(1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxvie entretien. L’ami Fritz »
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(1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxvie entretien. L’ami Fritz »

cxxxvie entretien.
L’ami Fritz

I

Le roman que nous venons de lire est certainement un chef-d’œuvre ; mais cette histoire si naïve et si vraie du pauvre conscrit de Phalsbourg n’exige pas un autre mérite que la vérité. C’est le mérite des mérites, c’est vrai. Cependant, il ne faut, pour écrire le Conscrit de 1813, qu’avoir vécu et se souvenir. La moitié du talent, ici, est dans une bonne mémoire. Si un homme a vécu soixante et quelques années, et qu’il soit né écrivain, il y a à admirer sans doute, mais il n’y a pas à s’émerveiller de voir sortir de ses mains un pareil livre. C’est ce qui fait que j’ai dit en commençant. Si ce livre est du père de M. Erckmann, je le comprends ; s’il est d’un jeune homme je ne le comprends pas. On n’invente pas la vraie couleur, on la copie ; pour la copier, il faut la voir. Où donc ces jeunes yeux ont-ils pu voir ce qu’ils racontent aujourd’hui comme des daguerréotypes vivants ? Dieu le sait ; quant à moi, je l’ignore. Je ne puis que leur rendre témoignage et m’écrier à chaque page de ce miraculeux roman : Cela est vrai comme 1813 !

II

Mais voici de la même main un nouveau fragment d’un roman de mœurs ; roman aussi prodigieux d’invention que l’autre est prodigieux de mémoire. C’est l’Ami Fritz ou l’histoire d’un insouciant égoïste. Jamais la Bruyère ou Theophraste n’ont pétri de si vivantes couleurs sur leur palette. Vous allez voir ; ici il faut beaucoup plus citer que dire ; car on peut raconter le dessin, mais il faut peindre la couleur. Peignons donc. Voici le sujet du roman :

Lorsque Zacharias Kobus, juge de paix à Hanebourg, mourut, en 1832, son fils Fritz Kobus, se voyant à la tête d’une belle maison sur la place des Acacias, d’une bonne ferme dans la vallée de Meisenthâl, et de pas mal d’écus placés sur solides hypothèques, essuya ses larmes et se dit, avec l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout est vanité ! Quel avantage a l’homme des travaux qu’il fait sur la terre ? Une génération passe et l’autre vient : le soleil se lève et se couche aujourd’hui comme hier ; le vent souffle au nord, puis il souffle au midi ; les fleuves vont à la mer, et la mer n’en est pas remplie ; toutes choses travaillent plus que l’homme ne saurait dire ; l’œil n’est jamais rassasié de voir, ni l’oreille d’entendre ; on oublie les choses passées, on oubliera celles qui viennent : le mieux est de ne rien faire… pour n’avoir rien à se reprocher ! »

C’est ainsi que raisonna Fritz Kobus en ce jour.

Et le lendemain, voyant qu’il avait bien raisonné la veille, il se dit encore :

« Tu te lèveras le matin, entre sept et huit heures, et la vieille Katel t’apportera ton déjeuner, que tu choisiras toi-même, selon ton goût. Ensuite tu pourras aller soit au Casino lire le journal, soit faire un tour aux champs, pour te mettre en appétit. À midi, tu reviendras dîner ; après le dîner, tu vérifieras tes comptes, tu recevras tes rentes, tu feras tes marchés. Le soir, après souper, tu iras à la brasserie du Grand-Cerf, faire quelques parties de youker ou de rams avec les premiers venus. Tu fumeras des pipes, tu videras des chopes, et tu seras l’homme le plus heureux du monde. Tâche d’avoir toujours la tête froide et les pieds chauds : c’est le précepte de la sagesse. Et, surtout, évite ces trois choses : de devenir trop gras, de prendre des actions industrielles, et de te marier. Avec cela, Kobus, j’ose te prédire que tu deviendras vieux comme Mathusalem ; ceux qui te suivront diront : « C’était un homme d’esprit, un homme de sens, un joyeux compère ! » Que peux-tu désirer de plus, quand le roi Salomon déclare lui-même que l’accident qui frappe l’homme et celui qui frappe la bête sont un seul et même accident ; que la mort de l’un est la même mort que celle de l’autre, et qu’ils ont tous deux le même souffle !… Puisqu’il en est ainsi, pensa Kobus, tâchons au moins de profiter de notre souffle, pendant qu’il nous est permis de souffler. »

Or, durant quinze ans, Fritz Kobus suivit exactement la règle qu’il s’était tracée d’avance ; sa vieille servante Katel, la meilleure cuisinière de Hunebourg, lui servit toujours les morceaux qu’il aimait le plus, apprêtés de la façon qu’il voulait ; il eut toujours la meilleure choucroute, le meilleur jambon, les meilleures andouilles, et le meilleur vin du pays ; il prit régulièrement ses cinq chopes de bockbier à la brasserie du Grand-Cerf ; il lut régulièrement le même journal à la même heure ; il fit régulièrement ses parties de youker et de rams, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre.

