(1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 novembre 1885. »
/ 1972
(1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 novembre 1885. »

Paris, 8 novembre 1885.

Chronique, la saison de 1885-1886

Au plus loin de la saison, les représentations de Bayreuth, dix-huit représentations qui alterneront Parsifal et Tristan, entre le 22 juillet et la fin d’août ; dès le printemps, à Bruxelles, la Valkyrie ; Lohengrîn à l’Opéra-Comique, vers février ; et, pendant tout l’hiver, nos grands concerts parisiens.

Au Châtelet, M. Colonne ne donnera, sans doute, des œuvres Wagnériennes que quelques fragments connus ; le Conservatoire tentera quelque chose : mais de M. Lamoureux nous attendons une saison Wagnérienne. Dans la nouvelle salle de l’Eden-Théâtre, si convenable à des concerts comme à des représentations, M. Lamoureux va continuer son œuvre : oui, il fallait commencer par les ordinaires concerts avec le chœur des Fileuses ; ensuite, des œuvres plus caractéristiques ; deux actes de Lohengrin ; puis un acte, deux actes de Tristan ; il fallait bien initier le public, peu à peu et progressivement et certes par le concert : maintenant, un acte encore, peut-être le premier de la Walkure : qu’ainsi le public entre en l’intelligence de l’art nouveau, et le temps sera venu du définitif et complet essai ; éduqué par le Concert, le public parisien pourra en fin connaître le théâtre.

Par une continue volonté, une foi persévérante, l’œuvre de propagation Wagnérienne s’accomplit, lente et sûre ; et ce n’est pas seulement l’œuvre spéciale de la propagation d’un spécial art, c’est, par la vivifiante infusion de lui, la régénération de l’Art entier.

Donc, que chacun tâche de ses moyens, en le commun travail ; et saluons l’ouverture de cette saison, très pleine d’espérances.

 

La Revue Wagnérienne doit à la gracieuseté de M. Édouard Schuré la primeur de l’étude sur Parsifal par laquelle doit être complété prochainement son célèbre ouvrage du Drame musical.

Parsifal54

Un pur, une âme simple
rendue voyante par la pitié
t’apportera la délivrance.

Quoique les drames de Richard Wagner s’expliquent suffisamment par eux-mêmes, nous comprendrons mieux la portée et les limites de sa dernière œuvre en donnant un coup d’œil à sa nature d’homme et à tout son développement.

R. Wagner impose à la psychologie un des problèmes les plus curieux et les plus difficiles par le grand contraste entre son caractère et son génie, entre son tempérament d’homme et ses aspirations d’artiste. Ce contraste est, à vrai dire, la clef de sa nature et de son évolution. Mais il a donné lieu à tous les faux jugements portés par des amis, et par des ennemis également aveugles. Pour les uns, le génie a blanchi le caractère ; pour les autres, le caractère a noirci le génie. Ce n’est cependant qu’en les distinguant et en les observant dans leur action réciproque qu’on saisit le secret de cette étrange et puissante individualité.

Essayons de caractériser cette double nature de Wagner, absolument unique en son genre. — D’une part, un fond illimité de sensualité, d’orgueil et de domination ; de l’autre, un vaste intellect, doué des plus merveilleuses facultés esthétiques et d’un idéalisme transcendant. — Entre ces deux extrêmes il y avait une lacune ; il manquait la divine Psyché, ce que nous appelons : l’ame ; je veux dire cette aspiration de l’être spirituel à la pureté, à la bonté, à la perfection qui, seule, peut ennoblir la nature inférieure, l’attirer peu à peu vers les hauteurs de la spiritualité et de l’intelligence divine.

L’homme avec ses passions déchaînées et l’intellect avec ses pouvoirs supérieurs furent donc en Wagner comme deux natures diverses sans lien et sans trait d’union. Ses œuvres n’en furent pas moins une série de tentatives pour joindre et réconcilier ces deux éléments contraires. Comme artiste, Wagner ressemblait à un puissant magicien capable d’évoquer toutes les passions humaines par les incantations de la musique et le ressort du drame. Comme penseur, il avait quelque chose du démon qui cherche à concevoir l’ange par la force de l’intellect, et qui, malgré ses étonnantes facultés soutire sous le poids de sa nature et aspire à la délivrance. Ce désir est le fil qui relie ses œuvres.

Le premier type qu’il invente est celui du Hollandais, du marin désespéré, maudit par son orgueil et que sauve le dévouement d’une femme. — Tannhæuser aspire des profondeurs de la sensualité à l’amour vrai, et c’est encore l’amour et le sacrifice d’une femme qui le sauve de la damnation du Vénusberg. — Dans Lohengrin, inspiration merveilleuse, le monde divin apparaît, l’ange se révèle dans le héros. Mais il n’est pas compris de celle-là même qui l’avait pressenti et appelé. L’ange se retire dans son inaccessible solitude ; Elsa, l’âme malheureuse, expire ; et nous restons sous l’impression navrante que l’idéal n’est qu’un rêve. — Après avoir achevé cette œuvre, Wagner tomba sous l’influence de la philosophie pessimiste de Schopenhauer, et cette influence se combine curieusement avec la phase la plus païenne de sa vie et de sa pensée. Malgré la splendeur des œuvres que créa sa forte virilité, on trouve au fond de ces tableaux débordants de vie et ruisselants de lumière, les teintes crépusculaires d’un pessimisme assombrissant. Tristan et Iseult est une peinture admirable de l’amour-passion ; mais c’est un amour qui aspire à l’anéantissement plus qu’à la renaissance. — La tétralogie des Nibelungen est un essai de cosmogonie ; mais ce qu’il y a de caractéristique, c’est que le dieu Wotan, qui a conçu le monde, abdique de guerre lasse et que le génie de l’Amour, représenté par Brünehilde, meurt trahi et sans espoir.

Après avoir parcouru ainsi sa phase païenne, Wagner parvenu au seuil de la vieillesse, changea une fois encore de direction et résolut d’aborder face à face le problème du christianisme par la légende du Saint-Graal. Ce n’est pas qu’il eût changé le fond pessimiste assez noir de sa philosophie. Mais ayant l’ambition singulière de faire de son art une religion et de son théâtre une sorte d’église, il comprenait cependant que, dans aucune de ses œuvres, il n’avait montré le chemin de cette régénération, de cette perfection spirituelle, dont il ne se souciait guère, mais qui s’impose à l’homme et à l’humanité comme le but suprême. C’est dans cette pensée qu’il conçut son Parsifal. Il donna ses dernières forces à cette composition. Elle vient donc clore son œuvre d’une manière intéressante et nous fera connaître en même temps les limites de son génie.

Il avait déjà touché au Saint-Graal dans Lohengrin, qui restera son chef-d’œuvre par la beauté de l’inspiration comme par l’harmonie de l’ensemble. Mais là, il ne nous avait montré le temple des élus que de loin, dans une sorte de vision intérieure, et sous l’image brillante d’un de ses messagers.

Dans Parsifal il prétend nous faire assister à la conquête du Graal, nous introduire dans le sanctuaire, nous dévoiler son secret. Résumons sa conception dans ses traits essentiels.

Parsifal a été élevé par sa mère dans un pays perdu. La pauvre femme a ses raisons pour cela. Le père de l’enfant, Gamuret, a été tué dans un combat, et Douloureuse (c’est le nom français dont Herzêleide est la traduction libre) ne veut pas que son fils unique ait le même sort. Elle se retire donc dans une grande solitude pour que Parsifal ne sache rien du monde et de la chevalerie. Mais l’instinct guerrier est très vivace dans l’enfant. Il s’est fabriqué un arc et court les bois en chassant. Un jour l’adolescent rencontre trois hommes à cheval qui lui semblent plus beaux que trois soleils, tant leurs armures reluisent dans la forêt. Il leur demande qui ils sont. Ceux-ci éclatent de rire et partent au galop. Il se met à courir pour les rattraper ; mais impossible de les suivre. Alors Parsifal oublie sa chaumière natale, sa mère, le monde entier pour une seule pensée : revoir les chevaliers et se faire chevalier lui-même. Depuis ce jour il court le monde, l’arc en main, vivant de rapines, dans un accoutrement misérable.

Après bien des aventures, le naïf ignorant arrive dans le domaine de Saint-Graal, C’est ici que Wagner fait commencer son drame ou plutôt son mystère.

Parsifal pénètre sous de beaux ombrages et voit des hommes graves en manteaux blancs qui se promènent. Leur aspect l’étonne et l’intimide. Soudain un beau cygne passe à grand vol sur un étang. Instinctivement Parsifal tend son arc et lui décoche une flèche. Mais aussitôt des jeunes gens saisissent le sacrilège et le mènent devant un homme âgé, une sorte d’écuyer à barbe grise. Celui-ci, au lieu de frapper le coupable, lui reproche sa cruauté ; puis il ramasse l’oiseau taché de sang et montre au coupable le regard brisé du cygne mourant. Parsifal, ému d’un nouveau genre d’émotion, brise son arc en deux et le jette par terre.

