l’affirme du caractère et de la conduite des masses ; et là est l’utilité de la psychologie68.

II

Ainsi le but de la psychologie est fixé : elle a pour objet les phénomènes de l’esprit. Son caractère est déterminé ; elle est (ou peut être) une science ; science non exacte, mais approximative et suffisante pour la pratique. Pénétrons maintenant dans la méthode69.

«

Deux écoles complètement opposées, d’ailleurs, ont contribué à la faire dévier de la bonne voie : d’une part, Auguste Comte, et d’autre part, la métaphysique allemande. Voici ce que M. Mill dit du premier :

« M. Comte revendique pour les physiologistes seuls la connaissance scientifique des phénomènes intellectuels et moraux. Il rejette totalement, comme un procédé sans vertu, l’observation psychologique proprement dite, la conscience interne. Il pense qu’il nous faut acquérir notre connaissance de l’esprit humain, en observant les autres. Comment pouvons-nous observer et interpréter les opérations mentales d’autrui, sans connaître préalablement les nôtres ? C’est ce qu’il ne dit pas. Mais il considère comme évident que l’observation de nous-mêmes par nous-mêmes ne peut nous apprendre que très peu de choses sur les sentiments et rien au sujet de l’entendement : au fond, ce reploiement de l’esprit sur lui-même lui paraît impossible.

Il n’est pas nécessaire, ajoute M. Stuart Mill, de réfuter longuement un sophisme, dont le plus surprenant serait qu’il en imposât à quelqu’un. On y peut faire deux réponses : 1° on pourrait renvoyer M. Comte à l’expérience ainsi qu’aux écrits des psychologues, comme preuve que l’esprit peut non-seulement avoir conscience de plus d’une impression à la fois et même en percevoir un nombre considérable (six, d’après M. Hamilton), mais encore y prêter attention ; 2° il aurait pu venir à l’esprit de M. Comte qu’il est possible d’étudier un fait par l’intermédiaire de la mémoire, non pas à l’instant où nous le percevons, mais dans le moment d’après : et c’est là, en réalité, le mode suivant lequel nous acquérons le meilleur de notre science sur les actes intellectuels. D’ailleurs, en fait, nous savons ce qui se passe en nous-mêmes, soit grâce à la conscience, soit grâce à la mémoire, par voie directe dans les deux cas et non pas (comme cela arrive pour ce que nous avons fait en état de somnambulisme) uniquement par leurs résultats. Ce simple fait détruit l’argument entier de M. Comte. Tout ce dont nous avons connaissance directement, nous pouvons l’observer directement70. »

« Les successions des phénomènes mentaux ne peuvent être déduites des lois physiologiques de notre organisation nerveuse ; et nous devons continuer à chercher longtemps encore, sinon toujours, toute la connaissance réelle que nous pouvons en acquérir dans l’étude directe des successions mentales elles-mêmes. »

« Il existe donc une science de l’Esprit, distincte et séparée.

Sans doute on ne doit jamais perdre de vue ni déprécier les rapports de cette science avec la physiologie. Il ne faut pas oublier que les lois de l’esprit peuvent être des lois dérivées des lois de la vie animale, et que par conséquent elles peuvent dépendre en dernière analyse des conditions physiques... Mais, d’un autre côté, je regarde comme une erreur tout aussi grande en principe, et plus sérieuse encore en pratique, le parti pris de s’interdire les ressources de l’analyse psychologique, et d’édifier ainsi la théorie de l’esprit sur les seules données que la physiologie peut actuellement fournir. Si imparfaite que soit la science de l’esprit, je n’hésiterai pas à affirmer qu’elle est beaucoup plus avancée que la partie correspondante de la physiologie ; et abandonner la première pour la seconde me semble une infraction aux véritables règles de la philosophie inductive71. »

Voilà donc l’observation directe établie nettement contre le positivisme72. Voyons maintenant notre auteur aux prises avec l’école opposée, les métaphysiciens, allemands ou autres, ceux qu’il appelle, d’un terme général, les philosophes à priori.

