[Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne]
à la mémoire de notre vieux maître M. Humbert qui nous enseignait au lycée d’Orléans une si bonne philosophie
Tous ces débats qui se livrent depuis deux ou trois ans sur et pour et contre M. Bergson et la philosophie bergsonienne eussent été fort éclairés, (mais voulait-on les éclairer), si on avait consenti à examiner ce que nous entendons par intellectualisme. On a feint de croire que la querelle faite à l’intellectualisme était une querelle faite à la raison, à la sagesse, à la logique. Et à l’intelligence.
La philosophie de M. Bergson est presque aussi mal comprise par ses adversaires que par ses partisans. Et ce n’est pas peu dire. D’abord la raison n’est pas la sagesse et ni l’une ni l’autre n’est pas la logique. Et les trois ensemble ne sont pas l’intelligence. Ce sont trois, — et quatre, — ordres, ce sont trois, — et quatre, — royaumes, et il y en a beaucoup d’autres. Or la révolution, l’invention bergsonienne n’a point consisté à déplacer ces royaumes mais à y opérer une révolution de l’intérieur. Et il n’est pas étonnant que cette philosophie, qui est une philosophie de l’intérieur, aboutît non point à déplacer des royaumes par un mouvement extérieur, par une translation externe, par une substitution extrinsèque, mais à les rénover, à les creuser, à les rendre eux-mêmes en y opérant une interne révolution.
La philosophie bergsonienne n’est point une physique du transfert, une mécanique, une cinématique de la translation. C’est une organique. Et même une réorganique. Et c’est une dynamique.
Il y a des ordres, il y a des royaumes, il y a des règnes, il y a des disciplines. Il y a la foi ; il y a l’amour ; il y a l’art ; il y a la philosophie ; il y a la morale▶ ; il y a la science. Et sans doute il y en aurait d’autres. Et même il faudrait dire qu’il n’y a pas seulement des royaumes : il y a des provinces. Et qui sont peut-être autant séparées que des royaumes. Car il n’y a peut-être rien qui soit aussi contraire aux arts plastiques que les arts musiciens. Et il n’y a peut-être rien qui soit aussi contrarié aux « sciences » mathématiques que les « sciences » naturelles. Et dans la ◀morale▶ je distinguerais peut-être une civique qui aurait mes préférences.
Le bergsonisme n’est point une géographie, c’est une géologie.
Il ne s’agit point que la Bretagne soit la Provence et que la reine Anne soit le roi René. Il s’agit que la Lorraine soit bien la Lorraine et que l’Île-de-France soit encore plus l’Île-de-France et soit bien le cœur et la tête.
Le bergsonisme n’est aucunement une philosophie de métathèse et de métonymie.
Ou pour parler un langage platonicien et anteplatonicien, il ne s’agit pas que l’un soit l’autre. Il s’agit d’approfondir l’un, et d’approfondir l’autre.
Le bergsonisme ne fait pas des cartes compartimentées.
De même que les révolutions de l’anatomie et de la physiologie dans les sciences naturelles n’ont point consisté à opposer le règne animal au règne végétal ou réciproquement mais à poursuivre parallèlement dans les deux règnes une certaine resituation de la pensée en face de deux réalités parallèles, ainsi la révolution de la philosophie bergsonienne n’a point consisté à opposer ni à déplacer les royaumes de la pensée ni de l’être. Elle a consisté à poursuivre parallèlement dans tous les royaumes, dans tous les ordres, dans toutes les disciplines une certaine resituation de la pensée en face de ces réalités parallèles.
Il ne faut donc pas dire que le bergsonisme soit une philosophie pathétique ni une philosophie du pathétique ni qu’elle oppose le pathétique ou le pathétisme au logique, ou au mathématique, ou au scientifique, ou au rationnel, ou à la sagesse, ni qu’elle essaie ni qu’elle se propose de substituer le pathétique à tout cela. C’est à l’intérieur même du pathétique qu’elle opère, comme c’est parallèlement à l’intérieur du logique ou du mathématique. Car il y a un intellectualisme du pathétique comme il y a un intellectualisme du logique, ou du mathématique, ou de tous les autres. Et. partout, c’est le même.
Il faut renoncer à cette idée que le pathétique forme un royaume inférieur. Il est comme les autres, il est comme dans Molière, il est inférieur quand il est inférieur, et il n’est pas inférieur quand il n’est pas inférieur. Il ne fait pas exception à ces règles générales de niveau. Il n’est point inférieur en lui-même, parce qu’il est le pathétique. Il est inférieur quand il est de mauvaise, de basse qualité. Quand il est du bas pathétique. Il n’est pas inférieur quand il n’est pas de basse qualité. On ne me fera jamais dire que le comique est un genre inférieur. Quant au tragique j’avoue que je ne vois rien d’humain qui soit supérieur au pathétique de Sophocle et que pour un demi-chœur d’Antigone je donnerais les trois Critiques précédées d’un demi-quarteron
de Prolégomènes. Et par là je ne veux pas dire seulement, ce qui est entendu, que je les donnerais en beauté,
sub specie pulchri
, mais que je ne les donnerais pas moins en vérité, en réalité,
sub specie rei ac realitatis
. Et qu’il y a dans ce pathétique infiniment plus et autrement que dans cette critique une connaissance, un approfondissement de la nature, de la réalité de l’homme et de la fatalité.
Il faut renoncer à cette idée que la passion soit trouble (ou obscure) et que la raison soit claire, que la passion soit confuse et que la raison soit distincte. Nous connaissons tous des passions qui sont claires comme des fontaines et des raisons au contraire qui courent toujours après les encombrements de leurs trains de bagages. On ne peut même pas dire que la passion est riche et que la raison et que la sagesse est pauvre, car il y a des passions qui sont plates comme des billards et il y a des sagesses et il y a des raisons qui sont pleines et mûres et lourdes comme des grappes.
Il faudrait renoncer une fois pour toutes à cette idée de constituer une fois pour toutes des hiérarchies où ce seraient les différents ordres, les différents royaumes qui seraient non seulement échelonnés mais fixés dans leur échelonnement. Cette solution est une solution de paresse, cette fixation est une fixation de paresse. C’est à l’intérieur des différents ordres, des différents royaumes qu’il faut chercher, qu’il faut poursuivre, qu’il faut reconnaître des hiérarchies, des subordinations, des coordinations parallèles. De valeur, de mérite, de clair, de trouble, de distinction, de profondeur. Des hiérarchies parallèles, comparables, correspondantes, et sans doute communicantes.
Ici encore les uns elles autres se trompent, ou plutôt les uns et les autres abusent. Mais de la même erreur et du même abusement. Au lieu de convenir qu’il y a des passions profondes et des passions superficielles les romanciers veulent que ce soit la passion, comme telle, qui soit elle-même, en son essence, profonde. Ils veulent qu’elle n’ait qu’à se montrer, à être la passion, pour être profonde. Parce qu’ils veulent qu’eux-mêmes n’aient qu’à se montrer, à traiter et même à parler de la passion pour être des profonds et des mystérieux. Et par contre et encontre les antiromanciers, les critiques veulent que ce soit la critique, comme telle, qui soit, elle-même, en son essence, claire. Ils veulent qu’elle n’ait qu’à se montrer, à être la critique, pour être claire. Parce qu’ils veulent qu’eux-mêmes n’aient qu’à se montrer, à traiter et même à parler de critique pour être des clairs et des illuminateurs. Mais moi qui n’ai aucun système et qui à cause de cela ne ferai aucune fortune, (je dis même intellectuelle), je suis forcé d’avouer que je vois des critiques fort troubles et des pathétiques fort clairs, comme je vois des critiques profonds et des pathétiques fort superficiels.
Au fond les romanciers voudraient n’avoir qu’à être des romanciers pour être profonds. Non mes enfants, il faut, en outre, être des romanciers profonds. Et les critiques voudraient n’avoir qu’à être des critiques pour être clairs. Non messieurs. Il faut, en outre, être des critiques clairs.
Au fond c’est partout le même débat. C’est le secret de la situation faite à l’histoire et à la sociologie et surtout aux historiens et aux sociologues dans les temps modernes. Les historiens veulent n’avoir qu’à être des historiens pour connaître le passé. Les sociologues veulent n’avoir qu’à être des sociologues pour connaître les sociétés de l’homme. Un instant, messeigneurs. Il y faut aussi la connaissance du passé, et des sociétés, et de l’homme.
Les poètes sont infiniment plus raisonnables, (on s’y attendait), qui admettent très bien qu’il ne suffit pas de faire des vers pour être des poètes. Et s’ils ne l’admettaient pas, tout le monde l’admettrait bien pour eux.
C’est comme si il suffisait de s’habiller en soldat pour être brave. Ainsi il ne suffit pas de s’habiller en romancier et en pathéticien pour être profond. Et il ne suffit pas de s’habiller en critique pour être clair.
