(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre II. Définition. — Énumération. — Description »
/ 1972
(1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre II. Définition. — Énumération. — Description »

Chapitre II.
Définition. — Énumération. — Description

Quel que soit le sujet qui vous occupe, vous avez à considérer un objet physique ou moral, une idée concrète ou abstraite, à représenter un être, un fait, un état, un acte, à porter un jugement de bonté, d’utilité ou de vérité.

Sur chacune de ces catégories, dont on pourrait étendre la liste, vous pouvez vous poser un certain nombre de questions. Elles auront pour objet de donner plus de précision et de clarté aux choses : elles vous forceront à ne rien laisser dans le vague, à imaginer le détail le plus particulier, le plus individuel qu’il vous sera possible. Les réponses que vous ferez, ce seront précisément les idées qu’il fallait inventer ; ce seront les membres du développement dont il faudra faire un corps. Une fois l’esprit habitué à ce procédé, vous n’aurez plus besoin de faire les demandes : les réponses précéderont les questions ; vous penserez naturellement selon la méthode que vous vous serez imposée, et votre réflexion conformera sa marche à l’ordre accoutumé.

La première question qui se pose sur quelque objet que ce soit, est : Qu’est-ce que c’est ? La réponse est une définition, qui fait connaître l’objet. Je ne parle pas des définitions de mots, dont ce n’est pas le lieu de parler ici. Mais, les mots bien compris dans leur sens littéral, il s’agit d’en connaître l’application et, substituant au signe la chose signifiée, de rechercher ce qu’elle est en son essence. Ainsi quand Bourdaloue commande impérieusement l’aumône aux riches, il exige d’eux l’abandon de leur superflu. Tout le monde s’entend sur le mot : le superflu, c’est ce qu’on a de trop. Mais la difficulté commence sur la chose : quand a-t-on de trop ? Si le prédicateur ne dit pas en quoi consiste le superflu, à quel point on a plus que le nécessaire, chacun étendra ou resserrera le sens du mot selon son intérêt et son égoïsme ; les pauvres prétendront à tout, et les riches ne donneront rien. Il faut donc que Bourdaloue détermine exactement son objet ; il ne manque pas de le faire, et voici comme il s’y prend :

N’entrons point, je le veux, chrétiens, dans la discussion de vos états ; supposons-les tels que vous les imaginez, tels que votre présomption vous les fait envisager ; voyons seulement ce qu’il y a dans ces états ou de nécessaire pour vous ou de superflu. Or j’appelle au moins superflu ce qui vous est, je ne dis pas précisément inutile, mais même évidemment préjudiciable. Car, pour ne rien exagérer, je ne prends de ces états que ce qui sert à en fomenter les dérèglements, tes excès, les crimes, et cela me suffit pour y trouver du superflu. J’appelle superflu ce que vous donnez tous les jours à vos débauches, à vos plaisirs honteux ; renoncez à cette idole dont vous êtes adorateurs, et vous aurez du superflu. J’appelle superflu, femmes mondaines, ce que vous dépensez, disons mieux, ce que vous prodiguez en mille ajustements frivoles, qui entretiennent votre luxe, et qui seront peut-être un jour le sujet de votre réprobation : retranchez une partie de ces vanités, et vous aurez du superflu. J’appelle superflu ce que vous ne craignez pas de risquer à un jeu qui ne vous divertit plus, mais qui vous attache mais qui vous passionne, mais qui vous dérègle, mais surtout qui vous ruine et qui vous damne : sacrifiez ce jeu et vous aurez du superflu. Quoi donc ? vous avez de quoi fournir à vos passions, et à vos passions les plus déréglées, tout ce qu’elles demandent : et vous prétendez ne point avoir de superflu ? Vous avez du superflu pour tout ce qu’il vous plaît, et vous n’en avez point pour les pauvres ?

