Chapitre onzième.
§ Ier. Des temps où fleurissent les moralistes. — De la société française au dix-septième siècle. — § II. La Rochefoucauld, spéculatif jeté par les événements dans l’action. — Ses Mémoires. — § III. Des Maximes, et de ce qui en fait un ouvrage durable. — § IV. De quelles sortes sont les vérités dans les Maximes, et de la pensée générale du livre. — § V. Des quatre éditions publiées du vivant de l’auteur. — Esprit des retranchements et des corrections qu’il y a faits. — § VI. De la vérité des Maximes dans leur rédaction dernière, et sous quelles réserves il la faut admettre. — Style des Maximes.
§ I. Des temps où fleurissent les moralistes — De la société française au dix-septième siècle.
Par moralistes il faut entendre les écrivains, prosateurs ou poètes, qui traitent des mœurs, non parmi d’autres choses, mais à part, et comme sujet unique. Avant que la morale▶ devienne un genre, elle se montre, par pensées détachées, dans les autres genres. Le jour où elle paraît dans une nation comme une des branches de sa littérature, ce jour-là l’esprit particulier de cette nation commence à soupçonner qu’il est l’esprit humain. Il y a des philosophes qui ont fait de la ◀morale▶ avant les moralistes. Aristote a précédé Théophraste, lequel est né de ce grand maître en l’art de penser sur toutes choses fortement et à fond ; Montaigne est l’aîné de La Rochefoucauld de près d’un siècle et demi. Dans l’histoire de notre littérature on trouve de la ◀morale▶ mêlée à presque tous les écrits populaires ; on en trouve même des traités complets, sous forme de codes de conduite. Un peu plus de cinquante ans avant les Maximes de La Rochefoucauld, on apprenait dans les écoles les Quatrains du sieur de Pibrac, et il est vraisemblable que La Rochefoucauld les avait balbutiés enfant. Moraliser a été presque de tout temps un tour d’esprit propre à notre pays.
A mesure que la nation se constitue et que l’esprit de société y fait des progrès, les écrits se remplissent de maximes qui s’appliquent de plus en plus à l’homme en général. Mais l’idée de donner à des maximes de ◀morale▶ toutes les grâces d’un art, en mêlant aux préceptes des portraits et de la satire, cette idée ne peut appartenir qu’à un esprit supérieur, à une grande nation, à une époque où toute la vie humaine a été vécue. C’est un besoin des sociétés arrivées à leur maturité de tracer des règles, de réduire leur expérience en maximes, d’engager les âges à venir par les exemples du passé. Elles sont à cet égard comme les individus qui ont parcouru leur carrière et rempli leur destinée : elles moralisent.
Vers les deux tiers du dix-septième siècle, la société française en était arrivée là. Elle pouvait croire, sans illusion, qu’aucune société humaine n’en avait su plus qu’elle sur l’homme. Si les rues de Paris, puisque La Bruyère en parle93, n’étaient ni si propres ni si sûres que celles d’Athènes, nous n’avions pas d’esclaves, et en revanche nous avions une religion à laquelle on croyait, parce qu’en même temps que ses dogmes donnent un prix infini au moindre d’entre nous, nulle ◀morale▶ et nulle philosophie n’ont fait plus de découvertes dans le cœur humain. Le moment était unique pour tracer des règles de conduite aux âges futurs. La société française connaissait toutes choses ; elle commençait à jouir d’elle-même sous un gouvernement qu’elle croyait dans l’ordre de Dieu, et sous un prince digne de ce gouvernement. Le temps était mûr pour l’art des moralistes. La France, en 1665, avait le droit de se donner en exemple au genre humain.
§ II. La Rochefoucauld, spéculatif jeté par les événements dans l'action.
