Chapitre V.
Premiers aphorismes de Jésus. — Ses idées d’un Dieu Père et d’une religion pure Premiers disciples.
Joseph mourut avant que son fils fût arrivé à aucun rôle public. Marie resta de la sorte le chef de la famille, et c’est ce qui explique pourquoi son fils, quand on voulait le distinguer de ses nombreux homonymes, était le plus souvent appelé « fils de Marie 203. » Il semble que, devenue par la mort de son mari étrangère à Nazareth, elle se retira à Cana 204, dont elle pouvait être originaire. Cana 205 était une petite ville à deux heures ou deux heures et demie de Nazareth, au pied des montagnes qui bornent au nord la plaine d’Asochis 206. La vue, moins grandiose qu’à Nazareth, s’étend sur toute la plaine et est bornée de la manière la plus pittoresque par les montagnes de Nazareth et les collines de Séphoris.
Jésus paraît avoir fait quelque temps sa résidence en ce lieu. Là se passa probablement une partie de sa jeunesse et eurent lieu ses premiers éclats 207.
Il exerçait le métier de son père, qui était celui de charpentier 208. Ce n’était pas là une circonstance humiliante ou fâcheuse. La coutume juive exigeait que l’homme voué aux travaux intellectuels apprît un état. Les docteurs les plus célèbres avaient des métiers 209 ; c’est ainsi que saint Paul, dont l’éducation avait été si soignée, était fabricant de tentes 210. Jésus ne se maria point. Toute sa puissance d’aimer se porta sur ce qu’il considérait comme sa vocation céleste. Le sentiment extrêmement délicat qu’on remarque en lui pour les femmes 211 ne se sépara point du dévouement exclusif qu’il avait pour son idée. Il traita en sœurs, comme François d’Assise et François de Sales, les femmes qui s’éprenaient de la même œuvre que lui ; il eut ses sainte Claire, ses Françoise de Chantal. Seulement il est probable que celles-ci aimaient plus lui que l’œuvre ; il fut sans doute plus aimé qu’il n’aima. Ainsi qu’il arrive souvent dans les natures très élevées, la tendresse du cœur se transforma chez lui en douceur infinie, en vague poésie, en charme universel. Ses relations intimes et libres, mais d’un ordre tout moral, avec des femmes d’une conduite équivoque s’expliquent de même par la passion qui l’attachait à la gloire de son Père, et lui inspirait une sorte de jalousie pour toutes les belles créatures qui pouvaient y servir 212. Quelle fut la marche de la pensée de Jésus durant cette période obscure de sa vie ? Par quelles méditations débuta-t-il dans la carrière prophétique ? On l’ignore, son histoire nous étant parvenue à l’état de récits épars et sans chronologie exacte. Mais le développement des produits vivants est partout le même, et il n’est pas douteux que la croissance d’une personnalité aussi puissante que celle de Jésus n’ait obéi à des lois très rigoureuses. Une haute▶ notion de la divinité, qu’il ne dut pas au judaïsme, et qui semble avoir été de toutes pièces la création de sa grande âme, fut en quelque sorte le principe de toute sa force. C’est ici qu’il faut le plus renoncer aux idées qui nous sont familières et à ces discussions où s’usent les petits esprits. Pour bien comprendre la nuance de la piété de Jésus, il faut faire abstraction de ce qui s’est placé entre l’Évangile et nous. Déisme et panthéisme sont devenus les deux pôles de la théologie. Les chétives discussions de la scolastique, la sécheresse d’esprit de Descartes, l’irréligion profonde du XVIIIe siècle, en rapetissant Dieu, et en le limitant en quelque sorte par l’exclusion de tout ce qui n’est pas lui, ont étouffé au sein du rationalisme moderne tout sentiment fécond de la divinité. Si Dieu, en effet, est un être déterminé hors de nous, la personne qui croit avoir des rapports particuliers avec Dieu est un « visionnaire », et comme les sciences physiques et physiologiques nous ont montré que toute vision surnaturelle est une illusion, le déiste un peu conséquent se trouve dans l’impossibilité de comprendre les grandes croyances du passé. Le panthéisme, d’un autre côté, en supprimant la personnalité divine, est aussi loin qu’il se peut du Dieu vivant des religions anciennes. Les hommes qui ont le plus hautement compris Dieu, Çakya-Mouni, Platon, saint Paul, saint François d’Assise, saint Augustin, à quelques heures de sa mobile vie, étaient-ils