Les termes abstraits, généraux, collectifs, ne disent pas grand’chose souvent à des esprits jeunes et peu habitués à la contemplation de l’universel. Et pourtant, par un jeu mécanique de la mémoire, ces mêmes esprits pensent avec des mots abstraits, généraux, collectifs : les ayant pensés et exprimés, ils semblent avoir épuisé du coup leur puissance d’invention, et ne peuvent passer outre. De là la stérilité d’imagination, la sécheresse d’élocution. Brisez ces mots où l’idée est pétrifiée, videz-les de leur contenu. Ramenez l’abstraction aux réalités concrètes ; défaites la généralisation, et décomposez la collection : regardez les faits et les individus. Votre langue se déliera en face du particulier : vous aurez un jugement à porter, une raison à produire, une émotion à noter.

Souvent cette analyse sera le développement même que vous cherchez : et par le seul fait que vous aurez substitué le concret, le phénomène ou l’individu, à l’abstrait, à la loi ou au genre, vous aurez touché votre but, vous aurez peint, prouvé, ému.

Bossuet veut faire sentir son auditoire ce qu’il y a de merveilleux et de divin dans l’industrie humaine : que fait-il ? il en énumère simplement les principaux effets : domestication des animaux, invention de l’agriculture, de la médecine, applications du feu, de l’eau, découvertes astronomiques et mesure du temps. Ces faits enfoncent dans l’esprit de l’auditeur la vérité à laquelle l’orateur s’attache, bien mieux que ne sauraient faire les plus hyperboliques épithètes.

Le même procédé, dans un genre bien différent, a fourni à V. Hugo une scène fameuse du drame d’Hernani. Le roi Carlos somme don Ruy Gomez de Silva de livrer son hôte, le bandit mis hors la loi et traqué de toutes parts. Le gentilhomme castillan mène le roi devant les portraits de ses aïeux : d’abord

C’est l’aîné, c’est l’aïeul, l’ancêtre, le grand homme,
Don Silvius, qui fut trois fois consul de Rome ;

puis Galceran, Blas, Christoval, Jorge, Ruy Gomez, Gil, Gaspard, Vasquez dit le Sage. Jayme dit le Fort, puis son aïeul, puis son père. Enfin il s’arrête au dernier portrait :

Ce portrait, c’est le mien. Roi don Carlos, merci !
Car vous voulez qu’on dise en le voyant ici :
« Ce dernier, digne fils d’une race si haute,
Fut un traître et vendit la tête de son hôte ! »

Cette scène, qui saisit l’imagination à la lecture, se réduit à cette pensée : « Vous me demandez, Sire, de déshonorer le nom que mes aïeux m’ont transmis glorieux et pur. » À l’idée des aïeux, de la race, le poète s’est contenté de substituer celle des individus : il a mis les unités à la place du groupe.

On rencontre souvent des pièces entières dont la genèse s’explique ainsi. Pour peindre la grandeur de la victoire de Navarin, V. Hugo, dans cette orientale prodigieuse, n’a fait qu’une énumération de toutes les formes de bâtiments que le vocabulaire lui a fournis : au terme général, flotte, il a substitué les mots particuliers, dont l’inépuisable succession écrase l’esprit et donne la sensation de l’immense désastre des Turcs.

De cette pensée vulgaire parmi les apologistes du christianisme : « tous les prophètes de l’Ancien Testament ont annoncé le Christ », un prédicateur anonyme tire tout un sermon par l’énumération de ces prophètes ; le moyen âge, à son tour, agrandissant le cadre, fait sortir du sermon le drame des Prophètes du Christ, où jusqu’à vingt-sept personnages défilèrent successivement en annonçant le Sauveur. Il avait suffi de se demander qui étaient ces prophètes, sans entrer autrement en frais d’imagination.

Ce procédé est dangereux par sa simplicité même. Il faut résister à la tentation et ne l’employer qu’à propos. On peut s’en servir comme moyen d’inspiration, mais rarement comme forme de développement. On ne doit en user que lorsque l’effet que l’on cherche en est la conséquence immédiate et nécessaire : sinon, c’est de la vaine rhétorique.