Ce que j’ai dit ailleurs des convenances éternelles, qui font naître tout exprès pour chaque genre l’écrivain qui doit en donner le modèle, n’est vrai d’aucun écrivain autant que de La Rochefoucauld, et plus tard de La Bruyère. Rien pourtant qui diffère plus que leur vie. L’un est mêlé à toutes les agitations d’une époque d’intrigues et de guerres civiles ; l’autre mène une vie silencieuse et inconnue, dans une ville de province d’abord, puis dans les communs de M. le Duc. L’un est un grand seigneur, de ceux qui avaient pu croire que l’autorité royale usurpait sur la leur ; l’autre, sans naissance, appartient à cette classe moyenne qui devait donner à la littérature française ses plus grands noms.
Il ne faut chercher La Rochefoucauld ni dans son rôle de frondeur, nouant des intrigues politiques, sans avoir rien de l’intrigant ; politique par amour ; brave sans véritable ardeur militaire ; exposant sa vie par point d’honneur ; agité plutôt qu’actif ; ni dans son début malheureux, lorsque s’essayant à la guerre civile par le complot, il se jette à vingt ans dans la ridicule échauffourée qui s’appela la Journée des Dupes. A voir tant d’agitations, de 1630 à 1642, tant de jours donnés à l’intrigue, d’abord pour la reine mère contre Richelieu, puis pour la régente contre tous ses ennemis, on ne croirait pas qu’il y ait là une vocation de moraliste contrariée et retardée par les événements. Rien de plus vrai pourtant. La Rochefoucauld n’est qu’un spéculatif, que sa naissance, ses amitiés, les passions de sa jeunesse ont jeté dans l’action ; qui paye fort décemment de sa personne, et qui joue sa vie pour l’honneur de son nom, peut-être par dégoût pour l’action. Je vois le moraliste dans tout ce qu’il fait, et dans la manière dont il le fait ; je le vois dans cette réputation équivoque qui lui est demeurée des querelles de la Fronde, dans l’obscurité qui couvre son rôle et son caractère, sauf à l’endroit de la bravoure, où il n’eut au-dessus de lui que le grand Condé.
Il faut en croire le portrait qu’il traçait de son caractère en l’année 1658, sept ans
avant la publication des Maximes. Il s’y avoue mélancolique
« jusqu’à ne pas rire trois ou quatre fois en trois ou quatre ans ; le visage
sombre, qui le fait paraître encore plus réservé qu’il n’est ; avec un esprit que gâte
cette mélancolie, et une si forte application à son chagrin que souvent il exprime
assez mal ce qu’il veut dire. »
Voilà qui ne convient guère à un homme
d’action. Un peu plus loin, le futur moraliste s’annonce : « J’aime, dit-il, que
la ◀morale▶ fasse la plus grande partie de la conversation »
; et il ajoute :
« J’aime surtout la lecture qui peut façonner l’esprit et fortifier l’âme. »
Et ailleurs : « J’aime à lire avec une personne d’esprit ; car, de cette
sorte, on réfléchit à tout moment à ce que l’on lit. »
Aimer la lecture pour
le profit, attacher à tout ce qu’on lit une réflexion, cela n’est pas non plus d’un
homme d’action ; ni ceci : « Je suis passionné dans la discussion. »
Trait caractéristique des spéculatifs.
Les jugements qu’on faisait de La Rochefoucauld sont conformes à ce portrait. Un homme
qui avait été son ennemi, mais qui ne le fut jamais assez de personne, Mazarin excepté,
pour calomnier les caractères et faire par vengeance des portraits mensongers, le
cardinal de Retz lui reproche de l’irrésolution, et déclare n’en pouvoir déterminer les
motifs. « Son jugement, dit-il, n’était pas exquis dans l’action. Il ne voyait
pas tout ensemble ce qui était à sa portée. Malgré son envie, il n’a pas pu être un
bon courtisan, ni, malgré ses engagements, un homme de parti. Sa pratique était de
sortir des affaires avec autant d’impétuosité qu’il y était entré »
, Et pour
dernier trait : « Son inclination était toujours portée vers la
négociation. »
Qu’était-ce donc que La Rochefoucauld ? Je l’ai dit : un esprit spéculatif, que des événements plus forts que ses penchants, des passions plus fortes que sa raison, avaient jeté dans une carrière d’intrigue et d’action.