Il faut donc renoncer à attacher des qualités et des hiérarchies comme des tuniques toutes faites à certains ordres, mais poursuivre parallèlement la recherche de ces qualités et de ces hiérarchies, comme elles sont, sans idée toute faite, comme elles sont données, à l’intérieur des différents ordres. Et pour ainsi dire en montant le long à l’intérieur des différents ordres.
Il faut être bête, il ne faut pas être systématique, et ceci aussi est indispensable pour ne pas faire de carrière : il faut dire ce que l’on voit. Je vois que le pathétique des Grecs et des Français, étant classique, est infiniment plus clair que la critique allemande, qui est romantique. Ou plutôt le pathétique des Grecs et des Français est clair et la critique allemande ne l’est pas. Et la critique des Grecs et des Français, étant classique, est profonde, et le pathétique allemand, étant romantique, ne l’est pas.
Rien n’est aussi clair que les invocations ou que les lamentations d’Antigone. Rien n’est aussi clair que les stances de Polyeucte. Par contre rien n’est plus profond qu’une analyse et une critique platonicienne, rien n’est plus profond qu’une analyse et une critique de Pascal.
Cessons donc d’attribuer certaines qualités à certains ordres comme des pardessus. Mais poursuivons parallèlement à l’intérieur des différents ordres et sachons reconnaître les qualités parallèles.
Cessons donc aussi, et indépendamment de leurs situations dans les ordres, de considérer comme contradictoires en elles-mêmes des qualités qui précisément ne sont contradictoires que dans les classements des intellectuels. Où a-t-on jamais vu que le clair exclût le profond ou que le profond exclût le clair. Ils s’excluent dans les livres, dans les didactiques, dans les manuels. Ils ne s’excluent ni dans la nature ni dans cette autre nature qu’est la grâce. Ni dans la nature ni dans cette deuxième et supérieure nature qu’est la nature de la grâce. Homère, qui est la plus grande clarté, n’est-il pas aussi la plus grande profondeur. Le vieux Priam aux pieds d’Achille, qui est si l’on me permet de parler ainsi le maximum du pathétique et du classique et pour ainsi dire le maximum de l’antique, étant le maximum de la supplication antique, ne donne-t-il pas ensemble le maximum de clarté dans le maximum de profondeur.
Ce sont les romantiques qui ont inventé qu’il fallait être trouble pour être profond et qu’il y avait une ligature, un habillement tout fait du trouble ou de l’obscur à la profondeur. Et leurs troubles appris, leurs troubles artificiels, (intellectuels), ne leur ont jamais permis d’obtenir que des profondeurs superficielles. Quand Hugo suivait sa nature, son génie classique il était profond et clair. Quand il s’esquintait pour être et à être romantique il se donnait un mal de chien pour obtenir un mystérieux en papier d’emballage.
(Je ne veux point, comme ils disent, passionner le débat, et faire des personnalités, et blesser personne. Mais enfin nous avons, aux cahiers même, un critique qui est en même temps romancier. Je ne vois pas, quand il est romancier, qu’il se dévête de sa clarté, et, quand il est critique, qu’il se dévête de sa profondeur.)
Comme les romantiques ne pouvaient nier que les classiques fussent clairs, ils ont entrepris de se rattraper sur la profondeur. Ils ont voulu se faire les spécialistes de la profondeur. Mais ceux qui sont profonds ne se sont jamais dit qu’ils allaient être profonds.
Et ils ne l’ont jamais dit aux autres.
Alors les romantiques ont feint qu’il y avait une contrariété de nature entre le clair et le profond pour que, les classiques étant évidemment clairs, il fût entendu automatiquement qu’ils n’étaient pas profonds. Comme si les vers de Racine les plus pleins de lumière n’étaient pas aussi les plus mystérieux.
Le profond et le mystérieux n’est pas forcément sombre et tourmenté. Rien n’est pur comme le pli du manteau de la prière antique.
De toutes les idées qui ont jamais été mises en forme de maximes je crois que la plus fausse est sans aucun doute celle-ci, (et elle a ceci de commun avec une autre qui viendra que elle aussi elle n’est pas de Barbey d’Aurevilly), que pour la passion tout le monde est bon. Si je voulais parler un langage chrétien je dirais que même pour le péché tout le monde n’est pas bon. Il y a un choix et une élection du péché même. Les natures qui sont bons pour le péché sont de la même nature, du même règne que ceux qui sont bons pour la grâce. Et la grâce et le péché sont deux opérations du même royaume. Beaucoup sont appelés, peu sont élus. Et en dehors il y a une immense tourbe qui ensemble n’est bon ni pour le péché ni pour la grâce. Car le péché ensemble et la grâce sont les deux opérations du salut, hermétiquement articulées l’une sur l’autre. Et en dehors il y a l’immense tourbe de ceux qui ne sont pas même capables de pécher, et que je nommerai les intellectuels ou les intellectualistes dans l’ordre du péché ; de la grâce ; du salut.
Je suis convaincu qu’il en est de même dans tous les ordres et qu’il y a très peu d’êtres qui soient bons pour le bonheur comme il y a très peu d’êtres qui soient bons pour le malheur. Et en dehors il y a l’immense tourbe des êtres qui ensemble et du même mouvement, de la même incapacité, de la même stérilité, de la même infécondité, ne sont bons ni pour le bonheur ni pour le malheur. Et que je nommerai les intellectuels dans l’ordre du bonheur.
Bien peu d’êtres sont visés, pour qui sait sa chrétienté. Et au dehors il y a cet immense royaume de disgrâce, qui consiste à ne pas même savoir de quoi on parle.
Il en est ainsi de la passion. L’amour est plus rare que le génie même. Il est aussi rare que la sainteté. Et l’amitié est plus rare que l’amour. Dire que pour la passion tout le monde est bon est aussi faux et je dirai aussi sot et je dirai aussi scolaire et aussi vite dit que de dire : Pour la statuaire tout le monde est bon, ou : Pour l’analyse mathématique tout le monde est bon. Il y a des intellectuels partout et il y a des intellectuels de tout. C’est-à-dire : Il y a une immense tourbe d’hommes qui sentent par sentiments tout faits, dans la même proportion qu’il y a une immense tourbe d’hommes qui pensent par idées toutes faites, et dans la même proportion il y a une immense tourbe d’hommes qui veulent par volontés toutes faites, dans la même proportion qu’il y a une immense tourbe de « chrétiens » qui répètent machinalement les paroles de la prière.
Et l’on pourrait aller longtemps et passer dans tous les compartiments et l’on pourrait dire : Dans la même proportion qu’il y a une immense tourbe de peintres qui dessinent par des lignes toutes faites. Il y a aussi peu de peintres qui regardent que de philosophes qui pensent.
Cette dénonciation d’un intellectualisme universel c’est-à-dire d’une paresse universelle consistant à toujours se servir du tout fait aura été l’une des grandes conquêtes et l’instauratio magna de la philosophie bergsonienne. Il est vrai que l’immense majorité des hommes pense par idées toutes faites. Par idées apprises. Mais il est vrai aussi, de même et partout, il est vrai que l’immense majorité des hommes voit par visions toutes faites. Par visions apprises. Il y a une paresse universelle et pour ainsi dire infatigable. C’est le travail qui se fatigue, mais la paresse, mais la fatigue ne se fatigue pas. La dénonciation de cette paresse, de cette fatigue, de cet intellectualisme constant est au seuil de l’invention bergsonienne.
On me dit : Qu’est-ce que c’est que cette invention qui ne consiste qu’à dénoncer une vieille habitude. Qu’est-ce que c’est que cette nouveauté qui consiste à dénoncer et quand même elle consisterait à révéler une tare héréditaire. Qu’est-ce que c’est que ce positif qui consiste à ne point tomber dans le négatif. Qu’est-ce que c’est que ce plus qui consiste simplement à ne point tomber dans le moins. Qu’est-ce que c’est que cette acquisition, qu’est-ce que c’est que cette conquête qui consiste à ne pas perdre ses plus anciennes provinces.
