(1858) Du roman et du théâtre contemporains et de leur influence sur les mœurs (2e éd.)
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(1858) Du roman et du théâtre contemporains et de leur influence sur les mœurs (2e éd.)

[Épigraphe]

« Il fut un temps où le monde agissait sur les livres : maintenant ce sont les livres qui agissent sur lui »

Joubert, Pensées et Maximes.

Préface de la deuxième édition

En offrant de nouveau au public ce livre qu’il a accueilli avec quelque indulgence et que je me suis efforcé, par une révision sévère, de rendre moins indigne de lui, je demande la permission de répondre à quelques reproches qui m’ont été faits, et d’expliquer ma pensée sur quelques points où elle a paru douteuse.

 

Dans certains rangs de la presse, on m’a dit des injures, dont je me suis trouvé très honoré ; dans d’autres, on m’a adressé des critiques sérieuses, dont j’ai été très reconnaissant.

Les injures, je m’y étais attendu. Du jour que j’essayais de jeter à bas de leur piédestal les idoles grossières que notre génération a trop longtemps encensées, je savais que je serais traité d’impie, de blasphémateur, de barbare, par ceux qui se sont faits les desservants des faux dieux, et qui vivent aujourd’hui de l’autel en attendant d’y être placés à leur tour. Comment les disciples et les continuateurs de la mauvaise littérature contemporaine, comment les imitateurs et les complices de ses folies ou de ses hontes eussent-ils pu rester calmes dans un procès où ils étaient indirectement impliqués ? Loin de me plaindre de leurs colères, j’étais en droit de m’en féliciter : c’était preuve que j’avais frappé juste. Si le patient criait, c’est que j’avais mis le doigt sur la plaie.

Quant aux critiques généralement bienveillantes qui m’ont été adressées, il en est dont j’ai tâché de faire mon profit dans cette nouvelle édition. Il en est aussi auxquelles je n’ai pu me rendre, et je veux dire ici brièvement pourquoi.

 

On m’a objecté que le roman et le théâtre, qu’un certain roman et un certain théâtre n’étaient point toute la littérature contemporaine ; que mes conclusions par conséquent cessaient d’être légitimes si on les étendait à toute la littérature de ce temps-ci. — Cela est incontestablement vrai, et je n’ai jamais dit le contraire. J’avais même, tout le premier, fait des réserves à cet égard, en exposant le plan que je m’étais tracé. Je n’ai point fait, je le sais très bien, un tableau complet de la littérature à notre époque ; je ne l’ai point fait, et ne l’ai point voulu faire. Je n’ai point parlé, en effet, de beaucoup de genres plus sérieux, plus importants que le roman et le théâtre, et qui tiendront une large place dans l’histoire intellectuelle de ce temps-ci. Je n’ai parlé ni de l’histoire qui a été l’originalité et la gloire de notre siècle, et qui peut s’enorgueillir de noms tels que ceux d’Augustin Thierry, de MM. Guizot, Mignet, Thiers, de Barante, etc. ; — ni de la critique littéraire, élevée par M. Villemain à une si grande hauteur, et qui a vu succéder aux œuvres du maître les œuvres distinguées à des titres divers de MM. Saint-Marc Girardin, Nisard, Sainte-Beuve ; — ni de la philosophie qui a eu aussi d’éloquents représentants, entre tous ce Théodore Jouffroy de si regrettable mémoire, et qui trouve encore dans le puissant esprit qui l’a restaurée il y a trente ans, son plus brillant organe et son plus solide défenseur ; — ni même de la poésie autre que la poésie dramatique, bien qu’elle ait revêtu des formes très variées, et que, même dans le déclin des Lamartine et des Victor Hugo, elle ait vu naître bien des chants heureusement inspirés, tels que ceux de Brizeux, le poète des bruyères bretonnes, de Laprade, le chantre des Alpes et de l’idéal, j’ajoute et d’Alfred de Musset, ce poète de la passion, quelquefois inégal, souvent impur, mais qui, sous le coup de la douleur jeté, dans d’admirables élégies, le cri du cœur le plus profond et le plus déchirant qu’ait entendu notre siècle. Je n’ai parlé non plus ni de la philosophie sociale, ni de la philosophie religieuse, ni de l’éloquence politique, ni de l’éloquence de la chaire, qui pourtant, à un certain moment, ont brillé d’un vif éclat. Je me suis volontairement renfermé dans le domaine de la littérature d’imagination ; et même dans la diversité des genres qu’elle embrasse, je n’ai traité que deux genres particuliers. Ce choix pouvait avoir ses inconvénients ; mais il avait sa raison, sa justification dans l’importance extrême que ces deux genres ont prise de nos jours, dans la popularité dont ils ont joui en France plus que jamais depuis trente ans, et surtout dans l’influence considérable qu’ils ont exercée sur les esprits. Il y a plus enfin : dans ces deux sortes de productions littéraires, je n’ai parlé que de celles qui ont eu un caractère plus ou moins malfaisant, mon sujet n’étant pas une étude littéraire et mon but la recherche du bien, mais une étude morale et la recherche du mal qui a été fait aux idées et aux mœurs.

Le titre seul de mon livre disait assez tout cela, ce semble ; et si je me servais souvent de cette expression générale la littérature contemporaine, c’était évidemment pour abréger ou éviter des répétitions.

À aucun point de vue, donc, il ne pouvait être dans ma pensée d’étendre à toute notre littérature les accusations d’immoralité et de décadence que j’élevais contre deux genres particuliers, le théâtre et le roman : c’eût été là une injustice et, pour tout dire, une ineptie contre lesquelles je ne pensais pas même avoir besoin de protester.

Que si maintenant on me blâme d’avoir ainsi limité mon travail et resserré le cercle de ces études, c’est une autre question et qui touche au choix même du sujet. Là-dessus je n’ai rien à dire, et je passerai condamnation dès qu’on ne me reprochera plus que d’avoir fait justement ce que je voulais faire, et de n’avoir pas fait autre chose.

 

On m’a accusé d’un excès de rigorisme. On s’est écrié que Molière même, s’il vivait de nos jours, ne trouverait pas grâce devant moi !

À mon avis, on abuse étrangement depuis quelque temps de ces grands noms de Molière et de Shakspeare. Nos petits auteurs essaient de se mettre à l’ombre derrière ces colosses. Ils voudraient bien persuader au public que leur cause est commune avec celle de ces immortels génies, et ils accusent volontiers de manquer de respect à leur mémoire ceux qui se permettent de critiquer les écrits de leurs indignes successeurs. Ai-je donc commis une telle irrévérence ?

J’ai reproché à nos auteurs modernes d’avoir peint le mal avec complaisance, d’avoir embelli le vice et glorifié la passion. Est-ce que Molière, quand il nous peint l’avare ou l’hypocrite, nous fait aimer l’hypocrisie ou l’avarice ? Est-ce que, sous l’habit même de Don Juan, il nous montre la corruption aimable et l’hypocrisie séduisante ? Est-ce que partout au contraire, chez l’auteur du Misanthrope, on ne sent pas cette haine vigoureuse du mal qui éclate si éloquemment dans les indignations d’Alceste ?

Molière a peint la société de son temps. Est-ce que nos littérateurs modernes ont la prétention d’avoir peint la nôtre ? Est-ce que c’est le monde réel, est-ce que ce sont nos mœurs vraies qu’on retrouve dans les Mystères de Paris et dans le Juif errant, dans Mathilde et dans les Mémoires du Diable, dans le Père Goriot et dans les Parents pauvres ? Est-ce que ce sont des figures ressemblantes, des portraits faits d’après nos contemporains que les types d’Antony ou de Trenmor, de Lugarto ou de Leone-Leoni, de Robert-Macaire ou de Vautrin ?

Je ne pose à mes critiques que cette seule question, et je consens à être jugé par la réponse qu’on y fera. Si notre littérature contemporaine a fait de la société un portrait fidèle, — alors j’ai tort ; et il ne me reste plus qu’à faire amende honorable, à proclamer que M. Alexandre Dumas est l’égal de Shakspeare, que M. Eugène Sue est un peintre de mœurs aussi vrai que Richardson, que M. de Balzac est, comme je l’entends dire, un aussi grand génie que Molière. On me permettra seulement de trouver que la société française est bien laide dans le portrait qu’ils ont fait d’elle, et qu’elle est bien modeste pour s’en montrer satisfaite. Si, au contraire, notre société a été calomniée par la littérature, si elle n’est en réalité ni aussi laide, ni aussi pervertie que l’ont faite nos romanciers et nos dramaturges, — alors j’ai raison, et mon acte d’accusation (comme on l’a appelé) subsiste : nos prétendus peintres de mœurs ne sont que des peintres de fantaisie ; à la place de la réalité, ils ont mis des rêves de cerveaux malades ; leurs tableaux ne sont que d’abominables fictions et leurs héros des monstres qui n’ont rien d’humain.

 

On m’a répondu que chaque siècle a fait le procès à sa littérature, — que chaque siècle a eu sa littérature corrompue, immorale, sophistique. — C’est possible : la question est de savoir si notre siècle n’a pas été sous ce rapport plus largement partagé que les autres, et n’a pas des raisons particulières de faire le procès à sa littérature.

Je sais bien qu’à toutes les époques on pourrait, si on s’en donnait la peine, rassembler dans les livres d’imagination un certain nombre de maximes contraires à la morale, de thèses paradoxales, de théories dangereuses. Je sais bien que toutes les littératures ont eu leurs aventuriers, leurs sophistes, leurs novateurs téméraires ; que particulièrement dans les trois derniers siècles, les lettres ont plus ou moins reflété les passions et les emportements des réformateurs, et qu’ainsi des vérités respectables ont été souvent enveloppées dans la guerre faite aux erreurs et aux préjugés. Je sais enfin que, dans la marche de l’esprit humain, ces écarts individuels disparaissent ; que les œuvres malsaines sont rejetées comme une écume impure, et que la postérité, héritière seulement de ce qu’il y a de beau et de bon, ignore plus tard jusqu’à l’existence de ces productions éphémères de la passion du moment.

Mais n’y a-t-il eu rien de plus de notre temps ? La littérature française depuis trente ans n’a-t-elle été ni autre, ni pire qu’aux époques précédentes ? N’a-t-on pas à lui faire plus de reproches qu’à ses aînées, et n’a-t-elle pas causé plus de mal ?

Il me semble que pour tout homme de bonne foi, cette question n’en est pas une, et que notre littérature contemporaine (je parle toujours de la littérature d’imagination) est marquée d’un caractère particulier : c’est que le mal, chez elle, au lieu d’être l’exception, a été la règle ; c’est que, au rebours de ce qui s’était toujours vu, la grande majorité des œuvres qu’elle a produites était empreinte d’une immoralité profonde ; c’est qu’enfin ce caractère de corruption n’a pas été seulement général, il a été systématique et persistant.

À quelles causes attribuer cet étrange phénomène ? Il n’entrait pas dans mon plan de le rechercher ; il me suffisait de constater le fait et d’en noter les conséquences. La question vaudrait assurément la peine d’être examinée de près : elle ne manquerait ni de gravité ni d’intérêt. Mais ce n’est pas dans une préface et en courant qu’on peut prétendre la résoudre. Qu’on me permette seulement d’insister ici sur un des caractères que je viens de relever dans notre littérature contemporaine, et qui est peut-être de tous le plus affligeant et le plus honteux ; je veux parler de son immoralité systématique, de sa dépravation volontaire et calculée.

C’est des premières années du gouvernement de Juillet que date, on se le rappelle, cette perversion de notre littérature. Quelques écarts s’étaient bien produits antérieurement ; mais ce n’étaient que des faits isolés, accidentels, et, à ce qu’il semblait, sans portée. Dès le lendemain de la révolution de 1830, la confusion des idées devint générale. À cela, rien de bien étonnant, disons-le. Si l’ordre matériel avait été promptement rétabli, l’ordre moral restait assez profondément troublé. Que la littérature se ressentît de ce trouble, qu’elle traduisît les inquiétudes et les agitations d’une société encore mal assise sur ses bases nouvelles ; rien n’était plus naturel, plus légitime, plus inévitable. Si la littérature n’eût fait que cela, nul ne songerait aujourd’hui ni à s’en étonner, ni à s’en plaindre : c’était son droit, c’était sa mission. Malheureusement elle abusa vite de ce droit, et manqua bientôt à cette mission.

Jamais peut-être les lettres n’avaient disposé de plus de puissance sur la société qu’à ce moment. La liberté de la presse, à peu près sans limites, ouvrait large carrière à toutes les intelligences. Nos institutions libérales, l’organisation démocratique de notre société appelaient le talent aux plus hautes positions : d’éclatants exemples semblaient chaque jour lui offrir comme une conquête assurée l’influence, le pouvoir, la fortune.

Cette puissance morale qui leur était donnée et qu’ils pouvaient employer à leur honneur, nos écrivains ne s’en servirent, la plupart, que dans un misérable intérêt de vanité ou de lucre. La tête leur tourna ; une grossière ivresse leur monta au cerveau. Oublieux des devoirs et de la dignité des lettres, ils se laissèrent aller aux basses tentations et aux ambitions vulgaires. On n’eut plus le culte désintéressé de l’art, ni même la sérieuse passion de la gloire. Deux mobiles seuls animèrent la littérature : un désir de popularité à tout prix, et l’amour de l’argent.

Dès lors, la sincérité manqua à ses sentiments, comme la conviction à ses idées. Les écrivains, au lieu d’être les interprètes sérieux et les guides de l’opinion, devinrent ses complaisants et ses vils flatteurs. On les vit, attentifs à caresser ses caprices, se jeter dans toutes les voies où ils espéraient trouver le succès. Pour étonner, pour faire du bruit, pour marquer par la singularité quand on ne pouvait primer par le talent, pour ranimer la curiosité refroidie ou suppléer à l’épuisement, on les vit emprunter des paradoxes, des utopies, des déclamations à tous les prétendus prophètes du temps. Suivant l’heure et le vent, suivant la mode ou le calcul, ils furent religieux ou sceptiques, humanitaires ou voltairiens, saint-simoniens ou fouriéristes, socialistes ou républicains : — rien de tout cela en réalité et en conscience.

Nous étions à une époque où la préoccupation était générale des questions philosophiques et sociales : ils en firent un appât à la curiosité publique. Ils se prirent à agiter les plus redoutables problèmes des sociétés humaines, mais ce fut seulement pour y mêler les violences et les emportements de la passion ; ils se prirent à discuter les thèses les plus graves de morale, mais ce fut pour substituer aux enseignements de la conscience les fougues des sens et les ardeurs de l’imagination.

Ainsi en toutes choses, la littérature contemporaine a joué le rôle de provocatrice vis-à-vis de l’esprit public ; en toutes choses, elle a, de parti pris, flatté les passions mauvaises et exploité les nouveautés dangereuses. Et c’est là, à mon avis, une des causes qui ont le plus contribué à lui donner ce caractère si généralement, si déplorablement paradoxal, sophistique, hostile à toute morale publique et privée. C’est un des côtés par où elle diffère le plus des littératures précédentes ; c’est une des raisons pour lesquelles elle mérite le plus le blâme et la flétrissure. Née, je l’accorde, du désordre et de la confusion d’idées produits par une révolution, elle s’est fait bientôt de l’accroissement du mal, de la propagation de l’erreur, de l’exaltation de la passion sous toutes ses formes, non pas une arme ou un jeu, comme on l’avait vu en d’autres temps, mais ce qui est plus triste et plus honteux, un rôle de vanité, un moyen de succès, un instrument de cupidité ou d’ambition : elle a vendu du poison sciemment et pour en faire lucre ; elle a joué le rôle de ces femmes sans nom dont l’industrie infâme encourage le vice pour l’exploiter.

 

Parmi les reproches qu’on m’a faits, il en est encore un que je veux relever, non pour m’en défendre, mais pour avouer au contraire que je ne le trouve que trop fondé.

J’avais parlé dans ma conclusion, d’une réaction qui semblait en train de se faire dans le goût public et dans la littérature ; j’avais cru reconnaître à l’horizon des signes de renaissance ou de réforme ; j’avais exprimé l’espoir de voir s’ouvrir prochainement une ère meilleure. Il faut que je le confesse en toute humilité : je m’étais trompé. Cet espoir était au moins prématuré, si tant est qu’il ne fut pas une pure illusion.

Il est bien vrai que le public éclairé, celui qui se compose des classes élevées de la société, ne lit plus les monstrueux romans dont il s’était affolé il y a dix ou quinze ans. Mais, sans compter que d’autres les lisent toujours aux étages inférieurs de la société, ce public même a d’étranges rechutes dans ses péchés d’autrefois. Au théâtre, — pendant que les scènes du boulevard réveillent à grand bruit de sa tombe le vieux mélodrame tout bourré de crimes et d’adultères, — il applaudit les œuvres de cette école qui s’appelle réaliste, œuvres d’où le sens moral n’est pas moins absent que l’idéal, et où les sentiments naturels sont faussés quand ils ne sont pas dégradés. Il applaudit, comme jadis, des drames dont les héros et les héroïnes sont des personnages tarés de tout âge et de toute condition, jeunes gens cyniques, vieillards libertins, courtisanes du grand et du petit monde, femmes adultères par passion ou prostituées par cupidité. Dans le roman, il porte les mêmes goûts et manifeste les mêmes préférences. Un livre que la police correctionnelle avait à grand-peine épargné, a eu dans ce public d’élite un succès de curiosité avide. Madame Bovary, avec ses peintures brutales, son sensualisme grossier, ses tableaux complaisants de libertinage, avec sa poésie du vice et du laid, a fait les délices des grandes dames et des honnêtes bourgeoises. Que voulez-vous ? dans le marasme où sont tombées les âmes, dans le besoin de distractions violentes, d’émotions fortes qui en est résulté, il n’y a toujours que cela qui nous plaise. Roman, drame ou comédie, rien ne réussit encore aujourd’hui, que ces études de mœurs dépravées, ces corruptions mises à nu. — On assure que c’est pour mieux nous guérir, qu’on étale ainsi nos maladies secrètes. — À ce compte, pourquoi ne pas rendre public aussi ce musée Dupuytren, où la science a rassemblé les effrayantes images des plaies les plus hideuses de l’humanité ?…

La critique fait comme le public : sauf quelques honorables exceptions, elle n’a que des éloges, que des tendresses pour cet art grossier, sans idéal et sans âme. Chose triste à dire ! un des maîtres de la génération présente n’a pas craint de couvrir de l’autorité de son nom un livre comme Madame Bovary. Il a fait plus : il a proclamé comme une renaissance littéraire, l’avènement de l’école dont ce roman est l’expression la plus récente. Il a salué comme les régénérateurs de notre littérature énervée, ces jeunes écrivains qu’il appelle « les physiologistes et les anatomistes ». À l’entendre, c’est là qu’est la force, c’est de ce côté qu’est l’avenir1.

Voilà où nous en sommes. L’anatomie, la physiologie, voilà la source où on va puiser aujourd’hui l’inspiration ; voilà la muse de l’école nouvelle. C’était peu du réalisme, nous aurons en littérature la médecine et la dissection ; le scalpel passe aux mains de nos romanciers et de nos poètes. Autrefois, c’était l’âme qu’on étudiait ; c’étaient ses mouvements et ses affections qu’on soumettait à l’analyse, et qui fournissaient au roman et au théâtre leurs ressorts, leurs péripéties, leur principal intérêt. Aujourd’hui, ce qu’on étudie, ce qu’on analyse, ce qu’on décrit avec amour, ce sont les emportements des sens, les brutalités de la passion, les phénomènes sanguins ou nerveux qui en déterminent ou en accompagnent les explosions.

M. Sainte-Beuve a trop raison, je le crains. Plus d’un signe, en effet, révèle les progrès de cette littérature nouvelle dont il salue l’apparition et pronostique le triomphe. L’un des plus caractéristiques peut-être est le concert d’éloges, la clameur croissante d’admiration enthousiaste qui, depuis quelque temps, s’élève de tous côtés en l’honneur du père de la littérature physiologique, de M. de Balzac. M. de Balzac a eu de grandes qualités, et dans l’analyse morale notamment il a porté parfois beaucoup de finesse, de délicatesse, de profondeur. Mais ce n’est point-là ce qu’on admire le plus en lui : ce qu’on admire, ce sont ses exagérations et ses excès ; c’est cette théorie de la force, son seul idéal ; c’est la monomanie prise pour type et expression suprême de la passion ; c’est la tendance au réalisme et la description outrée de l’homme physique ; c’est en un mot tout ce qu’il a mêlé de physiologie, d’anatomie, d’études repoussantes sur les monstruosités et les maladies mentales, à ses peintures vraiment belles et durables de la nature morale de l’homme. De tout temps, ç’a été le travers des disciples et des imitateurs d’exalter surtout les défauts du maître. Ici, ce fanatisme prend des proportions étranges : non seulement M. de Balzac, à les entendre, est le plus puissant esprit du siècle ; c’est une des gloires de l’humanité ; c’est l’égal des plus hauts génies qui aient étonné le monde ; il marche de pair avec Molière, avec Saint-Simon, avec Shakspeare.

Ce qu’il y a de plus triste dans ces aberrations de l’esprit littéraire et de l’esprit critique, c’est que le désordre des idées et l’altération du goût public en sont tous les jours augmentés. La notion du beau se perd comme celle du vrai et du bien. L’anarchie s’accroît dans le domaine de l’art comme dans celui de la morale. Tout est confondu ; il n’y a plus ni loi, ni tradition, ni règle reconnue. On apprend à douter de tout, de son jugement et de celui des générations, en voyant des œuvres vulgaires et brutales égalées aux chefs-d’œuvre des grands siècles littéraires ; en voyant de faux génies, des écrivains de décadence, des peintres forcenés de réalisme et d’anatomie, exaltés au niveau des plus sublimes esprits qui aient honoré l’humanité. — Heureusement (c’est là notre consolation et notre espoir), il nous reste encore d’un temps meilleur et déjà loin de nous, quelques-uns de ces généreux esprits, vétérans des grandes luttes de la Restauration, maîtres respectés de la génération arrivée à l’âge mûr, aujourd’hui dédaignés, insultés quelquefois par les jeunes novateurs en philosophie et en critique : ce sont eux qui, à présent encore, pleins d’ardeur malgré l’âge, entretiennent le plus efficacement parmi nous le culte de l’art, l’amour désintéressé des lettres, la religion du beau ; ce sont eux qui tiennent le plus haut et d’une main plus ferme, le drapeau des saines traditions, et savent le mieux nous faire admirer cette alliance d’une noble pensée et d’une forme pure qui est la condition de toute œuvre durable.

 

En un tel état des choses et des esprits, j’ai pensé que mon livre n’avait rien perdu de son opportunité, et que, s’il était de nature à faire quelque bien, le mal était toujours assez grand pour qu’il n’y eût pas anachronisme à combattre encore aujourd’hui la mauvaise littérature d’il y a dix ans. Puisqu’on s’obstine à la vanter encore tous les jours, pourquoi ne pas s’obstiner à faire connaître la vérité sur elle ? Puisqu’elle a encore des disciples, des imitateurs, des prôneurs fanatiques, pourquoi ne pas continuer d’élever contre ses déplorables enseignements la protestation de la raison et de l’honnêteté ?

Avant-propos de la première édition

L’Académie des sciences morales et politiques avait proposé pour 1856 la question suivante :

« Exposer et apprécier l’influence qu’a pu avoir en France, sur les mœurs, la littérature contemporaine, considérée surtout au théâtre et dans le roman. »

L’Académie expliquait que l’examen provoqué par elle devait particulièrement porter sur les erreurs morales et les fausses doctrines qu’avait pu émettre ou propager la littérature.

C’est pour répondre à cette question qu’a été écrit le livre qu’on va lire. Le jugement favorable dont il a été l’objet de la part de l’éminente compagnie m’encourage à le soumettre aujourd’hui au public.

Pourquoi aussi ne le dirais-je pas ? En publiant cet ouvrage, j’ai cru remplir un devoir ; j’ai voulu m’associer à la pensée de bien public qui avait inspiré l’Académie lorsqu’elle avait mis ce sujet au concours. Si peu que valût le livre, il m’a semblé que c’était ici œuvre morale plus qu’œuvre littéraire ; et par là du moins j’ai tenu à me montrer digne de la distinction dont j’avais été honoré.

 

Une réaction commence, dit-on, à se faire dans les esprits contre cette littérature corrompue et corruptrice qui a régné en France pendant vingt-cinq ans : toute mon ambition serait d’en hâter les progrès. Peut-être n’est-elle ni aussi avancée, ni aussi générale que quelques-uns se le persuadent. Ce ne serait qu’une raison de plus pour protester énergiquement contre tant d’œuvres trop longtemps entourées d’une admiration facile ou d’une indulgence regrettable.

On pourra me trouver sévère dans mes appréciations : j’espère du moins n’être taxé par ceux qui me liront ni d’une exagération systématique, ni d’un pessimisme décourageant qui sont également loin de moi. Dieu veuille que je me sois trompé, et que le mal soit moins, grand qu’il ne m’a paru l’être ! Mais ce que je puis dire, c’est que je n’aurais pas écrit ce livre si je n’avais pas eu confiance dans l’avenir, si je n’avais pas cru au redressement des idées, à l’affermissement des mœurs, à la régénération de notre littérature.

J’espère aussi qu’on ne me prêtera pas la ridicule pensée d’attribuer tous les maux de notre temps aux mauvais romans et aux mauvais drames. Si coupable qu’ait été la littérature, elle n’a pas été seule coupable. Avouons-le même : dans les méfaits qu’elle a commis, une part devrait en bonne justice être mise à la charge de la société qui, en les encourageant, s’en est bien un peu rendue complice. Je n’en suis pas moins très convaincu que, des maladies morales dont nous souffrons, quelques-unes ont été engendrées, plusieurs aggravées, et que toutes ont été prodigieusement répandues par la littérature. Je suis très convaincu que, si elle n’est pas seule responsable du trouble qui s’est introduit dans l’ordre moral, la responsabilité qui doit peser sur elle est cependant beaucoup plus grande qu’on ne le croit communément.

C’est ce que j’ai essayé de montrer dans cet ouvrage. Je n’ai pas la prétention d’y développer des idées nouvelles : tout au contraire ; c’est la vieille, c’est l’éternelle morale que j’atteste contre les sophistes modernes. Je dis ici tout haut ce que, depuis longtemps déjà, disaient tout bas beaucoup d’honnêtes gens ; à l’appui de mon dire j’apporte les preuves, je produis les textes ; voilà toute la nouveauté, voilà tout le mérite de ce livre, si mérite il y a.

 

On n’y trouvera d’ailleurs ni les vivacités de la polémique, ni le piquant de la satire. C’est aux idées que je m’attaque, non aux hommes. En blâmant les œuvres, je me suis imposé la loi de respecter les personnes. Et si quelque parole trop amère m’était échappée, je la désavoue ici et proteste d’avance contre toute interprétation blessante.

J’ai dû faire de nombreuses citations. Je me suis appliqué, en faisant ces extraits, à ne point dénaturer la pensée de l’auteur qui me les fournissait, et à ne lui point faire dire autre chose que ce qu’il avait voulu dire en effet. Malgré cela, je m’attends à une objection : on me reprochera d’avoir jugé certains ouvrages sur des phrases isolées ; d’avoir donné pour des théories philosophiques ce qui n’était que des cris de la passion ou des développements de caractères. Je crois n’être point tombé dans une telle méprise, et n’avoir pas commis une telle injustice : j’ai écarté tout ce qui, dans les romans ou les drames, m’a semblé provoqué par la situation ou exigé par la donnée poétique, et devait comme tel être mis à la charge, non de l’auteur, mais du personnage.

J’ajoute seulement une prière : c’est qu’on veuille bien ne juger le livre qu’après l’avoir lu tout entier ; sa force résidant dans les développements, dans le nombre des citations, dans l’accumulation des preuves : si bien qu’alors même que quelque doute s’élèverait sur de certains points de détail, la conclusion n’en serait, je crois, pas moins légitime, et le jugement général porté sur le caractère et les tendances de notre littérature, ne s’en trouverait nullement infirmé.

 

Au surplus, je ne me dissimule point, entre beaucoup d’autres, le défaut essentiel de cet ouvrage. Parler toujours au nom de la morale, c’est courir le risque de devenir promptement ennuyeux ; montrer exclusivement le mauvais côté d’une littérature, c’est s’exposer au reproche de partialité ; c’est faire dire qu’on a écrit un réquisitoire passionné au lieu de rendre un jugement équitable. Tout cela est vrai ; et je n’ai pas la prétention d’avoir évité complètement ces écueils, quelques efforts que j’y aie faits. Si la morale est triste à la longue, j’ai tâché de dogmatiser le moins possible, me bornant à mettre en lumière les théories et les faits. Si je n’ai parlé que de la mauvaise littérature, c’est que c’était le sujet même, et que la bonne, il faut bien l’avouer, a tenu relativement moins de place à notre époque. Enfin, si quelque passion éclate dans ce livre, j’ose dire que c’est seulement celle de la vérité et du bien : heureux si j’avais pu mettre en garde contre quelques erreurs, dissiper quelques illusions, empêcher ou guérir quelque mal !

Introduction

On répète tous les jours, et c’est devenu un lieu commun, que la littérature est l’expression de la société. Sans contester la justesse de cet adage, sous sa forme générale et dans ses applications ordinaires, il convient peut-être cependant d’y faire quelques restrictions et de ne l’admettre que sous de certaines réserves.

Que les grands écrivains s’inspirent des idées, des tendances, des besoins de leur époque ; que ce soit là même une partie de leur génie et une des causes de leur puissance ; qu’à ce titre il soit permis de les considérer comme les représentants et les interprètes éloquents de la foule ; c’est ce que l’histoire, pour qui sait la lire, atteste à chaque page. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a un homme sous l’écrivain ; et cet homme, doué d’une originalité d’autant plus grande que son talent est plus vigoureux, mêle nécessairement aux idées qu’il reçoit du dehors, bien des idées qui lui sont propres ; erreurs ou vérités dont il devra supporter le blâme ou recueillir l’honneur. Il arrive ainsi que l’écrivain, après avoir subi l’action de son temps, exerce aussi sur son temps une réaction plus ou moins profonde.

Si cela est vrai aux époques de calme, quand les sociétés vivent de leur vie régulière et se développent dans des conditions normales, cela l’est bien plus encore aux époques de crise et de transition, ou à certains moments d’inquiétude, de mobilité aventureuse et de défaillance morale qui se rencontrent parfois dans la vie des nations. Alors, en effet, on dirait que l’ordre habituel des choses est interverti : bien loin que les écrivains expriment les idées sérieuses et traduisent les besoins réels de la société, il arrive le plus souvent que, parlant en leur nom seul, puisant leurs inspirations en eux seuls, ils n’expriment que le caprice de leur imagination et le dérèglement de leur pensée. En ces temps-là, sans doute, la littérature peut encore jusqu’à un certain point sembler l’image de la société, en ce sens que, par ses allures désordonnées, elle accuse un certain malaise et un certain désordre des esprits : mais, au total, on peut remarquer qu’à ces époques la société reçoit l’impulsion bien plus qu’elle ne la donne. L’initiative individuelle usurpe alors, dans le mouvement général des intelligences, une plus large place. Alors, au lieu de peindre les mœurs, la littérature aspire à les réformer ; au lieu d’exprimer les idées communes, elle s’efforce d’en répandre de nouvelles. Elle ne se contente plus d’amuser ou de polir les esprits ; elle veut les endoctriner. Son but n’est plus le culte de l’art, la conquête du beau : elle vise à l’enseignement et à la prédication ; elle se met au service des systèmes et des utopies ; elle se transforme en instrument de propagande ; elle peut devenir un auxiliaire puissant de l’esprit révolutionnaire.

N’est-ce point un phénomène de ce genre qui s’est produit en France depuis vingt-cinq ou trente ans ? À considérer notre littérature dans l’ensemble de son développement depuis le commencement du siècle, il est bien vrai qu’on y trouve le reflet fidèle des grands changements qui se sont accomplis dans les esprits. Mais si on attache plus attentivement ses regards sur la période qui s’est écoulée depuis 1830, sur ce qu’on peut appeler proprement la littérature contemporaine et spécialement la littérature d’imagination, on reconnaît bien vite que cette littérature est marquée d’un caractère tout particulier ; que son inspiration a cessé le plus souvent d’être littéraire pour devenir ou philosophique ou sociale ; qu’elle a eu enfin l’ambition de mettre la main à la direction des intelligences et au gouvernement des peuples. Il y a plus ; on discerne au premier coup d’œil en elle des principes de désordre, des germes de maladies morales qu’elle n’avait point empruntés à la société et que la société tout au contraire a en partie reçus d’elle.

Cette littérature, plus mauvaise, on peut le dire, que la société où elle est née, plus immorale que le temps où elle a vécu, ne saurait être considérée comme l’expression exacte, comme l’image vraie de la société française contemporaine : loin d’être un effet, elle a été une cause, et une cause pernicieuse ; loin d’être seulement un symptôme, elle a été un principe de mal et un dissolvant. Sans nul doute, on ne peut pas envelopper dans cette accusation la littérature contemporaine tout entière ; on ne peut pas même l’étendre sans exception à toute la littérature d’imagination : mais il faut bien reconnaître que la portion la plus considérable et surtout la plus populaire des œuvres littéraires de ce temps-ci porte les signes de ce désordre moral, et a eu cette influence fâcheuse dont nous venons de parler.

Tous les genres littéraires y ont plus ou moins participé. Mais il en est deux surtout qui ont joué de nos jours un rôle singulièrement actif et exercé sur les esprits une domination étrange ; c’est le théâtre et le roman : le théâtre, qui est à peu près la seule forme littéraire accessible à la foule, et qui a d’ailleurs de si fortes prises sur l’âme humaine ; le roman, qui s’est conquis une si grande place dans les littératures modernes, et qui, merveilleusement approprié à l’esprit, aux besoins de nos sociétés, sait s’emparer des imaginations, et par là dominer surtout les femmes et les jeunes gens, deux grandes puissances en tout pays, particulièrement dans le nôtre.

De tout temps sans doute le roman fut la peinture ou la satire des mœurs. C’est là le caractère constant sous lequel il se montre dans notre ancienne littérature, soit qu’avec Panurge ou Gil Blas il passe en revue les vices ou les ridicules du monde ; soit qu’avec l’Astrée, la Clélie, ou la Princesse de Clèves, il s’applique à peindre un idéal amoureux ou chevaleresque, et fasse de ses héros les types raffinés des sentiments et des mœurs du temps. Bien que dès lors, et surtout sous cette dernière forme, son action sur la société soit incontestable, on peut considérer cependant qu’à cette époque de notre littérature, le roman est bien plus le reflet brillant des idées et des mœurs qu’il n’en est l’instituteur et le modèle. Il reproduit les travers de la société pour en rire ; il s’inspire des sentiments à la mode pour les poétiser : il épure les idées, mais ne cherche point à les changer.

C’est au milieu du siècle dernier que, pour la première fois, le roman, de littéraire se fit dogmatique ; qu’il voulut être un enseignement, se mêla de polémique et entreprit de propager des idées nouvelles. Les Lettres Persanes et les Contes de Voltaire ouvrirent la voie ; mais c’est J.-J. Rousseau, on peut le dire, qui a réellement créé le roman philosophique et réformateur : Rousseau est le vrai père de tous nos déclamateurs modernes.

Le théâtre, qui par essence doit être la peinture et l’école des mœurs, et qui malgré sa décadence était resté généralement fidèle à son caractère, le théâtre vers la même époque subissait la même transformation. Disciple et héritier de Voltaire et de Diderot, Beaumarchais à la veille de la révolution faisait de la scène une tribune.

Pendant le premier quart du xixe  siècle, le roman et le théâtre semblèrent être rentrés dans leur sphère naturelle. La lutte des croyances et des idées, qui avait fait d’eux des instruments de combat, semblait finie. Une réaction énergique avait éclaté contre les tristes doctrines du siècle précédent et tandis qu’un beau génie, dans de poétiques tableaux ou de brillantes fictions, réveillait le sentiment religieux et le sentiment de la nature à demi étouffés dans les cœurs, une femme dont l’âme était aussi haute que l’intelligence étendue, ranimait au souffle du spiritualisme le plus pur la flamme de l’enthousiasme, de la liberté et de toutes les croyances généreuses. Ces deux noms surnagent à peu près seuls dans les premières années du siècle : en dehors d’eux, le théâtre froid et déclamatoire se traîne languissamment sur les traces effacées des maîtres ; le roman plat et décoloré n’a plus que la licence du xviiie  siècle, sans en avoir ni la passion ni la grâce.

Sous le régime qui succède à l’Empire, l’esprit français, rendu aux loisirs de la paix, s’essayant aux luttes de la pensée, de la presse et de la tribune, se jette à la fois et avec ardeur dans toutes les voies de la science, de la littérature et de l’art. Le mouvement religieux imprimé par le Génie du Christianisme se propage avec des chances et sous des formes diverses. La philosophie spiritualiste qui a inspiré Corinne, gagne tous les jours du terrain. Ravivée à ces sources sublimes, fécondée par l’histoire et par l’étude plus intelligente des chefs-d’œuvre étrangers, la littérature française semble appelée à de nouvelles et brillantes destinées.

Ces espérances ne se réalisèrent qu’à moitié. À côté d’œuvres éminentes, bien des essais informes, bien des nouveautés éphémères naquirent pour disparaître le lendemain. Un mal plus grand se préparait : des luttes philosophiques et religieuses maladroitement ranimées déterminaient dans les esprits un retour déplorable vers les idées du xviiie  siècle. Ce fut un des malheurs de ce temps, et l’une des causes qui ont eu sur nos générations la plus funeste action. L’intolérance redonna des forces au matérialisme vaincu ; et avec l’esprit d’irréligion sembla renaître l’esprit révolutionnaire.

D’une part, il y eut comme un reverdissement de la mauvaise littérature du siècle passé. De l’autre, les utopies nouvelles qui fermentaient déjà dans les têtes prirent feu aux passions tout à coup rallumées. La littérature elle-même, impatiente des vieilles disciplines, dédaigneuse de la tradition, commença de s’égarer à la recherche d’un art sans idéal et sans moralité.

Tel était à la fin de la Restauration l’état de la littérature ; état critique, qui n’était pas encore la maladie, mais n’était déjà plus la santé ; état d’anarchie et d’agitation inquiète qui allait recevoir d’une nouvelle secousse politique une aggravation soudaine.

Jusqu’alors, et malgré des aberrations de jour en jour plus marquées, on peut dire que le bien domine encore et que l’influence de la littérature sur la société est, en somme, plutôt salutaire que nuisible. Si elle avait produit des théories étranges dans le domaine de l’art, on ne l’avait point vue du moins se faire, dans le domaine de la morale, l’apôtre de doctrines corruptrices. Si des drames violents, des spectacles lugubres et odieux avaient déjà souillé la scène2, ce n’étaient que d’assez rares exceptions, et l’art dramatique gardait encore dans sa décadence le respect de l’honnêteté. Enfin si de bizarres et monstrueuses productions avaient paru dans le genre du roman3, la conscience ni la pudeur publiques n’avaient point eu à s’élever contre une dépravation systématique ; et le roman historique florissait encore, abâtardi, dégénéré, il est vrai, mais généralement inoffensif.

Il sembla que 1830 fît révolution dans la littérature aussi bien que dans la politique. La vérité est que, dans le domaine des idées comme dans le domaine des faits, il ne fit que développer les germes existants. Quoi qu’il en soit, tout, dans le monde intellectuel et moral, parut être remis en question : mille idées aventureuses, mille théories insensées, mille systèmes absurdes ou dangereux se produisirent tout à coup au grand jour, pareils à ces végétations impures que fait éclore un orage. Dénuée de principes et de règles, livrée à tous les caprices de la fantaisie, la littérature ne demanda plus ses inspirations qu’aux passions et aux idées du moment. On vit alors, comme au siècle dernier, le roman et le drame, prosélytes ardents de toutes les doctrines nouvelles, s’enrôler sous cent drapeaux divers.

Pendant que le théâtre retentissait de déclamations, le roman, de jour en jour plus populaire, se livrait à toutes sortes d’audaces : on eut dit que, dans son humeur envahissante, il prétendait régner seul sur le domaine entier des lettres. Déjà, depuis quelques années, il avait pris possession de l’histoire, qu’il traitait en pays conquis. Maintenant, c’était la philosophie qu’il voulait asseoir sur des bases nouvelles ; c’était la religion qu’il aspirait à réformer ; c’était la science sociale qu’il prêchait dans la rue. Économie politique, législation civile et pénale, systèmes pénitentiaires, émancipation de la femme, organisation du travail, que sais-je ? il aborda tous les problèmes, il embrassa le cercle entier de la connaissance humaine, le monde moral et le monde politique, Dieu, l’homme et l’univers : il parla, il disserta de omni re scibili ; on peut ajouter et de quibusdam aliis.

À quel point une telle littérature doit altérer à la longue les idées morales d’un peuple, il est aisé de l’imaginer : la nature même des choses en rend compte. La discussion philosophique ou religieuse, la polémique même ne s’adressent, en effet, qu’aux esprits éclairés, sérieux, réfléchis : leur action est lente, et elle s’exerce dans un cercle très étroit. Le roman parle à tous et se fait comprendre de tous ; dans le roman, le dogmatisme s’enflamme, la philosophie se passionne et se colore, les théories prennent un corps, vivent, agissent et combattent. Le théâtre est plus saisissant encore : l’illusion de la scène, le pathétique des situations, l’accent de la voix humaine donnent à la pensée dialoguée une puissance que rien n’égale, et font du drame le plus formidable enseignement que puisse recevoir le peuple.

Un mal immense a été fait. Nous voulons essayer d’en mesurer l’étendue et d’en apprécier les caractères. Retracer ce triste épisode de notre histoire contemporaine ne sera point, nous le croyons, une tâche inutile. Qui peut dire que nous soyons guéris des maladies morales dont nous étions hier encore si profondément atteints ? Dans le tableau de nos récents égarements, n’y a-t-il pas une leçon pour le présent ? ne peut-il pas y avoir un préservatif pour l’avenir ? Montrer d’où est venu le mal, c’est achever d’en éloigner les esprits honnêtes ; c’est aussi faire voir d’où peut venir en partie le remède : car les lettres, comme toute force mise au service de la volonté humaine, peuvent, suivant l’inspiration qui les anime et la loi qui les règle, être dans ses mains un instrument de bien ou de mal, de progrès ou de décadence.

 

Pour signaler les erreurs qu’a répandues dans l’ordre moral la littérature contemporaine, par la double voie du théâtre et du roman, il ne nous sera pas nécessaire et il serait trop fastidieux de passer en revue les innombrables productions qu’elle a enfantées depuis vingt-cinq ans. Qui pourrait soulever cette montagne d’œuvres informes pour la plupart, et mortes en naissant ? Il faut trier dans cette poussière et cette fange. Il faut s’attacher aux œuvres que recommandent ou le talent ou la popularité de leurs auteurs ; — le talent, parce qu’il a d’irrésistibles séductions et sait revêtir l’erreur de couleurs attrayantes ; — la popularité, qui ne va pas toujours de pair avec le talent, parce que c’est l’influence des écrits que nous avons à apprécier, et qu’elle doit naturellement se chercher là où le succès a paru, là où les applaudissements de la foule se sont adressés.

Ce que nous rechercherons particulièrement dans ces œuvres, ce sont les principes erronés qui y sont répandus. Dégager du milieu des déclamations passionnées les idées fausses, les théories dangereuses, les sophismes de toute nature ; mettre à nu, en un mot, la détestable philosophie morale qui a fait depuis trente ans le fond de cette littérature, voilà le principal objet que nous nous proposons.

Mais traiter le sujet seulement par cette méthode philosophique, serait le traiter d’une manière incomplète. Il y a autre chose dans une littérature, si dogmatique qu’elle ait été, que des principes abstraits, des théories et des dissertations de morale : il y a son esprit général et ses tendances secrètes ; il y a cette puissance mystérieuse, qui est le privilège de l’art sous toutes ses formes, de modifier l’âme humaine en bien ou en mal par les impressions mêmes qu’il lui cause et les émotions qu’il lui procure ; de l’élever ou de la dégrader, selon qu’il lui inspire par ses peintures des pensées nobles ou basses ; de l’améliorer ou de la corrompre, selon qu’il suscite en elle des sentiments généreux ou vils et y développe de bons ou de mauvais instincts.

Après avoir exposé les théories morales de la littérature contemporaine sous la forme plus ou moins doctrinale, plus ou moins philosophique qu’elles ont revêtue, nous aurons donc, nous plaçant à un autre point de vue, à rechercher quel a été le caractère général de son inspiration, et si, par là encore, elle n’a pas causé dans les sentiments moraux une certaine altération.

 

La morale peut être envisagée sous deux grandes divisions : morale privée et morale publique ; — la première comprenant les devoirs de l’homme envers Dieu, envers lui-même, et envers ses semblables en tant qu’individus et dans les relations de la vie privée ; — la seconde comprenant les devoirs de l’homme envers la société, envers les autres hommes considérés comme membres d’une même communauté et dans les relations de la vie sociale et publique. Cette division, sans doute, est peu scientifique ; elle manque à plusieurs égards de précision et de justesse : il nous a semblé pourtant qu’à raison de sa généralité même, c’était celle qui était le plus appropriée à notre sujet et qui en embrassait le mieux les contours un peu flottants. Nous nous y conformerons donc : nous nous demanderons quelles doctrines la littérature a enseignées touchant ces deux parties de la morale. Nous essaierons ensuite de montrer quelle influence ces doctrines ont eue sur les mœurs.

Première partie.
Morale de la littérature contemporaine

Chapitre premier.
Morale privée. — Doctrines philosophiques de la littérature contemporaine

I. Idées religieuses

Il n’y a de légitime et solide morale que celle qui s’appuie sur un fondement religieux. C’est en Dieu seul que la loi du devoir trouve logiquement son principe et sa fin, sa source et sa sanction. Elle descend du Ciel et y remonte.

Pour juger un système de morale, il importe donc de savoir de quelle idée religieuse il procède ; pour apprécier les tendances morales d’une littérature, il est utile de rechercher d’abord quelles ont été ses tendances religieuses.

Sans doute on ne peut demander à une littérature, légère de sa nature, une profession de foi explicite ; sans doute il serait ridicule de chercher dans des romans et des drames un système de théodicée. Mais ce qui est bien permis au moins, c’est de demander à cette littérature quelles sont les idées dont elle s’inspire, les croyances vers lesquelles elle incline ; ce qui est bien permis, c’est de chercher à se rendre compte, avec plus ou moins de précision, de ce qu’elle pense touchant ces grandes questions qui se posent à toute créature intelligente, de ce qu’elle croit de Dieu, de l’âme humaine, de ses destinées. Cette recherche est ici d’autant plus naturelle et doit nous être d’autant mieux permise, que le roman moderne a affiché chez nous de hautes prétentions philosophiques, et, dans son ambition novatrice, a tenté de réformer la religion comme tout le reste.

 

On peut distinguer, dans notre littérature contemporaine, deux tendances diverses et comme deux écoles : l’école matérialiste et l’école qui s’est dite spiritualiste.

 

Que le matérialisme ait fait école de nos jours dans la littérature, c’est ce dont beaucoup d’esprits, les uns superficiels ou inattentifs, les autres complaisants à l’excès ou secrètement complices, ne veulent pas convenir. À s’en tenir aux apparences, on serait tenté de leur donner raison : quel est le roman où, à chaque page, il ne soit pas parlé avec emphase, avec affectation, de l’âme et de Dieu, de la religion et de l’idéal ? Mais ne vous y fiez pas trop : sous ces couleurs de convention, si vous y regardez de près, vous reconnaîtrez l’ennemi. Pour mieux séduire le vulgaire, il a pris un déguisement à la mode ; le vieux serpent a fait peau neuve.

C’était en effet une philosophie à jamais décréditée, à jamais tombée en défaveur et en dégoût que ce grossier matérialisme légué à nos pères par le xviiie  siècle finissant. Pour le faire accepter à des générations dont l’esprit avait été en quelque sorte renouvelé, et qu’avait touchées profondément un souffle spiritualiste et religieux, il fallait lui faire subir quelque transformation ; il fallait ou voiler sa laideur sous d’ingénieux ornements, ou dissimuler sa nature sous des apparences décevantes et des noms mensongers. C’est ce qu’on a fait avec plus ou moins d’habileté et de succès.

Les uns, — ce sont les plus francs ou les moins habiles, — se sont bornés à jeter sur le vieux fond de la doctrine un vernis de poésie et des enluminures de style. C’est au nom de l’art qu’ils ont parlé ; c’est la beauté idéale, c’est la pureté de la forme qu’ils ont invoquées. Mais, sous la forme, en réalité ils n’adorent que la chair ; sous le voile de la beauté, le plaisir est la seule divinité qu’ils invoquent ; le culte de l’art chez eux se confond avec le culte des sens. Et nous n’en voulons pas d’autres témoins qu’eux-mêmes : à travers leur faux lyrisme, leurs exaltations factices et leur phraséologie prétentieuse, la vérité leur échappe ; l’aveu tombe de leurs lèvres. Il leur arrive, à leurs heures de sincérité, de s’appeler eux-mêmes de leur vrai nom, des païens, et de se vanter de ne reconnaître pour dieux que la richesse et le plaisir. « Moi, athée ? dit Fortunio. J’ai trois dieux, l’or, la beauté et le bonheur4. »

Ils proclament encore qu’il n’y a ici-bas que deux choses désirables, « les femmes et l’argent5 », et confessent que, pour eux, la beauté est la même chose que la vertu 6. Du reste, dans leurs peintures, ils vont, sous prétexte d’art et de plastique, jusqu’à la licence de Crébillon fils et de Diderot ; sous couleur de fantaisie et de poésie réaliste, ils entonnent un hymne effréné à la matière.

Ces nudités éhontées, ce paganisme dans l’art ont eu, disons-le, peu de succès. On a été choqué plus que séduit par ce sensualisme cynique, par ces tableaux plutôt lubriques que voluptueux.

Mais un autre matérialisme s’est produit, qui a été plus habile et, grâce à plus de dissimulation, a mieux fait son chemin. Celui-là, ingénieux à se plier aux tendances de l’esprit nouveau, a dépouillé la grossièreté et le cynisme de langage : il a fait plus ; pour flatter le goût du jour, il a revêtu je ne sais quelle teinte de religiosité propre à faire prendre le change aux imaginations.

M. de Balzac, un des premiers, a donné l’exemple de cette association étrange du matérialisme avec un mysticisme plus ou moins nuageux.