Cette contradiction laborieuse entre son caractère et son rôle mit en péril sa réputation d’honnête homme. Au temps de la Fronde, lors du fameux débat entre le cardinal de Retz et le prince de Condé, quand les gens du cardinal et ceux du prince manquèrent d’en venir aux mains dans la grand’salle du Palais de justice, on accusa la Rochefoucauld d’avoir voulu assassiner Retz. On crut à cette calomnie. Dans le parti du cardinal on l’appelait l’ami la Franchise, quolibet violent, qu’on n’eût pas infligé à qui n’aurait rien fait d’équivoque. Il courait d’autres bons mots sur le malheur de sa complicité dans les intrigues du parti de Condé. On disait que tous les matins il faisait une brouillerie, et que tous les soirs il travaillait à un rhabillement. Une autre fois, on l’accusait de s’être raccommodé avec la cour aux dépens de ses complices. Il parut quelquefois malhonnête, où il n’avait été que maladroit. Sa vie à cet égard est d’un aussi utile exemple que ses Maximes. Son esprit mal employé ne servit qu’à l’engager plus avant dans de fausses voies. Il s’était trompé de vocation ; son honneur en a porté la peine. Au milieu des intrigues où s’agite le parti du prince de Condé, La Rochefoucauld n’est à l’aise que dans le combat, l’épée à la main, quand il n’y va que de sa vie, qu’il lui était plus facile de sacrifier que de fixer.
On s’étonne de ne trouver ni dans le portrait qu’il a tracé de lui, ni dans ses Mémoires, aucun aveu sur cette fatalité qui le condamna pendant près de vingt ans à s’imposer toutes les fatigues de l’ambition et de l’intrigue, au profit de volontés qui se perdaient dans leurs propres vues, et ne s’inquiétaient guère des siennes ; à n’agir qu’à la suite ; à ne se déterminer qu’au moment même où, sans le consulter, son parti venait de changer d’avis ; à haïr ses propres lumières comme des empêchements de sa volonté, et sa volonté comme la dupe de ses passions. Cet observateur si pénétrant n’aurait-il pas voulu se voir tout entier ? Est-ce un calcul de cet amour-propre, qu’il nous montre si compliqué, si tortueux et si profond ? La Rochefoucauld n’a pas voulu confesser qu’il n’était pas né avec la décision des hommes d’action, mais le secret lui en échappe dans ce qu’il a gardé de rancune aux passions de ces hommes, pour ne les avoir pas éprouvées lui-même, et pour n’avoir pu les gouverner ni les dominer chez eux.
La faiblesse même de ses Mémoires, comparés soit à ses Maximes, soit aux Mémoires du cardinal de Retz, est une preuve de plus de son peu d’aptitude à l’action. Non que ces Mémoires ne soient remarquables. S’ils ne méritent pas tout l’éloge qu’en fait Bayle, qui les met au-dessus des Commentaires de César, certainement la gloire du petit livre des Maximes leur a fait tort. Mais leur principal défaut est d’avoir été écrits par un spéculatif ; ils sont graves et froids. Ou voit que la Rochefoucauld n’aime pas le désordre et la sédition ; il les subit. Bien différent de Retz, qui semble amuser sa vieillesse du récit de toutes ces complications où il avait été si activement mêlé, La Rochefoucauld se travaille pour leur donner les proportions d’événements généraux et il écrit des mémoires sur le ton de l’historien. Il ne trouve pas de traits vifs pour peindre des intrigues où il s’était vu si tiraillé, et il n’a du cardinal de Retz ni l’imagination qui ressuscite les choses passées, ni la vanité qui ranime les souvenirs personnels. L’historien est froid, et le moraliste est gêné.
