Chapitre IX.
Précision, brièveté, netteté
La propriété des termes est le fondement de la précision. Mais il y a une certaine propriété des phrases comme des mots, qui fait que certain groupe de mots correspond exactement à l’idée, et y correspond seul. Faute de l’avoir trouvé, on ne croit pas son sentiment suffisamment expliqué : on ajoute un mot dans la proposition, une proposition dans la phrase, pour mettre en lumière un détail ou une partie de l’idée. On trouve la phrase qu’on vient d’écrire incomplète et inexacte : on la fait suivre d’une autre qui le sera moins, et l’on avancera ainsi péniblement et tortueusement vers l’objet qu’on a en vue, par une fastidieuse suite de tâtonnements et d’approximations. Mais les surcharges et les redites ne servent qu’à émousser, qu’à brouiller la pensée, qu’à énerver la force des termes propres par le fâcheux cortège qu’on leur fait traîner. Il faut saisir quel assemblage des mots fait connaître tout ce qu’il faut et rien que ce qu’il faut connaître de l’idée, dans quel cercle elle peut être enfermée sans étouffer ni flotter.
Rien n’éloigne plus de la précision, que le désir de tout dire : le secret de la diffusion, c’est le parti pris de ne rien omettre. Car la chose est impossible, et quand on y prétend, on n’arrive qu’à tout noyer dans la prolixité, à délayer sa pensée comme une matière pâteuse et sans consistance. Le style, comme l’art, vit de sacrifices. Dans l’expression de chaque idée, comme dans l’explication de tout sujet, il y a un point où il faut s’arrêter. Il est important de bien placer cette limite, de sorte qu’on montre▶ tout ce qui est nécessaire, et qu’on fasse imaginer ce qu’on ne ◀montre pas. Le mérite d’un écrivain ne consiste pas à tout dire, mais à dire l’essentiel, le décisif, et à suggérer le reste. Il faut compter avec et sur l’intelligence du lecteur, outre que rien ne fait trouver de l’intérêt à une lecture, comme le témoignage qu’on se rend d’être allé plus loin que l’auteur : mais c’est à lui de préparer à notre amour-propre l’innocent triomphe de ces découvertes.
Nous retrouvons donc ici cette loi que nous avons déjà aperçue tant de fois : dans toutes les parties de la tâche de l’écrivain, la marque éminente de la bonté et de la beauté des choses, c’est la nécessité. La précision emporte avec elle la concision. Il faut économiser les mots, et faire tenir le plus de pensée qu’on peut dans la plus courte phrase. Sans doute, il n’y faut pas d’excès, et c’est un défaut qu’un style trop compact, où les idées sont si bien tassées et pressées qu’on ne peut les examiner une à une. On se fatigue d’un style uniformément éclatant, où les images se joignent et éblouissent l’œil comme des éclairs continus. Il faut que l’air y circule et que les ombres adoucissent et accusent à la fois la lumière. Mais ce n’est pas l’excès où les écoliers versent d’ordinaire, et il faut les garder plutôt de la diffusion et des longueurs. Surtout que l’on se défie des adjectifs, quand on commence à écrire. Ces mots qui font saillir les qualités des choses sont précieux, et les maîtres écrivains en tirent de merveilleux effets ; mais un débutant allonge son discours plutôt qu’il ne le fortifie par les épithètes, qu’il reçoit souvent vagues et banales. Aussi peut-on dire qu’en général, dans un exercice d’élève, chaque adjectif retranché est un gain pour la phrase.
La concision peut être plus ou moins apparente : il y a une façon nerveuse, un peu brusque, de tourner les pensées, de les ramasser en antithèses ou en formules, de les frapper comme des médailles, qui rend la brièveté visible, mais qui parfois aussi n’en est que l’illusion et le mensonge. Au reste, un style doux, facile, élégant peut être bref : Racine est concis, malgré l’ampleur de ses périodes. Cette qualité ne se mesure ni au nombre des mots ni à la longueur des phrases, pas plus qu’au nombre des lettres ou des syllabes : elle est toute dans le rapport des mots et des choses, lorsqu’il n’y a rien de trop dans l’expression, et qu’on n’y peut rien retrancher sans enlever aussi de l’idée.
L’affectation de la brièveté n’est pas sans danger. Ces petites phrases aux facettes bien taillées, aux arêtes droites, où la pensée est comme cristallisée, s’incrustent dans la mémoire au lieu de se fondre et de s’assimiler dans l’esprit. Il n’y a que les écrivains supérieurs qui sachent être brefs, sans être secs, et faire tenir un sens infini dans une étroite formule. Et puis chaque phrase ayant son éclat indépendant, brillant de tous les côtés sans tenir à rien, les idées ne s’enchaînent plus, ne s’engrènent plus les unes aux autres, et le discours perd sa cohésion. C’est, comme le disait Caligula du style de Sénèque, du gravier sans ciment. Il est difficile que ce décousu aille sans incohérence et laisse subsister une netteté parfaite.