Le Livre mystique, celui de ses ouvrages où apparaissent le plus nettement ses idées philosophiques, conclut dans sa première partie (Histoire de Louis Lambert) à un franc et absolu matérialisme7. Passez à la seconde, qui s’appelle Séraphitâ : vous n’avez pas changé de terrain ; vous êtes toujours sur un fond d’idées matérialistes8 ; mais les apparences ne sont plus les mêmes ; le langage est tout autre. Vous entendez parler d’extases qui mettent l’âme en communication avec le monde surnaturel et le monde divin ; vous entendez retentir des prières et des hymnes ; vous êtes en plein mysticisme. — La raison est impuissante à saisir la vérité ; seule la vision intérieure peut nous la révéler. « Si la raison humaine a si tôt épuisé l’échelle de ses forces en y étendant Dieu pour se le démontrer sans y parvenir, n’est-il pas évident qu’il faut chercher une autre voie pour le connaître ? Cette voie est en nous-mêmes : vos sciences actuelles sont des misères auprès des lueurs dont sont inondés les voyants 9. »

Que s’est-il passé ? une chose bien simple. Au matérialisme de Louis Lambert, l’auteur a superposé tant bien que mal les théories bizarres et les rêves fantastiques du théosophe suédois Swedenborg. Des images ambitieuses et vides, des métaphores gigantesques et inintelligibles, un style tantôt biblique et tantôt byronien ; ici l’enthousiasme des Illuminés, ailleurs des visions imitées de l’Apocalypse ; voilà ce qui fait tous les frais de ce prétendu mysticisme. En réalité, sous cette phraséologie religieuse, il n’y a que l’hallucination et ses rêves ; sous cette poésie du surnaturel et du divin, il n’y a qu’un vaste panthéisme matérialiste.

Il nous serait facile de suivre, dans dix autres romans du même écrivain, la trace visible de ce matérialisme plus ou moins amalgamé de poésie, de science ou de religion. Bornons-nous à citer Ursule Mirouët : là, c’est le magnétisme animal et ses merveilles qui servent à voiler cette triste philosophie. Les phénomènes moraux ne sont que des phénomènes magnétiques ; le christianisme est la science même du magnétisme ; Swedenborg et Mesmer continuent Jésus-Christ. Les miracles de l’Évangile n’ont pas d’autre explication ; le mystère de la communion des fidèles n’est rien que la transmission du fluide universel, qui a son symbole radieux dans l’Eucharistie10.

En dépit de tous ces déguisements étranges, le matérialisme, il faut le dire, ne s’offrait guère sous un aspect plus aimable. Il appartenait à un autre romancier de notre temps de l’orner de couleurs plus séduisantes, et, par une conception vraiment neuve, de lui imprimer un cachet d’élégance mondaine, tout en lui laissant ce masque de spiritualisme, ce manteau de religion dont toutes les doctrines, même les plus perverses, ont pris soin de s’affubler de nos jours.

L’auteur du Juif errant a symbolisé dans un des personnages du roman qui porte ce titre, ce matérialisme ainsi travesti et en quelque sorte spiritualisé. Il a fait de ce personnage un type étrange où s’allient l’épicuréisme le plus savant et la plus haute vertu, la bonté la plus noble et la recherche la plus raffinée des jouissances sensuelles ; c’est Mlle de Cardoville.

« Elle mettait, dit-il, sa religion à cultiver, à raffiner les sens que Dieu lui avait donnés. Elle eût regardé comme une noire ingratitude d’émousser ces dons divins par des excès, ou de les avilir par des choix indignes…

« Le beau et le laid remplaçaient pour elle le bien et le mal…

« En un mot, Adrienne était la personnification la plus complète, la plus idéale de la sensualité… ; non de la sensualité vulgaire, ignare, inintelligente…, mais de cette sensualité exquise qui est aux sens ce que l’atticisme est à l’esprit11. »

« Par cela même qu’elle avait la religion des sens, par cela qu’elle les raffinait, qu’elle les vénérait comme une manifestation adorable et divine, Adrienne avait au sujet des sens, des scrupules, des délicatesses, des répugnances inouïes…12. »

Nous devons faire remarquer qu’Adrienne de Cardoville n’est pas, dans le livre de M. Sue, une de ces créations bizarres où se joue la fantaisie des romanciers et qui n’ont d’autre objet que d’amuser les imaginations. Non ; dans la pensée de l’auteur, ce caractère a une portée philosophique : c’est la personnification de la femme idéale, de la femme de l’avenir. C’est toute une théorie, tout un système. Mlle de Cardoville est la révélatrice et la prêtresse de cette religion nouvelle de la matière, qui a pour culte le culte des sens, pour dogme la volupté, pour morale les raffinements de la sensualité la plus exquise. Manifestation de la Divinité dans l’homme, divins par conséquent et adorables comme leur auteur, les sens, dans ce nouvel évangile, sont, à bien dire, le seul Dieu qu’il faut vénérer, aimer et servir. Le bien et le mal deviennent des mots vides de signification ; le beau et le laid, le plaisir et la douleur, voilà toute la loi.

 

Nous avons dit qu’à côté de l’école matérialiste il y avait, dans la littérature contemporaine, une autre école qui s’est appelée l’école spiritualiste. Pour être juste, il faut reconnaître que cette école, dont le représentant le plus brillant a été Mme Sand, s’est généralement inspirée d’idées plus élevées, et qu’un souffle plus généreux anime la plupart de ses créations. Mais comme elle avait des aspirations plutôt que des croyances, des tendances plutôt que des principes, il est arrivé souvent que, dans les écarts d’une pensée mal réglée et les emportements d’une imagination sans frein, elle est tombée en d’étranges contradictions ; elle a révoqué en doute ses propres dogmes, elle a nié ce qu’elle avait affirmé, elle a mis des fantômes à la place des réalités : si bien que, quand on cherche attentivement ce qu’il y a au fond de ce spiritualisme, on trouve quoi ?… Un déisme si pâle et si chancelant, si plein d’hésitations et de ténèbres, si incertain de lui-même et de son objet, que son vrai nom, ce n’est pas spiritualisme, c’est scepticisme.

Ouvrez par exemple un livre, marqué d’ailleurs à l’empreinte d’un magnifique talent, et qui a eu la prétention de résumer les idées philosophiques et religieuses de notre génération ; ouvrez Lélia. Lélia nous est donnée comme « la personnification du spiritualisme de ces temps-ci13 ». Elle a recueilli la parole des philosophes, elle emploie volontiers leurs formules. Tâchons de savoir d’elle le symbole de la foi nouvelle.

Ce n’est pas chose facile. Ce livre est plein de contradictions ; les idées les plus opposées s’y mêlent, s’y heurtent, s’y combattent à travers les nuages brillants d’un lyrisme désordonné.

Laissons de côté les fantaisies poétiques qui promènent la pensée de l’écrivain d’un pôle à l’autre du monde moral, de l’athéisme désespéré aux exaltations mystiques, du naturalisme brutal au spiritualisme chrétien14. Laissons de côté les malédictions et les blasphèmes, et cet orgueil révolté qui tantôt provoque et insulte la Providence, et tantôt la nie et proclame le règne du mal15. Ne parlons que de ce qui affecte une forme philosophique, que de ce qui ressemble à une doctrine sérieuse.

Lélia reconnaît un Dieu, mais quel Dieu ! Ce n’est pas un Dieu vivant ; c’est une froide et implacable idole, insensible et aveugle, reléguée, comme a dit un éloquent philosophe, dans les profondeurs de l’infini, sur le trône « désert de son éternité silencieuse ». Il est placé si haut et si loin, « assis dans sa gloire et dans sa surdité 16 », que les hommes et leurs douleurs, et leurs inégalités s’effacent et disparaissent pour lui dans leur petitesse infinie : « Tout cela, qu’est-ce devant Dieu ? Ce qu’est devant nous la différence entre les brins d’herbe de la prairie. »

Et Lélia ajoute : « C’est pourquoi je ne prie pas Dieu. Que lui demanderais-je ? Qu’il change ma destinée ? Il se rirait de moi. Qu’il me donne la force de lutter contre mes douleurs ? Il l’a mise en moi, c’est à moi de m’en servir17. »

C’est le mot fameux de Rousseau. Mais comme ce mot chez Rousseau a, dans le sentiment religieux, un éloquent correctif qu’il n’a point ici ! Si Rousseau ne prie pas pour demander à Dieu le secours de son intervention directe, qu’il le sache ou qu’il l’ignore, il prie véritablement, car il croit et il adore. « Je médite, dit-il, sur l’ordre de l’univers, pour l’admirer sans cesse, pour adorer le sage auteur qui s’y fait sentir. Je converse avec lui, je pénètre toutes mes facultés de sa divine essence ; je m’attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons. » Il prie presque chrétiennement quand il s’écrie : « Source de justice et de vérité, Dieu clément et bon ! dans ma confiance en toi, le suprême vœu de mon cœur est que ta volonté soit faite. En y joignant la mienne, je fais ce que tu fais, j’acquiesce à ta volonté ; je crois partager d’avance la suprême félicité qui en est le prix18. »

Lélia, elle, n’élève vers Dieu aucune prière, aucun acte de foi, d’adoration et d’amour, car elle n’a ni amour ni foi ; car au lieu d’adorer, elle blasphème et maudit ; car enfin son Dieu, bien loin d’être le Dieu clément et bon qu’invoque avec attendrissement Rousseau, n’est qu’une froide et terrible abstraction qui glace le cœur et repousse la pensée. Écoutez comment elle le définit :

« Vous demandez si j’adore l’esprit du mal ? L’esprit du mal et l’esprit du bien est un seul et même esprit, c’est Dieu. C’est la volonté inconnue et mystérieuse qui est au-dessus de nos volontés. Le bien et le mal, ce sont des distinctions que nous avons créées. Dieu ne les connaît pas plus que le bonheur et l’infortune19. »

Une volonté inconnue et mystérieuse, voilà le Dieu devant lequel s’incline Lélia : énigme impénétrable, sphynx muet, à qui nul ne peut arracher ses secrets ; sorte de destinée inexorable, de fatum antique, dont les lois pèsent sur nous et nous écrasent, sans qu’il nous soit donné de les comprendre.

Le bien, le mal, fantômes de notre esprit, distinctions vaines et arbitraires ! Et ce n’est pas seulement du bien et du mal physique, du bonheur et de l’infortune qu’il est question ici : c’est du bien et du mal absolu, du bien et du mal moral. Qu’est-ce alors que votre Dieu, sinon une conception monstrueuse et contradictoire ? car affirmer en lui l’identité du bien et du mal, de l’ordre et du désordre, du juste et de l’injuste, n’est-ce pas affirmer l’absurde ? n’est-ce pas abolir, en conservant le mot, l’idée même de Dieu ?

S’il nous fallait une preuve que nous ne nous méprenons pas sur la pensée fondamentale de Lélia, et que cette pensée, partie d’un Dieu abstrait, sourd et aveugle, se résout en un scepticisme véritable, nous la trouverions dans les dernières pages de ce livre, sorte d’épilogue où l’auteur a pris soin d’en formuler en quelque sorte la conclusion. Lélia meurt, épuisée par d’inutiles efforts pour conquérir la vérité, lasse de vaines tentatives pour trouver le repos, brisée par le doute, en proie au désespoir. Résumant et rassemblant symboliquement en elle les stériles travaux de l’humanité, elle s’écrie : « Vérité ! Vérité ! tu ne t’es pas révélée. Depuis dix mille ans je te cherche, et je ne t’ai pas trouvée. Et depuis dix mille ans, pour toute réponse à mes cris, pour tout soulagement à mon agonie, j’entends planer sur cette terre maudite le sanglot désespéré du désir impuissant20 ! »

 

On comprend que le théâtre, qui vit d’action, n’ait à nous fournir aucun document sur ce sujet des idées religieuses. Mais si nous sortions, même sans nous en éloigner beaucoup, du roman proprement dit, il nous serait facile de multiplier les témoignages à l’appui de notre démonstration. Qu’on nous permette d’en citer, en finissant, un seul exemple.

Dans un livre qui date à peu près de la même époque que Lélia, dans l’Ahasverus de M. Edgar Quinet, on retrouve sous des formes différentes le même scepticisme religieux, à la fois dogmatique et vague, ambitieux et vide. Ahasverus, on le sait, est un poème mystique en prose, où l’auteur a eu la prétention de retracer la vie religieuse de l’humanité symbolisée dans la légende du Juif errant. Un épilogue qui clôt le mystère nous révèle la pensée philosophique du livre. C’est un dialogue entre le Christ et l’Éternité. Seul, au fond du firmament désert, le Christ, vieux et décrépit, sent après des siècles de siècles, sa fin approcher et la vie divine tarir en lui.

« Plus noir que le fiel de Pilate, le doute remplit ma coupe et mouille mes lèvres. Si je ne mettais pas le doigt dans ma plaie, ma bouche ne saurait plus dire mon nom, et le Christ ne croirait plus au Christ.

« Qui ai-je été ? Qui suis-je ? Qui serai-je demain ? Verbe sans vie ou vie sans Verbe ? Monde sans Dieu, ou Dieu sans monde ? Même néant ! Mon père, ma mère, mon Église, avec l’encens de tant d’âmes, était-ce donc un rêve ? Ah ! un rêve de Dieu dans une couche éternelle ! Et ce cri de l’univers, entrecoupé d’un soupir si long, était-ce ma voix qui toute seule, sans ma pensée, balbutiait dans mon sommeil ?…

« Vie, vérité, mensonge, amour, haine, fiel et vinaigre mêlés ensemble dans mon ciboire, oui, l’univers, c’était moi. Et moi, je suis une ombre ; je suis l’ombre qui toujours passe, je suis le pleur qui toujours coule, je suis la mort qui toujours agonise, je suis le rien qui toujours doute de son doute, et le néant qui toujours se renie…

« Tu m’as brisé, ma vie était dans mon calice ; tu l’as vidé trop tôt. »

L’Éternité : « Non, c’était l’heure… Les temps sont épuisés… »

Le Christ : « Tout est fini : mets-moi dans le sépulcre de mon père21. »

Il est bien parlé dans cet étrange épilogue d’une renaissance de l’être divin, d’un rajeunissement qu’il trouvera dans le tombeau ; et l’auteur semble faire allusion à je ne sais quelle transformation de l’idée religieuse (p. 541). Mais au fond, qu’y a-t-il sous cette poésie allemande ? Quel dogme, quelle croyance se cache sous ces fantaisies mystiques ? L’esprit a beau chercher ; il ne discerne, à travers les nuages du symbole, qu’un athéisme voilé de personnifications vaines, ou, ce qui revient au même, un panthéisme sans fond, sur lequel flottent des formes fugitives. L’univers n’est que le rêve de Dieu ; ce Dieu lui-même n’est qu’une ombre qui passe et qui s’efface, une apparition d’un jour, un fantôme qui s’éteint pour renaître, et qu’à l’heure marquée l’Éternité emporte dans les plis de son manteau.

II. Destinée humaine. — Suicide

Quelle morale peut sortir des doctrines philosophiques et religieuses que nous venons d’exposer ? Où trouver, au milieu de ces négations et de ces doutes, le point fixe où devra s’attacher le premier anneau de la chaîne des devoirs ? D’où viendra la lumière qui éclairera devant nous le chemin de cette vie, et nous aidera à sonder les mystérieuses profondeurs de notre avenir ? Des problèmes terribles assiègent l’homme ; problèmes qui veulent à tout prix une solution où son esprit, à défaut de la vérité, trouve du moins le repos. Quel est le but, quel est le sens de la vie qu’il mène ici-bas ? Entre les forces diverses qui sollicitent sa volonté et souvent déchirent son cœur, à quelle impulsion faut-il qu’il obéisse ? Est-il libre, est-il responsable ? et s’il l’est, doit-il céder à l’instinct qui le pousse ; doit-il écouter plutôt la raison qui le conseille ? Grandes questions qui se présentent au seuil même de la morale, et dont toute la morale dépend. On peut pressentir dès à présent, jusqu’à un certain point, quelles réponses a dû y faire la littérature contemporaine. Mais il importe d’entrer sur chacune d’elles dans un examen particulier, et de rechercher de près quelles conséquences chaque école a fait sortir de son principe. On imaginerait difficilement, d’ailleurs, si les preuves n’en étaient fournies, à quelles extrémités a été poussée de nos jours, en tous sens, la logique de l’erreur.

 

La première question qui se présente, la plus générale à la fois et la plus redoutable, est celle de la destinée humaine en ce monde, à laquelle se rattache intimement la question particulière du suicide.

 

Pour le matérialisme, à vrai dire, ces questions n’en sont pas. Du moment qu’on ne voit plus dans l’homme qu’un être physique, toute la destinée de cet être se renferme évidemment dans la satisfaction aussi complète que possible de ses besoins, de ses instincts, de ses passions physiques. Du moment que la pensée et la volonté ne sont plus que des phénomènes matériels, il est encore évident qu’il ne peut y avoir pour l’homme rien à espérer et rien à craindre au-delà du tombeau : molécule un instant animée d’une vie propre, il est, à l’heure de la mort, repris et emporté par le torrent de la vie universelle ; accident fortuit, il rentre au sein de la substance infinie ; étincelle éphémère, il disparaît absorbé dans le foyer de la lumière éternelle.

Qu’importe dès lors qu’il y rentre un jour plus tôt ou un jour plus tard ? Si cette vie misérable et fugitive lui pèse, si elle n’a plus à lui offrir ni bonheur ni plaisir, qu’importe qu’il aille un peu plus tôt chercher le repos dans ce vaste sein de la nature, d’où tout sort, où tout rentre ? Demander à la vie tout ce qu’elle peut livrer de jouissances, et quand on a exprimé tout le jus de l’orange, jeter l’écorce, voilà toute la morale : heureux celui qui pourra se faire une mort entourée, comme sa vie, de joies et de voluptés ! C’est le seul vœu qui reste à former.

L’auteur du Juif errant qui a fait, on se le rappelle, du personnage de Mlle de Cardoville le symbole du sensualisme raffiné, semble avoir pris à tâche de pousser jusque-là le développement logique du système : il fait mourir en effet son héroïne par le suicide, mais par un suicide approprié à sa vie et qui en est le digne couronnement. La sensualité a été le culte, la religion d’Adrienne : c’est dans l’ivresse des sens, c’est dans les extases de la volupté qu’elle doit rendre le dernier soupir. Elle veut mourir dans les bras de son amant : « Tu le vois, dit-elle à Djalma, le ciel veut que nous soyons l’un à l’autre, et rien ne manquera aux ravissements de nos voluptés… Nos âmes immortelles vont s’exhaler dans nos baisers, pour remonter, encore enivrées d’amour, vers ce Dieu adorable qui est tout amour… Et retombant, les rideaux diaphanes et légers voilèrent comme un nuage cette couche nuptiale et funèbre22. » C’est là sans doute le suicide tel que pouvaient le rêver Épicure ou Aristippe. Mais ce qui caractérise notre temps, c’est le jargon mystique dont le matérialisme revêt, dans le roman moderne, des idées toutes païennes ; c’est l’affectation avec laquelle il mêle effrontément des phrases de religion à ses imaginations licencieuses, et profane le nom de Dieu dans les délires les plus grossiers de la passion.

L’école qui se dit spiritualiste nous donnera-t-elle une meilleure solution du grand problème de la destinée humaine ; nous fera-t-elle une meilleure réponse à la question du suicide ?

Sténio qui, dans le roman de Lélia, personnifie, au dire de l’auteur, l’enthousiasme et la poésie, résume ainsi la philosophie de ce livre et en même temps en tire les conclusions :

« Et toi, s’écrie-t-il en s’adressant à Dieu, pouvoir inconnu que j’ai naïvement adoré jadis, maître mystérieux de nos chétives destinées, que je reconnais encore mais devant lequel je ne me prosterne plus, si mon devoir est de fléchir le genou et de te bénir de cette vie amère, manifeste ta présence et fais que j’espère au moins d’être entendu de toi ! Mais qu’ai-je à espérer ou à craindre ? Que suis-je pour exciter ta colère ou mériter ton amour ? Qu’ai-je fait ici-bas de bon ou de mauvais ? J’ai obéi à l’organisation qui m’était donnée… J’ai accompli ma tâche d’homme. Si tu es un maître vindicatif et colère, la mort ne me sera pas un refuge, et je n’échapperai pas, quoi que je fasse, aux expiations de l’autre vie. Si tu es juste et bon, tu m’accueilleras dans ton sein et tu me guériras des maux que j’ai soufferts. Si tu n’es pas… oh ! alors, je suis moi-même mon Dieu et mon maître, et je peux briser le temple et l’idole23… »

Et trouvant le doute partout, l’espérance nulle part, las de souffrir et de chercher en vain la vérité et le bonheur, Sténio se tue. Sténio a raison. Si tout est ténèbres pour l’homme au-dessus et autour de lui, ténèbres dans l’avenir, ténèbres dans le présent ; s’il ne sait ni ce qu’il est, ni ce qu’il a à faire sur cette terre ; si la vie est un mystère et une énigme sans mot, à quoi peut-elle être bonne ? Quand le poids des douleurs l’emportera sur la somme des plaisirs, quand il sera pris de lassitude ou seulement d’ennui, pourquoi n’en sortirait-il pas ? N’en a-t-il pas le droit dès qu’il en a le pouvoir ?

L’homme ne vit que d’espérance. Fermer devant lui l’avenir, c’est lui ôter la force de supporter le présent, et le condamner en quelque sorte à se débarrasser de la vie. Pourquoi les deux grandes sectes philosophiques qui se partageaient Rome sous l’Empire, celle d’Épicure et celle de Zénon, si opposées d’ailleurs dans leur morale, s’accordaient-elles pour permettre et conseiller le suicide ? Parce que toutes deux s’accordaient pour borner l’existence de l’homme à la tombe ; et que dès lors la mort n’était plus, pour les Épicuriens qu’un refuge contre la douleur, pour les Stoïciens qu’une sauvegarde contre la servitude.

Ce n’est pas, nous l’avons vu, un scepticisme déterminé, ce n’est pas une négation hardie qui caractérise dans la littérature contemporaine l’école dont nous parlons. Elle doute ; mais son doute même est vague, indécis, flottant. Son scepticisme est plutôt absence de foi et de croyances propres, qu’hostilité aux croyances et à la foi communes. Elle se débat dans le vide, plutôt qu’elle ne combat en ennemie la vérité. Aussi, en face de ces ténèbres qui s’étendent de l’autre côté de la tombe, voit-elle toujours se dresser ce mot formidable : Peut-être ! et entend-elle toujours retentir à son oreille la terrible question d’Hamlet : Au-delà qu’y a-t-il ? — Elle voudrait croire parfois qu’il n’y a que le néant ; mais, mal assurée dans cette espérance même, elle retombe sans cesse dans ses anxiétés et entasse les sophismes pour s’encourager au suicide.

« Le suicide, dit Szaffie !… Et après ? Après, le néant… Que ma destinée de mal s’achève d’abord ! Et après ?… Eh bien après, l’enfer, … s’il y en a… Mais non, il n’y en a pas24 !… »

Antony n’en sait pas plus que Szaffie sur ce point ; car il n’en sait pas plus que Sténio sur le sens de la vie.

« Il est probable, dit-il, que j’arriverai comme les autres, après un certain nombre de pas, au terme d’un voyage dont j’ignore le but, sans avoir deviné si la vie est une plaisanterie bouffonne ou une création sublime25.

« Et quand je pense qu’il ne faudrait, pour sortir de l’enfer de cette vie que la résolution d’un moment ; qu’à l’agitation de la frénésie peut succéder en une seconde le repos du néant ; que rien ne peut, même la puissance de Dieu, empêcher que cela soit, si je le veux… Pourquoi donc ne le voudrais-je pas ?… Est-ce un mot qui m’arrête ? suicide !… Certes, quand Dieu a fait des hommes une loterie au profit de la mort, et qu’il n’a donné à chacun d’eux que la force de supporter une certaine quantité de douleurs, il a dû penser que cet homme succomberait sous le fardeau, alors que le fardeau dépassait ses forces26. »

Ainsi raisonne Antony, et son raisonnement est irréprochable. Dès que la vie, en perdant son caractère d’épreuve, a perdu son explication et son but moral, elle n’est plus qu’un jeu de hasard, une loterie, et le joueur malheureux a toujours le droit de quitter la partie.

C’est le même droit que réclame Chatterton : « J’en ai le droit, de mourir… Je le jure devant vous, et je le soutiendrai devant Dieu27. » Et quand il en a usé, il entonne cet hymne à la mort : « Ô mort, ange de délivrance, que tu es douce ! J’avais raison de t’adorer, mais je n’avais pas la force de te conquérir28. »

Dans cette apologie du suicide, l’auteur de Lélia a apporté une grande variété d’arguments.

Son Jacques en est encore aux sophismes de Saint-Preux : « Quand la vie d’un homme est nuisible à quelques-uns, à charge à lui-même, inutile à tous, le suicide est un acte légitime et qu’il peut accomplir, sinon sans regret d’avoir manqué sa vie, du moins sans remords d’y mettre un terme29. » Mais la portée morale du livre dépasse de beaucoup cette thèse ; car le suicide qui intervient comme dénouement, s’y montre non seulement absous, mais ennobli, exalté, transformé en un acte sublime, en un sacrifice héroïque.

Toutefois, c’est dans un autre de ses romans, c’est dans Indiana que Mme Sand a posé le plus nettement sa théorie philosophique du suicide.

« Partons ensemble, dit Ralph à Indiana. Retournons à Dieu qui nous avait exilés sur cette terre d’épreuves, dans cette vallée de larmes, mais qui sans doute ne refusera pas de nous ouvrir son sein quand, fatigués et meurtris, nous irons lui demander sa clémence et sa pitié… Le Dieu que nous adorons toi et moi, n’a pas destiné l’homme à tant de misères, sans lui donner l’instinct de s’y soustraire ; et ce qui fait, à mon avis, la principale supériorité de l’homme sur la brute, c’est de comprendre où est le remède à tous ses maux. Ce remède, c’est le suicide30. »

Étrange façon assurément de comprendre la destinée humaine et d’interpréter les desseins de la Providence ! Dieu a fait l’homme malheureux, il est vrai ; mais par une admirable sagesse et une paternelle bonté, il a mis à sa portée le remède à tous ses maux : c’est le pouvoir, c’est mieux encore, c’est l’instinct du suicide. L’animal irraisonnable souffre, se résigne, et attend patiemment la mort ; l’homme intelligent sait s’affranchir, et quand la douleur est plus forte que lui, se dérober à son étreinte en se dérobant à la vie. Et c’est là le sceau de sa grandeur, le signe de sa supériorité, le triomphe de sa force ! Et c’est pour cela que la raison lui a été donnée ! S’il est au-dessus de la brute, ce n’est point parce qu’il connaît et adore Dieu, parce qu’il aime le beau et aspire au bien, parce qu’il se sent porté d’un irrésistible désir vers la vérité éternelle : non, c’est parce qu’il a la pensée de sa propre destruction et qu’il peut se tuer !

Ce n’est pas tout encore. Indiana répond à Ralph qui vient de lui proposer le suicide :

« J’y ai souvent songé. Jadis de violentes tentations m’y convièrent, mais un scrupule religieux m’arrêta. Depuis, mes idées s’élevèrent dans la solitude ; le malheur, en s’attachant à moi, m’enseigna peu à peu une autre religion que la religion enseignée par les hommes31. » Et plus loin Ralph ajoute : « L’action que nous allons commettre n’étant pas le résultat d’une crise d’égarement momentané, mais le but raisonné d’une détermination prise dans un sentiment de piété calme et réfléchie, il importe que nous y apportions le recueillement d’un catholique devant les sacrements de son église32. »

Voilà donc le suicide érigé en dogme de cette religion nouvelle, supérieure à la religion des hommes, et qui a été révélée à Indiana ! Le suicide accompli dans un sentiment de piété et de recueillement, le suicide revêtu d’un caractère religieux, transformé en sacrifice auguste et solennel, assimilé aux sacrements de l’Église catholique, quel renversement d’idées ! quel outrage aux lois éternelles de la morale et aux choses les plus saintes33 !

La thèse que Mme Sand a parée, dans Indiana et dans Jacques, des séductions de son talent, d’autres romanciers de notre temps en ont fait le brutal corollaire de leurs déclamations antisociales. Ils se sont plu à présenter le suicide comme une des nécessités cruelles où l’homme est parfois réduit dans notre société, comme le seul refuge qui lui reste souvent contre les angoisses de la misère et les tentations du vice ou du crime.

« Franchement, sœur, dit Céphyse à la Mayeux dans le Juif errant de M. Sue, entre une affreuse misère, l’infamie ou la mort, le choix peut-il être douteux34 ? » Il se peut que l’excès de la misère tienne quelquefois lieu d’excuse à celui qui, égaré par la douleur, porte sur lui des mains violentes. Mais laissez à Dieu les secrets de sa justice ou de sa miséricorde ; et de ce qui peut être pour quelques-uns une excuse, n’essayez pas de faire un droit pour tous. Surtout, ne posez pas en maxime qu’il y a de la vertu à se tuer, pour échapper aux suggestions du vice, car ce serait nier la vertu même qui consiste à les vaincre. Ne donnez pas les couleurs de l’héroïsme à un acte de désespoir, qui peut sans doute être inspiré quelquefois par un sentiment vrai, mais où souvent les défaillances du cœur, les découragements prématurés, les exaltations factices ont plus de part que l’horreur sincère du mal.

Sur un pareil terrain, la pente est glissante : ce qu’on a concédé à une situation extrême, on l’accorde bientôt aux situations les plus vulgaires. Chaque malheureux pourra dire ce que dit la Mayeux :

« Qu’est-ce que cela fait maintenant, que je m’en aille me reposer ? Je suis si lasse35 !… »

« Le suicide n’est que le droit du crime ou celui de la misère, dit un autre écrivain : il n’y a que le remords et la pauvreté qui soient insupportables36. »

Le cercle, on le voit, est déjà étrangement élargi : le suicide est devenu le droit commun de la misère et le privilège du crime37. La logique ne s’arrête pas même là. Qu’importe la nature du fardeau, si le fardeau est trop lourd ? Qu’importe que je plie sous le poids de la misère, du remords, ou même du devoir, si la tâche dépasse mes forces ou lasse ma volonté ? Dans un des ouvrages que nous venons de citer, une femme, préparant son suicide ; écrit à son mari : « Les devoirs du mariage étaient trop pesants pour vous, je vous dégage : ils étaient aussi devenus trop lourds pour moi, et je les jette à terre 38. »

Après avoir reculé devant la douleur, on en devait venir à reculer devant le devoir : c’est la conséquence extrême du principe, mais le principe y conduisait inévitablement. La liberté est une arme pesante : quand le bras fatigué commence à s’engourdir, pourquoi ne pas faire cesser le combat en la jetant à terre ?

III. Liberté morale. — Fatalisme de la passion

La liberté morale est la plus noble prérogative qui ait été donnée à l’homme ; mais elle n’a de sens et de valeur qu’en tant que condition de l’épreuve à laquelle il est soumis ici-bas. Instrument de bien ou de mal, de dégradation ou de perfectionnement, elle fait à la fois sa faiblesse et sa force : mais, par cela même qu’elle met sa destinée dans ses mains, elle atteste la supériorité de sa nature.

 

Pour les matérialistes, la liberté morale n’existe pas : c’est un mot qui ne répond à rien. L’homme n’ayant qu’un but, le bonheur ou le plaisir ; qu’une loi, la satisfaction de ses instincts et de ses appétits, il ne peut jamais avoir à choisir entre des motifs contraires, à sacrifier son plaisir à la loi ou la loi à son plaisir, puisqu’il y a identité entre son plaisir et la loi. Tout au plus sa raison aura-t-elle à opter entre deux manières différentes d’aller au même but : il y a alors place au calcul, à une préférence, à une détermination de la volonté ; il n’y a pas matière à un acte moral ; la liberté morale n’a pas à se déployer.

Il y a plus : dans ces limites mêmes, le libre arbitre de l’homme succombe inévitablement sous les conséquences logiques du matérialisme. Comment la matière serait-elle douée de liberté ? Tout, dans nos déterminations volontaires, ne se réduit-il pas à des impulsions physiques, à des attractions matérielles ? et, dans cet ordre de phénomènes, tout n’est-il pas irrésistible, tout n’est-il pas fatal ?

On lit dans le livre De l’amour, par Stendhal (Henri Beyle) : « L’homme n’est pas libre de ne pas faire ce qui lui fait plus de plaisir que toutes les autres actions possibles39. » Dans la bouche de ceux qui croient à la spiritualité de l’âme, ce n’est là qu’un paralogisme cent fois réfuté : dans la bouche des matérialistes, c’est une déduction logique et inattaquable. Beyle, qui est de l’école sensualiste du xviiie  siècle, tire ici la conclusion très légitime des doctrines qu’il a héritées d’Helvétius et de Cabanis. Comment conclurait-il autrement, lui qui ne croit qu’aux lois physiques et ne voit dans l’amour « qu’un fluide nerveux qui s’use, chez les hommes par la cervelle, et chez les femmes par le cœur40 » ; lui qui explique les sentiments moraux par ce fait que « la nature nous commande d’avoir du plaisir et nous envoie du sang au cerveau41 » ?

Une seule chose peut paraître étrange : c’est que les écrivains de cette école parlent quelquefois de devoir ! Mais il est curieux de savoir ce qu’ils entendent par ce mot ; Beyle notamment a sur ce point une théorie qui vaut la peine d’être notée. Il l’a développée dans un livre détestable à tous égards, plein de fiel, de haines irréligieuses, de scepticisme et de corruption élégante, Le Rouge et le Noir (1831). Le héros de ce roman, Julien, est un jeune homme pauvre et obscur, qui, dévoré d’ambition, dénué de toute espèce de principes et de croyances, mais doué d’une volonté énergique, a juré de faire fortune : cette résolution de réussir à tout prix, per fas et nefas, c’est là la loi qu’il s’est faite ; c’est, pour parler le langage de l’auteur, le devoir qu’il s’est imposé42. Dès les premiers chapitres, le roman met en scène cette haute conception du devoir. Julien, amoureux de Mme de Rénal, se hasarde un soir à prendre sa main. « Cette main se retira bien vite ; mais Julien pensa qu’il était de son devoir d’obtenir que l’on ne retirât pas cette main quand il la touchait. L’idée d’un devoir à accomplir… éloigna sur-le-champ tout plaisir de son cœur43. » — « Quand la présence de Mme de Rénal vint le rappeler au soin de sa gloire, il décida qu’il fallait absolument qu’elle permît ce soir-là que sa main restât dans la sienne… L’affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même… Julien indigné de sa lâcheté se dit : Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que pendant toute la journée je me suis promis de faire ce soir, — ou je monterai chez moi me brûler la cervelle44. » Enfin, au dénouement, voici la morale du livre. Julien se félicite, s’enorgueillit de sa philosophie : « J’avais, dit-il, la puissante idée du devoir. Le devoir que je m’étais prescrit, à tort ou à raison, a été comme le tronc d’un arbre solide auquel je m’appuyais pendant l’orage45. »

Imagine-t-on un plus odieux abus de mots ? Est-il possible d’outrager plus insolemment la conscience, et de travestir d’une façon plus impie ses notions les plus saintes ? Quoi ! les ambitions d’un orgueilleux, les convoitises d’un avare, les rêves lubriques d’un libertin, ce sera là, pour peu qu’une volonté intrépide les serve, ce sera là le devoir, ce sera là la puissante idée qui fera de l’homme un être noble et fort ! L’énergie du vouloir, si infâme et si criminel que soit le but, suffira à le consacrer ! Et l’homme sera d’autant plus grand, d’autant plus moral, qu’il aura déployé plus de force et mis plus de persévérance à assouvir sa passion ! Comment s’étonner, pourtant ? Quand la philosophie matérialiste voulait définir le devoir, pouvait-elle le définir autrement ? Quand elle cherchait une loi, pouvait-elle, puisque l’homme est à lui-même son seul but, donner à cette loi un autre fondement que l’égoïsme de l’homme, une autre sanction que la volonté arbitraire de l’homme ?

 

Toutefois les romanciers qui, depuis vingt ans, se sont inspirés des idées sensualistes, ont mis à les développer plus de pudeur, ou, si l’on veut, plus d’habileté. Ils ne posent pas, comme Beyle, ce principe absolu que l’homme n’est pas libre de ne pas céder à l’attrait du plaisir ; mais en fait ils en acceptent toutes les conséquences. Apôtres de la religion des sens, en réalité ils subordonnent l’âme à la loi des sens : adorateurs de la matière, ils prosternent l’esprit devant elle, ils humilient la volonté sous l’autorité de l’instinct.

Dans le Juif errant, la Mayeux calme en ces termes les scrupules de Céphyse, qui rougit devant elle de ses désordres :

« Crois-tu que Dieu, en te faisant si belle, en te dotant d’un sang vif et ardent, d’un caractère joyeux, remuant, expansif, amoureux du plaisir, a voulu que ta jeunesse se passât au fond d’une mansarde glacée, sans jamais voir le soleil, clouée sur ta chaise, vêtue de haillons, et travaillant sans cesse et sans espoir ? Non, car Dieu nous a donné d’autres besoins que ceux de boire et de manger. Même dans notre humble condition, la beauté n’a-t-elle pas besoin de parure ? La jeunesse n’a-t-elle pas besoin de mouvement, de plaisir et de gaité ?… Tu as donc cédé à une nécessité irrésistible, parce que tes besoins sont plus grands que les miens… Aussi as-tu été invinciblement entraînée, ma bonne Céphyse ; sans cela je te blâmerais au lieu de te plaindre. Tu n’as pas choisi ta destinée, tu l’as subie46. »

Ingénieuse apologie du libertinage, assurément ! Comment mettre la conscience plus à l’aise ? Comment offrir aux passions de plus commodes excuses, que dis-je ? de plus paternels encouragements ? Si nous péchons, ce n’est pas nous qui sommes responsables ; c’est Dieu seul, Dieu qui a mis en nous des besoins irrésistibles, Dieu qui nous a doués d’une nature ardente, d’un caractère amoureux du plaisir. Lutter, nous le pourrions peut-être ; mais à quoi bon ? Finalement, la volonté sera toujours vaincue : l’homme est invinciblement entraîné ; il subit la destinée que lui impose son organisation.

Et on comprend que le vice n’est pas seul en droit de réclamer le bénéfice de cette théorie ; le crime même y trouvera une explication, une justification peut-être. Le Chourineur, ce personnage affreux d’un roman où se pressent tant d’horribles personnages, ce type poétisé de l’assassin, explique à sa façon comment la soif du sang qui s’allume en lui est le fait de son tempérament et l’a fatalement poussé à l’homicide :

« Le sang me portait toujours aux yeux… Quand, mon grand couteau à la main, j’avais autour de moi quinze ou vingt chevaux, tonnerre ! quand je me mettais à les égorger, je ne sais pas ce qui me prenait, … c’était comme une furie : les oreilles me bourdonnaient, je voyais rouge, tout rouge… et je chourinais, je chourinais jusqu’à ce que le couteau me fût tombé des mains…

« Un jour, mon sergent me bouscule, pour me faire obéir plus vite. Je lui envoie un coup de poing ; on tombe sur moi, alors la rage me prend, le sang me monte aux yeux, j’y vois rouge… j’avais un couteau à la main… et allez donc, je me mets à chouriner, à chouriner comme à l’abattoir…47. »

Il semble que la littérature soi-disant spiritualiste eût dû, au milieu de toutes ses incertitudes et à travers toutes ses contradictions, sauver au moins la liberté de l’homme, dernière consolation qui lui restât dans le naufrage de ses croyances religieuses, suprême témoignage de sa grandeur morale. Il n’en a rien été ; et on pourrait s’en étonner, si on ne savait que tout se tient dans l’ordre des idées philosophiques, et que l’erreur engendre l’erreur comme l’abime appelle l’abîme. Qu’on y songe en effet : si Dieu n’est qu’une puissance aveugle, si la vie n’est qu’un problème insoluble, si l’homme ne discerne au-dessus de lui aucune loi supérieure et obligatoire, quel sens, quelle raison d’être peut avoir la liberté morale ? Condamnée au scepticisme sur la question de la destinée humaine, cette littérature devait faire bon marché de la liberté : on va voir qu’elle aussi écrase l’homme sous le fatalisme.

Lélia s’écrie, en parlant de Trenmor : « Parce qu’il a été entraîné par la fatalité ; parce que, né sous une étoile funeste, il s’est égaré à travers les écueils, vous lui reprochez sa chute !…48. » Trenmor s’est dégradé, avili dans la débauche : funeste influence de son étoile ! Trenmor a été homicide : entraînement fatal de la destinée !… Qu’est-ce à dire, et que signifient ces grands mots ? Nous connaissons cette doctrine ; les sensualistes viennent de nous l’apprendre. La puissance fatale qui conduit l’homme et opprime sa volonté, elle n’est pas au ciel, elle est dans l’homme même. L’homme n’est pas l’esclave du destin, mais il est l’esclave de ses passions, de ses instincts, de son organisation physique et morale.

Dans une page de Lélia que nous avons citée plus haut, Sténio disait : « Qu’ai-je fait ici-bas de bon ou de mauvais ?… J’ai obéi à l’organisation qui m’était donnée… » — Voilà le principe nettement énoncé ; en voici les développements dans d’autres passages du même livre :

« La faute est à Dieu qui permet à l’humanité de s’égarer ainsi, dit Lélia. Quel est donc celui de nos torts que nous puissions imputer à nous seuls49 ? »

« Tous les hommes ont-ils les mêmes facultés ? Les uns ne sont-ils pas nés pour l’austérité de la foi religieuse, les autres pour les langueurs de la volupté ; d’autres pour les travaux et les luttes de la passion, d’autres enfin pour les rêveries vagues de la poésie50 ?… »

Bien évidemment, il y a dans ces dernières lignes autre chose que renonciation d’un fait vulgaire ; il y a une théorie, qui explique et justifie les actions des hommes par leur tempérament, leurs aptitudes, leurs inclinations naturelles. Dire que les uns sont nés pour l’austérité religieuse, et d’autres pour les langueurs de la volupté, n’est-ce pas dire que les uns obéissent, comme le disait tout à l’heure Sténio, sans savoir s’ils font bien ou mal, à l’organisation qui leur a été donnée ; n’est-ce pas proclamer qu’en cédant à l’impulsion de leur nature, ils cèdent à une force irrésistible ? n’est-ce pas dès lors les absoudre comme irresponsables ?

Faisons-nous sortir d’une maxime générale, par une argumentation outrée, des conséquences que désavoue l’intention de l’écrivain ? Ces conséquences, l’auteur a pris soin de les déduire lui-même, et d’autres passages de ses écrits nous fournissent la confirmation de cette doctrine.

Fernande, la femme de Jacques (dans le roman de ce nom), s’est éprise d’un amour adultère pour l’ami de son mari. Mais Jacques, loin d’en concevoir aucun ressentiment, l’excuse dans son cœur et trouve qu’on ne saurait lui imputer à crime son infidélité :

« Qu’a-t-elle fait, dit-il, pour perdre mon estime ? Rien en vérité : et quand même elle se serait abandonnée aux transports de son amant, elle n’aurait fait que céder à l’entrainement d’une destinée inévitable 51. »

Les sympathies secrètes, les égarements de l’imagination, la séduction des sens, le dégoût d’une vie sérieuse et austère, voilà au fond en quoi consiste ce qu’on appelle l’entrainement d’une destinée inévitable ; voilà ce qui enlève aux actions humaines la culpabilité avec la liberté, ce qui dispense du devoir et absout de la faute.

« Comment, dit ailleurs le même écrivain, comment la femme, jetée avec une âme impressionnable dans la carrière ardue et rigide des devoirs, pourrait-elle résister à la nécessité de transiger à chaque instant avec eux52 ? »

On le voit, les deux écoles de notre littérature contemporaine, bien que leurs points de départ semblent très différents, se rencontrent au point d’arrivée ; et sur cette grande question de la liberté morale, comme tout à l’heure sur la question spéciale du suicide, toutes deux aboutissent à la même conclusion. Toutes deux ici, sans nier précisément la liberté en principe, la détruisent en fait ; car toutes deux, affirmant la prédominance de la passion, font dépendre, en définitive, dans l’homme, le bien et le mal, le vice ou la vertu, d’une question de tempérament, d’inclinations innées, de dispositions naturelles. Pour ne pas se produire sous les formes absolues et avec la rigueur dogmatique d’un système, n’est-il pas évident qu’une telle doctrine ne détruit pas moins dans sa racine le dogme de la liberté morale ?

IV. Légitimité de la passion

Si la passion est irrésistible, il faut en conclure qu’elle est bonne en soi et absolument ; qu’elle est la loi souveraine de l’homme et sa règle infaillible. Ce n’est pas en vain que Dieu l’a mise en nous : elle nous trace la route et nous indique le but. En supposant que la volonté pût, même dans les plus étroites limites, résister à son impulsion, toute résistance est un mal, car elle contrarie le vœu de la nature.

« Ce qui est spontané, irrésistible, est légitime et de droit divin », dit l’auteur de Lélia dans un roman où il a fait la théorie de la passion, et que nous aurons souvent occasion de citer53 : c’est la conclusion que nous venons d’énoncer, clairement formulée. Le roman ne recule pas devant la logique.

Ce principe que la passion, instinct divin, expansion spontanée de la nature, est bonne en soi, légitime et innocente ; ce principe semble avoir dominé toute notre littérature contemporaine, non pas seulement celle qui s’inspire ouvertement des doctrines sensualistes, mais celle-là même qui se donne pour représenter le spiritualisme nouveau. Elle en a fait, dans tous les sens, les plus audacieuses applications. Nous aurons à les signaler plus tard. Mais, avant d’en venir aux conséquences, il faut montrer la théorie sous les diverses formules dont on l’a revêtue.

« Les passions les plus courtes ont pu être les mieux senties, dit Lucrezia Floriani dans le passage plus haut cité. Pourquoi donc en rougir, si elles sont sincères 54 ? »

« Ne maudis pas ces deux amants, dit Jacques parlant de sa femme et de son ami. Ils ne sont pas coupables. Ils s’aiment : il n’y a pas de crime, là où il y a de l’amour sincère. Ils ont de l’égoïsme, et n’en valent peut-être que mieux : ceux qui n’en ont pas sont inutiles à eux-mêmes et aux autres55. »

La théorie se pose nettement : nulle culpabilité dans l’amour, fût-ce l’amour adultère, à cette seule condition qu’il sera sincère. La sincérité de la passion ou sa spontanéité, c’est là en effet le caractère où se reconnaît l’instinct naturel, et ce caractère suffît à le rendre moralement innocent.

Quelle fausse idée les hommes se sont faite jusqu’à présent de la vertu ! Ils allaient au rebours des enseignements de la nature. « Qu’est-ce que la vertu dont ils parlent sans cesse ? La vraie force est-elle d’étouffer ses passions, ou de les satisfaire ? Dieu nous les a-t-il données pour les abjurer, et celui qui les éprouve assez vivement pour braver tous les devoirs, tous les malheurs, tous les dangers, n’est-il pas plus hardi et plus fort que celui dont la prudence et la raison gouvernent et arrêtent les élans56 ? »

C’est la voix même de Dieu qui parle dans notre cœur par les passions. « Ce qui fait l’immense supériorité de l’amour sur tous les autres sentiments, ce qui prouve son essence divine, c’est qu’il ne naît point de l’homme même ; c’est que l’homme n’en peut disposer ; c’est qu’il ne l’accorde pas plus qu’il ne l’ôte par un acte de la volonté ; c’est que le cœur humain le reçoit d’en haut sans doute, pour le reporter sur la créature choisie entre toutes dans les desseins du ciel ; et quand une âme énergique l’a reçu, c’est en vain que toutes les considérations humaines élèveraient la voix pour le détruire ; il subsiste seul et par sa propre puissance57. »

La faute n’est pas de céder à la passion, mais de la combattre, mais de refouler son essor : « Ah ! croyez-le bien, s’écrie un autre romancier, le juge d’en haut sera sévère pour ceux qui n’ont pas su employer les richesses qu’il avait déposées au fond de leur âme, et qui pouvant se procurer le bonheur dont nous jouissons (l’amour illégitime), l’ont laissé passer sans en vouloir58. »

Voulez-vous savoir maintenant quelle est la sanction de cette morale ? Lucrezia va vous le dire en deux mots :

« Je n’ai pas combattu mes passions : si j’ai bien ou mal fait, j’ai été punie et récompensée par ces passions mêmes59. »

Ici, on le voit, la théorie se complète et s’achève. La loi morale était posée : s’abandonner à la passion, céder à l’instinct de la nature. Mais toute loi veut une sanction. La sanction existe ; c’est la nature elle-même qui se charge de punir l’infraction, de récompenser l’obéissance : le châtiment est dans la douleur ; la récompense dans le plaisir. Voilà à la fois le criterium du bien et du mal, et la sanction pénale de la loi.

Qui pourrait s’y méprendre ? Cette morale de nos romanciers, n’est-ce pas trait pour trait la morale sensualiste ; morale qui a joui en France, à la fin du siècle dernier, d’une si triste popularité, qu’avait fondée Helvétius, que réduisirent en maximes et mirent en catéchisme Saint-Lambert et Volney ? Le principe est le même ; c’est aux mêmes caractères que se reconnaissent le bien et le mal ; c’est dans les mêmes faits que se rencontre la sanction légale.

Ainsi, et nous en avions déjà fait l’observation, l’école dite spiritualiste se rencontre nu bout de toutes ses théories morales avec l’école du matérialisme. Après avoir prêché le suicide, après avoir renié la liberté, la voilà qui, du haut de ses aspirations poétiques et de ses grandes prétentions religieuses, retombe jusque dans les bas-fonds de cette morale abjecte de l’égoïsme, où est venue expirer honteusement la philosophie du xviiie  siècle. En logique, il ne pouvait en être autrement : quand on a déserté les principes éternels du vrai et du bien, quand Dieu s’est voilé et que l’homme cesse de croire même à son libre arbitre, que reste-t-il à quoi il puisse croire, sinon la matière ? Mais en fait, on peut se demander comment cette littérature a si vite abouti à de si extrêmes conséquences. Car elle ne s’est jamais donnée comme voulant continuer le xviiie  siècle : sans répudier son héritage, elle annonçait l’ambition de le dépasser, d’accomplir un progrès et d’ouvrir à la philosophie de nouveaux horizons. Comment donc s’est-elle, dès le premier pas, fourvoyée dans cette vieille ornière ? L’histoire contemporaine l’explique. Ce n’est pas, il est vrai, aux Encyclopédistes que la littérature est allée demander ses inspirations ; mais c’est aux réformateurs modernes, à ces faiseurs d’utopies qu’on a appelés les Socialistes. Or, la morale que prêchaient ces réformateurs n’était rien, en réalité, que la morale sensualiste ; la philosophie dont ils procédaient, n’était autre que le matérialisme encyclopédique.

À quoi tendait le Saint-Simonisme, par exemple, en proclamant la réhabilitation de la chair et la suppression du vieil antagonisme de l’esprit et de la matière, sinon à effacer le devoir, à abolir la loi, à rendre à la nature humaine la pleine liberté ou plutôt la pleine licence de ses appétits et de ses passions ? Sanctifiez-vous, disait-il, dans le travail et dans le plaisir ; c’est à dire : Enrichissez-vous et jouissez. Le plaisir est le but suprême : il est la vertu et la sainteté même.