Une blessure qu’il reçut à la bataille de la porte Saint-Antoine, et qui mit sa vie en
danger, lui ôta le moyen de suivre jusqu’au bout la rébellion du prince de Condé. Plus
tard, compris dans l’amnistie, il changea entièrement de manière de vivre, ou plutôt il
prit possession de sa véritable vie, vie de réflexion et de conversation, par laquelle,
a dit Mme de Sévigné, « il s’est rapproché tellement de ses
derniers moments, qu’ils n’ont eu rien d’étranger pour lui94. »
Il
consacra ses loisirs, partie à écrire ses Mémoires et à méditer ses
Maximes partie à des lectures avec des personnes d’esprit, et à des
conversations où il y avait beaucoup à moraliser. Ces personnes auxquelles l’avaient lié
des goûts et peut-être des préventions communes, c’étaient Mme de la
Fayette et d’autres dames de la cour, dont l’esprit délicat aiguisait le sien, et au
tact desquelles il éprouvait, comme à une pierre de touche, la vérité de ces réflexions
qui, sous le nom de Maximes, allaient devenir des vérités
immortelles.
§ III. Des Maximes et de ce qui en fait un ouvrage durable.
Les Maximes sont un petit livre admirable, soit par toutes celles qu’on y tient pour vraies, soit même par celles dont on conteste la vérité. Celles-ci sont au moins des problèmes posés avec la dernière précision, et dont la solution, toujours douteuse, sera d’un intérêt éternel. Un esprit commun, qui n’a qu’une première vue, peut en être choqué, et quelque déclamateur vulgaire y verra des injures contre la nature humaine, mais quiconque sait lire au fond de son cœur, sans crainte d’y apercevoir, sur les indications si sûres de la philosophie chrétienne, ce fond de corruption où sont les tentations et tout le prix de l’innocence, reconnaîtra dans les plus sévères de ces maximes un avertissement menaçant donné par un des penseurs qui ont le mieux connu ce fond. Il admirera la vérité cherchée avec l’âpre sagacité d’un homme d’esprit qui a été dupe, avec l’ardeur d’un honnête homme qui se venge de ses passions par sa raison.
Oui, ce qui fait vivre les Maximes de la vie des œuvres du génie, c’est la vérité, cette âme immortelle de tous les ouvrages du dix-septième siècle. Cette vérité, tout le monde l’avoue, même ceux qui la débattent. Les moins profonds sentent vaguement qu’il y a là quelque chose d’indestructible ; mais leur premier mouvement est de se révolter, de prendre fait et cause pour la nature humaine, comme s’ils étaient les représentants de ses droits ou les types de sa pureté. Qu’ils aillent au-delà de ce premier mouvement ; qu’ils pénètrent ces vérités impitoyables qui nous poursuivent jusqu’au sein de notre innocence, et nous font voir un piège jusque dans l’orgueil si pardonnable des honnêtes gens ; qu’ils tâchent de se démêler, à l’aide de cette main si habile : ils confesseront la vérité des Maximes.
Ne dites pas : C’est beau de langage, mais c’est faux de pensée : ce sont là de vaines paroles ; les grands écrivains se trouveraient fort peu dédommagés du reproche d’avoir mal pensé par la louange d’avoir bien dit. La vie ne peut pas être à la surface des œuvres de l’esprit et n’être pas dans le fond ; la beauté du langage n’est pas un fard mensonger, c’est la couleur inaltérable de la vie.
Les Pensées de Pascal ont eu la même destinée que les Maximes de La Rochefoucauld : elles ont été contredites avec éclat. Seulement, le contradicteur de Pascal est un homme de génie, c’est Voltaire. Les réfutations de Voltaire sont le moins lu de ses ouvrages ; toute sa grâce et tout son bon sens n’ont pas réussi à ébranler une seule des Pensées. Il lui manquait, pour lutter avec ce sombre et puissant spéculatif, la profondeur, qu’on ne remplace point par l’étendue ; il lui manquait le temps de s’arrêter à des objets d’un débat qui doit durer autant que l’homme. Il n’a pas voulu voir la vérité dans Pascal, parce que cette vérité, marquée de l’esprit du christianisme, n’est que la mise en état de suspicion de la raison, à laquelle Voltaire avait donné l’infaillibilité. Lui aussi a loué les mots en combattant les choses, et a fourni une autorité à cette vaine dispute de la forme et du fond. Mais les Pensées comme les Maximes vivent par le fond ; et c’est faute de vue ou d’impartialité qu’on prend pour des figures peintes des corps pleins d’embonpoint et de vie.