Et moi je demande : en connaissez-vous beaucoup d’autres. Empêcher l’homme de descendre certaines pentes, n’est-ce point un travail de géant. Empêcher l’homme de descendre certaines pentes sentimentales, certaines pentes morales, certaines pentes de conduite, n’est-ce point le travail et la plus grande partie du secret de tant d’arts et des plus grandes morales. Empêcher l’homme, déshabituer, désentraver l’homme de descendre certaines pentes mentales, si seulement on y réussissait, certaines pentes de pensée, soyons convaincus qu’il y aurait là, qu’il y avait là matière, objet à une très grande logique, à une très grande ◀morale▶, à une très grande métaphysique. La liberté, dont on dit qu’elle est le premier des biens, ne s’obtient généralement que par une opération de désentrave. Pourquoi la réalité, qui est peut-être un bien plus profond, ne s’obtiendrait-elle pas aussi par une opération de désentrave. Et pourquoi une opération de désentrave ne serait-elle pas une opération d’une extrême importance. La Révolution française a été une opération, un événement historique énorme parce qu’elle a fait semblant de désentraver le monde d’un semblant de servitude politique. Et enfin tout l’immense appareil de l’incarnation et de la rédemption n’a-t-il pas été dressé pour désentraver l’homme, pour l’empêcher de rester tombé dans l’esclavage et j’ai presque envie de dire dans l’habitude du péché originel. Car le péché était surtout devenu une immense habitude. Et l’esclavage est l’habitude pour ainsi dire la plus habituée.
Il faut faire attention d’ailleurs que cette expression le tout fait, si elle revient constamment, comme il était naturel, et comme il fallait s’y attendre, dans la philosophie de Bergson, est conduite à y revenir en deux sens assez sensiblement différents. Et que je ne vois pas que l’on ait suffisamment distingués. Quand Bergson oppose le tout fait au se faisant, (et je voudrais bien savoir comment il pourrait dire en d’autres termes), et il faut tout de même bien de la mauvaise volonté pour ne pas reconnaître dans ce participe passé et dans ce participe présent les héritiers de deux beaux participes grecs moyens-passifs), il fait une opposition, il reconnaît une contrariété métaphysique de l’ordre de l’ordre même de la durée et portant sur l’opposition, sur la contrariété profonde, essentielle, métaphysique, du présent au futur et du présent au passé. C’est une distinction de l’ordre de la métaphysique. (C’est cette profonde et capitale idée bergsonienne que le présent, le passé, le futur, ne sont pas du temps seulement mais de l’être même. Qu’ils ne sont pas seulement chronologiques. Que le futur n’est pas seulement du passé pour plus tard. Que le passé n’est pas seulement de l’ancien futur, du futur de dedans le temps. Mais que la création, à mesure qu’elle passe, qu’elle descend, qu’elle tombe du futur au passé par le ministère, par l’accomplissement du présent ne change pas seulement de date, qu’elle change d’être. Qu’elle ne change pas seulement de calendrier, qu’elle change de nature. Que le passage par le présent est le revêtement d’un autre être. Que c’est le dévêtement de la liberté et le revêtement de la mémoire). Mais quand ce même philosophe parle de tout fait dans le sens d’idées toutes faites, de pensée toute faite, il prend ce mot dans le sens où on dit un vêtement tout fait pour un vêtement de confection, au lieu d’un vêtement sur mesure. C’est une distinction de fabrication, d’opération, de coupe, de technique. La philosophie bergsonienne veut que l’on pense sur mesure et que l’on ne pense pas tout fait.
D’autant qu’un vêtement de confection est toujours un vêtement d’occasion. C’est un vêtement d’occasion dans le neuf au lieu d’être un vêtement d’occasion dans le vieux. Mais c’est toujours un vêtement d’occasion. C’est par occasion qu’il va, ou qu’il est censé aller. Ce n’est point par une adaptation propre antérieure, par une coupe propre antérieure. Ce n’est point par une adaptation unique, par une coupe destinée.
C’est une des plus grandes sources de sophismes et d’erreurs, ou, pour demeurer dans notre comparaison, je dirai : c’est un des plus grands magasins de sophismes et d’erreurs que cette négligence de considérer, cette faute de considérer, ce défaut de considérer, je veux dire que cette négligence qui consiste à ne pas considérer, à négliger de considérer que du tout neuf n’est pas forcément du tout nouveau. Beaucoup de contre sens viennent de là, et beaucoup de fautes de jugement, d’erreurs de jugement. On croit généralement qu’il suffit qu’une idée soit neuve pour qu’elle soit nouvelle. On croit qu’il suffit qu’une idée soit neuve pour qu’elle n’ait jamais servi. Quelle erreur. Elle a servi au fabricant. Quand un arbre de théâtre, quand un amour de théâtre sort de chez le fabricant, il est tout de même un vieil arbre, il est tout de même un arbre tout fait, et il est tout de même de théâtre. Il a beau être neuf, il n’est pas pour cela un vrai arbre, un arbre dans la campagne. Ce n’est pas pour cela un nouvel arbre dans le monde. Ce n’est pas une question de degrés, c’est une question d’ordre. Homère est nouveau ce matin, et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui. C’est une question de nature et d’essence. De même que dans la philosophie bergsonienne le futur et à la limite le présent ne diffère pas seulement du passé chronologiquement mais essentiellement et métaphysiquement, de même une idée toute faite est toute faite en elle-même et essentiellement. Elle est fabriquée toute faite comme un arbre de théâtre est fabriqué tout fait et arbre de théâtre. Elle vient au monde idée toute faite comme un arbre de théâtre vient au monde tout fait et arbre de théâtre. Elle est en carton-pâte, elle est en papier peint. Elle est totalement étrangère à la germination, à la fécondité, à la conception. Il y a des hommes qui réinventent, des êtres qui revivent, des pensées qui reconçoivent à nouveau les plus vieilles idées. Et il y a des hommes qui font des idées toutes faites. Il y a des idées qui sont toutes faites pendant qu’on les fait, avant qu’on les fasse, comme les pardessus tout faits sont tout faits pendant qu’on les fait, comme les arbres de théâtre sont tout faits et sont arbres de théâtre pendant qu’on les fait. C’est une question de nature ou de factice. C’est une question de grâce ou de disgrâce. Les arbres de théâtre ne sont pas des arbres de nature diminués, usés, vieillis et qui ne sont plus bons qu’à ça. Ce sont des arbres d’un autre ordre. Ce sont d’autres arbres. Ce ne sont pas des arbres de nature aplatis sur un portant. Ce sont des arbres venus au monde plats. Ainsi une idée toute faite vient au monde plate et toute faite.
— Est-ce tout, me dit-on. Il s’en faut que ce soit tout. Mais je dis que quand même il n’y aurait que cela, et à ne considérer que cela, cela même serait capital, et ferait une grande philosophie. Le cartésianisme est une grande philosophie. Le cartésianisme est une des trois ou quatre grandes philosophies du monde. Or qu’est-ce qui a fait la fortune de la philosophie cartésienne ? Je ne dis pas que cette fortune est illégitime. Je dis : qu’est-ce qui a fait cette fortune.
Laissons de côté les pharisaïsmes de l’école, les éditions solennelles de textes, les réimpressions des œuvres complètes. Laissons de côté les célébrations universitaires. Laissons de côté les commémorations officielles, et les centenaires, et les circonspections, et les faux respects scolaires. Cela aussi c’est du tout fait, des idées toutes faites. Soyons bergsoniens, et en matière de l’histoire du cartésianisme, et en matière de l’histoire du bergsonisme.
Qu’est-ce qui a fait la si haute et si grande et si juste fortune de la philosophie cartésienne. Ceux qui ont lu les œuvres complètes de Descartes ailleurs que dans les limpidités des manuels savent que toute la fortune de Descartes et de la philosophie cartésienne a été faite par quatre ou cinq lignes qui sont dans le Discours de la Méthode. Et c’est tout. Et ces quatre ou cinq lignes, ces quatre ou cinq phrases sont précisément des préceptes pour ainsi dire de ◀morale▶ mentale, quelques principes antérieurs d’hygiène intellectuelle, des règles de méthode enfin, c’est lui qui le dit, non des principes ou des révélations ou des conclusions de système. C’est encore en un sens de la désentrave et de la libération. C’est même aussi de la dénonciation. Comme la philosophie bergsonienne a commencé par être une dénonciation du tout fait, ainsi la philosophie cartésienne a commencé par être une dénonciation du désordre. La philosophie cartésienne a été essentiellement une philosophie de l’ordre comme la philosophie bergsonienne est essentiellement une philosophie de la réalité. Qu’ensuite Descartes ait réussi à imposer l’ordre et même l’idée d’ordre, et pour toujours, à l’univers pensant, et même à soi-même, c’est une autre question, c’est une question ultérieure. Qu’ensuite Bergson ait réussi à imposer à l’univers pensant, et même à soi-même, et pour toujours, la considération du réel pur, c’est une autre question, c’est une question ultérieure. Ils sont hommes. Ont-ils obtenu, obtiendront-ils une réussite totale. On ne voit pas que les philosophes soient destinés à réussir totalement plus que César ou que Napoléon. Mais il serait aisé de montrer que Bergson est infiniment meilleur bergsonien que Descartes ne fut bon cartésien. Et je dirai : Il est aisé de montrer que Bergson est infiniment un meilleur bergsonien que Descartes ne fut un bon cartésien. Je vois partout dans Bergson le souci de la considération du réel pur. Et dans Descartes je vois de bien grands désordres.