Fourier est plus explicite encore. « Le devoir vient des hommes, dit-il, l’attraction vient de Dieu. » Le devoir est maudit, il est antisocial ; il met l’homme en lutte contre lui-même, contre la nature et contre Dieu. Prendre pour guide l’instinct, l’instinct seul, c’est là toute la loi. La passion est bonne, légitime et sainte ; en se livrant à elle sans contrainte, l’homme atteint à la fois le bonheur et la vertu.

N’est-ce pas là, mot pour mot, l’évangile dont la littérature contemporaine s’est faite l’apôtre : proscription du devoir qui étouffe en nous des appétits que Dieu ne nous a pas donnés pour les abjurer ; sanctification de l’instinct, de la passion qui, par cela seul qu’elle est spontanée, est légitime et de droit divin. Nous avons trouvé toutes ces idées dans Jacques et dans Lucrezia Floriani. Voici, dans la bouche d’un disciple avéré, le commentaire enthousiaste de la parole des prophètes :

« Le Créateur de toutes choses n’anime-t-il pas le corps ainsi que l’âme de sa divine étincelle ? Ne doit-il pas être religieusement glorifié dans l’intelligence comme dans les sens dont il a si paternellement doué ses créatures ? Impies, blasphémateurs sont donc ceux-là qui cherchent à étouffer ces sens célestes, au lieu de guider, d’harmoniser leur divin essor 60 ! »

« C’est se rapprocher de Dieu que de se livrer avec une religieuse ivresse au plus noble, au plus irrésistible des penchants qu’il a mis en nous (l’amour) ; le seul penchant enfin que, dans son adorable sagesse, le dispensateur de toutes choses ait voulu sanctifier en le dotant d’une étincelle de sa divinité créatrice61. »

Entre la loi morale de l’homme et sa fin, il y a une corrélation logique : l’une se déduit de l’autre. Les écoles socialistes, ayant fait de la passion la loi de l’homme, ne pouvaient, pour être conséquentes, lui montrer sa fin ailleurs que dans la satisfaction de la passion. Ainsi ont-elles fait : elles ont placé sur cette terre le paradis promis à l’homme, et ont fait du bonheur, du bien-être, de la possession de toutes les jouissances matérielles le but unique assigné à ses efforts. Ainsi a fait après elles le roman, affectant seulement, comme d’habitude, de recouvrir son matérialisme d’un vernis religieux. Voici comment, dans le Juif errant, Gabriel, le prêtre selon le Christ, ainsi que l’appelle l’auteur, expose cette doctrine : « Les oppresseurs de tous les temps, de tous les pays, osant prendre Dieu pour complice, se sont unis pour proclamer en son nom cette épouvantable maxime : L’homme est né pour souffrir ; ses humiliations, ses souffrances sont agréables à Dieu… Ah ! croyez-moi ! lorsqu’on entre, plein de cœur, d’amour et de foi, dans les véritables vues de Dieu, du Dieu-Sauveur qui a dit : aimez-vous les uns les autres, — on voit, on sent que la fin de l’humanité est le bonheur de tous, et que l’homme est né pour être heureux 62. »

Le bonheur de tous ici-bas ! voilà la fin suprême assignée à l’humanité. Mais le bonheur de tous se composant du bonheur de chacun, il est clair que chacun se préoccupera avant tout et par-dessus tout de se l’assurer pour son compte personnel. C’est donc, en réalité, son bonheur ou son plaisir individuel qui est assigné à l’homme comme le terme unique de ses efforts et l’idéal de ses pensées.

L’homme est né pour être heureux !… Étrange illusion, ou plutôt mensonge cruel, que ne démentent que trop et l’expérience des siècles et la voix des générations, et le cri de la douleur intime qui gémit au-dedans de nous.

Pourquoi donc, ô utopistes, éveiller dans les âmes des espérances insensées, des rêves irréalisables ? Quel plaisir trouvez-vous, ô philanthropes, à irriter des convoitises que rien ne pourra satisfaire ? à allumer une soif de jouissances que rien ne pourra étancher ? Ne semez pas la déception, si vous ne voulez pas récolter le désespoir.

« On ne saurait, a dit un philosophe moderne dont nous aimons à opposer l’autorité à nos utopistes, on ne saurait tromper plus dangereusement les hommes qu’en leur montrant le bonheur comme le but de leur vie terrestre. Le bonheur ou un état de parfait contentement n’est point de la terre, et se figurer qu’on l’y trouvera est le plus sûr moyen de perdre la jouissance des biens même que Dieu y a mis à notre portée On nourrit le peuple d’envie et de haine, c’est-à-dire de souffrances, en opposant la prétendue félicité des riches à ses angoisses et à sa misère63. »

V. Le Mariage

Nous avons essayé de déterminer les principes et de mettre en relief les théories morales qui ont prédominé dans notre littérature contemporaine. Si on trouvait que sur ces points fondamentaux nos citations ont été rares, nous ferions observer que le roman et surtout le drame ne procèdent point d’ordinaire par formules abstraites et par propositions générales. Un ou deux écrivains exceptés, dont le nom revient souvent sous notre plume, et qui donnent plus volontiers à leur pensée la forme philosophique, on ne rencontre guère chez les autres ni théories ni thèses spéculatives. C’est dans l’application, dans le développement des passions, dans la peinture des caractères que leurs idées se dévoilent, que leurs doctrines morales, ou, à défaut de doctrines, leurs tendances s’accusent. C’est donc là, c’est sur le terrain de la morale particulière et usuelle que nous avons à chercher maintenant la confirmation de nos premiers aperçus. Ici les preuves surabondent, les témoignages se multiplient ; et les conséquences, en se développant librement, éclairent les principes d’une lumière qui frappe tous les yeux.

De toutes les passions qu’aiment à peindre le roman et le théâtre, l’amour est sans contredit la plus vive, la plus féconde en péripéties. Il est donc tout naturel que ce soit le développement de cette passion qui ait offert à la littérature le plus d’occasions de mettre en pratique ses théories morales. Dans cet ordre d’idées, il est une institution, à la fois sociale et religieuse, contre laquelle se heurte d’abord toute doctrine qui proclame la légitimité de la passion, et à qui doivent s’adresser ses premiers coups : c’est le mariage. Il est un fait, réputé criminel par la conscience et par la loi, pour lequel ces mêmes doctrines ne peuvent avoir que de l’indulgence, disons mieux, qu’elles doivent couvrir de leur absolution : c’est l’adultère. On va voir que la littérature n’a manqué ni à l’une ni à l’autre tâche.

Depuis un quart de siècle, il n’y a sorte d’attaques, ouvertes ou détournées, insidieuses ou violentes ; il n’y a sorte d’invectives, de calomnies et d’insultes, auxquelles le mariage n’ait été en butte. Il semble que tous les faux systèmes et toutes les passions déréglées se soient coalisés pour lui livrer assaut : c’était l’ennemi commun ; c’était comme le symbole vivant de la loi morale, et en même temps l’arche sainte qui gardait le dépôt des mœurs privées et publiques.

 

On ne peut s’étonner que, dans cette guerre, les écrivains de l’école sensualiste aient joué un rôle. Tout ce qui représente la loi, tout ce qui fait obstacle à la passion et tend à subordonner l’instinct, doit logiquement être repoussé par eux. Pourtant ils ne se hasardent pas à attaquer ouvertement le mariage ; leur tactique est plus habile : ils l’acceptent comme un fait, mais ils lui dénient au fond toute autorité morale ; ils ne lui reconnaissent de légitimité que celle qu’il peut emprunter à la passion ; ils ne lui attribuent de valeur que celle qui appartient à une convention sociale, à l’usage, au préjugé. Ils ne raisonnent pas ; ils dogmatisent peu ; leur arme n’est pas la discussion, c’est la plaisanterie, et trop souvent la plaisanterie licencieuse.

Rire du mariage a été de tout temps, dans notre littérature, au théâtre et dans le roman, une tradition et comme un privilège dont il semblait convenu de ne se point mettre en peine pour la morale publique. Nous sommes ainsi faits en France : nous avons une indulgence sans bornes pour tout ce qui est spirituel, fût-ce immoral ; pour tout ce qui nous amuse, fut-ce socialement dangereux. À qui nous fait rire nous pardonnons tout. Nous saurons même trouver, après avoir ri, de belles théories pour démontrer qu’il y va de l’intérêt de l’art de lui laisser toute licence, et que la morale n’en peut souffrir la plus légère atteinte.

Ce genre de littérature florissait encore chez nous au commencement du siècle. Il faut reconnaître que, depuis quarante ans, il a beaucoup perdu de sa popularité ; mais ses représentants, quoique plus rares, ont été cependant assez marquants pour qu’il ne soit pas permis de les passer sous silence.

Nous avons déjà cité un écrivain, Beyle ou Stendhal, qui, sous la Restauration d’abord et sous le gouvernement de Juillet ensuite, continua cette littérature sceptique et railleuse. Nous avons parlé en passant de son livre De l’Amour, longtemps obscur, aujourd’hui célébré par de complaisants admirateurs ; livre empreint du sensualisme le plus profond, relevant directement pour ses théories du matérialisme physiologique de Cabanis, pour sa morale des doctrines utilitaires de Bentham ; où l’auteur, ne reconnaissant dans l’homme que des lois physiques, explique l’amour par l’action du fluide nerveux 64, ne voit dans la beauté qu’une aptitude à nous donner du plaisir 65, et dans la pudeur qu’une chose apprise et une invention assez agréable de la civilisation 66. Partant de ces principes, il arrive naturellement à poser cet axiome : « Une femme appartient de droit à l’homme qui l’aime et qu’elle aime plus que la vie67. » On imagine aisément quelle idée doit se faire du mariage un écrivain qui comprend ainsi l’amour. Selon lui, en effet, « il n’y a d’unions à jamais légitimes que celles qui sont commandées par une vraie passion68 » ; et on voit bien que dans sa pensée cette légitimité demeure subordonnée à la durée de la passion. Il le dit formellement ailleurs : « La fidélité des femmes dans le mariage, lorsqu’il n’y a pas d’amour, est probablement une chose contre nature69. » Ce probablement n’est là qu’une précaution oratoire, un ménagement pour les préjugés vulgaires ; en note, et de peur qu’on ne s’y trompe, l’auteur ajoute ces deux mots italiens : « Anzi certamente. »« Et même cela ne fait pas de doute. »

Parmi la génération littéraire qui date de 1830, M. de Balzac est celui qui a continué avec le plus d’éclat, j’aurais pu dire de scandale, la tradition entretenue par Beyle. Il semble que le livre De l’Amour ait inspiré à l’auteur de la Peau de Chagrin son livre, plus honteux et plus corrupteur encore, de la Physiologie du Mariage. Entre les deux hommes, il y avait plus d’une ressemblance, particulièrement au point de vue des idées morales et des opinions philosophiques ; entre les deux œuvres, il y a une incontestable analogie et comme un air de parenté étroite, aussi bien pour la forme que pour le fond. Pour la forme, c’est la même affectation des méthodes scientifiques, le même dogmatisme prétentieux, le même parti pris de bizarrerie ; pour le fond, c’est le même matérialisme médical, le même sensualisme pratique, la même absence de tout sentiment élevé et de toute pensée morale ; ajoutez-y seulement chez M. de Balzac un peu plus de cynisme dans la corruption et un peu plus de grossièreté dans le langage.

On n’attend pas de nous que nous entrions dans l’appréciation de ce livre : ce serait lui faire trop d’honneur. Il n’y a là ni doctrine, ni rien qui y ressemble ; c’est de l’immoralité toute pure, c’est du libertinage raffiné et quintessencié. Même au point de vue littéraire, l’œuvre est indigeste, nauséabonde, et ne peut plaire qu’à des esprits blasés ou à des écoliers avides de gravelures. La plaisanterie y manque de grâce, l’observation de délicatesse ; si bien que l’ennui et le dégoût servent un peu de préservatif contre la corruption.

Mais l’esprit qui a inspiré ce livre se retrouve dans plusieurs des romans du même écrivain ; non plus sous ces formes pédantesques et cyniques, mais à l’état de maximes pratiques et de morale usuelle70. Ouvrez par exemple un petit roman intitulé Le Contrat de Mariage, vous y trouverez la thèse philosophique discutée entre deux amis, et les théories de la Physiologie du Mariage développées ex professo par l’un d’eux, Henri de Marsay. Son interlocuteur répond, mais mollement ; et Marsay, évidemment, a l’avantage : Marsay, c’est l’expérience, la froide raison, c’est le sage mûri par la vie.

« Tu ignores donc, dit-il, le métier de père et de mère ? Le mariage, mon gros Paul, est la plus sotte des immolations sociales : nos enfants seuls en profitent, et n’en connaissent le prix qu’au moment où leurs chevaux paissent les fleurs nées sur nos cadavres71. »

Puis vient l’indécente dissertation sur les dangers de la vie conjugale, sur « cet état de mariage où la femme souffre l’amour au lieu de le permettre, et repousse souvent le plaisir au lieu de le désirer » ; où « une femme est disposée à refuser ce qu’elle doit, tandis que, maîtresse, elle accorde ce qu’elle ne doit point ».

Et des aphorismes tels que celui-ci : « Nos femmes légitimes nous doivent des enfants et de la vertu, mais elles ne nous doivent pas l’amour72. »

Et si vous avez le courage d’aller jusqu’au bout du livre, après avoir vu une mère donner à sa fille qu’elle marie des conseils empreints de la même morale, vous trouverez dans le dénouement la confirmation complète des théories de Marsay, et cette conclusion, que le mariage n’est qu’une sottise quand il n’est pas un bon marché.

 

Mais ce n’est pas la littérature matérialiste qui, de nos jours, a porté au mariage les coups les plus redoutables. Une autre littérature, plus séduisante parce qu’elle était moins grossière, plus dangereuse parce qu’elle se couvrait d’apparences plus honnêtes, lui a fait une guerre non moins acharnée. L’arme légère de la plaisanterie a été jetée de côté. À des fictions pathétiques on a mêlé d’ardentes déclamations. On a fait parler au sophisme le langage enflammé de la passion. En même temps qu’on troublait les âmes par de brûlantes peintures, on a faussé les esprits par de détestables maximes.

Cette littérature a présenté le mariage comme une institution arbitraire, comme une odieuse invention, imaginée par le despotisme de l’homme pour exploiter la faiblesse de la femme. Consacré par la loi humaine, le mariage, à l’entendre, est repoussé par la loi divine ; engendré par cet état de société factice et faux qu’on appelle la civilisation, il est en opposition violente avec le vœu de la nature ; il doit disparaître dans une société meilleure.

À la tête de cette croisade philosophique, s’est placé, on le sait assez, l’auteur de Valentine et de Jacques. Plusieurs de ses romans sont remplis d’incroyables déclamations contre le mariage. Le passage suivant peut en donner une idée : « Oh ! abominable violation des droits les plus sacrés ; infâme tyrannie de l’homme sur la femme ! Mariage, sociétés, institutions, haine à vous ! haine à mort ! Et toi, Dieu, volonté créatrice, qui nous jettes sur la terre et refuses ensuite d’intervenir dans nos destinées, toi qui livres le faible à tant de despotisme et d’abjection, je te maudis73 ! » Mais laissons les invectives, et essayons de dégager la pensée de l’auteur des déclamations qui l’enveloppent.

Son point de départ, c’est l’opposition de la société avec la nature. « Pauvres femmes ! s’écrie-t-il, pauvre société, où le cœur n’a de véritables jouissances que dans l’oubli de tout devoir et de toute raison74 ! »

Et ailleurs : « La Providence a fait l’ordre admirable de la nature ; les hommes l’ont détruit. À qui la faute ? Faut-il que pour respecter la solidité de nos murs de glace, tout rayon du soleil se retire de nous75 ? »

Tout est bien sortant des mains de la nature ; tout s’est corrompu dans les mains de l’homme. — C’est le paradoxe de Rousseau appliqué à l’institution du mariage. Mais pourquoi ne pas fouler aux pieds le devoir et la vulgaire raison, si le devoir comprime les élans du cœur ? Pourquoi ne pas briser le mur de glace qui nous entoure, s’il empêche le rayon divin de pénétrer jusqu’à nous ?

« Il me semble que l’individu (c’est de la femme que parle l’auteur) choisi entre tous pour souffrir des institutions profitables à ses semblables, doit, s’il a quelque énergie dans le caractère, se débattre contre ce joug arbitraire… Ainsi, toutes les réflexions d’Indiana, toutes ses démarches, toutes ses douleurs se rapportaient à cette grande et terrible lutte de la nature contre la civilisation 76. »

Voilà le cri de révolte poussé. Voilà la lutte contre les lois sociales transformée en légitime revendication d’un droit naturel, d’un droit sacré, ravi par la violence. Victime d’une tyrannie arbitraire, la femme, si elle a un peu de force d’âme, doit briser le joug qui la meurtrit et reconquérir son indépendance.

« Je n’ai pas changé d’avis, dit Jacques ; je ne suis pas réconcilié avec la société : le mariage est toujours, selon moi, une de ses plus odieuses institutions. Je ne doute pas qu’il ne soit aboli, si l’espèce humaine fait quelques progrès vers la justice et la raison…77. »

Que si vous voulez savoir maintenant, plus exactement, en quoi cette odieuse institution est condamnée par la raison et la justice, c’est encore Jacques qui va nous l’apprendre :

« La société, dit-il à la femme qu’il doit épouser, va vous dicter une formule de serment. Vous allez jurer de m’être fidèle et de m’être soumise ; c’est-à-dire de n’aimer jamais que moi et de m’obéir en tout. L’un de ces serments est une absurdité, l’autre une bassesse78. »

Deux grands reproches sont donc faits au mariage : il est absurde en raison ; il est inique en droit.

Il est absurde, parce qu’il demande aux époux une fidélité qu’il n’est pas en eux de garder. Ce grief que vient d’énoncer Jacques, un autre écrivain l’a développé dans cette page du Juif errant. C’est Adrienne de Cardoville qui parle à Djalma :

« Un Dieu qui saurait l’avenir des cœurs pourrait seul lier irrévocablement certains êtres pour leur bonheur : mais, hélas ! aux yeux des créatures humaines, l’avenir est impénétrable. Aussi, lorsqu’on ne peut répondre sûrement que de la sincérité d’un sentiment présent, accepter des liens indissolubles, n’est-ce pas commettre une action folle, égoïste, impie79 ?… »« Jurer de s’aimer toujours, d’être à jamais l’un à l’autre, personne ne peut prononcer un tel serment sans mensonge et sans folie80… »

Non, sans doute, l’homme n’est point le maître de ses affections : elles échappent à l’empire de sa volonté, et il ne dépend pas plus de lui d’aimer ou de haïr, qu’il ne dépend de lui d’être sain ou malade. En ce sens il est évident qu’il ne peut pas, sans se faire illusion à lui-même, jurer d’aimer toujours. Mais qu’est-ce à dire ? Si sa sensibilité est fatale, sa volonté n’est-elle pas libre ? S’il ne peut pas empêcher ses affections de changer, ne peut-il pas leur résister et les contenir ? L’avenir, il est vrai, ne lui appartient pas, mais sa liberté lui appartient. Il a le droit d’en disposer ; il a le droit de se lier par serment ; et, le serment prêté, rien ne peut le dispenser d’y conformer ses actes, car il en a en lui-même le pouvoir. La passion peut s’évanouir, le devoir reste.

Mais nous oublions que, pour les écrivains que nous venons de citer, à quelque école qu’ils appartiennent, la liberté morale n’est qu’un mot. Comment donc parler de devoir, de foi jurée, de respect du serment ? Il y a plus : la passion étant à leurs yeux la loi suprême, la règle infaillible tracée par la nature, qu’y a-t-il de mieux à faire que de s’y abandonner ? ils sont donc parfaitement logiques. Dans leur doctrine, il est évident que le mariage n’a qu’un but, le plaisir ; qu’un mobile, la passion ; et la conséquence rigoureuse, c’est que, quand les sens sont satisfaits, quand la passion est éteinte, le mariage n’a plus de raison d’être : le lien doit se dénouer le jour où cesse l’amour qui l’a formé. « Si nous nous aimons toujours, dit encore Adrienne, à quoi bon ces liens ? Si notre amour cesse, à quoi bon ces chaînes, qui ne seront plus alors qu’une horrible tyrannie 81 ! »

Voilà le mariage, conforme à la justice et à la raison, que nous prêche la littérature. Ce n’est plus un contrat, passé devant Dieu et devant les hommes, par lequel s’enchaînent librement deux volontés, par lequel s’unissent deux âmes, deux destinées : c’est tout simplement l’accord fortuit et passager de deux fantaisies qui se sont rencontrées ; c’est le concours de deux passions qui se rapprochent aujourd’hui parce qu’elles s’attirent, qui se sépareront demain parce qu’elles seront assouvies. Nous ne hasardons rien : ces conséquences extrêmes, nous allons les trouver un peu plus loin, nettement déduites et franchement formulées par les écrivains de l’une et l’autre école que nous avons tout à l’heure cités82

 

Le second reproche fait au mariage, c’est qu’il est inique.

Il est inique, parce que la femme y est asservie au profit de l’homme, et qu’en l’asservissant on l’a dégradée de sa dignité naturelle. C’est là le grief qui a fourni à la littérature contemporaine le plus d’invectives et de déclamations.

Dans le chapitre du Juif errant, auquel nous avons emprunté notre dernière citation, Adrienne de Cardoville continue en ces termes à exposer ses idées touchant le mariage : « Par respect pour votre dignité et pour la mienne, mon ami, jamais je ne ferai serment d’observer une loi faite pour l’homme contre la femme avec un égoïsme dédaigneux et brutal ; une loi qui semble nier l’âme, l’esprit, le cœur de la femme ; une loi qu’elle ne saurait accepter sans être esclave ou parjure ; une loi qui, fille, lui retire son nom ; épouse, la déclare en état d’imbécillité incurable en lui imposant une dégradante tutelle ; mère, lui refuse tout droit, tout pouvoir sur ses enfants ; et, créature humaine enfin, l’asservit, l’enchaîne à jamais au bon plaisir d’une autre créature humaine, sa pareille et son égale devant Dieu83… »

Déjà nous avons entendu l’auteur de Jacques protester contre la bassesse imposée à la femme dans le serinent qu’elle doit prêter d’être soumise à son mari. Voici maintenant les imprécations de Lélia :

« Quel œil paternel était donc ouvert sur la race humaine, le jour où elle imagina de se scinder elle-même en plaçant un sexe sous la domination de l’autre ? N’est-ce pas un appétit farouche qui a fait de la femme l’esclave et la propriété de l’homme ? Quels instincts d’amour pur, quelles notions de sainte fidélité ont pu résister à ce coup mortel ?… Quel échange de sentiments, quelle fusion d’intelligence possibles entre le maître et l’esclave ?… Quel est donc ce crime contre nature de tenir une moitié du genre humain dans une éternelle enfance ! La tâche du premier péché pèse, selon la légende judaïque, sur la tête de la femme ; et de là son esclavage. Mais il lui a été promis qu’elle écraserait la tête du serpent. Quand donc cette promesse sera-t-elle accomplie84 ?… »

« En réduisant les femmes à l’esclavage, pour se les conserver chastes et fidèles, les hommes se sont étrangement trompés. Nulle vertu ne demande plus de force que la chasteté, et l’esclavage énerve85. »

« Malheur, malheur à cette farouche moitié du genre humain qui, pour s’approprier l’autre, ne lui a laissé que le choix entre l’esclavage et le suicide86 ! »

Dans un gros roman, Les Mémoires de deux jeunes mariées, à bon droit dédié à Mme Sand, M. de Balzac, qui avait fini par donner aussi dans le roman philosophique, a repris tous ces sophismes, toutes ces déclamations. La double thèse qu’il y soutient est celle-ci : que l’amour est incompatible avec le mariage ; et que, dans le mariage, la femme, dégradée de sa personnalité et devenue une chose, est sacrifiée au but social de la fécondité de la famille.

« Pourquoi la société prend-elle pour loi suprême de sacrifier la femme à la famille, en créant nécessairement une lutte sourde au sein du mariage, lutte prévue et si dangereuse qu’elle a inventé des pouvoirs pour en armer l’homme contre nous, en devinant que nous pouvions tout annuler soit par la puissance de la tendresse, soit par la persistance d’une haine cachée. Je vois en ce moment dans le mariage deux forces opposées que le législateur aurait dû réunir. Quand se réuniront-elles87 ?… »

« Les lois ont été faites par des vieillards ; les femmes s’en aperçoivent  J’étais un être auparavant, et je suis maintenant une chose 88. »

Et, comme pour tirer la conclusion morale qui sort de ces prémisses, l’auteur met dans la bouche d’une de ses héroïnes cette aspiration au plaisir, le seul Dieu qu’elles semblent adorer :

« Oh ! Renée, il y a cela d’admirable que le plaisir n’a pas besoin de religion, d’apparat, ni de grands mots ; il est tout par lui-même. Tandis que pour justifier les atroces combinaisons de notre esclavage et de notre vassalité, les hommes ont accumulé les théories et les maximes89. »

À quoi bon multiplier les citations ? C’est partout, on le voit, la même pensée, c’est-à-dire le même mensonge à la vérité, la même calomnie contre la société. Ici encore, nos romanciers se sont évidemment inspirés du socialisme moderne. Ce qu’ils proclament à si grand bruit, qu’est-ce autre chose que ce dogme fameux des religions nouvelles, l’émancipation de la femme ?… Maladroits défenseurs d’une cause qui n’a pas besoin d’être défendue ! Tristes déclamateurs, qui ne comprennent ni les véritables droits, ni la vraie destinée de la femme ; qui ne voient pas que sa puissance est dans sa faiblesse même ; que l’affranchir, c’est l’isoler ; et qu’isolée elle perd du même coup sa dignité et sa grandeur morale90 ! « La femme a été créée pour appartenir à un maître qu’elle possède », a dit un spirituel écrivain91. Cette esclave, elle a son empire en effet ; cette vassale, elle a sa royauté : empire des affections, royauté du cœur ; n’en enviez pas d’autre pour elle. Dans le gouvernement des choses de ce monde, ce n’est pas la moins belle part ni la moins noble, qui lui a été faite par la Providence.

VI. L’Adultère

Les opinions que nous venons d’exposer au sujet du mariage, conduisaient directement à la justification de l’adultère. Qu’est-ce en effet que l’adultère, au point de vue de ces opinions, sinon l’exercice d’un droit imprescriptible, contre lequel n’ont pu prévaloir ni des lois arbitraires, ni d’absurdes serments ? Qu’est-ce autre chose qu’un retour à la loi naturelle, à la liberté inaliénable dont a été dotée en naissant toute créature humaine ? Secouer la tyrannie, tenter cette grande et terrible lutte de la nature contre la civilisation, du droit contre la force, n’est-ce pas faire preuve d’énergie morale92 ? Braver tous les devoirs, tous les remords, tous les dangers, n’est-ce pas se montrer fort et hardi 93 ? Et au surplus, la passion sincère et spontanée n’est-elle pas irrésistible, n’est-elle pas innocente ?

« Nulle créature humaine, lit-on dans le roman de Jacques, ne peut commandera l’amour, et nul n’est coupable pour le ressentir ou pour le perdre. Ce qui avilit la femme, c’est le mensonge. Ce qui constitue l’adultère, ce n’est pas l’heure qu’elle accorde à son amant, c’est la nuit qu’elle va passer ensuite dans les bras de son mari94. »

Celui qui parle ainsi, c’est Jacques, c’est le philosophe, le personnage moral du livre, le mari vertueux et trahi !… La théorie n’en a que plus de poids.

Nous la connaissons déjà. L’amour est fatal. On a de l’amour comme on a faim ; satisfaire sa faim, céder à son amour, c’est tout un en morale : l’un est aussi naturel, aussi nécessaire, aussi légitime que l’autre.

Il peut cependant y avoir crime dans le mariage. Mais où donc sera le crime, puisqu’il n’est pas dans la violation de la loi conjugale ? C’est ici qu’il faut admirer l’audace de logique que le roman porte dans ses théories, et l’impudente assurance avec laquelle il formule sa morale nouvelle.

On eût pu croire que, le pacte conjugal étant déchiré, le mot d’adultère se trouvait par là même rayer du dictionnaire. Il n’en est rien : le roman le conserve ; seulement il en a retourné le sens. Comme Sganarelle, il a changé les choses de place, il a mis à droite ce qui était à gauche, voilà tout. L’adultère, ce n’est pas avec l’amant qu’il se commet, c’est avec le mari. Ce n’est pas le manquement à la loi du mariage qui le constitue, c’est au contraire le semblant d’obéissance qu’on y garde. Le lien légal est brisé, en effet : l’amour en a formé un nouveau ; et c’est ce nouveau lien qui seul est sacré, qui seul veut être respecté. Et si l’épouse révoltée contre le vieux joug n’a pas le courage de le secouer entièrement, encore une fois ce n’est pas le mari, c’est l’amant seul qui est en droit de se plaindre d’un partage odieux et de crier à l’adultère.

Que le mensonge soit vil, l’hypocrisie odieuse, nul ne le conteste. Mais la thèse est tout autre. Ce qu’on pose en maxime, c’est que, dans l’infidélité conjugale, rien n’est répréhensible si tout est franc et avoué. La femme qui outrage le nom de son époux, qui jette le désordre et la honte dans le foyer domestique, demeure irréprochable si elle sait proclamer hautement son nouvel amour. À cette seule condition de ne pas feindre, de ne pas se cacher, le libertinage est licite. S’il rougit de lui-même, il est déjà coupable ; et c’est à proportion de son impudeur qu’il méritera d’être absous.

Nous ne croyons pas, en vérité, malgré tant de paradoxes entassés, malgré tant d’outrages prodigués de nos jours à la morale et à la raison, nous ne croyons pas que jamais le roman ait mis en avant un plus prodigieux sophisme, et plus effrontément insulté au sens commun et à la conscience humaine.

Et on se tromperait, si on regardait cette théorie de l’adultère, théorie nouvelle à coup sûr, comme une conception isolée, comme le rêve à part d’un esprit faux ou d’une imagination en délire. Non, elle a trouvé des sectateurs ; elle a été soutenue par d’autres que par l’auteur de Jacques, et notamment par un de nos plus illustres romanciers. Ouvrez le Père Goriot, de M. de Balzac : vous la verrez exactement reproduite dans le passage suivant, où Eugène de Rastignac parle de sa liaison avec Mme de Nucingen :

« Il n’y a, dit-il, dans cette liaison, ni crime, ni rien qui puisse faire froncer le sourcil a la vertu la plus sévère. Combien d’honnêtes gens contractent des unions semblables ! Nous ne trompons personne ; et ce qui nous avilit, c’est le mensonge… Elle s’est depuis longtemps séparée de son mari95… »

Hâtons-nous de le dire cependant : même parmi ceux de nos écrivains qui ont tenté la justification ou la réhabilitation de l’adultère, tous n’ont pas porté jusqu’à ce point le mépris de la morale. Souvent la doctrine, bien qu’analogue au fond, prend soin de se voiler et de s’adoucir dans la forme. L’auteur du Conseiller d’État, après avoir raconté qu’une femme délaissée par son mari va se jeter dans les bras de son amant, se borne à ajouter ces paroles de l’Évangile : « Que celui de vous qui est sans péché, jette la première pierre à cette femme96. » Grandes et sublimes paroles sans doute, mais qu’il faut prendre garde de détourner de leur vrai sens ! Dans la bouche du Christ, elles enseignent aux hommes la charité ; elles ne promettent point l’impunité aux pécheurs. Entre la justice absolue et le coupable, elles laissent une place à la miséricorde : elles ne sont point dites pour affaiblir la loi et encourager au mal par une lâche indulgence.

 

Le drame, moins libre que le roman dans ses allures, se jette volontiers, pour amnistier l’adultère, dans les violences de la passion et les déclamations antisociales.

Dans Antony, la femme adultère s’écrie : « Que m’importe le monde ?… Dieu et toi savez qu’une femme ne pouvait résister à tant d’amour… Ces femmes si vaines, si fières, eussent succombé comme moi, si mon Antony les eût aimées97… »

Et Antony faisant le parallèle de la femme galante et de la femme qui a fait une faute par entraînement, proclame cette dernière, non pas seulement excusable, mais pure et honnête :

« Oui, je prendrais cette femme innocente et pure entre toutes les femmes ; je montrerais son cœur aimant et candide, méconnu par cette société fausse, au cœur usé et corrompu ; je mettrais en opposition avec elle une de ces femmes dont toute la moralité serait l’adresse… Je prouverais enfin que la première des deux qui sera compromise, sera la femme honnête : et cela non point à défaut de vertu, mais d’habitude98. »

On n’a que blâme et invectives pour la société ; on n’a pour la passion qu’indulgence et tendresse. La société est fausse, corrompue, sans cœur. On ne lui reproche pas seulement d’être quelquefois injuste dans ses jugements, inégale dans ses châtiments ; on lui reproche de méconnaître les cœurs aimants et candides qui s’affranchissent de la loi trop pénible du devoir, et vont demander à des liaisons condamnées le bonheur que leur a refusé le mariage…

VII. L’Amour libre

Le mariage étant arbitraire, contre nature, abominable dans son principe et dans ses conséquences, il doit être aboli, il le sera, pour peu que l’humanité fasse des progrès vers la justice et la raison C’est Jacques, on se le rappelle, qui a prononcé sur lui cet arrêt.

Ce qu’on mettra à sa place, Jacques ne le dit pas en termes bien précis ; mais il le fait à peu près comprendre : « Un lien plus humain et non moins sacré, dit-il, remplacera celui-là. et saura assurer l’existence des enfants qui naîtront d’un homme et d’une femme, sans enchaîner à jamais la liberté de l’un et de l’autre 99. »

Ou ces mots n’ont pas de sens, ou ils signifient que le mariage, union permanente et irrévocable, sera remplacé par une union révocable de sa nature et susceptible d’être rompue à volonté : c’est-à-dire, pour parler franc, par un concubinage plus ou moins déguisé. C’est la liberté, en effet, qui doit être la condition essentielle de l’union nouvelle ; la liberté qu’on aliène dans le mariage, qu’on garde entière dans les liaisons extra-légales.

L’auteur semble bien entrevoir une objection : dans ce système d’unions libres et changeantes, que deviendront les enfants ? Il indique l’objection ; mais il la réserve, et promet, sans la laisser deviner, une solution qui peut paraître malaisée.

Ce mariage futur que Jacques ne faisait qu’annoncer en termes généraux, Horace nous le fait connaître d’une façon un peu plus claire. Il commence par nous dire à quelles doctrines contemporaines il l’a emprunté ; et cet aveu n’est pas sans importance.

« Vous savez, dit Eugénie qui est la femme d’un étudiant et la femme vertueuse du roman100, vous savez que je suis de la religion saint-simonienne à certains égards, et que je ne vois dans le mariage qu’un engagement volontaire et libre, auquel le maire, les témoins et le sacristain ne donnent pas un caractère plus sacré que ne font l’amour et la conscience… Il y a un mariage vraiment religieux qui se contracte à la face du ciel101. »

Toutefois ce ne sont encore là que des indications vagues. Si on veut connaître la théorie complète, définitive de l’auteur de Jacques et d’Horace sur ce point, il faut aller jusqu’à son roman de La Comtesse de Rudolstadt (1844) ; c’est là que, passée à l’état de système philosophique et social, elle se trouve dogmatiquement exposée par la bouche des Illuminés de la franc-maçonnerie, « constructeurs cachés de la société nouvelle ».

L’auteur de La Comtesse de Rudolstadt admet le mariage : du moins il garde le nom. Mais que fait-il de la chose ?

« Que le sacrement (du mariage) soit une permission religieuse, une autorisation paternelle et sociale, un encouragement et une exhortation à la perpétuité de l’engagement : que ce ne soit jamais un commandement, une obligation, une loi avec des menaces et des châtiments, un esclavage imposé avec du scandale, des prisons et des chaînes en cas d’infraction  L’abjuration de la liberté individuelle est en effet contraire au vœu de la nature et au cri de la conscience, quand les hommes s’en mêlent, parce qu’ils y apportent le joug de l’ignorance et de la brutalité : elle est conforme au vœu des nobles cœurs et nécessaire aux instincts des fortes volontés, quand c’est Dieu qui nous donne les moyens de lutter contre toutes les embûches que les hommes ont tendues autour du mariage, pour en faire le tombeau de l’amour, du bonheur et de la vertu, pour en faire une prostitution jurée 102… »

De ces déclamations contre la société, de cette obscure phraséologie, il ressort en définitive cette doctrine : que la seule loi, la loi suprême du mariage, c’est l’amour. C’est par l’amour seul qu’il existe ; l’amour seul fait sa force et sa vertu, le consacre et le maintient. Le mariage légal et religieux, le sacrement, pour parler le langage mystique de l’auteur, n’est plus qu’une cérémonie, une vaine formalité qui constate l’union, mais ne la forme pas ; qui emporte exhortation à garder l’engagement, mais ne crée nulle obligation, ni de droit ni de fait. Ni peine, ni blâme pour l’infraction, car l’infraction n’est ni crime, ni péché : la liberté individuelle n’a de règle que le cri de la conscience et le vœu de la nature.

Si le mariage n’existe que par l’amour, du jour où l’amour ne sera plus, le mariage devra cesser d’être. Le divorce devra être prononcé, et telle est en effet la loi :

« Elle est (on parle de Consuelo, l’épouse d’Albert), elle est son épouse fidèle et respectable ; mais dans ce moment vous devez prononcer son divorce… Vous voyez bien que celui de nos enfants dont elle tient la main est l’homme qu’elle aime, et à qui elle doit appartenir, en vertu du droit imprescriptible de l’amour dans le mariage 103. »

Ce droit imprescriptible de l’amour, c’est le droit de lier et de délier, d’unir et de disjoindre ; droit absolu, impératif, qui ne comporte ni exception, ni tempérament. Il ne faut pas s’y tromper, en effet : on peut admettre philosophiquement le divorce, comme une nécessité regrettable, comme un remède dangereux, dont il importe d’user avec réserve et mesure. Ici c’est tout autre chose : le divorce n’est pas seulement un droit pour l’épouse qui aime un autre que son époux ; il est un devoir. Loin de combattre la passion nouvelle, elle doit suivre docilement son impulsion.

« De tels instincts, demande Consuelo, ne doivent-ils pas être étouffés par notre volonté ? — De quel droit, répond la prêtresse ? Dieu te les a-t-il suggérés pour rien ? T’a-t-il autorisée à abjurer ton sexe, à prononcer dans le mariage le vœu de virginité, ou celui plus affreux et plus dégradant encore du servage ? La passivité de l’esclavage a quelque chose qui ressemble à la froideur et à l’abrutissement de la prostitution. Est-il dans les desseins de Dieu qu’un être tel que toi soit dégradé à ce point ? Malheur aux enfants qui naissent de telles unions ! Dieu leur inflige quelque disgrâce, une organisation incomplète, délirante ou stupide. Ils portent le sceau de la désobéissance. Ils n’appartiennent pas entièrement à l’humanité, car ils n’ont, pas été conçus selon la loi de l’humanité qui veut une réciprocité d’ardeur, une communauté d’aspirations entre l’homme et la femme. Là où cette réciprocité n’existe pas, il n’y a pas égalité ; et là où l’égalité est brisée, il n’y a pas d’union réelle.

« Sois donc certaine que Dieu, loin de commander de pareils sacrifices à ton sexe, les repousse et lui dénie le droit de les faire. Ce suicide-là est aussi coupable et plus lâche encore que le renoncement à la vie. Le vœu de virginité est antihumain et antisocial, mais l’abnégation sans l’amour est quelque chose de monstrueux dans ce sens-là104… »

« Nous ne reconnaissons pas une pareille morale (la résignation dans le mariage) ; nous n’acceptons pas de tels sacrifices. Nous voulons inaugurer et sanctifier l’amour perdu et profané dans le monde ; le libre choix du cœur, l’union sainte et volontaire de deux êtres également épris105… »

Nous retrouvons ici, appliquée au mariage et appliquée avec une étrange intrépidité de logique, la doctrine exposée plus haut de la légitimité et de la sainteté de la passion. La passion est sa seule règle et sa seule limite à elle-même. Elle est la loi souveraine ; elle est le vœu de la nature et la voix même de Dieu. L’enchaîner chez autrui, c’est réduire la nature à un servage honteux, c’est la dégrader par une prostitution jurée. L’étouffer en soi, c’est se mettre en dehors de l’humanité, c’est commettre un suicide moral, aussi coupable et plus lâche que l’autre106.

 

L’auteur du Juif errant comprend le mariage de la même façon à peu près que Mme Sand. Le mariage nouveau qu’il annonce, le mariage de l’avenir, où seront respectées à la fois la liberté et la dignité des époux, il le met, fidèle à ses habitudes, sous l’autorité du Christianisme ; mais c’est un Christianisme à lui, comme on sait, et son prêtre, chargé de bénir les époux, est un prêtre socialiste.

Adrienne, la femme libre, dit à Djalma :

« Ce que je veux, c’est vous fixer par l’attrait, vous enchaîner par le bonheur, et vous laisser libre pour ne vous devoir qu’à vous-même107. »

« Comme vous, répond Djalma, le mensonge, le parjure, l’iniquité me révoltent ; comme vous, je pense qu’un homme s’avilit en acceptant le droit d’être tyrannique et lâche, quoique résolu à ne pas user de ce droit. Comme vous, je pense qu’il n’y a de dignité que dans la liberté »

« Je n’avais pas d’autre pensée que celle-là, dit enfin Adrienne : trouver le moyen de nous engager vous et moi, aux yeux de Dieu, mais en dehors des lois… ; union sacrée, qui pourtant nous laissera libres pour nous laisser dignes108. »

Livré au caprice de ce qu’il y a de plus capricieux et de plus mobile au monde, la passion, il est évident que le mariage n’est, comme nous le disions tout à l’heure, rien autre chose que le concubinage, c’est-à-dire l’union publique mais libre de l’homme et de la femme. S’unir quand on se convient ; se quitter quand on ne s’aime plus, pour nouer une liaison nouvelle, voilà toute la loi. Ces formules philosophiques, ce cérémonial tantôt mystique, tantôt chrétien, sous lequel nos romanciers essaient de déguiser leur doctrine, tout cela n’est qu’un vain appareil qui voile mal sous la décence des mots la brutalité des choses. Et, au surplus, ces voiles transparents n’ont pas tardé à être déchirés. Un roman sorti de la même plume que La Comtesse de Rudolstadt, et qui a paru un peu après, est venu nous développer ouvertement, sans réticences et, sans formules métaphysiques, la morale de l’amour libre et vertueux. Voici comment l’expose la comédienne-philosophe Lucrezia :

« Suis-je une femme de mauvaise vie ?… Je n’ai jamais aimé deux hommes à la fois. Je n’ai jamais appartenu de fait et d’intention qu’à un seul, pendant un temps donné, suivant la durée de ma passion. Quand je ne l’aimais plus, je ne le trompais pas109. »

À ces deux conditions, appartenir à un seul homme à la fois, et quand elle ne l’aime plus ne pas le tromper, une femme peut, comme la Lucrezia, eût-elle changé vingt fois d’amant, se prétendre honnête femme 110.

Ce n’est pas assez dire. Non seulement l’amour libre est licite ; non seulement le concubinage est moral ; mais il y a, dans l’amour ainsi compris et pratiqué, quelque chose de grand, de méritoire. Ç’a même été une des plus incroyables prétentions du roman moderne, de vouloir mettre cette doctrine sous la protection de l’Évangile. On n’a pas craint en effet d’établir une assimilation odieuse entre ce qu’il y a de plus profane et ce qu’il y a de plus sacré, et de donner comme la loi évangélique elle-même cette loi immonde de l’amour libre, de la passion sans frein. Nulle part cette doctrine n’est plus audacieusement posée que dans le roman que nous venons de citer, Lucrezia Floriani.

L’auteur, parlant d’un homme imbu de nos vulgaires idées de vertu et de devoir, s’exprime ainsi : « Il était de ceux qui croient que la vertu est de s’abstenir du mal, et qui ne comprennent pas ce que l’Évangile a de plus sublime, cet amour du pécheur repentant qui fait éclater plus de joie au ciel que la persévérance de cent justes ; cette confiance au retour de la brebis égarée ; en un mot cet esprit même de Jésus, qui ressort de toute sa doctrine et qui plane sur toutes ses paroles, à savoir que celui qui aime est plus grand, lors même qu’il s’égare, que celui qui va droit par un chemin solitaire et froid 111. »

Cette étrange maxime, le livre tout entier est consacré à la commenter. La courtisane Lucrezia y est présentée comme un type de dévouement, d’abnégation religieuse, de haute vertu, d’héroïsme dans l’amour : c’est une « sœur de charité » qui assiste les malheureux de sa tendresse ; qui a « trop aimé ceux que Jésus-Christ a voulu racheter112 ». Qu’on ne se hâte pas de s’indigner il faut entendre l’auteur exposer sa théorie jusqu’au bout. Le passage est long, mais il veut être cité en entier.

« … La loi de l’amour n’est pas connue, dit Lucrezia, et le catéchisme de nos affections est encore à faire.

« — Ainsi, dit Salvator, tu as beaucoup cherché, toi, et tu n’as pas trouvé le mot de l’énigme ?

« — Non, mais je pressens quelque chose, c’est qu’il est dans l’Évangile.

« — L’amour dont nous parlons ici n’est pas dans l’Évangile, ma pauvre amie. Jésus l’a proscrit, il l’a ignoré. Celui qu’il nous enseigne s’étend à l’humanité collective, et ne se concentre pas sur un seul être.

« — Je n’en sais rien, répondit-elle ; mais il me semble que tout ce que Jésus a dit et pensé n’est pas assez compris dans l’Évangile ; et je jurerais qu’il n’était pas aussi ignorant sur l’amour qu’on veut bien le dire Ne te moque donc pas de moi quand je te dis que Jésus a mieux compris l’amour que qui que ce soit. Remarque bien sa conduite avec la femme adultère, avec la Samaritaine, avec Marthe et Marie, avec Madeleine ; sa parabole des ouvriers de la douzième heure, si sublime et si profonde. Tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit, tout ce qu’il pense, tend à nous montrer l’amour plus grand dans sa cause que dans son objet ; faisant bon marché de l’imperfection des êtres, et s’excitant à être d’autant plus vaste et plus ardent que l’humanité est plus coupable, plus faible et moins digne de ce généreux amour.

« — Oui, tu fais là la peinture de la charité chrétienne.

« — Eh bien ! l’amour, le grand, le véritable amour, n’est-il pas la charité chrétienne appliquée et comme concentrée sur un seul être ?

« — Utopie ! L’amour est le plus égoïste des sentiments, le plus inconciliable avec la charité chrétienne.

« — L’amour tel que vous l’avez fait, misérables hommes ! s’écria la Lucrezia avec feu. Mais l’amour tel que Dieu nous l’a donné ; celui qui de son sein aurait dû passer pur et brûlant dans le nôtre ; celui que je comprends, moi, que j’ai rêvé, que j’ai cherché, … celui-là est calqué sur l’amour que Jésus-Christ a ressenti et manifesté pour les hommes. C’est un reflet de la charité divine : il obéit aux mêmes lois. Il est calme, doux et juste avec les justes. Il n’est inquiet, ardent, impétueux, passionné en un mot que pour les pécheurs. Quand tu verras deux époux, excellents l’un pour l’autre, s’aimer d’une manière paisible, tendre et fidèle, dis que c’est de l’amitié : quand tu te sentiras, toi, noble et honnête homme, violemment épris d’une misérable courtisane, sois certain que ce sera de l’amour, et n’en rougis pas ! C’est ainsi que le Christ a chéri ceux qui l’ont sacrifié 113. »

Il est manifeste que, dans cette discussion, le sens commun n’élève timidement la voix, par la bouche de Salvator, que pour donner, comme on dit, la réplique au personnage principal, et fournir à la philosophie de l’amour l’occasion de se développer et finalement de triompher d’un semblant de contradiction. Devant de telles pages, on hésite véritablement entre l’indignation et le dégoût. On ne sait de quoi s’étonner davantage, ou de ces paradoxes inouïs ou de ces blasphèmes insolents. Qui ne serait révolté de ce rapprochement établi entre une courtisane et Jésus-Christ ? entre son amour banal et l’amour ineffable que le divin martyr portait à tous les hommes ? Par quel renversement d’idées et quel odieux jeu de mots, essaie-t-on de confondre l’amour humain, l’attrait d’un sexe pour l’autre, avec cette sublime vertu, la charité chrétienne ?

La sanctification de l’amour est si bien dans l’esprit de la littérature contemporaine, que ceux qui ne vont pas jusqu’à l’identifier avec la charité chrétienne, essaient encore de le transformer en un acte religieux. Qu’on lise par exemple cette pieuse exhortation : « Ô mon ami, lorsque vous serrez dans vos bras nus une belle et robuste femme, si la volupté vous arrache des larmes, si vous sentez sangloter sur vos lèvres des serments d’amour éternel, si l’infini vous descend dans le cœur, ne craignez pas de vous livrer, fussiez-vous avec une courtisane : vous êtes toujours devant Dieu. Vous accomplissez son grand œuvre ; il crée en vous, vous êtes sa main droite. Ne retenez pas les prières qui vous viennent à la bouche pendant le sacrifice : ce sont là les autels où il veut être compris et adoré 114. »

 

Que si, du milieu de ces mystiques débauches d’esprit, on dégage la thèse morale, elle se réduit à ceci : l’amour est la même chose que la vertu ; la passion est identique au devoir ; elle dérive de la même source, et obéit aux mêmes lois. Il faut s’arrêter ici : nous sommes parvenus aux dernières extrémités du sophisme.

VIII. La réhabilitation par l’amour

Il nous reste, pour épuiser ce grand sujet de l’amour, à signaler une théorie qui tient une large place dans le roman et le drame modernes, et que l’un et l’autre ont exploitée avec un déplorable succès : c’est la théorie de la réhabilitation par l’amour.

De cette vieille anecdote de la courtisane amoureuse, sujet si souvent traité par les poètes et les conteurs, mais où ils n’avaient vu jusqu’alors qu’un des curieux chapitres de la passion humaine et un motif de gracieux tableaux, le roman et le théâtre modernes ont fait une sorte de mythe, un symbole philosophique. Ils ont érigé le fait exceptionnel en fait général, et le fait général en maxime ; à savoir, que l’amour a en lui une force réparatrice, une vertu purifiante ; qu’il efface les souillures et rend à l’âme son innocence perdue.

C’est à l’auteur de Marion Delorme qu’appartient l’honneur d’avoir introduit cette théorie morale dans notre littérature : son vers célèbre en est resté comme la formule proverbiale :

« …… Ton souffle a relevé mon âme,
« Mon Didier ! Près de toi, rien de moi n’est resté,
« Et ton amour m’a fait une virginité 115. »

Ce type de la courtisane purifiée, réhabilitée par l’amour, le même écrivain l’a repris et développé dans Angelo, où il le revêt de tant de grandeur morale, de noblesse, d’héroïsme, que tous les autres caractères du drame pâlissent devant lui.

L’idée a grandi depuis lors ; et dans les dernières années qui viennent de s’écouler, il est peu de données dramatiques que la littérature ait plus mises en œuvre.