Tout changeait autour de lui, Fritz Kobus seul ne changeait pas ; tous ses anciens camarades montaient en grade, et Kobus ne leur portait pas envie ; au contraire, lisait-il dans son journal que Yéri Hans venait d’être nommé capitaine de hussards, à cause de son courage ; que Frantz Sépel venait d’inventer une machine pour filer le chanvre à moitié prix ; que Pétrus venait d’obtenir une chaire de métaphysique à Munich ; que Nickel Bischof venait d’être décoré de l’ordre du Mérite pour ses belles poésies, aussitôt il se réjouissait et disait : « Voyez comme ces gaillards-là se donnent de la peine : les uns se font casser bras et jambes pour me garder mon bien ; les autres font des inventions pour m’obtenir les choses à bon marché ; les autres suent sang et eau pour écrire des poésies et me faire passer un bon quart d’heure quand je m’ennuie… Ah ! ah ! ah ! les bons enfants ! »

Et les grosses joues de Kobus se relevaient, sa grande bouche se fendait jusqu’aux oreilles, son large nez s’épatait de satisfaction ; il poussait un éclat de rire qui n’en finissait plus.

Du reste, ayant toujours eu soin de prendre un exercice modéré, Fritz se portait de mieux en mieux ; sa fortune s’augmentait raisonnablement, parce qu’il n’achetait pas d’actions et ne voulait pas s’enrichir d’un seul coup. Il était exempt de tous les soucis de la famille, étant resté garçon ; tout le secondait, tout le satisfaisait, tout le réjouissait ; c’était un exemple de la bonne humeur que vous procurent le bon sens et la sagesse humaine, et naturellement il avait des amis, ayant des écus.

Le premier jour du printemps revient. Kobus le salue en le décrivant avec l’entrain insoucieux du joyeux égoïste qui se sent les pieds chauds. Il rêvait voluptueusement entre le réveil et le jour.

Un jour, vers la fin du mois d’avril, Fritz Kobus s’était levé de grand matin, pour ouvrir ses fenêtres sur la place des Acacias, puis il s’était recouché dans son lit bien chaud, la couverture autour des épaules, le duvet sur les jambes, et regardait la lumière rouge à travers ses paupières, en bâillant avec une véritable satisfaction. Il songeait à différentes choses, et, de temps en temps, entr’ouvrait les yeux pour voir s’il était bien éveillé.

Dehors il faisait un de ces temps clairs de la fonte des neiges, où les nuages s’en vont, où le toit en face, les petites lucarnes miroitantes, la pointe des arbres, enfin tout vous paraît brillant, où l’on se croit redevenu plus jeune parce qu’une séve nouvelle court dans vos membres, et que vous revoyez des choses cachées depuis cinq mois : le pot de fleurs de la voisine, le chat qui se remet en route sur les gouttières, les moineaux criards qui recommencent leurs batailles.

De petits coups de vent tiède soulevaient les rideaux de Fritz et les laissaient retomber ; puis, aussitôt après, le souffle de la montagne, refroidi par les glaces qui s’écoulent lentement à l’ombre des ravines, remplissaient de nouveau la chambre.

On entendait au loin, dans la rue, les commères rire entre elles, en chassant à grands coups de balai la neige fondante le long des rigoles, les chiens aboyer d’une voix plus claire, et les poules caqueter dans la cour.

Enfin, c’était le printemps.

Kobus, à force de rêver, avait fini par se rendormir, quand le son d’un violon, pénétrant et doux comme la voix d’un ami que vous entendez vous dire après une longue absence : « Me voilà, c’est moi ! » le tira de son sommeil et lui fit venir les larmes aux yeux. Il respirait à peine pour mieux entendre.

C’était le violon du bohémien Iôsef, qui chantait, accompagné d’un autre violon et d’une contre-basse ; il chantait dans sa chambre, derrière ses rideaux bleus, et disait :

« C’est moi, Kobus, c’est moi, ton vieil ami ! Je te reviens avec le printemps, avec le beau soleil… — Écoute, Kobus, les abeilles bourdonnent autour des premières fleurs, les premières feuilles murmurent, la première alouette gazouille dans le ciel bleu, la première caille court dans les sillons. — Et je reviens t’embrasser ! — Maintenant, Kobus, les misères de l’hiver sont oubliées. — Maintenant, je vais encore courir de village en village joyeusement, dans la poussière des chemins ou sous la pluie chaude des orages. — Mais je n’ai pas voulu passer sans te voir, Kobus ; je viens te chanter mon chant d’amour, mon premier salut au printemps. »

Tout cela, le violon de Iôsef le disait, et bien d’autres choses encore, plus profondes ; de ces choses qui vous rappellent les vieux souvenirs de la jeunesse, et qui sont pour nous… pour nous seuls. Aussi le joyeux Kobus en pleurait d’attendrissement.