Au même instant, une solennelle sonnerie de cloches retentit au loin. L’homme âgé prend Parsifal par le bras et l’emmène. Il semble au jeune homme qu’il marche comme dans un rêve ou plutôt que le paysage marche à sa rencontre. Car insensiblement les voûtes de la forêt se changent en masses montagneuses. Ils passent par d’énormes couloirs à colonnes massives taillées dans le roc. Le son des cloches devient toujours plus fort. Enfin, Parsifal se trouve dans une basilique romane. La lumière tombe d’une coupole bysantine sur un autel vide. Des chevaliers entrent deux à deux en longue file, casque en tête, habillés d’une chemise blanche et d’un manteau rouge. Des adolescents les suivent vêtus de bleu et de blanc. Tous ces hommes chantent à haute voix ; ils célèbrent le dernier repas et le martyre du Seigneur. Puis tous se rangent dans un ordre majestueux ; les chevaliers font cercle autour de l’autel. On y dépose une arche et tous se mettent à crier : « — Amfortas ! Amfortas ! Montre-nous le Saint-Graal ! » Alors un homme qui semble le roi des chevaliers, répond : « — Je ne peux pas, j’en suis indigne. Pécheur, j’ai aimé la pécheresse ; j’ai succombé à la tentation. Je souffre de mon désir, et dans la souffrance je désire toujours !… » En même temps, il montre une blessure qui saigne à sa poitrine avec les signes d’une douleur affreuse. Alors une voix terrible sort du fond de la basilique comme d’un tombeau et s’écrie : « — Amfortas ! mon fils Amfortas ! malheureux pécheur, pour ton châtiment, fais ton office ! » Malgré lui, Amfortas, pâle comme un mort, va prendre au fond de l’arche un vase de cristal et l’élève dans les airs. Aussitôt le liquide qui remplit le vase se met à reluire d’une couleur pourprée. Sous ses rayons tout le temple se teint de rouge, pendant que les chevaliers murmurent à voix basse : « Ceci est le sang du Christ ! » Alors il semble à Parsifal que de ce vase sort une voix plaintive, mystérieuse, une voix sans paroles, comme une mélodie de tendresse et de souffrance ineffable. Il porte violemment la main à son cœur comme sous le coup d’une douleur subite. Cependant, le roi malade est retombé sur sa litière, les chevaliers s’éloignent, l’église est vide. Parsifal est toujours là, cloué en terre, d’un air stupide. Tout cela lui semble un rêve, il n’a rien compris à ce qu’il a vu. Le vieillard à barbe grise, le serviteur indigne, croyant qu’il a affaire à un sot, le pousse hors de l’église d’un ton bourru. Mais dans le silence du sanctuaire une voix céleste répète la promesse mystique :

Un pur, une âme simple,
rendue voyante par la pitié,
t’apportera la délivrance.

Or, ce que Parsifal ne sait pas, le voici. Le vase merveilleux est celui dans lequel le Christ a célébré son dernier repas avec ses disciples, et dans lequel Joseph d’Arimathie a recueilli son sang. Après la mort du Sauveur le vase disparut. Des anges le rapportèrent du ciel avec la lance qui perça les flancs du Rédempteur. Ils confièrent ces saintes reliques, source des plus hautes vertus chevaleresques, à un pieux chevalier du nom de Titurel. Celui-ci fonda pour la garde du trésor l’ordre des chevaliers du Saint-Graal. À sa mort, son fils Amfortas lui succéda. Mais déjà un ennemi redoutable méditait la perte de sa communauté. Le païen Klingsor avait ambitionné les honneurs de l’ordre, dont la première condition est la chasteté. Ne sachant se vaincre, il n’avait rien trouvé de mieux, pour se rendre digne du Graal que le moyen d’Origène55. La communauté indignée repoussa un homme qui avait cru parvenir à la sainteté par la mutilation. Mais Klingsor, versé dans les sciences occultes, était un grand magicien, il fit sortir de terre un château de perdition rempli de filles charmantes qui attirèrent les chevaliers dans leurs filets. Une fois séduits, amollis, ils sont perdus pour le Graal et ses hautes missions. À mesure que la forteresse des purs se dépeuple, le château de perdition se remplit. Amfortas a voulu combattre l’ennemi avec la lance sacrée qui donne la victoire. Mais Klingsor lui oppose une femme d’une beauté irrésistible ; Amfortas, lui aussi, a succombé à la tentation. Pendant qu’il s’oubliait aux bras de l’enchanteresse, Klingsor s’est emparé de la lance, en a frappé le roi et lui a fait une blessure incurable. La lance est au pouvoir de l’ennemi, l’ordre est compromis, le Graal menacé. De là, l’effroi des chevaliers et la douleur du roi malade.

Ce dont Parsifal se doute encore bien moins, c’est que lui-même est destiné à remplacer Amfortas dans sa royauté spirituelle. Mais pour cela il faut qu’il subisse à son tour la tentation et qu’il résiste à la puissante magicienne. Tel est l’objet du deuxième acte.

Qui est cette femme étrange et dangereuse ? Elle se nomme Kundry, et a comme deux âmes, deux existences diverses qui alternent l’une avec l’autre. Dans sa phase voluptueuse, rien n’égale l’âpreté de ses désirs triomphants. Elle possède pour les satisfaire toutes les langueurs d’une séduction profonde. Quand son but est atteint, quand l’homme séduit est à ses pieds, elle le méprise et le quitte avec un rire de démon et de damnée. — Dans sa phase de repentir, elle éprouve un besoin fiévreux de s’humilier, de servir les bons. Elle s’habille misérablement, s’enlaidit à plaisir et sert les chevaliers du Graal, leur apporte des baumes dans son costume de sorcière sauvage. Mais cela ne sert à rien ; ce demi-repentir est impuissant. Vient l’heure où un sommeil lourd et léthargique s’empare de tous ses membres ; et le magicien, j’allais dire le magnétiseur Klingsor, qui de loin la guette et l’endort, a seul le pouvoir de la réveiller pour l’asservir de nouveau à sa vie de luxure et de damnation.

On assiste au commencement du deuxième acte à l’un de ces réveils terribles. Nous sommes au château de perdition, dans l’intérieur d’une tour ouverte par le haut. En bas tout est sombre, à gauche une sorte d’abime noir. Klingsor s’approche du trou, y jette de l’encens qui ressort en vapeurs bleuâtres. Puis, avec de grands gestes, il commence son évocation. « Sors du gouffre ! Arrive ! À moi ! ton maître t’appelle, toi l’innommable : diablesse originaire ! Rose de l’enfer ! jadis Hérodiade, aujourd’hui Kundry ! Stryge, charmeuse, vampire de volupté ! à moi ! à moi ! » Une femme superbe sort lentement du gouffre. Une lumière magique caresse et moule les formes luxuriantes de son corps de neige. Sous l’évocation, elle pousse des gémissements et des cris de détresse comme dans un cauchemar. Elle résiste, a horreur d’elle-même, elle ne veut pas, elle injurie le démon. Mais le magicien lui montre en perspective une victime attrayante sous forme d’un jeune homme vierge. Un dangereux sourire effleure les lèvres de Kundry. La voilà réveillée tout à fait. « Il est beau l’enfant, le voici qui vient » dit Klingsor, et la femme a disparu. Déjà elle se prépare à son ministère de séduction.

Sur un signe de Klingsor, la tour s’enfonce sous terre avec le magicien. À sa place surgit un jardin aux plantes tropicales. Une trentaine de jeunes filles, dont les vêtements ressemblent à de grandes fleurs, accourent affolées. Ce sont les belles qui ont vu leurs chevaliers blessés et renversés par un farouche envahisseur. Courant çà et là, elles jettent des cris d’épouvante. Car le vainqueur accourt et c’est Parsifal. Voyant que le beau naïf ne leur fait ni mal ni injure, elles rient de leur peur et passent de la gaieté à la coquetterie. Elles entourent l’innocent de leur troupe enjôleuse, le pressent de naïves agaceries, de caresses enfantines. C’est à qui lui touchera le menton, lui jettera les bras autour des épaules. « Il est à moi ! à moi ! non, à moi ! » Parsifal à demi impatienté se défend comme un homme envahi par une végétation gênante et capiteuse. Mais la voix de Kundry, douce et tentatrice, sort d’un bosquet et appelle Parsifal par son nom. Aussitôt les filles-fleurs s’arrêtent. Aussi promptes à l’effroi qu’au plaisir, aussi vite fanées qu’écloses, elles cèdent le pas à la puissante magicienne. « Grand fou ! » c’est leur dernier mot et elles s’enfuient d’un rire ironique et perlé.