§ IV. De quelles sortes sont les vérités dans les Maximes, et laquelle tient la plus grande place. — De la pensée générale du livre.
faut seulement distinguer, parmi ces vérités, celles qui sont d’une pratique constante et universelle, de celles dont l’application est plus particulière à certaines sociétés ; les vérités qui nous servent d’armes offensives et défensives dans la conduite de la vie, de celles qui demeurent au fond de notre intelligence à l’état de notions spéculatives, et qui nous aident à juger les hommes et les choses. Certaines vérités sont saisies à la première vue : nous y étions préparés, nous dépendions d’elles depuis longtemps, et nous vivions à notre insu sous leur empire ; un esprit supérieur nous en avertit, nous les reconnaissons. D’autres vérités ne nous persuadent que lentement, soit qu’elles ne s’appliquent pas à notre condition personnelle, soit qu’il faille quelque effort pour les déduire, par le raisonnement, des vérités à notre usage et de notre sphère. Ainsi, l’ambition des petites choses, qui nous est seule permise, nous aide à comprendre, par une courte réflexion, l’ambition des grandes. Enfin, il est des vérités métaphysiques dont les éléments ne sont ni des faits généraux ou particuliers, ni des motifs de conduite ; celles-là ne sont comprises que par les esprits à la fois élevés et rigoureux. Telles sont bon nombre de pensées de Pascal.
C’est faute de discerner ces différentes vérités, qui toutes et qui seules peuvent recevoir de la langue des formes parfaites, qu’on dit de certains modèles de l’art que la forme en est excellente, mais que le fond n’en est pas vrai.
On nous montre une pensée qui nous semble admirablement exprimée. Le rapport des mots aux choses y est exact, le tour en est conforme au génie de notre langue ; et pourtant cette pensée nous laisse des doutes. Il suffit. Nous passons outre, doublement satisfaits du plaisir de connaisseur que nous a donné la beauté de la forme, et de la réserve que nous avons faite sur le fond. Mais si nous ne sommes pas de ceux qui croient faire la part assez belle à l’écrivain en le louant du bien dire, ou qui se gardent d’être de l’avis de quelqu’un comme d’une servitude, revenons à cette pensée, et regardons-y de plus près. Ce n’est pas une vérité d’application journalière, soit ; mais n’y en a-t-il que de cette espèce ? Peut-être est-ce une de ces déductions éloignées et obscures de ce que nous connaissons et pratiquons nous-mêmes. Poussons plus avant, pénétrons jusqu’à la source. Peut-être ne manque-t-il qu’un mot, un amendement, relatif soit au temps, soit aux personnes, pour faire de cette pensée une vérité incontestable. Ceux qui ont le privilège d’écrire en perfection ne sont pas des aventuriers qui pensent au hasard. Comment la forme, par laquelle se manifeste le fond, serait-elle parfaite si la chose manifestée était fausse ?
On cite tel auteur qui excelle, dit-on, dans l’art d’écrire, quoiqu’il abonde en pensées fausses ou contestables. Ne prend-on pas la fidélité à la grammaire, une certaine élégance, une propriété superficielle, pour le bien écrire ? C’est peut-être la langue de l’école ; la langue durable est autre chose. Il y a un moyen excellent de s’assurer si une pensée est écrite dans la langue durable : c’est si l’on s’en souvient. Tenez pour vraie toute chose qui prend ainsi possession de vous, qui fait corps avec vous ; tenez pour mal écrit tout ce que vous oubliez. Nous n’oublions que les choses qui ne sont pas arrivées jusqu’à nous. Vainement la grammaire approuve-t-elle la langue de ces choses-là ; elles ne sont pas seulement mal écrites, elles ne sont pas écrites du tout. Ce sont des mots à remettre au vocabulaire, pour l’écrivain qui saura leur donner la vie en les employant au service de la vérité.