Enfin, tout doucement, il écarta les rideaux de son lit, pendant que la musique allait toujours, plus grave et plus touchante, et il vit les trois bohémiens sur le seuil de la chambre, et la vieille Katel derrière, sous la porte. Il vit Iôsef, grand, maigre, jaune, déguenillé comme toujours, le menton allongé sur le violon avec sentiment, l’archet frémissant sur les cordes avec amour, les paupières baissées, ses grands cheveux noirs, laineux, recouverts du large feutre en loques, retombant sur ses épaules comme la toison d’un mérinos, et ses narines aplaties sur sa grosse lèvre bleuâtre retroussée.

III

Kobus a concentré toutes ses affections sur sa vieille cuisinière Katel, qui a servi son père. Il l’envoie au marché pour acheter les plus belles truites et les primeurs les plus chères ; il voit passer un petit garçon dans la neige fondue, il le charge d’aller inviter ses meilleurs amis pour le dîner de midi ; puis il descend seul et fait à loisir la revue de sa cave. Il s’extasie sur chaque échantillon de vin vieux. L’eau vient à la bouche à chaque dégustation. Il choisit huit ou dix bouteilles et les monte en réserve pour le festin. Il passe, en remontant, à la cuisine, il voit sur la table deux gélinottes, un superbe brochet arrondi dans le cuveau, des petites truites pour la friture, un beau pâté de foies gras. « Tout ira bien », dit-il. Il encourage gaiement sa cuisinière Katel.

En ouvrant les volets de la salle basse destinée au dîner de gala, il lève les voiles étendus sur les portraits de famille. — C’étaient les portraits de Nicolas Kobus, conseiller à la cour de l’électeur Frédéric-Wilhelm, en l’an de grâce 1715. M. le conseiller portait l’immense perruque Louis XIV, l’habit marron à larges manches relevées jusqu’aux coudes, et le jabot de fines dentelles ; sa figure était large, carrée et digne. Un autre portrait représentait Frantz-Sépel Kobus, enseigne dans le régiment de dragons de Leiningen, avec l’uniforme bleu de ciel à brandebourgs d’argent, l’écharpe blanche au bras gauche, les cheveux poudrés et le tricorne penché sur l’oreille ; il avait alors vingt ans au plus, et paraissait frais comme un bouton d’églantine. Un troisième portrait représentait Zacharias Kobus, le juge de paix, en habit noir carré ; il tenait à la main sa tabatière et portait la perruque à queue de rat.

Ces trois portraits, de même grandeur, étaient de larges et solides peintures ; on voyait que les Kobus avaient toujours eu de quoi payer grassement les artistes chargés de transmettre leur effigie à la postérité. Fritz avait avec chacun d’eux un grand air de ressemblance, c’est-à-dire les yeux bleus, le nez épaté, le menton rond frappé d’une fossette, la bouche bien fendue et l’air content de vivre.

Enfin, à droite, contre le mur, en face de la cheminée, était le portrait d’une femme, la grand’mère de Kobus, fraîche, riante, la bouche entr’ouverte, pour laisser voir les plus belles dents blanches qu’il soit possible de se figurer, les cheveux relevés en forme de navire, et la robe de velours bleu de ciel bordée de rose.

D’après cette peinture, le grand-père Frantz Sépel avait dû faire bien des envieux, et l’on s’étonnait que son petit-fils eût si peu de goût pour le mariage.

Tous ces portraits, entourés de cadres à grosses moulures dorées, produisaient un bel effet sur le fond brun de la haute salle.

Au-dessus de la porte, on voyait une sorte de moulure représentant l’Amour emporté sur un char par trois colombes. Enfin tous les meubles, les hautes portes d’armoires, la vieille chiffonnière en bois de rose, le buffet à larges panneaux sculptés, la table ovale à jambes torses, et jusqu’au parquet de chêne palmé alternativement jaune et noir, tout annonçait la bonne figure que les Kobus faisaient à Hunebourg depuis cent cinquante ans.