Quand vous êtes en présence d’une idée particulière ou concrète, il est bon de regarder l’objet, d’en étudier les caractères essentiels, en un mot de s’en faire à soi-même la description. Saint Bernard, dit Bossuet, a renoncé an monde à vingt-deux ans, en pleine jeunesse ! Mais qui connaîtra la force de cc mot la jeunesse, qui saura les entraînements et les passions de cet âge, celui-là seul pourra juger le mérite du renoncement. L’orateur se demande donc, demande à son public ce que c’est qu’un jeune homme de l’âge qu’avait saint Bernard, quand il quitta tout pour s’enfermer dans un cloître.

Vous dirai-je en ce lieu ce que c’est qu’un jeune homme de vingt-deux ans ? Quelle ardeur, quelle impatience, quelle impétuosité de désirs ! Cette force, cette vigueur, ce sang chaud et bouillant, semblable à un vin ruineux, ne leur permet rien de rassis ni de modéré. Dans les âges suivants on commence à prendre son pli, les passions s’appliquent à quelques objets, et alors celle qui domine ralentit du moins la fureur des autres : au lieu que cette verte jeunesse n’ayant rien encore de fixe ni d’arrêté, en cela même qu’elle n’a point de passion dominante par-dessus les autres, elle est emportée, elle est agitée tour à tour de toutes les tempêtes des passions, avec une incroyable violence. Là les folles amours, là le luxe, l’ambition et le vain désir de paraître exercent leur empire sans résistance. Tout s’y fait par une chaleur inconsidérée ; et comment accoutumer à la règle, à la solitude, à la discipline, cet âge qui ne se plaît que dans le mouvement et dans le désordre, qui n’est presque jamais dans une action composée, « et qui n’a honte que de la modération et de la pudeur » ?

Une description n’est pas un inventaire, où les objets de rebut sont notés avec le même soin que les plus précieux. Elle comporte un choix de tout ce qui est capable de faire connaître la chose décrite : l’insignifiant en doit être éliminé. Dans les degrés divers et les mille formes dont elle est susceptible, elle oscille entre deux limites : la recherche du caractère général, qui remet l’objet dans une série, dans un genre, et la recherche du trait particulier, qui l’isole et le pose seul, dans son individualité distincte, en face de tous les objets analogues.

Voici une description de Buffon :

Qu’on se figure un pays sans verdure et sans qu’au, un soleil brûlant, un ciel toujours sec, des plaines sablonneuses, des montagnes encore plus arides, sur lesquelles l’œil s’étend et le regard se perd sans pouvoir s’arrêter sur aucun objet vivant ; une terre morte et, pour ainsi dire, écorchée par les vents, laquelle ne présente que des ossements, des cailloux jonchés, des rochers debout ou renversés, un désert entièrement découvert, où le voyageur n’a jamais inspiré sous l’ombrage, où rien ne l’accompagne, rien ne lui rappelle la nature vivante : solitude absolue, mille fois plus affreuse que celle des forêts ; car les arbres sont encore des êtres pour l’homme qui se voit seul ; plus isolé, plus dénué, plus perdu dans ces lieux vides et sans bornes, il voit partout l’espace comme son tombeau : la lumière du jour, plus triste que l’ombre de la nuit, ne renaît que pour éclairer sa nudité, son impuissance, et pour lui présenter l’horreur de sa situation, en reculant à ses yeux les barrières du vide, en étendant autour de lui l’abîme de l’immensité qui le sépare de la terre habitée : immensité qu’il tenterait en vain de parcourir ; car la faim, la soif et la chaleur brûlante pressent tous les instants qui lui restent entre le désespoir et la mort.

C’est l’Arabie Pétrée : ce pourrait être le Sahara, ou quelque vaste solitude d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique. En un mot, c’est le désert ; Buffon saisit le trait général, il l’appuie, l’enfonce, faisant abstraction de tout le reste.