« Aimer, c’est racheter mes fautes », dit Fernande la courtisane, dans le roman de ce nom de M. Alexandre Dumas116 ; et le livre tout entier n’est guère que le commentaire de cette pensée.

« Je suis une honnête femme : j’aime », dit de même la fille de joie Musidora, dans Fortunio 117.

M. de Balzac reproduit la même thèse : « Courtisane trompeuse, Esther eût joué la comédie : mais, redevenue innocente et vraie, elle pouvait mourir118. »« Ce n’était plus une courtisane, mais un ange qui se relevait d’une chute 119. »

 

Un drame et un roman, dus tous deux à la même plume et portant le même titre (La Dame aux camélias), ont donné récemment à cette thèse morale un éclat nouveau de popularité, ou pour mieux dire de scandale.

Le drame procède par courtes maximes : « L’innocence des femmes appartient à leur premier amour, et non à leur premier amant120. »« Un peu d’amour rend à une femme sa chasteté perdue121. » C’est le mot de Marion Delorme.

Le roman développe la théorie : « Je suis tout simplement convaincu d’un principe, qui est que, pour la femme à qui l’éducation n’a pas enseigné le bien, Dieu ouvre presque toujours deux sentiers qui y ramènent. Ces deux sentiers sont la douleur et l’amour 122. »

La douleur ! il est vrai, elle est mère du repentir, et c’est par elle souvent que nous revenons au bien. Mais l’amour ?

Qu’il y ait dans l’amour sincère et profond un principe d’élévation, une puissance morale qui arrache l’âme aux grossières sensualités, à la débauche, au vice brutal ; que la passion la revivifie quelquefois, la transforme et comme une flamme y consume les impuretés vulgaires ; cela ne peut se nier : et c’est, sans nul doute, un phénomène moral digne d’intérêt et d’étude, qu’une passion grande et vraie remplaçant toutes les passions artificielles et fausses ; qu’un sentiment généreux donnant tout à coup du ressort à une âme dégradée, y faisant éclore de nobles instincts et des pensées de dévouement.

En ce sens, on peut dire que l’amour purifie et relève. Mais de voir, dans une passion de ce genre, l’absolution d’un passé infâme, le rachat de toutes les fautes, l’expiation de tous les débordements, voilà qui blesse la raison et révolte la conscience ! D’ériger cet amour, si profond et si désintéressé qu’il soit, en mérite, en vertu, voilà ce qu’il est étrange, inouï d’avoir imaginé !

C’est pourtant ce que nous avons vu ; et ici encore, à l’appui de leur doctrine, le roman et le drame modernes ont invoqué l’autorité de l’Évangile. Ils affectionnent cette sorte d’argument.

« Le christianisme est là, continue l’auteur de la Dame aux camélias dans le passage cité tout à l’heure, avec sa merveilleuse parabole de l’enfant prodigue, pour nous conseiller l’indulgence et le pardon. Jésus était plein d’amour pour ces âmes blessées par les passions des hommes, et dont il aimait à panser les plaies, en tirant le baume qui devait les quérir des plaies elles-mêmes. Ainsi il disait à Madeleine : “Il te sera beaucoup remis parce que tu as beaucoup aimé” ; sublime pardon qui devait éveiller une foi sublime123 »

Cette histoire de Madeleine, et les paroles qui lui sont adressées par le Christ, c’est là un thème sur lequel revient volontiers notre littérature et qu’elle reproduit à satiété.

Le drame de la Dame aux camélias se termine par ces mêmes mots : « Dors en paix, Marguerite. Il te sera beaucoup pardonné parce que tu as beaucoup aimé124. »

Dans un roman de Mme Sand, on lit aussi : « Vous vous êtes dit que les femmes comme moi avaient une sorte de grandeur incomprise ; qu’elles se rachetaient devant Dieu par la puissance de leurs affections, et que, comme à Madeleine, il leur serait beaucoup pardonné parce qu’elles ont beaucoup aimé125. »

Voici enfin comment, dans le Juif errant, le prêtre selon le Christ s’exprime : « Le Christ n’a-t-il pas intercédé auprès de son père pour la Madeleine pécheresse et la femme adultère ? Pauvres créatures, il ne les a pas repoussées, il ne les a pas maudites, il les a plaintes, il a prié pour elles, parce qu’elles avaient beaucoup aimé 126. »

Étrange interprétation de l’Évangile ! Jésus pardonne à la pécheresse qui se repent, qui l’implore à genoux et arrose ses pieds de larmes et de parfums. Mais quoi ! est-ce pour avoir beaucoup aimé les fils des hommes qu’il lui pardonne, ou pour aimer beaucoup le Fils de Dieu ? Il y a là en vérité une indigne et détestable équivoque. On joue sur les mots ; on fausse et on frelate d’une odieuse façon la parole divine. On lui fait absoudre, que dis-je ? on lui fait préconiser l’amour humain, et placer le mérite dans ses excès mêmes et ses déportements, quand c’est l’amour divin qu’elle enseigne et dont elle veut montrer l’excellence et le prix inestimable devant la miséricorde suprême.

Non, sophistes qui voulez faire l’Évangile complice de votre commode morale ; non, Jésus ne tire pas, comme vous le dites, des plaies mêmes de ces âmes blessées le baume qui les guérit. Non : ce baume vient de Dieu, il ne vient pas des passions humaines. La passion ne se sert pas d’antidote à elle-même. On ne fait pas plus de la vertu sérieuse et solide avec la passion et ses délires, qu’on ne fait de l’ordre avec le désordre. Une inspiration généreuse, un sacrifice héroïque, voilà ce que l’amour peut produire. Cela est très dramatique, cela même peut être très grand et très beau. Mais ce sont là des élans impétueux, des mouvements violents et passagers de l’âme. Laissons aux choses leur caractère et leur nom. Tout dévouement est louable ; mais ne mettons pas sur la même ligne l’amour qui se sacrifie et le devoir qui s’immole. Quoiqu’on fasse, l’un sera toujours de l’amour ; l’autre seul est de la vertu.

Chapitre II. Morale privée (suite). — Esprit général de la littérature contemporaine

Une littérature, nous avons déjà fait cette observation, peut influer sur les mœurs de plus d’une manière. Elle influe sur les mœurs sans aucun doute par les principes qu’elle émet, par les théories morales qu’elle formule : c’est ce qu’on peut appeler l’action directe de la littérature. Mais il y a pour la littérature un autre mode d’action qui, pour être indirect, n’est pas moins efficace. Selon qu’elle nous représente des objets beaux ou laids, selon qu’elle nous intéresse à des héros dignes d’admiration ou de mépris, à des actions nobles ou honteuses, on peut dire que son influence est salutaire ou funeste. Elle développe en effet en nous, par une loi de sympathie secrète, des idées analogues aux objets qu’elle nous montre, des sentiments conformes aux sentiments qu’elle exprime : l’âme humaine est comme un instrument qui vibre et s’anime aux vibrations d’un instrument voisin. C’est ce qu’on peut appeler l’influence indirecte de la littérature.

« Un ouvrage est moral, dit justement Mme de Staël, si l’impression qu’on en reçoit est favorable au perfectionnement de l’âme La moralité d’un roman consiste dans les sentiments qu’il inspire127. »

Dépouillée de la forme dogmatique, la mauvaise littérature n’en est peut-être que plus dangereuse : c’est le poison habilement mêlé à un breuvage agréable, et dont on s’enivre sans défiance.

On ne persuade pas facilement aux hommes que la morale est un mot, la liberté une chimère, le devoir un préjugé, et qu’il n’y a, en ce monde, nulle différence entre le vice et la vertu. Quelque chose qui heurte moins la conscience, qui s’insinue plus doucement et s’accepte plus volontiers, c’est une littérature qui, sans afficher des principes immoraux, en a mis l’empreinte profonde dans toutes ses productions ; qui, sans enseigner ouvertement des doctrines perverses, répand des idées fausses et suggère des sentiments mauvais.

À l’exposé que nous venons de faire des principales erreurs doctrinales professées par notre littérature, nous devons donc ajouter ici le tableau des altérations qu’elle a causées dans ces idées générales et ces sentiments naturels qui forment comme le fond de la moralité humaine. On connaîtrait imparfaitement, sans cela, et son caractère malfaisant et l’étendue des ravages qu’elle a faits.

Jusqu’ici nous avons peu parlé du théâtre, quoique le théâtre tienne une place considérable dans notre littérature et ait exercé une grande influence sur nos mœurs. C’est que le théâtre ne dogmatise guère : sa philosophie est toute de sentiment ; sa morale est toute en action. Il agit plus sur la foule par l’émotion que par la pensée, et c’est là justement ce qui fait sa puissance128. Du point de vue nouveau où nous voulons nous placer, nous allons voir le théâtre reprendre son importance, et souvent occuper le premier rang.

Qu’il s’agisse au surplus du drame ou du roman, nous verrons partout la littérature obéir à la même inspiration ; tantôt excitant dans les âmes des émotions malsaines, tantôt exaltant les imaginations déréglées et les sensibilités maladives. Mais par où elle s’est montrée le plus corruptrice, c’est par le désordre qu’elle a jeté comme à plaisir dans les notions du bien et du mal, par le mélange adultère qu’elle a fait des idées les plus opposées, des sentiments les plus inconciliables. Elle a déplacé en quelque façon les pôles du monde moral. Elle a mis en haut ce qui était en bas ; elle a exalté ce que l’humanité avait jusqu’à présent flétri ; elle a proclamé beau et grand ce que le bon sens avait toujours tenu pour petit et pour laid, prenant pour devise le mot des sorcières de Macbeth :

Fair is foul, and foul is fair , — le beau est horrible et l’horrible est beau. Elle a intéressé au mal, au vice, à tout ce qu’il y a de vil, de hideux et de repoussant. Elle a fait rire de ce qui est triste, et amusé de ce qui est odieux. En un mot, elle a mis l’anarchie dans les idées morales, et avec l’anarchie le doute et les ténèbres.

I. Confusion des idées de bien et de mal

Une poétique paradoxale, qui s’annonçait comme devant régénérer l’art et retremper à des sources nouvelles l’inspiration épuisée, commença, il y a vingt-cinq ou trente ans, de pousser la littérature française dans une voie qui n’a pas été moins funeste à l’art qu’à la morale. Après s’être essayée dans les libres fantaisies du roman, cette poétique tourna particulièrement vers la scène l’effort de sa réformation, et la remplit pendant quelque temps de l’éclat de ses malencontreuses entreprises.

Faute du génie qui pour plaire et émouvoir n’a besoin que du simple et du vrai, le drame moderne chercha le succès dans le faux et l’exagéré. Impuissant à comprendre et à reproduire la nature réelle, il se fit une nature à lui, toute de convention : il créa des personnages qui n’appartenaient point à l’humanité ; il leur donna des caractères étranges, exceptionnels, contradictoires, alliant en eux la grandeur et la bassesse, l’ignominie et la vertu, la turpitude et le dévouement.

Tantôt il plaça le plus pur et le plus touchant des sentiments humains, l’amour maternel, dans le cœur d’une empoisonneuse, d’une femme souillée d’adultères et d’incestes129. Tantôt il mit la plus haute vertu, la plus sublime abnégation dans l’âme d’une femme perdue, d’une courtisane130. D’autres fois il se plut à nous montrer, comme un contraste piquant, l’infamie sous la pourpre royale, et l’héroïsme paternel sous la livrée d’un misérable fou qui se fait un jeu de corrompre son maître131.

Sans doute l’homme est plein d’abîmes et de contrastes ; sans doute des inspirations généreuses peuvent éclore parfois dans des âmes livrées au mal. Mais la nature humaine n’admet point ces monstrueuses alliances de la suprême vertu avec la suprême corruption. Il y a là bien autre chose qu’une bizarrerie ; il y a une impossibilité morale. À une certaine profondeur dans le mal on ne trouve plus la vertu, de même que dans les cavernes infectes, au-delà d’un certain degré, la flamme s’éteint.

Vous prétendez offrir par là aux hommes un grand enseignement moral, montrer comment une seule vertu relève la bassesse ou purifie le crime ? Morale facile, peut-on répondre d’abord. « La leçon qui sortait de la tragédie ancienne, dit un critique éminent, c’était l’idée qu’il ne fallait qu’une seule mauvaise passion pour perdre une âme ; leçon austère et dure qui fait trembler l’homme sur sa fragilité et qui lui inspire un scrupule et une surveillance perpétuelle La leçon morale qui sort de nos drames modernes, c’est qu’il ne faut qu’une seule bonne qualité pour excuser beaucoup de vices ; leçon indulgente et qui met le cœur de l’homme fort à l’aise132. »

Il faut dire plus : étaler sur le théâtre ces odieuses associations d’idées contradictoires, de sentiments incompatibles, ce n’est pas exalter la vertu, c’est en souiller l’image et en profaner le nom. Vous n’avez pas relevé moralement Lucrèce Borgia ; mais vous avez outragé le plus noble sentiment du cœur humain en l’accouplant à tant d’horreurs. Vous n’avez pas purifié la Tisbé, ni corrigé, comme vous le dites, un fait social absurde 133, mais vous avez une fois de plus réhabilité la courtisane ; vous avez blessé toutes les notions morales, en élevant la fille de joie au plus haut degré de la vertu, et en affectant de tout rabaisser autour d’elle.

 

Le roman ne tarda pas à appliquer à son tour la poétique nouvelle. La Esméralda, la bohémienne angélique, a eu son pendant exagéré encore, dans Fleur de Marie 134, la Goualeuse, la prostituée des quartiers immondes qui garde, dans la fange où elle vit, la candeur virginale et la sainte simplicité du cœur.

Lucrèce Borgia et le fou Triboulet ont servi de modèle au Vautrin du roman et du drame135, cet ignoble forçat en qui triomphent si insolemment le vice doublé d’astuce, le crime soutenu par l’audace, et qui nourrit dans cette effrayante dépravation un inexplicable sentiment de dévouement, d’amour quasi-paternel pour un jeune homme dont il a fait son fils d’adoption. Vautrin aussi est pour ce jeune homme une providence maternelle 136. Vautrin aussi, le voleur, le faussaire, l’assassin, porte au front, grâce à cette affection étrange, le sceau de la grandeur morale. « Oh ! que vous devez être grand, s’écrie la vraie mère, pour avoir accompli la tâche d’une mère137 ! »

 

La confusion a été telle dans les idées morales, la distinction du bien et du mal est devenue si obscure, que romanciers et dramaturges en sont venus à les mêler la plupart du temps ensemble et à prendre presque indifféremment l’un pour l’autre. Ils les combinent à des doses diverses, comme les chimistes combinent leurs acides et leurs sels : ils mettent à côté de leurs vertus des calculs infâmes ; ils recouvrent leurs corruptions de la robe d’innocence, et ils continuent d’appeler cela des noms d’innocence et de vertu.

Voyez par exemple ce qu’il y a sous leurs dévouements les plus beaux.

Jacques se tue par héroïsme, nous dit-on. Mais dans quelle pensée ? Pour laisser le champ libre à l’amour adultère de sa femme. Que voilà de la vertu bien entendue et de l’héroïsme bien placé138 !

Le père Goriot se dépouille pour ses filles. Mais à quelle fin ? Pour faciliter les relations adultères de l’une d’elles et la rapprocher de son amant139. Et voilà l’homme dont le roman fait la personnification sublime de l’amour paternel. Ce père qui se fait l’entremetteur des débauches de sa fille, on l’appelle, par un blasphème odieux, le Christ de la paternité 140.

Poursuivez, et après avoir vu la vertu se faire complice du crime, le dévouement se mettre au service de la dépravation, vous allez voir, l’un après l’autre, tous les sentiments naturels faussés ou souillés par de honteux mélanges.

Ici, c’est la pureté de la vierge entachée dans sa fleur par une précoce corruption, et formant ce composé monstrueux que le romancier appelle une virginité savante 141.

Plus loin, dans le même livre, c’est l’innocence de la jeune fille stipulant à quelles conditions elle se livre ; c’est la maternité déshonorée par de honteux calculs142.

Entrez à ce théâtre où, après cent représentations, le même drame attire la foule. Quelle tranquillité dans le vice ! Quelle candeur dans l’adultère ! Là, le libertinage a un air d’innocence et d’ingénuité qui ferait presque douter si la conscience dit vrai.

« Je vais partir, dit la femme adultère à son amant ; je vais aller trouver ta mère ; je lui demanderai d’être la mienne. Il est des affections si vraies que, sans se connaître, elles se reconnaissent pour sœurs en se rencontrant143. »

N’admirez-vous pas cet amour adultère assimilé, égalé à l’amour maternel ? la corruption qui se dit sœur de la vertu, et qui, n’ayant plus la conscience d’elle-même, se tient pour aussi pure, aussi noble qu’elle, pour aussi digne qu’elle d’hommages et de respects ? Et n’entendez-vous pas d’ici les applaudissements de la foule qui lui donnent raison ?

Tout à côté, voici un drame qui nous représente une jeune fille pure et candide, acceptant de l’homme qui l’aime une position qui l’assimile à une femme entretenue ; et ce même homme, plein de générosité et de délicatesse, faisant un pacte honteux avec un aventurier pour que cette femme soit livrée à sa discrétion144.

Sur une autre scène, on nous montre une fille qui a commis une faute, qui l’expie, il est vrai, avec courage et résignation, mais qu’on affecte d’exalter comme la suprême et incomparable vertu. « Est-ce qu’il est digne d’elle, votre garçon ? dit le père de Claudie, parlant de Sylvain. Qu’il soit honnête homme et bon ouvrier tant qu’il voudra, est-ce qu’il a montré sa vertu par des épreuves comme les nôtres145 ? » Je veux bien que l’épreuve rachète la faute, mais je n’aime pas qu’on triomphe de sa faute. Louez celui qui s’est relevé de sa chute : ne le mettez pas au-dessus de celui qui a su se préserver d’une chute pareille. « Ne parlons pas toujours, dit Bossuet, du pécheur qui fait pénitence, ni du prodigue qui retourne dans la maison paternelle… Cet aîné fidèle et obéissant qui est toujours demeuré auprès de son père, avec toutes les soumissions d’un bon fils, mérite bien aussi qu’on loue sa persévérance146. »

 

L’amour, cette passion qui fait le fond éternel de la littérature et qu’elle devrait, ce semble, ennoblir et déifier, l’amour lui-même n’a pas échappé à ses souillures. Comme la vertu, elle se plaît à le mêler à l’infamie, à l’associer à toutes les abjections. Pourvu qu’il soit violent, peu lui importe qu’il soit vil. Plus son objet sera dégradé, plus elle le donnera comme sublime : « Ma conduite est vile, dit Leoni à Juliette, mais mon cœur est toujours noble… Avec un homme de mœurs régulières, tu ne serais qu’une honnête femme ; avec un homme tel que moi, tu es une femme sublime 147. » Desgrieux toujours trahi et toujours captivé par une fille charmante et corrompue, excite l’intérêt et la pitié, comme toute peinture profonde de la passion humaine : mais il ne se donne pas pour sublime, il se contente d’être vrai dans son incurable faiblesse. Juliette n’est ni sublime ni vraie ; elle n’intéresse ni n’émeut ; elle révolte plutôt. Son amour au lieu de la relever la dégrade. Ce n’est plus qu’une folie honteuse, une fièvre délirante. J’ajoute que dans l’œuvre de l’abbé Prévost, l’expiation vient à la fin, et que les pathétiques douleurs du dénouement purifient les tableaux qui précèdent. Dans le roman de Mme Sand, au contraire, vous ne traversez une longue suite de turpitudes et d’infamies que pour aboutir à l’apothéose du vice et le voir, à la dernière scène, triomphant de la raison, du devoir et de la pudeur. Écoutez, au surplus, le roman dire lui-même comment il comprend l’amour :

« Crois-tu qu’il y ait autre chose dans la vie que l’amour ? Pour moi, je ne le crois pas… Ah ! quand Dieu nous l’accorde sur la terre, ce sentiment profond, violent, ineffable, il ne faut plus, Juliette, désirer ni espérer le Paradis, car le Paradis, c’est la fusion de deux âmes dans un baiser d’amour. Et qu’importe, quand nous l’avons trouvé ici-bas, que ce soit dans les bras d’an saint ou d’un damné 148 ? »

II. Grandeur du mal

Autant l’art élève notre âme et la dispose aux généreuses pensées par la contemplation du beau et du bien, autant il l’abaisse et développe en elle les sentiments mauvais, quand il expose à ses yeux la laideur morale et s’efforce d’ennoblir le mal. « Comme on se gâte l’esprit, on se gâte le sentiment », a dit Pascal. Cette sorte de pervertissement du sens intime a été largement pratiquée par notre littérature contemporaine ; et ses admirations dépravées n’ont pas moins altéré la moralité publique que ses fausses maximes.

Ni le beau, ni le vrai, ni le bien moral n’étaient plus l’idéal auquel elle aspirait. Étonner l’esprit, frapper les imaginations, émouvoir fortement, c’était là toute sa poétique. Peu importait le faux, pourvu qu’il fût étrange ; le laid, pourvu qu’il fit peur ; le mal, pourvu qu’il fut fort.

La force, ce fut là son idéal ; et, comme à son gré il n’y avait dans l’obéissance au devoir que faiblesse et imbécillité, elle plaça le sublime de la force dans la révolte contre toutes les lois divines ou humaines.

Les brigands de Schiller et plus tard les héros de Byron avaient donné la vogue à ce type poétique, où l’idée du crime se trouvait associée à l’idée de grandeur morale et de supériorité intellectuelle. Notre littérature, érigeant ces excentricités en système, en vint à voir dans tout vice un signe de force, et dans tout brigand un grand homme.

Antony fut au théâtre une des personnifications les plus éclatantes de ce système : héros vaniteux et déclamateur, homme sans loi et sans cœur, plein d’une haine féroce contre la société, chez qui la passion a l’accent de la fureur, chez qui l’amour rugit comme un instinct sauvage, et qui, acharné à sa proie jusqu’à la persécution et presque au viol, couronne son œuvre de brutalité par l’assassinat !

Que lui importe le meurtre ? « Un meurtre peut vous rendre veuve, dit-il à Adèle d’Herney… Je puis le prendre sur moi, ce meurtre. Que mon sang coule sous ma main ou sous celle du bourreau, peu m’importe… Il ne rejaillira sur personne et ne tachera que le pavé149. »

Voilà, par excellence, le héros du drame et du roman modernes : voilà le type qu’ils se plaisent à orner de tous les prestiges de l’esprit et de la beauté.

Cette théorie étrange qui poétise le mal et se prosterne devant la force ; cette admiration stupide, qui prend pour de l’héroïsme l’excès de l’audace ou de la perversité, on la retrouve partout dans les productions les plus populaires de notre littérature contemporaine. À chaque pas vous y rencontrez de ces héros hasardeux, archanges foudroyés, empreints d’une grandeur satanique, filous magnanimes, bandits généreux, assassins sublimes, qui sortent du bagne pour monter au Panthéon.

Qu’est-ce que le Trenmor de Lélia ? Un forçat au cœur héroïque, à la noble intelligence, que la société a frappé et qui se relève pour protester contre elle. Qu’est-ce que Leone-Leoni ? Un infâme escroc, doué d’un génie fascinateur et d’une âme immense 150. Qu’est-ce qu’Isidora et ses pareilles ? Des courtisanes, des femmes perdues ou déclassées ; mais des natures d’élite, les plus beaux et les meilleurs êtres de la création 151.

M. de Balzac est peut-être de tous nos écrivains celui dont il est le plus vrai de dire que son idéal a été la force. De la vérité humaine, de la beauté poétique, de l’élévation morale, il s’en soucie peu pour ses héros : il lui suffit qu’ils soient forts. Qu’ils soient forts dans le vice, qu’ils soient audacieux dans le mal, par cela seul à ses yeux ils sont grands et dignes d’admiration. Au lieu de peindre l’homme meilleur, il ne s’est préoccupé que de le peindre plus fort. Ne voyant dans l’homme qu’une force, il a déployé cette force à outrance, au mépris de toute raison et de toute morale, dans les libertins et les roués, dans les calculateurs et les égoïstes, dans les scélérats et les monomanes.

Nous ne pouvons rappeler que quelques exemples. Un des plus caractéristiques est le personnage principal des Deux Frères, Philippe Brideau. Philippe, le soudard grossier, l’escroc, le débauché, le fils ingrat et sans cœur, est une figure que le romancier s’efforce d’agrandir et de poétiser par l’audace, le sang-froid, l’intrépidité. On voit qu’il se complaît dans sa création, et qu’il veut enlever l’admiration du lecteur pour cet homme si fort « dont le regard plombe les imbéciles ».

Ce qu’il y a de plus bas au monde, la débauche, si vous y jetez la force, va devenir poétique à ses yeux. « La débauche est certainement un art, comme la poésie, et veut des âmes fortes 152 »

Quant au crime, il éveille en lui l’idée du sublime. « Ah ! quelquefois le crime doit être tout un poème, je l’ai compris153. » Cette poésie du crime, M. de Balzac l’a incarnée dans un de ses personnages favoris, dans cet abominable Vautrin dont il a dessiné la hideuse figure avec tant d’amour, qui reparaît si obstinément dans plusieurs de ses longs romans, et où nous avons eu déjà occasion de signaler l’alliance du plus pur dévouement et de la plus profonde perversité.

Vautrin, en effet, Vautrin le forçat est l’homme fort par excellence. Vautrin, le roi du bagne, est grand par l’intelligence, par la volonté, par l’audace, par l’énergie indomptable avec laquelle il lutte contre la société : Vautrin est un héros 154.

Lucien ne peut « exprimer toute son admiration pour un caractère que lui seul pouvait apprécier155 » ; pour cet homme « doué d’une force d’âme qui le rongeait, pour ce personnage ignoble et grand, obscur et célèbre156 ».

« En ce moment, Collin (c’est le même que Vautrin), devint un poème infernal où se peignirent tous les sentiments humains. — Le bagne… avec son épouvantable grandeur fut tout à coup représenté par cet homme.

« … Il voyait le monde comme un océan de boue. Il ne s’y commet que des crimes mesquins : Vautrin est plus grand 157. »

Citons enfin un roman très connu où se trouve formulée, d’une façon toute dogmatique, cette thèse que le crime a en lui quelque chose de grand, et qu’il est le propre des âmes supérieures.

On lit dans les Deux Cadavres de M. Frédéric Soulié : « Disons-le donc, la loi a été de tout point hors de la justice et du bon sens ; et avançons que celui-là vaut mieux qui peut concevoir, méditer et préparer une vengeance pendant de longues années, que l’étourdi qui, sous le coup de sa colère, frappe sans voir et sans savoir. Celui-là est un homme d’une précieuse nature, à qui une pensée peut rester longtemps au cœur, y mûrir, s’y étendre et s’y accomplir comme elle a été résolue ; et celui-ci est une méprisable créature qui fait au hasard tout ce qu’il fait, sous l’inspiration qui ne lui laisse ni concevoir, ni méditer, ni diriger son action. Et si cela est vrai, gardez à la nature supérieure sa supériorité, même quand elle arrive au crime, et puisque la loi avait à faire un choix entre ces deux hommes, elle aurait dû au moins conserver le mieux constitué 158. »

Cette théorie, neuve assurément en droit pénal, l’auteur la met en action dans son livre. Richard, son héros, est sur le point de commettre un attentat odieux sur sa cousine qu’il aime : « Une minute de doute et de silence se passa. De quel côté fut la victoire ? Est-ce l’amour, est-ce la vengeance qui l’emporta ?… Il ne choisit pas, mais il jeta son amour dans sa vengeance pour qu’elle fut plus affreuse et plus complète. Une fois qu’il eut mis le pied dans le crime, il voulut y nager, et rêva qu’il rendrait son attentat respectable s’il le faisait immense 159. »

III. Spectacle du mal

La peinture du mal, sous toutes ses formes, semble avoir été le sujet de prédilection de notre littérature contemporaine. Ce que le vice a de plus hideux, la corruption de plus bas, le crime de plus effrayant, elle en a fait ses délices et s’est plu à le reproduire.

Depuis les scènes fantastiques et lugubres de Bug-Jargal et de Notre-Dame de Paris, cette tendance a été de jour en jour s’exagérant jusqu’à atteindre les dernières limites de l’horrible. Mais ce qui n’avait été chez l’auteur de Han d’Islande que l’application d’une théorie nouvelle de l’art, de ce qu’on pourrait appeler la poétique du laid, se transforma chez ses successeurs en doctrine philosophique : telle fut du moins la prétention qu’ils affichèrent., ou l’excuse dont ils se couvrirent.

Ainsi l’un de nos plus célèbres romanciers, M. Eug. Sue, avait pris à tâche dans ses premiers ouvrages, de célébrer le triomphe du mal ici-bas : le vice partout heureux et honore, la vertu toujours méconnue et opprimée ; c’est là la thèse qu’il avait entrepris de démontrer.

Cette thèse, il la justifiait par cet étrange raisonnement que, mieux on établit l’incompatibilité de la vertu et du bonheur en ce monde, mieux on prouve par là même la nécessité d’une vie future qui rétablisse l’équilibre et venge la justice divine. En logique pure, cet argument peut avoir sa valeur. Mais la logique pure tient-elle contre les vives impressions de l’imagination ? Et n’est-ce pas railler que de prétendre, avec de subtils syllogismes déduits dans une préface, contrebalancer l’effet des tableaux désespérants qu’offre le roman ?

Pourquoi exagérer encore ce qu’il y a de dur dans la condition humaine ? Pourquoi faire le vice plus heureux, la vertu plus difficile qu’ils ne le sont réellement ? Si c’est un danger de tromper l’homme en lui montrant la route du bien trop douce et trop unie, c’en est un bien plus grand de le décourager en la lui montrant plus ardue et plus douloureuse que Dieu ne l’a faite.

Quel sujet révoltant que celui d’Atar Gull : une vengeance implacable poursuivie, accomplie avec la plus atroce cruauté, et se couvrant de si belles apparences qu’elle passe pour un dévouement sublime ! Quelle dérision odieuse que ce prix de vertu dérobé par une abominable hypocrisie ! N’est-ce pas là insulter à la conscience, et donner raison à l’égoïsme ?

Quel scepticisme desséchant et haineux chez ce Szaffie de La Salamandre ! Et comment ne pas être, au bout de ce triste récit, tenté de dire, comme le fils du brave et malheureux Pierre Huet :

« C’est vrai : vice, crime, infamie, voilà les seules choses qui ne trompent jamais160… »

Nous ne finirions pas si nous voulions rappeler toutes les figures de ce genre tombées de la plume du même écrivain. Qui n’a encore présents à l’esprit tant d’effroyables personnages de Mathilde, des Mystères de Paris, du Juif errant, de vingt autres ouvrages trop connus ? Si, dans ces derniers romans, l’auteur a déserté sa vieille théorie du triomphe du mal, il a gardé le goût de la peinture du mal. Il s’y est livré même avec une sorte de passion et d’ivresse. Il a accumulé dans ses tableaux tous les vices, tous les attentats, toutes les horreurs qui se peuvent découvrir dans les bas-fonds fangeux de la société. La réalité même ne lui a pas suffi, et aux monstruosités réelles il a ajouté des monstruosités imaginaires.

Un autre conteur de ce temps-ci, Frédéric Soulié, semble avoir voulu disputer à M. Eugène Sue le domaine de l’horrible. Les Mémoires du Diable, Les Quatre Sœurs, Les Drames inconnus, il suffît de rappeler le titre de ces romans. C’est toujours la même histoire sous des titres différents ; toujours le même tableau dans des cadres peu variés ; c’est-à-dire le monde peint comme une caverne de brigands, la société représentée comme composée de fripons et de dupes, de victimes et de bourreaux ; toutes les femmes adultères, tous les hommes vils ou féroces ; un incroyable entassement de crimes possibles et impossibles, d’horreurs invraisemblables, de dépravations sans nom. Pour Frédéric Soulié, comme pour M. Eugène Sue dans ses premiers romans, la loi de ce monde, c’est le triomphe du mal. Le vice règne ici-bas. Bien plus : à l’en croire, le bonheur et l’estime sociale dont jouit un homme sont toujours en raison directe de sa corruption. Sa misère et son opprobre donnent la mesure exacte de sa vertu. Beau criterium moral, n’est-il pas vrai ? Doctrine bien faite pour relever le culte du bien et fortifier les âmes défaillantes !

Les noms de M. Eugène Sue et de Frédéric Soulié se sont présentés à nous tout d’abord, tant à raison de la grande popularité dont leurs écrits ont joui qu’à cause du caractère systématique qu’y affecte souvent l’idée du mal ; mais bien d’autres noms doivent s’ajouter aux leurs. Stendhal (Henri Beyle) était entré avant eux dans cette voie. Ses romans les plus célèbres, Le Rouge et le Noir, La Chartreuse de Parme, sont de prétendues peintures de la société qui feraient prendre la société en dégoût et en horreur. Le premier de ces deux ouvrages, particulièrement, porte la marque d’une détestable inspiration ; on y sent à la fois le mépris de l’homme et la haine de toute religion ; c’est le pessimisme amer de Candide, allié à une sorte de fureur antichrétienne ; toute l’âcreté, tout le fiel de Voltaire, moins sa gaîté, son esprit et sa grâce.

Déjà nous avons eu occasion de signaler M. de Balzac comme le disciple et le continuateur de Beyle : ici surtout cette filiation intellectuelle est manifeste. Sauf la passion irréligieuse qui n’était plus de son temps, l’auteur de La Peau de Chagrin a peint en général la société sous les mêmes couleurs que l’auteur de Rouge et Noir. Même scepticisme moral, même pessimisme désespérant. C’est encore la thèse du triomphe du mal ; mais en l’introduisant dans la peinture des mœurs familières, en la ramenant aux proportions de la vie ordinaire et dans le cadre de notre société bourgeoise, l’auteur du Père Goriot lui a donné un caractère de vraisemblance et imprimé en quelque sorte un cachet de réalisme qui la rend encore plus cruelle et plus malfaisante.

On peut faire ce reproche à M. de Balzac, qu’il a presque toujours vu et peint l’homme en laid. Les laideurs qu’il rencontre, non seulement il aime à les étaler, mais il les outre, il les exagère à plaisir. Ce qu’il y a de hideux, de repoussant, il le fait encore plus repoussant et plus hideux qu’il n’est. Lui aussi s’est plu à créer des personnages monstrueux et difformes, à entasser les infamies et les saletés. Quelles turpitudes accumulées dans ces romans qui s’appellent Le Père Goriot, Les Deux Frères, Splendeurs et Misères des Courtisanes, Les Illusions perdues, La Dernière incarnation de Vautrin, etc., etc. ! Quel monde que celui qui s’agite dans ces deux ouvrages, Les Parents pauvres et Les Paysans ; le premier, où l’on va avec tel personnage au comble de la corruption cynique ou de la haine atroce, avec tel autre aux dernières extrémités de l’ignominie et de la dégradation ; le second, où l’auteur a transporté dans les campagnes cette même population de fripons, d’hypocrites, de voleurs, qu’il nous avait déjà montrée dans les villes ! Un effroyable assemblage de tous les vices et de toutes les abjections, voilà l’homme tel que le peignent nos romanciers ; des infamies qui font monter le rouge au front, quand elles ne donnent pas des nausées, voilà les inventions où leur fantaisie se joue : c’est dans cette fange qu’ils vont chercher de quoi réveiller la curiosité d’un public indolent ou blasé.

 

Le théâtre a eu recours aux mêmes ressources. Il a exploité tous les genres de l’horrible. Il a épuisé toutes les atrocités de l’histoire ; il a produit à la lumière de la scène toutes les sombres créations du roman, et jusqu’aux grands crimes dont s’était émue la curiosité contemporaine. Il faudrait quasi citer tous les drames et mélodrames joués depuis trente ans, pour donner une idée de cette littérature. Nous avons eu déjà occasion de parler des œuvres dramatiques qui ont inauguré dans l’art moderne cette ère de véritable décadence : Lucrèce Borgia, Le Roi s’amuse, Marie Tudor, Angelo, Antony. À ces œuvres principales, il faudrait ajouter ces innombrables pièces auxquelles on a donné le nom commun de Théâtre du Boulevard, où l’extravagance le dispute souvent à l’horreur, et dont les scènes hideuses attiraient chaque soir une foule avide et palpitante : Trente ans ou la vie d’un joueur, Richard d’Arlington, Térésa, Dix ans de la vie d’une femme, Victorine, La Cure et l’Archevêché, La Tour de Nesle, La Nonne sanglante, La Vénitienne, Ango, Les Sept Infants de Lara, La Dame de Saint-Tropez, Les Nuits de la Seine 161… Combien d’autres dont la trace est restée dans les mémoires comme le souvenir d’un cauchemar, tristes débauches du talent, honteuses orgies de l’art dégradé, dont on pourrait dire ce que disait Tertullien des spectacles romains : « Tragediæ scelerum et libidinum actrices, cruentæ et lascivæ. » (De spect.)

IV. Le mal pris comme élément comique

Il y a quelque chose qui est peut-être plus corrupteur que le spectacle du vice hideux et du crime tragique ; c’est le spectacle du vice rendu comique et amusant. Intéresser à ce qui est horrible, c’est éveiller un sentiment mauvais ; mais égayer de ce qui est ignoble, bas, immoral, c’est étouffer dans son germe le respect de tout ce qu’il y a de beau et de bon. « Dis-moi de quoi tu ris, a dit un philosophe, et je te dirai ce que tu es. » En France surtout, où le caractère national n’est que trop enclin à abuser de la raillerie, rendre ridicule la vertu ou plaisante l’infamie, c’est caresser un fâcheux travers et flatter un défaut dangereux.

La fameuse poétique du laid semble avoir ici encore servi de point de départ. Elle avait cherché un élément comique dans la difformité physique : pauvre ressource, et qui fut vite usée. Quasimodo et Triboulet, les deux héros bossus, avaient épuisé la veine entre les mains du maître. Il fallut en venir bientôt à chercher le comique dans la laideur morale, dans la difformité de l’âme ; ce filon-là était bien autrement riche.

Naturellement le théâtre a eu ici le principal rôle, puisque c’est à lui que revient de droit l’élément comique. Mais à quel degré d’abaissement il est descendu pour exploiter celui-ci, c’est ce qu’on a peine à croire.

Un type vulgaire, sorti des basses régions du mélodrame, et qui, transformé, agrandi peu à peu sous des inspirations diverses, a fini par conquérir une immense popularité, semble avoir résumé en lui toute cette honteuse littérature. On voit que nous voulons parler de ce personnage de Robert Macaire, né sur les scènes du boulevard, et qui de succès en succès faillit un jour monter sur la scène du second Théâtre-Français.

Le vol, l’assassinat, toutes les turpitudes et tous les vices, ornés d’esprit jovial, assaisonnés de gros sel, égayés de plaisanteries et de calembours ; — un forçat évadé, associé à un autre brigand échappé de l’échafaud ; personnages grotesques et horribles à la fois, bouffons cyniques et gouailleurs, qui dans un langage ignoble insultent à tout ce qu’il y a de respectable ; voilà le fond de cette œuvre dramatique.

Les détails sont à l’avenant. Ici, demi-ivre, demi-rêvant, le héros de cette comédie fait des quolibets sur la vie, la mort et le tombeau ; là, il raille les sentiments de la famille, la paternité, le mariage ; partout il tourne en dérision l’honnêteté, la probité la plus vulgaire. Quant aux incidents du drame, c’est l’effraction, l’escroquerie au jeu, la filouterie sous toutes les formes. Telle est cette pièce qui a fait courir tout Paris, je ne dis pas le Paris des faubourgs, mais ce Paris même qui se pique de goût et de délicatesse ; pièce dont les représentations ont été innombrables, et que l’ordre seul de la police a pu faire disparaître du théâtre.

Comment sommes-nous tombés si bas que le bon goût, à défaut de la pudeur, n’ait pas protesté en nous contre de telles ignominies ? Ô Molière ! ô décadence ! Ô Français, qui vous faisiez appeler les Athéniens modernes, sont-ce là les spectacles qui font désormais vos délices ? Est-ce là l’esprit qui vous charme, le langage qui flatte votre oreille ?

On se tromperait, si on pensait qu’il n’y a eu là après tout qu’une erreur passagère, une surprise faite au goût public. Quelqu’un l’a dit spirituellement : en France, rien ne réussit comme le succès. Robert Macaire eut bientôt de nombreux imitateurs. Les maîtres mêmes ne dédaignèrent pas de se parer des lambeaux de sa défroque, moitié souillée de boue, moitié tachée de sang.

Qu’est-ce, je vous prie, dans le drame de Ruy-Blas, que Don César de Bazan, sinon une sorte de Robert Macaire habillé à l’espagnole ; — gracioso crapuleux et digne du gibet ; grand seigneur qui détrousse les passants au sortir de l’orgie, et s’en vante comme d’un trait d’esprit ; truand de bonne maison qui se pavane dans sa honte et se drape dans son insolence ?

C’est si bien là le personnage primitif, que le Vaudeville, qui prend son bien partout où il le trouve, s’est emparé aussitôt de Don César, et lui donnant des allures prosaïques et populaires, on a fait comme une deuxième épreuve de l’original162.

Le Vautrin que M. de Balzac a mis au théâtre, a beaucoup des traits de Robert Macaire. Il est plus sombre ; il essaie de se rendre terrible ; mais lui aussi fait le plaisant, raille agréablement, joue avec le crime et l’infamie. Il a l’esprit du bagne.

Le Quinola du même écrivain est encore une forme amoindrie de la même idée, une copie plus pâle du même personnage ; forçat ingénieux et badin qui a revêtu la livrée de Mascarille. Il n’est pas jusqu’à Mercadet, ce héros posthume de M. de Balzac, qui ne descende en ligne directe du héros de L’Auberge des Adrets : Mercadet, c’est Robert Macaire financier, spéculateur, exerçant son industrie à la Bourse, se faisant gloire de sa rouerie, étalant ses théories cyniques, et provoquant chez le spectateur, non point comme Tartufe ou l’Avare, le rire qui corrige, mais un rire complaisant et admirateur, un rire qui corrompt.

Enfin si vous descendez dans la littérature d’un ordre inférieur, vous trouverez jusque dans les parades des petits théâtres la trace de ce malheureux système qui s’efforce de rendre le vice comique et de faire rire de ce qui mérite d’être flétri. C’est l’esprit par exemple d’une farce qui a eu un grand succès, Les Saltimbanques : à travers des lazzi inoffensifs, l’ignoble y domine comme moyen d’exciter le rire ; les sentiments de famille, le respect filial, y sont l’objet d’indécentes pasquinades. La même plaisanterie odieuse ou cruelle, le même ricanement impie qui s’attaque aux choses les plus tristes ou les plus horribles, fait le fond de plusieurs des Scènes populaires de M. Henri Monnier163 ; de même que le bas, le trivial, l’ignoble font le comique de ces romans de M. Paul de Kock, qui eurent autrefois une certaine vogue dans un certain monde de lecteurs.

À d’autres époques sans doute, et notamment au siècle dernier, on a vu des écrivains prostituer leur talent à des œuvres où la morale et la religion étaient raillées, où le vice était paré des grâces de la gaîté et de l’esprit ; mais ces œuvres généralement s’adressaient à un petit nombre, et n’avaient qu’une influence très restreinte. Comparez cela à l’influence du théâtre qui, chaque soir, en mille lieux à la fois, parle à une multitude toujours nouvelle et toujours attentive ; et qui, montrant partout la nature humaine dégradée et avilie, avilit et dégrade l’homme dans sa propre pensée et dans sa propre estime !

Dira-t-on que c’est la satire et non l’apologie du vice qu’a voulu faire le théâtre ? — Je ne nie point qu’il ne se soit mêlé à quelques-unes de ces œuvres une certaine dose de satire. Mais d’abord, ç’a été là le côté secondaire : ce que le peuple a vu surtout, c’est le vice effronté et goguenard, riant de tout, riant de lui-même. Ensuite, si une pensée satirique l’a frappé, elle a pris tout aussitôt la forme d’une injure aux riches, qui doivent tous leur richesse au vol, et se couvrent d’un masque de philanthropie. N’est-ce pas en ce sens que la caricature a exploité le type de Robert Macaire, l’habillant successivement de tous les costumes et le promenant à travers toutes les conditions sociales ?

On sait assez de quelle vogue a joui ce personnage comique : cet idéal du vol, de l’escroquerie, de la corruption impudente a pénétré si profondément dans l’imagination du peuple que son langage en a gardé l’empreinte, et que c’est devenu une des formes familières de sa pensée. Robert Macaire a eu de notre temps la popularité dont, à une autre époque, avait joui Figaro. On peut mesurer par ce rapprochement le progrès que nous avons fait !…

Figaro, c’était le révolutionnaire sans doute ; c’était l’esprit frondeur du xviiie  siècle, brillant et léger, hardi et sans scrupules, poursuivant des flèches aiguës de sa plaisanterie les préjugés, les institutions, les mœurs. Mais Robert Macaire, c’est tout simplement le barbare de la civilisation corrompue ; c’est le vice dans sa nudité et son impudence ; c’est le cynisme insolent et brutal jetant, pour égayer le parterre, de la boue à tout ce que respectent les sociétés humaines. Tous deux ont été précurseurs de grandes catastrophes ; mais il semble qu’à leurs différents caractères, on eût pu deviner d’avance en quoi différeraient les révolutions que tous deux ont aidé à faire éclater.

Chapitre III. Morale publique. — Théories sociales de la littérature contemporaine

L’orgueil de la raison individuelle, le délire de l’imagination, l’impatience de tout frein, — ce sont là les caractères généraux de l’esprit qui a animé notre littérature contemporaine : on a pu en juger déjà par ce qui précède. Scepticisme religieux ou matérialisme, négation de la loi morale et de la liberté humaine ; justification, c’est trop peu dire, sanctification de la passion en général, de l’amour en particulier ; le mariage honni, le libertinage exalté ; voilà les points principaux de doctrine qui nous ont apparu.

De là à maudire la société, ses institutions et ses lois, à dire anathème à tout ce qu’elle garantit, respecte et protège, il n’y avait qu’un pas.

Qu’est-ce en effet que l’ordre social, sinon la réalisation dans les institutions humaines et en même temps la consécration publique de cette loi morale qui parle à toutes les consciences ? L’ordre social ne subsiste que par sa conformité avec la loi morale ; et il est d’autant plus parfait qu’il se rapproche davantage de son divin exemplaire. Mais à son tour il la confirme, et, dans de certaines limites, apporte à ses décrets la sanction de la force qui est en ses mains. Attaquer la loi morale, c’est donc attaquer la société. Qui a nié l’une, essaiera de changer l’autre : la logique des idées et celle des passions y poussent inévitablement. Quand on a déclaré le mariage absurde en raison, odieux en équité, comment ne pas en venir à réformer la famille dont il est la souche ? Quand on a proclamé que l’homme est fatalement conduit par ses instincts, comment ne pas rejeter sur un autre que lui, la responsabilité du mal qui se fait en ce monde ? Quand on a posé en principe que tous les hommes doivent être heureux, comment ne pas pousser au renversement d’un ordre social où tant d’hommes sont condamnés à d’inévitables souffrances ?

Une pente irrésistible entraînait donc la littérature à porter dans le domaine de la morale publique, la même subversion qu’elle avait commencé de porter dans la morale privée. Si on tient compte en outre de l’influence qu’exerçaient sur elle les écoles des réformateurs modernes, on ne sera pas surpris de la voir, sur nombre de points, s’associer à leurs critiques et prêter main-forte à leurs tentatives révolutionnaires.

I. L’homme en lutte contre la société

De tout temps le roman et le théâtre, sous prétexte de peindre ou de corriger la société, ont médit d’elle. Ce qui caractérise notre littérature contemporaine, c’est que, non contente de médire de la société, de la calomnier même, elle la met en question, et au lieu de prétendre à la corriger, la supprime. Elle la déclare essentiellement mauvaise, absurde et inique, non susceptible dès lors d’amendement ni de correction. Elle la proclame radicalement vicieuse dans ses principes, et dès lors bonne à raser par le pied pour être reconstruite à neuf et sur un autre plan.

Des abus passagers et que le progrès des temps efface, des injustices inséparables de toute organisation sociale, des maux même inhérents à la nature humaine, et dont des utopistes seuls peuvent prétendre la guérir, ont servi de prétexte aux premières déclamations. En face de ces abus, de ces maux, exagérés, grossis par l’imagination et le goût du paradoxe, on a proclamé bruyamment l’indépendance naturelle de l’homme, et revendiqué pour lui, comme un droit imprescriptible, le droit de se soustraire à la fois à la protection et à la servitude des lois sociales.

« La société, s’est-on écrié, ne doit rien exiger de celui qui n’attend rien d’elle164. »

« La société n’a pas besoin de ceux qui n’ont pas besoin d’elle. » Et à la suite, les déclamations et les invectives : « Sur ce sol de la France… où d’énormes capitaux, rassemblés dans les mains de quelques hommes, servent d’enjeu à une continuelle loterie entre l’avarice, l’immoralité et l’ineptie… dans cette civilisation pourrie jusqu’à la racine, vous voulez que je sois citoyen ! que je sacrifie ma volonté, mon inclination, ma fantaisie, à ses besoins, pour être sa dupe ou sa victime165 ! »

Cette théorie de l’égoïsme est visiblement déduite de ce système fameux du contrat social imaginé par le xviiie  siècle, et d’où sont sorties tant d’erreurs. Tant que l’individu trouvera son avantage à accepter les conditions d’existence commune que lui fait la société, il s’en tiendra vis-à-vis d’elle à l’exécution du contrat. Du jour où sa passion se sentira gênée par les entraves sociales, il déclarera le contrat rompu : il sortira de l’enceinte de la cité en secouant la poussière de ses pieds, et par cela seul qu’il ne demandera plus rien à la protection de la loi, il se considérera comme rentré dans la liberté primitive, et pouvant se livrer sans scrupule aux caprices de sa volonté, de son inclination, de sa fantaisie.

Commode théorie ! Mais quelle est cette fiction d’une liberté primitive ? Qu’est-ce que cette vieille et puérile hypothèse d’un contrat social ? Pouvez-vous dire quel jour vous et moi l’avons souscrit ? en vertu de quelle clause, liés aujourd’hui, nous pouvons nous délier demain ? Non, ce n’est point par sa volonté que l’homme est entré dans la société, et sa volonté ne suffit point à l’en faire sortir. La société n’est point une hôtellerie où l’on prenne place par choix, où l’on donne congé à sa fantaisie. Créé pour la société, appelé à y vivre par toutes ses facultés et par tous ses besoins, l’homme naît plongé dans le milieu social, comme il naît plongé dans l’atmosphère respirable. La société l’enveloppe, l’enlace, le presse de toutes parts : qu’importe qu’il ne lui demande rien, et s’imagine ne lui plus rien devoir ? Alors même qu’il la renie, il vit encore en elle. C’est de sa propre nature que dérivent les devoirs qui l’enchaînent, et tant qu’il n’aura pas dépouillé sa nature, les mêmes devoirs le suivront partout.