Fritz, après avoir ouvert les persiennes, poussa la table à roulettes au milieu de la salle, puis il ouvrit deux armoires, de ces hautes armoires à doubles battants pratiquées dans les boiseries, et descendant du plafond jusque sur le parquet. Dans l’une était le linge de table, aussi beau qu’il soit possible de le désirer, sur une infinité de rayons ; dans l’autre, la vaisselle, de cette magnifique porcelaine de vieux saxe fleuronnée, moulée et dorée : les piles d’assiettes en bas, les services de toute sorte, les soupières rebondies, les tasses, les sucriers au-dessus ; puis l’argenterie ordinaire dans une corbeille.

Kobus choisit une belle nappe damassée, et l’étendit sur la table soigneusement, passant une main dessus pour en effacer les plis, et faisant aux coins de gros nœuds pour les empêcher de balayer le plancher. Il fit cela lentement, gravement, avec amour. Après quoi, il prit une pile d’assiettes plates et la posa sur la cheminée, puis une autre d’assiettes creuses. Il fit de même d’un plateau de verres de cristal, taillés à gros diamants, de ces verres lourds où le vin rouge a les reflets sombres du rubis et le vin jaune ceux de la topaze. Enfin il déposa les couverts sur la table, régulièrement, l’un en face de l’autre ; il plia les serviettes dessus avec soin, en bateau et en bonnet d’évêque, se plaçant tantôt à droite, tantôt à gauche, pour juger de la symétrie.

En se livrant à cette occupation, sa bonne grosse figure avait un air de recueillement inexprimable, ses lèvres se serraient, ses sourcils se fronçaient.

« C’est cela, se disait-il à voix basse : le grand Frédéric Schoûltz du côté des fenêtres, le dos à la lumière, le percepteur Christian Hâan en face de lui, Iôsef de ce côté, et moi de celui-ci ; ce sera bien… c’est bien comme cela. Quand la porte s’ouvrira, je verrai tout d’avance, je saurai ce qu’on va servir, je pourrai faire signe à Katel d’approcher ou d’attendre : c’est très-bien. Maintenant les verres : à droite, celui du bordeaux pour commencer ; au milieu, celui du rudesheim, et ensuite celui du des johannisberg capucins. Toute chose doit venir en ordre et selon son temps : l’huilier sur la cheminée, le sel et le poivre sur la table : rien ne manque plus, et j’ose me flatter… Ah ! le vin ! comme il fait déjà chaud, nous le mettrons rafraîchir dans un baquet sous la pompe, excepté le bordeaux qui doit se boire tiède ; je vais prévenir Katel. — Et maintenant à mon tour, il faut que je me rase, que je change, que je mette ma belle redingote marron. — Ça va, Kobus… ! Ah ! ah ! ah ! quelle fête du printemps !… Et dehors donc, il fait un soleil superbe ! — Hé ! le grand Frédéric se promène déjà sur la place… il n’y a plus une minute à perdre ! »

Fritz sortit ; en passant devant la cuisine, il avertit Katel de faire chauffer le bordeaux et rafraîchir les autres vins : il était radieux et entra dans sa chambre en chantant tout bas : « Tra, ri, ro, l’été vient encore une fois… you ! you ! »

La bonne odeur de la soupe aux écrevisses remplissait toute la maison, et la grande Frentzel, la cuisinière du Bœuf-Rouge, avertie d’avance, entrait alors pour veiller au service, car la vieille Katel ne pouvait être à la fois dans la cuisine et dans la salle à manger.

La demie sonnait alors à l’église Saint-Landolphe, et les convives ne pouvaient tarder à paraître.

IV

Est-il rien de plus agréable en ce bas monde que de s’asseoir, avec trois ou quatre vieux camarades, devant une table bien servie, dans l’antique salle à manger de ses pères ; et là, de s’attacher gravement la serviette au menton, de plonger la cuillère dans une bonne soupe aux queues d’écrevisses qui embaume, et de passer les assiettes en disant :

« Goûtez-moi cela, mes amis, et vous m’en donnerez des nouvelles. »

Qu’on est heureux de commencer un pareil dîner, les fenêtres ouvertes, sur le ciel bleu du printemps ou de l’automne !

Et quand vous prenez le grand couteau à manche de corne pour découper des tranches de gigot fondantes, ou la truelle d’argent pour diviser tout du long avec délicatesse un magnifique brochet à la gelée, la gueule pleine de persil, avec quel air de recueillement les autres vous regardent !