Le débat entre le philosophe à priori et la philosophie à posteriori, dit-il73, dépasse de beaucoup les bornes et la portée de la psychologie, et s’est concentré surtout sur le champ de l’ontologie. Je n’ai aucune intention de me professer partisan de l’une ou de l’autre ; toutes deux ayant beaucoup fait pour l’humanité ; toutes deux devant être nécessairement connues de quiconque aborde les questions philosophiques, chacune ayant beaucoup profité des critiques de l’autre. « En concentrant la question simplement sur le terrain de la psychologie, on trouve que la différence entre les deux philosophies consiste dans les théories différentes qu’elles donnent des phénomènes complexes de l’esprit humain. »

L’expérience n’est pas la propriété exclusive de l’une d’elles. Elles en dépendent toutes deux, quant à leurs matériaux. La différence fondamentale a rapport non aux faits eux-mêmes, mais à leur origine. On peut dire brièvement et en gros, que l’une des théories considère les phénomènes les plus complexes de l’esprit, comme étant les produits de l’expérience, tandis que l’autre les considère comme originels.

La psychologie à priori soutient que dans tout acte de pensée, même le plus élémentaire, il y a un élément qui n’est pas donné à l’esprit, mais qui est fourni par l’esprit en vertu de ses facultés propres. Le plus simple de tous les phénomènes, une sensation extérieure, a besoin, selon elle, d’un élément mental pour être une perception, et pour devenir ainsi, au lieu d’un état passif et fugitif de notre propre être, un objet durable extérieur à l’esprit. Les notions d’étendue, Solidité, Nombre, Force, etc., quoique acquises par les sens ne sont pas des copies d’impressions faites sur les sens, mais des créations des lois propres de notre esprit mises en action par les sensations. L’expérience, au lieu d’être la source et le prototype de nos idées, est elle-même un produit des forces propres de l’esprit, élaborant les impressions que nous recevons du dehors : elle contient un élément mental ainsi qu’un élément externe. L’expérience, qu’on invoque en vain pour rendre compte de nos lois mentales, n’est donc possible que par ces lois elles-mêmes. Or si l’expérience n’explique pas l’expérience, à fortiori elle n’explique pas les idées des choses morales, supra-sensibles : l’expérience en est l’occasion et non la source.

La psychologie à posteriori, au contraire, tout en reconnaissant l’existence d’un élément mental dans nos idées, tout en admettant que nos notions d’étendue, solidité, temps, espace, vertu, ne sont pas des copies exactes d’impressions faites sur nos sens, mais un produit du travail de l’esprit, ne considère pas cette production comme le résultat de lois particulières et impénétrables, dont on ne peut rendre aucun compte. Elle pense, au contraire, que cela est possible. Elle pense que l’élément mental est un fait, mais non un fait ultime. Elle pense qu’on peut le résoudre en lois plus simples et en faits plus généraux ; et qu’on peut découvrir le procédé suivi par l’esprit dans la construction de ces grandes idées, en un mot qu’on peut en déterminer la genèse.

Fixons par un exemple la différence des deux Écoles en psychologie. Les transcendentalistes examinent nos idées d’espace et de temps ; ils trouvent que chacune contient en elle d’une manière indissoluble l’idée de l’infini. Naturellement nous n’avons aucune connaissance expérimentale de l’infini : toutes nos idées dérivées de l’expérience sont des idées de choses finies. Cependant il est impossible de concevoir le temps et l’espace autrement que comme infinis, et il est impossible de les dériver de l’expérience : ce sont des conceptions nécessaires de l’esprit. — Le psychologue à posteriori, de son côté, voit bien que nous ne pouvons penser le temps et l’espace autrement que comme infinis ; mais il ne considère pas cela comme un fait dernier. Il y voit une manifestation ordinaire d’une des lois de l’association des idées : — la loi que l’idée d’une chose suggère irrésistiblement l’idée d’une autre chose avec laquelle elle a été souvent trouvée intimement liée dans l’expérience.