Cet appel à une prétendue indépendance originelle, ce n’est au fond que le cri de révolte de l’égoïsme et de la passion. Sous le voile de vieux paradoxes, c’est là le vrai sens de la croisade que prêchent le roman et le drame contre les lois premières des sociétés humaines. Volontiers ils écriraient sur leur drapeau que l’insurrection est le premier des droits et le plus sacré des devoirs.

« Autrefois l’homme domptait les ours et les tigres : aujourd’hui il lutte contre la société. Là est sa vigueur, son audace et peut-être sa gloire. À la puissance physique a succédé la puissance morale166. »

L’homme n’a de force morale et de véritable grandeur, il n’est vraiment redevenu homme que lorsqu’il a enfin secoué les fers de la société 167.

 

Il semble toutefois jusqu’ici que nous n’entendions guère que l’écho des déclamations de Charles Moor et des colères misanthropiques de Manfred. Charles Moor dit ainsi anathème à la loi, à la société ; il invoque ainsi la liberté comme la source de toute force et de toute grandeur : « Emprisonner mon corps dans un corset, et soumettre ma volonté à l’étreinte de la loi ? Non. La loi a réduit à la lenteur de la limace ce qui aurait eu le vol de l’aigle. La loi n’a jamais fait un grand homme. C’est la liberté qui enfante des colosses et des choses extraordinaires168. »

Mais prenez-y garde : la ressemblance n’est qu’à la surface ; il y a en réalité une différence profonde. Notre littérature a l’air de répéter Schiller et Byron ; elle les outrepasse de beaucoup, ses paroles ont une bien autre portée que leur vague lyrisme : ses coups portent plus haut et plus loin.

Alors même qu’ils maudissent les hommes, qu’ils accusent la société, il semble que Charles Moor et Manfred rendent encore implicitement hommage à ces lois de la morale éternelle que Dieu a gravées dans le cœur humain ; car ils ne maudissent les hommes que parce que les hommes outragent ces lois ; ils n’accusent la société que parce que la société les laisse impunément outrager. Ce qu’ils détestent, ce qu’ils fuient, c’est le spectacle du mal. « Je dédaignai de faire partie d’un troupeau de loups, dit Manfred, quand même c’eût été pour le guider169. » Écartez cet enthousiasme de liberté sauvage que Schiller donne à son chef de brigands, et qui est comme le costume poétique du personnage, que reste-t-il ? un cœur généreux, plein d’indignation pour le vice, de colère pour le crime. Il se donne pour mission la vengeance des iniquités sociales170 ; il s’appelle l’ange de la justice divine171. Il a secoué la loi sociale ; il s’incline et force les autres à s’incliner devant la loi morale.

Or, écoutons maintenant nos modernes ennemis de la société. Leur langage est tout autre. Ce n’est pas seulement le lien social qui les blesse. Ce n’est pas seulement la vue de l’iniquité qui les indigne.

« Les éternelles lois de l’ordre et de la civilisation, vous les révoquez encore en doute (c’est la sœur de Jacques, dans le roman de ce nom, qui lui adresse ces paroles) ; et vous n’y cédez que parce que vous n’êtes pas absolument sûr que vous deviez les mépriser172. »

Il n’y a pas à se faire illusion. Il ne s’agit ici ni des préjugés, ni des vices, ni des abus sociaux. Il ne s’agit ni de ces institutions plus ou moins arbitraires, qui changent de peuple à peuple et de siècle à siècle ; ni même de ces lois d’ordre et de police qui, dans un intérêt général, imposent à la liberté individuelle des restrictions gênantes ou importunes. Non : nous sommes en face de ces lois éternelles, universelles, qui ont fondé et qui conservent les sociétés humaines. Nous sommes en face de ces grands principes sur lesquels repose l’ordre humain, par lesquels vit et se développe la civilisation. Ce n’est pas la forme, c’est le fond même de la société qui est en question ; ce sont les conditions mêmes dans lesquelles elle se meut depuis le commencement des siècles, qu’on met en doute, ou plutôt, il faut être franc, qu’on repousse et qu’on méprise.

Garderait-on quelque scrupule sur la vraie pensée de l’auteur ? Il va se charger lui-même de le dissiper :

« Il est absurde, dit-il dans le même livre, de se prescrire une règle de conduite, quand le hasard seul se charge de nous éclairer sur le meilleur parti à prendre. Voilà pourquoi les sociétés ne peuvent exister qu’au moyen de lois arbitraires, bonnes pour les masses, horribles et stupides pour les individus173. »

Le principe de cette doctrine, le voici : la société n’est point un fait normal, nécessaire, dérivant de la nature de l’homme, et régi par les lois morales qui se révèlent à sa raison. Elle est un fait tout fortuit ; elle n’a qu’une existence factice et conventionnelle. Elle ne subsiste qu’en vertu de lois arbitraires. C’est un édifice sans base, que le caprice a élevé, que le caprice peut renverser.

Nous retrouverons plus loin cette doctrine dans ses applications et ses développements ; nous la verrons s’attaquer successivement à ces lois premières de la société qu’elle a déclarées arbitraires et stupides, à la famille, à l’héritage, à la propriété. Ces questions viendront en leur lieu. Bornons-nous à ajouter ici à la thèse générale que nous venons d’exposer, quelques traits particuliers qui la précisent.

 

La société attache, comme sanction, la honte à l’infraction de ses lois. « Qu’importe la honte à une âme vraiment forte ? Savez-vous, Lélia (c’est Pulchérie qui parle), que cette puissance de l’opinion devant laquelle les âmes qu’on appelle honnêtes sont si serviles, savez-vous qu’il ne s’agit que d’être faible pour s’y soumettre, qu’il faut être fort pour lui résister ? Appelez-vous vertu un calcul d’égoïsme si facile à faire, et dans lequel tout vous encourage et vous récompense ? Comparez-vous les travaux, les douleurs, les héroïsmes d’une mère de famille à ceux d’une prostituée ? Quand toutes deux sont aux prises avec la vie, pensez-vous que celle-là mérite plus de gloire qui a eu moins de peine174 ? »

M. de Balzac parle quelquefois comme Mme Sand : « Aujourd’hui la société s’est insensiblement arrogé tant de droits sur les individus, que l’individu se trouve obligé de combattre la société. Il n’y a plus de lois, il n’y a que des mœurs, c’est-à-dire des simagrées, toujours la forme175. »

Le théâtre énonce, à peu près dans les mêmes termes, les mêmes doctrines. Dans Antony, Adèle d’Hervey, la femme mariée, dit à son amant : « Antony, le monde a ses lois, la société a ses exigences : qu’elles soient des devoirs ou des préjuges, les hommes les ont faites telles ; et eussé-je le désir de m’y soustraire, il faudrait encore que je les acceptasse. — Et pourquoi les accepterais-je, moi ? répond Antony… Pas un de ceux qui les ont faites ne peut se vanter de m’avoir épargné une peine ou rendu un service. Non, grâce au ciel, je n’ai reçu d’eux qu’injustice, et je ne leur dois que haine176… »

Plus loin, Antony s’écrie : « Devoir et vertu, vains mots177 !… »

Et Adèle ajoute : « Il m’accusera de fausseté… Eh ! le monde ne veut-il pas que je sois fausse ? C’est ce que la société appelle devoir, vertu178… »

Le devoir, convention et préjugé ; la vertu, hypocrite respect des convenances ; les lois sociales, œuvre capricieuse des hommes : n’est-ce pas là ce que nous a dit plus dogmatiquement le roman ?

Notons seulement un argument nouveau. Ces lois que les hommes ont faites, Antony s’en tient pour affranchi par cette grande raison qu’il n’a reçu des hommes aucun bienfait qui l’oblige à la reconnaissance : ce qui veut dire qu’à son avis le devoir est exactement proportionné aux avantages recueillis, et qu’il a pour seul principe les peines épargnées et les services rendus. À ce compte, la société serait une sorte d’association commerciale où les apports seraient calculés en raison des bénéfices ; toutes les relations s’y réduiraient dès lors à une question de profits et pertes ; et le pauvre qui n’a jamais gagné, se trouverait par là-même dégagé de toute obligation, et dispensé d’obéir aux lois.

S’il y a du reste, dans ce drame d’Antony, une idée philosophique, c’est bien celle-là : à savoir que le malheur délie de tout devoir et absout de toute révolte contre la loi. Que faut-il pour avoir le droit de pratiquer l’adultère, de commettre le viol, et de couronner le tout par l’assassinat ? Il suffit d’avoir eu, comme Antony, à subir les sots dédains ou les injustes préjugés du monde. Qui que vous soyez, si vous avez souffert ou des exigences, ou du défaut de protection de la loi ; si, à un titre quelconque, vous avez à vous plaindre de votre lot en ce monde, c’en est assez ! vous êtes rentré vis-à-vis de la société dans l’indépendance absolue. Non seulement elle n’a rien à vous demander, mais c’est vous qui êtes en droit d’exercer sur elle des représailles.

« D’où vient que les malheureux ne pourraient pas rendre malheur pour malheur ? dit Antony… Cela ne serait pas juste, et Dieu est juste179… »

Œil pour œil, dent pour dent : si ce n’est pas la justice de Dieu, c’est celle du sauvage… Sous ces cris de douleur et de colère on sent déjà percer le reproche de cruauté ou de criminelle insouciance, qui va bientôt s’élever de toutes parts contre la société. Si l’homme souffre, n’est-ce point à la société en effet qu’il doit imputer ses souffrances ? Cette pensée, nous allons la voir tout à l’heure se formuler plus nettement.

 

Antony avait fait école au théâtre. Il avait mis à la mode les bâtards, victimes du préjugé, pleins de ressentiments et de malédictions. Un drame qui parut quelques années plus tard, remit à la scène ce personnage sous des traits encore plus sombres, avec une physionomie plus violente et plus basse.

Oscar, le héros de ce drame qui a pour titre : Le Brigand et le Philosophe 180, c’est à la fois Antony et Charles Moor : il a le fiel de l’un et l’audace de l’autre. Repoussé par la société, le bâtard s’est mis en révolte ouverte contre la société, et s’est fait chef de brigands ; le pauvre s’est insurgé contre les lois arbitraires décrétées par les riches, et ne trouvant point sa part faite en ce monde, il s’est mis en devoir de se la faire de vive force :

« La société… Eh ! qu’irais-je lui demander ? un nom qu’elle m’a refusé dès ma naissance ? une famille qui m’a rejeté comme une honte, sans doute ? La société m’a traité en ennemi, j’ai traité la société en ennemie. Ses lois m’ont fait la guerre, à moi misérable enfant trouvé, sans nom et sans pain ; et moi l’enfant trouvé, j’ai fait la guerre à ses lois ! Haine pour haine ! Si je rentrais dans son sein, ce serait pour mieux la combattre ; car s’il est triste d’être pendu, il est plus triste encore de mourir de faim ; l’agonie est moins longue.

« — Ainsi vous renoncez, si jeune, à toute probité humaine ? lui dit son interlocuteur.

« — Notre probité à nous, répond Oscar, est dans le partage ; la vôtre est dans l’accumulation, Il est facile aux riches d’être probes, de subir les lois qu’ils ont instituées pour eux et contre les pauvres. Vous, dont le bonheur est en rentes, à qui l’or revient périodiquement tous les mois, tous les ans, vous ignorez ce qu’un pauvre a de peine à gagner honnêtement un florin… À vingt ans, je sortis des écoles où j’avais appris et commenté cette belle théorie : Tous les citoyens sont égaux devant la loi ! Mais en pratique, quel mensonge !… Que faire alors, dans une société qui vous vole parce que vous êtes pauvre ? Il faut se faire voleur pour être riche. Il faut se révolter ouvertement contre la loi et n’obéir qu’à l’instinct, comme nous autres bandits ; ou mieux encore, faire servir la loi même à ses déprédations, comme vos sénateurs : c’est moins brave, mais c’est plus sûr181 ! »

Si Oscar détrousse les voyageurs sur les grandes routes, la faute en est à la société, rien de plus évident. C’est la société qui l’a poussé à la révolte, au vol, au brigandage. Les auteurs du drame nous le disent en propres termes dans leur préface : « Le monde l’a fait brigand… Pourquoi la société qui punit le vol sur le grand chemin, ne le punit-elle pas à la Bourse ? Pourquoi la société qui sait que l’homme naît avec de mauvais et de bons penchants, est-elle constituée de façon que ses lois amènent presque toujours le développement des mauvais penchants aux dépens des bons ? »

Mais nous touchons ici à une théorie qui a tenu une grande place dans la littérature contemporaine, la théorie de la responsabilité sociale. Il convient de s’y arrêter avec quelque détail.

II. La société responsable du mal

Il y a quelque vingt ans, un poète, homme de cœur et de talent, entreprit de plaider devant l’opinion publique une cause faite assurément pour exciter l’intérêt et la sympathie, la cause des poètes inconnus qui, faute d’un morceau de pain, usent, leur génie dans une lutte cruelle contre la misère, et meurent souvent de la mort des désespérés. Dans un livre éloquent et dramatique, il peignit, sous les noms de Gilbert, de Chatterton et d’André Chénier, les souffrances de ces âmes d’élite torturées par la faim ou brisées par la fatalité. Malheureusement il arriva que le zèle de sa cause, l’imagination ou la pente du paradoxe l’entraînant, l’écrivain, non content de faire appel à la pitié, se laissa aller à des déclamations et des invectives contre l’ordre social.

Un fait que l’auteur de Stello tient pour avérer et qu’il pose comme un axiome fourni par l’expérience, c’est que les poètes, c’est que les hommes de génie sont inévitablement persécutés par la société ou le pouvoir.

Ainsi, parlant de Gilbert, il écrit : « Je veux dire qu’il avait raison de se plaindre de savoir lire, parce que du jour où il sut lire, il fut poète, et dès lors il appartint à la race toujours maudite par les puissances de la terre 182. »

Et ailleurs, après avoir développé la même pensée, Stello le poète conclut : « Donc, des trois formes de pouvoir possibles (monarchie absolue, monarchie constitutionnelle, et république ou démocratie), la première nous craint, la seconde nous dédaigne comme inutiles, la troisième nous hait et nous nivelle comme supériorité aristocratique… Sommes-nous donc des ilotes éternels des sociétés183 ? » Historiquement, il est permis de trouver l’allégation au moins contestable. Sans vouloir défendre toutes les démocraties et toutes les monarchies absolues, on ne saurait pourtant s’empêcher de protester au nom de la démocratie d’Athènes, de l’empire d’Auguste et de la monarchie de Louis XIV. Et quant à ce qui regarde la monarchie constitutionnelle, en vérité l’injustice ne va-t-elle pas jusqu’à l’ingratitude ? Dans quel pays plus que dans le nôtre, dans quel temps plus que dans ce dernier quart de siècle, fut-il vrai de dire que l’esprit menait à tout ? Quand les lettres ont-elles ouvert, je ne dis pas même au génie, mais au talent, de plus brillantes carrières ? Quand la gloire, ou la popularité leur fut-elle plus librement accordée, et avec la gloire les honneurs, la fortune, le pouvoir ? Il y a longtemps, convenons-en, que les muses ne vont plus à pied. Et ces ilotes dont on nous parle, il nous semble que nous en avons vu plus d’un s’asseoir sur les sièges dorés du Luxembourg.

Mais ce n’est point là qu’est la question. L’auteur lui-même la porte sur un autre terrain, non point historique, mais philosophique. Il élargit sa thèse, et faisant abstraction de la forme du gouvernement, il prend à partie la société elle-même.

« En vérité, je vous le dis, s’écrie Stello : l’homme a rarement tort, et l’ordre social toujours. Quiconque y est traité comme Gilbert et Chatterton, qu’il frappe, qu’il frappe partout184 ! »

Voilà encore ce droit brutal de représailles déjà proclamé par Antony. Voilà surtout, sous une forme tranchante et sentencieuse, une idée que nous allons voir se développer et grandir à la hauteur d’une théorie : c’est que la société est responsable de tout le mal qui est en elle. La société a toujours tort. Elle a tort si vous souffrez. Elle a tort s’il y a des pauvres, des misérables, des poètes méconnus… Et ceux qui pâtissent de ses torts ont le droit de se venger d’elle en la frappant.

On serait tenté de croire que ce n’est là qu’une boutade poétique du brillant écrivain, si, dans un drame qui a suivi Stello d’assez près et qui a pour sujet-la mort de Chatterton, il n’avait repris cette théorie, avec de nouvelles et plus violentes attaques contre la société.

À entendre le drame, la société est sans entrailles. Elle n’estime que l’argent, ne tient compte que de l’utile, ne protège que le riche.

« Voilà le riche, le spéculateur heureux ; voilà l’égoïste par excellence, le juste selon la loi 185. »

« Va, ton cœur est d’acier comme tes mécaniques. La société deviendra comme ton cœur : elle aura pour dieu un lingot d’or, et pour empereur un usurier juif186. »

Elle aime assez « à faire vivre les morts et mourir les vivants 187 ».

Enfin voici le grief suprême. Le quaker dit, parlant de Chatterton : « Il est atteint d’une maladie toute morale, presque incurable, et quelquefois contagieuse ; maladie terrible qui se saisit surtout des âmes jeunes, ardentes, et toutes neuves à la vie, éprises de l’amour du juste et du beau, et venant dans le monde pour y rencontrer à chaque pas toutes les iniquités et toutes les laideurs d’une société mal construite 188. »

Une société mal construite… c’est là le grand anathème ! c’est là le mot qui couronne et résume toutes les déclamations ; mot qu’on s’étonne de trouver sous une telle plume, mot vide de sens et gros de périls, qui après avoir été longtemps un lieu commun littéraire ou philosophique, a fini par devenir, à force d’être répété, le mot d’ordre des révolutions et le cri de la guerre sociale.

 

Ce principe de la responsabilité de la société, énoncé par l’auteur de Chatterton, il a été bientôt étendu et généralisé par d’autres. Ce qu’il avait dit pour un cas particulier, d’autres l’ont dit dans des termes absolus ; ce qu’il avait demandé pour les poètes, d’autres l’ont exigé pour tous. Après lui, plus haut que lui, on a proclamé que la société était seule coupable de nos maux ; que dis-je ? non pas seulement de nos maux, mais de nos vices même et de nos crimes.

Nous n’inventons rien, nous ne hasardons rien. Sur ce dernier point la doctrine est très nette, très explicite. Nous la trouvons écrite dans plus d’un ouvrage célèbre : c’est même une des idées que le roman a développées avec le plus de complaisance, et, on peut le dire, avec lesquelles il a le plus ébranlé la morale publique. « N’avais-je pas sujet, dit Trenmor, de haïr cette société qui m’avait pris au berceau, et qui dès lors, me comblant de faveurs aveugles, avait en quelque sorte travaillé à me créer des passions et des besoins inextinguibles, qu’elle s’était plu à satisfaire et à exciter sans cesse ? Pourquoi fait-elle des riches et des pauvres, des voluptueux insolents et des nécessiteux stupides ? Et si elle permet à quelques-uns d’hériter des richesses, pourquoi ne leur en indique-t-elle pas le noble usage ? Mais où est la direction qu’elle nous donne dans nos jeunes années ? Où sont les devoirs qu’elle nous enseigne et nous prescrit dans l’âge viril ? Où sont les bornes qu’elle pose devant nos débordements ? Quelle protection accorde-t-elle aux hommes que nous avilissons par nos dons, et aux femmes que nous perdons par nos vices ? Pourquoi nous fournit-elle avec profusion des valets et des prostituées ? Pourquoi souffre-t-elle nos orgies, et pourquoi nous ouvre-t-elle elle-même les portes de la débauche189 ? »

Cette page de Lélia peut passer pour le type des déclamations modernes contre la société, pour leur expression la plus naïve à la fois et la plus brutale.

Ce Trenmor qui, des hauteurs sociales, « du faîte des prospérités humaines », est tombé dans l’abîme de la débauche et du crime190 ; cet homme comblé par la naissance et la fortune, riche de tous les dons de l’intelligence, de toutes les ressources de l’éducation, à qui rien n’a manqué pour faire à son gré ou beaucoup de bien, ou beaucoup de mal, — de quoi se plaint-il si amèrement ? D’une chose énorme, en vérité. La société a fait qu’il y eût des pauvres et des riches, et qu’il fût riche ! Elle a fait qu’il y eût des nécessiteux stupides et des voluptueux insolents, et qu’il fût insolent et voluptueux ! Elle a permis qu’il trouvât des valets et des prostituées ! elle a souffert ses orgies et ses débauches ! Que de sujets de la haïr !

On demeure véritablement confondu devant cette audace ou cette naïveté de paradoxe. Que de telles choses aient pu être dites sérieusement, qu’elles aient été écoutées, admirées, applaudies, c’est ce qui fera l’étonnement de la postérité, si après nous il reste à la postérité à s’étonner de quelque chose.

Mais poursuivons : la théorie va se préciser, et les conséquences se montrer d’elles-mêmes.

Les entraînements du cœur et des sens trouvent là d’abord une excuse facile : « Voyez-vous, mon ami, j’ai remporté une grande victoire le jour où j’ai compris que ce qu’on appelle les fautes d’une femme étaient imputables à la société, et non à de mauvais penchants. Les mauvais penchants sont rares, ils sont exceptionnels, Dieu merci191. »

L’homme est bon, la société seule est mauvaise. Déjà nous avons vu ailleurs la première de ces propositions développée : c’est maintenant le tour de la seconde.

« Nos bons instincts ne sont-ils pas légitimes et par cela même invincibles ? À qui la faute, si nous sommes condamnés à périr ou à les étouffer192 ? »

À qui la faute ? à la société sans nul doute, à ses lois qui contrarient et mutilent la nature.

« Vous abjurez votre force en perdant la sainte pudeur », dit l’auteur s’adressant aux femmes ; et c’est bien dit ; mais écoutez ce qu’il ajoute : « C’est un frein d’amour et de confiance qu’il fallait à votre expansion puissante, et nous vous avons forgé un frein de crainte et de haine193. »

Puis reviennent les déclamations accoutumées :

« Oh ! madame, on n’est pas belle impunément dans notre abominable société de pauvres et de riches 194

« Tiens, froid rêveur, regarde toutes ces femmes qui sont ici (au bal masqué). La plupart sont belles, belles de corps et d’intelligence. Celles que tu croirais les plus dépravées sont souvent celles qui ont le plus tendre cœur, l’esprit le plus spontané, les plus nobles intelligences, les entrailles les plus maternelles, les dévouements les plus romanesques, les instincts les plus héroïques. Songes-y, malheureux, toutes ces femmes de plaisir et d’ivresse, c’est l’élite des femmes, ce sont les types les plus rares et les plus puissants qui soient sortis des mains de la nature. Et c’est pourquoi, grâce aux législateurs pudiques de la société, elles sont ici cherchant l’illusion d’un instant d’amour… Les plus beaux et les meilleurs êtres de la création sont là, forcés de tout braver ou de se masquer et de mentir, pour n’être pas outragés à chaque pas. Et c’est là votre ouvrage, hommes clairvoyants, qui avez fait de votre amour un droit et du nôtre un devoir195. »

Dans tous ces passages, on le voit, domine la même pensée. Si les femmes perdent la sainte pudeur, c’est parce que le mariage, invention sociale, leur impose un frein de crainte et de haine. Si la fille du peuple a dans sa beauté un don funeste, c’est parce que notre abominable société est composée de pauvres et de riches. Si enfin des femmes au tendre cœur, créatures d’élite, vont chercher dans l’orgie du bal masqué l’illusion de l’amour, c’est la faute de nos législateurs pudiques : ils ont fait la femme esclave ; l’esclave brise sa chaîne et court aux saturnales !

Le drame que nous avons cité plus haut, Le Brigand et le Philosophe, et où se trouve si naïvement exposée la théorie du vol, explique aussi comment c’est la société qui corrompt ses membres et les pousse à l’improbité.

« Dans un pays comme le nôtre, où l’argent est tout, où l’honneur et le mérite personnel ne sont rien, où le moindre droit civil et politique se paie, où la loi regarde le pauvre comme non avenu et demande à l’homme s’il est riche avant de le dire citoyen ; il arrive que la société, fondée ainsi sur des intérêts purement matériels, démoralise ses membres, les corrompt, les pousse forcément à acquérir par tous les moyens possibles, et tend à faire d’un peuple une bande de voleurs… Le vol, qui est le plus mortel ennemi d’une telle société, en découle pourtant comme une infaillible conséquence. C’est le ver qui naît dans le fruit et qui le ronge ; c’est l’enfant qui tue sa mère196. »

Nous retrouvons, envisagée à un autre point de vue, la même théorie de la responsabilité sociale dans le Juif errant de M. E. Sue. Ici c’est la mauvaise organisation économique de la société qui est en cause.

« L’insuffisance des salaires force inévitablement le plus grand nombre des jeunes filles ainsi mal rétribuées, à chercher le moyen de vivre en formant des liaisons qui les dépravent. Ceci est la première phase de la dégradation que la coupable insouciance de la société impose à un nombre immense d’ouvrières, nées pourtant avec des instincts de pudeur, de droiture et d’honnêteté197 »

Que le salaire soit souvent insuffisant et que la misère soit mauvaise conseillère, on vous l’accorde ; que ce soit le droit de l’écrivain de déplorer ces maux, et d’y appeler le remède, autant que le remède est possible, nul ne le conteste ; à cette condition pourtant, que le romancier n’exagérera pas la peinture du mal ; et sous cette réserve peut-être, que de telles questions seraient traitées avec plus de convenance, et plus de prudence surtout, ailleurs que dans des romans. Mais ce n’est point-là ce que nous reprochons à l’auteur. Ce que nous lui reprochons, c’est d’abord de faire bon marché de la morale et de la liberté humaine, en montrant la misère comme une cause de chute fatale, inévitable ; ce qui n’atténue pas la faute, mais la supprime. C’est ensuite, et ceci est le point particulier qui nous occupe, de porter contre la société cette absurde accusation d’être, par sa coupable insouciance, la cause volontaire d’un état de choses où la souffrance physique conduit à la dégradation morale ; si bien que c’est la société elle-même qui, dans le langage de l’auteur, impose cette dégradation à un nombre immense de ses membres.

Comme la misère, par le fait de la société, mène fatalement au libertinage, le libertinage souvent aussi aboutit fatalement au suicide ; et c’est là encore, par une conséquence naturelle, un des maux dont la société est responsable. « Hélas ! combien de pauvres jeunes filles ont été et seront encore fatalement poussées à chercher dans le suicide un refuge contre le désespoir, contre l’infamie, ou contre une vie trop misérable ! Et cela doit être… et sur la société pèsera aussi la terrible responsabilité de ces morts désespérées, tant que des milliers de créatures humaines, ne pouvant matériellement vivre du travail dérisoire qu’on leur accorde, seront forcées de choisir entre ces trois abîmes de maux, de honte et de douleur : une vie de travail énervant et de privations meurtrières, … la prostitution… et le suicide198. »

« Oui, une société égoïste et marâtre est responsable de tant de vices, de tant d’actions mauvaises… Aussi un jour viendra peut-être où la société regrettera bien amèrement sa déplorable insouciance199. »

Le crime qu’on impute ici à la société est énorme en effet : on lui impute de regarder d’un œil sec des souffrances qu’il dépend d’elle de soulager ; on lui impute de ne pas éteindre ou prévenir la misère, quand elle a le pouvoir, aussi bien que le devoir de le faire. On sent bien qu’il y a là-dessous, pour l’auteur, de grandes théories d’économie politique et d’organisation sociale. Il l’indique ailleurs plus clairement encore :

« Le riche est jeté au milieu de la société avec sa richesse, comme le pauvre avec sa pauvreté. On ne prend pas plus soin du superflu de l’un, que du besoin de l’autre ! On ne songe pas plus à moraliser la fortune que l’infortune. N’est-ce pas au pouvoir à remplir cette grande et noble tâche ? Si, prenant enfin en pitié les misères, les douleurs toujours croissantes des travailleurs encore résignés (ces mots sont soulignés dans le texte), réprimant une concurrence mortelle à tous, abordant enfin l’imminente question de l’organisation du travail, il donnait lui-même le salutaire exemple de l’association des capitaux et du labeur, … combien seraient puissantes les conséquences d’un tel enseignement pratique 200 ! »

« Privations, non… mortification exprimerait mieux le manque complet de ces choses essentiellement vitales qu’une société équitablement organisée devrait, oui, devrait forcément à tout travailleur actif et probe, puisque la civilisation l’a dépossédé de tout droit au sol, et qu’il naît avec ses bras pour seul patrimoine… Et pour montrer jusqu’où peut aller cette mortification que la société impose inexorablement à des milliers d’êtres honnêtes et laborieux par son impitoyable insouciance de toutes les questions qui touchent à une juste rémunération du travail, nous allons constater de quelle façon une pauvre jeune fille peut exister avec 4 francs par semaine201. »

Nous nous heurtons ici, comme on le voit, à ces formidables questions du droit au travail, du droit au salaire, de l’organisation du travail, qui, en ces derniers temps, ont si tristement retenti à nos oreilles, égaré les esprits et ensanglanté nos rues. Ces questions, pleines de tempêtes, ne sont point de notre sujet, et pour bien des raisons nous nous garderons d’y toucher. Nous ne faisons ici que de la morale. C’est seulement au point de vue de la morale, et en tant qu’elles peuvent altérer ses principes, que nous devons signaler certaines théories économiques ou sociales. Un peu plus loin nous aurons à parler du droit de propriété, indirectement attaqué, dans le dernier passage que nous venons de citer, comme l’œuvre contestable de la civilisation. Ici, ce qui nous intéresse et ce qu’il nous importait de mettre en lumière, c’est uniquement cette doctrine qui, reportant à la société la responsabilité des vices qui se développent et des crimes qui se commettent dans son sein, exonère par là l’individu de toute culpabilité, et dès lors l’affranchit de toute loi morale, le dispense de tout effort, et le livre, sans autre frein que la loi pénale, à l’empire de ses passions,

Nous n’ajouterons qu’un mot, c’est que la fameuse théorie du droit au bonheur est tout entière contenue dans la théorie de la responsabilité sociale : elle en est la conséquence extrême, mais inévitable.

« La fin de l’humanité est le bonheur de tous », lit-on dans un passage du Juif errant que nous avons déjà cité202.

« La nature ne nous doit que la vie ; la société nous doit le bonheur », dit en propres termes un roman de M. de Balzac203.

Ce ne sont là que quelques formules abstraites jetées de loin en loin : mais l’idée qu’elles expriment ressort invinciblement et des principes que nous venons d’exposer, et des développements que nous leur verrons donner plus tard.

III. La Famille

Déclarer la société coupable, par son fait ou par sa négligence, de tout le mal qui existe en elle, c’était faire d’elle assurément la critique la plus radicale et la plus terrible. Mais sous peine de se borner à des récriminations vagues, il fallait montrer en quoi l’organisation actuelle de la société est mauvaise : c’est ce qu’on n’a pas manqué de faire. Les deux bases de la société sont la famille et la propriété : on s’est évertué à prouver qu’elles étaient aussi ruineuses l’une que l’autre.

Déjà nous avons vu204 le mariage, cette source de la famille, en butte aux plus amères invectives Mais ce n’est pas seulement le mariage en tant que lien moral, en tant qu’obstacle au dérèglement des passions, que la littérature moderne a pris a tache de détruire ; c’est l’esprit même de la famille qu’elle veut abolir ; ce sont les relations naturelles qui la fondent, c’est la condition que la loi divine et la loi humaine y font à la femme, au père, aux enfants, contre lesquelles elle élève son anathème.

Cet anathème, c’est au nom de l’humanité qu’on le prononce. On accuse la famille de ne développer chez l’homme que les instincts égoïstes, et d’étouffer en lui les sentiments de sympathie qui doivent l’animer pour ses semblables.

« Les devoirs que nous impose la famille, a-t-on dit, sont en contradiction avec ceux que nous impose l’humanité205. » À l’amour étroit et exclusif de la famille, on prétend substituer l’amour expansif, l’amour immense de l’humanité. À la place des affections vulgaires, des préoccupations mesquines de l’époux et du père, on veut mettre les vastes pensées philanthropiques, et le noble souci des destinées du genre humain.

Il s’en faut que cette doctrine soit neuve. Dans l’antiquité, déjà, les Stoïciens avaient condamné comme des sentiments faux et dangereux l’amour de la famille et de la patrie : à les entendre aussi, l’amour de l’humanité était seul digne d’une âme vertueuse.

Fastueuse et mensongère vertu, qui met une grande abstraction à la place des instincts de la nature ! Froide et triste philosophie, qui mutile le cœur humain sous prétexte de l’élargir, et méconnaît les premières lois du monde moral !

Bien loin que l’esprit de famille étouffe le patriotisme et l’amour de l’humanité, il est l’école véritable de l’un et de l’autre. Le cœur de l’homme est comme un arbre dont les rameaux s’étendent d’autant plus loin autour de lui que ses racines s’enfoncent plus profondément dans le sol : or, le sol où il vit, où il a grandi, où il se développe, c’est la famille. Tranchez les racines par où il y tient, l’arbre se dessèche et meurt. Faites qu’il y puise une sève abondante, et cette sève s’épanchera d’elle-même au dehors. Il y a dans le bien la même solidarité et la même force de contagion que dans le mal : Celui qui n’aime pas sa famille, comment aimerait-il sa patrie ? Celui dont le cœur est de glace près du berceau de son enfant, comment le sentirait-il battre pour l’humanité206 ?

Que l’égoïsme pervertisse souvent ces sentiments naturels, qu’en les exagérant il les tourne parfois au vice, n’est-ce point ce qui arrive de tous les sentiments humains ? Mais prenez garde, au nom de l’amour de l’humanité et de la fraternité universelle, de n’abolir l’égoïsme de la famille qu’au profit de l’égoïsme individuel !

 

La condition de la femme dans la famille a été un des points sur lesquels s’est le plus donné carrière la verve déclamatoire de nos romanciers. En parlant du mariage (ch. ier , v), nous avons fait de nombreuses citations où l’esclavage de la femme, son abaissement social, sa dégradation légale servent de texte aux plus violentes diatribes. Nous avons cité Lélia demandant quel « appétit farouche a fait de la femme l’esclave et la propriété de l’homme207 ? » Nous avons rappelé l’Adrienne du Juif errant, montrant l’épouse réduite à « une imbécillité incurable par une dégradante tutelle » ; la femme dans toutes les situations « asservie, enchaînée au bon plaisir d’une autre créature humaine, sa pareille devant Dieu208 ». Nous avons cité enfin cette jeune mariée de M. de Balzac qui était, dit-elle, avant le mariage « un être, et qui est devenue une chose 209 ».

La conclusion de toutes ces déclamations, c’est que la femme, égale de l’homme devant Dieu, doit être aussi son égale devant la loi ; qu’elle a droit dans le mariage à un partage égal du pouvoir, dans la société à une égale jouissance de la liberté et de tous les privilèges dont l’homme s’est attribué la possession exclusive. À en croire nos romanciers, disciples attardés de l’école saint-simonienne, le Christianisme, en affranchissant la femme de la servitude antique, n’a fait l’œuvre qu’à moitié : il reste à l’émanciper, à la relever de la subalternité où la maintient la société moderne, à abolir enfin, comme on disait à la rue Taitbout, l’exploitation de la femme par l’homme.

 

La puissance paternelle a été, tout aussi bien que l’autorité maritale, en butte aux critiques de la littérature contemporaine. Un écrivain, partisan exalté des doctrines socialistes, a fait ouvertement à ce double point de vue le procès de la famille, dans un long et lourd roman intitulé Frère et Sœur. Il faut lui rendre au moins cette justice qu’il n’a point caché ses visées sous d’hypocrites protestations. Voici en quels termes, dans sa préface, il énonce lui-même la thèse de son livre :

« Quant au but de ce livre, l’auteur déclare qu’il a entendu formuler une attaque contre la famille, parce que la plus grande part des maux qui désolent la société lui paraît tenir aux vices monstrueux de cette despotique institution. Il croit fermement toute amélioration humanitaire impossible tant qu’un état, démocratiquement organisé, ne s’emparera pas des jeunes citoyens, à l’heure même où les soins de la femme leur sont devenus inutiles, pour les élever en commun et chacun selon la direction indiquée par l’ensemble de ses facultés cérébrales. Jusque-là, dans la pensée de l’auteur, tous les efforts que l’on pourra tenter pour amener l’homme au respect et à l’amour de son semblable, devront nécessairement se briser contre les privilèges héréditaires et l’égoïsme des castes210. »

Le livre est le développement dramatique de cette doctrine. À la place de l’autorité paternelle, de l’éducation de la famille dont il montre tous les dangers, l’auteur propose de mettre l’éducation de Lycurgue aidée des lumières de la phrénologie.

L’auteur de Martin l’enfant trouvé, a fait aussi, dans le livre de ce nom, la critique de la famille. Il l’a faite au point de vue de la domesticité, dans laquelle il a voulu montrer une source de perversion morale211. Il l’a faite surtout au point de vue de cette oisiveté corruptrice, de ces habitudes insolemment vicieuses que donne à quelques fils de famille la position opulente où ils ont été placés en naissant. Et ici va se produire un grief d’un autre ordre.

« Tous ces maux et bien d’autres, dit l’auteur après avoir énuméré les vices précoces d’un jeune et riche débauché, ressortent inévitablement de cet état de choses qui régit la famille, la propriété et surtout cette grande iniquité, l’héritage 212. »

Là est le mot décisif, le suprême argument. L’héritage, c’est au fond le grief le plus sérieux qu’on ait contre la famille ; c’est celui qui tient le plus au cœur de ses adversaires ; celui qu’on pressent ou qu’on devine sous toutes leurs récriminations. N’est-ce pas la pensée secrète de Lélia quand elle dit, dans un passage que nous avons cité : « Si la société permet à quelques-uns d’hériter des richesses, pourquoi ne leur en indique-t-elle pas le noble usage213 ? » N’est-ce pas aussi la pensée de l’auteur de Frère et sœur, quand il dit, dans sa préface, que tout progrès social « doit nécessairement se briser contre les privilèges héréditaires et l’égoïsme des castes214 » ? Seulement M. E. Sue a été plus franc ou plus hardi ; il a écrit en toutes lettres sur son écu : Mort à l’héritage et guerre à la propriété !

La propriété héréditaire et la famille sont logiquement et indissolublement liées. La perpétuité de la famille a pour condition et pour base la perpétuité de la propriété. Un écrivain dont l’autorité n’est pas suspecte quand on combat les doctrines socialistes, a dit avec justesse : « La propriété de sa nature est permanente, car sa nécessité l’est : elle l’est pour l’individu, tant qu’il subsiste ; elle l’est indéfiniment pour la famille dont la durée est indéfinie215. » Qui abolit la propriété héréditaire, tend donc à abolir la famille. C’est une voie détournée, mais non moins sûre, pour atteindre le but.

IV. L’héritage. — La propriété

Quel beau sujet de déclamation que l’héritage ! Quelle inépuisable matière à l’amplification littéraire et au paradoxe philosophique ! Surtout, quelle thèse propre à passionner les esprits, à enflammer les convoitises !

On y a mis d’abord de la réserve et une habile modération, au moins dans la forme. Sous apparence de philanthropie, on a peint de couleurs violentes et chargées le double tableau de la misère laborieuse et de l’oisiveté opulente ; on a mis en présence et en contraste l’ouvrier honnête et pauvre, auquel suffit à peine le travail de chaque jour, — et le fils du riche qui s’est donné seulement la peine de naître, et qui dévore, dans le vice et la prodigalité, la fortune que lui a amassée son père. Puis, tandis qu’on mettait dans la bouche de l’ouvrier accablé de maux des paroles de désespoir et presque de blasphème216, on essayait tortueusement, à travers toutes sortes de protestations hypocrites, d’ébranler le principe de l’héritage sous l’iniquité et l’odieux de ses conséquences. Cette tactique se montre à découvert dans le passage suivant des Mystères de Paris.

« Le tableau de cette dégradation de l’opulence est chose triste, nous le savons. Mais, faute d’enseignement, les classes riches ont aussi fatalement leurs misères, leurs crimes. Rien de plus fréquent et de plus affligeant que ces prodigalités insensées, stériles…

« Sans doute l’héritage, la propriété sont et doivent être inviolables, sacrés.

« La richesse acquise ou transmise doit pouvoir impunément et magnifiquement resplendir aux yeux des masses pauvres et souffrantes.

« Longtemps encore il doit y avoir de ces disproportions effrayantes qui existent entre le millionnaire Saint-Rémy et l’artisan Morel.

« Mais par cela même que ces disproportions inévitables sont consacrées, protégées par la loi, ceux qui possèdent tant de biens en doivent moralement compte à ceux qui ne possèdent que probité, résignation, courage et ardeur au travail.

« Aux yeux de la raison, du droit humain, et même de l’intérêt social bien entendu, une grande fortune serait un dépôt héréditaire, confié à des mains prudentes, fermes, habiles, généreuses, qui, chargées à la fois de faire fructifier et de dispenser cette fortune, sauraient fertiliser, vivifier, améliorer tout ce qui aurait le bonheur de se trouver dans son rayonnement splendide et salutaire217. »

Honesta oratio est  : la requête est polie et respectueuse. Mais qui ne sent sous chaque parole la pensée hostile et l’ironie secrète ? On s’incline devant la propriété ; on la déclare inviolable, sacrée ; on ajoute qu’elle doit impunément et magnifiquement resplendir aux yeux des misérables manquant de pain… Impunément, quel mot amer et perfide ! Comme il cache l’insulte sous l’obéissance extérieure ! Et comme toute cette page de philanthropie dit bien tout le contraire de ce qu’elle semble dire !

Il y a, comme couverture, cette grande théorie de la responsabilité du pouvoir : si les riches mésusent de leurs richesses, c’est faute des enseignements que l’État pourrait et devrait leur donner218.

Il y a aussi ce précepte de charité évangélique que le riche doit moralement compte des biens qu’il possède à ceux qui ne possèdent point.

Rien de mieux ; mais on ne s’arrête pas là. De ce devoir moral que la charité impose au riche, on fait sortir un droit positif pour le pauvre : et ici commence l’erreur, car s’il y a devoir d’un côté, il n’y a nullement droit de l’autre. On va plus loin encore : au nom de la raison, au nom du droit humain et de l’intérêt social, on transforme la propriété en un dépôt héréditaire. Ou ceci n’est qu’une vaine phrase de rhétorique, ou c’est la négation même de la propriété ; car propriété et dépôt sont choses qui s’excluent. La propriété n’est rien, ou elle est essentiellement un droit absolu, et, comme disaient les Romains, jus utendi et abutendi. La réduire à une sorte d’usufruit, c’est au fond la thèse des communistes : les fruits sont à quelques-uns, la terre est à tous…

Ce que l’auteur des Mystères de Paris n’avait osé dire dans ce livre qu’avec de prudentes restrictions et des précautions de langage, il l’a dit franchement et hautement, sans euphémismes et sans ambages, dans Martin l’enfant trouvé, livre publié quelques années plus tard.

Le thème est toujours la démoralisation produite chez le riche par le mauvais usage de ses richesses.

« Il avait été, dit l’auteur parlant d’un jeune débauché, fatalement amené, par une des plus funestes conséquences de l’héritage, — une jeunesse oisive, — à ce point de lâcheté, d’impuissance et de dépravation219. »

Le tableau de cette dépravation, de cette lâcheté est plus odieux encore dans le dernier roman que dans le premier ; la conclusion est plus nette aussi :

« Il y a dans ce fait de rendre nos enfants maîtres d’une fortune qu’ils n’ont pas acquise par leur travail, quelque chose de révoltant 220… »

Et pour rendre cette conclusion plus saisissante, l’auteur, mettant sa morale en action, introduit dans son roman un père qui, par raison philosophique, déshérite son fils. Assurément l’invention est neuve, et l’exemple est touchant. Voici en quels termes le père parle à son fils :

« S’il te faut du superflu, du luxe, tu le gagneras par ton travail, par ton intelligence… À chacun selon ses œuvres… J’aurai accompli ma dette paternelle en te donnant l’éducation qui fait l’homme, la profession qui le rend utile, l’argent qui le met au-dessus du besoin. Un père ne doit rien de plus à son fils221. » Nous sommes, on le voit, en pleine doctrine saint-simonienne. Voilà l’abolition de l’héritage, non pas seulement en ligne collatérale comme la proposait l’école, mais radicalement, en ligne directe, comme la voulait le maître. Voilà la fameuse formule, au moins dans l’un de ses termes : « À chacun selon ses œuvres. »

Mais tout ceci n’est qu’un acheminement ; et après avoir fait brèche par le principe de l’hérédité, on en vient à poser des maximes d’une portée plus générale et qui sapent la propriété dans sa base.

« Nul n’a droit au superflu, lit-on dans le même livre, tant que chacun n’a pas le nécessaire222. »

« La société doit assurer à tous ses membres l’éducation physique et morale ; les moyens et les instruments du travail ; un salaire suffisant 223. »

Et poussant à l’application ces maximes qui mènent droit au communisme, l’auteur nous fait assister, à la fin de son roman, à la mise en œuvre de sa théorie de l’association agricole et manufacturière ou plutôt de la ruche communiste224.

 

Les mêmes idées à peu près que viennent de nous enseigner les romans de M. Eug. Sue touchant l’héritage et la propriété, nous les retrouvons, plus atténuées seulement dans la forme, plus enveloppées de poésie ou de métaphysique, dans plusieurs romans de Mme Sand.

Déjà dans Lélia, ce livre de tous les paradoxes et de tous les sophismes, on sent percer la révolte d’un esprit qui ne s’arrête devant aucune loi sociale. Mais la révolte ne s’y montre encore qu’à l’état de déclamation lyrique, de poétique anathème.

« Ô terre, fille du ciel ! comme ton père t’a enseigné la clémence, toi qui ne te dessèches pas sous les pas de l’impie ; toi qui te laisses posséder par le riche, et qui semble attendre avec sécurité le jour qui te rendra à tous tes enfants 225 ! »

Mais bientôt l’auteur entre dans sa phase de philosophie sociale : ses idées se précisent, ses doctrines s’accusent. Écoutez Le Compagnon du tour de France développer la même pensée qu’exprimait tout à l’heure Lélia : on sent qu’on tombe des hauteurs du lyrisme dans les brutalités révolutionnaires ; ce n’est plus le langage de la poésie, c’est celui du pamphlet ou du club. Pierre Huguenin s’adresse aux ouvriers, ses compagnons :

« Ne voyez-vous donc pas le monde des riches ? Ne vous êtes-vous jamais demandé de quel droit ils naissent heureux, et pour quel crime vous vivez et mourez dans la misère ? Pourquoi ils jouissent dans le repos tandis que vous travaillez dans la peine ? Qu’est-ce donc que cela signifie ? Les prêtres vous diront que Dieu le veut ainsi : mais êtes-vous bien surs que Dieu le veut ainsi en effet ? Non, n’est-ce pas ? Vous êtes sûrs du contraire… Voulez-vous que je vous dise comment s’est établie la richesse et comment s’est perpétuée la pauvreté ? par le savoir-faire des uns et la simplicité des autres226. »

Ne voilà-t-il pas une explication de l’origine de la propriété bien ingénieuse et bien féconde en enseignements moraux ? Comment dire plus nettement que richesse est synonyme de fourberie et de spoliation, que misère est synonyme de duperie ou de lâcheté ?

Aussi Pierre Huguenin, dans un rêve apocalyptique qui lui montre dans l’avenir l’humanité heureuse sous un régime de fraternité universelle, voit-il la propriété privée effacée de dessus la face de la terre :

« Nous sommes tous frères, tous riches et tous égaux. La terre est devenue le ciel, parce que nous avons arraché toutes les épines des fossés et toutes les bornes des enclos 227. »

Dans Le Meunier d’Angibault, les mêmes doctrines se reproduisent sous une forme plus philosophique, mais non moins nette. Comme dans Martin, l’héritage y est proscrit. Marcelle vient de voir s’anéantir toute sa fortune ; elle dit à son fils :

« Tu auras la gloire et peut-être le bonheur de ne pas succéder à la richesse de tes pères… Puisses-tu comprendre un jour, ô mon enfant, que cette loi providentielle (qui détruit la fortune du riche) t’est favorable, puisqu’elle te jette dans le troupeau de brebis qui est à la droite du Christ, et te sépare des boucs qui sont à sa gauche228. »

Ainsi parle l’Évangile nouveau, faisant à sa façon et par anticipation du dernier jugement, la séparation des bons et des méchants, des brebis et des boucs. Sa méthode est simple, et sa sentence brève. Vous êtes pauvres, il suffit ; passez à la droite du Père : pauvreté vaut vertu. Vous êtes riches, c’est le sceau de l’anathème ; richesse veut dire iniquité : Allez, maudits, dans le feu éternel !

La théorie de la propriété, ébauchée par Pierre Huguenin, reparaît ici dans des termes plus absolus et plus amers :

« L’argent du riche, dit l’auteur, il n’a pas été gagné par le travail du pauvre : c’est de l’argent volé… C’est l’héritage des rapines féodales de ses pères. C’est le sang et la sueur du peuple qui ont cimenté leurs châteaux et engraissé leurs terres… C’est toujours l’argent du pauvre, puisqu’il lui a été extorqué parle pillage, la violence et la tyrannie229… » La propriété, c’est le vol, a dit un sophiste célèbre. La richesse, c’est le pillage autrefois exercé par le fort contre le faible, dit Mme Sand : cet axiome historique vaut bien l’axiome philosophique de M. Proudhon.

Au point de vue seulement des faits, il y a là une si grossière imposture qu’on s’étonne de la trouver sous la plume d’un écrivain distingué. Dans un pays d’aristocratie puissante, comme l’Angleterre, où la terre est concentrée dans les mains d’un petit nombre de familles, où cette constitution féodale de la propriété terrienne est encore en partie l’œuvre d’une conquête relativement récente, on comprendrait au moins comme plausible, et malgré les réserves qu’il y faudrait introduire, une pareille théorie prêchée aux descendants de la race saxonne. Mais en France, quand les grandes fortunes territoriales ont à peu près disparu, moins encore sous la main violente des révolutions que sous l’action insensible des mœurs et des lois ; en France, où la terre se morcelle incessamment et s’en va chaque jour en poussière ; en France, où le tiers-état, la bourgeoisie, c’est-à-dire la masse de la nation, s’est élevée et enrichie par son travail et son intelligence ; — dire de telles choses en France, n’est-ce pas insulter à l’histoire et calomnier son propre pays ? Et n’est-ce pas l’éternel déshonneur d’une littérature de s’être abaissée jusqu’à ces calomnies, à ces mensonges stupides, à ces absurdes déclamations, armes honteuses ramassées dans la boue sanglante des révolutions ?

Nous croyons inutile de reproduire ici les divers passages dans lesquels l’auteur du Meunier d’Angibault, énonce l’espoir de voir s’organiser une société « où personne ne travaillera pour soi, où chacun travaillera pour tous230 », et où « tous les hommes seront heureux en s’aimant, et deviendront riches en se dépouillant231 ». Ce sont des rêveries d’utopiste que nous n’avons point à examiner.