Puis, quand vous saisissez derrière votre chaise, dans la cuvette, une autre bouteille et que vous la placez entre vos genoux pour en tirer le bouchon sans secousse, comme ils rient en pensant : « Qu’est-ce qui va venir à cette heure ? »

Ah ! je vous le dis, c’est un grand plaisir de traiter ses vieux amis, et de penser : « Cela recommencera de la sorte d’année en année, jusqu’à ce que le Seigneur Dieu nous fasse signe de venir, et que nous dormions en paix dans le sein d’Abraham. »

Et quand, à la cinquième ou sixième bouteille, les figures s’animent, quand les uns éprouvent tout à coup le besoin de louer le Seigneur, qui nous comble de ses bénédictions, et les autres de célébrer la gloire de la vieille Allemagne, ses jambons, ses pâtes et ses nobles vins : quand Kasper s’attendrit et demande pardon à Michel de lui avoir gardé rancune, sans que Michel s’en soit jamais douté, et que Christian, la tête penchée sur l’épaule, rit tout bas en songeant au père Bischoff, mort depuis dix ans, et qu’il avait oublié ; quand d’autres parlent de chasse, d’autres de musique, tous ensemble, en s’arrêtant de temps en temps pour éclater de rire : c’est alors que la chose devient tout à fait réjouissante, et que le paradis, le vrai paradis, est sur la terre.

Eh bien, tel était précisément l’état des choses chez Fritz Kobus, vers une heure de l’après-midi : le vin vieux avait produit son effet.

Le grand Frédéric Schoûltz, ancien secrétaire du père Kobus, et ancien sergent de la landwehr, en 1814, avec sa grande redingote bleue, sa perruque ficelée en queue de rat, ses longs bras et ses longues jambes, son dos plat et son nez pointu, se démenait d’une façon étrange, pour raconter comment il était réchappé de la campagne de France, dans certain village d’Alsace, où il avait fait le mort pendant que deux paysans lui retiraient ses bottes. Il serrait les lèvres, écarquillait les yeux, et criait, en ouvrant les mains, comme s’il avait encore été dans la même position critique : « Je ne bougerai pas ! » Je pensais : « Si tu bouges, ils sont capables de te planter leur fourche dans le dos ! »

Il racontait cet événement au gros percepteur Hâan, qui semblait l’écouter, son ventre arrondi comme un bouvreuil, la face pourpre, la cravate lâchée, ses gros yeux voilés de douces larmes, et qui riait en songeant à la prochaine ouverture de la chasse. De temps en temps il se rengorgeait, comme pour dire quelque chose ; mais il se recouchait lentement au dos de son fauteuil, sa main grasse, chargée de bagues, sur la table, à côté de son verre.

V

Mais Katel venait à peine de sortir, et la porte restait encore ouverte, qu’une petite voix fraîche et gaie s’écriait dans la cuisine :

« Hé ! bonjour, mademoiselle Katel ; mon Dieu, que vous avez donc un grand dîner ! toute la ville en parle.

— Chut ! » fit la vieille servante.

Toutes les oreilles s’étaient dressées dans la salle, et le gros percepteur Hâan dit :

« Tiens ! quelle jolie voix ! avez-vous entendu ? Hé ! hé ! hé ! ce gueux de Kobus, voyez-vous ça !

— Katel… Katel ! » s’écria Kobus en se retournant tout étonné.

La porte de la cuisine se rouvrit.

« Est-ce qu’on a oublié quelque chose, monsieur ? demanda Katel.

— Non, mais qui est donc dehors ?

— C’est la petite Sûzel, vous savez, la fille de Christel, votre fermier de Meisenthâl ? Elle apporte des œufs et du beurre frais.

— Ah ! c’est la petite Sûzel, tiens ! tiens !… Eh bien, qu’elle entre ; voilà plus de cinq mois que je ne l’ai vue. »

Katel se retourna :

« Sûzel, monsieur demande que tu entres.

— Ah mon Dieu ! mademoiselle Katel, moi qui ne suis pas habillée !

— Sûzel, cria Kobus, arrive donc ! »

Alors une petite fille blonde et rose, de seize à dix-sept ans, fraîche comme un bouton d’églantine, les yeux bleus, le petit nez droit aux narines délicates, les lèvres gracieusement arrondies, en petite jupe de laine blanche et casaquin de toile bleue, parut sur le seuil, la tête baissée, toute honteuse.

Tous les amis la regardaient d’un air d’admiration, et Kobus parut comme surpris de la voir.

« Que te voilà devenue grande, Sûzel ! dit-il. Mais avance donc, n’aie pas peur, on ne veut pas te manger.

— Ah ! je sais bien, fit la petite ; mais c’est que je ne suis pas habillée, monsieur Kobus.

— Habillée ! s’écria Hâan, est-ce que les jolies filles ne sont pas toujours assez bien habillées ! »

Alors Fritz, se retournant, dit en hochant la tête et haussant les épaules :

« Hâan ! Hâan ! une enfant… une véritable enfant ! Allons, Sûzel, viens prendre le café avec nous. Katel, apporte une tasse pour la petite.

— Oh ! monsieur Kobus, je n’oserai jamais !

