Chapitre IX. 
Du rapport des mots▶ et des choses. — Ses conséquences pour
              l’invention 
            
            Je n’ai plus qu’un ◀mot▶ à ajouter. Tout le travail que je viens de recommander deviendrait singulièrement facile, et l’invention recouvrerait une surprenante fécondité, si l’on prenait les ◀mots▶ pour ce qu’ils sont, pour des signes, et si l’on s’accoutumait à leur substituer toujours les choses signifiées.
M. Taine l’a justement remarqué : les ◀mots▶ tiennent la place des images qu’ils
              désignent, et la plupart du temps ils ne les évoquent pas. Quand nous lisons, et même
              quand nous pensons, nous n’apercevons pas sous chaque ◀mot▶ l’image correspondante : le
              ◀mot▶ est seul dans notre esprit, notation sèche, algébrique, et qui nous suffit parce
              qu’elle est familière et connue, et que nous nous sentons le pouvoir de la remplacer à
              chaque moment par l’image. Mais tant que cette évocation n’est pas faite, nulle pensée
              originale, nulle invention n’est possible : les ◀mots▶ se combinent en nous, sans nous,
              mécaniquement, selon les affinités et les répugnances qu’ils ont contractées, avant
              nous souvent et hors de nous « par leur association avec l’expérience de
                l’objet et avec l’image de l’objet »
. Nos yeux lisent, nos oreilles
              écoutent : nous pensons les formes et les sons des ◀mots▶ ; rien ne va à l’imagination
              ni au cœur, et rien par conséquent n’en sortira, si nous n’insistons et ne forçons le
              ◀mot▶ à céder sa place à la sensation même de l’objet, réveillée et rafraîchie. Comme on
              se contente, à l’ordinaire, de la sensation que donne le ◀mot▶ tout sec et tout nu, et
              comme tous les ◀mots▶ sont en somme des sensations pareilles de la vue et de l’ouïe, on
              ne s’aperçoit pas qu’ils forment deux catégories bien distinctes : les uns
              représentent des objets dont on peut faire l’expérience directe, les autres
              représentent quelque chose dont l’expérience est impossible. Je puis évoquer l’image
              d’un individu désigné par un nom propre ; le nom commun, général et abstrait,
              représente toute une collection d’objets, et seulement les qualités communes à tous
              ces objets. « Le nom d’arbre, dit M. Taine, exprime la qualité commune à toutes
                les espèces d’arbres, peupliers, chênes, cyprès, bouleaux, etc. »
 Nulle
              image n’y correspond : comment dessiner l’arbre, qui ne soit
              qu’arbre, c’est-à-dire quelque chose qui soit à la fois peuplier et chêne, sans être
              ni un peuplier ni un chêne ? Ce qui y équivaut, c’est une définition énonçant les
              caractères communs à tous les arbres. L’impossibilité est plus grande encore pour les
              termes purement abstraits, et non généraux ni collectifs, qui expriment des qualités,
              des manières d’être, tous les accidents possibles de la substance. Comment se
              représenter la blancheur, la longueur, la force, sans se représenter une chose
              blanche, longue, forte ?
Faute de sentir cela, on prend les noms abstraits comme répondant à des réalités concrètes. Les esprits très jeunes, et que la réflexion philosophique n’a point affinés, ont une très forte tendance à se méprendre : presque toujours ils sont réalistes, comme on pouvait l’être au temps d’Abailart et de Guillaume de Champeaux. Ils ne conçoivent pas que ces ◀mots-là ne représentent rien de sensible, et ils manient les abstractions à pleines mains comme le maçon ses moellons. J’ai lu quelque part, dans une composition d’élève sur les qualités que doit avoir le style : « Quand on a donné au style la clarté et la propriété, on ajoute la brièveté. » Sur de telles conceptions, si grossières et si carrées, l’intelligence ne peut mordre : elles échappent vraiment à la prise de la pensée.
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