Il a paru utile de toucher quelque chose de cette dangereuse distinction de la forme et du fond, en traitant de l’auteur le plus loué comme écrivain et le plus contredit comme penseur. Chez aucun autre on ne trouve un plus grand nombre de ces vérités dont les motifs échappent à la mollesse de notre attention, en même temps que la clarté de l’expression satisfait cette première vue dont nous avons coutume de regarder les ouvrages de l’esprit. Aucun autre, par conséquent, n’offre plus d’occasions et d’attraits pour cette étude si intéressante, qui cherche sous la vérité du langage la vérité de la pensée.
Tout ce qui, dans les Maximes de La Rochefoucauld, est parfait par l’expression, est vrai par le fond. Si l’on excepte quelques traits plus brillants que solides, qui marquent le raffinement des conversations de la société polie au temps où écrivait La Rochefoucauld, toutes les Maximes sont des vérités. Il s’agit seulement de s’entendre sur l’ordre auquel ces vérités appartiennent.
Quelques-unes sont d’une application journalière ; celles-là ne sont point contestées ; on en admire le tour, et l’on s’en applique le fond. Il n’y en a guère de métaphysiques. C’est du domaine de Pascal, lequel dédaigne de travailler pour la sagesse humaine, et s’occupe moins des moyens de nous conduire que de nos motifs d’abdiquer. Le plus grand nombre, qui fait la gloire de La Rochefoucauld, sont des vérités historiques, absolument vraies d’une époque et d’une certaine société, relativement vraies de toutes les autres. Il s’en trouve enfin de préventives : celles-là sont propres à la philosophie chrétienne ; elles nous avertissent et nous font peur de nous-mêmes.
Cet esprit de prévention, qui n’est que la ◀morale▶ du dogme d’une première faute, donne
je ne sais quelle pointe d’aigreur à bon nombre de maximes ; La Rochefoucauld en fait
l’aveu. Quand son ouvrage parut, on ne manqua pas de l’accuser de trop de sévérité.
C’était inévitable : les juges de l’ouvrage en avaient fourni la matière ; aucun ne se
voulait reconnaître à cette image si disgracieuse de l’amour-propre. La Rochefoucauld se
justifie de l’accusation95. « Ce que contiennent les Maximes, dit-il,
n’est autre chose que l’abrégé d’une ◀morale▶ conforme aux pensées de plusieurs Pères de
l’Église, et l’auteur a pensé qu’il lui était permis de parler de l’homme comme les
Pères en ont parlé. »
Et il ajoute : « L’auteur de ces réflexions n’a
considéré les hommes que dans cet état déplorable de la nature corrompue par le
péché. »
Il n’y a pas, en effet, dans les Maximes, un soupçon
ni une insinuation contre la nature humaine qu’on ne trouve non seulement dans les
Pères, mais dans les grands prédicateurs du temps. La déclaration de La Rochefoucauld
n’est pas une précaution mondaine dans un temps de dévotion : les Maximes
parurent en 1665, près de vingt ans avant le mariage secret de Mme
de Maintenon et le temps des réserves dévotes.
Le plus grand nombre des pensées de La Rochefoucauld est vrai de la vérité historique. Ses Mémoires sont le récit de la Fronde, ses Maximes sont la moralité du récit.
Que veut le parlement ? que veulent les deux Frondes ? le parti des princes ? chaque
tête dans chaque parti ? Tout ou partie de la dépouille du Mazarin.
Voilà le fond ; c’est l’intérêt, c’est l’amour-propre du petit livre
des Maximes. Comment auront-ils cette dépouille ? Comment s’accorder sans
se subordonner ? comment se diviser sans s’affaiblir ? Voilà la forme. Distribuez en
partis toute cette foule d’ennemis de Mazarin, en factions tous ces partis, en rivalités
personnelles toutes ces factions : voilà des formes à l’infini, voilà « le pays
où il y aura toujours à découvrir des terres inconnues. »
La première édition des Maximes commençait par une longue et subtile analyse de l’amour-propre C’était plus qu’un portrait chargé, où beaucoup de traits portent à faux ; c’était une sorte d’accusation où se trahissait une main passionnée. Il semble que La Rochefoucauld eût voulu d’abord décharger son cœur, et qu’il eût écrit cette diatribe sous l’impression récente des ravages de l’amour-propre au temps de la Fronde. Il supprima ce portrait, et il fit bien ; car, ainsi que les traits en sont forcés, les couleurs en sont fausses.