déistes ou panthéistes ? Une telle question n’a pas de sens. Les preuves physiques et métaphysiques de l’existence de Dieu les eussent laissés indifférents. Ils sentaient le divin en eux-mêmes. Au premier rang de cette grande famille des vrais fils de Dieu, il faut placer Jésus. Jésus n’a pas de visions ; Dieu ne lui parle pas comme à quelqu’un hors de lui ; Dieu est en lui ; il se sent avec Dieu, et il tire de son cœur ce qu’il dit de son Père. Il vit au sein de Dieu par une communication de tous les instants ; il ne le voit pas, mais il l’entend, sans qu’il ait besoin de tonnerre et de buisson ardent comme Moïse, de tempête révélatrice comme Job, d’oracle comme les vieux sages grecs, de génie familier comme Socrate, d’ange Gabriel comme Mahomet. L’imagination et l’hallucination d’une sainte Thérèse, par exemple, ne sont ici pour rien. L’ivresse du soufi se proclamant identique à Dieu est aussi tout autre chose. Jésus n’énonce pas un moment l’idée sacrilège qu’il soit Dieu. Il se croit en rapport direct avec Dieu, il se croit fils de Dieu. La plus ◀haute▶ conscience de Dieu qui ait existé au sein de l’humanité a été celle de Jésus.
On comprend, d’un autre côté, que Jésus, partant d’une telle disposition d’âme, ne sera nullement un philosophe spéculatif comme Çakya-Mouni. Rien n’est plus loin de la théologie scolastique que l’Évangile 213. Les spéculations des Pères grecs sur l’essence divine viennent d’un tout autre esprit. Dieu conçu immédiatement comme Père, voilà toute la théologie de Jésus. Et cela n’était pas chez lui un principe théorique, une doctrine plus ou moins prouvée et qu’il cherchait à inculquer aux autres. Il ne faisait à ses disciples aucun raisonnement 214 ; il n’exigeait d’eux aucun effort d’attention. Il ne prêchait pas ses opinions, il se prêchait lui-même. Souvent des âmes très grandes et très désintéressées présentent, associé à beaucoup d’élévation, ce caractère de perpétuelle attention à elles-mêmes et d’extrême susceptibilité personnelle, qui en général est le propre des femmes 215. Leur persuasion que Dieu est en elles et s’occupe perpétuellement d’elles est si forte qu’elles ne craignent nullement de s’imposer aux autres ; notre réserve, notre respect de l’opinion d’autrui, qui est une partie de notre impuissance, ne saurait être leur fait. Cette personnalité exaltée n’est pas l’égoïsme ; car de tels hommes, possédés de leur idée, donnent leur vie de grand cœur pour sceller leur œuvre : c’est l’identification du moi avec l’objet qu’il a embrassé, poussée à sa dernière limite. C’est l’orgueil pour ceux qui ne voient dans l’apparition nouvelle que la fantaisie personnelle du fondateur ; c’est le doigt de Dieu pour ceux qui voient le résultat. Le fou côtoie ici l’homme inspiré ; seulement le fou ne réussit jamais. Il n’a pas été donné jusqu’ici à l’égarement d’esprit d’agir d’une façon sérieuse sur la marche de l’humanité. Jésus n’arriva pas sans doute du premier coup à cette ◀haute▶ affirmation de lui-même. Mais il est probable que, dès ses premiers pas, il s’envisagea avec Dieu dans la relation d’un fils avec son père. Là est son grand acte d’originalité ; en cela il n’est nullement de sa race 216. Ni le juif, ni le musulman n’ont compris cette délicieuse théologie d’amour. Le Dieu de Jésus n’est pas ce maître fatal qui nous tue quand il lui plaît, nous damne quand il lui plaît, nous sauve quand il lui plaît. Le Dieu de Jésus est Notre Père. On l’entend en écoutant un souffle léger qui crie en nous, « Père 217. » Le Dieu de Jésus n’est pas le despote partial qui a choisi Israël pour son peuple et le protège envers et contre tous. C’est le Dieu de l’humanité. Jésus ne sera pas un patriote comme les Macchabées, un théocrate comme Juda le Gaulonite. S’élevant hardiment au-dessus des préjugés de sa nation, il établira l’universelle paternité de Dieu. Le Gaulonite soutenait qu’il faut mourir plutôt que de donner à un autre qu’à Dieu le nom de « maître » ; Jésus laisse ce nom à qui veut le prendre, et réserve pour Dieu un titre plus doux. Accordant aux puissants de la terre, pour lui représentants de la force, un respect plein d’ironie, il fonde la consolation suprême, le recours au Père que chacun a dans le ciel, le vrai royaume de Dieu que chacun porte en son cœur.