Kundry apparaît demi-couchée sur un lit de fleurs. Parsifal étonné, lui demande comment elle sait son nom. « Je t’attendais et je sais bien des choses que tu ignores » dit-elle d’une voix alanguie de rêve. Et elle se met à parler à Parsifal de son enfance, de sa mère. Car elle sait sa vie mieux que lui-même. Elle lui rappelle les folles caresses de Douloureuse lorsqu’elle retrouvait son enfant égaré dans les bois. « Dis-moi, ajoute-elle en souriant, ces baisers-là ne te faisaient-ils pas peur ? » Avec le charme de ces souvenirs, la palpitation du cœur féminin s’insinue au cœur du jeune homme comme une mélodie triste et suave. Mais lorsque Parsifal apprend de la bouche de Kundry que sa mère est morte de chagrin après la fuite de son fils, il tombe à genoux, submergé de remords et de douleur. Il commence à comprendre qu’il a vécu jusqu’à ce jour comme un fou sans mémoire et sans conscience. Kundry profite de ce moment, enlace doucement le cou de l’orphelin et lui promet la fin de ses peines par la révélation de l’amour qui donne le bonheur avec la connaissance. Elle se penche sur lui. Parsifal attendri se prête innocemment à ce long baiser ; mais son feu inattendu le pénètre d’une douleur terrible. Tout à coup, il s’arrache, se lève avec tous les signes de l’épouvante et porte la main à sa poitrine. Il sent comme un fer chaud à son cœur ; c’est la blessure d’Amfortas qui le brûle lui aussi ; il a compris son mal. Les flèches du désir qui l’ont traversé lui révèlent instantanément la profondeur du mal dont souffre le roi déchu du Graal. La Volupté mère des douleurs lui révèle toute la Douleur humaine. Tous ces êtres qui croient jouir, comme ils souffrent, comme ils crient après la rédemption ! Et par-dessus leurs voix, il entend la voix ineffable mais navrante du Sauveur profané par des mains indignes. C’est la révolution d’une âme dans l’orage de la sympathie. Il devine, il voit, il sait, et voici qu’il prie !

À partir de ce moment, les rôles changent. Kundry va de l’étonnement à l’admiration. Elle s’enflamme à mesure que Parsifal se refroidit en s’affermissant dans sa résolution. La sympathie voyante est plus forte que la passion aveugle. Elle a beau s’approcher de lui, caressante, audacieuse et plonger dans ses yeux son regard qui darde une flamme inquiète. Il la repousse : « Arrière, corruptrice ! loin de moi ! à jamais ! » Alors Kundry s’exaspère, sa passion devient de la folie. Elle est sûre maintenant que l’amour de cet homme étanchera sa soif, la sauvera pour toujours. Mais Parsifal a compris que pour mettre fin à la souffrance, il faut en tarir la source. Hors d’elle, la femme dépossédée bondit de fureur et appelle Klingsor au secours. Le magicien se montre sur une terrasse et jette la lance sacrée contre le téméraire qui le brave. Mais celle-ci, reconnaissant un maître, demeure suspendue sur la tête d’un Pur et d’un Fort. Parsifal la saisit et trace dans l’air le signe de la croix. Aussitôt jardin, castel et magicien s’effondrent avec un immense fracas comme par un tremblement de terre. Kundry pousse un grand cri et tombe sur le sol changé en désert aride.

Après cette lutte victorieuse contre l’enfer du magicien, le troisieme acte s’ouvre comme une idylle de paix et de rédemption. Nous sommes dans un paysage printanier, au milieu d’une prairie parsemée des premières fleurs, à la lisière d’une forêt ombreuse, d’où s’échappe une source claire. Le vieil écuyer de Titurel, Gurnémanz s’est fait anachorète. Il sort de sa hutte ; car il a entendu un profond gémissement, un soupir d’angoisse derrière le buisson. Il approche ; et voit Kundry endormie là d’un sommeil léthargique. Il la relève inerte comme un cadavre, lui frotte les mains et l’asperge d’eau. Enfin elle ouvre les yeux. Gurnémanz, qui l’a souvent retrouvée ainsi et qui ne sait rien de sa vie de péché, remarque cette fois-ci une différence. Rien de sauvage ni de fiévreux ; elle est humble et triste. Elle porte la robe brune des pénitentes, une corde en guise de ceinture et arrange soigneusement ses cheveux épars. Aux questions paternelles de Gurnémanz, elle répond par un geste de soumission, en disant : « Servir… je veux servir. » Puis elle prend une cruche et va puiser de l’eau à la fontaine comme la dernière des servantes. À ce moment, un chevalier vêtu d’une armure noire, entre à pas lents, visière abattue et lance baissée. Sa démarche sévère annonce la tristesse. Gurnémanz lui demande s’il est égaré ; l’inconnu s’assied comme un homme épuisé de fatigue et hoche la tête. À toutes les questions, il répond par le silence. « — Sais-tu bien, lui dit enfin le vieillard, que tu viens d’entrer dans le domaine du Saint-Graal et que ce jour est le vendredi-saint ? » À ces mots, le chevalier noir se lève, découvre son visage et plante sa lance en terre, puis s’agenouille dans une prière fervente, les yeux levés sur la pointe de la lance. — Gurnémanz a reconnu Parsifal ; il comprend que cette lance est la lance merveilleuse enfin reconquise, que le simple d’autrefois est devenu par de longues épreuves l’élu d’aujourd’hui et s’abandonne à un transport d’admiration. Kundry détourne la tête.

Parsifal, ému de joie et de reconnaissance, — car pendant des années il avait vainement cherché à retrouver le chemin du Saint-Graal, — s’est rassis au bord de la source. Avant de remonter au temple, le vieil ami de Titurel veut consacrer son nouveau maître comme roi du Saint-Graal. Il lui ôte le casque et l’armure noire ; Parsifal se laisse faire et se présente à nous, tête nue, dans la tunique blanche des chevaliers sans tache. Tandis que Gurnémanz oint la tête de l’initié du Christ, Kundry en nouvelle Madeleine, s’agenouille, lui lave les pieds, les arrose d’une huile précieuse et les essuie de ses longs cheveux. Il la regarde avec surprise, et après quelques paroles consolantes, verse sur sa tête l’eau purifiante du baptême puisée à la source. Une paix profonde, une douceur inconnue inonde l’âme de la femme repentie. Elle courbe la tête jusqu’à terre et paraît sangloter ; mais ces larmes sont le premier instant de bonheur de sa vie. — Parsifal lui aussi paraît transfiguré, il regarde aux alentours : la prairie brille de rosée, les herbes et les bourgeons rayonnent d’un éclat insolite, les fleurs lui parlent avec une grâce enfantine. Il s’étonne de tant de joie, un jour de tristesse ; il trouve que la nature devrait pleurer et non sourire à l’anniversaire de la mort du Seigneur. Mais Gurnémanz lui répond : « Ce sont les larmes du repentir qui couvrent la pelouse, et sous cette rosée, l’herbe et la fleur relèvent la tête. Toute créature aspire au Rédempteur et tressaille de joie devant l’Homme purifié. » Une mélodie large, d’une suavité insinuante, connue sous le nom de charme du vendredi-saint, accompagne ce dialogue et va mourir dans un sanglot de félicité.

Parsifal venu en pénitent, se lève maintenant en roi du Graal, dans la plénitude de sa force et de sa sérénité. Il brandit la lance et fait signe au vieillard et à la femme de le suivre. Tous trois montent au sanctuaire. La scène se transforme comme au premier acte. Les cloches byzantines retentissent de nouveau, au haut de la montagne. Nous montons, nous montons à travers les entrailles du roc ; et nous revoilà dans la basilique, au milieu de l’assemblée solennelle des chevaliers. Parsifal entre, suivi de Gurnémanz et de Kundry. Il trouve Amfortas, le roi déchu, en proie à un accès de désespoir et demandant la mort à ses compagnons. Mais Parsifal touche sa blessure avec la pointe de la lance merveilleuse, et Amfortas se sent guéri. Alors le nouveau roi monte les marches de l’autel et saisit le vase de cristal. Pendant qu’il l’élève au-dessus de sa tête, la coupe se colore comme au premier acte, mais d’un rouge plus ardent. La lumière pourpre enveloppe les chevaliers et sa gloire les inonde d’un baptême de feu. Aux accents d’un chœur mystique, une colombe blanche et lumineuse descend du haut de la coupole et vient planer sur le Saint-Graal. Kundry a rendu le dernier soupir sur les marches de l’autel.

Le rideau se ferme sur ce tableau.

Nous avons raconté le drame sans l’interrompre d’aucune réflexion, afin de laisser sa valeur à chaque effet. Des musiciens de mérite ont trouvé la musique de Parsifal supérieure à toutes les œuvres de Wagner. Nous ne pouvons être de leur avis. Il est vrai que le style est plus châtié que dans l’Anneau du Nibelung, que le tissu harmonique a plus de transparence et de fluidité, que le coloris instrumental est d’un fondu merveilleux. Mais nous y trouvons agrandis les défauts de la troisième manière du maître ; longueur des récits et monotonie fatigante, dans la répétition des mêmes motifs, malgré la puissance du développement orchestral. Les chœurs sont la partie la plus nouvelle et la plus originale. Il y a là des harmonies d’une mysticité exquise où passe comme un souffle de Palestrina. Dans l’ensemble de l’œuvre, un art plus savant, plus cherché, avec moins de vigueur, d’inspiration spontanée. On n’y sent pas la vieillesse, mais une virilité alanguie et finissante.