Discours de la Méthode et qu’il vaut mieux écrire discours de la méthode pour bien conduire sa raison et pour chercher ou pour trouver la vérité dans les sciences. C’est un programme, hélas, et c’est presque un programme électoral. Et il a été presque aussi peu réalisé qu’un programme électoral. Quand au lieu de relire le programme, et surtout le titre du programme, et surtout le commencement du titre du programme on considère les résultats, qu’est-ce qu’on voit. On voit que Descartes a été un grand philosophe, un grand métaphysicien, un grand mathématicien, un grand savant. Mais un grand parmi d’autres, à son rang au même rang que d’autres, de la même sorte et de la même nature que d’autres, dans le même ordre que les autres, dans le même ordre de certitude et dans le même ordre de travail, nullement un homme hors pair et hors classe, un homme hors cadre, un homme à qui une soudaine méthode, brusquement apparue dans l’histoire du monde, aurait livré un secret d’infaillible et de totale certitude. Il en est de ce discours de la méthode comme des fameuses règles baconiennes.
Les tables de Bacon n’ont jamais fait faire une invention ni une découverte. Il n’y a pas d’exemple qu’une invention ni une découverte ait été faite par un officiel. Les inventeurs et les découvreurs suivent de tout autres instincts. Les inventeurs et les découvreurs courent de tout autres aventures. Les inventeurs et les découvreurs n’ont jamais été des fonctionnaires de l’enregistrement. Les tables de Bacon n’ont jamais servi qu’aux professeurs à montrer comment une invention (et une découverte, mais c’est toujours une invention), aurait dû être faite, après qu’elle avait été faite. Quant à Bacon, il n’a jamais rien inventé, que les tables pour que les autres inventent. Il n’a jamais rien découvert, que les tables pour que les autres découvrent.
Ou plutôt les tables pour que les autres aient inventé, les tables pour que les autres aient découvert.
Les tables de Bacon n’ont jamais servi qu’aux historiens des inventions à expliquer comment les inventions avaient été faites, après qu’elles avaient été faites. Et même comment il était fatal qu’elles se fîssent ; et qu’elles se fissent ainsi. Ce n’était pas ça du tout. Mais l’essentiel, c’est qu’il y ait une histoire. Et surtout peut-être c’est qu’il y ait des historiens.
Les tables de Bacon sont peut-être faites pour le contrôleur. Et pour l’inspecteur du contrôleur. Elles ne sont certainement pas faites pour le wattman.
Je n’en dirai point autant de Descartes. Il a inventé lui-même. Il a découvert lui-même. Mais le Descartes qui a inventé, le Descartes qui a découvert, le Descartes philosophe, métaphysicien, mathématicien, physicien, physiologiste, psychologue, et autres, était un philosophe et un géomètre et un mécanicien et un physicien de génie qui ne procédait pas directement du discours de la méthode, qui n’était pas en liaison directe, en fonction continue et pour ainsi dire en création continue du discours de la méthode. Quoi qu’il en eût et qu’il en pensât lui-même. C’était un métaphysicien à son rang, à sa place, qui fut haute, un géomètre à son rang, un mécanicien à son rang, un physicien à son rang, parmi les premiers, nullement un métaphysicien, un géomètre déduit, et continûment déduit, nullement un métaphysicien, un géomètre, un mécanicien, un physicien à qui un secret de méthode, soudainement surgi dans l’histoire du monde, eût conféré cette infaillibilité promise à l’extérieur. Et je vois aujourd’hui que dans l’astronomie et la mécanique et la physique célestes on revient à l’hypothèse des tourbillons cartésiens, et j’en suis fort heureux, car ç’aura été un beau coup de génie, (mais de la divination du génie), et je serai plus heureux encore quand on y sera revenu pour la physique générale. Mais si on y revient, (l’allemand dit : si on y reviendra), ce ne sera point parce que l’idée de tourbillon est claire et distincte, ce sera et parce qu’elle sera plus commode et parce qu’elle épousera de plus près de nouveaux aspects de la réalité physique. Ce n’est pas en fonction du discours de la méthode que l’on réadoptera l’hypothèse des tourbillons cartésiens. Ce ne sera même pas en fonction de la physique cartésienne. Ce sera si je puis dire en proportion de la physique tout court. Et en vue de la physique tout court. On reprendra l’hypothèse des tourbillons cartésiens parce qu’elle rendra mieux compte des faits, des observations, des calculs établis à partir des faits et des observations. On ne la reprendra point par goût mais par force. On ne reprend jamais rien que par force. On ne la reprendra point par vertu mais par grande nécessité. On ne la reprendra point pour assurer l’ordre de la pensée, (après deux siècles et bientôt deux siècles et demi on a fini par s’apercevoir que les lois de l’attraction et de la gravitation universelle étaient généralement applicables et parfaitement calculables mais que l’hypothèse même de l’attraction à distance et de la gravitation à distance était parfaitement impensable, c’est-à-dire enfin que Newton est métaphysiquement impensable). (Car on voit mal comment un éther serait un conducteur parfait de l’attraction et de la gravitation, comment un éther conduirait instantanément de l’attraction et de la gravitation à distance, comment un éther ferait des transports instantanés de forces qui seraient celles de l’attraction et de la gravitation.) On ne reprendra donc point l’hypothèse des tourbillons cartésiens pour assurer l’ordre ni pour assurer la pensée ni pour assurer le discours ni pour assurer la méthode. On la reprendra parce que la réalité sera plus comme ça, ou qu’elle paraîtra plus comme ça, ou qu’on la trouvera plus comme ça.
On ne reprendra pas l’hypothèse des tourbillons cartésiens parce quelle sera en règle avec le Discours de la Méthode mais parce qu’elle sera en règle, ou que l’on pensera qu’elle sera en règle avec le discours de la réalité.
On ne reprendra pas l’hypothèse des tourbillons cartésiens parce qu’elle sera en règle avec Descartes, mais parce que l’on pensera qu’elle sera en règle avec la réalité.
Descartes lui-même a-t-il déduit sa métaphysique, sa physique, sa physiologie, tout son système à partir de sa méthode. Il ne l’a pas même déduit tout entier à partir de ses principes. Il ne l’a pas même déduit tout entier à partir du je pense. Lui-même il disait qu’il fallait que l’expérience allât au devant de la déduction. Il entendait par là, et fort explicitement, que la déduction ou mathématique ou logique ou métaphysique et généralement philosophique pouvait aboutir et aboutissait quelquefois (ou souvent) à des cas doubles ou multiples, à des cas que Leibnitz eût nommés indifférents, c’est-à-dire à des cas tels que la dernière solution déduite, la solution qui se trouve la dernière dans la voie de la filiation déductive nous laisse pour ainsi dire en suspens devant deux ou plusieurs solutions effectives égales, devant deux ou plusieurs solutions réalisées ou réalisables égales, devant deux ou plusieurs solutions de réalisation du détail. C’est pour arbitrer entre ces deux ou plusieurs solutions égales, c’est-à-dire qui satisfont également aux conditions de la dernière solution déductive, que Descartes fait réintervenir l’expérience. Il admet, il veut que marchant à l’envers, recurrens, regrediens, l’expérience remonte (partant des faits, des phénomènes, des observations, des expériences), qu’elle aille au devant de cette voie déductive qui était restée pour ainsi dire sur le tranchant du sort.
La réalité, en chacun de ses points, est comme une ville bloquée. L’armée royale est partie au secours. Mais l’armée royale ne peut parvenir elle-même et il faut qu’une sortie de la place même vienne au devant d’elle et lui donne la main. En ce point intermédiaire entre l’homme et le monde, en ce point intermédiaire entre l’esprit et la réalité, en ce point intermédiaire où s’établit la liaison entre l’armée de secours et littéralement le secours propre de la place, en ce point s’opère pour Descartes la connaissance de la vérité. Et il ne faut point douter que pour lui elle ne s’opère absolument et que cette connaissance de la vérité ne soit absolue. Personne n’a plus rien à dire. L’esprit vient d’un côté. L’objet de l’esprit vient de l’autre, et au devant. Ni l’esprit n’a plus rien à dire, ni l’objet n’a plus rien à dire.