Ce nom de « royaume de Dieu » ou de « royaume du ciel 218 » fut le terme favori de Jésus pour exprimer la révolution qu’il apportait en ce monde 219. Comme presque tous les termes messianiques, il venait du Livre de Daniel. Selon l’auteur de ce livre extraordinaire, aux quatre empires profanes, destinés à crouler, succédera un cinquième empire, qui sera celui des Saints et qui durera éternellement 220. Ce règne de Dieu sur la terre prêtait naturellement aux interprétations les plus diverses. Pour la théologie juive, le « royaume de Dieu » n’est le plus souvent que le judaïsme lui-même, la vraie religion, le culte monothéiste, la piété 221. Dans les derniers temps de sa vie, Jésus crut que ce règne allait se réaliser matériellement par un brusque renouvellement du monde. Mais sans doute ce ne fut pas là sa première pensée 222. La morale admirable qu’il tire de la notion du Dieu père n’est pas celle d’enthousiastes qui croient le monde près de finir et qui se préparent par l’ascétisme à une catastrophe chimérique ; c’est celle d’un monde qui veut vivre et qui a vécu. « Le royaume de Dieu est au dedans de vous », disait-il à ceux qui cherchaient avec subtilité des signes extérieurs 223. La conception réaliste de l’avènement divin n’a été qu’un nuage, une erreur passagère que la mort a fait oublier. Le Jésus qui a fondé le vrai royaume de Dieu, le royaume des doux et des humbles, voilà le Jésus des premiers jours 224, jours chastes et sans mélange où la voix de son Père retentissait en son sein avec un timbre plus pur. Il y eut alors quelques mois, une année peut-être, où Dieu habita vraiment sur la terre. La voix du jeune charpentier prit tout à coup une douceur extraordinaire. Un charme infini s’exhalait de sa personne, et ceux qui l’avaient vu jusque-là ne le reconnaissaient plus 225. Il n’avait pas encore de disciples, et le groupe qui se pressait autour de lui n’était ni une secte, ni une école ; mais on y sentait déjà un esprit commun, quelque chose de pénétrant et de doux. Son caractère aimable, et sans doute une de ces ravissantes figures 226 qui apparaissent quelquefois dans la race juive, faisaient autour de lui comme un cercle de fascination auquel presque personne, au milieu de ces populations bienveillantes et naïves, ne savait échapper.