On fera cette remarque plus justement encore en ce qui concerne la conception des caractères. S’il s’agissait d’un opéra comme un autre, nous nous garderions de pareilles chicanes. Mais chez l’auteur de Lohengrin, de Tristan et Yseult, nous sommes en droit d’exiger autant du poète que du musicien. Qu’est-ce d’abord que Klingsor, ce magicien-eunuque ? Sans parler de la bizarrerie inesthétique de la donnée, nous ne relevons que son impossibilité psychique et physiologique. Les annales des arts occultes de tous les temps, qui étonneront un jour la science moderne lorsqu’elle saura les comprendre, nous apprennent que tous les magnétiseurs, évocateurs, dompteurs de corps ou d’âmes ont été des mâles puissants qui ont su diriger leurs forces physiques et psychiques vers un but déterminé. Jamais nous ne pourrons nous figurer un magicien de la force de Klingsor sous la flasque obésité d’un gardien du sérail ou d’un chantre du pape.

Quant à Parsifal, la conception d’une nature parfaitement simple et pure, s’élevant par le sentiment de la compassion aux plus hautes vérités religieuses, n’a rien que de noble et beau. Mais les conditions dans lesquelles cette révélation intérieure se fait et son caractère foudroyant dépassent les bornes du croyable. Nous savons les rudes chemins par lesquels les ascètes de l’Inde et du christianisme sont parvenus à leurs hauteurs inaccessibles et à leurs pouvoirs en apparence surnaturels. Mais qu’un jeune homme, qui n’est après tout qu’un niais, pénètre d’un seul coup toutes les profondeurs de la religion et de la philosophie, parce qu’une femme a posé ses lèvres sur les siennes, c’est là une idée qui peut plaire aux théoriciens du pessimisme, mais qui ne persuadera jamais un esprit sain, malgré tout l’artifice du dramaturge et du musicien.

Kundry, la pécheresse, est le caractère le plus vivant du drame. Ce que nous lui reprochons, c’est l’absolue solution de continuité entre ses deux modes d’existence et le manque de dessous quelconque pour appuyer le personnage, qui n’a ni existence légendaire ni existence historique. D’où vient-elle ? Comment vit-elle dans les longs intervalles qui séparent sa vie de péché de sa vie de repentir ? Pour Wagner, c’est le génie de sensualité et de perdition, la séductrice de tous les temps. Il semblerait même que ces phases successives soient des incarnations diverses. Le personnage qui flotte dans un vague pareil y perd la netteté de ses contours.

Comparée aux œuvres précédentes, la conception poétique de Parsifal manque d’énergie, de consistance et de clarté. Si nous sondons la pensée secrète de l’œuvre, nous y trouvons le disciple de Schopenhauer. Ce qui fait défaut dans ce drame de la pitié, c’est le génie de l’espérance, flamme sacrée de la religion du Christ et de toutes les grandes religions aryennes. Ce fragile Saint-GraaI, toujours menacé de destruction ; cette théologie matérielle du sang où manque le sentiment de la haute spiritualité ; ce rédempteur paralysé par la faute de ses représentants terrestres nous laisse sous une impression morbide mal dissimulée par la pompe du spectacle. Dans la musique même, si belle qu’elle soit, il y a plus de soif de l’éternel repos que de la vie éternelle, qui est la vie active de l’âme et de l’esprit. Le ver rongeur du pessimisme a passé par là. Involontairement nous songeons à une autre œuvre du même auteur, qui se rapporte au même cycle de légendes, mais conçue dans la force de la jeunesse, comme un rêve de poésie et comme une véritable inspiration. Quand Lohengrin, avant de faire ses adieux à Elsa, révèle son origine devant le peuple entier et parle de Montsalvat, nous ne voyons ni église, ni cortège, ni vase magique, et cependant nous croyons mieux au Saint-Graal et à toutes ses merveilles à travers son messager lumineux que devant le brillant symbolisme de cette religion matérialisée. — C’est qu’il y a dans Lohengrin ce qui manque dans Parsifal : le sentiment de l’au-delà, de l’infini. Il y a aussi l’absence de tout élément factice : la force et l’unité de la conception.

Edouard Schuréby.

L’esthétique de Wagner et la doctrine spencériennebz

L’on disserte sur l’esthétique en termes d’art ou en termes de science. On peut en discuter d’une façon tout individuelle, selon le goût, établir les relations entre les tendances de l’artiste et celles du critique, apprécier, approuver, dénigrer, sans que rien de supérieur intervienne dans ce débat aux opinions particulières de celui qui le suscite. On peut encore, — et c’est ce que nous tâchons de faire, — procéder pour l’examen d’une œuvre ou d’une théorie d’art, d’un ensemble de doctrines de philosophie ou de science, qui permet de décider si tel point d’esthétique se conforme et se relie aux lois suprêmes, si tel livre ou telle symphonie peuvent être assimilés synthétiquement à tel principe de biologie ou à tel axiome mathématique. Pour tous ceux qui considèrent l’œuvre comme un agrégat naturel, dont l’origine et les propriétés, pareilles à celles d’une fleur ou d’un cristal, sont soumises aux conditions de force, de temps et d’espace qui régissent tout mode de la matière, cette sorte de critique est la seule légitime.

L’esthétique de Wagner est une doctrine de condensation. Elle érige en principe la nécessité de faire coopérer tous les arts à l’éclosion d’un genre suprême, le drame musical. Rassemblant en vertu de cette affirmation, la poésie, la musique, la mimique, et cette partie de l’art pictural qui s’exerce dans la beauté des décors et la noblesse des costumes, elle a conduit le maître à produire des œuvres grandioses et neuves que sont contraints d’admirer tous ceux que le haut art enthousiasme. Herbert Spencer a promulgué dans la série non encore close de ses œuvres, l’enseignement philosophique le plus compréhensif que l’humanité ait pu méditer depuis Aristote. Partant du principe dernier de la science moderne, — l’axiome de la conservation de la force, — il en déduit et en confirme avec une rectitude de raisonnement prodigieuse, toutes les lois partielles abstraites de toutes les manifestations phénoménales de la matière. Ses livres contiennent le monde inorganique et celui de la vie, vont de la psychologie à la sociologie et à la morale, non sans toucher à l’esthétique, dans les Premiers principes, les Principes de Psychologie et les Essais. Il semblera juste de comparer à ce résumé de toutes nos connaissances positives, la doctrine artistique la plus générale et la plus fructueuse de ce siècle.

Il est inutile d’exposer aux lecteurs de la Revue Wagnérienne, l’esthétique du maître allemand ; que l’on tienne seulement en mémoire cette phrase de l’étude de M. E. Du jardin : « D’abord un principe général que l’on peut dire le caractéristique du wagnérisme : c’est une erreur de prendre pour fin dans l’art, la musique qui n’est qu’un moyen d’expression artistique, tandis que seule l’action est la fin véritable ! » Il faut donc se rappeler que l’esthétique de Wagner tend à poser les lois du drame musical qu’elle conçoit comme l’œuvre d’art suprême, et nullement à édicter des règles générales sur la musique et la poésie. C’est un nouveau genre qu’elle crée, le plus élevé selon elle. Par son originalité même, ce genre est justiciable des lois de développement. Et c’est la philosophie spencérienne dont la gloire est précisément d’avoir fixé les lois de toute évolution, de celle d’une nébuleuse à celle d’une semence, qui permettra de déterminer si le drame musical est en effet le terme dernier actuel de l’art.

La formule spencérienne de l’évolution, est, dans sa forme merveilleusement concise, la suivante : « L’évolution est une intégration de matière, accompagnée d’une dissipation de mouvement, pendant laquelle la matière passe d’une homogénéité indéfinie, incohérente, à une hétérogénéité définie, cohérente, et pendant laquelle aussi le mouvement retenu subit une transformation analogue ». En termes plus concrets, tout ensemble dénué à l’origine de cohésion et de subordination, dénué encore dans son unité primitive de parties différentes, d’organes et de genres, informe encore, indéfini, imprécis, — devient nécessairement condensé et intégré, distribué en parties spéciales, et dépendantes, se différencie en ensembles subordonnés, acquiert la forme et se délimite. L’histoire des institutions sociales présente un des plus clairs exemples de cette loi. Les individus d’abord errants et disconnexes, se sont agrégés en familles puis celles-ci en tribus ; les tribus se sont constituées en nations, comme des fiefs réunis en provinces sont sortis les royaumes ; ceux-ci se sont assemblés en alliances qui tendent de plus en plus à englober des continents et des races. C’est là le passage de l’incohérent au cohérent. Mais ces groupes humains ne se sont pas seulement unis ; ils se sont différenciés. Avant l’institution des tribus, il n’existait guère de différences entre les hommes que celle imposée par la disparité des forces des deux sexes ; le système patriarchal et plus encore l’agrégation des familles en tribus créa la différence entre gouvernants et gouvernés ; en même temps, les occupations des gouvernés les subdivisent, d’abord en castes, puis en métiers, enfin en spécialistes. Et cette transformation ne peut se faire sans que chacune des parties ainsi créées devienne de plus en plus définie et distincte des autres ; l’autorité d’abord féodale, devient monarchique ; les institutions à prérogatives d’abord vagues, obtiennent peu à peu des attributions définies ; chaque métier se sépare plus nettement de tout autre ; et le prêtre qui à l’origine était aussi guerrier, médecin, architecte, savant, devient peu à peu prêtre seulement.