On me permettra d’ouvrir ici une note dans cette Note. Il est impossible de ne pas considérer, avec un saisissement, combien cette théorie cartésienne est fidèlement apparentée, combien elle est parallèle à la théorie chrétienne et catholique de la grâce, à ce que nous avons le droit de nommer le mécanisme de la grâce. Comme il faut que l’expérience vienne au devant de la raison, ainsi et par un mouvement parfaitement comparable et parfaitement parallèle il faut que la liberté vienne au devant de la grâce. L’homme aussi est cette ville assiégée. Le péché aussi est ce blocus parfaitement réglé. La grâce aussi est cette armée royale qui vient au secours. Mais il faut aussi que la liberté de l’homme fasse une sortie, erumpat, et qu’elle aille au devant de cette armée de secours. C’est ce que Péguy disait quand il disait que par la création de la liberté de l’homme et par le jeu de cette liberté Dieu s’est mis dans la dépendance de l’homme. Car il ne faut pas considérer seulement la place frontière. Il faut considérer « Versailles et Saint-Denis ». Si la place n’est point secourue elle se perd. Mais si elle ne se secourt point elle-même par celle sortie, elle se perd.
C’est un désastre double. Si au point de connexion la sortie de la place ne donne pas la main à l’armée de secours, l’armée de secours aussi ne donne pas la main à la sortie de la place.
Si l’une armée ne trouve pas l’autre venue au devant d’elle, l’autre aussi ne trouve pas l’une.
Quand on se manque, on se manque à deux. La faute de l’homme fait manquer Dieu même. Quand la grâce ne trouve pas la liberté venue au devant d’elle, la liberté aussi ne trouve pas la grâce. Le manquement est forcément double. Quand l’homme manque Dieu, Dieu manque l’homme. Quand la place se perd, Versailles aussi, le royaume aussi perd une place.
« Même je remarquais, touchant les expériences qu’elles sont d’autant plus nécessaires qu’on est plus avancé en connaissance ; car, pour le commencement, il vaut mieux ne se servir que de celles qui se présentent d’elles-mêmes à nos sens, et que nous ne saurions ignorer pourvu que nous y fassions tant soit peu de réflexion, que d’en chercher de plus rares et étudiées : dont la raison est que ces plus rares trompent souvent, lorsqu’on ne sait pas encore les causes les plus communes, et que les circonstances dont elles dépendent sont quasi toujours si particulières et si petites, qu’il est très malaisé de le remarquer. Mais l’ordre que j’ai tenu en ceci a été tel. Premièrement j’ai tâché de trouver en général les principes ou premières causes de tout ce qui est ou qui peut être dans le monde, …
… De tout ce qui est ou qui peut être, là est exactement la fissure.
… « sans rien considérer pour cette effet que Dieu seul qui l’a créé, ni les tirer d’ailleurs que de certaines semences de vérités qui sont naturellement en nos âmes. Après cela, j’ai examiné quels étaient les premiers et les plus ordinaires effets qu’on pouvait déduire de ces causes ; et il me semble que par là j’ai trouvé des deux, des astres, une terre, et même sur la terre de l’eau, de l’air, du feu, des minéraux, et quelques autres telles choses, qui sont les plus communes de toutes et les plus simples, et par conséquent les plus aisées à connaître. Puis, lorsque j’ai voulu descendre à celles qui étaient plus particulières, il s’en est tant présenté à moi de diverses, que je n’ai pas cru qu’il fût possible à l’esprit humain de distinguer les formes ou espèces de corps qui sont sur la terre, d’une infinité d’autres qui pourraient y être si c’eut été le vouloir de Dieu de les y mettre, ni par conséquent de les rapporter à notre usage, si ce n’est qu’on vienne au devant des causes par les effets, et qu’on se serve de plusieurs expériences particulières. Ensuite de quoi, repassant mon esprit sur tous les objets qui s’étaient jamais présentés à mes sens, j’ose bien dire que je n’y ai remarqué aucune chose que je ne pusse assez commodément expliquer par les principes que j’avais trouvés. Mais il faut aussi que j’avoue que la puissance de la nature est si ample et si vaste, et que ces principes sont si simples et si généraux, que je ne remarque quasi plus aucun effet particulier que d’abord je ne connaisse qu’il peut en être déduit en plusieurs diverses façons, et que ma plus grande difficulté est d’ordinaire de trouver en laquelle de ces façons il en dépend ; car à cela je ne sais point d’autre expédient que de chercher derechef quelques expériences qui soient telles que leur événement ne soit pas le même si c’est en l’une de ces façons qu’on doit l’expliquer que si c’est en l’autre. Au reste, j’en suis maintenant là que je vois, ce me semble, assez bien de quel biais on se doit prendre à faire la plupart de celles qui peuvent servir à cet effet : mais je vois aussi qu’elles sont telles, et en si grand nombre, que ni mes mains ni mon revenu, bien que j’en eusse mille fois plus que je n’en ai, ne sauraient suffire pour toutes ; en sorte que, selon que j’aurai désormais la commodité d’en faire plus ou moins, j’avancerai aussi plus ou moins en la connaissance de la nature : ce que je me promettais de faire connaître par le traité que j’avais écrit, et d’y montrer si clairement l’utilité que le public en peut recevoir, que j’obligerais tous ceux qui désirent en général le bien des hommes, c’est-à-dire tous ceux qui sont en effet vertueux, et non point par faux semblant, ni seulement par opinion, tant à me communiquer celles qu’ils ont déjà faites, qu’à m’aider en la recherche de celles qui restent à faire. »
Qui ne voit que par une telle brèche tout le non-déduit peut rentrer. (Si à chaque fois il faut quitter la voie déductive à un certain point de suspense, faire un saut (où, dans quelle direction, et comment sait-on que c’est dans cette direction), et trouver le point de réalité d’où il faut revenir à ce point de suspense). Mais une grande philosophie n’est pas celle qui n’a pas des brèches. C’est celle qui a des citadelles.
Une grande philosophie n’est pas celle qui n’est jamais battue. Mais une petite philosophie est toujours celle qui ne se bat pas.
Singulier voyage que nous propose Descartes. (Mais il est bien forcé). Singulier voyage que le voyage cartésien. C’est proprement le voyage interrompu. C’est le voyage discontinu. On descend, on s’arrête (ou on est arrêté), on saute (où, et comment), on touche un point qui sera le point d’arrivée définitif et qui pour l’instant est un point de départ momentané, on remonte, on revient au point d’arrêt, on redescend au point d’arrivée définitif. On part, on descend, on s’arrête, on saute, on remonte, on redescend, on arrive. On va, on saute, on revient, on reva. Qu’importe. Parce qu’un voyage est singulier, parce qu’il est interrompu, parce qu’il est discontinu et même parce qu’il est partiellement rétrograde ce n’est pas une raison pour ne pas le faire. Qu’importe, si le voyage est hardi, si la tentative est féconde, si l’aventure est récompensée. Ce qui revient à dire qu’une grande philosophie n’est pas une philosophie qui n’est pas contestée. C’est une philosophie qui vainc quelque part. Une grande philosophie n’est point une philosophie sans reproche. C’est une philosophie sans peur.
Une grande philosophie n’est pas une dictée. La plus grande n’est pas celle qui n’a pas de faute.
Une grande philosophie n’est pas celle contre laquelle il n’y a rien à dire. C’est celle qui a dit quelque chose.
Et même c’est celle qui avait quelque chose à dire. Quand même elle n’aurait pas pu. Le dire.
Ce n’est pas celle qui n’a pas de défauts. Ce n’est pas celle qui n’a pas des vides. C’est celle qui a des pleins.
Il ne s’agit pas de confondre. C’est dans les écoles qu’il s’agit de confondre. Il ne s’agit même pas de convaincre. Dans convaincre il y a vaincre, comme Victor Hugo aimait à me le répéter.
Confondre l’adversaire, en matière de philosophie, quelle grossièreté.
Le véritable philosophe sait très bien qu’il n’est point institué en face de son adversaire, mais qu’il est institué à côté de son adversaire et des autres en face d’une réalité toujours plus grande et plus mystérieuse.
Et cela, même le véritable physicien aussi le sait. Qu’il n’est pas institué en face du contraire physicien, mais à côté du contraire physicien, en face d’une nature toujours plus profonde et plus mystérieuse.
Assister à un débat de philosophie ou y participer avec cette idée qu’on va convaincre ou réduire son adversaire ou que l’on va voir un des deux adversaires confondre l’autre, c’est montrer qu’on ne sait pas de quoi on parle, c’est témoigner d’une grande incapacité, bassesse et barbarie. C’est témoigner d’un grand manque de culture. C’est montrer qu’on n’est pas de ce pays-là.
Si le discours de la Méthode a un sens, c’est bien qu’il faut aller pas à pas et avec une extrême prudence. Là-dessus il aboutit à une marche, à un progrès, à une démarche qui exige que l’on saute entre le point de suspense et le point d’arrivée.
Si le discours de la Méthode a un sens, c’est bien qu’il faut que la démarche de l’esprit à l’objet soit une déduction, un dégrès continu. Un aller continu. Là-dessus le voyage cartésien réel est un aller, puis un retour et aller.