Comme nous n’avons jamais eu aucune expérience d’un point de l’espace sans d’autres points au-delà, ni d’aucun point du temps sans d’autres points qui le suivent, la loi d’association inséparable fait que nous ne pouvons penser aucun point du temps et de l’espace, quelque distant qu’il soit, sans imaginer immédiatement d’autres points plus éloignés. Cela explique leur caractère d’infini, sans rien introduire de « nécessaire. » Il se peut que le temps et l’espace aient des limites, mais dans notre condition présente nous sommes totalement incapables de les concevoir. Si nous pouvions arriver à la fin de l’espace, nous en serions sans doute avertis par quelque impression nouvelle et étrange de nos sens, mais dont nous ne pouvons, pour le présent, nous faire la plus légère idée.

L’exemple qui précède met dans tout leur jour les deux principales doctrines de la psychologie à posteriori la plus avancée :

1° Que les phénomènes les plus abstrus de l’esprit sont formés de phénomènes plus simples et plus élémentaires.

2° Que la loi mentale par le moyen de laquelle cette formation a lieu est la loi de l’association.

La forme la plus complète et la plus scientifique de la psychologie à posteriori, est celle qui considère la loi d’association comme le principe suprême. Son grand problème c’est de déterminer non pas jusqu’où cette loi s’étend, car elle s’étend atout, — idées, émotions, désirs, volitions, etc. — mais combien de phénomènes mentaux elle est capable d’expliquer ; et comment elle les explique. Sur cette partie du sujet, il y a, comme on le pense, des différences de doctrines, et la théorie, comme toute théorie dans une science incomplète, progresse incessamment74.

Cette manière d’interpréter les phénomènes de l’esprit, continue M. Mill, a été souvent flétrie comme matérialiste. Pour voir combien l’accusation est juste, il suffit de se rappeler que l’idéalisme de Berkeley est l’un des développements de cette théorie. S’il y a du matérialisme à essayer de déterminer les conditions matérielles de nos opérations mentales, toutes les théories de l’esprit un peu compréhensives peuvent être taxées, en ce cas, de matérialisme. Nous ne saurons probablement jamais si l’organisation seule peut produire la pensée et la vie ; mais nous savons, à n’en pas douter, que l’esprit emploie un organe matériel. Or cela admis, quel matérialisme y a-t-il à suivre les explications physiologiques aussi loin qu’elles peuvent nous conduire. « Il est certainement vrai que la psychologie de l’association représente plusieurs des états mentaux supérieurs comme étant en un certain sens le développement des états inférieurs. » Mais dans d’autres cas semblables, comme le fait remarquer finement l’auteur, on a exalté précisément la sagesse et l’art merveilleux de la nature qui tire, dit-on, le meilleur du pire et le noble du bas. D’ailleurs, si ces parties, les plus nobles de notre nature, ne sont pas originelles, elles ne sont pas pour cela factices et non naturelles.

Les produits sont tout autant une partie de la nature humaine que les éléments qui la composent. L’eau est tout aussi bien une substance du monde extérieur, que l’hydrogène et l’oxygène. « Ce n’est que pour les esprits vulgaires qu’un grand et bel objet perd son charme, en perdant quelque chose de son mystère, en dévoilant une partie du procédé secret par lequel la nature l’a enfanté75. »

M. Stuart Mill demande d’ailleurs qu’on soit exigeant relativement aux explications fondées sur l’association : il ne faut pas se borner à des semblants d’analyse. Or, rien n’est plus utile pour pénétrer dans le fond et dans l’essence intime des faits complexes, que l’examen des exceptions et des cas rares. Les enfants, les jeunes animaux, les personnes privées de quelque sens, ceux qui nés aveugles ont recouvré la vue, les gens élevés dans la séquestration, comme Gaspard Hauser76 : ce sont là de nombreuses sources d’information dont malheureusement on a fait très rarement usage.