Il ne semble pas tout d’abord que l’œuvre de Wagner satisfasse à aucune de ces conditions. Historiquement, son esthétique paraît tendre expressément à ressusciter l’ancien drame grec ; en soi elle constitue apparemment un système de condensation, mais d’autre part elle semble entièrement étrangère au progrès par la spécialisation et la définition des parties. Ces impressions premières sont inexactes.

Les drames de Wagner n’ont qu’une analogie tout extérieure avec le drame grec. Dans celui-ci la poésie et l’orchestrique étaient associées à la musique ; mais cette union commandée par la tradition ne pouvait encore être profitable, l’harmonie bornée à l’unisson n’ajoutant aux paroles qu’une mélopée monotone ; si bien que la poésie était alors à l’égard de la musique dans un rapport égal mais inverse à celui qui existe aujourd’hui entre les livrets de Scribe et la musique par exemple de Meyerbeer. Entre les drames d’Eschyle dont presque tout nous est resté par la conservation des paroles, et les drames de Wagner, il n’y a exactement pas plus d’analogie qu’entre l’Anneau des Nibelungen et les opéras de Verdi.

De même que Wagner est en progrès sur ses contemporains, il dépasse et renouvelle la forme artistique qui représente le dernier développement du génie grec.

Pour le fond même, des conclusions analogues s’imposent. Avec des éléments jusque là mal ou non assemblés, Wagner a constitué un organisme artistique nouveau, le drame musical. Et les parties dont il le compose, s’ajoutent non comme des masses soudées, mais s’allient naturellement comme des atomes parents. Rien de plus proche et de plus semblable que la parole et la musique, cette dernière étant née de l’une, et formée, selon l’essai de Spencer, de tous les éléments de timbre, de rhythme, d’accent et d’intonation qui différencient la parole émue de la parole calme. Le maître allemand a donc créé une intégration supérieure d’éléments jusque là disconnexes, à la manière dont des feuilles alliées et modifiées constituent une fleur.

Et comme celle-ci, formée d’éléments originairement semblables, les associe en les différenciant et les subordonnant, l’esthétique de Wagner substitue à des ensembles relativement homogènes, la musique, la poésie, la mimique, le spectacle purs, une œuvre plus hétérogène, dans laquelle les traits propres de ces trois arts, bien qu’harmonieusement fondus, multiplient les parties, étendent et compliquent l’émotion produite. L’œuvre réalise ainsi cet aphorisme de l’esthétique spencérienne « que le plus élevé des sentiments esthétiques est celui qui répond à l’exercice complet mais non excessif de la faculté émotionnelle la plus complexe ».

Enfin, partant d’un ensemble indéfini, de la symphonie vague parce qu’il lui manque la précision du mot, de la parole poétique vague encore parce qu’il lui manque la signification de l’accent, Wagner a défini l’une par l’autre les deux sortes de l’émission vocale. Il a matérialisé le rêve de la musique, par le caractère humain et réel de l’action ; il a complété et par conséquent borné le drame, par tout le mystère latent des passions, que la parole expose, mais que seule la musique suggère, donnant ainsi en Tristan et Iseult, l’image peut-être suprême de tout ce que l’amour contient de bestialité et de pur mysticisme.

Soumises ainsi aux lois de tout développement, les œuvres de Wagner confirment encore l’un des modes universels de toute manifestation de force : le rhythme, et peuvent ainsi être curieusement assimilées à l’œuvre même du philosophe anglais. De même que les systèmes sidéraux oscillent en une énorme cadence entre les limites d’un équilibre variable, ou que l’alternance des saisons répond au balancement des houles, la science et l’art sont tantôt épars dans le fragmentaire des spécialités, tantôt condensés et repris en monuments d’ensemble. Spencer fond en une seule et énorme masse, l’infini des notions acquises par des siècles de minutieux travaux, au point d’en figer le sens en une formule de cinq lignes ; Wagner, héritier de deux siècles de musique, résumant la poésie germanique des Minnesanger à Goethe, en forme une double et simple œuvre, qui est comme la contraction d’un immense rhythme dont l’art antérieur serait l’expansion. C’est le même point d’arrêt instable que marquent l’Anneau des Nibelungen et les Premiers principes. L’un et l’autre sont des sommets d’onde auxquels monte l’esprit humain dans sa lente navigation vers l’universel.

Emile Hennequin

La Revue de Bayreuth
Analyse du numéro de juillet 1885.

1° Heinrich von Stein : Scolies sur Schopenhauer. — II. La negation.

L’argument métaphysique par lequel on établit que toute éthique et que toute esthétique se basent sur la suppression des conceptions du Temps et de l’Espace, c’est-à-dire sur la Négation, peut être résumé ainsi : la conception de la pluralité est liée à celle de l’Espace et à celle du Temps, lesquelles sont intuitives. Nous ne pouvons concevoir que dans des formes déterminées : nous ne connaissons donc que les phénomènes, jamais les choses, ou plutôt (puisque nous devons faire abstraction de toute forme donnée de perception, donc, aussi, abstraction de la pluralité), la Chose. Mais nous possédons une conscience du moi qui est indépendante de toute conception de temps et d’espace, voilà donc la chose en soi. Ce Moi ne contient pas, en conséquence, la pluralité ; il s’en suit qu’il est sans péché, car le péché provient du désir et le désir suppose un Autre, tandis que ce Moi est un avec tout ce qui est. — Est-ce que, vraiment, la puissance et le charme incomparables de la doctrine de Schopenhauer sur la Négation de la Volonté reposent sur un pareil tour de force philosophique ? Non, pour voir ce que Schopenhauer a vu, il faut au contraire laisser de côté tout cet appareil métaphysique et logique. Car, ce qui le poussa à écrire des ouvrages philosophiques, ce fut la conviction d’une profonde révélation dont il sentait que les Hindous et le Christianisme avaient parlé. — Mais, comment l’exprimer ? Les mots expriment des notions et se trouvent par cela même sur le terrain exclusif de la raison. À défaut d’expression abstraite, pourrait-on démontrer la vérité de cette révélation « in concreto », dans l’histoire de l’humanité ? Non plus, car celle-ci se meut sur un terrain diamétralement opposé, celui de l’affirmation de la Volonté de vivre. Et c’est ainsi que pour la conviction la plus positive, il ne reste que ce mot : Négation ; son sens n’en est pas moins positif. « Nous, dit Schopenhauer, qui, philosophes, cherchons à scruter la valeur éthique des actions, et pour qui celle-ci seule importe, nous reconnaîtrons hautement, — sans craindre l’éternelle majorité de la vulgarité et de la platitude, — que le plus grand, le plus important et le plus significatif phénomène n’est pas l’homme qui conquiert le monde, mais l’homme qui le dompte. » — Dans l’ordre intellectuel, tout est aspiration, progression, désir sans fin ; c’est-à-dire éternelle Négation de ce qui est atteint : l’Ironie, cette formule des poètes contemporains de Schopenhauer, n’était autre chose que la destruction par la pensée de nos adorations. Et, dans l’ordre moral, que nous enseigne la doctrine de la Négation de la Volonté ? Écoutons Schopenhauer : « Ainsi que les torches et les feux d’artifice pâlissent devant la lumière du soleil, de même l’esprit, oui, le génie, et la beauté, sont surpassés par l’éclat de la bonté du cœur. Un homme au caractère vraiment noble, quand même les avantages intellectuels et l’éducation lui feraient absolument défaut, se dresse devant nous comme un homme auquel rien ne manque ; tandis que la plus grande intelligence, si elle est accompagnée de graves défauts moraux, est blâmable… L’intelligence la plus bornée, de même que la plus grotesque laideur, aussitôt qu’elles sont accompagnées d’une rare bonté du cœur, se trouvent transfigurées, entourées d’une auréole de beauté supérieure, et de leur bouche sort une Sagesse, devant laquelle toute autre doit se taire. Car la bonté du cœur est une qualité transcendante, elle appartient à un ordre de choses qui dépasse cette vie et elle est incommensurable par rapport à toute autre perfection. Là, où elle se trouve à un degré supérieur, elle rend le cœur si grand, qu’il embrasse le monde entier, de façon qu’il contient maintenant le Tout, que rien n’est plus en dehors de lui, puisque tous les êtres s’identifient avec lui. Alors elle confère cette indulgence illimitée envers les autres, qu’ordinairement chacun n’a que pour soi-même. Un tel homme n’est pas capable de ressentir la colère… Que sont l’esprit et le génie en comparaison de cela ? » Cette bonté du cœur est identique à l’état de Sainteté, et tous les deux sont ce que le philosophe nomme la Négation de la Volonté. Buddha, l’Hindou qui se jette sous les roues du char sacré, saint François, Eckhart, le trappiste Rancé nous montrent, sous les formes les plus diverses, la Négation de la Volonté. Ces mots désignent donc un état positif de l’âme, état de satisfaction pleine et profonde. À proprement parler, on ne peut appliquer à un tel état le mot de Négation, qu’autant que l’homme ressent encore puissamment des influences autres et inférieures, et qu’il est obligé de combattre le désir et de terrasser le mal ; en soi, cet état est celui de la félicité absolue, c’est-à-dire le plus positif imaginable. Or, le domaine artistique nous offre un exemple frappant de cette relation entre la Négation et l’Affirmation : en général, on ne cherche dans l’art qu’une distraction, c’est-à-dire le contraire ou la négation des fatigues et des préoccupations journalières ; mais pour l’artiste créateur, son œuvre est ce qu’il y a de plus positif, de plus vivant. C’est pour cela que l’œuvre d’art supérieur exige de celui qui la contemple un effort, elle exige qu’il la recrée, qu’il la revive.