Le paradis eût été, en effet, transporté sur la terre, si les idées du jeune maître n’eussent dépassé de beaucoup ce niveau de médiocre bonté au-delà duquel on n’a pu jusqu’ici élever l’espèce humaine. La fraternité des hommes, fils de Dieu, et les conséquences morales qui en résultent étaient déduites avec un sentiment exquis. Comme tous les rabbis du temps, Jésus, peu porté vers les raisonnements suivis, renfermait sa doctrine dans des aphorismes concis et d’une forme expressive, parfois énigmatique et bizarre 227. Quelques-unes de ces maximes venaient des livres de l’Ancien Testament. D’autres étaient des pensées de sages plus modernes, surtout d’Antigone de Soco, de Jésus fils de Sirach, et de Hillel, qui étaient arrivées jusqu’à lui, non par suite d’études savantes, mais comme des proverbes souvent répétés. La synagogue était riche en maximes très heureusement exprimées, qui formaient une sorte de littérature proverbiale courante 228. Jésus adopta presque tout cet enseignement oral, mais en le pénétrant d’un esprit supérieur 229. Enchérissant d’ordinaire sur les devoirs tracés par la Loi et les anciens, il voulait la perfection. Toutes les vertus d’humilité, de pardon, de charité, d’abnégation, de dureté pour soi-même, vertus qu’on a nommées à bon droit chrétiennes, si l’on veut dire par là qu’elles ont été vraiment prêchées par le Christ, étaient en germe dans ce premier enseignement. Pour la justice, il se contentait de répéter l’axiome répandu : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît à toi-même 230. » Mais cette vieille sagesse, encore assez égoïste, ne lui suffisait pas. Il allait aux excès :
« Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui l’autre. Si quelqu’un te fait un procès pour ta tunique, abandonne-lui ton manteau 231. »
« Si ton œil droit te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi 232. »
« Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent ; priez pour ceux qui vous persécutent 233. »
« Ne jugez pas, et vous ne serez point jugé 234. Pardonnez, et on vous pardonnera 235. Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux 236. Donner vaut mieux que recevoir 237. »
« Celui qui s’humilie sera élevé ; celui qui s’élève sera humilié 238. »
Sur l’aumône, la pitié, les bonnes œuvres, la douceur, le goût de la paix, le complet désintéressement du cœur, il avait peu de chose à ajouter à la doctrine de la synagogue 239. Mais il y mettait un accent plein d’onction, qui rendait nouveaux des aphorismes trouvés depuis longtemps. La morale ne se compose pas de principes plus ou moins bien exprimés. La poésie du précepte, qui le fait aimer, est plus que le précepte lui-même, pris comme une vérité abstraite. Or, on ne peut nier que ces maximes empruntées par Jésus à ses devanciers ne fassent dans l’Évangile un tout autre effet que dans l’ancienne Loi, dans le Pirké Aboth ou dans le Talmud. Ce n’est pas l’ancienne Loi, ce n’est pas le Talmud qui ont conquis et changé le monde. Peu originale en elle-même, si l’on veut dire par là qu’on pourrait avec des maximes plus anciennes la recomposer presque tout entière, la morale évangélique n’en reste pas moins la plus ◀haute▶ création qui soit sortie de la conscience humaine, le plus beau code de la vie parfaite qu’aucun moraliste ait tracé.
Il ne parlait pas contre la loi mosaïque, mais il est clair qu’il en voyait l’insuffisance, et il le laissait entendre. Il répétait sans cesse qu’il faut faire plus que les anciens sages n’avaient dit 240. Il défendait la moindre parole dure 241, il interdisait le divorce 242 et tout serment 243, il blâmait le talion 244, il condamnait l’usure 245, il trouvait le désir voluptueux aussi criminel que l’adultère 246. Il voulait un pardon universel des injures 247. Le motif dont il appuyait ces maximes de ◀haute▶ charité était toujours le même : « … Pour que vous soyez les fils de votre Père céleste, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants. Si vous n’aimez, ajoutait-il, que ceux qui vous aiment, quel mérite avez-vous ? Les publicains le font bien. Si vous ne saluez que vos frères, qu’est-ce que cela ? Les païens le font bien. Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait 248. »