Nous ne nous arrêterons pas davantage aux vagues aspirations vers le communisme, qui se montrent dans un troisième roman de Mme Sand, Le Péché de M. Antoine. Bornons-nous à citer de ce dernier ouvrage une phrase, une seule phrase, où se reproduit le grand argument de tous les rhéteurs qui attaquent la propriété. Il y a, au dire de railleur, « une vérité éternelle, une logique aussi claire que la lumière du jour, savoir : l’égalité des droits et la nécessité inévitable de l’égalité des jouissances, comme conséquence rigoureuse de la première232 ».

C’est le vieux sophisme, mille fois réfuté, et répété sans relâche. Oui sans doute, les hommes naissent égaux en droit, c’est-à-dire avec un droit égal à développer leurs facultés et à tendre à l’accomplissement de leur destinée. Mais ils ne naissent pas égaux en fait, et il ne leur est pas donné de le devenir, car ils ne naissent pas avec des facultés égales, avec des aptitudes pareilles ; et l’inégalité des destinées et des conditions, et par conséquent l’inégalité des jouissances résulte invinciblement de l’inégalité des organisations individuelles. Grands réformateurs du monde, avant de décréter que toutes les jouissances seront égales, vous ferez bien, pour la durée de votre œuvre, de décréter que tous les hommes seront désormais jetés dans le même moule. Vous courez risque autrement d’avoir à recommencer chaque jour le travail de la veille.

Chapitre IV. Morale publique (suite). — Appel aux passions

I. Le Riche et le Pauvre

Des thèses d’économie politique, des élucubrations de philosophie sociale, ce sont là pour le roman et le théâtre des sujets peu attrayants par eux-mêmes, et peu susceptibles d’être égayés d’ornements accessoires. Comment appeler sur ces matières abstraites l’attention du vulgaire des lecteurs, avides seulement d’émotions ? Comment faire descendre jusque dans le peuple la foi nouvelle ?

Il n’y avait pour cela qu’un moyen. C’était, quand on ne pouvait parler aux imaginations, de parler aux passions. C’était de caresser dans l’homme ce mauvais sentiment, l’égoïsme, sous sa forme la plus détestable, l’envie. C’était d’inspirer des espérances chimériques, d’exciter des ambitions aveugles, dût-il en naître des haines féroces et d’implacables vengeances. Notre littérature moderne n’a pas reculé devant ce crime social. Pour compléter le tableau des atteintes portées par elle à la morale publique, il nous reste, après avoir exposé ses doctrines philosophiques et sociales, à montrer quels sentiments, quelles passions elle a essayé de répandre et de soulever de ce côté.

 

Persuader au malheureux que ses douleurs, que ses misères sont causées par la coupable insouciance de la société ou du pouvoir, c’est assurément un odieux et dangereux mensonge. Mais irriter le pauvre contre le riche ; lui montrer dans le riche, dans celui qui possède la terre, dans l’homme quel qu’il soit qui habite en face de sa mansarde l’hôtel somptueux, à côté de sa cabane le château opulent, son ennemi, son oppresseur, son bourreau, quel nom donner à une telle entreprise ?

Cette pensée de colère, d’inimitié sombre et farouche s’était fait jour déjà dans les vers du poète populaire de notre temps :

« Le pauvre a-t-il une patrie ?
« Que me font vos vins et vos blés ?
………………………………………
« Comme un insecte fait pour nuire,
« Hommes, que ne m’écrasiez-vous ?
« Ah ! plutôt, vous deviez m’instruire
« À travailler au bien de tous.
« Mis à l’abri du vent contraire,
« Le ver fût devenu fourmi,
« Je vous aurais chéris en frère :
« Vieux vagabond, je meurs votre ennemi233. »

Le drame et le roman ont répété à l’envi ce cri du Vieux Vagabond, ce cri de guerre dont la chanson avait fait un sinistre refrain. Mais en passant au théâtre et dans les livres, quel accent de fureur n’a-t-il pas pris ? De quelles malédictions ne s’est-il pas chargé ? Et c’est au nom de Dieu qu’il s’élève !

« Dieu, si grand, si clément, si prodigue, si bon, n’a pas voulu, lui, que ses créatures fussent à jamais malheureuses : mais quelques hommes égoïstes, dénaturant son œuvre, réduisent leurs frères à la misère et au désespoir 234… »

« Oui, bien des pauvres, déshérités de toutes joies, de toute espérance, ont faim, ont froid, manquent de vêtement et d’abri, au milieu des richesses immenses que le Créateur a dispensées, non pour la félicité de quelques hommes, mais pour la félicité de tous ; car il a voulu que le partage fût fait avec égalité (Act. des Apôtres, ch. iv, v. 32, 33). Mais quelques-uns se sont emparés du commun héritage par l’astuce, par la force…, et c’est de cela que Dieu s’afflige. Oh ! oui, s’il souffre, c’est de voir que, pour satisfaire au cruel égoïsme de quelques-uns, des masses innombrables de créatures sont vouées à un sort déplorable235. »

C’est dans la bouche d’un prêtre que l’auteur met ces paroles et cette citation de l’Écriture ; dans la bouche d’un prêtre dont il a fait le type de la charité chrétienne et qu’il appelle un prêtre selon le Christ !

Mais ce langage paraît plein de modération auprès de celui que le même écrivain fait tenir aux personnages d’un autre roman que nous avons déjà cité, Martin l’Enfant trouvé. L’un de ces personnages, Basquine, qui a juré « haine aux riches », les apostrophe ainsi :

« Ah ! race impitoyable ! pendant que vous regorgiez du superflu, mon père mourait de douleur, de misère, et l’on m’achetait tout enfant pour quelques pièces d’argent. Ah ! votre exécrable insouciance de notre sort, à nous autres misérables, m’a laissé flétrir236 !… »

Et plus loin, parlant aux pauvres : « Impitoyablement abandonnés dès l’enfance, leur dit-elle, par une société marâtre, vous mourez ses martyrs 237 ! »

 

Le riche, voilà l’ennemi. Car la société, après tout, c’est une abstraction ; le pouvoir, c’est un être moral, insaisissable. Et les esprits grossiers, les âmes violentes à qui s’adressent ces excitations ne se paient pas d’abstractions. Le riche, au contraire, c’est là un ennemi en chair et en os : on sait son nom ; on connaît son visage ; et l’heure venue, on saura où frapper.

« Les riches règnent par la fraude ou l’immoralité. Les pauvres paient double pour leur propre faute et pour celles qui leur sont étalées en exemple sur les hauteurs de la société238. »

Écoutez encore, dans Lélia, ce Chant de Pulchérie : « Et toi, vassal, victime, porteur de haillons ; toi, esclave, toi, travailleur, regarde-le… regarde-moi, pâle, échevelée, désolée à cette fenêtre… regarde-nous bien tous les deux : un jeune homme riche et beau qui paie l’amour d’une femme, et une femme perdue qui méprise cet homme et son argent ! Voilà les êtres que tu sers, que tu crains, que tu respectes… Ramasse donc les outils de ton travail, ces boulets de ton bagne éternel, et frappe ! Écrase ces êtres parasites qui mangent ton pain et te volent jusqu’à ta place au soleil ! Tue cet homme qui dort bercé par l’égoïsme, tue aussi cette femme qui pleure, impuissante à sortir du vice239 ! »

Écoutez enfin cette allocution du Compagnon du tour de France, de cet apôtre de la fraternité qui « a pris pour tâche de réaliser la devise de saint Jean : Aimez-vous les uns les autres240 ». Voici comment il réprimandé ses amis : « Eh quoi ! n’est-ce pas assez que nous ayons pour ennemis naturels tous ceux qui exploitent nos labeurs à leur profit ? Faut-il que nous nous dévorions les uns les autres ? Opprimés par la cupidité des riches, relégués par l’imbécile orgueil des nobles dans une condition prétendue abjecte…, ne sommes-nous pas assez outragés, assez malheureux241 ? »

 

L’expression varie ; la pensée est partout la même. On peint la société comme divisée en deux camps : d’un côté, ceux qui possèdent ; de l’autre, ceux qui ne possèdent pas. On représente les uns comme exploités, opprimés, martyrisés par les autres. On met entre eux une haine profonde, implacable, comme entre les conquérants et les vaincus, les maîtres et les esclaves, les bourreaux et les victimes.

Un homme qui avait des intentions honnêtes, et qui a été depuis mieux inspiré, a eu un jour la mauvaise pensée de faire de ce prétendu antagonisme social le sujet d’un roman, et, qui pis est, d’un drame. Nous parlerons plus loin du drame. Le roman nous fournit ici, sous une forme plus libre, plus franche et plus acerbe, l’expression de cette funeste doctrine.

Il a un titre significatif : Riche et Pauvre. Or voici comment, à la fin du livre, le pauvre expose au riche les griefs et les sujets de haine qu’il a contre lui :

« J’étais bien jeune quand j’ai commencé à vous haïr. Quinze ans, je me suis senti sous vos pieds, et vous m’y avez laissé. Quinze ans, j’ai tremblé, j’ai eu honte, je me suis tu ; et vous avez trouvé que cela était bien. Pourquoi donc cela était-il bien ? Pourquoi n’étais-je point debout, et vous à terre ? Pourquoi n’étais-je point le bienfaiteur, vous le mendiant ? Et vous vous étonnez que je vous haïsse ? Ah ! je vous hais de nature et d’instinct ! Le jour où nous sommes nés, vous riche et moi pauvre, nous étions ennemis. Je vous hais ! je vous hais ! et ne croyez pas que cette haine soit une colère : c’est toute mon âme ; elle a grandi avec moi heure par heure. Toujours, depuis quinze ans, je vous ai trouvé à côté de moi, opposant votre bonheur à ma souffrance. Enfant, vous étiez élégant et recherché de tous ; moi, couvert de haillons, raillé de tous. Vous étiez beau de la beauté des riches, moi j’étais laid de la laideur des pauvres. Nous sommes devenus des hommes, et je vous ai encore trouvé sur ma route, étalant l’insolence de votre prospérité en face de mes misères. On vous a accueilli, quand on me repoussait ; on vous a jeté un pont sur les précipices, et on m’y a laissé tomber. — Quinze ans, j’ai résisté, j’ai été patient, j’ai blanchi mes cheveux à me bâtir un nid sur l’abîme… et pendant que je joins les mains pour remercier Dieu, il vient un homme qui n’a rien fait, rien souffert, rien désiré, un homme heureux par droit de naissance, qui étend vers mon bonheur sa main gantée, et me le ravit242 !… »

Il y a là, bien évidemment, autre chose que le développement d’une situation dramatique. Cette tirade déclamatoire n’est pas seulement le langage de la passion exaltée. L’auteur le dit lui-même, ce n’est, pas une colère, c’est une haine, et une haine systématique. C’est une haine de nature et d’instinct, la haine du pauvre contre le riche. Le jour où ils sont nés, ils étaient ennemis, ennemis par la force des choses, ennemis par la volonté de la loi sociale. Ces deux hommes que le romancier se plaît à opposer l’un à l’autre dans tout le cours de leur vie ; l’un heureux par droit de naissance, beau, brillant, recherché uniquement parce qu’il est riche ; l’autre, voué par la fatalité de sa condition à toutes les déceptions et à toutes les souffrances, laid, raillé, repoussé impitoyablement par cela seul qu’il est pauvre ; — ces deux hommes, ce ne sont pas des hommes, ce sont des symboles : c’est la personnification de deux classes, de deux conditions sociales. Et c’est entre ces deux moitiés de la société que l’écrivain ose proclamer une guerre impie ! C’est entre elles qu’il ne craint pas de mettre une haine d’instinct, une inimitié naturelle et fatale !

Que si on doutait de sa pensée, il suffirait de tourner quelques pages de son livre ; et on lirait, au dernier chapitre, cette phrase adressée à Antoine, le pauvre, par un de ses amis : « Songes-y, Antoine ; dans cette lutte du pauvre contre le riche, de l’intelligence contre la possession, tu es le tenant d’armes du peuple243. »

Ne voyez-vous pas les deux camps en présence, les deux armées prêtes à en venir aux mains ? L’intelligence d’un côté, la possession de l’autre : qu’est-ce à dire, sinon que le fait et le droit sont en contradiction flagrante, et qu’à consulter la raison et la justice il faut que la possession aille là où est l’intelligence ?

C’est vers ce but, sans doute, que l’ami d’Antoine l’exhorte à diriger ses efforts, quand il ajoute : « Au nom de Dieu, frère, écoute-moi : prend en main la défense de notre cause ; aide pour ta part à préparer une société meilleure pour tous 244. »

Je veux bien que l’intention de l’écrivain ne soit pas allée jusque-là, mais la logique y mène le lecteur. Quelle autre conséquence peut sortir de telles prémisses ?

 

Une idée générale se dégage de toutes ces déclamations. Au dire de la littérature, ce n’est point dans l’homme qu’est le mal ; ce n’est point dans sa nature imparfaite, dans ses passions déréglées, dans son oubli du devoir ou son imprévoyance de l’avenir. Non ; tout le mal vient du dehors ; tout le mal gît dans un fait matériel et saisissable, dans un vice d’organisation sociale, dans une injustice volontaire : la mauvaise répartition de la richesse. Le roman lui-même va nous le dire en termes non équivoques.

« Oh ! misère, misère ! seras-tu toujours la source de tout le mal sur la terre ? Ne viendra-t-il jamais, le jour de la réparation légitime et du bonheur pour tous245 ? »

Si la misère est la source unique de tout mal sur la terre, c’est dans la richesse ou du moins dans le bien-être qu’il faut le chercher, ce bonheur que la société doit à tous. Quand nous aurons la richesse, le bien-être, nous aurons le bien absolu : les destinées de l’homme seront accomplies. La terre alors, suivant les promesses que nous ont faites les prophètes modernes, sera devenue un paradis. Ce sera le jour de la réparation légitime ! le jour où sera brisée une société marâtre, où sera vengé un peuple martyr !

Ces paroles de menaces, cette invocation au jour des représailles portent la date de 1846. Deux ans plus tard, elles se traduisaient en clameurs furieuses et en théories insensées.

Deux ans plus tard aussi, la même voix qui les avait prononcées faisait appel, pour réaliser le bonheur de tous, et hâter la réparation légitime, à l’insurrection, à la guerre civile ; et, en tête d’un livre plein de funèbres et monstrueuses peintures, de calomnies et d’imprécations, la même plume écrivait cette significative épigraphe, dont son œuvre était le digne commentaire : « Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle au prix de leur sang, par l’insurrection 246. »

Dernier terme où aboutit la logique de l’erreur : partie de la négation des principes, elle va tout droit à l’apothéose de la force brutale, substitue la violence à la raison, la vengeance à la justice, et met sous la protection d’un mensonge historique l’appel aux armes et le déchaînement des passions populaires.

II. Peinture odieuse de la Société

La littérature contemporaine s’est complut, nous l’avons vu, dans la peinture du mal. Il semble qu’à part tout esprit de système, elle ait aimé le mal pour lui-même, et trouvé je ne sais quelle volupté malsaine à en faire l’objet de ses contemplations.

Mais chez ceux de nos écrivains qui ont mis leur plume au service des passions politiques ou des utopies, socialistes, on comprend que cette tendance ait pris nécessairement un caractère particulier et acquis une tout autre portée. La peinture du mal dans la société n’a pas été pour eux, en effet, un simple thème littéraire ; ça été un moyen de polémique, un instrument de guerre. Le mal, ils le verront toujours dominant en ce monde ; mais ils le verront inégalement réparti. Il y aura dans le corps social une partie saine et une partie malade, des organes pleins de vie à côté de membres gangrenés : la partie malade, gangrenée, pourrie, ce seront les classes élevées, les riches ; la partie saine et vigoureuse, ce seront les pauvres, les prolétaires. Telle est la pensée développée dans nombre de productions de ce temps-ci, et dont l’esprit antisocial s’est fait une arme redoutable.

 

Le paradoxe littéraire avait, il faut le dire, ouvert la voie à l’esprit de système ; et plus d’un écrivain, par amour des contrastes, avait mis en opposition l’homme du peuple vertueux et le riche corrompu. Cette antithèse fait le fond de plusieurs des drames de M. Victor Hugo, Marie Tudor, Le Roi s’amuse, Ruy-Blas, Angelo.

Voyez, dans ce dernier drame, comme la fille du peuple, toute courtisane qu’elle est, écrase de son mépris la grande dame, sa rivale : « Ah ! fard, hypocrisie, trahisons, vertus singées, fausses femmes que vous êtes ! Non, pardieu, vous ne nous valez pas ! Nous ne trompons personne, nous ! Vous, vous trompez tout le monde ; vous trompez vos familles, vous trompez vos maris, vous tromperiez le bon Dieu, si vous pouviez ! Oh ! les vertueuses femmes qui passent voilées dans les rues247 !… »

« J’ai l’habit d’un laquais, et vous en avez l’âme »,

dit Ruy-Blas à don Salluste ; voilà le mot qui résume ce système poétique. Mettre une âme d’élite sous l’habit d’un valet, d’un bouffon, d’un homme de rien ; mettre une âme de boue sous le pourpoint doré d’un grand seigneur, d’un courtisan, d’un roi ; voilà le comble de l’art et le triomphe de la morale.

Bientôt le même paradoxe envahit le roman. Un des écrivains qui, de nos jours, ont le plus exploité ce lieu commun, a été M. de Balzac. Dans vingt de ses romans, on trouve cette idée incessamment reproduite et amèrement développée, que notre organisation sociale et politique est mauvaise, que tout est à refaire de la base au sommet, que la loi est athée, le pouvoir sans entrailles, ses agents sans honneur et sans conscience. Partout injustice, oppression, rapacité. Regardez en haut : ce ne sont qu’ambitieux et intrigants, arrivés par la bassesse ou par le crime, incapables et insolents, couvrant leur nullité et leur corruption du manteau de l’orgueil ou de l’hypocrisie. Regardez en bas : ce ne sont qu’âmes d’élite, intelligences sublimes, capacités merveilleuses et non soupçonnées, hommes d’État, savants, poètes, inventeurs, tous génies souffrants et méconnus, que l’insouciance de la société laisse languir dans la misère et l’abandon. Telle est la thèse que M. de Balzac a développée dans Les Illusions perdues, dans Une Imprimerie de province, dans Les Employés, dans Marcas, etc., etc.

Mais, sous la plume de quelques romanciers, cette thèse, qui pouvait sembler encore chez M. de Balzac un pur jeu d’esprit et un paradoxe littéraire, prend un caractère plus sérieux, un ton plus âcre, et devient un texte d’attaques systématiques contre la société. À en croire ces prétendus peintres de nos mœurs, pour trouver encore un peu de vertu sur cette terre, c’est chez le peuple qu’il faut l’aller chercher ; elle est exilée dès longtemps de la demeure du riche. Le roman met-il en scène un honnête homme et un fripon ? vous pouvez parier d’avance que le fripon est né dans l’opulence, et que l’honnête homme est un pauvre diable qui n’a pas de pain. S’il y a dans le récit une grande dame et une ouvrière, on peut être sûr que la première est pour le moins adultère, et que la seconde est un modèle de toutes les vertus.

On voit poindre ce système dans Valentine de Mme Sand ; il se développe dans Isidora, Le Meunier d’Angibault, Le Péché de M. Antoine. On le retrouve dans La Confession générale de Frédéric Soulié. Il se glisse, masqué de philanthropie et plein déjà d’arrière-pensées menaçantes, dans les peintures outrées des Mystères de Paris, où le vice est mis, dans la personne du comte de Saint-Rémy, en contraste cruel avec la misère laborieuse du lapidaire Morel ; où la corruption des classes aristocratiques fait pendant à l’honnêteté des commis et des grisettes.

Il s’étale plus audacieux et plus amer dans Le Juif errant, où tous les dévouements sont le partage des artisans, des hommes du peuple ; où toutes les infamies sont accumulées, non pas seulement sur les Jésuites, que l’auteur transforme en suppôts de l’enfer, mais sur tous les prêtres, et, sauf de rares exceptions, sur tous les riches. Qu’est-ce que le bourgeois ? C’est, répond le roman, l’égoïsme qui se cantonne dans sa richesse pour en jouir, et se bouche les oreilles pour ne point entendre crier la faim et la misère. Qu’est-ce que le négociant, le manufacturier ? C’est la cupidité astucieuse et féroce, qui exploite le travailleur tant qu’il est valide, qui le chasse vieux ou infirme, et le pousse au désespoir et au suicide. Telle est la morale de l’histoire du père Arsène, un vieil ouvrier qui s’est tué avec sa femme, parce que son patron l’a renvoyé et qu’il n’a plus de pain. Couche-tout-nu, le personnage qui a raconté cette histoire, prend soin d’en faire le commentaire et en tire en ces termes la conclusion :

« Or, voyez-vous, j’étais gamin, mais l’histoire du père Arsène m’a appris une chose : c’est qu’on avait beau se crever de travail, ça ne profitait jamais qu’aux bourgeois ; qu’ils ne vous en savent seulement pas gré, et qu’on n’avait en perspective pour ses vieux jours que le coin d’une borne pour y crever… Aussi j’ai pris le travail en dégoût, … je suis devenu flâneur, paresseux, bambocheur, et je me disais : Quand ça m’ennuiera par trop de travailler, je ferai comme le père Arsène et sa femme248… »

Ce thème de l’exploitation de l’ouvrier par le patron, du pauvre par le riche, qui va tenir une si grande place dans le roman contemporain, il faut dire qu’il n’était pas précisément une nouveauté dans notre littérature, à la date où s’en empara Le Juif errant de M. Sue. Ainsi, dix ans auparavant, un livre d’un genre bien différent, mais qui eut un instant la vogue de nos romans les plus populaires, avait exprimé la même pensée dans des termes dont la virulence n’a jamais peut-être été égalée. Ce livre étrange, terrible, moitié poème et moitié pamphlet, mystique en la forme et révolutionnaire au fond, provoquant, au nom de l’Évangile, au renversement des sociétés et des lois, c’était Les Paroles d’un Croyant, de M. de Lamennais. Voici en effet comment y est exposée la question du travail et du salaire :

« Il y eut autrefois un homme méchant et maudit du ciel. Et cet homme était fort, et il haïssait le travail ; de sorte qu’il se dit : Comment ferai-je ? Si je ne travaille pas, je mourrai, et le travail m’est insupportable.

« Alors, il lui entra une pensée de l’enfer dans le cœur. Il s’en alla de nuit, et saisit quelques-uns de ses frères pendant qu’ils dormaient, et les chargea de chaînes…

« Et d’autres, voyant cela, en firent autant, et il n’y eut plus de frères : il y eut des maîtres et des esclaves….

« Longtemps après, il y eut un autre homme plus méchant que le premier et plus maudit du ciel.

« Voyant que les hommes s’étaient partout multipliés et que leur multitude était innombrable, il se dit : Je pourrais bien peut-être en enchaîner quelques-uns et les forcer à travailler pour moi ; mais il les faudrait nourrir, et cela diminuerait mon gain. Faisons mieux ; qu’ils travaillent pour rien. Ils mourront à la vérité, mais leur nombre est grand ; j’amasserai des richesses avant qu’ils aient diminué beaucoup, et il en restera toujours assez…

« Ayant parlé de la sorte, il s’adressa en particulier à quelques-uns et leur dit : Vous travaillez pendant six heures et l’on vous donne une pièce de monnaie pour votre travail ; travaillez pendant douze heures, et vous gagnerez deux pièces de monnaie…

« Et ils le crurent.

« Or il arriva que la quantité de travail étant devenue plus grande de moitié sans que le besoin de travail lût plus grand, la moitié de ceux qui vivaient auparavant de leur labeur ne trouvèrent plus personne qui les employât.

« Alors l’homme méchant leur dit : Je vous donnerai du travail à tous, à la condition que je ne vous paierai que la moitié de ce que je vous payais…

« Et comme ils avaient faim…, ils acceptèrent…

« Et l’homme méchant augmenta toujours plus leur travail, et diminua toujours plus leur salaire.

« Et ils mouraient faute du nécessaire…

« Et l’homme méchant qui avait menti à ses frères amassa plus de richesses que l’homme méchant qui les avait enchaînés.

« Le nom de celui-ci est tyran ; l’autre n’a de nom qu’en enfer249. »

À relire ces pages sinistres, ne croit-on pas entendre sonner, quinze ans à l’avance, le tocsin d’une révolution sociale ?

 

Mais revenons au roman et à ses fictions, qui ont pris à tâche de mettre en œuvre ces détestables doctrines.

L’exploitation de l’ouvrier par le maître a fourni à Mme Sand le sujet d’un long roman (Le Péché de M. Antoine), où elle montre l’intelligence et la fierté de l’ouvrier en contraste et en lutte avec le despotisme aveugle et brutal du chef de manufacture.

La chanson populaire s’en est emparée à son tour : elle en a fait Le Chant des Ouvriers, dont le refrain gronde comme une menace :

« Pauvres moutons, quels bons manteaux
« Il se tisse avec votre laine !
……………………………..
« Quel fruit tirons-nous des labeurs
« Qui courbent nos maigres échines ?
« Où vont les flots de nos sueurs ?
« Nous ne sommes que des machines.
« Nos Babels montent jusqu’au ciel ;
« La terre nous doit ses merveilles :
« Dès qu’elles ont fini leur miel,
« Le maître chasse les abeilles…
……………………………………
« Que le canon se taise ou gronde,
              « Buvons,
« À l’indépendance du monde250 ! »

Mais si on veut voir ces sophismes haineux poussés jusqu’aux dernières limites, il faut ouvrir le roman de Martin, de M. E. Sue. Les grandes maximes n’y manquent pas : à chaque page retentissent les mots de dévouement, de charité, de de fraternité. Mais quelle est la conclusion qui sort de ce livre, quelle est surtout l’impression que laissent ses hideuses peintures ? C’est que la misère du peuple est le fait des riches ; leur cupidité l’a engendrée, leur dureté de cœur l’entretient. Quant aux personnages du roman, paysans, ouvriers, travailleurs de toute sorte y sont des créatures d’élite en qui brillent les plus nobles qualités de l’âme : parmi eux, il n’y a de mauvais que ceux que les riches ont corrompus. Pour le riche lui-même, pour le maître de la terre ou de la fabrique, c’est le type de tous les vices. Il y a là un père et un fils qui rivalisent de corruption et d’insolence : rien de plus odieux que la dépravation de ce jeune homme, rien de plus cynique que les théories morales et politiques de ce père ; et l’auteur ne dissimule point qu’il a voulu faire dans ces deux personnages le portrait de toute une classe de citoyens.

L’âcreté, la violence de ce dangereux livre n’ont point été dépassées. Aux jours même de la plus extrême licence, l’auteur n’a rien fait de pire. Les Mystères du Peuple, sous une forme plus grossière, ne contiennent pas plus de venin. C’est, à vrai dire, un long pamphlet révolutionnaire, bien plutôt qu’un roman, ces Mystères du Peuple, indigeste production née de l’orgie de Février et qui en porte les tristes stigmates. De tels livres comptent-ils dans une littérature ? On pourrait dire d’eux qu’ils ont été pensés dans la rue, et écrits sur une barricade. Malheureusement ils survivent aux barricades ; et le nom, la popularité de son auteur ont fait à celui-ci, dans une certaine classe de lecteurs, un déplorable succès. Rappelons seulement que, dans le plan de l’écrivain, Les Mystères du Peuple sont la prétendue histoire d’une famille de prolétaires à travers les âges, depuis l’ère chrétienne jusqu’à nos jours : lamentable légende des souffrances endurées par cette partie de la nation qui, sous les noms divers de race conquise, d’esclaves, de serfs, de prolétaires, a dans tous les siècles porté le joug de la violence et de la ruse. Qu’on se figure une longue suite de récits étranges, où l’art n’est pas moins sacrifié que la vérité, et le sens commun que la morale ; et où se trouvent rassemblés, entassés tout ce que l’histoire et la fable, la tradition et la crédulité peuvent fournir de scènes atroces, de tableaux révoltants, d’iniquités odieuses, de monstruosités ; et de cet effroyable amas de crimes et d’horreurs accumulés à plaisir, de ce martyrologe fantastique où le peuple est l’éternelle victime, et les grands, les riches, les éternels bourreaux, une seule et même conclusion sortant à chaque page, c’est-à-dire la haine de tout ce qui est gouvernement, pouvoir, religion ; la malédiction contre tout ce qui s’appelle rois ou prêtres, contre tout ce qui possède l’autorité ou la richesse. L’insurrection seule a peu à peu délivré le peuple d’une partie de ses liens : mais il s’en faut qu’il soit libre. Si la féodalité de l’épée a été détruite, il reste la féodalité de l’argent, qu’il est temps d’abattre comme nos pères ont abattu l’autre.

« Est-ce que moi, dit M. Lebrenn, honnête marchand de la rue Saint-Denis, est-ce que moi comme tous les petits commerçants, nous ne sommes pas à la discrétion des hauts-barons du coffre-fort, comme nos pères étaient à la merci des hauts-barons des châteaux-forts ? Est-ce que les petits propriétaires ne sont pas aussi asservis, exploités, par ces ducs de l’hypothèque, par ces marquis de l’usure, par ces comtes de l’agio251 ?… »

Et de remède à cette servitude, à cette exploitation, comme à tous les maux que le peuple a soufferts dans tous les temps, il n’y en a qu’un, toujours le même : c’est, comme dit l’auteur d’un ton de charmante raillerie, c’est « cette bonne vieille petite mère l’Insurrection 252 ».

 

Avec la licence révolutionnaire ont disparu ces appels à la force brutale, ces provocations ouvertes à une nouvelle Jacquerie ; mais le système est resté, système de calomnie acharnée, persévérante, contre les classes riches et les classes gouvernantes de notre société. On le retrouve, enveloppé comme jadis de précautions oratoires et de maximes morales, dans deux romans plus récents du même écrivain, Gilbert et Gilberte et La Bonne aventure. La fable du premier de ces ouvrages promène ses deux héros, honnêtes et candides ouvriers, à travers toutes les corruptions de l’aristocratie et de la bourgeoisie opulente, pour leur enseigner cette morale que richesse et vertu sont choses incompatibles. Dans le second roman, allusion odieuse à une catastrophe qui, vers la fin du dernier gouvernement, plongea dans le deuil une des plus illustres familles de la France, ce parallèle obstinément poursuivi des vertus du pauvre et des vices du riche se traduit en un sentiment implacable de haine, et ce cri « Haine et vengeance ! » poussé par un homme du peuple outragé253, semble s’y répéter sourdement à chaque page.

 

Si nous revenons au théâtre, nous allons y voir les mêmes peintures odieuses de la société.

Au premier rang nous rencontrons encore ici un drame dont nous avons parlé déjà, à propos de la théorie de la responsabilité sociale : Le Brigand et le Philosophe. Nous ne croyons pas que jamais, sur aucune scène, aient été vomies de plus plates injures, de plus furieuses imprécations contre la société et les lois, que celles qu’on lit dans cet incroyable drame. On croit rêver quand on songe qu’il y a vingt ans, nous assistions, le sourire sur les lèvres, à ces absurdes horreurs, n’y voyant que d’innocents paradoxes et des jeux d’esprit sans conséquence.

« Que faire dans une société qui vous vole parce que vous êtes pauvre ? Il faut voler pour être riche… Depuis longtemps, crime et vertu ne sont que des mots. Tuer un homme est un acte qui n’est en soi ni un bien ni un mal, et qui devient, selon le langage, un meurtre ou une victoire. Prendre l’argent du public, c’est commettre un vol ou lever un impôt. — Je suis fâché seulement, ajoute le chef des voleurs, d’avoir été forcé de prendre le mot le moins honnête et le sens le plus périlleux254… »

« Dans un siècle où l’addition est tout, la soustraction devait être quelque chose. Le mal n’est donc pas de voler, le mal est dans la manière de voler. Si tu travailles contre la loi, certes tu gagnes peu et tu te caches : mais si tu voles le code à la main, juste comme il faut voler pour être marchand, huissier, courtier, oh ! alors tu gagnes beaucoup et tu paies patente. Les gendarmes eux-mêmes te portent les armes en cas de décoration. Tu n’as plus la mine équivoque, tu portes des gants ; tu n’es plus d’une bande, mais d’une raison sociale ; tu n’exerces plus la nuit, dans la solitude, mais en plein jour, en pleine ville ; tu ne cries plus : la bourse ou la vie ! mais tu demandes le prix fixe, ou les frais de bureau, s’il vous plaît 255. »

Le chef de voleurs, par application de cette belle théorie, s’est fait honnête homme : il est devenu le premier magistrat de son pays ; il vole impunément à la Bourse, et rencontrant un de ses anciens camarades de la forêt :

« Nous sommes, lui dit-il, tous les deux en plein dans la conséquence du principe social. Misérables tous les deux, nous avons vécu aux dépens de ce monde, mais j’ai une autre méthode que toi, et je m’en trouve assez bien. Vois où j’en suis et où tu en es, mon pauvre Wolf, avec tes vols classiques. Si un autre que ton ami le juge t’eût pris ici sur le vol de la montre, tu étais un homme arrêté. Et moi je gagne impunément cent mille florins ; moi je suis atteint et convaincu d’avoir triché toute ma fortune, d’avoir joué à coup sûr, et cependant je suis riche et honoré ; je juge, au lieu d’être jugé. Mon sort vaut-il le tien256 ? »

Sauf la brutalité de la forme et le cynisme sans exemple du langage, on retrouve à peu près les mêmes idées sous la plume de plusieurs écrivains257.

L’ignoble Vautrin a, ou peu s’en faut, les mêmes opinions sur la société.

« Vous êtes, dit-il à ses complices, ou en dessus ou en dessous de la société, la lie ou l’écume ; moi je voudrais vous y faire rentrer. On vous huait quand vous passiez, je veux qu’on vous salue ; vous étiez des scélérats, je veux que vous soyez plus que d’honnêtes gens.

« — Il y a donc mieux ? demande un des interlocuteurs.

« — Il y a ceux qui décident de l’honnêteté des autres. Vous ne serez jamais bourgeois, vous ne pouvez être que des malheureux ou des riches… Il vous faut donc enjamber la moitié du monde. Prenez un bain d’or, et vous en sortirez vertueux 258. »

Mais le thème favori du théâtre, le moyen dramatique dont il a le plus usé pour émouvoir les esprits, le levier avec lequel il a le plus soulevé les passions populaires, c’est cette éternelle antithèse du pauvre honnête et du riche infâme que nous a déjà si souvent présentée le roman. Seulement, à la scène, le contraste revêt des formes plus saisissantes ; les situations ont une sorte de réalisme plus poignant. Comme c’est par là peut-être que le théâtre contemporain a le plus porté atteinte à l’ordre social, on nous pardonnera d’entrer dans quelques développements.

On se souvient du roman de M. Émile Souvestre, Riche et Pauvre, dont nous avons cité quelques pages. De ce roman l’auteur a fait un drame, drame plus mauvais encore au point de vue moral que le roman. Il s’y rencontre bien çà et là de nobles sentiments, mais ces sentiments n’appartiennent qu’au pauvre. Toutes les misères et toutes les vertus y sont le partage du pauvre : toutes les félicités et tous les vices y sont le lot du riche. Et le désespoir du pauvre y éclate, à chaque scène, en paroles telles que celles-ci :

« Ah ! la pauvreté, c’est le pire de tous les vices, car c’est le seul qui empêche de faire du bien259 !

« Oh ! ma tête se perd !… et voilà ce qu’on appelle la vie !… Faites le bien, voilà où vous arriverez !… Ah ! insensé, pourquoi ai-je compté sur la vertu ? pourquoi n’ai-je pas choisi plutôt la route du vice ? Celle-là est sûre et facile ; tout le monde y passe… Ô mes rêves, mes nobles rêves de jeune homme !… Ah ! je sens en moi la haine du bien !… maintenant j’ai honte de ma probité260

« Ah ! pourquoi ne peut-on recommencer ses jours ? je saurais maintenant que le succès va, non à celui qui le mérite, mais à celui qui le mendie, et que pour tirer parti de l’existence il faut être un de ces hommes de liège qui flottent avec l’écume à la surface de tous les événements…

« Je croyais qu’avec le sentiment du bien dans le cœur, on était assez fort pour porter le monde… Folie ! il ne faut point vouloir être fort ; il ne faut point vouloir être bon. La supériorité de l’âme est une infirmité sociale. Ne penser qu’à soi, c’est la vie… Insensé qui se dévoue ! on profitera de son sacrifice sans le comprendre261… »

Sont-ce là seulement des cris de colère et de douleur arrachés à la passion ? Suivez le drame jusqu’au dénouement. Trompé dans tous ses efforts, déçu dans toutes ses espérances, supplanté dans son amour par ce riche qu’il trouve partout sur son chemin, par cet homme « qui n’a rien fait et qui est heureux par droit de naissance 262 », Antoine, le pauvre, à bout de patience et de vertu, las de souffrances sans terme, assassine son rival sur le corps de sa maîtresse empoisonnée. Quelle est donc la morale qui sort de telles fictions ? N’est-ce point dire au pauvre, à celui qui souffre, que sa pauvreté, que ses souffrances sont sans remède, et qu’il n’a plus qu’à se faire justice par lui-même ?

L’écrivain que nous avons entendu plus haut jeter à la société, dans Le Brigand et le Philosophe, de si étranges insultes, est un de ceux aussi qui ont mis à la scène, sous les couleurs les plus-violentes, ce contraste odieux et forcé du pauvre et du riche. Il l’a développé, dans le drame des Deux Serruriers, en tableaux qui font horreur.

La pièce s’ouvre par une scène navrante : un vieillard se meurt d’épuisement et de misère, auprès du berceau d’un enfant, dans les bras de ses deux fils qui, faute de travail, ne peuvent ni nourrir l’enfant, ni soigner le vieillard.

« Je ne suis pas à plaindre, dit celui-ci… je vais mourir, je touche à la fin de ma peine… Vous, enfants, vous seuls êtes à plaindre en vérité. Vous avez à vivre, et vous serez toujours pauvres. Ce fut mon destin, et ce sera le vôtre ; car vous n’hésiterez pas plus que moi entre la pauvreté et l’honneur 263. »

Le loyer de la pauvre mansarde n’est pas payé ; et le propriétaire, banquier millionnaire, ne veut plus attendre : on va saisir les meubles et expulser les locataires insolvables. Alors le moribond fait appeler un médecin, et pour payer cette dette veut lui vendre son corps comme sujet anatomique : j’oubliais de dire que la scène se passe en Angleterre.

« Encore une page sombre, se dit le docteur attendri, que le livre de la vie humaine ouvre devant moi, livre monotone qui contient partout les mêmes maux et les mêmes injustices, depuis le commencement jusqu’à la fin264. »

L’huissier arrive avec ses recors. Mais le vieillard vient d’expirer : l’un de ses fils a vendu inutilement sa liberté pour le sauver ; il va rejoindre son régiment et « défendre désormais » les heureux de la terre ». L’autre reste chargé de l’enfant ; mais point de travail !… « Ô mon Dieu, s’écrie-t-il, avoir de la jeunesse et de l’activité, du courage, de l’intelligence, appeler le travail de toute l’énergie de son âme, et n’être pas plus exaucé qu’un idiot et un lâche ! Mais si cela ne suffit pas pour vivre, que faut-il donc de plus265 ? »

Voilà le premier acte. Et qu’on dise dès à présent si de plus dangereux spectacles peuvent être offerts à un peuple ; si ces cris de douleur, ce désespoir d’un père qui maudit la vie chez ses enfants, ces plaintes contre l’injustice sociale, contre les heureux de la terre que le pauvre va défendre ; ces imprécations contre un monde où le travail peut manquer à l’ouvrier ; — qu’on dise si tout cela, jeté à la foulé palpitante des théâtres, n’est pas le souffle même des tempêtes révolutionnaires ? si ce n’est pas ainsi qu’on dévoue une moitié de la société aux fureurs de l’autre ?

Dans le reste de la pièce, Georges, l’ouvrier laborieux et honnête, est sans cesse poursuivi par le banquier, le riche sans cœur, l’homme de métal, qui a spolié sa famille en volant un testament, qui a fait mourir son père, qui veut le faire condamner lui-même comme voleur et qui tente enfin de le faire assassiner. Réduit à mendier, il n’essuie que des refus :

« Oui, tout s’éloigne, tout se ferme autour de moi, les portes comme les cœurs… oui, les maisons comme les hommes, barricadées d’un triple fer… Ô Londres, reine des mers, entrepôt du monde, ville riche et plus dure que le métal de tes trésors, à quoi servent tes magasins et tes greniers d’abondance, ton industrie et ton commerce, tes flottes et tes cargaisons, toute ton opulence enfin, si tu ne peux nourrir un de tes enfants ?… si l’un des tiens est condamné à mourir sans l’avoir mérité, s’il ne suffit pas d’être innocent pour vivre dans ton sein266 ? »

« Qu’ai-je donc fait après tout, que je doive être privé ainsi de la vie, de l’amour, du bonheur ? N’ai-je pas le droit d’être, et d’être heureux comme un lord ? Parce que je suis né pauvre et que je suis resté honnête, il faut que je renonce à ma part de félicité ici-bas ?… Oh ! non, je n’y renoncerai pas ainsi… Avec de l’argent, on a tout en ce monde : honneur, amour, bonheur, on satisfait son corps et son âme, on est heureux enfin ! Je veux de l’argent, moi ! je veux de l’argent !… Ô génie du mal, je me donne à toi !… Le désespoir a fait place au crime267 !… »

Il est jeté en prison, sous une accusation de meurtre. « Oui, s’écrie-t-il quand le geôlier lui apporte son pain, oui, on me nourrit, maintenant que je dois mourir268 ! »

À la fin, l’innocence triomphe et le crime est puni, en dépit il est vrai des arrêts de la justice humaine ; si bien que l’ordre social reste sous le coup des malédictions dont le drame est rempli269.

 

L’année qui précéda la révolution de Février, se jouait avec un grand succès populaire, sur un des théâtres du boulevard, un autre drame du même écrivain, où, à travers les phrases accoutumées sur la vertu, percent les mêmes idées de colère et les mêmes sentiments de vengeance : nous voulons parler du Chiffonnier de Paris.

Jean, le chiffonnier, c’est la probité, la vertu, la générosité même ; il n’a qu’un tort, tort bien excusable, c’est de chercher parfois dans le vin la distraction ou l’oubli de ses maux ; et ici, incidemment, se glisse, à l’usage des pauvres diables, la théorie de l’ivrognerie. « Quand j’ai bu, c’est fini de la misère… Je vois tout en beau, quoi ! tout roses et rubis… Fais comme moi, je te dis ; prends le bon parti, bois… bois à crédit, au comptant, comme tu pourras ; mais bois toujours, tu ne penseras plus à rien270… »

En face de ce chiffonnier ivrogne mais vertueux, le drame place un misérable comme le banquier des Deux Serruriers, la baron Hoffmann, enrichi par le vol et l’assassinat, type achevé de scélératesse et d’infamie, et sa fille non moins infâme, et digne en tout de lui. Puis il introduit le pauvre chiffonnier dans l’hôtel opulent de cet abominable riche ; et écoutez quelles réflexions il lui prête :

« Quel luxe ! quelle richesse ! C’est diabolique. Y a-t-il du bon sens… pour un homme seul ?… Lui en faut-il, à ce gueux-là ! Quelles inventions de bouteilles !… En voilà une qui a la tête d’argent ; une autre qui a de l’or dans le corps… il boit de l’or !… Le vin et l’homme, poison ! Vin et crime cacheté, plaqué ! On ne peut pas m’en faire accroire à moi. Ah ! tous les fumiers ne sont pas dans la rue. Oh ! les monstres, je les nettoierai271… »

Il y a un vieux proverbe qui dit : Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. Le drame refait ce dicton à sa manière, pour l’envenimer : « Ce que c’est, dit Jean ! la bonne réputation a ceinture dorée, elle est innocente ; la mauvaise est nue, elle est coupable. La bonne réputation prend l’argent d’autrui, et a la médaille : la mauvaise perd le sien et paie l’amende… La bonne réputation jette ses enfants et va à la noce : la mauvaise les ramasse et va en prison… Être et paraître, voilà272 ! »

Quel style, et surtout quelle morale ! Il est clair que c’est pour échapper à la censure que l’auteur, dans cette tirade, a écrit la bonne réputation ; mais c’est la richesse qu’il veut dire. C’est la richesse qui vole et n’en est pas moins honorée ; c’est la richesse (pour parler le jargon du drame) qui abandonne les enfants nés de ses débauches, et en rejette sur le pauvre la honte et le fardeau. Et cela a été écrit pour le peuple ! Cela a été joué aux applaudissements des faubourgs !

 

Quand ces sinistres applaudissements se furent changés en clameurs révolutionnaires ; quand le cri de colère poussé par le théâtre contre les riches se fit entendre dans la rue, on vit encore le drame, fidèle à son rôle, encourager les vainqueurs à l’œuvre de nivellement et de destruction. Comme le picador qui agite le lambeau rouge pour exciter le taureau dans l’arène, on le vit animer le peuple à la guerre sociale.

Au théâtre de la Porte-Saint-Martin, en 1850, fut représenté un drame, le plus terrible, le plus effrayant peut-être qui ait jamais paru sur notre scène souillée de tant d’œuvres hideuses. Cela s’appelait La Misère 273 ; et dans ce drame, plein de sang, de larmes, d’horreurs entassées, du fond d’un abîme de souffrances sans nom, on entendait s’élever, comme un long cri de vengeance, la voix de tout un peuple affamé et agonisant. La scène était en Irlande, il est vrai : honnête précaution, qui voile la pensée sans lui ôter de sa force274.

Comme toujours, il y a dans cette pièce un semblant de correctif aux emportements de la passion. Il y a un philosophe, un théoricien, qui parle de progrès par les lumières, de réformes pacifiques, de moralisation du peuple ; qui blâme la violence et les hommes violents. Mais la philanthropie de Job, le froid raisonneur, tout comme la charité de la douce Elena, avortent misérablement dans l’impuissance : si bien que la morale du drame est que la science ne peut rien, que la charité ne peut pas assez, et qu’il n’y a qu’un remède aux maux du peuple, qu’une réforme praticable, qu’une philanthropie efficace, celle des Enfants-Blancs qui jugent et exécutent leurs ennemis, qui brûlent les châteaux et pendent les propriétaires.

Écoutez ce dialogue entre Job, le philosophe, et Feargus, le chef des hommes blancs.

« Job. — Vous êtes sans pitié !

« Feargus. — Comme on l’est pour le pauvre…

………………………………………………………………………………………………

« Job. — Je te plains, car tu es dans une mauvaise voie ; ce n’est point par la violence qu’on refait les sociétés.

« Feargus. — Je ne prétends pas refaire la nôtre, mais me venger d’elle ! Toi, tu as puisé aux sources de la sagesse, tu as acquis la science du philosophe en gardant le cœur de l’honnête homme. Eh bien ! combats avec tes armes et laisse-moi les miennes. Tu es la tête et je suis le bras. Feargus détruit, que Job réforme !…

« Job. — Je soupçonne que tu n’as pas grande confiance dans mes efforts ?

« Feargus. — Ma foi, je compte plus sur la flamme et le fer que sur les belles paroles et les longs discours.

« Job. — Du sang ! toujours du sang !

« Feargus. — À qui la faute ?…

« Job. — Tu ignores donc ce que le pardon met de joie dans l’âme ?

« Feargus. — Et toi ce que la vengeance a d’ivresse275 ? »

Dans ce dialogue de la raison et de la fureur, de la philanthropie et de la vengeance, n’est-ce point la fureur qui l’emporte ? n’est-ce point la vengeance qui triomphe ? Quelles paroles sanglantes ! Quelles effroyables provocations au crime ! Plus de pitié ; on n’en a pas eu pour le pauvre ! Plus de belles phrases ni de longs discours ; la flamme et le fer ! le couteau et la torche ! Ce mot résume le drame, et les acclamations dont il était couvert ont assez prouvé quels formidables échos il trouvait dans la foule.

Deuxième partie.
Influence de la littérature contemporaine sur les mœurs

Observations générales

Nous nous sommes arrêté longtemps à l’exposition des erreurs morales émises ou propagées par notre littérature. Il nous a paru indispensable d’entrer dans ces longs détails ; il fallait réunir toutes les preuves, il fallait rassembler tous les documents du procès que nous nous étions proposé d’instruire. On a maintenant les pièces sous les yeux : on peut juger.

Mais une autre tâche nous reste ; c’est de rechercher quelle a été, en fait, l’influence que la littérature contemporaine a exercée sur nos mœurs. Or, pour cette étude même, il n’était pas indifférent que l’examen qui précède fût aussi approfondi : l’étendue, l’habileté, la violence de l’attaque font déjà, ce semble, préjuger de l’étendue et de la gravité du mal qui a été fait.

Quand nous parlons de l’influence que la littérature a pu avoir sur les mœurs, on comprend d’ailleurs, sans qu’il soit besoin de l’expliquer, que nous prenons ici cette expression de mœurs dans son sens le plus général : ce n’est pas seulement des mœurs proprement dites que nous entendons parler, mais aussi de cet ensemble d’opinions communes, d’idées reçues, d’habitudes naturelles ou acquises qui constituent l’état moral et intellectuel d’un peuple.

À la question que nous nous posons ici, il semble qu’il y ait une première réponse à faire, réponse qui se présente d’elle-même à tous les esprits.

Vous demandez quel mal a fait la littérature ? Ouvrez les yeux : interrogez les faits. Regardez où nous ont conduits les idées, les doctrines morales, les théories philosophiques et sociales prêchée ? depuis vingt-cinq ans. Sondez, si vous pouvez, les plaies secrètes, çà demi cachées aujourd’hui, mais non guéries et toujours saignantes, que porte au flanc notre société. Cherchez d’où vient le trouble profond qui s’est produit dans les conditions de sa vie morale. Demandez-vous qui l’a faite ce qu’elle est, c’est-à-dire matérialiste, sceptique et méprisante, trois caractères qui la distinguent tristement aujourd’hui. Qui ? sinon la littérature dont elle a été nourrie, saturée ; non point la littérature seule je le sais ; mais certainement la littérature plus que tout le reste.

Et maintenant jugez l’arbre à ses fruits ! Par la moisson que nous avons récoltée, jugez et quelle a été la semence, et quelles racines elle avait jetées dans le sol.

On pourrait s’en tenir là sans doute ; car jamais condamnation ne fut plus solennelle et plus accablante. Ne sont-ce pas en effet les idées qui, après tout, mènent le monde ? Et n’est-ce pas conclure logiquement que de mettre les faits du lendemain à la charge des idées de la veille ? L’histoire tout entière n’atteste-t-elle pas la légitimité d’une telle induction ? La loi qui rattache les événements aux doctrines, comme l’effet à la cause, n’est-elle pas une de celles qui ressortent le plus clairement de l’étude des révolutions humaines ?

 

Mais le sujet vaut la peine d’être approfondi et éclairé par toutes ses faces. Nous voulons donc étudier ici, dans leurs symptômes et leurs effets généraux, les maladies morales que la littérature a inoculées aux générations contemporaines, ou dont elle a développé en elles le germe.

De ces maladies, quelques-unes, passagères de leur nature, ont déjà en partie disparu, ou du moins ont diminué d’intensité. D’autres, profondément entrées dans nos âmes, compromettent à la fois notre présent et notre avenir.