 

2° Hans von Wolzogen : L’Idéalisation du Théâtre.

XI : Le Drame Allemand : — Le style idéal de Bayreuth exige, pour sa manifestation, cet endroit unique, exclusif, consacré ; mais on peut espérer que ce qui existe là comme la sphère même de l’Idéal, soit de loin aperçu comme un horizon vers lequel tendent des aspirations artistiques très différentes. De divers côtés, nous avons constaté des mouvements de réforme, et les auteurs de tels efforts ne peuvent que se sentir raffermis et rassurés par la conscience qu’il y a un endroit où l’objet de leurs aspirations est réalisé. Au théâtre de Bayreuth, le drame peut même enseigner beaucoup de choses : avant tout, l’art, si peu connu, de la déclamation poétique. Beaucoup d’acteurs ont admis qu’ils devaient à Wagner une profonde reconnaissance, parce que son admirable système de déclamation musicale leur avait fait pénétrer le secret d’une déclamation parlée correcte et expressive. Mais, ce que le drame peut encore enseigner chez Wagner, c’est la force et la puissance de la langue, telle qu’elle jaillit dans sa pureté native, hors des profondeurs du sentiment, également éloignée de la banalité journalière et des enflements rhétoriques. L’idéal de la déclamation est la langue chantée du théâtre de Bayreuth : un artiste pénétré de sa beauté saura trouver le ton du drame parlé. Ce ton, d’un pathétique élevé, sera toujours nécessaire dans les poèmes de notre époque classique. On peut avancer que les efforts des poètes de cette époque pour idéaliser le théâtre se fondaient sur une conception erronée ; mais on ne bannira pas pour cette raison leurs œuvres de la scène, et l’acteur devra apprendre à les dire. — Maintenant que le but est atteint, et que nous avons, dans le drame musical, l’idéalisation du théâtre, le drame parlé est rendu à sa vraie destination de drame strictement Réaliste. Par réalisme, nous n’entendons rien que la recherche de la vérité : dans le drame parlé réaliste, les caractères acquièrent, par la puissance de la poésie, une portée idéale, quoiqu’ils ne se meuvent pas devant nous comme des Idéals, mais comme des réalités, et la distinction demeure que nous avons faite entre le style idéal classique, et le style réaliste du drame parlé, — entre Schiller et Shakespeare, entre le chant et la parole, il faudra donc, dans tout effort pour réformer le drame parlé, laisser de côté toute tentative d’Idéalisation : le poète plongera son regard dans l’âme même du peuple ; il nous montrera des symboles de la Réalité, non pas des Idéals, mais des exemples personnifiés des idées universellement humaines.

 

3° R. de Egusquiza : L’éclairage de la scèneca.

Pour que le Théâtre de Fête de Bayreuth fût un vrai Théâtre-Modèle, il faudrait apporter des modifications, des perfections au système d’éclairage, et supprimer, avant tout, la lumière de la rampe ; car, la lumière peut venir de tous côtés, excepté, à de très rares exceptions près, de la terre.

Dans une courte note, M. de Wolzogen fait ressortir la différence entre un Théâtre-Modèle, lequel, pour mériter ce titre, doit être techniquement parfait, sans nécessairement être du tout idéal, et le Théâtre-Idéal, qui doit aspirer à être un Théâtre-Modèle, mais dont l’essence est le but et l’esprit idéal, non pas la perfection technique.

 

4° Karl Borinski : Diderot et l’Œuvre d’art complet.

Recueil de citations prises dans les œuvres de Diderot. On y voit que contrairement à l’opinion d’Assézat et d’autres, Diderot était très au courant de la théorie et de la pratique de l’art musical, et qu’il avait en quelque sorte prévu l’œuvre d’art Wagnérien. Il demande un grand musicien et un grand poète lyrique… « Voilà encore une carrière à remplir. Qu’il se montre, cet homme de génie qui doit placer la véritable tragédie, la véritable comédie sur le théâtre lyrique ! »

La Revue de Bayreuth
Analyse du numéro d’août 1885.

1° C. F. Glàsenapp : Adolf Wagner, l’oncle de Richard Wagner (1774-1835).

Adolf Wagner, aujourd’hui presque oublié, était un littérateur remarquable. Il fit ses études à Leipzig et à léna, où il fut l’élève de Fichte, Schelling, Schlegel, etc. Il était presque journellement dans la maison de Schiller, et, plus tard, il connut Gœthe, qui appréciait beaucoup ses travaux. Wagner n’eut jamais d’emploi ; sa vie entière fut consacrée aux études philologiques et de littérature, et il fit preuve, par le nombre de sujets qu’il a traités, de cette universalité qui, plus tard, caractérisa le génie de son neveu. Il publia des traductions de tragédies grecques, des traductions du latin, une étude sur « le système de la Mythologie » ; par une curieuse coïncidence, quelques-uns de ces écrits furent imprimés à Bayreuth. Il fit aussi une série de biographies de réformateurs, de nombreux articles sur diverses questions d’art, sur la réforme du théâtre56, sur « la musique et l’art lyrique » ; on a aussi de lui un roman et un volume de comédies. Mais les études qui, plus spécialement, lui valurent un nom dans le monde savant, furent celles des langues et littératures italiennes et anglaises.

Après que la famille de Richard Wagner fut venue de Dresde à Leipzig57, en 1827, l’oncle et le neveu se virent beaucoup, et — c’est Richard Wagner qui nous le dit — Adolf Wagner eut sur le jeune homme une grande influence. Ce furent non seulement les vastes connaissances du vieillard dont il profita ; il apprit aussi, chez lui, à ne pas craindre les attaques d’adversaires, et à dédaigner « Sa Majesté le Public », — « il se trouve des gens qui peuvent encore rechercher les applaudissements de cette canaille ?… Dieu garde que jamais pareille idée ne te vienne ! »

 

2° Heinrich von Stein : Scolies sur Schopenhauer. — III. La Volonté.

On ne saurait révéler, et rendre à la fois plus saisissante, la doctrine de la Volonté, que Wagner ne l’a fait dans la scène de l’Evocation d’Erda. « Veille, veille ! Wala, éveille-toi ! Les mots Wala et Wille (volonté) sont étymologiquement identiques ; c’est avec les puissances élémentaires de son propre être que Wotan prend conseil. Et ce qui rend plus frappante l’analogie avec la philosophie de Schopenhauer, que Wagner ignorait lorsqu’il écrivit cette scène, c’est que Wotan cherche cette Volonté, qui est sienne, dans les rochers, qu’il l’évoque « hors des nocturnes fonds » de la terre. L’homme et la nature sont un ; ce qui sommeille dans les choses, leur intime essence, devient Réalité dans la Volonté consciente de l’homme.

Trois théorèmes servent à définir la doctrine de la Volonté. La Volonté est l’essence intime de la Nature, et comme telle est partout présente, toute et entière. Comme essence intime de toutes mes actions, j’ai, directement, conscience de la Volonté. La Volonté devient vraiment libre dans l’homme qui connaît, — dans le choix entre l’Affirmation et la Négation.

Pourquoi ce mot, Volonté ? Parce que chaque action, vue, pour ainsi dire, de dedans, est Volonté ; et qu’étendant cette observation de nous-mêmes à ce qui nous entoure, nous arrivons nécessairement à reconnaître en toute chose, en les montagnes, les fleuves et les forêts, l’expression d’une Volonté.

On peut comparer la Volonté, telle que Schopenhauer l’entend, à un globe liquide ; les vagues représenteraient les choses, individuelles, dont la hauteur est déterminée, avec une rigoureuse nécessité, par la position de tous les atomes environnants et qui, chacune, cache sous sa surface toute la masse, uniforme, du globe. Cette image sert aussi à montrer ce qui, dans ce système philosophique, reste inexpliquable et infigurable ; — des causes intérieures ne soulèveraient pas de vagues sur un tel globe-océan, celles-ci ne pourraient être le résultat que d’influences extérieures. Pourquoi la Volonté unique se divise-t-elle ? Pourquoi crée-t-elle un certain nombre d’individus humains, doués de conscience et de liberté ? On ne peut l’expliquer. Schopenhauer admet que c’est le « Urphœnomen » (protophénomène). Ici est la limite ; pour apprendre plus, il faut, de nouveau, descendre dans les profondeurs du Moi. « En vérité, dit Schopenhauer, cette puissance cachée, qui conduit même les événements extérieurs, ne peut avoir sa racine que dans notre propre âme, mystérieuse ; car l’alpha et l’oméga de tout ce qui est réside en nous-mêmes. »

 

3° Hans von Wolzocen : L’Idéalisation du théâtre. — XII. Idéalisme et Réalisme.