Un culte pur, une religion sans prêtres et sans pratiques extérieures, reposant toute sur les sentiments du cœur, sur l’imitation de Dieu 249, sur le rapport immédiat de la conscience avec le Père céleste, étaient la suite de ces principes. Jésus ne recula jamais devant cette hardie conséquence, qui faisait de lui, dans le sein du judaïsme, un révolutionnaire au premier chef. Pourquoi des intermédiaires entre l’homme et son Père ? Dieu ne voyant que le cœur, à quoi bon ces purifications, ces pratiques qui n’atteignent que le corps 250 ? La tradition même, chose si sainte pour le juif, n’est rien, comparée au sentiment pur 251. L’hypocrisie des pharisiens, qui en priant tournaient la tête pour voir si on les regardait, qui faisaient leurs aumônes avec fracas, et mettaient sur leurs habits des signes qui les faisaient reconnaître pour personnes pieuses, toutes ces simagrées de la fausse dévotion le révoltaient. « Ils ont reçu leur récompense, disait-il ; pour toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite, afin que ton aumône reste dans le secret, et alors ton Père, qui voit dans le secret, te la rendra 252. Et quand tu pries, n’imite pas les hypocrites, qui aiment à faire leur oraison debout dans les synagogues et au coin des places, afin d’être vus des hommes. Je dis en vérité qu’ils reçoivent leur récompense. Pour toi, si tu veux prier, entre dans ton cabinet, et ayant fermé la porte, prie ton Père, qui est dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, t’exaucera. Et, quand tu pries, ne fais pas de longs discours comme les païens, qui s’imaginent devoir être exaucés à force de paroles. Dieu ton Père sait de quoi tu as besoin, avant que tu le lui demandes 253. »
Il n’affectait nul signe extérieur d’ascétisme, se contentant de prier ou plutôt de méditer sur les montagnes et dans les lieux solitaires, où toujours l’homme a cherché Dieu 254. Cette ◀haute▶ notion des rapports de l’homme avec Dieu, dont si peu d’âmes, même après lui, devaient être capables, se résumait en une prière, qu’il enseignait dès lors à ses disciples 255 :
« Notre Père qui es au ciel, que ton nom soit sanctifié ; que ton règne arrive ; que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour. Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Épargne-nous les épreuves ; délivre-nous du Méchant 256. » Il insistait particulièrement sur cette pensée que le Père céleste sait mieux que nous ce qu’il nous faut, et qu’on lui fait presque injure en lui demandant telle ou telle chose déterminée 257.
Jésus ne faisait en ceci que tirer les conséquences des grands principes que le judaïsme avait posés, mais que les classes officielles de la nation tendaient de plus en plus à méconnaître. La prière grecque et romaine fut presque toujours un verbiage plein d’égoïsme. Jamais prêtre païen n’avait dit au fidèle : « Si, en apportant ton offrande à l’autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse-là ton offrande devant l’autel, et va premièrement te réconcilier avec ton frère ; après cela viens et fais ton offrande 258. » Seuls dans l’antiquité, les prophètes juifs, Isaïe surtout, dans leur antipathie contre le sacerdoce, avaient entrevu la vraie nature du culte que l’homme doit à Dieu. « Que m’importe la multitude de vos victimes ? J’en suis rassasié ; la graisse de vos béliers me soulève le cœur ; votre encens m’importune ; car vos mains sont pleines de sang. Purifiez vos pensées ; cessez de mal faire, apprenez le bien, cherchez la justice, et venez alors 259. » Dans les derniers temps, quelques docteurs, Siméon le Juste 260, Jésus, fils de Sirach 261, Hillel 262, touchèrent presque le but, et déclarèrent que l’abrégé de la Loi était la justice. Philon, dans le monde judéo-égyptien, arrivait en même temps que Jésus à des idées d’une ◀haute sainteté morale, dont la conséquence était le peu de souci des pratiques légales 263. Schemaïa et Abtalion, plus d’une fois, se montrèrent aussi des casuistes fort libéraux 264. Rabbi Iohanan allait bientôt mettre les œuvres de miséricorde au-dessus de l’étude même de la Loi 265 ! Jésus seul, néanmoins, dit la chose d’une manière efficace. Jamais on n’a été moins prêtre que ne le fut Jésus, jamais plus ennemi des formes qui étouffent la religion sous prétexte de la protéger. Par là, nous sommes tous ses disciples et ses continuateurs ; par là, il a posé une pierre éternelle, fondement de la vraie religion, et, si la religion est la chose essentielle de l’humanité, par là il a mérité le rang divin qu’on lui a décerné. Une idée absolument neuve, l’idée d’un culte fondé sur la pureté du cœur et sur la fraternité humaine, faisait par lui son entrée dans le monde, idée tellement élevée que l’église chrétienne devait sur ce point trahir complètement ses intentions, et que, de nos jours, quelques âmes seulement sont capables de s’y prêter.