Le caractère de notre nation et les circonstances extérieures, tout a contribué à les répandre et à les aggraver.

Il n’est peut-être pas de peuple au monde qui soit plus accessible que nous aux influences de la littérature. Il n’en est pas qui donne plus facilement prise au paradoxe, et s’égare plus volontiers à la poursuite des chimères. Aisément nous sommes dupes de notre sensibilité ou de notre imagination. Romanesques et utopistes, avides d’émotions et amoureux de nouveautés, nous acceptons sans contrôle ce qui touche notre cœur ou amuse notre esprit. « Les femmes et les jeunes gens, a dit Vauvenargues, ne séparent point leur estime de leur goût. » Que d’hommes parmi nous, sont en cela femmes ou jeunes gens toute leur vie !

Sous ce rapport, nos voisins valent mieux que nous. L’Anglais, attaché à ses lois, à ses mœurs, nourri dans le respect de la tradition, lors même qu’il applaudit les novateurs, ne se livre point. Il y a en lui un instinct conservateur, qui résiste à toutes les fantaisies et le défend contre tous les entraînements. C’est, comme l’a dit Swift, un animal politique et religieux . Ce siècle-ci en a offert un curieux exemple. Lord Byron, malgré son immense popularité, n’a exercé aucune influence dans son pays : tandis que l’Angleterre applaudissait le poète, elle condamnait le sceptique, le railleur qui outrageait sa religion et ses lois ; elle le forçait à s’imposer à lui-même le châtiment d’un exil volontaire.

Nous, tout au rebours, dédaigneux de la tradition, sans respect pour le passé ni pour la loi, nous prenons au sérieux tout ce qui nous plaît : nous poussons l’indulgence pour le talent jusqu’à tolérer de lui les derniers excès ; et il n’est point de paradoxe monstrueux qui n’ait chance de réussir en France, s’il s’offre revêtu des charmes de la poésie ou des prestiges de l’éloquence.

Les imaginations, au-delà du Rhin, sont ardentes, les esprits prompts à s’enflammer. Que de têtes mises à l’envers par la poésie ou la métaphysique, dans cette patrie de Werther et de Charles Moor ! Mais regardez au fond : la société n’a point été ébranlée dans sa masse ; les mœurs n’ont point été gâtées. Toute cette ébullition n’est qu’à la surface. C’est qu’il y a dans ce peuple deux préservatifs puissants, l’esprit de famille et le sentiment religieux. Les mariages précoces y mûrissent vite les hommes ; et les rêveries antisociales ne les suivent pas loin hors des Universités.

Chez nous, l’esprit de famille a perdu il y a longtemps sa sainte autorité. La vieille foi est morte dans beaucoup d’âmes, et dans les autres l’instinct religieux ne parle pas bien haut. Faut-il s’étonner si, tous les freins nous manquant à la fois, nous sommes toujours prêts, ne fût-ce que par ennui, à nous jeter, sur la foi d’une théorie brillante, dans les plus étranges aventures et les plus coupables folies ?

 

Plusieurs circonstances, depuis vingt-cinq ans, ont conspiré à accroître chez nous la puissance du théâtre et du roman, en élargissant dans des proportions jusque-là inouïes, leur sphère d’activité. Partout, et surtout à Paris, les théâtres se sont multipliés ; le nombre des spectacles a augmenté. Le roman, de jour en jour plus bruyant, plus populaire, a envahi le domaine des lettres presque tout entier et absorbé à son profit toute l’attention publique. Bientôt même, la publicité ordinaire ne lui suffisant plus, on l’a vu appeler à son aide la publicité immense et hâtive des journaux : c’était l’industrie et ses forces gigantesques appliquées à la littérature. Ce n’étaient pas seulement les forces de l’industrie, c’était, chose plus triste ! son esprit même qui pénétrait dans le monde des lettres. L’attrait honteux du gain s’ajoutant aux séductions de la popularité, les écrivains en vinrent, sous l’empire de cette double excitation, à exploiter l’art comme une branche de commerce et à entasser sans choix des productions sans nombre, où tout était sacrifié au succès, au besoin de frapper les imaginations et de tenir sans cesse en éveil la curiosité haletante des lecteurs276.

On put dire alors que nous étions dans le siècle du roman. Le roman-feuilleton réalisait la fable de la renommée aux cent voix. La spéculation aidant, chaque journal eut son roman en dix ou vingt volumes, qui, auxiliaire complaisant des partis et des sectes, devint ou un dissolvant moral ou un instrument de propagande socialiste.

Grâce à cette alliance de la presse quotidienne, le roman a pénétré dans notre société à des profondeurs immenses. Confiné jusqu’alors dans les régions moyennes, il est descendu, il a filtré peu à peu dans les couches inférieures. En un temps où le journal entrait partout, il est entré avec le journal là où le roman ne s’était jamais introduit. Il est entré dans la boutique du marchand, dans l’atelier de l’ouvrier, dans une foule d’honnêtes ménages et de foyers pudiques : il s’est assis, hôte impur, conteur aux paroles empoisonnées, au cercle de la famille, à la veillée d’hiver. Jamais commerce plus éhonté et plus pernicieux de la mauvaise littérature ne s’était fait en plein soleil, sur une pareille échelle et avec un tel succès.

Jamais aussi, s’il faut le dire, société n’avait donné le spectacle d’un tel abandon de ses premiers intérêts, d’une telle désertion de ses premiers devoirs277. Jamais n’avait été poussée aussi loin l’ardeur insensée avec laquelle toutes les classes, même les plus éclairées, se ruaient au-devant de ces corrupteurs publics et grossissaient le cortège de leur popularité. Elles ont fait plus : on les a vues courir aux spectacles les plus honteux, applaudir à l’insolente apothéose du vice ; on les a vues élever de leurs mains un piédestal aux héros du crime, et poser des couronnes sur le front des courtisanes amoureuses.

C’est là certes un des plus terribles reproches qu’ait mérités notre génération ; c’est aussi un des signes les plus tristes de son imprévoyante légèreté. Ne dirait-on pas qu’il y a des temps où, à défaut de la conscience devenue muette, le sentiment même de leur propre conservation n’avertit plus les sociétés humaines, et où leur vue troublée n’aperçoit plus l’abîme ?… Quos vult perdere Jupiter dementat !…

Mais il est temps d’aborder le fond de notre sujet, et d’entrer dans l’étude des faits moraux que nous avons à rechercher.

Chapitre premier. De l’influence de la littérature contemporaine sur les mœurs privées

I. Mélancolie — Dégoût de la vie

À la fin du siècle dernier, un mal étrange était né dans les âmes. Le doute était partout ; les anciennes croyances étaient tombées en poussière. Mais au milieu des ruines qu’elle avait faites, et seule désormais dans ce monde d’où elle avait chassé Dieu, il arrivait que la raison humaine, inquiète, étonnée, fléchissant sous le poids de sa propre souveraineté, semblait comme embarrassée de sa victoire. Après avoir été un enthousiasme, le scepticisme était devenu une souffrance : on étouffait dans le vide.

Ce sentiment de malaise, de douloureuse anxiété, trouva, chez quelques poètes, une éloquente expression.

Le premier en date et en génie, Goëthe exprima, dans Werther et dans Faust, les deux faces de ce sentiment nouveau : Faust, négation amère de la science, de la beauté, de la vertu ; Werther, peinture brûlante des agitations stériles, des exaltations impuissantes d’une âme que le ver du scepticisme a piquée dans sa fleur 278.

Plus tard, René et Obermann traduisaient en France, sous une forme plus précise encore, les mêmes sentiments et les mêmes pensées.

René a beau s’en défendre : le doute aussi l’a atteint et a pénétré dans sa chair. Il souffre du même mal qui a tué Werther et qui consume Obermann. Ce mal, c’est l’ennui, c’est le dégoût de la vie. L’esprit français qui excelle dans l’analyse, n’a pas hésité à reconnaître sa nature et à dire son vrai nom279.

Étrange maladie, que cette maladie de l’imagination, comme l’a justement appelée Mme de Staël280 ; où, la sensibilité prédominant sur la pensée et la volonté, l’âme arrive par une sorte d’éréthisme à la prostration, et par l’impuissance au désespoir ; affection bizarre qui, dans l’ordre moral, présente des symptômes et produit des effets analogues à ceux qu’on observe dans ces maladies physiques où, toute la vie affluant dans un organe et lui donnant un développement monstrueux, l’équilibre des forces se trouve rompu et l’hypertrophie conduit au dépérissement et à la mort.

 

Il y eut un moment, après l’Empire, où les esprits, distraits par les luttes politiques et littéraires, semblèrent avoir échappé à ces douleurs secrètes, et trouvé dans l’action un remède aux tourments de la pensée. Mais bientôt le mal reparut : seulement, à ses causes intimes et profondes s’étaient substituées en grande partie des causes extérieures et accidentelles.

Un poète s’était rencontré qui, résumant en lui le scepticisme de Faust et l’ironie de Voltaire, les découragements de Werther et les vagues mélancolies de René, avait orné ces amères pensées du vêtement d’une poésie splendide, et les avait échauffées d’un sentiment profond des beautés de la nature. Chose étrange ! L’influence de lord Byron, nulle dans son pays, fut immense dans le nôtre.

Byron remit à la mode parmi nous la poésie du désenchantement et du désespoir. Déjà chez le poète anglais, un peu d’affectation s’était mêlé à l’inspiration sérieuse : il s’était fait à la longue comme un rôle de sa douleur, mettant je ne sais quelle ostentation à s’identifier avec ses héros, victimes éternelles du destin, en révolte contre Dieu et en guerre contre la société.

Mais chez les imitateurs, comme il arrive toujours, ce fut bien pis. Le génie et la sincérité manquant du même coup, nous eûmes comme une longue parodie du Giaour, du Corsaire et de Childe-Harold. Nous vîmes naître toute une génération de rêveurs mélancoliques, de bardes éplorés, de héros funestes et marqués au front du sceau de la fatalité. On répéta sur tous les tons le monologue d’Hamlet. Oh se revêtit de désespoir, d’amer dédain et d’orgueil satanique, comme on s’affuble d’un manteau de théâtre. Alors la langue fut envahie par le jargon byronien. Alors on entendit de toutes parts dans la littérature, retentir comme un concert de blasphèmes et de malédictions ; pêle-mêle d’idées incohérentes ; absurde mélange d’aspirations religieuses et de scepticisme de parade, de spiritualisme vague et de matérialisme brutal.

 

Toute factice que fût au fond cette littérature ; tout antipathique que soit naturellement à l’esprit français cette poésie sombre et nuageuse, elle n’en exerça pas moins sur toute une génération une action considérable. C’est le propre des maladies de l’imagination d’être éminemment contagieuses ; et, si étrange que fût celle-là, on a peine à croire quels progrès elle fit dans les esprits. Son effet direct fut d’y développer, sous le nom de poésie intime, de mélancolie ou de contemplation, ce goût malsain de la rêverie qui, à la longue, énerve la pensée, endort la volonté, et à force de mettre des fantômes à la place de la réalité, conduit à l’oubli du devoir et au dégoût de la vie281.

Ces rhéteurs qui entonnaient, sur le mode lyrique, l’hymne éternel du doute et de la douleur, ils succombaient, à les en croire, à l’abus de la pensée 282. Pure vanterie ! Non, ce n’est pas de la pensée, de la pensée laborieuse et sincère qu’ils ont abusé : c’est de la molle et lâche rêverie ; c’est de l’imagination et de ses fantaisies déréglées ; c’est de la sensibilité et de ses exaltations fiévreuses.

L’homme est fait pour agir, non pour rêver. C’est pour le consoler, non pour le conduire, que l’imagination lui a été donnée : c’est comme un mobile, non comme une règle, que la sensibilité a été mise en lui. Mais l’action n’est puissante et féconde que là où la pensée est sérieuse et forte. Regardez les siècles de foi, les siècles d’enthousiasme : là vous verrez des convictions ardentes susciter des caractères énergiques ; là vous trouverez le courage dans les épreuves, la persévérance dans les entreprises, les vertus mâles et austères, les grandes œuvres et les grands exemples.

N’est-ce pas, hélas ! par les signes opposés que notre temps marquera dans l’histoire ! Des découragements sans mesure succédant à des ambitions sans bornes ; des désenchantements amers nés d’illusions insensées ; l’affaissement des âmes, fruit de l’incertitude des esprits ; la mobilité des goûts, la lâcheté des cœurs ; n’est-ce point-là ce qui se montre de toutes parts ?

Récriminer contre le passé, accuser nos pères de notre propre incrédulité, insulter le siècle dernier pour absoudre le siècle présent, c’est une tactique aisée et qui prête à la déclamation. Un poète a exprimé cette idée dans de beaux vers :

« Je ne crois pas, ô Christ, à ta parole sainte !
« Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.
« D’un siècle sans espoir naît un siècle sans crainte…
………………………………………………………
« Ta gloire est morte, ô Christ, et sur nos croix d’ébène
« Ton cadavre céleste en poussière est tombé !…
………………………………………………………
« Pour qui travailliez-vous, démolisseurs stupides,
« Lorsque vous disséquiez le Christ sur son autel ?…
« Vous vouliez pétrir l’homme à votre fantaisie ;
« Vous vouliez faire un monde. — Eh bien ! vous l’avez fait.
« Votre monde est superbe et votre homme est parfait !
« Les monts sont nivelés, la plaine est éclaircie ;
« Vous avez sagement taillé l’arbre de vie ;
« Tout est bien balayé sur vos chemins de fer ;
« Tout est grand, tout est beau, — mais on meurt dans votre air.
………………………………………………………
« L’hypocrisie est morte, on ne croit plus aux prêtres ;
« Mais la vertu se meurt, on ne croit plus à Dieu.
………………………………………………………
« Quand on est pauvre et fier, quand on est riche et triste,
« On n’est plus assez fou pour se faire trappiste,
« Mais on fait comme Escousse, on allume un réchaud.
………………………………………………………
« Voilà pourtant ton œuvre, Arouet, voilà l’homme
« Tel que tu l’as voulu. — C’est dans ce siècle-ci,
« C’est d’hier seulement qu’on peut mourir ainsi283. »

Les vers sont beaux, je le répète ; mais au fond, qu’y a-t-il de vrai là-dedans ? Le vieil Arouet est-il si coupable, et sommes-nous si innocents ?

L’incrédulité du xviiie  siècle, dans son principe au moins, sinon dans ses excès, avait une raison d’être : elle luttait pour la liberté de la pensée et pour la tolérance religieuse. Notre incrédulité, à nous, a été le plus souvent un jeu d’esprit, une bravade insensée. Le doute fut une arme pour nos pères ; il a été pour nous un amusement impie.

Ce scepticisme que nous nous sommes fait, il est d’ailleurs plus sec, plus vide, plus désolé que celui de nos devanciers. Vous êtes, dites-vous, les fils de Voltaire : il est vrai ; mais ce n’est pas Voltaire seul qui vous a fait tout ce que vous êtes. Vous avez dégénéré, vous ne valez pas même ce que valaient vos pères.

Vos pères, s’ils ne croyaient pas à Dieu, du moins ils croyaient à l’homme : ils avaient en l’homme une foi profonde, ardente ; ils avaient le noble orgueil de la raison humaine et une généreuse confiance dans ses destinées. Vous, vous ne croyez pas plus qu’eux à Dieu, et vous ne croyez pas comme eux à l’homme. Vous n’avez plus ni la foi chrétienne ni la foi philosophique. L’incrédulité de vos pères était de la force, la vôtre n’est que de l’impuissance ; leur scepticisme était du courage, le vôtre n’est que de la lâcheté. Aussi, malgré leurs égarements, ont-ils fait de grandes choses et conquis la liberté de l’esprit humain : votre stérile orgueil, à vous, n’a enfanté que le néant, conquis que le désespoir, embrassé que la mort.

 

C’est de l’atonie morale en effet qu’est né le dégoût de la vie. « Qui est-ce qui aime la vie au temps où nous sommes ? Cette insouciance-là s’appelle du courage quand elle produit un bien quelconque : mais quand elle se borne à risquer une destinée sans valeur, n’est-ce pas simplement de l’inertie ? L’inertie, c’est là le mal de nos cœurs ; c’est le grand fléau de cet âge du monde. Il n’y a plus que des vertus négatives. » Qui donc parle ainsi ? L’un des écrivains qui, de notre temps, ont le plus contribué à troubler les âmes et à ébranler les convictions, l’auteur de Lélia 284. C’est l’aveu du malade, il vaut la peine d’être recueilli.

On ne joue pas impunément avec de certains poisons. À force de nous complaire dans la pensée du doute, nous avons accru en nous la puissance du doute. À force de célébrer le désespoir, nous avons désappris l’espérance. Comme l’élève imprudent du sorcier, dans la ballade allemande, nous avons évoqué l’esprit du mal, et nous n’avons plus su ensuite les paroles pour le chasser.

Ce que notre littérature faisait de toutes les idées religieuses, de Dieu et de sa providence, de l’homme et de ses destinées futures, nous l’avons vu. Or, on ne saurait trop le redire : il y a entre les idées religieuses et les idées morales un lien étroit, indissoluble. Tant vaut la religion, tant vaut la morale : c’est un axiome qui peut souffrir parfois pour les individus quelques rares et douteuses exceptions ; mais qui, pour la généralité, pour les peuples, n’en admet point. Les hommes sont inconséquents : l’homme est profondément logique.

Il y a au fond de l’esprit humain un problème formidable auquel il ne peut se soustraire. Chaque fois qu’il s’interroge sur sa nature, son origine et son avenir ; chaque fois qu’il jette un regard inquiet sur ce monde où l’humanité se fraie péniblement sa voie, cet effrayant problème se dresse devant lui ; c’est le problème de l’existence du mal. Et si l’homme, quand il arrive aux heures critiques de la vie, quand il se trouve, jeune encore et plein d’illusions, aux prises avec la douleur, n’a pas une réponse toute prête à faire, soit au nom de la foi, soit au nom de la raison, au doute déchirant qui s’élève au-dedans de lui ; — il y a à parier qu’il n’échappera pas à l’une ou à l’autre de ces destinées également funestes : ou bien, s’il est doué d’une nature froide et sensuelle, de s’assoupir dans les épaisses ténèbres du matérialisme ; ou bien, s’il a une âme ardente et faible, de tomber dans les langueurs et les convulsions du désespoir. Le suicide, voilà l’abîme au bord duquel errent comme de pâles ombres, les meilleurs de ceux en qui le doute a peu à peu éteint la vie morale.

On le sait assez : de toutes les maladies morales, il n’en est point qui se propage avec une si terrible puissance que la passion du suicide. Ce fléau a sévi de nos jours avec une violence inouïe : ç’a été un mal véritablement endémique. Jamais peut-être pareille fureur ne s’était vue depuis la décadence de la société païenne.

Qui ne se souvient de ces morts sinistres auxquelles chaque matin les journaux donnaient une publicité contagieuse ? Pas de jour qui n’allongeât de quelques noms la funèbre liste. Ici, nous avons un témoignage dont rien ne vaut l’éloquence, c’est la statistique. Si on consulte les documents officiels, ils apprennent que, depuis un quart de siècle, le nombre des suicides s’accroît constamment d’année en année, et cet accroissement est tel qu’en cet espace de temps le nombre en a doublé285.

À quelle cause attribuer cette effrayante progression des morts volontaires ? Les causes extérieures qui agissent aujourd’hui agissaient de même il y a vingt-cinq ans. Cherchera-t-on dans les troubles politiques, les ébranlements de la société, l’instabilité des positions et des fortunes l’explication de cet étrange phénomène ? Mais quel temps de notre histoire fut plus calme, et sembla plus assuré dans ses conquêtes et sa prospérité, que celui qui s’écoula de 1835 à 1848 ?

Des causes morales peuvent seules rendre compte de ces faits. Et, sans rien exagérer, on peut, nous le croyons, les mettre pour une bonne part à la charge de notre littérature. Ses doctrines, ses maximes y ont, sans nul doute, singulièrement aidé. Mais ce qui y a contribué plus encore peut-être, c’est l’emploi continuel qu’elle a fait du suicide comme un ressort dramatique, soit au théâtre, soit dans le roman ; spectacle dangereux par lui-même, car l’exemple en pareille matière est, à lui seul, un enseignement et une tentation ; plus dangereux encore par l’éclat dont on l’entourait, et qui montrait toujours le suicide ou imposé comme fatal, ou glorifié comme sublime.

Un drame dont nous avons déjà dit quelques mots ailleurs, le Chatterton de M. de Vigny, est peut-être une des œuvres de ce temps-ci qui ont le plus engagé les imaginations sur cette pente funeste. Non pas qu’on y trouve une apologie ouverte du suicide : mais demandez à tous ceux qui ont vu ce drame à la scène, quelle impression ils en ont remportée ? Non, il ne justifie pas le suicide en théorie, mais il l’excuse, il l’innocente en fait. Il n’y conclut pas, mais, ce qui est bien pis, il y pousse, en l’exaltant, en l’idéalisant.

Pourquoi cependant Chatterton se tue-t-il ? Il se tue parce qu’il est pauvre, et qu’il y a des riches insolents et durs ! Il se tue parce que la gloire se fait trop attendre et que la société tarde à reconnaître son génie ! Chose extraordinaire, en effet, chose nouvelle sous le soleil, depuis Homère jusqu’à Dante, depuis Cervantès jusqu’à Shakespeare, que cette lutte du génie contre la misère et l’obscurité ! Mais combien de poètes incompris, d’artistes méconnus, prenant leur désespoir pour de l’héroïsme, leur impatience pour de la supériorité, ont, à l’exemple du drame, maudit la vie et la société ! Que de jeunes gens, pauvres comme Chatterton, doués d’un peu de talent et de beaucoup de vanité, ont rêvé sa gloire posthume et comme lui, bu, le poison à vingt ans !

On raconte qu’un jeune homme, pris de cette sombre fureur, alla un jour s’asseoir dans le théâtre où se jouait ce drame de Chatterton, portant sous ses vêtements l’arme dont il voulait se frapper, et résolu de se donner la mort à l’instant où sur la scène le héros de la pièce s’empoisonne. Ce fait donne la mesure de l’exaltation étrange où de certains esprits peuvent arriver, sous l’influence de ces dangereux spectacles.

Il marque aussi l’un des tristes caractères qu’a affectés de notre temps la manie du suicide, je veux dire cette préoccupation de l’effet, cette vanité puérile et obstinée qui pose jusque dans la mort, et ne songe, comme le gladiateur antique, qu’à provoquer en tombant les applaudissements de la foule286 ; Preuve nouvelle de ce que nous avons dit déjà ; à savoir qu’il n’y a, dans les sentiments qu’a exprimés et que développe notre littérature, rien que d’artificiel et de faux ; que tout y porte le cachet de l’exagération et de la vanité souffrante ; que ses désespoirs ne sont pas plus vrais que ses héroïsmes ; que toute son exaltation est à la tête, et que c’est surtout en échauffant les têtes qu’elle a gâté les cœurs.

II. Exaltation de la passion. — Sensualisme pratique

Ce qui caractérise la doctrine morale prêchée par notre littérature, ce n’est ni la négation du bien en soi, ni la négation de la liberté : ces erreurs-là sont vieilles comme le monde. Ce n’est pas même la thèse de la bonté absolue et de la sainteté de la passion ; sans remonter plus haut, il est évident qu’elle a emprunté cette idée aux Réformateurs modernes. Voici quel est le principe caractéristique de sa morale, et où l’on peut dire que gît son originalité.

Il ne lui suffit pas que l’homme admette pour bonnes toutes ses passions, et que, s’abandonnant à l’impulsion ou, comme disait Fourier, à l’attraction naturelle, il les laisse se satisfaire dans une juste mesure : théorie mesquine ! conception sans élévation et sans poésie !

La vraie grandeur de l’homme, elle n’est que dans la passion développée, surexcitée ; dans le déploiement de toutes ses fougues et de toutes ses ardeurs, dans l’exaltation qu’elle communique à toutes les puissances de notre être.

Loi, devoir, règle morale, convenances sociales, toutes choses, selon elle, qui rapetissent l’homme. Il étouffe dans ces liens : ses facultés comprimées ne peuvent sous cette tyrannie atteindre à toute leur vigueur. Coupez ces liens, brisez ces entraves, et dites à cet esclave garrotté de se lever et de marcher dans sa force et dans sa liberté. Et sous l’impulsion de ses passions affranchies, aiguillonnées comme des coursiers généreux, vous le verrez vivre d’une vie plus intense et plus féconde : vous verrez son esprit s’élever, son cœur s’élargir et battre plus vite. Homme sans passions ou maître de ses passions ? âme mesquine, génie étroit. Les grandes passions, les grands vices même sont l’attribut des grandes âmes et des intelligences supérieures, comme ils sont la source des hautes inspirations et des nobles sentiments.

 

C’est assurément un grand signe d’aberration intellectuelle quand de telles théories osent se produire ; c’est surtout un symptôme affligeant de déchéance morale, quand elles ont eu cours dans une société. On peut affirmer que les âmes sont bien énervées, là où l’excès du mal passe pour supériorité, là où les grands vices sont considérés comme l’apanage des fortes natures, là où le crime même se fait applaudir par cela seul qu’il est terrible.

Nous en sommes venus cependant, il faut bien le dire, à ce point de délire et de honte. Ces théories, le monde les a entendu enseigner durant de longues années : nous en avons rapporté plus haut d’assez nombreux témoignages287. Cette morale, elle a été mise en action sous nos yeux par tous les drames et les romans modernes. Et la conscience publique n’a pas élevé contre de tels outrages le cri de son indignation ! Et nous n’avons pas abattu sous les sifflets ces héros infâmes ou sanglants du conte ou du théâtre ! Que dis-je ? nous leur avons fait fête. Nous les avons entourés d’un étonnement niais et d’une admiration imbécile. D’abord, les esprits faibles, à force de voir le crime ainsi embelli, ne l’ont plus trouvé si condamnable. Bientôt, cette auréole de poésie qu’on lui avait mise au front a ébloui des imaginations déréglées, tenté des vanités en démence. N’a-t-on pas vu des héros de Cour d’assises singer les héros du drame ? N’a-t-on pas vu de misérables assassins se draper, à l’ébahissement de la foule, dans leur corruption poétique et leur cynisme littéraire ? N’a-t-on pas vu l’intérêt passionné du public faire cortège à des empoisonneuses, et leur dresser comme des arcs de triomphe ?

« Notre temps, disait naguère un profond penseur, est atteint d’un mal déplorable ; il ne croit à la passion qu’accompagnée du dérèglement. L’amour infini, le parfait dévouement, tous les sentiments ardents, exaltés, maîtres de l’âme, ne lui semblent possibles qu’en dehors des lois morales et des convenances sociales. Toute règle est à ses yeux un joug qui paralyse, toute soumission une servitude qui abaisse : toute flamme s’éteint si elle ne devient un incendie288. »

Ce mal déplorable, d’où vient-il, sinon de notre littérature ?

« Elle a pris les fièvres de l’âme pour ses facultés, l’ivresse pour une puissance, et nos écarts pour un progrès. Les passions sont devenues à ses yeux une espèce de dignité et de gloire289. »

N’a-t-elle pas fait plus ? après avoir greffé les grandes vertus sur le tronc des grands vices, n’a-t-elle pas imaginé de faire naître le génie de l’abus des passions ? Désordre et génie, n’est-ce pas elle qui a inventé cette merveilleuse formule290 ?

Ne dirait-on pas, à l’entendre, que ces deux choses sont inséparables et liées entre elles comme la cause à l’effet ? Comme si le génie, qui n’est que l’intelligence à son plus haut degré de puissance, n’impliquait pas là mesure dans la puissance même, la modération dans la force, la discipline jusque dans la fougue !

Mais, il faut en convenir, c’était là une théorie commode, ingénieusement appropriée à la foule des esprits médiocres, des faux génies qui sont charmés de faire du dérèglement une condition du talent, et de proclamer que, pour être un grand homme, il faut commencer par s’affranchir des lois qui régissent le vulgaire. Et Dieu sait si nous en avons manqué, de ces esprits dévoyés qui, séduits par de grossiers sophismes, ont pris ainsi le chemin de la débauche pour le sentier de la gloire ! Ce n’est pas la gloire, c’est l’impuissance et la dégradation qui sont au bout de cette route vulgaire. Des inspirations de l’orgie, il n’est jamais sorti un chef-d’œuvre. Si la passion réglée est féconde, la passion sans frein est stérile : c’est un torrent qui passe et qui ravage ; c’est une flamme qui brille mais qui dévore.

« … Que l’amour souvent de remords combattu,
« Paraisse une faiblesse et non une vertu »,

avait dit Boileau. Boileau de nos jours n’a pas eu moins tort comme moraliste que comme législateur poétique. On a retourné son précepte : de faiblesse qu’il était, l’amour est devenu une vertu. À la condition d’être violent, furieux, irrésistible, il a revêtu tous les mérites et toutes les grandeurs ; et il a suffi d’avoir beaucoup aimé, n’importe qui et n’importe comment, pour que toute souillure fut effacée : rassurant précepte, qui met dans l’excès de la passion même l’excuse et le rachat de la passion !

C’est ainsi que les Madeleines du drame et du roman, sont devenues de notre temps un type populaire ; non pas seulement, ce qui était le droit de l’art, un sujet d’émotion et d’intérêt, mais, ce qui était inouï jusqu’alors, un modèle de dévouement, de vertu et de grandeur morale.

Qui s’étonnera, devant cet oubli public de toutes les notions de la conscience, que les mœurs se corrompent de plus en plus dans certaines classes du peuple ? Comment le libertinage, complaisamment étalé sur la scène, applaudi avec transport par les honnêtes gens, avec larmes par les mères de famille, exalté par tout le monde comme une école de générosité, de sacrifice, d’abnégation sublime, paré enfin de toutes les couleurs qui peuvent enflammer les imaginations et séduire les âmes tendres, comment le libertinage ne trouverait-il pas, en théorie et en pratique, d’intrépides prosélytes291 ?

 

Alors même qu’elle ne s’est pas appliquée à l’embellir, à l’exalter, notre littérature, nous l’avons vu, s’est encore complu à peindre le mal. Par goût ou par système, elle l’a recherché et reproduit avec amour dans ses tableaux. Or, il y a dans le spectacle seul du mal une influence funeste. On dirait qu’il s’en exhale je ne sais quelles émanations malsaines qui à la longue ternissent les âmes les plus pures, comme les miasmes des marais inoculent lentement la fièvre.

Montesquieu a dit quelque part : « Il y a de mauvais exemples qui sont pires que des crimes292. » On peut dire avec non moins de vérité qu’il y a des spectacles qui sont pires que de mauvaises maximes. À vivre en face du vice, on se familiarise avec lui ; on se blase sur l’effroi ou le dégoût qu’il inspirait d’abord. Bientôt, de l’indifférence on passe à la curiosité, et on finit par se laisser aller à y prendre je ne sais quel honteux intérêt.

« Le pathétique outré, remarque un profond moraliste, est pour les hommes une source funeste d’endurcissement. Les tableaux trop énergiques de l’humanité souffrante rendent les cœurs inhumains.  Quand on a accoutumé les esprits à des idées de crime, on y accoutume bientôt les mœurs293. »

Le peuple romain s’était corrompu et endurci aux spectacles sanglants du cirque : nous nous sommes démoralisés aux spectacles ignobles du vice et du crime. La fibre morale s’est aussi endurcie en nous. Nous avons perdu cette susceptibilité de conscience qui est comme la pudeur de l’âme. Tourmentée de la soif des émotions violentes et des âcres jouissances qu’elles procurent, la foule, non pas seulement celle de la rue, mais aussi la foule élégante et dorée, a couru aux tragédies véritables qui se jouaient dans l’enceinte du Palais de Justice, comme elle courait aux drames du théâtre. Elle a dévoré les pages sinistres de la Gazette des Tribunaux, avec la même passion qu’elle dévorait les pages fantastiques des Mystères de Paris. Il est, dit-on, des affections bizarres où le sens du goût est tellement perverti que ceux qui en sont atteints n’aiment que les fruits verts ou gâtés : c’est une maladie de ce genre qu’a développée dans les imaginations la mauvaise littérature. Non sans doute que nous soyons par là devenus capables des crimes auxquels nous nous intéressions : mais ce n’est jamais en vain que le sens moral s’éteint à un tel point dans une société, et de semblables dépravations de l’esprit ont infailliblement pour effet d’y surexciter les instincts grossiers et tous les appétits sensuels.

 

En dépit de nos prétentions philosophiques, le matérialisme est le vice profond de ce temps-ci ; matérialisme pratique, sinon spéculatif. Nous sommes en réalité, sinon en théorie, par nos goûts et nos habitudes, sinon par nos doctrines, fortement enclins au sensualisme, ou, si on veut, à l’épicuréisme. L’amour de l’argent est de tous les temps : ce qui est plus particulièrement du nôtre, c’est l’amour du bien-être, c’est la soif des jouissances matérielles, c’est le désir effréné de toutes les voluptés que peut procurer la richesse.

Ce goût du luxe et des plaisirs sensuels, la littérature ne l’a pas créé, sans doute, mais elle a fait ce qu’elle a pu pour le répandre et l’accroître. Elle l’a poétisé, comme elle a poétisé le désordre et le libertinage. Elle a raffiné le matérialisme pour le rendre plus séduisant aux délicats ; elle y a mis un vernis de philosophie, pour le rendre plus décent et plus acceptable aux gens graves. Satisfaire les sens aussi bien que l’esprit ; rechercher les jouissances matérielles à l’égal des jouissances intellectuelles, c’est le but suprême qu’elle propose à l’homme, et le dernier point de perfection qu’elle lui assigne ; car c’est glorifier Dieu dans la double nature qu’il nous a donnée294.

Un tel évangile ne pouvait manquer d’adeptes. Cette religion du plaisir, cette théorie du sybaritisme flattait trop le goût général pour n’avoir pas un grand succès. Ç’a toujours été, on le sait, la tactique habile du roman contemporain de caresser le préjugé régnant ou la passion dominante, d’avoir toujours un système tout prêt pour justifier le caprice ou légitimer le vice à la mode. Ainsi a-t-il fait ici pour des tendances qui n’étaient déjà que trop prononcées. En même temps qu’il légitimait ces tendances au point de vue des principes, il semblait prendre à tâche de les encourager dans les esprits. Il étalait, dans des tableaux de fantaisie, toutes les splendeurs de la fortune ; il déployait toutes les merveilles du luxe ; il faisait couler l’or à flots ; il faisait briller aux yeux des Eldorado fabuleux ; excitant ainsi comme à plaisir des rêves insensés, offrant aux âmes de funestes tentations, inspirant à tous ceux que le sort a faits humbles, non seulement l’impatience de la pauvreté, mais le dégoût de toute condition modeste et laborieuse ; irritant, en haut, les cupidités insatiables, en bas, les brutales convoitises.

En matière aussi grave, il faut se garder des exagérations. Me trompé-je, et ne suis-je point le jouet de cette illusion qui fait qu’on médit volontiers du présent au profit du temps passé ? Il me semble que l’esprit des jeunes générations n’est plus celui qui animait la génération éclose il y a trente ans. Alors, s’il m’en souvient, il y avait dans les esprits d’autres préoccupations que celles de la richesse et du bien-vivre. Il y avait dans les âmes d’autres enthousiasmes, d’autres amours que ceux des jouissances matérielles, un autre culte que celui des sens, une autre religion que celle du plaisir. Il y avait, si je ne m’abuse, l’enthousiasme de la liberté et de la gloire ; il y avait le culte des arts et de la poésie, la religion des lettres, l’amour de toutes les grandes choses et de toutes les idées généreuses.

Qu’avez-vous fait, ô jeunesse, de ces traditions et de ces exemples ? Qu’avez-vous fait de ces nobles passions et de ces émotions saintes ? On dirait que le feu sacré, qui n’est pas éteint, Dieu merci ; qui, je l’espère, ne s’éteindra jamais en France, languit sur l’autel abandonné et ne jette plus aujourd’hui que de mourantes clartés… On dirait que le culte de l’idéal est tombé en désuétude et en dédain ; que votre cœur, indifférent aux joies de la pensée, ne bat plus que pour les voluptés grossières.

Oh ! je le sais : à nos enthousiasmes d’autrefois se mêlaient bien des illusions, et peut-être quelques folies. Qu’importe ? même au prix de ses écarts, l’enthousiasme du beau sied bien à la jeunesse. Lui seul est la source des grandes inspirations. Malheur aux générations qui n’ont jamais eu ni illusions ni ambitieuses espérances ! Malheur aux races qui naissent vieilles de cœur et d’esprit, et qui à la place des aspirations généreuses ont mis les calculs de l’égoïsme et l’adoration du veau d’or ! « Ô France, disait éloquemment Mme de Staël il y a déjà un demi-siècle, ô France, terre de gloire et d’amour ! Si l’enthousiasme s’éteignait un jour sur votre sol, si le calcul disposait de tout, à quoi vous serviraient votre beau ciel, vos esprits si brillants, votre nature si féconde295 ? »

Il est triste de penser que la littérature qui, par essence, est appelée à combattre les progrès de cette décadence, ait en ce temps-ci appliqué tous ses efforts à les hâter. Si l’art est chose divine, n’est-ce pas parce qu’il prête à l’âme des ailes pour s’élever vers l’idéal ? Et ne manque-t-il pas à sa mission et à sa dignité lorsque, au lieu de nourrir en nous l’amour du beau, cette splendeur de la vérité éternelle, l’amour du bien, cette émanation de l’éternelle sagesse, il n’emploie sa magie qu’à nous ravaler vers le monde inférieur et à nous rendre, comme les compagnons d’Ulysse, amoureux seulement de la matière, avides seulement des plaisirs des sens ?

 

Sous le souffle de ce matérialisme, les cœurs se sont desséchés en même temps que les esprits s’abaissaient. Non seulement la vie a perdu son caractère sérieux en perdant son but élevé, le devoir ; mais les sentiments même les plus vifs, les plus spontanés du cœur humain semblent avoir perdu aussi de leur naïveté et de leur parfum. L’amour, cette passion qui tient tant de place dans la vie de l’homme, et qui, alors même que la morale ne l’absout pas, se fait tant pardonner à force de candeur et d’enthousiasme, l’amour lui-même ne semble-t-il pas comme fané dans sa fleur ? Regardez ces jeunes disciples du matérialisme moderne. L’amour chez eux est-il encore l’amour, ou n’est-il pas seulement un composé de corruption et de vanité ? Aux fougues de la passion, ont succédé les froides habitudes de la licence. On ne fait plus le mal par entraînement ou surprise de cœur, mais par amour-propre et par goût de la débauche.

Qu’on nous permette d’en citer un exemple singulier. Dans ces régions mal limitées où le vice opulent semble avoir élu domicile et se donne libre carrière, régions placées au-dessus des classes moyennes, au-dessous de la bonne compagnie et en dehors de la société régulière, il s’est formé, de nos jours, toute une classe de femmes perdues qui, en petit et en laid, mais avec un éclat scandaleux, ont rappelé un peu le rôle des courtisanes antiques : monde étrange, tout artificiel, tout de convention, où la passion vraie n’est pour rien, où le luxe et la vanité sont tout, et qui symbolise assez fidèlement, ce nous semble, ce sensualisme raffiné que nous avons essayé de caractériser. Ces femmes, auxquelles la littérature a fait sous un nom bizarre une honteuse célébrité, ne sont-elles pas, aussi bien, les prêtresses véritables de la religion nouvelle ? L’idéal ou le cœur ont-ils là quelque place ? Les grâces de l’esprit ou les séductions de l’imagination entrent-elles pour quelque chose dans leur culte ? Non ; c’est la volupté nue, le plaisir facile, les folies du luxe, les ivresses de l’orgie qui seules font le charme de cette vie aride et fausse qui les fait briller un jour et les dévore. Il y a là un symptôme social ; il y a comme l’image de ce que sont devenus dans les âmes les sentiments et les instincts naturels.

Mais sans aller chercher dans un monde exceptionnel les traces du mal que nous étudions, ne suffit-il pas, quelque part qu’on se trouve, de jeter les yeux autour de soi pour en apercevoir les signes manifestes ? En province comme dans la capitale, dans toutes les grandes villes, partout où a pénétré abondamment le mauvais roman, que d’appétits sensuels surexcités par ses maximes et surtout par ses peintures ! Que de jeunes imaginations fascinées par ces tableaux d’une vie brillante, d’une existence entourée de tous les plaisirs, de toutes les séductions du luxe ! Que d’embûches tendues à la vanité plus encore qu’au cœur ! Que de chutes peut-être préparées par ces grossières suggestions ! Sous le chevet de la jeune fille, dans la mansarde de l’ouvrière, le roman se glissait avec des images décevantes, avec des pensées corruptrices, pareil à l’esprit tentateur qui, caché derrière Marguerite agenouillée à l’église, lui souffle dans l’oreille les paroles envenimées.

Ces plaies profondes de la société, l’œil de la statistique ne les atteint point : elles ne se révèlent que par des symptômes généraux et des troubles insensibles. La statistique ne découvre que certains désordres extérieurs qui, par leurs progrès, accusent le progrès caché du mal intérieur. Ainsi, elle atteste que, depuis trente ans, le nombre des naissances illégitimes s’est accru dans la proportion d’un cinquième ; et d’un autre côté, que le chiffre des mariages a diminué296 : double fait qui dénote une altération de plus en plus grave des mœurs, et qui a sa cause, incontestablement, dans la perversion des idées morales plus que dans toute circonstance économique ou sociale.

III. Affaiblissement de l’esprit de famille. — Dédain de l’autorité

Ce serait être bien rigoureux de dire en thèse absolue que le roman est mauvais à l’esprit de famille. Ce qu’on peut soutenir du moins sans paradoxe, c’est que la lecture assidue des romans, en habituant l’esprit à vivre dans un monde imaginaire, lui inspire le dégoût de la vie réelle et de ses devoirs, et lui en fait dédaigner jusqu’aux joies modestes et saines ; c’est qu’en faisant voir sous des couleurs le plus souvent mensongères la société, les hommes, le monde où nous devons vivre, elle développe les idées les plus fausses, les illusions et les espérances les plus folles ; c’est qu’enfin elle énerve la volonté en surexcitant outre mesure les puissances sensibles de notre nature, et rend l’âme pareille à ces malades dont la sensibilité physique est tellement exaltée que tout ce qui les touche les blesse, et que tout contact leur est une douleur. Les femmes, plus impressionnables par organisation, vivant plus que les hommes de la vie intime, et moins distraites qu’eux par le mouvement du monde extérieur, sont plus accessibles à ces mauvaises influences.

Je sais bien que même des moralistes chrétiens se sont montrés très indulgents pour le roman, et l’ont quasi prôné comme un amusement bienfaisant. Mais sans entrer dans une discussion oiseuse, disons seulement que c’est au xviie  siècle qu’écrivaient ces moralistes, et on peut croire qu’aujourd’hui ils seraient d’avis différent : le roman a fait bien du chemin depuis deux cents ans, et nous sommes loin de l’Astrée et de la Clélie. Ce n’est plus l’idéal que le roman cherche à peindre de nos jours ; c’est l’exagéré, le fantastique et le faux. Ce n’est plus la lutte et le triomphe du devoir sur la passion qu’il nous raconte, c’est le triomphe insolent de la passion sur le devoir.

Jamais plus qu’en ce temps-ci le roman n’a menti à la vérité morale, défiguré la nature humaine et calomnié la vie. Autrefois il plaçait ses personnages dans un monde supérieur et meilleur ; il faisait d’eux des modèles de vertu, de délicatesse et de pur amour. De nos jours, le roman a mis ses héros, non au-dessus, mais en dehors de la nature humaine. Il en a fait des êtres impossibles, qui n’ont d’homme que le nom, dont les caractères sont aussi faux que les sentiments sont odieux.

C’eût été peu s’il n’eût fait que dégoûter de la vie réelle quelques âmes tendres et rêveuses : il a pris à tâche d’aigrir les cœurs qui souffrent, en irritant en eux le sentiment de la souffrance ; il a soufflé l’esprit de colère et de révolte contre ce qui est la loi même de la Providence et l’inévitable condition de l’homme ici-bas.

Il a vu qu’il y avait dans le mariage des abus, des misères cachées : et au lieu de les imputer à la nature humaine, il en a accusé l’institution elle-même et la société.

Il a vu que le monde, par une immorale tolérance, faisait aux époux dans le mariage une part inégale de devoirs, imposant à l’un la fidélité dont il déliait l’autre : et au lieu de réclamer l’égalité dans le devoir, il a prêché l’égalité dans la licence.

Il a peint l’amour libre, l’amour adultère même, comme le bonheur idéal, et comme le droit naturel de l’homme ; et en face de ce tableau il a montré le mariage comme un bagne, comme un cachot plein de tortures et de larmes.

Quels beaux prétextes fournis à la légèreté ou à la passion ! Et comment l’esprit du mariage n’aurait-il pas, à travers ces déclamations, souffert de profondes atteintes ? Qui dira combien de jeunes femmes, de jeunes mères de famille, j’entends des plus honnêtes et des plus pures, se sont senties intérieurement troublées par ces peintures ardentes, par ces sophismes enflammés, et de ce jour-là ont trouvé pesant et ont maudit dans leur cœur le joug que jusqu’alors elles avaient porté sans se plaindre ?

Un romancier fait dire quelque part à l’une de ses héroïnes : « Un jour, en voyant je ne sais quel drame, en lisant je ne sais quel roman, Mme de Villefore s’imagina que son mari ne l’aimait pas comme elle méritait d’être aimée. C’est toujours là le point de départ de toutes nos fautes, à nous autres pauvres femmes… À peine nous sommes-nous laissées aller à cette idée, que nous cherchons autour de nous cette âme sœur de notre âme qui seule peut nous donner le bonheur par l’harmonie de l’amour297. » Cette fois, le roman a dit vrai : c’est une histoire trop commune qu’il raconte là. Mais il a bien quelque raison d’en faire son mea culpa.

Que d’Indianas et de Valentines n’a-t-il pas suscitées, victimes révoltées de la tyrannie conjugale, et cherchant ailleurs l’harmonie de l’amour ! Que de Fernandes obéissant à d’irrésistibles entraînement 298 ! Que de Lélias mélancoliques, se regardant comme de douloureuses exceptions 299, et à ce titre, se mettant de leur autorité au-dessus des lois communes !

On s’est justement moqué des femmes incomprises : le bon sens public a sifflé à bon droit leurs prétentions sentimentales et leurs élégies larmoyantes. Au fond, et sous le ridicule, il y avait pourtant là un mal réel et trop répandu : il y avait l’impuissance du devoir, le dégoût des choses sérieuses de la vie300, une exaltation factice et parfois d’indigestes idées d’émancipation chimérique.

Il est permis de s’alarmer quand, dans une société, l’esprit de système et le paradoxe littéraire s’attaquent à ces graves questions de la condition de la femme et de la constitution de la famille. Ces questions en effet, on n’y touche pas impunément ; on ne les remue pas sans que la société en éprouve, comme au fond des entrailles, un sourd ébranlement.

Qui s’en étonnerait ? Là est sa partie véritablement vitale : ce n’est pas l’individu, c’est la famille qui est l’élément social ; et le mariage est la souche de la famille. Altérer, si peu que ce soit, la puissance du mariage, c’est donc porter atteinte à la famille, c’est par conséquent frapper la société au cœur. Les Réformateurs l’ont bien compris. Voyez tous les systèmes des utopistes modernes : pour arriver à refaire la société, ils commencent par refaire, ou plutôt par supprimer le mariage, c’est-à-dire la famille, bien sûrs que la société se désagrégera d’elle-même et tombera en poussière, quand le ciment qui en lie toutes les parties sera détruit.

Les femmes, qu’on ne l’oublie pas d’ailleurs, sont les dépositaires et les gardiennes des mœurs ; car les mœurs se forment et se nourrissent dans la famille, et la famille est le domaine où s’exerce la douce royauté de la femme. Tant que la moralité de la femme n’a pas reçu d’atteinte et que la famille est intacte, il ne faut point, quels que puissent être le mal apparent et le désordre accidentel, désespérer d’une société. Tout est à craindre au contraire quand le mal a pénétré jusque-là.

Et en pareille matière, il n’est point d’erreur indifférente. Tout est grave, tout a une portée redoutable. La morale domestique est une glace qu’un souffle ternit, et qui ne reprend qu’après bien du temps sa pureté première. Car, la femme ayant été faite pour vivre de la vie de la famille, c’est son privilège que, tant qu’elle en a les vertus, on peut dire qu’il ne lui en manque aucune d’essentielle ; et c’est son châtiment qu’aussitôt qu’elle les a perdues, il semble qu’elle ait du même coup perdu toutes les autres.

Rendons justice à notre temps : quelque atteinte qu’elles aient pu recevoir, les mœurs domestiques, en France, sont après tout meilleures aujourd’hui qu’il y a cent ans. Les classes élevées, par exemple, ne comptent plus comme autrefois au nombre de leurs privilèges, s’il y a encore des privilèges, l’insolence du vice et le dédain de toute morale. Chez elles, comme chez les autres, règnent, je ne dis pas l’austérité des anciens temps, mais le sentiment plus sérieux du devoir, l’esprit plus grave et les habitudes plus honnêtes de la famille. Partout, et là même où la vertu est absente, vous trouverez du moins un respect de l’opinion et une sorte de pudeur qui font que le mal, au lieu de s’afficher, rougit de lui-même et se cache : heureux symptôme et progrès remarquable, car ils attestent que le sens moral parle chez tous et que la conscience publique est rentrée dans ses droits.

Il est donc loin de ma pensée de prétendre que nos mœurs domestiques aient été, d’une façon profonde, gâtées par le roman et le théâtre contemporain. Grâce à Dieu, leur puissance n’a pas été jusque-là. L’action qu’ils ont exercée de ce côté a été superficielle et passagère ; on dirait d’une fièvre ou d’un vertige qui ont frappé, dans de certaines régions, certaines imaginations.

Au dernier siècle, c’était le fond même de la moralité qui était altéré ; c’étaient les principes mêmes du devoir qui étaient faussés ou oblitérés dans les âmes flétries par le scepticisme et le matérialisme. De nos jours, ç’a été plutôt une déviation du sentiment et des idées, sentiment souvent généreux, idées souvent nobles dans leurs tendances ; ç’a été une exaltation momentanée des imaginations, une surexcitation des âmes, atteignant surtout les imaginations rêveuses et les âmes tendres.

Il n’en faut pas moins reconnaître que le mariage a souffert dans notre société, depuis trente ans, de fâcheuses atteintes.

Un fait irrécusable atteste que, de jour en jour, le joug en est plus impatiemment porté : c’est que de jour en jour le nombre augmente de ceux qui essaient de le secouer violemment. En dix années seulement, de 1840 à 1850, le chiffre des procès en séparation de corps a presque doublé en France. Que ce chiffre soit absolument peu élevé, il n’importe301 : ce n’est là, on le sait, qu’un indice bien insuffisant du mal réel, car combien de douleurs non soupçonnées et même de désordres publics reculent devant le scandale d’un procès ? Mais si le symptôme extérieur se montre deux fois plus grave, n’avons-nous pas le droit d’en conclure que le mal réel et caché est deux fois plus grand ?