Les poètes allemands de la période classique, avec leurs efforts pour idéaliser le théâtre, ont exercé une heureuse influence sur l’esprit de leur époque ; mais la confusion d’idées née du mélange de rêves antiques et d’études Shakespeariennes, a été nuisible au théâtre. Gœthe a mutilé Roméo, en voulant l’idéaliser ; il en est arrivé à écrire que « ce ne serait pas un malheur, si Shakespeare, dans quelques années, disparaissait complètement de la scène allemande. » Schiller voyait plus clair et, dans sa Braut von Messina, a fait une œuvre prophétique ; mais précisément de cette œuvre Tieck a pu dire qu’elle était, comme drame, « la plus grande erreur » du poète.

La vérité est que le drame idéal est et peut être seulement le drame musical, et que le drame parlé doit être strictement réaliste. Le drame musical parle le langage du chant ; ses personnages sont des Types, présentés dans leur seule essence ; le tout, un tableau idéal, le Mythe universel. L’autre drame parle notre langue de tous les jours ; il doit nous montrer des caractères, tels qu’ils sont, et leur développement psychologique ; le cadre du tout est une action. Ce drame doit, nécessairement, porter l’empreinte d’une époque, être, pour ainsi dire, historique ; par contre, le drame musical est bien « l’œuvre d’art de l’avenir », étant l’expression de l’idéal absolu, il est de toutes les époques.

L’avenir du drame parlé se fera probablement en rejetant les modes et les conventions, et en retournant au « théâtre populaire », pour lequel le peuple même fournit les acteurs, et qui traitera, avant tout, de sujets, ou, plutôt, de grands personnages, pris dans l’histoire même du peuple. Tout essai semblable de drame réaliste serait infiniment plus intéressant que les opéras avec paroles et musique composées en imitation de Wagner ; de nouveau, on veut se servir d’un grand style, pour en faire une mode ; il serait à souhaiter que l’influence de Bayreuth pût bannir du drame la Mode du Passé, et de l’opéra la Mode de l’Avenir !

 

4° J. van Santen Kolff : Considérations historiques et esthétiques sur l’« èrinnerungsmotiv » (motif de réminiscence).

Cet article est la suite d’articles publiés dan » le Musikalisches Wochenblatt : il sera l’objet d’une étude spéciale.

H. S. C.

Bibliographie

Œuvres posthumes de Richard Wagner. —Esquisses, Pensées, Fragments (I vol. in-8° de 7 fr. 50, à Leipzig).

Les éditeurs Breitkopf et Haertel ont publié, sous ce titre, un volume de notes recueillies dans les papiers du Maître. Avec une scrupuleuse exactitude ont été restituées ces notes telles, précisément, qu’elles furent trouvées ; l’orthographe, les abréviations, les ponctuations du texte original ont été respectées ; et, par les soins de M. le Baron de Wolzogen, un tableau a été joint au volume, indiquant les passages des Œuvres Complètes qui peuvent éclairer ou parfaire l’intelligence de ces fragments. Nous avons, maintenant, toute la pensée théorique écrite de Wagner, par la singulièrement bonne fortune de cette publication posthume.

Le livre enferme, d’abord, une longue esquisse, en deux parties, d’un ouvrage projeté sur l’Exercice de l’art dans l’avenir. Cette esquisse fut rédigée de 1849 à 1851, sous la double influence, manifeste : en politique, des idées communistes ; en esthétique, du Communisme des Arts, fondus dans l’œuvre idéale d’Art complet. Le plan de l’écrit médité apparaît clairement.

Il débute par des considérations générales sur le Communisme, le besoin de légitimer à nouveau la Propriété, l’apaisement dernier des égoïsmes dans le Communisme (p. 11 à 19). Puis Wagner, faisant voir la Nécessité inconsciente sise au fond des choses, explique le rôle de l’Art dans la société de l’avenir. L’Art doit représenter nettement et rendre consciente à tous la Nécessité inconsciente de la Nature, afin que, la connaissant, nous y puissions échapper (p. 19 à 21). « Mais le seul créateur de l’œuvre artistique est le Peuple : l’artiste peut seulement saisir et exprimer la création inconsciente du Peuple. » (p. 22).

L’Art, œuvre de Tous, est la fin suprême de l’Humanité : la science lui est un moyen. « La science n’a une force et n’offre un intérêt que durant qu’elle se trompe : car elle est un instrument de la vérité : lorsque la vérité est trouvée, la science cesse. » — « La Science est la force suprême de l’Esprit humain ; mais la direction de cette force est l’Art » (p. 23).

L’Art est à l’Humanité ce qu’est l’Humanité à la Nature : il est l’expression consciente de la Nécessité inconsciente (p. 26).

L’esquisse s’achève par des notes sommaires sur l’histoire de l’Art et son avenir : Wagner devait développer dans Opéra et Drame, le tableau de cette évolution esthétique, qui, issue de la Danse, va, par les nouvelles formes, successives, de la Musique, de la Poésie, de la Plastique, jusque la rédintégration de ces formes dans le Drame, où est la fusion communiste des égoïsmes artistiques (p. 27 à 45).

Le reste des pages est tenu par des brèves notes, le plus souvent des phrases isolées, des impressions griffonnées au courant d’une lecture ou d’une méditation. Le résumé ne se peut faire de ces fragments, que ne réunit pas le lien d’une même date ou d’un même plan : nous préférons citer les plus importants :

D’abord, quelques réflexions sur l’Art :

« Byron, voulant écrire un poëme épique, se prend lui-même pour héros : c’est l’image exacte de notre production artistique, tout égoïste, sans Compassion. » (p. 54).

« L’œuvre du génie véritable est à supprimer son égoïsme par la Science du Réel : nous méprisons, seulement, ce que nous ne comprenons pas : comprenant pleinement une chose, nous la sentons une partie de nous, et nous l’aimons : comprendre, et aimer, sera l’unique tâche du Génie dans l’Avenir. » (p. 68).

C’est encore quelques phrases sur le Merveilleux dans l’Art (p. 66), moyen indispensable, dit Wagner, pour rendre claire à tous la Vérité de la Nature ; des aphorismes (p. 73) sur les couleurs et les sons, dans leur correspondance expressive ; sur la modulation, tout autre dans la Musique instrumentale pure et dans le Drame ; des entrées à des écrits inachevés sur Berlioz, (p. 77) sur Rossini (p. 79). Un fragment étendu d’une lettre sur le projet d’un Théâtre international à Paris (p. 81).

Puis, ce sont des notes sur des questions personnelles. Citons cette superbe déclaration : « Mon écrit, L’Œuvre d’Art de l’Avenir, a été fait seulement pour ceux qui se sont éveillés du rêve du Présent. » (p. 93).

Quatre morceaux achevés que publiera, sans doute, la Revue58 : le plan d’un drame indien sur Buddha, les commentaires des Préludes à Tristan, à Parsifal, au Troisième Acte des Maîtres Chanteurs.

Mais la plupart de ces notes sa rapportent aux questions préférées de Religion et de Philosophie :

Une condamnation du Pessimisme : « Celui qui ne tâche pas à trouver la Joie est indigne de la vie, pour lui dépourvue de signification. » (p. 55).

Une condamnation des préjugés : « Nous lisons trop, nous entendons trop : et nous ne Voyons pas assez » (p. 110).

Cette phrase, nullement ironique : « Les jeunes hommes comprenaient le Seigneur exactement aussi peu qu’un chien fidèle comprend son maître ; mais ils l’aimaient, l’écoutaient — sans le comprendre — et ils ont fondé une nouvelle Religion. » (p. 118).

Enfin des nombreuses sentences sur la Compassion, la compassion aux bêtes, surtout (p. 117, 119) ; des pensées sur le rôle, dans la Civilisation et dans l’Art, de l’Élément féminin (p. 126)59, sur la fin des vieux héroïsmes « qui ont laissé, seulement l’amour du sang et le désir de la lutte à nos âmes lâchement disciplinées. » (p. 120).

Ici n’est point le lieu à une explication, moins encore à une discussion ; d’ailleurs ce volume complète les théories connues du Maître, plutôt qu’il n’apporte des théories nouvelles. Cependant il nous demeure admirable, non moins que les dix volumes des écrits théoriques : car il nous donne les menues pensées intimes de Wagner, ouvertement, sans nulle préparation littéraire. Il nous donne l’admirable vue d’un Artiste, qui, seul entre les Artistes, a compris nécessaire l’union de toutes les curiosités artistiques. Déjà Léonard de Vinci et Beethoven avant lui, (et nul, hélas, après lui !) avaient senti cette nécessité ; elle s’imposera, par Wagner, à l’Art de demain, et, par Wagner se complètera d’une intuitive Philosophie, assignant à l’Art sa raison, la rédemption d’une Apparence ennuyeuse, et sa tâche, la création incessante d’une meilleure et plus vivante Vie.

Teodor de Wyzewa.

 

La librairie académique Didier va publier prochainement

Le Drame Musical, par Édouard Schuré, nouvelle édition, augmentée d’une étude sur Parsifal(2 vol. in-12, à 3 fr. 50).