Mais lisez maintenant cette page de Fromentin, d’un art absolument contraire :

C’est une terre sans grâce, sans douceurs… Un grand pays de collines expirant dans un pays plus grand encore, et plat, baigné d’une éternelle lumière ; assez vide, assez désolé pour donner l’idée de cette chose surprenante qu’on appelle le désert ; avec un ciel toujours à peu près semblable, du silence, et de tous côtés des horizons tranquilles. Au centre, une sorte de ville perdue environnée de solitude ; puis un peu de verdure, des îlots sablonneux, enfin quelques récifs de calcaires blanchâtres, ou de schistes noirs, au bord d’une étendue qui ressemble à la mer ; dans tout cela, peu de variété, peu d’accidents, peu de nouveautés, sinon le soleil qui se lève sur le désert et va se coucher derrière les collines, toujours calme, dévorant sans rayons ; ou bien des bancs de sable qui ont changé de place et de forme aux derniers vents du sud. De courtes aurores, des midis plus longs, plus pesants qu’ailleurs, presque pas de crépuscule ; quelquefois une expansion soudaine de lumière et de chaleur, des vents brûlants qui donnent momentanément au paysage une physionomie menaçante et qui peuvent produire alors des sensations accablantes ; mais, plus ordinairement, une immobilité radieuse, la fixité un peu morne du beau temps, enfin une sorte d’impassibilité qui du ciel semble être descendue dans les choses, et des choses avoir passé dans les visages.

La première impression qui résulte de ce tableau ardent et inanimé, composé de soleil, d’étendue et de solitude, est poignante et ne saurait être comparée à aucune autre. Peu à peu cependant l’œil s’accoutume à la grandeur des lignes, au vide de l’espace, au dénûment de la terre, et si l’on s’étonne encore de quelque chose, c’est de demeurer sensible à des effets aussi peu changeants, et d’être aussi vivement remué par les spectacles en réalité les plus simples.

Cette description est aussi particulière que celle de Buffon était générale ; elle est faite des mêmes éléments, elle n’ajoute presque aucun trait : mais c’est un désert, ce n’est pas le désert ; c’est le Sahara vu d’El-Aghouat. Dans la sensation particulière que le morceau me donne, j’isolerai pourtant de quoi former l’idée générale du désert (assez vide, assez désolé, etc. ; soleil, étendue, solitude). Mais j’aurai de plus, au lieu de l’image indécise et illimitée que me suggérait Buffon, la vue intérieure, nette et lumineuse, d’un paysage où se localisent avec précision les caractères généraux du désert. Enfin dans les deux descriptions j’apercevrai, non pas deux procédés seulement, ni deux arts, mais deux siècles et deux hommes : d’un côté, l’esprit lettré, l’orateur, qui raisonne sa sensation et ne conçoit rien que de triste hors des conditions du monde civilisé et de la vie de société ; de l’autre, le critique, l’artiste, capable de prendre tour à tour l’âme de tous les peuples, acceptant la sensation étrange et même illogique, habile à saisir la beauté dans les moins riants aspects de la nature, dans l’égalité monotone de la lumière. Quand la description est faite ingénument, sincèrement, ce n’est pas son moindre intérêt que de peindre celui qui décrit, avec ce qu’il décrit.

Le grand danger dans la description, c’est qu’on ne la fasse de tête. Le premier venu peut décrire un paysage, dire si le ciel est bleu, les arbres verts, et quels arbres, s’il y a à droite un chemin, à gauche une colline. L’inventaire à la façon de Delille, qui épuise le ciel, puis la terre, puis l’eau, est un procédé facile, mais de nul effet. Quoiqu’il s’agisse de décrire, ce n’est pas en présence de la chose elle-même qu’il faut se mettre. Entendons-nous : il faut l’avoir vue, mais il n’est pas toujours bon de l’avoir sous les yeux, au moment d’écrire : la volonté de la peindre vous gênerait, vous verriez tout, rien ne se détacherait.