— Bah ! bah !… Katel, dépêche-toi. »

Lorsque la vieille servante revint avec une tasse, Sûzel, rouge jusqu’aux oreilles, était assise, toute droite sur le bord de sa chaise, entre Kobus et le vieux rebbe.

« Eh bien, qu’est-ce qu’on fait à la ferme, Sûzel ? Le père Christel va toujours bien ?

— Oh ! oui, monsieur, Dieu merci, fit la petite, il va toujours bien ; il m’a chargée de bien des compliments pour vous, et la mère aussi.

— À la bonne heure, ça me fait plaisir. Vous avez eu beaucoup de neige cette année ?

— Deux pieds autour de la ferme pendant trois mois, et il n’a fallu que huit jours pour la fondre.

— Alors les semailles ont été bien couvertes ?

— Oui, monsieur Kobus. Tout pousse, la terre est déjà verte jusqu’au creux des sillons.

— C’est bien. Mais bois donc, Sûzel ; tu n’aimes peut-être pas le café ? Si tu veux un verre de vin ?

— Oh non ! j’aime le café, monsieur Kobus. »

Le vieux rebbe regardait la petite d’un air tendre et paternel ; il voulut sucrer lui-même son café, disant :

« Ça, c’est une bonne petite fille ; oui, une bonne petite fille, mais elle est un peu trop craintive. Allons, Sûzel, bois un petit coup, cela te donnera du courage.

— Merci, monsieur David », répondit la petite à voix basse.

Et le vieux rebbe se redressa content, la regardant d’un air tendre tremper ses lèvres roses dans la tasse.

Tous regardaient avec un véritable plaisir cette jolie fille, si douce et si timide ; Iôsef lui-même souriait. Il y avait en elle comme un parfum des champs, une bonne odeur de printemps et de grand air, quelque chose de riant et de doux, comme le babillement de l’alouette au-dessus des blés ; en la regardant, il vous semblait être en pleine campagne, dans la vieille ferme, après la fonte des neiges.

« Alors, tout reverdit là-bas, reprit Fritz ; est-ce qu’on a commencé le jardinage ?

— Oui, monsieur Kobus ; la terre est encore un peu fraîche ; mais, depuis ces huit jours de soleil, tout vient ; dans une quinzaine, nous aurons des petits radis. Ah ! le père voudrait bien vous voir ; nous avons tous le temps long après vous, nous vous attendons tous les jours ; le père aurait bien des choses à vous dire. La Blanchette a fait veau la semaine dernière, et le petit vient bien : c’est une génisse blanche.

— Une génisse blanche ? ah ! tant mieux.

— Oui, les blanches donnent plus de lait, et puis c’est aussi plus joli que les autres. »

Il y eut un silence, et Kobus, voyant que la petite avait bu son café et qu’elle était tout embarrassée, lui dit :

« Allons, mon enfant, je suis bien content de t’avoir vue ; mais puisque tu es si gênée avec nous, va voir la vieille Katel qui t’attend ; elle te mettra un bon morceau de pâté dans ton panier, tu m’entends, tu lui diras ça, et une bouteille de vin pour le père Christel.

— Merci, monsieur Kobus », dit la petite en se levant bien vite.

Elle fit une jolie révérence pour se sauver.

« N’oublie pas de dire là-bas que j’arriverai dans la quinzaine au plus tard, lui cria Fritz.

— Non, monsieur, je n’oublierai rien ; on sera bien content. »

Elle s’échappa comme un oiseau de sa cage ; et le vieux David, les yeux pétillants de joie, s’écria :

« Voilà ce qu’on peut appeler une jolie petite fille, et qui fera bientôt une bonne petite femme de ménage, je l’espère.

— Une bonne petite femme de ménage, j’en étais sûr ! s’écria Kobus en riant aux éclats ; le vieux posché-isroel ne peut voir une fille ou un garçon sans songer à les marier… Ah ! ah ! ah !

— Eh bien, oui ! s’écria le vieux rebbe, la barbiche hérissée ; oui, j’ai dit et je le répète : une bonne petite femme de ménage ! Quel mal y a-t-il à cela ? Dans deux ans, cette petite Sûzel peut être mariée, elle peut même avoir un petit poupon rose dans les bras.

— Allons, tais-toi, vieux, tu radotes.

— Je radote… c’est toi qui radotes, épicaures ; pour tout le reste, tu parais avoir assez de bon sens, mais sur le chapitre du mariage, tu es un véritable fou.

— Bon, maintenant, c’est moi qui suis le fou, et David Sichel, l’homme raisonnable. Quelle diable d’idée possède le vieux rebbe, de vouloir marier tout le monde !