Quand j’étais enfant, dans les provinces du Centre, toutes les fois qu’il y avait dans les jeux à mesurer une distance sur le terrain, par exemple pour les « prisonniers » aux « barres », on se gardait bien de mesurer par enjambées, parce qu’on pensait que même involontairement des enjambées pouvaient être inégales. On mesurait, (et on comptait), pied à pied, c’est-à-dire le derrière du talon du pied droit juste et modérément appuyé à la pointe de la semelle du pied gauche. Et ainsi de suite alternativement. C’était l’ancien paille, foin des régimes déchus, devenu sous la République et depuis le gouvernement de la raison le gauche, droite. Et c’était paille qui était devenu le pied gauche, et foin qui était devenu le pied droit. Mais autrefois on comptait et mesurait par paille, foin et non par gauche, droite. Or Descartes est un homme qui dans la deuxième partie du Discours de la Méthode veut que l’on n’avance que pied à pied et qui dans la quatrième partie, se plaçant, allant se placer par le Je pense au cœur même de l’être et du moi et de la pensée, procède pour partir au bond le plus prodigieux qu’il y ait peut-être dans l’histoire des métaphysiques.
Dirai-je qu’il se l’est donné bonne et que peut-être il a eu besoin plus tôt qu’il ne le dit que l’expérience vint au devant de lui pour lui faire voir quel serait son événement. Il croit qu’il a déduit les cieux, les astres, une terre. Il croit qu’il a déduit de l’eau, de l’air, du feu, des minéraux et quelques autres telles choses. Peut-être que s’il n’eût jamais vu les cieux il ne les eût point aussi aisément déduits. Peut-être que s’il n’eût jamais vu les cieux il ne les eût point trouvés. Et ainsi de quelques autres telles choses. Peut-être que s’il n’eût point eu une certaine expérience des cieux il n’eût point eu aussi aisément une telle connaissance de l’événement des cieux. Il veut qu’il n’ait eu besoin que l’expérience vînt au devant de lui que quand il a voulu descendre aux choses qui étaient plus particulières. Il est permis de se demander si l’expérience n’est point venue au devant de lui jusqu’au commencement du ciel. Il est presque permis de se demander si l’expérience n’est point venue au devant de lui jusqu’au commencement de Dieu.
Nous qui avons vu tout le progrès et les développements de la physique depuis Descartes et qui les voyons tous les jours, que pouvons-nous penser d’une telle qualification et, par suite, d’une telle affirmation que les cieux, les astres, une terre, et même sur la terre de l’eau, de l’air, du feu, des minéraux et quelques autres telles choses seraient les plus communes de toutes et les plus simples, et par conséquent les plus aisées à connaître. Bien peu de physiciens aujourd’hui oseraient parler d’aisé à connaître. Et dans Descartes n’avais-je point raison de parler d’un certain programme électoral, et d’un certain ton d’un programme électoral. Mais qu’est-ce à dire, sinon que je trouve ici un renforcement de ce que j’avançais au commencement de cette note, que ce n’est pas parce que la méthode de Descartes est bonne qu’elle a eu une aussi haute fortune, mais parce qu’elle est une méthode. C’est pour cela qu’elle s’est inscrite dans l’histoire éternelle.
Ce n’est point parce qu’elle est victorieuse, c’est parce qu’elle se bat. Ce n’est point parce qu’elle arrive, c’est parce qu’elle part.
C’est uniquement, au fond, parce qu’elle est résolue. On suit ceux qui marchent. Et c’est parce qu’elle marche à la française. « Ma seconde maxime, (c’est une maxime de sa ◀morale▶, mais ce que je prétends, c’est que sa méthode aussi est une ◀morale▶, une ◀morale▶ de pensée ou une ◀morale▶ pour penser ; ou si l’on veut tout est ◀morale▶ chez lui. Parce que tout y est conduite et volonté de conduite. Sa ◀morale▶ provisoire est une ◀morale▶ provisoire pour la conduite de la conduite (ordinaire, personnelle et sociale). Sa méthode est une ◀morale▶ instauratoire pour la conduite de la pensée. Mais l’une et l’autre sont conjointes et ont exactement le même procédé) : « Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le
plus résolu en mes actions que je pourrais, …
Au fond sa grande maxime de méthode est aussi d’être le plus ferme et le plus résolu en ses pensées qu’il le pourrait. Et peut-être sa plus grande invention et sa nouveauté et son plus grand coup de génie et de force est-il d’avoir conduit sa pensée délibérément comme une action.
« et de ne suivre pas moins les opinions les plus douteuses lorsque je m’y serais une fois déterminé…
Ne suivre pas moins les opinions les plus douteuses lorsqu’il s’y serait une fois déterminé, … voilà qui scandalisera tout
homme qui n’est pas philosophe et tout homme qui n’a pas de culture. C’est que des deux pôles de cette phrase, des deux temps de cette maxime c’est déterminé qui est plus fort que douteuses, c’est déterminé qui est plus important que douteuses, c’est déterminé qui l’emporte.
Vim patitur.
C’est la détermination, l’assurance, la résolution qui vainc. Sa résolution n’est pas moins mentale que ◀morale▶. Elle n’est pas moins de conduite mentale que de conduite ◀morale▶. Elle ne joue pas moins dans l’un que dans l’autre. Dans la ◀morale▶ elle est censément provisoire. Dans le mental elle est liminaire et instauratoire. Partout elle est le plus profond de sa race et de son génie.
… « que si elles eussent été très assurées : imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir ; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt. »
Toute la question est précisément de savoir si la pensée aussi n’est pas mieux n’importe où que dans le milieu d’une forêt. Ce que je dis, c’est que justement parce que sa ◀morale▶ était provisoire, justement parce qu’elle n’entrait pas dans son système, parce qu’elle n’était pas arrêtée, parce que pour ainsi dire elle n’était pas officielle, justement parce qu’il s’y est moins défendu, moins observé, c’est elle qui nous livre son secret. Son secret c’est bien d’aller toujours dans le même sens et, le soir, d’arriver quelque part.
Toute la question est en effet de savoir si la pensée elle-même n’entre point dans de certaines conditions, si elle n’est point soumise à de certaines conditions générales de l’homme et de l’être, qui sont des conditions organiques, et dont l’une précisément serait que tout vaut mieux que de tourner en rond.
Partir, marcher droit, arriver quelque part. Arriver ailleurs plutôt que de ne pas arriver. Arriver où on n’allait pas plutôt que de ne pas arriver. Avant tout arriver. Tout, plutôt que de vaguer. Et que la plus grande erreur c’est encore d’« errer » : voilà sa nature même et la race de son secret.
Je ne voudrais point le rendre suspect de ce pragmatisme que l’on a si souvent reproché à la philosophie bergsonienne (à tort, selon moi, et un jour je le montrerai), mais enfin il est évident que la philosophie cartésienne est un système de pensée où arriver est d’un prix éminent, et même d’un prix unique. Tout, plutôt que n’avoir pas de gîte ce soir.
L’espoir d’arriver tard dans un sauvage lieu.
Si la méthode de Descartes avait été bonne, au sens où lui-même l’entendait, c’est-à-dire si elle avait eu en elle, si elle avait conduit automatiquement à une certaine certitude qu’il annonçait et qui était à vrai dire une authentique infaillibilité, elle ne l’eût point conduit immédiatement et presque dans le même temps à des propositions qui nous paraissent aujourd’hui aussi scandaleuses. (Que de déclarer que des cieux et une terre sont aisés à connaître.) Où est cette évidence qui devait tout régler. Et qu’est-ce que cette évidence qui devait être universelle et qui ne dépasse pas son auteur, qui devait être éternelle et qui ne survit pas à son auteur, qui même ne vécut pas peut-être autant que son auteur. Qu’est-ce donc à dire sinon qu’une grande philosophie n’est point celle qui règle les questions une fois pour toutes mais celle qui les pose ; qu’une grande philosophie n’est point celle qui prononce, mais celle qui requiert.
Descartes promet une méthode de certitude et aussitôt après et presque en même temps il tombe dans des propositions qui bientôt nous paraissent scandaleuses. Ou plutôt il parvient à des propositions qui bientôt nous paraissent scandaleuses. Mais une grande philosophie n’est pas celle qui rend des arrêts. C’est peut-être celle qui rend des services. C’est en tout cas celle qui introduit des instances.
Une grande philosophie n’est pas celle qui prononce des jugements définitifs, qui installe une vérité définitive. C’est celle qui introduit une inquiétude, qui ouvre un ébranlement.
Le monde n’a peut-être pas suivi la méthode cartésienne et Descartes certainement ne l’a pas suivie. Mais Descartes et le monde ont suivi l’ébranlement cartésien.
Une grande philosophie n’est pas celle où il n’y a rien à reprendre. C’est celle qui a pris quelque chose.