L’œil de l’artiste exercé peut seul s’offrir à l’impression directe de la nature, sans que la préoccupation du travail à faire altère en lui la sincérité de la sensation. Pour vous, si vous avez vu l’objet, n’allez pas le revoir ; si vous ne l’avez pas vu, voyez-le, et attendez. Après un intervalle de temps, vous le regarderez en vous-même, vous en évoquerez l’image : incomplète, fragmentée, déformée, elle ramènera l’émotion, l’idée, que la vue involontaire, le choc inattendu de la réalité vous avaient imposées : ce lambeau d’image qui s’est accroché inconsciemment dans votre esprit, c’est précisément ce qu’il y a pour vous de caractéristique dans l’objet, c’est ce que la description doit éclairer.

Maintes fois, vous n’aurez pas vu, vous ne pouvez voir l’objet qu’il vous faudra décrire : il vous restera à l’imaginer, c’est-à-dire à adapter, à joindre des fragments d’images, résidus de vos expériences antérieures, de façon à former une image qui puisse être la représentation sensible, aussi approchante que possible, de l’idée que vous prenez de l’objet, selon les conditions et les données qui vous sont indiquées. Il n’est rien qu’on ne puisse imaginer ainsi d’après ce que l’on a éprouvé, par analogie ou par agrandissement, ou par combinaison. Le hasard des devoirs d’écoliers est grand, et peut-être après tout est-ce une bonne gymnastique pour l’esprit, que cette nécessité de parler de tout, si on la prend comme une occasion sérieuse de penser sur tout. Mais il faut faire ici une distinction : on peut toujours imaginer les objets matériels et sensibles. Peu de jeunes gens en France savent vraiment ce que c’est que le désert : il n’en est guère qui ne puissent, s’ils savent bien conduire leur esprit, le décrire convenablement, et même avec un sentiment personnel. Quelques pages de quelques voyageurs, quelques tableaux aperçus dans les musées et les salons, quelques impressions d’enfance, de l’âge où l’on se fait d’immenses solitudes dans un coin de jardin, l’image persistante d’un long ruban de route poudreuse sous le grand soleil d’été, d’un angle de cour enflammé où l’air était suffocant, la lumière intense, tout cela se fondant, s’amalgamant, pourra dicter une page qui ne sera pas banale. Ce ne sera pas le désert, je le veux ; ce sera votre rêve du désert : et la vie n’est-elle pas souvent dominée par les visions charmantes du pays où l’on n’est pas allé, du temps qui ne viendra jamais ?

Mais où la vraie difficulté commence, c’est pour décrire une sensation, une passion, un état d’âme que l’on n’a point ressenti soi-même. Ici l’invention succombe : ici l’on a peine à imaginer même des analogies. J’ai vu la matière d’un devoir où l’on supposait qu’un voyageur entrait dans une caverne pour échapper à l’orage, et s’y endormait : à son réveil, il voyait la voûte toute tapissée de serpents à sonnettes. On invitait les élèves à décrire les angoisses du voyageur en cet instant. « Supposez-vous, leur disait-on, dans une pareille situation, et vous n’aurez pas de peine à exprimer ce que le malheureux éprouve. » Le malheur, c’est que ni vous ni moi, nous ne pouvons-nous supposer vraiment, et du fond du cœur, sérieusement, dans une pareille situation : nous ne nous y voyons pas, et, dans la froide et tout intellectuelle hypothèse que nous faisons, nous n’apercevons qu’une chose : nous aurions peur, grand’peur. Nous dirons donc : « Alonso eut peur ». Mais après ? nous ne saurons qu’appeler à l’aide tous les synonymes et toutes les périphrases de la langue. Nous n’ajouterons rien ; nous ne supposerons rien.