§ V. Des quatre éditions des Maximes, et dans quel esprit l’auteur y a fait des corrections et des retranchements.
Les changements que fit La Rochefoucauld dans les cinq éditions des Maximes publiées de son vivant, sont comme la sanction de ce qu’il en a conservé. Chaque correction efface un trait exagéré, ou généralise une expression, ou fait disparaître une subtilité, ou éclaircit une pensée ; il ne s’en trouve guère qui ne soient que d’ornement. La première édition, la plus rapprochée de la Fronde, contient beaucoup plus de traits particuliers : les maximes s’y personnifient sous la forme de portraits, comme dans La Bruyère. Peu à peu ces particularités, qui chargeaient chaque maxime et la faisaient tourner à l’allusion, disparaissent, et sont remplacées par des vérités impersonnelles. En s’éloignant des événements, La Rochefoucauld s’élève tout à la fois et devient meilleur. Dans le même temps qu’il néglige ces diversités de physionomie, pour lesquelles La Bruyère et Saint-Simon eurent peut-être trop de goût, il adoucit un bon nombre de ses maximes, et il trouve dans la vérité modérée le fini de l’expression.
§ VI. De la vérité des Maximes dans leur rédaction dernière, et sous quelle réserve il la faut admettre.
Il en faut lire avec d’autant plus d’attention et de confiance la dernière édition, soit pour les maximes ainsi modifiées, qui marquent le point où la raison du moraliste s’est dégagée tout à fait des rancunes et des arrière-pensées de l’homme, soit pour les maximes dont il a gardé la rédaction primitive. Celles-ci surtout veulent être méditées plutôt avec la résolution de nous y reconnaître au besoin, qu’avec le puéril parti pris de les contredire. Une pensée qui passe ainsi quatre fois sous les yeux d’un esprit supérieur, à de longs intervalles, sans que le doute ni le dégoût la lui aient fait retoucher, tenez-la pour une vérité. C’est un bien sur lequel nous n’avons plus de droits, c’est une portion de Dieu même. Il est telles de nos pensées que nous traitons comme nos biens de fortune ; nous les changeons dès que leur forme nous lasse, nous leur imposons nos caprices. Il en est d’autres, sorties parfaites de notre esprit, que nous restituons pour ainsi dire, dans leur intégrité, au genre humain, comme si nous ne les avions reçues qu’à titre de prêt ; lumières qui nous sont révélées, non pour en éblouir les autres, mais pour nous conduire nous-mêmes ; cause et non effet du peu que nous avons de sagesse.
Ces maximes, venues tout d’abord dans leur perfection à l’esprit de La Rochefoucauld, je ne les lis pas sans inquiétude. Ce sont des flambeaux menaçants qui éclairent tout à coup les ténèbres de toutes ces dispositions équivoques où s’embarrasse notre conscience, et qui nous y montrent le mal si près du bien, et le bien si mélangé de mal, qu’ils nous font peur même de notre honnêteté. Heureux si nous ne sommes pas dans le cercle d’application, et pour ainsi dire sous le coup de quelque maxime humiliante ! Les Maximes de La Rochefoucauld sont comme les catégories dans des listes de suspects : les degrés du délit y sont si rapprochés, les cas si analogues, l’innocent si près de ressembler au coupable, que le plus en règle court le risque d’y lire son nom.
Ce caractère préventif ôte un peu d’autorité à la ◀morale▶ de La Rochefoucauld. Malgré le
désintéressement qui lui fit retrancher toutes les maximes trop particulières, et toutes
les généralités hasardées, le malaise de sa vie à cette époque, ses froissements
personnels, ses luttes, sa passion pour Mme de Longueville, à
laquelle il eût sacrifié l’Etat, lui avaient fait un fond d’humeur qui s’épancha dans
ses pensées et attrista sa raison d’une manière irréparable. Peut-être même s’y
mêla-t-il un peu de vengeance. « Je n’ai jamais eu de haine pour personne,
dit-il ; je ne suis pourtant pas incapable de me venger96. »
Quand il croyait
n’être que sévère au nom de la ◀morale▶, il conservait un vieux ressentiment qu’il ne
savait pas toujours démêler de ses sévérités. Pourquoi abaisse-t-il particulièrement les
grandes qualités par les mobiles qu’il leur prête ? N’est-ce pas ressentiment contre le
petit usage qu’il en avait vu faire, et peut-être contre l’homme qui eut toutes celles
des héros, le prince de Condé, l’illustre factieux de la Fronde, que Mazarin battit en
reculant ?