— N’est-ce pas la destination de l’homme et de la femme ? Est-ce que Dieu n’a pas dit dès le commencement : « Allez, croissez et multipliez ! » Est-ce que ce n’est pas une folie que de vouloir aller contre Dieu, de vouloir vivre… »

Mais alors Fritz se mit tellement à rire, que le vieux rebbe en devint tout pâle d’indignation :

« Tu ris ! fit-il en se contenant ; c’est facile de rire. Quand tu ferais ah ! ah ! ah ! hé ! hé ! hé ! hi ! hi ! hi ! jusqu’à la fin des siècles, cela prouverait grand’chose, n’est-ce pas ? Si seulement une fois tu voulais raisonner avec moi, comme je t’aplatirais ! Mais tu ris, tu ouvres ta grande bouche : « Ah ! ah ! ah ! » et ton nez s’étend sur tes joues comme une tache d’huile, et tu crois m’avoir vaincu. Ce n’est pas cela, Kobus, ce n’est pas ainsi qu’on raisonne. »

En parlant, le vieux rebbe faisait des gestes si comiques, il imitait la façon de rire de Kobus avec des grimaces si grotesques, que toute la salle ne put y tenir, et que Fritz lui-même dut se serrer l’estomac pour ne pas éclater.

« Non, ce n’est pas ça, poursuivit David avec une vivacité singulière. Tu ne penses pas, tu n’as jamais réfléchi.

— Moi, je ne fais que cela, dit Kobus en essuyant ses grosses joues, où serpentaient les larmes ; si je ris, c’est à cause de tes idées étranges. Tu me crois aussi par trop innocent. Voilà quinze ans que je vis tranquille avec ma vieille Katel, que j’ai tout arrangé chez moi pour être à mon aise : quand je veux me promener, je me promène : quand je veux m’asseoir et dormir, je m’assois et je dors ; quand je veux prendre une chope, je la prends ; si l’idée me passe par la tête d’inviter trois, quatre, cinq amis, je les invite. Et tu voudrais me faire changer tout cela ? tu voudrais m’amener une femme, qui bouleverserait tout de fond en comble ? Franchement, David, c’est trop fort !

— Tu crois donc, Kobus, que tout ira de même jusqu’à la fin ? Détrompe-toi, garçon ; l’âge arrive, et, d’après le train que tu mènes, je prévois que ton gros orteil t’avertira bientôt que la plaisanterie a duré trop longtemps. Alors, tu voudras bien avoir une femme !

— J’aurai Katel.

— Ta vieille Katel a fait son temps comme moi. Tu seras forcé de prendre une autre servante qui te grugera, qui te volera, Kobus, pendant que tu seras en train de soupirer dans ton fauteuil, avec la goutte au pied.

— Bah ! interrompit Fritz, si la chose arrive… alors comme alors, il sera temps d’aviser. En attendant, je suis heureux, parfaitement heureux. Si je prenais maintenant une femme, et je me suppose de la chance, je suppose que ma femme soit excellente, bonne ménagère et tout ce qui s’ensuit, eh bien ! David, il ne faudrait pas moins la mener promener de temps en temps, la conduire au bal de M. le bourgmestre ou de madame la sous-préfète ; il faudrait changer mes habitudes, je ne pourrais plus aller le chapeau sur l’oreille, ou sur la nuque, la cravate un peu débraillée, il faudrait renoncer à la pipe… ce serait l’abomination de la désolation : je tremble rien que d’y penser. Tu vois que je raisonne mes petites affaires aussi bien qu’un vieux rebbe qui prêche à la synagogue. Avant tout, tâchons d’être heureux.

— Tu raisonnes mal, Kobus.

— Comment ! je raisonne mal ! Est-ce que le bonheur n’est pas notre but à tous ?

— Non, ce n’est pas notre but ; sans cela, nous serions tous heureux : on ne verrait pas tant de misérables ; Dieu nous aurait donné les moyens de remplir notre but ; il n’aurait eu qu’à le vouloir. Ainsi, Kobus, il veut que les oiseaux volent, et les oiseaux ont des ailes ; il veut que les poissons nagent, et les poissons ont des nageoires ; il veut que les arbres fruitiers portent des fruits en leur saison, et ils portent des fruits : chaque être reçoit les moyens d’atteindre son but. Et puisque l’homme n’a pas de moyens pour être heureux, puisque peut-être en ce moment, sur toute la terre, il n’y a pas un seul homme heureux, ayant les moyens de rester toujours heureux, cela prouve que Dieu ne le veut pas.

— Et qu’est-ce qu’il veut donc, David ?

— Il veut que nous méritions le bonheur, et cela fait une grande différence, Kobus ; car pour mériter le bonheur, soit dans ce bas monde, soit dans un autre, il faut commencer par remplir ses devoirs, et le premier de ces devoirs, c’est de se créer une famille, d’avoir une femme et des enfants, d’élever des honnêtes gens, et de transporter à d’autres le dépôt de la vie qui nous a été confié.