C’est que rien n’est plus embarrassant que de décrire un état d’esprit, même quand on l’a senti soi-même. Une fois qu’on a dit : je suis joyeux, ou triste, ou irrité, j’aime ou je hais, il semble que vraiment on n’ait plus rien à dire, et de fait on voit souvent des écrivains, de fort grands, se tirer de là par la simple rhétorique, par les périphrases et les comparaisons, par le développement à la Sénèque, qui consiste à inventer cent formes de la même pensée.

Aussi, à vouloir étreindre le sentiment, pur, dégagé de toute idée, on n’embrasse que le vide. Sentiments, idées, volontés, ce sont des abstractions. La même âme sent, pense et veut, et est tout entière dans chacun de ses actes. Le sentiment n’existe pas à côté de l’intelligence et de la volonté ; mais il donne en quelque sorte aux idées et aux actes leur couleur propre. De sorte que pour décrire un état moral il faut voir le reflet qu’a jeté la sensibilité sur les perceptions et sur les déterminations de l’âme. La peinture d’une passion, c’est la peinture de la forme que prennent toutes les pensées sous l’influence de cette passion. On ne l’isole pas, mais on l’étudie comme le chimiste fait certains corps, dont il saisit seulement l’action sur d’autres corps qu’on met en leur présence.

Voyez de quelle façon l’écrivain russe Tolstoï représente un homme dans un état de joie extrême : il fait sa première visite à sa fiancée :

Il rôda dans les rues pour passer le temps qui lui restait à attendre, consultant sa montre à chaque instant, et regardant autour de lui. Ce qu’il vit cc jour-là, il ne le revit jamais ; il fut surtout frappé par des enfants allant à l’école, des pigeons au plumage changeant, voletant des toits au trottoir, des saïkis (gâteaux) saupoudrées de farine qu’une main invisible exposa sur l’appui d’une fenêtre. Tous ces objets tenaient du prodige : l’enfant courut vers un des pigeons et regarda bovine en souriant ; le pigeon secoua ses ailes et brilla au soleil au travers d’une fine poussière de neige, et un parfum de pain chaud se répandit par la fenêtre où apparurent les saïkis. Tout cela réuni produisit sur Levine une impression si vive qu’il se prit à rire et à pleurer de joie. Après avoir fait un grand tour par la rue des Gazettes et la Kislowka, il rentra à l’hôtel, s’assit, posa sa montre devant lui, et attendit que l’aiguille approchât de midi. Lorsque enfin il quitta l’hôtel, des isvoschiks l’entourèrent avec des visages heureux, se disputant à qui lui offrirait ses services. Évidemment ils savaient tout. Il en choisit un, et, pour ne pas froisser les autres, il leur promit de les prendre une autre fois ; puis il se fit conduire chez les Cherbatzky. L’isvoschik était charmant avec le col blanc de sa chemise ressortant de son caftan, et serrant son cou vigoureux et rouge ; il avait un traîneau commode, plus élevé que les traîneaux ordinaires (jamais Levine ne retrouva son pareil), attelé d’un bon cheval, qui faisait de son mieux pour courir, mais qui n’avançait pas. L’isvoschik connaissait la maison Cherbatzky ; il s’arrêta devant la porte en arrondissant les bras et se tourna vers Levine avec respect, en disant « prrr » à son cheval. Le suisse des Cherbatzky savait tout, bien certainement ; cela se voyait à son regard souriant, à la façon dont il dit : « Il y a longtemps que vous n’êtes venu, Constantin Dmitritch ! » Non seulement il savait tout, mais il était plein d’allégresse et s’efforçait de cacher sa joie. Levine sentit une nuance nouvelle à son bonheur en rencontrant le bon regard du vieillard.

Tout cela veut dire : Levine était joyeux ; mais, à cette sèche indication, l’écrivain substitue une riche analyse, qui montre la révolution produite par la joie dans tout le domaine de l’intelligence et de la sensation.