Une grande philosophie n’est pas celle qui est invincible en raisonnements. Ce n’est même pas celle qui une fois, une certaine fois, a vaincu. C’est celle qui, une fois, s’est battue.
Et les petites philosophies, qui ne sont pas même des philosophies, sont celles qui font semblant de se battre.
Il s’agit bien de confondre et de convaincre. Quand c’est fini nul n’est confondu, nul aussi n’est convaincu. Mais les uns sont enregistrés, les uns sont incorporés. Les autres ne le sont pas.
Cette proposition de Descartes que les cieux, les astres, une terre, de l’eau, de l’air, du feu, des minéraux et quelques autres telles choses seraient les plus communes de toutes et les plus simples, et par conséquent les plus aisées à connaître nous paraît aussitôt saugrenue. Qu’importe. Ce qu’il faut savoir, c’est si les premiers mots de ce Discours de la Méthode ont été le point d’origine d’un immense ébranlement, d’une onde, d’une immense vague circulaire dans l’Océan de la pensée. Sur la face de l’océan de la pensée.
Une grande philosophie n’est pas celle qui est le premier en composition. Ce n’est pas celle qui est le premier en dissertation. C’est dans les classes de philosophie que l’on vainc par des raisonnements. Mais la philosophie ne va pas en classes de philosophie.
Une philosophie aussi n’est point une chambre de justice. Il ne s’agit pas d’avoir raison ou d’avoir tort. C’est une marque de grande grossièreté, (en philosophie), que de vouloir avoir raison ; et encore plus, que de vouloir avoir raison contre quelqu’un. Et c’est une marque de la même grossièreté que d’assister à un débat de philosophie avec la pensée de voir un des deux adversaires avoir tort ou avoir raison. Contre l’autre. Parlez-moi seulement d’une philosophie qui est plus délibérée, comme celle de Descartes, ou plus profonde, ou plus attentive, ou plus pieuse. Ou plus déliée. Parlez-moi d’une philosophie sévère. Ou d’une philosophie heureuse. Parlez-moi surtout d’une certaine fidélité à la réalité, que je mets au-dessus de tout.
Une grande philosophie n’est pas enfin celle qui couche, et à la fois, sur toutes les positions sur tous les champs de bataille. C’est seulement celle qui, un jour, s’est bien battue au coin de ce bois :
Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre.
Napoléon n’occupe plus le cimetière d’Eylau. Et il ne dresse plus sa tente au pied des Pyramides. Mais il y a eu la campagne d’Égypte, la campagne de Russie, les guerres d’Allemagne, et il y a eu la campagne de France.
Je ne veux point dans cette simple note entrer dans le fond du débat bergsonien. Si je puis le faire un jour je parlerai en chrétien et en catholique. Je parlerai sans autorité mais je ne parlerai pas sans entente et sans entendement. Que la bataille qui s’est livrée autour de Bergson soit à ce point furieuse, c’est dans l’ordre. Mais qu’elle soit à ce point livrée à l’envers, c’est une véritable gageure. On aurait beaucoup fait, on aurait peut-être tout fait si seulement on forçait les combattants à occuper leurs véritables lignes de bataille.
Acies suas, non alienas, non contrarias, instruere.
Aujourd’hui je ne veux que marquer des temps. De même que Hugo est classique au premier temps et romantique au deuxième, de même une philosophie peut être à plusieurs temps et elle est généralement à plusieurs temps. Il y a aussi l’histoire. Quoi qu’on pense métaphysiquement du système cartésien, quand Descartes avait fait éclater sa méthode, cum irrupisset, quand il avait fait entrer par irruption sa méthode, il avait conquis sa part dans l’histoire éternelle. Quoi qu’on pense métaphysiquement du système bergsonien, quand Bergson a fait jaillir sa méthode, il a conquis sa part dans l’histoire éternelle.
On se rejetterait en vain sur ce que la méthode de Descartes serait une méthode positive et que la méthode de Bergson serait une méthode purement négative. La méthode de Descartes n’est positive qu’en apparence. Et je dirai en appareil. Elle revient essentiellement à remonter violemment une pente et à la faire remonter à l’esprit. Je dirai à la faire remonter à l’homme. Et la méthode bergsonienne revient essentiellement à remonter vivement une pente et à la faire remonter vivement à l’homme et à l’esprit.
Dans le sens où le cartésianisme a consisté à remonter la pente du désordre, dans le même sens le bergsonisme a consisté à remonter la pente du tout fait.
Toute grande philosophie a un premier temps, qui est un temps de méthode, et un deuxième temps, qui est un temps de métaphysique. Quand on dit que le platonisme est une philosophie de la dialectique, et le cartésianisme une philosophie de l’ordre, et le bergsonisme une philosophie du réel, on les prend tous les trois dans leur temps de méthode. Quand on dit que le platonisme est une philosophie de l’idée, et le cartésianisme une philosophie de la substance, et le bergsonisme une philosophie de la durée, on les prend tous les trois dans leur temps de métaphysique.
Le cartésianisme a été une rupture violente. Le bergsonisme a été une rupture, une déliaison vive et comme acharnée. Il y a certainement dans le bergsonisme comme un acharnement qu’il n’y a point dans le cartésianisme. Mais c’est que peut-être la rupture, la déliaison qu’il s’agissait d’opérer dans le bergsonisme était encore plus menacée, plus précaire, et d’autre part plus indispensable encore que celle qu’il s’agissait d’opérer dans le cartésianisme. Nous sommes infiniment plus liés à l’esclavage du tout fait que nous ne sommes liés à l’esclavage du désordre. L’esclavage du tout fait est infiniment plus prêt à nous reprendre que l’esclavage du désordre. Et il a des conséquences infiniment plus désastreuses. Dans le désordre même il peut y avoir des coups de fortune et même des coups d’ordre. Dans ce qui est fatigué il n’y a plus ni grâce ni jaillissement. De tout ce qu’il peut y avoir de mauvais, l’habitude est ce qu’il y a de pire. Le cartésianisme ne remontait, ne refoulait qu’une habitude, qui était l’habitude du désordre. Le bergsonisme a entrepris de refouler toute l’habitude comme telle, toute l’habitude organique et mentale.
Et cela dans tous les ordres, dans toutes les disciplines que nous avons échelonnées au commencement de cette étude.
On a vu des batailles gagnées dans le désordre même et par le désordre, des paniques en avant. On n’a jamais vu des fatigues et des vieillesses donner par erreur des œuvres de nouveauté.
Il peut y avoir dans le désordre une certaine fécondité. L’habitude et le vieillissement essayent en vain de faire le jeune homme.
C’est ça qu’on nomme une révolution, ce grand effort momentanément couronné. L’homme dans son fauteuil qui voit une révolution, fût-ce une révolution mentale, et qui dit : C’est pas malin, lui-même n’a rien dit. La question, dans cet ordre, n’est pas que ce soit malin. C’est que ce soit, à un certain moment de l’histoire du monde, entré dedans. Les plus grandes révolutions, dans tous les ordres, n’ont point été faites avec et par des idées extraordinaires et c’est même le propre du génie que de procéder par les idées les plus simples. Seulement en temps ordinaire les idées simples rôdent comme des fantômes de rêve. Quand une idée simple prend corps, il y a une révolution. La révolution cartésienne a consisté à arrêter la descente, à remonter l’habitude de désordre. La révolution bergsonienne a consisté à arrêter toute la descente, à remonter toute l’habitude organique et mentale.
Il en est ainsi dans tous les ordres. Ce qu’il y a de plus contrarié au salut même, ce n’est pas le péché, c’est l’habitude. Des milliers de créanciers répètent machinalement les effrayantes paroles :
Et dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris.
Qu’un seul tout à coup, soudainement éclairé, les prenne au sérieux, ces paroles, les laisse comme lui entrer dedans, c’est instantanément la plus grande révolution qu’il puisse actuellement y avoir, car c’est une révolution dans le règne de l’argent, c’est une subversion du règne de l’argent. Et c’est encore un homme de sauvé.
Tout est dans l’incorporation, dans l’incarcération, dans l’incarnation. Et ici encore et en ceci même nous sommes forcés de parler le langage bergsonien et en ceci on n’en parlera jamais d’autre. Tout est dans l’insertion et l’insertion est extrêmement rare. De Dieu, il n’y a eu qu’une incarnation, et des idées même il y a bien peu d’incorporations. Quand au lieu de regarder une idée en l’air, tout à coup elle est prise au sérieux, c’est cela qui est, et qui fait, une révolution. Et l’histoire ne compte que trois ou quatre de ces grands ébranlements.
Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. Le bergsonisme aussi est une méthode pour bien conduire sa raison. Le bergsonisme aussi a une raison. Le bergsonisme aussi est un parti de la raison. On ne voit pas ce que serait une philosophie qui ne serait pas un parti de la raison. Le bergsonisme entend même servir encore mieux la raison, car il entend pour ainsi dire la servir encore de plus près. Toute philosophie est évidemment et essentiellement un rationalisme. Même une philosophie qui serait, ou qui voudrait être, contre la raison, serait quand même rationaliste. Une philosophie ne peut jamais apporter que des raisons. Le cartésianisme a été dans son principe un effort pour conduire la raison à la recherche de la vérité dans les sciences, (mais par sciences Descartes entendait évidemment une partie de ce que nous nommons métaphysique, et au moins les métaphysiques des sciences). Le bergsonisme a été dans son principe un effort pour conduire la raison à l’étreinte de la réalité. (Dans les sciences, dans les métaphysiques des sciences, dans la métaphysique). Déjà le platonisme avait été dans son principe un effort pour conduire la raison par la dialectique idéale ou si l’on veut idéique à la source même de l’être. Le bergsonisme a été un effort aussi grand, un effort du même ordre, et je dirai un effort dans le même sens. Il n’y a pas plus de philosophie contre la raison qu‘il n’y a de bataille contre la guerre, d’art contre la beauté, de foi contre Dieu. Le bergsonisme n’a jamais été ni un irrationalisme ni un antirationalisme. Il a été un nouveau rationalisme et ce sont les grossières métaphysiques que le bergsonisme a déliées (métaphysiques matérialistes, métaphysiques médico-légales, métaphysiques neuro-physiologiques, métaphysiques sociologiques et tant d’autres) qui étant des durcissements, des scléroses, des raidissements, des ankylosés, étaient littéralement des amortissements de la raison. Toutes ces métaphysiques étaient des sabotages par dureté de la raison. Elles étaient des esquilles et des eschares. Le bergsonisme est si peu contre la raison que non seulement il a fait rejouer les vieilles articulations de la raison mais qu’il en a fait jouer des articulations nouvelles.
Les fameuses règles de Bacon n’ont introduit dans l’histoire du monde aucune fécondité. Nous ne leur devons rigoureusement rien. Ni une invention, ni une découverte, ni un mouvement de la pensée. Tous ceux qui depuis les premiers balbutiements de la pensée grecque avaient fait une invention, une découverte, un mouvement avaient sans y penser appliqué les règles de Bacon. Tous ceux avant Bacon. Mais depuis Bacon tout homme qui se lèverait de bon matin avec le ferme propos d’appliquer les règles baconiennes, et qui n’aurait que ce ferme propos, qui ne ferait jouer que ce ferme propos, ce tout homme ne ferait pour cela ni une invention, ni une découverte, ni un mouvement de la pensée. Et on n’a jamais vu une invention, une découverte, un mouvement de pensée sortir de la contemplation des règles de Bacon. Et voilà une belle application, et non la moins importante, des tables de présence, et d’absence et des variations concomitantes.
Si j’étais un grand philosophe je n’aurais peut-être pas le droit de raconter l’histoire suivante. D’autant que ce n’est pas une histoire et que c’est encore un mot de soldat. Mais je ne suis qu’un pauvre moraliste. Quand donc il y en avait un, au 131me de l’arme, qui se travaillait trop ostensiblement (à faire un mouvement), (à faire un mot), il y en avait toujours un autre qui disait froidement : Surtout n’oublie pas de respirer. Tous ceux qui ont fait quelque chose dans le monde sont des types qui n’ont pas oublié de respirer.
Mais on n’a rien fait dans le monde uniquement parce qu’on s’était proposé de ne pas oublier de respirer.
Discours de la méthode pour bien conduire, c’est vraiment, c’est littéralement une méthode pour éviter l’inconduite, la mauvaise conduite. Et alors, si l’on veut, ce n’est rien, parce qu’on a toujours voulu éviter l’inconduite en matière de pensée, et si l’on veut c’est tout, parce que c’est un des trois ou quatre grands ébranlements qui se soient jamais produits dans l’histoire de la pensée. Si l’on veut, ce n’est rien, parce qu’il s’était toujours agi d’éviter l’inconduite en matière de pensée. Et si l’on veut c’est encore moins rien, parce qu’on ne l’a pas plus évitée après qu’avant, et que Descartes ne l’a pas plus évitée qu’un autre, (et c’est en ce sens que j’ai dit que Bergson est un infiniment meilleur bergsonien que Descartes n’est un bon cartésien). Et pourtant si l’on veut c’est tout, parce que c’est le cartésianisme.
Et encore dans ce discours de la méthode il n’y a qu’une partie, sur six, la deuxième, qui soit des règles de la méthode. En tout sept pages et demie. Et dans cette deuxième partie même il n’y a que le cœur, en tout vingt lignes, qui soit les règles de la méthode. Ce sont ces vingt lignes qui ont révolutionné le monde et la pensée. Valmy aussi est une petite bataille, un duel d’artillerie, je veux dire livrée avec de petits effectifs, et même pas livrée du tout, avec presque pas de morts et de blessés.
C’est un préjugé, mais il est absolument indéracinable, qui veut qu’une raison raide soit plus une raison qu’une raison souple ou plutôt qui veut que de la raison raide soit plus de la raison que de la raison souple. C’est un préjugé qui a cours et qui fleurit sur toute la ligne. Il règne, il est indéracinable dans toutes les disciplines que nous avons échelonnées au commencement de cette note. C’est le même préjugé qui veut qu’une logique raide soit plus une logique qu’une logique souple. Et qu’une méthode scientifique raide soit plus une méthode, et plus scientifique, qu’une méthode scientifique souple. Et surtout qu’une ◀morale▶ raide soit plus une ◀morale▶, et plus de la ◀morale▶, qu’une ◀morale▶ souple. C’est comme si on disait que les mathématiques de la droite sont plus des mathématiques que les mathématiques de la courbe.
Il est évident au contraire que ce sont les méthodes souples, les logiques souples, les morales souples qui sont les plus sévères, étant les plus serrées. Les logiques raides sont infiniment moins sévères que les logiques souples, étant infiniment moins serrées. Les morales raides sont infiniment moins sévères que les morales souples, étant infiniment moins serrées. Une logique raide peut laisser échapper des replis de l’erreur. Une méthode raide peut laisser échapper des replis de l’ignorance. Une ◀morale▶ raide peut laisser échapper des replis du péché, dont une ◀morale▶ souple au contraire épousera, dénoncera, poursuivra les sinuosités d’échappements. C’est une logique souple, une méthode souple, une ◀morale▶ souple qui poursuit, qui atteint, qui dessine les sinuosités des fautes et des déficiences. C’est une ◀morale▶ souple qui épuise les sinuosités des défaillances. C’est dans une ◀morale souple que tout apparaît, que tout se dénonce, que tout se poursuit. Dans un compartimentage raide il peut y avoir impunément des manques, des creux, des faux plis. La raideur est essentiellement infidèle et c’est la souplesse qui est fidèle. C’est la souplesse qui dénonce. Contrairement à tout ce que l’on croit, à tout ce que l’on enseigne communément, c’est la raideur qui triche, c’est la raideur qui ment. Et c’est la souplesse non seulement qui ne triche pas, non seulement qui ne ment pas, mais qui ne laisse pas tricher et qui ne laisse pas mentir. La raideur au contraire permet tout, elle ne signale rien. Dans une malle moderne vous pouvez empiler tous les voiles de lin de la supplication antique. Si ces voiles font des faux plis à l’intérieur de la malle, rien n’en paraît sur le couvercle.
Beaucoup de contre sens que l’on voit qui se répandent ou plutôt un contre sens global que l’on voit qui se répand sur le bergsonisme, sur l’ancien et le moderne, sur le classique et le romantique tomberait si l’on voulait bien une fois déclasser le raide du ferme et du dur. Ce sont les morales raides où il peut y avoir des niches, à poussières, à microbes, des moisissures et des creux de pourriture, dans des coins dans les raideurs, des dépôts, lues, et ce que nos Latins nommaient situs, une moisissure, une saleté venant
de l’immobilité, d’être laissé là. Une saleté pour avoir été laissé là. Et ce sont les morales souples au contraire qui exigent un cœur perpétuellement tenu à jour. Un cœur perpétuellement pur.
Nous nous sommes lavés d’une telle amertume.
De même que ce sont les méthodes souples, les logiques souples qui requièrent un esprit perpétuellement tenu à jour, un esprit perpétuellement pur. Ce sont les morales souples et non pas les morales raides qui excercent les contraintes les plus implacablement dures. Les seules qui ne s’absentent jamais. Les seules qui ne pardonnent pas. Ce sont les morales souples, les méthodes souples, les logiques souples qui excercent les astreintes impeccables. C’est pour cela que le plus honnête homme n’est pas celui qui entre dans des règles apparentes. C’est celui qui reste à sa place, travaille, souffre, se tait.