La première édition avait paru en 1876, deux grands volumes in-8 ; celle-ci est réduite au format plus commode des in-12 : le Drame Musical, qui fut parmi les premières et les grandes œuvres d’enseignement Wagnérien, va ainsi se faire mieux œuvre ce popularisation. Le fond de l’ouvrage est demeuré le même : le premier volume traite de « la musique et la poésie, dans leur développement historique » ; le second est spécial à l’œuvre de Richard Wagner. Deux choses sont particulièrement nouvelles, la grande étude sur Parsifal, ici publiée ; et, en tête du premier volume, deux pages, un « Avant-propos de la deuxième édition », qu’aussi nous citerons intégralement, en laissant toujours à l’auteur toute la responsabilité de ses théories.

« Cet ouvrage, paru il y a quelques années, et que je rends au public sous une forme définitive, n’a rien perdu de son actualité. Au contraire. S’il a pu me sembler à moi-même une hardiesse il y a dix ans, j’y vois aujourd’hui une nécessité. En effet, l’intérêt du public français pour les œuvres de R. Wagner est allé en croissant à mesure que les concerts du dimanche lui en ont fait connaître des fragments plus considérables. Le besoin de les pénétrer dans leur ensemble et dans leur enchaînement se fait donc sentir en proportion. Mais les progrès accomplis dans l’esprit du public en ces dix dernières années ne se bornent pas à une vaine curiosité pour l’œuvre d’un génie étranger. À ne voir que la surface de notre société, c’est le matérialisme qui prédomine dans les hautes sphères de la pensée ; et comme l’effet suit la cause, c’est le réalisme à courte vue qui règne, en littérature. Mais les clairvoyants, qui savent lire plus avant dans l’âme contemporaine n’hésiteront pas à y reconnaître de nombreux et forts sous-courants spiritualistes et régénérateurs, qui trahissent sa douloureuse et profonde aspiration vers l’idéal. De là cette passion instinctive du public pour la musique instrumentale, qui seule en ce moment, parmi tous les arts, répond à ce grand, à cet indestructible désir. Mais j’ai trop de foi dans l’unité de la nature humaine pour ne pas croire que les autres arts suivront un jour leur sœur dans sa lumineuse ascension. Mon espérance d’autrefois se change donc en certitude. Nous marchons vers un concept plus sérieux et plus élevé de l’art, et nous l’affirmons avec d’autant plus d’énergie que ceux qui le combattent sont plus nombreux et plus puissants.

Ce livre, je le répète, n’a pas été écrit pour la propagande d’un homme et d’une œuvre, mais pour l’avancement d’une idée. Il s’adresse à la fois au poète et au critique, au public musical et au public littéraire. Il s’efforce de jeter un pont entre ces deux mondes aujourd’hui trop séparés : la poésie et la musique, — non pour les confondre mais pour les éclairer l’un par l’autre. S’il pouvait contribuer pour son humble part à la rénovation du théâtre en France sous la double forme du drame et du drame musical, sa mission serait accomplie. »

 

L’esthétique de demain : l’Art suggestif, article publié en français par M. Maurice Barrès, dans la première livraison du Nieuwe gids (Amsterdam, octobre 1885).

Cet article est entre les précieux que doit citer la bibliographie Wagnérienne. Avec une claire voyance supérieure aux myopies des écoles, M. Barrès note l’état présent des jeunes esprits. Il les montre lassés d’un naturalisme toujours incomplet, souvent grossier, lassés encore d’un pessimisme où n’est point saisie la signification profonde de la vie. Et il les montre dirigés, — par l’influence, surtout, de l’art Wagnérien, — à une forme artistique meilleure, qu’il dénomme un mysticisme, que je crois, plutôt, un Réalisme Dernier, créant par l’emploi défini de tous les signes, toute la Vie.

T. de W.

 

Journal de musique Viennois de Kastner (in-octavo hebdomadaire de 18 pages).

Le journal de musique que M. Emerich Kastner vient de fonder à Vienne, contient, entre autres articles, d’intéressantes études Wagnériennes (notamment de M. Wilhelm Tappert), une série de notes sous la rubrique « Wagneriana », et, dans le numéro du 18 octobre, une lettre inédite de Richard Wagner écrite au chroniqueur musical du Neuer Oder-Zeitung, en 1854, au sujet des représentations de Lohengrin à Breslau.

Mois wagnérien de septembre

BERLIN

  • 14, 16 Sept. Opéra : Le Hollandais volant.

BREME

  • 3 Sept. Opéra : Lohengrin.
  • 20 Sept. Opéra : Tannhaeuser.

BRUNSWICK

  • 17 Sept. Opéra : la Walkure.
  • 27 Sept. Opéra : Lohengrin.

DARMSTADT

  • 3 Sept. Opéra : Le Hollandais volant.
  • 12 Sept. Opéra : les Maîtres chanteurs.

DRESDE

  • 1er Sept. Opéra : le Hollandais volant.
  • 15, 26 Sept. Opéra : La Walkure.
  • 30 Sept. Opéra : Lohengrin.

FRANCFORT

  • 4 Sept. Opéra : la Walkure.
  • 11, 25 Sept. Opéra : Lohengrin.

HAMBOURG

  • 1er Sept. Opéra : Tannhaeuser.
  • 7,26 Sept. Opéra : Lohengrin.
  • 10 Sept. Opéra : la walkure.
  • 16 Sept. Opéra : Le Hollandais volant.
  • 12 Sept. Opéra : les Maîtres chanteurs.

HANOVRE

  • 4 Sept. Opéra : le Hollandais volant
  • 27 Sept. Opéra : Tannhaeuser.

LEIPZIG

  • 2 Sept. Opéra : Tristan et Isolde.
  • 9,28 Sept. Opéra : Tannhaeuser.
  • 22 Sept. Opéra : Lohengrin.

LONDRES

  • 30 Sept. Concert-leçon de M. C. Armbruster : Fragm. de Rienzi : du Hollandais volant, et de Tannhaeuser.

MUNICH

  • 1er Sept. Opéra : Le Hollandais volant.
  • 8 Sept. Opéra : le Rheingold.
  • 9 Sept. Opéra : la walkure.
  • 11 Sept. Opéra : Siegfried.
  • 13 Sept. Opéra : Goetterdaemmerung
  • 17 Sept. Opéra : Tristan et Isolde(M. et Mme Vogl).
  • 25 Sept. Opéra : Le Hollandais volant.

ROSTOCK

  • 26 Sept. Concert : Chant d’amour de la Walkure ; Quintette des Maîtres.

RUMBOURG

  • 27 Sept. Concert : Prél. et Ier acte de Lohengrin ; Scène de Rienzi.

VIENNE

  • 2, 25 Sept. Opéra : Tannhaeuser (M. Winkelmann, Mme Materna).
  • 11 Sept. Opéra : Lohengrin  (M. Gritzinger, Mme Kupfer).
  • 22 Sept. Opéra : la walkure (id.).
  • 26 Sept. Opéra : Lohengrin  (pour la 150e fois)

WARNSDORF

  • 26 Sept. Concert : Prél. et Ier acte de Lohengrin.

Complément au Mois wagnérien d’Août.

FRANCFORT

  • 2 Août Opéra : Rienzi.
  • 4, 22 Août Opéra : Le Hollandais volant.
  • 12, 26 Août Opéra : Lohengrin.
  • 19, 30 Août Opéra : Les Maitres chanteurs.

HANOVRE

  • 27 Août Opéra : Tannhaeuser.

PRAGUE

  • 19, 22, 23 Août Opéra : Tannhaeuser.
  • 26 Août Opéra : Le Hollandais volant.

Correspondancescb

BAYREUTH. — Nous publierons la prochaine fois les dates exactes et les conditions des représentations de Fête en juillet-août 1886. Pour Parsifal, l’orchestre sera connue précédemment conduit par M. Lévi de Munich ; pour Tristan, tour à tour par MM. Richter de Vienne et Mottl de Karlsruhe ; on a parlé aussi de M. Seidl. Le choix des interprètes n’est pas encore définitif.

DRESDE. — La première représentation de Siegfried à Dresde vient d’être donnée. Nous recevons à ce sujet, — trop tard pour la publier, — de notre collaborateur M. H. S. Chamberlain, une correspondance dont nous extrayons quelques notes : Orchestre admirable, sous la direction très chaleureuse de M. Schuch ; Gudehus (Siegfried) excellent chanteur ; Mlle Malten en tous points excellente ; et toujours une mise en scène médiocre ! Il est malheureux aussi que le public de l’Opéra de Dresde n’ait pas toujours le recueillement habituel aux publics allemands. En somme, une chose absolument hors de pair, l’orchestre de Schuch.

MUNICH. — Dernier mot sur le cycle Wagnérien de septembre : le succès de Tristan aurait été encore plus grand que celui de la Tétralogie ; quelques Parisiens étaient restés à Munich pour cette représentation, entre autres, M. Chevillardcc, dont notre correspondant avait oublié le nom.

ANVERS. — La société de symphonie a donné dimanche octobre son 3e concert dans la salle des fêtes de l’Exposition : un concert Wagner. Au mois prochain le programme.