En résumé, deux sortes d’investigations tout aussi nécessaires pour l’étude des phénomènes de l’esprit que pour celle des phénomènes matériels : la première, dont la généralisation de Newton est le type le plus parfait, ramène les faits à des lois et celles-ci à d’autres lois plus générales ; la seconde, dont l’analyse chimique est le type, s’applique non aux successions de phénomènes, mais aux phénomènes complexes eux-mêmes, et les résout en éléments simples, comme cela se fait en chimie pour tout corps composé. La première analyse les lois en lois plus simples, la seconde analyse les substances en substances plus simples77.

III

Après avoir déterminé l’objet et la méthode de la psychologie, il nous reste à chercher s’il n’y a pas un art auquel cette science puisse servir de base ; s’il n’y a pas quelque science dérivée, applicable à la vie pratique, qui suppose, comme science première, la connaissance générale des phénomènes de l’esprit. Toute science, dès qu’elle est solidement constituée, sort naturellement de la théorie pure pour amener des conséquences pratiques, soit qu’on les cherche, soit qu’on les trouve. Et rien ne démontre mieux, à notre avis, combien jusqu’ici la psychologie a langui dans l’enfance, que ce fait frappant qu’aucune application, qu’aucun art utile n’en est sorti. Il en fut ainsi de la physique et de la chimie pendant des siècles ; ainsi des sciences biologiques, dont les résultats ne sont encore qu’entrevus. Qui ne comprend cependant que si les lois fondamentales de l’esprit étaient découvertes, si les circonstances qui les modifient étaient connues, si nous tenions, en un mot, l’essentiel et l’accidentel, comme dans le cas des marées, cité plus haut par M. Mill ; si nous pouvions reconstituer par synthèse une situation psychologique, comme nous pouvons calculer une position astronomique ; si nous étions capables de prévoir ; qui ne comprend que ce serait là un secret important pour la connaissance des hommes, pour l’éducation, pour la politique, pour toutes les sciences morales et sociales, et que la psychologie serait leur base, comme la physique est celle des sciences de la matière ?

La possibilité de cet art, ou, si l’on veut, cette science dérivée, fondée sur la psychologie, est à peine entrevue par quelques esprits78. Nous allons voir M. Mill en fixer la nature et la méthode. Disons tout de suite qu’il lui donne le nom d’éthologie ou science du caractère, et qu’il lui assigne comme procédé d’investigation la méthode déductive avec vérification79.

La psychologie a pour objet les lois les plus générales de la nature humaine : l’éthologie a pour objet les lois dérivées. La psychologie s’occupe du genre, l’éthologie de l’espèce et des variétés. « Le nom de psychologie, dit l’auteur, désignant la science des lois fondamentales de l’esprit, le nom d’éthologie sera celui de la science ultérieure, qui détermine le genre de caractère, produit conformément à ces lois générales par un ensemble quelconque de circonstances physiques ou morales. D’après cette définition, l’éthologie est la science qui correspond à l’art de l’éducation, au sens le plus large du mot, en y comprenant la formation des caractères nationaux ou collectifs aussi bien que des caractères individuels. » « L’éthologie peut être appelée la science exacte de la nature humaine », mais elle n’est exacte qu’à condition d’affirmer des tendances, non des faits. Elle déclare non que telle chose arrivera toujours, mais que l’effet d’une cause donnée sera tel, tant que cette cause opérera sans être contrariée, par exemple : c’est une proposition scientifique, que la force musculaire tend à rendre les hommes courageux, mais non qu’elle les rend toujours tels ; que l’expérience tend à donner la sagesse, mais non qu’elle la donne toujours.