Un sentiment exquis de la nature lui fournissait à chaque instant des images expressives. Quelquefois une finesse remarquable, ce que nous appelons de l’esprit, relevait ses aphorismes ; d’autres fois, leur forme vive tenait à l’heureux emploi de proverbes populaires. « Comment peux-tu dire à ton frère : Permets que j’ôte cette paille de ton œil, toi qui as une poutre dans le tien ? Hypocrite ! ôté d’abord la poutre de ton œil, et alors tu penseras à ôter la paille de l’œil de ton frère 266. »
Ces leçons, longtemps renfermées dans le cœur du jeune maître, groupaient déjà quelques initiés. L’esprit du temps était aux petites églises ; c’était le moment des Esséniens ou Thérapeutes. Des rabbis ayant chacun leur enseignement, Schemaïa, Abtalion, Hillel, Schammaï, Juda le Gaulonite, Gamaliel, tant d’autres dont les maximes ont composé le Talmud 267, apparaissaient de toutes parts. On écrivait très peu ; les docteurs juifs de ce temps ne faisaient pas de livres : tout se passait en conversations et en leçons publiques, auxquelles on cherchait à donner un tour facile à retenir 268. Le jour où le jeune charpentier de Nazareth commença à produire au dehors ces maximes, pour la plupart déjà répandues, mais qui, grâce à lui, devaient régénérer le monde, ce ne fut donc pas un événement. C’était un rabbi de plus (il est vrai, le plus charmant de tous), et autour de lui quelques jeunes gens avides de l’entendre et cherchant l’inconnu. L’inattention des hommes veut du temps pour être forcée. Il n’y avait pas encore de chrétiens ; le vrai christianisme cependant était fondé, et jamais sans doute il ne fut plus parfait qu’à ce premier moment. Jésus n’y ajoutera plus rien de durable. Que dis-je ? En un sens, il le compromettra ; car toute idée pour réussir a besoin de faire des sacrifices ; on ne sort jamais immaculé de la lutte de la vie.
Concevoir le bien, en effet, ne suffit pas ; il faut le faire réussir parmi les hommes. Pour cela des voies moins pures sont nécessaires. Certes, si l’Évangile se bornait à quelques chapitres de Matthieu et de Luc, il serait plus parfait et ne prêterait pas maintenant à tant d’objections ; mais sans miracles eût-il converti le monde ? Si Jésus fût mort au moment où nous sommes arrivés de sa carrière, il n’y aurait pas dans sa vie telle page qui nous blesse ; mais, plus grand aux yeux de Dieu, il fût resté ignoré des hommes ; il serait perdu dans la foule des grandes âmes inconnues, les meilleures de toutes ; la vérité n’eût pas été promulguée, et le monde n’eût pas profité de l’immense supériorité morale que son Père lui avait départie. Jésus, fils de Sirach, et Hillel avaient émis des aphorismes presque aussi élevés que ceux de Jésus. Hillel cependant ne passera jamais pour le vrai fondateur du christianisme. Dans la morale, comme dans l’art, dire n’est rien, faire est tout. L’idée qui se cache sous un tableau de Raphaël est peu de chose ; c’est le tableau seul qui compte. De même, en morale, la vérité ne prend quelque valeur que si elle passe à l’état de sentiment, et elle n’atteint tout son prix que quand elle se réalise dans le monde à l’état de fait. Des hommes d’une médiocre moralité ont écrit de fort bonnes maximes. Des hommes très vertueux, d’un autre côté, n’ont rien fait pour continuer dans le monde la tradition de la vertu. La palme est à celui qui a été puissant en paroles et en œuvres, qui a senti le bien, et au prix de son sang l’a fait triompher. Jésus, à ce double point de vue, est sans égal ; sa gloire reste entière et sera toujours renouvelée.