 

Le trouble ne saurait s’introduire dans les rapports naturels du mari et de la femme, du père et de la mère, sans qu’aussitôt le contrecoup s’en fasse sentir dans le cercle tout entier de la famille. Le lien principal ne saurait se relâcher, que les liens accessoires ne se relâchent aussi. Que peut être l’éducation des enfants, j’entends l’éducation morale, celle qui se donne dans la famille, cette forte discipline qui, s’emparant des jeunes âmes à leur entrée dans la vie, les assouplit de bonne heure à la loi austère du devoir, et qui se compose d’exemples autant que de préceptes, que peut être cette éducation quand le désordre est au foyer domestique ?

D’autre part, l’autorité paternelle décline comme la foi conjugale, et peut-être plus qu’elle encore. Cet esprit de révolte qui soufflait sur toute la société, a atteint, comme il était naturel, les jeunes générations plus profondément que les générations déjà mûres. L’expérience a été traitée de routine ; la sagesse des vieillards, de préjugé. On a vu les écoliers faire la leçon aux maîtres et les enfants en remontrer à leurs pères.

Cette folle infatuation de la jeunesse, la littérature contemporaine sans doute, n’en a point été l’unique cause : c’est l’esprit général du siècle, c’est la prétention de la science moderne qu’il faut aussi en accuser. Mais la littérature y a singulièrement aidé, en se faisant auprès de la jeunesse l’apôtre de toutes les idées révolutionnaires, de tous les systèmes rénovateurs, de toutes les utopies de l’époque. Elle y a aidé davantage en accréditant dans les jeunes esprits cette séduisante idée que l’imagination et la sensibilité sont chez l’homme les facultés supérieures et doivent être les facultés dirigeantes ; que l’inspiration doit avoir le pas sur la froide et timide raison, l’instinct sur la réflexion, la passion libre et spontanée sur la règle étroite et despotique. Nous avons eu par milliers des poètes, des philosophes, des publicistes de vingt ans qui, nourris dès le collège dans la louable pensée de réformer l’État et de changer les bases de la société, ont commencé naturellement par s’affranchir des devoirs de la famille, impatients de réaliser dans leur sphère le progrès qu’ils rêvaient pour le monde.

« L’enfant est le père de l’homme », a dit un poète anglais. La famille est l’image et l’école de la cité. Ceux qui, enfants, n’ont pas appris dans la famille le respect de l’autorité, l’obéissance à la loi, l’amour de l’ordre et de la règle, ceux-là, devenus hommes, n’apporteront dans la cité que l’orgueil individuel, le dédain de tout pouvoir et la haine de toute supériorité

Chapitre II. Influence de la littérature contemporaine sur les mœurs publiques

I. Anarchie morale

C’est un fait nouveau et considérable dans l’histoire de la littérature, que l’intervention du roman et du drame dans les questions sociales. Au xviiie  siècle, ils avaient bien déjà porté une main hardie sur les choses de la philosophie et de la religion, et discuté à grand bruit des thèses de métaphysique et de morale. Mais il était réservé à notre siècle de les voir envahir le terrain de la science politique, et introduire l’imagination et ses rêves, la passion et ses violences, dans les discussions formidables qui ont remué le monde moderne. Il était réservé à notre société de voir les plus brûlants, les plus douloureux problèmes de son organisation livrés à une polémique indiscrète, exploités par les rhéteurs comme un beau sujet de peintures émouvantes, étalés sur les planches d’un théâtre comme un spectacle plein de larmes ou de terreurs.

Avant la grande popularité de lord Byron, notre littérature avait bien çà et là reproduit ces vagues théories sociales, nées de l’ébullition philosophique du dernier siècle, et dont les Brigands de Schiller avaient été l’éclatante expression : inoffensives utopies de quelque honnête rêveur ; jeu d’esprit de quelque jeune poète qui, un jour de spleen, s’amusait à refaire le monde sur un plan nouveau. Tel avait été Jean Sbogar, brigand sentimental qui joint la théorie du vol à la pratique, prétendant n’exiger des gens qu’il dévalise qu’une restitution partielle 302, et portant dans un pli de son manteau le code des lois nouvelles destinées à régénérer les sociétés qui se meurent 303.

Mais ces fantaisies paradoxales, ces excentricités d’humoriste n’offraient guère de danger : confinées dans la sphère de la poésie, elles restaient inaccessibles au vulgaire. Il n’a fallu rien moins que le génie de l’auteur du Corsaire pour populariser ces héros équivoques. Une fois les imaginations entrées dans cette voie, la misanthropie fut de mode aussi bien que le désespoir. Toute cette poésie se fit prose, et inonda notre littérature. Tous les héros de roman qui blasphémaient la Providence, jetèrent du même coup l’anathème à la société.

Tout cela cependant pouvait encore passer pour un lieu commun poétique. Mais bientôt, sous l’influence des systèmes socialistes, la littérature entra dans une phase nouvelle. Du reste, il n’y eut pas plus de sincérité, de sérieux, de conviction dans ses prédications sociales qu’il n’y en avait eu dans ses déclamations philosophiques et religieuses. Si elle se faisait réformatrice après s’être faite byronienne, c’est que le vent de la popularité soufflait de ce côté ; c’est que le prestige de la poésie était usé ; et que, le siècle tournant au positif et se préoccupant de plus en plus des intérêts économiques et sociaux, elle entrevoyait là un moyen nouveau de captiver un public insouciant et mobile. D’instruire le peuple, d’éclairer l’opinion, de vulgariser, comme elle disait, la science, elle n’en avait, hélas ! guère souci. Frapper les imaginations, agiter les esprits ; pour conquérir le succès, émouvoir les passions, fût-ce les plus détestables, c’était, à vrai dire, le seul but qu’on se proposât.

Assurément, cette littérature n’a pas créé chez nous l’esprit révolutionnaire. L’esprit révolutionnaire était né avant elle, et il lui a survécu. Mais la littérature s’est faite sa complice empressée, et on peut dire qu’elle a été son auxiliaire puissant.

Il y a en France une classe d’esprits, classe extrêmement nombreuse, qu’une demi-instruction a placés à moitié chemin de l’ignorance et de la science ; esprits à la fois sceptiques et crédules, médiocres et présomptueux, qui ont la prétention de trancher les plus graves questions et d’avoir un avis sur toutes les grandes controverses qui sont à l’ordre du jour. De ces esprits-là, beaucoup prennent leurs opinions toutes faites dans les journaux ; mais beaucoup aussi les ont prises, de nos jours, dans les romans. C’est sur cette sorte de lecteurs, qui sont au-dessus des classes incultes et au-dessous des classes éclairées, que la mauvaise littérature a exercé une grande influence. Elle a corrompu les uns, et séduit les autres : elle a ébloui les simples, irrité les violents, désarmé les niais. En exaltant chez tous l’orgueil de la raison individuelle, elle a surtout accru l’anarchie morale dont nous souffrons.

L’anarchie des idées, des croyances, voilà le mal profond de notre société.

Le sol sur lequel nous marchons n’est plus qu’un sable mouvant, incessamment miné, labouré par mille courants contraires. Tout a été si souvent bouleversé, qu’au moindre choc il semble que la terre va se dérober sous nos pieds. La société a beau, tous les dix ou quinze ans, changer de gouvernement comme un malade change de lit, elle n’y recouvre point la santé : je ne sais même si la mobilité des institutions n’ajoute point encore à la mobilité des idées. Ce qui est certain, c’est que la cause de nos maux est là ; c’est aussi que, tant que le désordre sera dans le monde moral, l’ordre matériel sera en péril. « Il n’y a de stabilité pour nous que dans l’esprit de l’homme, a dit justement un philosophe moderne. Tout effrayante que soit cette vérité, il faut bien nous dire que les institutions extérieures ne peuvent plus nous protéger. Des puissances plus grandes que les institutions ont commencé à agir chez nous, le jugement, l’opinion, le sentiment public ; et toute espèce de stabilité qui ne repose pas sur le progrès du peuple sera trompée infailliblement304. »

À l’anarchie des idées, augmentée, entretenue par elle, la littérature s’est efforcée d’ajouter l’anarchie des sentiments.

Un des sentiments les plus profonds, les plus vivaces qui existent dans notre pays, c’est l’amour de l’égalité. Ce sentiment, qui prend sa source dans la notion intime du droit et dans la dignité de l’homme, n’a en soi rien que de noble et de légitime. Malheureusement, il arrive qu’il s’altère souvent sous l’influence de la passion ou du sophisme ; et alors, de vertu qu’il était, il devient vice ; son vrai nom alors, ce n’est plus amour de l’égalité, c’est envie.

Sous cette forme, il est la plaie secrète, le dissolvant des sociétés démocratiques. La haine de toute supériorité, quelle qu’elle soit, supériorité de talent ou de fortune, de réputation ou de pouvoir, c’est là le signe auquel on le reconnaît. Abaisser tout ce qui s’élève, courber sous un niveau brutal tout ce qui sort de la foule, c’est le but de tous ses efforts. Ce n’est pas en faisant monter ceux qui sont en bas, c’est en faisant descendre ceux qui sont en haut, qu’il tend à l’égalité.

Eh bien ! nous le demandons, quel résultat ont dû avoir les invectives de notre littérature contre la société, ses peintures révoltantes, ses indignes calomnies, sinon de développer ce mauvais sentiment caché sous un nom honnête ? Comment le peuple n’eût-il pas pris en mépris ou en horreur cette société, maîtresse de l’argent et du pouvoir, qu’on lui montrait atteinte de pourriture ; qu’on lui peignait comme un repaire de spoliateurs et de tyrans, comme une Sodome digne du feu du ciel ? Comment le démon de l’envie ne l’aurait-il pas mordu au cœur ? Comment n’eût-il pas conçu un immense orgueil et d’immenses ambitions, à se voir incessamment exalté, adulé, gratifié à l’exclusion des classes riches, de toutes les vertus et de toutes les grandeurs morales ? La courtisanerie est partout chose haïssable ; mais la plus haïssable et la pire de toutes, sans contredit, c’est la courtisanerie populaire.

Pour tous ceux qui étaient alors en position d’observer de près le mouvement des idées et des mœurs populaires, ce travail de dissolution sociale était devenu évident et avait pris des proportions menaçantes dans les dernières années du Gouvernement de Juillet. C’est à Paris surtout, on le comprend, que ce travail véritablement diabolique, s’exerçait avec le plus d’étendue, d’activité et de succès. C’est dans ce peuple si impressionnable, si passionné, si mobile à tous les souffles révolutionnaires, que ces excitations portaient surtout un trouble profond et amassaient peu à peu les éléments d’une explosion formidable. Un fait donnera la mesure de ce qu’il y avait de dangers de ce côté. Toutes les fois que se jouait, sur les théâtres du boulevard, quelqu’une de ces pièces que nous avons signalées, toutes pleines de déclamations haineuses ou de provocations perfides, la police était obligée à un redoublement de surveillance sur la population des quartiers de la capitale qui fournissaient l’assistance ordinaire de ces spectacles ; spectacles avidement recherchés, et accueillis avec un sombre enthousiasme par une foule frémissante, toujours prête à transporter dans la réalité les passions qu’ils allumaient en elle305.

II. Affaiblissement du principe de la responsabilité individuelle

L’esprit socialiste dont s’est inspirée la littérature contemporaine, offre, dans la manière dont il comprend l’homme, et dont il le traite, une singulière contradiction.

En théorie, il semble le grandir. Il exalte son orgueil ; il sanctifie ses passions ; il montre à l’homme l’homme lui-même, comme sa fin dernière, son idéal et son Dieu.

Mais en pratique, quelle différence ! Là, on dirait qu’il se plaît à l’amoindrir, à l’humilier. Il le ravale au rang des êtres inférieurs. Il le dépouille de la liberté qui atteste sa grandeur, et de la volonté qui fait sa force.

N’est-ce point-là, en effet, le résultat direct de cette théorie que nous avons exposée en son lieu306, et qui fait remonter à la société la responsabilité, non seulement de tous les maux, mais encore de tous les vices de ses membres.

Qu’une telle doctrine soit destructive de toute morale, cela est trop évident. Qu’elle crée par là-même à la société de formidables périls ; qu’elle déchaîne les passions en les affranchissant de leurs conséquences ; qu’elle encourage le vice en l’absolvant d’avance de ses excès ; qu’elle désarme enfin jusqu’à la loi en ôtant au crime la terreur du châtiment ; — tout cela n’est pas moins incontestable et frappe tous les yeux,

Mais nous voulons ici l’envisager à un autre point de vue. Nous voulons chercher ce qu’elle fait de l’homme, ce qu’elle fait du citoyen.

De citoyens, il n’y en a plus en face de cette doctrine : il n’y a que les éléments matériels, que les molécules inertes d’un grand corps qui s’appelle le corps social, et en qui se concentre toute la vie ; il n’y a que les rouages d’une vaste machine qui absorbe en elle seule toute la force et tout le mouvement. D’hommes, il n’y en a pas davantage : au lieu de personnes indépendantes et spontanées, intelligentes et libres, il n’y a plus que les chiffres qui constituent la grande unité sociale, que les têtes de bétail dont se compose le grand troupeau parqué dans les cadres d’un système gouvernemental.

Ne voyez-vous pas en effet qu’avec la responsabilité de l’homme ont disparu sa liberté, sa spontanéité, sa dignité morale ? Ne voyez-vous pas qu’en le déchargeant de l’imputabilité de ses actes, vous avez fait de lui un mineur, un incapable ? Que pour mieux le défendre, vous l’avez dégradé ? Prodigieuse inconséquence ! Ces systèmes orgueilleux qui s’annonçaient comme voulant régénérer l’humanité, briser l’esclavage moderne, émanciper les peuples, que demandent-ils à l’homme pour premier gage ? Ils lui demandent seulement d’abdiquer ses plus précieuses facultés, son intelligence, son activité libre ; ils lui demandent de se soumettre au plus effroyable despotisme qui fut jamais imaginé : car quel despotisme, que celui d’une société armée de tous les droits individuels ! Quelle servitude, que celle de l’homme dépouillé de toutes les prérogatives qui ennoblissent la nature humaine !

L’apathie, la léthargie de l’âme, voilà ce que peut enfanter la théorie de la responsabilité sociale. À quoi bon l’intelligence ? à quoi bon l’effort ? Si l’État veille sur nous, pourquoi veiller nous-mêmes ? Pourquoi travailler, s’il est tenu de nous nourrir ? Dispensés du soin de nous conduire dans le présent, nous sommes du même coup délivrés du souci de songer à l’avenir. L’État, cet être merveilleux, tout puissant, infaillible, qui sait tout et suffit à tout, est chargé d’avoir pour nous de la force, de l’activité, de la sagesse et de la prévoyance.

En ces temps de relâchement et d’affaissement moral, il eût fallu raviver chez l’homme le sentiment de la responsabilité individuelle ; et on l’a aboli pour y substituer une monstrueuse abstraction. Il eût fallu ranimer les âmes alanguies, rendre à l’homme le ressort et l’initiative, en lui montrant plus que jamais que sa destinée est dans ses mains, et qu’il ne vaut qu’autant qu’il sait vouloir ; — et on a énervé les volontés avec ce dogme insensé qui dispense tout le monde de vouloir, de réfléchir et de travailler. Il eût fallu relever l’individu déjà trop abaissé, trop déprimé devant l’énormité de la puissance sociale ; — et on s’est plu à l’abaisser encore, à le rapetisser davantage, à l’absorber jusqu’à l’anéantissement de sa personnalité, dans un despotisme sans exemple et sans nom.

 

En France, on le sait, c’est une disposition d’esprit qui n’est que trop commune, d’invoquer en toutes choses l’intervention de l’État ; c’est une habitude qui n’est que trop entrée dans nos mœurs, de se reposer volontiers sur lui de beaucoup de soins et de détails. Qu’il y ait eu en cela de la faute des gouvernants autant peut-être que des gouvernés ; que ce défaut de notre caractère national ait été exagéré par les tendances envahissantes de l’administration et les abus d’une centralisation excessive, il importe peu : le fait existe. On l’a souvent remarqué ; on s’en est plaint souvent, et on a eu raison.

Si la théorie de la responsabilité sociale n’est pas née parmi nous de cette disposition d’esprit, il est certain tout au moins que, d’une part, elle y a trouvé de l’encouragement, que de l’autre elle a contribué à la développer davantage. Comment n’eût-on pas accueilli avec faveur une doctrine qui s’accordait si bien avec nos préjugés et avec notre paresse ? Ne compter que sur soi ; ne demander le succès qu’au travail, à la persévérance ; se frayer soi-même son chemin et se faire sa place dans le monde : — maximes surannées ; maximes bonnes pour des peuples routiniers comme nos voisins d’outre-Manche, ou pour des peuples enfants comme les Américains du nord ! Eux, en effet, ils ont une morale tout autre, qui est justement le contre-pied de cette doctrine de la responsabilité universelle de l’État ; car elle laisse à l’homme tous les devoirs, en lui laissant tous les droits. Ils aiment la liberté pour ses luttes même et pour ses joies austères. Ils tiennent à pratiquer, dans la vie privée comme dans la vie publique, le self-government. Ils sont de l’avis de leur grand moraliste : « La véritable gloire est de se gouverner soi-même, et non pas de gouverner les autres307. » Et leur devise, c’est : Ne t’attends qu’à toi seul, help yourself !

Pour nous, nous trouvons plus noble et en tout cas plus commode, quand nous ne pouvons pas gouverner les autres, de faire au moins que les autres se chargent de nous gouverner. Il ne nous déplaît pas qu’on nous débarrasse du fardeau de notre liberté et du souci de notre destinée : c’est un poids trop lourd à porter pour notre lâcheté ; et nous accepterions volontiers de la même main la servitude et le bien-être matériel.

 

Cet abaissement des âmes n’est pas le seul mal qu’engendre une telle doctrine. En même temps qu’elle énerve les volontés, elle surexcite les appétits et fait éclore d’insatiables ambitions. Comment en serait-il autrement ? Les conditions de la vie humaine sont changées : l’homme n’attend plus rien de lui-même ; tout lui viendra du dehors. Dispensateur de tous les biens, médecin de tous les maux, rémunérateur de toutes les capacités, l’État plane, divinité visible, sur les individualités annihilées, et joue complètement ici-bas le rôle de la Providence. Vers lui dès-lors se tournent tous les regards et toutes les espérances ; à lui s’adressent toutes les douleurs pour être soulagées, toutes les faims pour être assouvies, toutes les vanités pour être satisfaites.

N’avons-nous pas vu de jour en jour ces idées se répandre dans les masses ? N’avons-nous pas vu les médiocrités jalouses, les orgueils mécontents, les prétentions outrecuidantes, les cupidités sans nombre s’élever, grandir comme une marée montante, et assaillir le pouvoir ? N’est-ce point un des caractères de notre temps que cette impatience d’arriver, cette fièvre de sollicitation, cette poursuite universelle, infatigable des places et des faveurs ?

III. Le droit au bonheur

On se rappelle cette thèse développée par l’auteur de Stello et de Chatterton, en faveur des poètes pauvres, que la société devrait, selon lui, mettre à l’abri du besoin. « C’est au législateur, disait-il, à guérir cette plaie, l’une des plus vives et des plus profondes de notre corps social308. »

Inoffensif paradoxe, à ce qu’il semblait ! Mais voyez où conduit une idée fausse : ce que vous avez dit des poètes, pourquoi ne pas le dire de tous ceux qui s’adonnent aux travaux de la pensée ? Et si vous le dites des écrivains et des artistes, pourquoi ne pas le dire des artisans et de tous ceux qui vivent du travail de leurs mains ? Le jour où il a écrit cette phrase, l’auteur de Stello a proclamé, sans s’en douter, le droit à l’assistance.

Mais ce n’était là même qu’une conséquence incomplète de la théorie de la responsabilité sociale. Appliquez en effet à cette théorie le grand principe, posé aussi par notre littérature, de l’égalité absolue de tous les hommes, et vous allez la voir se couronner de sa conséquence suprême, de celle qui comprend et résume toutes les autres, le droit au bonheur.

Les deux idées se complètent l’une par l’autre. Pris isolément, le principe de l’égalité absolue de tous les hommes, du droit égal de tous à toutes les jouissances n’est qu’une abstraction stérile, une vaine thèse philosophique. Rapproché de la théorie qui rend l’État responsable de la destinée de chacun, il prend corps et vie, et trouvant un point d’appui au dehors, il va faire invasion dans le monde réel. Ce bonheur auquel tout homme a droit, ces jouissances qu’il peut revendiquer par cela seul qu’il est homme, il sait désormais à qui les demander.

Comment se réalisera ce beau rêve ? Comment la société chargée de cette lourde mission trouvera-t-elle moyen d’exiler du même coup de ce monde le mal physique et le mal moral ?… Rien de plus simple, au dire de la littérature socialiste.

Tous les maux humains dérivent d’une source unique, la misère309. Tarir cette source empoisonnée, détruire la misère, c’est donc là le secret du bonheur universel. Voilà le problème ramené à ses termes les plus simples : formule bien simple en effet, saisissante par sa simplicité même, et habilement choisie pour frapper les imaginations. Quant aux moyens de résoudre le problème ainsi simplifié, ce sont questions de détail sur lesquels glissent nos romanciers publicistes. Ils se contentent d’affirmer que la société en aura le pouvoir dès qu’elle en aura la volonté ; ils en appellent à la science nouvelle qui a trouvé le grand arcane, l’art de changer toutes choses en or ; ils parlent d’association fraternelle, d’organisation du travail, de reconstitution de la famille et de la propriété : mots sonores et vides de sens, dont se paient les esprits avides et crédules.

En quel temps le monde a-t-il jamais ouï prêcher de plus effrayantes doctrines ? Et quel autre enseignement eût-on donné à un peuple, si on s’était proposé de le corrompre, de le pousser de la corruption à la folie, et de la folie à la fureur ?

Des devoirs sociaux de l’homme, il n’en est plus question. L’homme n’a plus de devoirs ; il n’a que des droits. On ne lui demande rien, et il peut exiger tout. La société n’a à réclamer de lui ni dévouement, ni effort, ni concours d’aucune sorte ; et il peut réclamer d’elle la satisfaction de tous ses besoins, de tous ses appétits. Il est né pour être heureux ! Il est ici-bas pour jouir !

Que si la société tarde trop à satisfaire ce créancier exigeant, il rentre dans son droit naturel, et peut lui arracher ce qu’elle lui refuse. Malheur à elle, si elle est infidèle à sa mission ! Périsse l’État, si l’État ne remplit pas ses obligations !

 

Étonnez-vous ensuite, quand de semblables idées ont été vulgarisées par une littérature déclamatoire, quand les cœurs se sont aigris par le sophisme, quand les folles illusions ont fomenté l’amertume, étonnez-vous si, de temps à autre, de soudaines explosions viennent, comme les éruptions d’un volcan, secouer sur leurs fondements les sociétés épouvantées310 ?

L’esprit révolutionnaire ! Qui lui a donné sa puissance de propagande ? Qui l’a armé de tant de séductions ? Qui l’a fait accueillir de tant d’esprits indifférents aux spéculations philosophiques et aux théories gouvernementales ? N’est-ce point cette doctrine attrayante du droit au bonheur, cette perspective de jouissances matérielles qu’on a fait briller aux yeux de tous les déshérités ?

Ce sensualisme qui tend tous les jours à entrer davantage dans nos idées et dans nos habitudes, qui est né et s’est développé d’abord dans les classes moyennes, la mauvaise littérature de ce temps-ci l’a inoculé autant qu’elle a pu aux classes ouvrières ; et elle s’en est fait une force au profit du socialisme.

L’élévation progressive des classes ouvrières, leur instruction croissante, leur avènement à un certain bien-être et à une certaine indépendance, étaient autant de circonstances qui les rendaient plus accessibles aux suggestions de l’ambition et de l’envie. Plus l’homme s’élève, et plus il est impatient de s’élever : son orgueil grandit toujours plus vite que sa fortune.

Nous sommes dans un de ces âges critiques de la vie des nations, où le rapide essor et la diffusion de la richesse mobilière déterminent un mouvement considérable dans les positions sociales : temps fécond en illusions folles, en espérances déçues, en désenchantements cruels. Pour contenir ces fiévreuses excitations, pour rabattre ces bouffées de vanité et de sensualité qui enivrent les cerveaux, ce n’eût pas été trop d’une forte discipline morale et religieuse. Qu’a-t-on mis à la place ?

D’une part, l’indifférence du bien public, l’indolence qui compte sur autrui, la lâcheté qui redoute partout un péril, l’égoïsme qui se retire sous sa carapace et laisse faire ; — de l’autre, les âpres convoitises, les appétits grossiers, la prétention d’être riche sans avoir travaillé, de jouir de tout sans avoir mérité rien ; voilà le double effet de la morale sociale qui nous a été enseignée. Voilà comment une société est insensiblement poussée sur la pente qui conduit aux abîmes. Un soir, elle s’endort confiante dans sa prospérité et dans sa force ; le lendemain, elle se réveille au bruit de sa chute.

N’est-ce pas là notre histoire ? Et ne dirait-on pas que Tacite l’a d’avance écrite dans ces deux lignes : « Is habitus animorum fuit ut pessimum facinus auderent pauci, plures vellent, omnes paterentur. » (Hist., lib. I, 28).

Conclusion

Le tableau que nous venons de tracer est profondément triste ; mais il est instructif au plus haut degré. Essayons en finissant, sans exagération comme sans ménagement, de résumer les impressions qu’il laisse et les enseignements qu’il porte avec lui.

Certes, si on prétendait juger de notre société par la littérature que nous venons de passer en revue, on se ferait d’elle une effroyable idée. Si nos croyances étaient celles qu’ont prêchées le roman et le théâtre contemporains ; si nos mœurs ressemblaient aux mœurs qu’ils ont peintes, il faudrait désespérer de nous. Jamais, depuis la corruption romaine, pareille corruption ne se serait vue sous le ciel : il n’y aurait plus qu’à jeter le linceul sur cette société en décomposition, et à sonner ses funérailles en attendant que le flot d’une barbarie nouvelle vînt, à l’heure marquée par la colère divine, l’engloutir pour la régénérer.

Mais à Dieu ne plaise ! Nous avons protesté en commençant contre cette conclusion ; nous protestons contre elle en finissant. Il y en a des raisons que nous avons déjà dites, et d’autres que nous voulons indiquer rapidement.

Dans l’étude qu’on vient de lire, nous n’avons pas fait ni prétendu faire un tableau de la littérature contemporaine. Nous avons volontairement restreint nos observations et nos recherches à la seule littérature d’imagination ; et encore y avons-nous choisi deux genres particuliers, le théâtre et le roman, pour y concentrer notre examen. Il y a plus : dans ces limites même, nous n’avons dit que le mal, sans parler du bien ; nous avons fait la critique de la mauvaise littérature, sans faire même mention de la bonne.

Mais combien de genres plus sérieux, plus importants ne restent pas en dehors de ce cadre, et que d’œuvres éminentes, que de noms justement célèbres n’y trouverait-on pas à signaler ? L’histoire sous ses formes diverses, la critique littéraire, la philosophie, l’éloquence politique, l’éloquence de la chaire ont jeté sur notre temps un éclat dont il a le droit d’être fier. Dans tous ces genres, les grandes et saines traditions de l’art ont été fortement maintenues, tantôt par le précepte et tantôt par l’exemple au plus fort des saturnales de l’esprit moderne. Même dans le domaine de la littérature d’imagination où nous nous sommes renfermé, même dans le roman et le théâtre, il faudrait, pour être juste, noter bien des œuvres qui par la pureté de l’inspiration se sont élevées au-dessus de la corruption commune et ont protesté contre la débauche littéraire.

Nous ne pouvons citer que quelques noms et quelques œuvres ; mais on ne saurait oublier le roman de Cinq-Mars et quelques autres récits dus à la même plume élégante et correcte ; Colomba, ce petit chef-d’œuvre de narration et de peinture de mœurs, d’un art si sobre et d’une touche si ferme. Au premier rang parmi les écrivains qui ont su toujours conserver l’estime des gens de bien en conquérant l’applaudissement des gens de goût, il faut nommer M. Jules Sandeau, M. Saintine, Mme Ch. Reybaud. De ceux même qui ont plus ou moins prêté à la critique sous le rapport moral, plusieurs nous ont laissé des œuvres tout à fait irréprochables : qu’il nous suffise de rappeler quelques nouvelles de M. Alph. Karr, les premiers et les derniers écrits d’Émile Souvestre, et surtout André Mauprat, … ces contes charmants d’un écrivain à qui nous devons d’autant plus justice que nous avons été plus sévère pour lui. N’oublions pas, enfin, l’ingénieux auteur de Jérôme Paturot qui, dans le domaine de la morale sociale, a combattu avec autant d’esprit que de courage les idées fausses et les utopies du jour.

Au théâtre, l’art véritable et la saine morale ont trouvé aussi quelques écrivains qui les ont, sinon beaucoup servis, du moins suffisamment respectés. Un nom pur et à tous les titres digne d’honneur, celui de Casimir Delavigne, brille encore dans les années qui suivent la révolution de 1830. Si la morale de M. Scribe n’est pas sévère, il serait trop rigoureux de l’accuser d’avoir gâté nos mœurs, quand il a voulu seulement les peindre, et d’avoir encouragé le mal parce qu’il en a ri avec un peu d’indulgence. Enfin, depuis une dizaine d’années, une jeune école, à la tête de laquelle se sont placés MM. Ponsard et Émile Augier, a commencé au théâtre une vigoureuse réaction. Elle n’a pas tenu toutes ses promesses, elle n’a pas réalisé toutes les espérances conçues ; mais au moins se recommande-t-elle par le respect de l’honnêteté et le culte sérieux de l’art.

 

Voilà une partie du bien qu’il faudrait ne pas omettre si on voulait dresser le bilan de notre littérature et en tirer quelque conclusion sur l’état vrai de notre société contemporaine.

Mais il y a une considération que nous avons indiquée au début de ce livre, et qu’il importe de ne point perdre de vue. C’est que le célèbre axiome, que la littérature est l’expression de la société, est sujet à souffrir de notables exceptions.

Dans les temps calmes et réguliers, il est vrai, les littératures, produit spontané de l’esprit humain, offrent l’image fidèle des idées et des mœurs contemporaines. Mais aux époques de trouble et de transition, quand les sociétés, ayant rompu avec toute tradition, cherchent leur voie à travers mille hasards, la littérature, surtout la littérature d’imagination n’exprime le plus souvent que l’agitation de quelques esprits inquiets et aventureux. Elle n’est plus alors le fruit naturel du génie d’une nation ; elle est le produit anormal d’une excitation passagère. Et, bien loin dans ce cas qu’elle reproduise l’image vraie de la société, il arrive parfois que c’est la société qui, prise d’un étrange caprice d’imitation, s’efforce de se faire elle-même à l’image de la littérature.

C’est une de ces époques critiques que nous venons de traverser. Depuis un quart de siècle, en France, les imaginations sont malades : tantôt elles ont été atteintes d’une sorte de langueur et de vague mélancolie ; tantôt, au contraire, d’une surexcitation fébrile et comme d’une exaltation sensuelle. La littérature, pendant cette période, n’a guère offert que le spectacle d’une immense orgie. L’art s’est dégradé comme à plaisir. Il a retourné le mot de Platon : le beau n’a plus été pour lui que la splendeur du mal ; et il semble s’être donné pour tâche de soulever dans les âmes tout ce qu’il y a de limon au fond de la nature humaine.

On a vu alors cet étrange spectacle dont nous parlions tout à l’heure, celui d’une société qui valait mieux que sa littérature, et qui cependant, se passionnant pour un honteux idéal, s’appliquait à se rendre semblable à sa littérature. On a vu s’opérer dans beaucoup d’esprits faibles un abominable travail de dépravation volontaire ; on a vu une corruption factice et raisonnée s’étendre peu à peu, faussant d’abord les idées, et bientôt altérant jusqu’aux sentiments naturels. Le mot de l’historien romain était redevenu vrai : « Corrumpere et corrumpi sæculum vocatur. »

C’est une loi du monde moral que de pareils excès portent avec eux leur châtiment. Ce n’est pas impunément qu’un peuple met en oubli ses premiers devoirs, qu’il permet d’outrager tout ce qui est digne de respect, et de préconiser ce qui mérite d’être flétri. Nous avions applaudi pendant quinze ans à l’orgie littéraire ; nous avons failli avoir à la suite l’orgie sociale.

Comme un homme pris d’ivresse, qui fait une chute violente, notre société a été réveillée en sursaut par une révolution. À la lueur du coup de foudre, elle a entrevu l’abîme : nous en étions si près que les plus intrépides ont pâli…

Aujourd’hui, nous avons à peu près repris notre sang-froid. De cet accès de fièvre qui nous était monté à la tête, il ne nous reste plus que la honte de nos aberrations, et le remords du mal que nous avons fait ou laisse faire. Ainsi vont les choses en ce monde : le remède ne nous vient guère, hélas ! que de l’excès du mal, et l’abus seul amène la réaction.

 

Un symptôme heureux du changement qui s’est fait dans l’esprit public, c’est le dégoût qui a brusquement succédé à la passion dont nous avons été longtemps pris pour cette détestable littérature. Il nous était arrivé, en effet, quelque chose de semblable à ce qu’on raconte des peuples de l’Orient qui s’enivrent d’opium. L’avidité des Chinois pour leur funeste narcotique, le goût effréné avec lequel ils y cherchent de meurtrières hallucinations, tout cela, en vérité, c’est notre histoire, et nous n’avons le droit ni de les blâmer, ni de rire d’eux. Comme eux, ne nous sommes-nous pas empoisonnés à plaisir ? n’avons-nous pas demandé, avec une sorte de fureur, aux monstrueuses fantaisies du drame et du roman, des excitations non moins dangereuses, une ivresse non moins malfaisante ? Autrefois, le roman était l’amusement du petit nombre ; il est devenu de nos jours comme un besoin pour tous. Autrefois, c’était la nourriture des oisifs, des esprits délicats et cultivés : il a semblé un instant qu’il allait devenir le pain quotidien de la foule et la pâture ordinaire des esprits grossiers. Non seulement tout le monde a lu des romans, mais on n’a plus guère lu autre chose. Et le peuple même, le peuple qui a appris à lire, on ne lui a pas mis dans les mains, pour satisfaire son besoin de curiosité et d’instruction, autre chose que des romans, et quels romans !

Grâce à Dieu, nous le répétons, cet engouement a en partie cessé. Soit satiété, soit réveil de la conscience et du bon goût, soit enfin sentiment des périls qu’a courus la société, la portion éclairée du public ne lit plus ces grands romans, en dix ou vingt volumes, qui l’ont passionnée naguère. Le charme est rompu ; et même quand, par aventure, il nous arrive de rouvrir d’une main distraite un de ces livres étranges qui, il y a quinze ans, tenaient pendant des mois entiers la curiosité publique attentive aux aventures d’une prostituée ou d’un héros du bagne, le cœur nous manque à la seconde page, et nous nous demandons comment nous avons pu admirer et applaudir de telles œuvres.

Les pouvoirs publics, cédant en cela même au mouvement de l’opinion, ont essayé de faire digue aux excès de la presse et du théâtre. La censure s’est montrée plus sévère. Une loi préventive a donné le coup de grâce au roman-feuilleton qui se mourait. Le colportage enfin, ce dangereux auxiliaire de la mauvaise littérature, a été soumis à une réglementation rigoureuse.

Croire pour cela que le mal a disparu et que nous sommes guéris, ce serait une grande illusion. Ce dégoût du roman et du drame hideux que nous signalions tout à l’heure, c’est dans les classes éclairées de la société qu’il s’est manifesté ; mais pense-t-on qu’il en soit de même pour les classes inférieures ? Les miettes de ce honteux festin où nous n’avons pas rougi de nous asseoir, elles sont tombées à terre : d’autres aujourd’hui les ramassent et s’en rassasient à leur tour, et n’en seront peut-être pas dégoûtés de sitôt. On a pu interdire telle ou telle pièce à la scène, mais les mêmes abominables romans garnissent toujours les rayons des cabinets de lecture et jettent toujours dans les rangs du peuple la même semence d’immoralité. L’impression les multiplie sans cesse ; et une plaie nouvelle, la spéculation des éditions à 20 centimes, en répand par milliers les exemplaires ornés des illustrations de la gravure311.

C’est peut-être dans l’ordre des idées sociales et politiques que le mal est le plus profond et le plus difficile à guérir. La raison en est simple. Dans le cercle de la morale privée, la pression des mœurs, l’autorité de la loi, l’influence de la famille, mille causes secrètes et bienfaisantes modifient l’homme, même à son insu, et le ramènent insensiblement au vrai et au bien. Mais les fausses théories sur la société, sur les droits et les devoirs du citoyen, sur l’organisation du travail, sur la répartition des richesses, toutes ces utopies dont on a rempli le cerveau des ouvriers, il faut plus de temps pour les effacer ; parce que d’abord en pareille matière la vérité est lente à se faire jour ; parce que surtout le sentiment des souffrances journalières entretient les folles espérances, nourrit les regrets et les ressentiments. Longtemps après que l’ordre extérieur est rétabli, le désordre subsiste au-dedans des âmes : le calme est à la surface, mais le flot gronde encore au fond de l’abîme.

 

Gardons-nous des illusions qui voilent le danger ! Mais gardons-nous plus encore du découragement et de la lâcheté qui empêchent de le combattre ! Qui donc a osé parler de décadence ?

Non, il ne faut désespérer ni de nos mœurs momentanément altérées, ni de notre littérature quelque temps dévoyée.

Si les imaginations parmi nous voyagent volontiers au pays d’utopie, au moins n’y restent-elles guère. Nous avons trop d’esprit pour croire bien fermement aux fantasques systèmes qu’il nous plaît parfois d’accueillir ; et nos plus ardents enthousiasmes ne sont jamais de longue durée. Une raison railleuse et un peu sceptique les rabat dès le lendemain, comme la goutte d’eau froide condense le jet de vapeur, comme le coup d’épingle fait crever le ballon. Plus aisément qu’aucun peuple nous nous enivrons de nouveautés dangereuses ; mais nous revenons aussi à la vérité plus aisément et plus vite qu’aucun peuple. C’est qu’il y a, en nous un bon sens naturel et pratique, un instinct du vrai, un sentiment vif de la réalité qui ne nous abandonne jamais et qui nous sauve. Le bon sens, le sens du réel, c’est là, on peut le dire, la qualité éminente et le fond même de l’esprit français : c’est aussi, en dépit de ses caprices et de ses témérités, ce qui fait sa force et fera son salut.

Ce même bon sens, ce même fond de raison qui finit toujours par prévaloir sur toutes les fantaisies, n’est-il pas le trait distinctif et l’essence même de notre génie littéraire, comme il est le privilège de notre caractère national ? L’élévation et la rectitude de la pensée, l’esprit philosophique et net, le sens moral et pratique, la correction, la clarté, ne sont-ce pas là en effet les qualités qui ont placé si haut notre littérature et fait d’elle, en quelque sorte, l’expression la plus parfaite de l’esprit humain dans les temps modernes ? Ces dons précieux, les avons-nous donc perdus ?… Avons-nous, comme Ésaü, vendu l’héritage paternel ? Et cet esprit français qui a jeté tant d’éclat dans le monde, s’est-il à jamais condamné lui-même à l’impuissance ?

Nous ne saurions nous résigner à le croire. L’histoire de notre littérature en porte témoignage : ce n’est pas la première fois que le génie littéraire de la France éprouve de ces défaillances accidentelles et subit de ces sortes d’éclipses. À diverses époques, on l’a vu s’altérer plus ou moins profondément sous des influences venues du dehors. Ainsi, au xvie  siècle, il y eut un moment où l’imitation de la littérature italienne sembla l’avoir amolli et énervé. Plus tard, il prit à la littérature espagnole le goût de l’emphase et de la fausse grandeur. De nos jours, c’est la mélancolie anglaise et la rêverie allemande qui l’ont gâté.

Si jamais inspiration étrangère fut antipathique à notre nature, ce fut bien celle-là. Nous ne sommes, grâces à Dieu, ni sujets au spleen, ni enclins au mysticisme ; et il nous a fallu sans doute nous contraindre étrangement pour jouer ce rôle, qui nous va mal, de misanthropes amers, de poètes larmoyants, de rêveurs désespérés. Ici encore ce qui nous a sauvés, c’est le bon sens. Qu’est-ce que le goût, sinon le bon sens, le sens du vrai et du juste, appliqué aux choses de l’esprit ? On cultive le goût, on le forme, on le développe ; mais on ne le donne point ; pas plus qu’on ne donne du jugement à celui qui a naturellement l’esprit faux, ou une oreille juste à celui qui l’a naturellement fausse.

Nous avons du goût, en France ; voilà pourquoi est tombée promptement sous le ridicule la manie de la rêverie mélancolique. Voilà pourquoi a vite passé de mode cette comédie de corruption, cette fanfaronnerie de vice qui a été quelque temps le travers d’une littérature éhontée. Voilà pourquoi ceux de nos écrivains qui s’attardent encore dans ce genre déplorable, y trouvent le plus rude des châtiments, l’indifférence publique. Voilà enfin pourquoi, depuis quelque temps, la littérature semble disposée à chercher d’un autre côté ses inspirations.

 

Il y a plusieurs années déjà, un écrivain dont nous avons eu souvent à critiquer les doctrines, mais à qui on ne saurait refuser un talent charmant et fécond, l’auteur de Valentine et d’André, soit pressentiment de la lassitude des esprits et du dégoût qui commençait à les prendre, soit seulement ingénieux caprice d’artiste, a donné, dans quelques nouvelles champêtres, l’exemple de ce retour à la nature, à la simplicité, aux sentiments vrais et honnêtes. Qu’il se soit mêlé à cette tentative un peu d’archaïsme pour le langage, un peu d’affectation pour le fond, il n’importe : Mme Sand a eu le mérite d’ouvrir un filon nouveau et de montrer quelles richesses on en pourrait tirer312.

Depuis, nombre de jeunes écrivains ont marché dans ces voies nouvelles. Sur les ruines du roman prétendu historique, du roman socialiste et humanitaire, du roman d’aventures et de crimes, on a vu naître toute une moisson de contes et de nouvelles, remarquables la plupart par la simplicité, la grâce, la pureté de l’inspiration. Le public leur a fait accueil : et les tendances des esprits se sont si bien prononcées en ce sens qu’on est allé, pour satisfaire à ce goût nouveau, faire de nombreux emprunts aux littératures étrangères, plus riches sous ce rapport que la nôtre. L’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis comptent en effet, dans le roman contemporain, bon nombre d’ouvrages excellents où la peinture fine des mœurs, l’analyse délicate des sentiments s’allie à une grande honnêteté morale et à une vraie chaleur d’âme313.

On était blasé sur les violences de la passion et les brutalités du vice, comme à d’autres époques on l’avait été sur les bergeries et les allégories mythologiques. La simplicité, la vérité en ont semblé comme rajeunies à nos yeux et brillantes de cette fresche nouvelleté dont parle Montaigne. Ces naïves histoires, ces romans intimes, ces gracieux tableaux d’intérieurs paisibles nous rafraîchissaient l’imagination et nous calmaient l’âme, comme une nourriture saine et douce rafraîchit le palais enflammé par de brûlantes épices et des breuvages enivrants.

Au théâtre, une révolution analogue semble se faire sous l’influence des mêmes causes. Sans parler de l’action préventive de la censure, sans parler des encouragements que le gouvernement, dans une louable pensée, accorde aux œuvres dramatiques qui se recommandent chaque année par le talent et l’inspiration morale, on ne saurait nier qu’un mouvement, sensible de réforme ne tende à s’accomplir de ce côté. Beaucoup de jeunes écrivains y travaillent avec un zèle digne d’éloges, et le succès répond à leurs efforts. Il y a des retours sans doute et des oscillations : le goût public est sujet à des rechutes, et se laisse encore parfois entraîner à ses anciennes erreurs. Mais il n’en est pas moins vrai que la scène n’est plus souillée des spectacles indécents qui ont si longtemps affligé nos regards ; que le public ne serait plus d’humeur à les supporter, et que les œuvres honnêtes et élevées gagnent tous les jours dans sa faveur.

De dire maintenant quel avenir est réservé à notre théâtre, c’est chose impossible sans doute. La comédie, il est vrai, est de tous les temps : sa forme est toujours jeune ; et sa matière inépuisable et qui se renouvelle avec les mœurs, change sans s’appauvrir. Mais la tragédie a vieilli ; la forme tragique semble usée. Et si une forme nouvelle, celle du drame, a aspiré à la remplacer, les véritables conditions et les destinées du drame sont peut-être encore un problème.

Quoi qu’il en soit de cette question de poétique dramatique, on peut affirmer que le théâtre ne sera dans les vraies conditions de l’art, que lorsqu’il se renfermera dans le respect des lois qui régissent le monde moral. Qu’il tente s’il veut des voies inexplorées ; mais qu’il ne les cherche pas en dehors de la nature. Qu’il invente des formes nouvelles ; mais qu’il ne crée pas, pour plaire à des imaginations dépravées, un monde de fantaisie, peuplé de chimères ou de monstres. On peut discuter les règles d’Aristote ; on peut se croire plus ou moins fondé à en secouer le joug étroit : mais il y a au théâtre une loi supérieure et qu’on ne viole point en vain, c’est la vérité morale : peignez les hommes, peignez les passions sous des couleurs vraies ; ne prêtez point au mal un éclat ou une grandeur de convention ; ne faites point le vice plus beau, plus séduisant qu’il n’est, la vertu plus difficile ou plus déshéritée. Un vieux maître l’a dit admirablement : « L’utilité du poème dramatique se rencontre en la naïve peinture des vices et des vertus, qui ne manque jamais à faire son effet, quand elle est bien achevée, et que les traits en sont si reconnaissables qu’on ne les peut confondre l’un dans l’autre, ni prendre le vice pour la vertu. Celle-ci se fait alors toujours aimer, quoique malheureuse ; et celui-là se fait toujours haïr, bien que triomphant. Les anciens se sont fort souvent contentés de cette peinture, sans se mettre en peine de faire récompenser les bonnes actions et punir les mauvaises314. » Là gît en effet la véritable moralité de l’art. Le drame moderne a foulé aux pieds toutes ces lois : en cela, il n’a pas seulement choqué le goût, il a blessé la conscience publique ; il n’a pas seulement offensé la poétique des grands maîtres, il a insulté à la morale éternelle. En mettant l’art au service de la passion, il l’a fait déchoir. Et c’est là une des grandes raisons de l’infériorité de notre théâtre contemporain, et pourquoi celles-là même de ses œuvres qui ont fait le plus de bruit, n’ont pas survécu aux applaudissements du jour : elles manquent de ce qui fait par-dessus tout vivre les œuvres humaines, l’inspiration morale.

On ne saurait dire du roman moderne ce que nous venons de dire du drame : quels qu’aient été ses écarts, le roman moderne a fait ses preuves ; il a vécu, et on peut affirmer qu’il vivra.

Par lui-même, le roman est un genre d’une admirable richesse. Il prend tous les tons, il revêt toutes les nuances ; il s’élève et s’abaisse selon les sujets ; il se sert tour à tour de l’analyse et de la passion, de l’observation et de la rêverie ; il est à son gré satire ou élégie, comédie ou drame. Le monde entier lui appartient, le monde moral et le monde matériel. C’est sans nul doute la forme la plus variée, la plus souple, la plus puissante, la mieux faite (le théâtre excepté) pour séduire et entraîner les esprits, que le génie des littératures modernes ait à sa disposition.

Malgré l’abus odieux qu’il en a fait souvent, il faut reconnaître que le xixe  siècle a encore élargi la sphère du roman ; il a étendu la gamme de ses tons ; il l’a varié à l’infini. Ainsi enrichi et assoupli, le roman semble merveilleusement approprié au génie de notre société et à la peinture de nos mœurs. La France y a toujours excellé. N’est-elle pas en droit d’en attendre encore une gloire nouvelle, quand, dégagé enfin des sophismes qui l’ont gâté, il ira chercher ses inspirations dans des régions plus élevées et plus saines ? Et en un temps où le peuple, de plus en plus initié à la vie intellectuelle, demande à cette littérature son amusement et souvent sa seule culture morale, le roman ne peut-il pas servir, s’il le veut, à éclairer les esprits, à calmer et à consoler les âmes, autant qu’il a servi depuis trente ans à les fausser et à les aigrir ?

On l’a dit ; le roman, ce doit être le monde meilleur315. Nous avons besoin, tous tant que nous sommes, de mêler à notre vie une certaine dose d’idéal : la réalité est souvent si triste ! Cet idéal, c’est la mission de l’art de nous l’apporter. Mais l’idéal n’est pas en ce monde, il est au-dessus de ce monde ; et l’art qui le cherche dans un réalisme grossier ou dans un brutal sensualisme, est un art qui s’avilit et qui corrompt.

Nous ne demandons point au drame et au roman de se faire précepteurs de morale. La leçon de vertu ni le sermon ne sont dans les conditions de l’art. « Le drame ou le roman, on l’a dit avec justesse, n’ont pas pour but de dompter ou d’éteindre les passions humaines, mais de s’en servir comme d’un spectacle agréable à l’homme parce qu’il l’émeut à l’aide des émotions d’autrui. Le devoir du drame et du roman est seulement de ne point faire l’image de la passion plus corruptrice que la passion elle-même, de n’y point mêler le sophisme ou l’exagération, de ne point changer le plaisir en poison316. »

Ce n’est pas trop demander à la littérature, mais c’est lui demander assez : que ses peintures soient vraies, elles cesseront d’être dangereuses. Qu’elle peigne surtout le beau, et nous la tiendrons quitte du reste. Le beau et le bon vont plus souvent de compagnie qu’on ne l’imagine. « Toute œuvre d’art, a dit excellemment un philosophe qui a parlé de l’art comme Platon, quelle que soit sa forme, petite ou grande, figurée, chantée ou parlée, toute œuvre d’art vraiment belle ou sublime, jette l’âme dans une rêverie gracieuse ou sévère qui l’élève vers l’infini. L’infini, c’est là le terme commun où l’âme aspire sur les ailes de l’imagination comme de la raison, par le chemin du sublime et du beau, comme par celui du vrai et du bien. L’émotion que produit le beau tourne l’âme de ce côté ; c’est cette émotion bienfaisante que l’art procure à l’humanité317. »

Mais ce ne sera qu’en s’arrachant aux étreintes mortelles du matérialisme, qu’en revenant aux traditions qui ont fait jadis sa grandeur, que l’art retrouvera le chemin du sublime et du beau. En dehors de ces croyances élevées qui sont le commun patrimoine de l’humanité, en dehors de ce spiritualisme généreux qui a inspiré les grands génies de tous les siècles, l’art est stérile ; et la littérature, vain jeu d’esprit, n’enfantera jamais ces œuvres immortelles qui après avoir consolé les générations contemporaines, restent pour charmer encore les générations à venir.