Tandis que la psychologie est entièrement ou principalement une science d’observation et d’expérimentation, lithologie est une science entièrement déductive. Le rapport de lithologie à la psychologie est fort analogue à celui des diverses branches de la physique à la mécanique. Les principes de lithologie sont proprement les principes moyens, les axiomata media de la science de l’esprit. Ces principes se distinguent, d’une part, des lois empiriques résultant de la simple observation ; d’autre part, des hautes généralisations. Comme Bacon l’a fait judicieusement observer, les axiomata media d’une science quelconque constituent la principale valeur de cette science. Car les généralisations inférieures, tant qu’elles n’ont pas été expliquées et réduites aux axiomata media, dont elles sont les conséquences, n’ont que la valeur précaire de lois empiriques : et les lois les plus générales sont trop générales et embrassent trop peu de circonstances, pour expliquer les cas individuels.

M. Stuart Mill montre fort clairement que la méthode déductive avec vérification est la seule applicable à l’éthologie. Les lois naturelles, dit-il, ne peuvent être déterminées que de deux manières : par la déduction ou par l’expérience. Les lois de la formation du caractère sont-elles abordables par la méthode expérimentale ? Évidemment non. En effet, cette méthode a deux procédés principaux : l’expérimentation, l’observation.

1° L’expérimentation est-elle possible ? Elle le serait tout au plus pour un despote de l’Orient. Mais quand même il oserait la tenter, cela n’avancerait guère. Il lui faudrait élever, depuis l’enfance jusqu’à la maturité, un certain nombre d’êtres humains, noter chaque sensation ou impression éprouvées par le sujet, ou noter les causes et ce qu’il en pense. Or, cela n’est pas possible, et cependant une seule circonstance, en apparence insignifiante, qu’on aurait négligée, suffirait à vicier l’expérience.

2° L’observation est-elle possible ? Mais s’il n’est pas possible de connaître avec quelque sûreté les circonstances influentes, lorsque nous les arrangeons nous-mêmes, à fortiori ne pouvons-nous les connaître dans les cas qui échappent à notre contrôle. Nous ne pouvons faire des observations qu’en gros et en masse, c’est-à-dire aboutir à des généralisations purement approximatives.

Reste donc la méthode déductive, celle qui part des lois. « Il existe des lois universelles de la formation du caractère, quoique le genre humain n’ait pas un caractère universel. Et puisque ce sont ces lois combinées avec les circonstances qui produisent la conduite de chaque être humain, c’est de ces lois que doit partir toute tentative rationnelle de construction d’une science concrète et pratique de la nature humaine80. »

« L’éthologie est encore à créer, mais sa création est devenue enfin possible, bien qu’on n’ait encore fait systématiquement que très peu de chose pour la créer. » Le progrès de cette science importante dépendra de l’emploi d’un double procédé.

1° Étant donnée telle circonstance particulière, en déduire théoriquement les conséquences éthologiques et les comparer avec ce que l’expérience commune nous apprend.

2° Faire l’opération inverse, c’est-à-dire étudier les divers types de la nature humaine ; les analyser, noter les circonstances dans lesquelles ces types dominent, et expliquer les traits caractéristiques du type par les particularités des circonstances.

Il est à peine nécessaire, conclut M. Mill, de répéter que dans l’éthologie, ainsi que dans toute autre science déductive, la vérification à posteriori doit aller pari passu avec la déduction à priori : les conclusions de la théorie ne méritant confiance qu’autant qu’elles sont confirmées par l’observation. L’accord de ces deux genres de preuves est la seule base, suffisante pour les principes d’une science aussi enfoncée dans les faits, et relative à des phénomènes aussi complexes et aussi concrets que ceux de l’éthologie.

Ainsi une science générale, abstraite, fondée sur l’observation et l’expérience, ayant pour objet les phénomènes fondamentaux de l’esprit humain, — et une science particulière, ayant pour objet les variétés du caractère : telle est la tâche presque inépuisable, et presque entièrement neuve, que M. Mill assigne à la psychologie future.