Le style est net, d’abord si la conception est nette, si l’écrivain a bien déterminé la qualité, l’étendue et le rapport de ses pensées, s’il a pleine conscience, en un mot, de ce qu’il pense et sent, ensuite s’il donne à chaque idée l’expression propre qui la découvre tout entière et clairement. Mais il y a de plus une sorte de netteté qui est toute dans l’arrangement des mots et l’ordonnance des phrases, qui peut manquer où existe la netteté de la pensée, et se trouver là où celle-ci n’est pas. Elle peut être dans chaque phrase isolément, sans que l’ensemble soit net. Cela se rencontre dans Fénelon, qui a le style net, et la pensée souvent flottante, se dérobant dans des hésitations ou des contradictions intéressantes. Cela se voit aussi dans les ouvrages des femmes, parce qu’elles ont plutôt la justesse naturelle des expressions, le courant aisé et limpide de la phrase, que l’unité et la précision des idées.
Cette netteté est une sorte de transparence lumineuse du style, qui l’efface complètement et découvre le sens sans ombre et sans nuages. Rien ne paraît s’interposer entre l’esprit du lecteur et celui de l’écrivain, pour en gêner ou en rompre la communication ; il semble qu’on voie les choses mêmes, et non par l’intermédiaire des mots. Les phrases ont une allure aisée, légère, dégagée, qui porte le lecteur paisiblement et insensiblement, sans heurt, sans secousse, sans chute, à travers les pensées de l’auteur ; elles se déroulent aux yeux dans une pure lumière, sans brume ni fumée qui déforme ou offusque les objets. César, dans ses Commentaires, Voltaire, dans sa prose, La Fontaine, dans ses Fables, nous offrent de merveilleux exemples de ce mérite, qu’ils ont possédé tous les trois dans un degré éminent.
L’ordre des mots et des propositions, la construction des phrases et des périodes contribuent pour beaucoup à la netteté : elle s’affaiblit, si les rapports grammaticaux des mots ne sont pas apparents, si les propositions incidentes et subordonnées s’enchevêtrent et se contrarient, ou s’accrochent avec peine aux principales, enfin si l’on oblige le lecteur à débrouiller son texte comme un écolier sa version. Les phrases longues peuvent être parfaitement nettes, et il n’est pas besoin d’écrire d’un style haché, ni d’éviter les qui et les que : mais il faut ménager la peine de son lecteur, lui offrir, comme disait Pascal, des reposoirs, pratiquer des jours, et ne pas l’essouffler à travers d’interminables périodes, inégales, tortueuses et mal éclairées.
Il est nécessaire aussi que le discours ait de l’enchaînement et de la cohésion. Sans
doute l’essentiel est que les idées se lient, mais c’est au langage à manifester cette
liaison. Or le style a l’air souvent morcelé, incohérent, quoique les choses aient de
l’unité et de la suite : le lecteur a besoin de faire effort pour découvrir les points
de contact des idées, que les mots n’indiquent pas assez précisément. « Il y a
dans la langue française, dit très bien Joubert, de petits mots dont presque
personne ne sait rien faire. »
C’est tantôt une conjonction, tantôt un
pronom démonstratif, tantôt un adverbe, tantôt une locution composée, une courte
proposition. Mais comme l’abus de ces termes de liaison donne au discours un air
pesant et pédant, et comme d’autre part il paraît facile de s’en passer, on ne se
donne pas la peine d’en connaître l’énergie et les propriétés. Le préjugé est établi,
qu’en français on ne lie pas les phrases, et l’on trouve aujourd’hui bien peu de gens
qui sachent bien user de ces petits mots en parlant et en écrivant : le plus grand
nombre en use mal ou n’en use pas. Chaque phrase tombe isolée, détachée, indépendante,
comme un axiome ou un oracle : l’abus de l’alinéa achève de donner à ce style son
relief propre, et complète un nouveau genre de pédantisme, contraire au pédantisme
raisonneur, aussi insupportable dans sa légèreté tranchante que l’autre dans sa
raisonneuse gravité.
Les débutants qui ont quelque vivacité d’esprit manquent souvent de précision ; ils écrivent facilement avec prolixité et éteignent la propriété des termes dans une abondance un peu trop fluide de paroles : la phrase n’est pas liée, ni arrêtée ; le dessin en est mou et le contour indécis. Cependant ce n’est pas là le défaut le plus commun dans les écoles et dans les lycées : les élèves, en général, y développent leur esprit en sens contraire de la nature ; ils y prennent des défauts qui ne sont pas de leur âge. On ne voit presque rien percer dans leurs écrits du feu et de l’emportement de la jeunesse : la plupart d’entre eux font terne et vieux. Ils ont le style très décidé, bien que toujours diffus ; ils ont l’expression sèche, absolue, carrée, parce qu’ils disent tout ce qu’ils savent, sont détachés de ce qu’ils disent, et ne soupçonnent pas ce qu’ils ignorent. C’est une peinture qui n’a pas de dessous, ni de profondeur : c’est une route droite, dans un pays plat, sans soleil.