Avant donc d’accepter les Maximes comme des vérités, il faut en ôter par la réflexion tout ce qui est inspiré de cette mélancolie dont La Rochefoucauld s’avoue atteint, tout ce qui vient d’un dépit mal apaisé contre les personnes et les choses. Pour avoir le vrai des Maximes, il faut les prendre au sens relatif, et substituer par la pensée au mot toujours, qui embrasse tous les temps, le correctif presque toujours, qui en maintient la vérité absolue quant à la Fronde, et qui n’ôte pas tout espoir à la nature humaine, ni tout courage de chercher à valoir mieux97.
Les Maximes, en face de la Fronde, c’est le portrait en face de
l’original ; mais si l’on regarde au-delà de ce « mélange d’écharpes bleues, de
dames, de cuirasses, de violons98 »
, que de traits communs à toutes les
époques d’agitation politique !
A ne regarder que les circonstances principales, une noblesse abattue par Richelieu, et qui se relève à la faveur d’une régence ; un premier prince du sang qui veut régner comme Richelieu, ne comprenant pas que ce qui est possible à un évêque, séparé du trône par un abîme, ne l’est pas à un prince du sang, qui peut être tenté d’y monter ; des grandes dames excitant la guerre civile pour éloigner leurs maris ; de jeunes seigneurs qui s’y jettent par galanterie, et qui prennent pour drapeau l’écharpe d’une maîtresse ; un Parlement étourdi de sa puissance, et défendant l’ordre par la sédition ; des princes de l’Eglise organisant l’émeute armée, comme la dernière sorte de guerre que leur permettent les mœurs ; à ne regarder, dis-je, la Fronde que par ce côté extérieur et local, cette longue échauffourée n’est qu’un événement particulier. Plongez les yeux plus avant, et regardez, dans cette échauffourée, les luttes des ambitions rivales, leur accord passager au détriment de la puissance publique, les illusions, les haines, les préjugés des partis, les entraînements des corps, les convoitises ; c’est une image en raccourci des révolutions. La Fronde est un épisode ; mais le fond de cet épisode est le cœur humain. La Rochefoucauld le prend sur le fait, alors que, par le relâchement de tous les liens sociaux, il s’échappe, laissant voir à nu toute cette corruption que refoule et contient l’excellence des polices humaines.
§ VII. Du style des Maximes.
Toutefois, La Rochefoucauld ne sera pas le moraliste populaire. Ses Maximes ne quittent guère les hauteurs de la vie publique, et sa ◀morale▶ ressemble à celle de la tragédie, dont les héros sont des rois, et les événements des catastrophes. C’est là le secret de ce grand style qui n’orne pas sa matière et qui tire toute sa beauté de son exactitude. Les corrections, par lesquelles La Rochefoucauld est encore plus admirable que par le bonheur de la première rédaction, ôtent à l’écrivain ce qu’elles ajoutent à la vérité dont il est l’organe. C’est la première fois que la ◀morale universelle s’exprime en France dans un langage définitif ; car, à l’époque où parurent les Maximes, on ne connaissait pas encore les Pensées de Pascal. Dans ces Pensées, publiées quatre ans après, mais conçues vers le même temps, ce grand génie, franchissant les siècles, cherchait les principes et la sagesse bien au-delà des expériences du temps présent, auquel La Rochefoucauld était resté trop attaché. Mais les Pensées de Pascal n’ont pas fait tort au livre des Maximes, et ces deux grands exemples de l’art de penser et d’écrire ont formé La Bruyère.