— Il a de drôles d’idées tout de même, ce vieux rebbe, dit alors Frédéric Schoûltz, en remplissant sa tasse de kirschenwasser, on croirait qu’il pense ce qu’il dit.

— Mes idées ne sont pas drôles, répondit David gravement, elles sont justes. Si ton père boulanger avait raisonné comme toi, s’il avait voulu se débarrasser de tous les tracas et mener une vie inutile aux autres, et si le père Zacharias Kobus avait eu la même façon de voir, vous ne seriez pas là, le nez rouge et le ventre à table, à vous goberger aux dépens de leur travail. Vous pouvez rire du vieux rebbe, mais il a la satisfaction de vous dire au moins ce qu’il pense. Ces anciens-là plaisantaient aussi quelquefois ; seulement pour les choses sérieuses ils raisonnaient sérieusement, et je vous dis qu’ils se connaissaient mieux en bonheur que vous. Te rappelles-tu, Kobus, ton père, le vieux Zacharias, si grave à son tribunal ; te rappelles-tu quand il revenait à la maison, entre onze heures et midi, son grand carton sous le bras, et qu’il te voyait de loin jouer sur la porte, comme sa figure changeait, comme il se mettait à sourire en lui-même, on aurait dit qu’un rayon de soleil descendait sur lui. Et quand, dans cette même chambre où nous sommes, il te faisait sauter sur ses genoux, et que tu disais mille sottises, comme à l’ordinaire, était-il heureux le pauvre homme ! Va donc chercher dans ta cave ta meilleure bouteille de vin, et pose-la devant toi, nous verrons si tu ris comme lui, si ton cœur saute de plaisir, si tes yeux brillent, et si tu te mets à chanter l’air des Trois houzards, comme il le chantait pour te réjouir !

— David ! s’écria Fritz tout attendri, parlons d’autre chose !

— Non ; tous vos plaisirs de garçon, tout votre vieux vin que vous buvez entre vous, tout votre égoïsme et vos plaisanteries, tout cela n’est rien… c’est de la misère auprès du bonheur de famille : c’est là que vous êtes vraiment heureux, parce que vous êtes aimé ; c’est là que vous louez le Seigneur de ses bénédictions ; mais vous ne comprenez pas ces choses ; je vous dis ce que je pense de plus vrai, de plus juste, et vous ne m’écoutez pas ! »

En parlant ainsi, le vieux rebbe semblait tout ému ; le gros percepteur Hâan le regardait, les yeux écarquillés, et Iôsef, de temps en temps, murmurait des paroles confuses.

« Que penses-tu de cela, Iôsef ? dit à la fin Kobus au bohémien.

— Je pense comme le rebbe David, dit-il ; mais je ne peux pas me marier, puisque j’aime le grand air et que mes petits pourraient mourir sur la route. »

Fritz était devenu rêveur.

« Oui, il ne parle pas mal, pour un vieux posché-isroel, fit-il en riant ; mais je m’en tiens à mon idée, je suis garçon et je resterai garçon.

— Toi ! s’écria David. Eh bien ! écoute ceci, Kobus : je n’ai jamais fait le prophète, mais, aujourd’hui, je te prédis que tu te marieras.

— Que je me marierai ? Ah ! ah ! ah ! David, tu ne me connais pas encore.

— Tu te marieras ! s’écria le vieux rebbe, en nasillant d’un air ironique ; tu te marieras !

— Je parierais bien que non.

— Ne parie pas, Kobus, tu perdrais.

— Eh bien ! si… je te parie… voyons… je te parie mon coin de vigne du Sonneberg ; tu sais, ce petit clos qui produit de si bon vin blanc, mon meilleur vin, et que tu connais, rebbe, je te le parie…

— Contre quoi ?

— Contre rien du tout.

— Et moi j’accepte, fit David, ceux-ci sont témoins que j’accepte ! Je boirai du bon vin qui ne me coûtera rien, et après moi, mes deux garçons en boiront aussi, hé ! hé ! hé !

— Sois tranquille, David, fit Kobus en se levant, ce vin-là ne vous montera jamais à la tête.

— C’est bon, c’est bon, j’accepte ; voici ma main, Fritz.

— Et voici la mienne, rebbe. »

Kobus alors, se tournant, demanda :

« Est-ce que nous n’irons pas nous rafraîchir au Grand-Cerf ?

— Oui, allons à la brasserie, s’écrièrent les autres, cela finira bien notre journée. Dieu de Dieu ! quel dîner nous venons de faire ! »

Tous se levèrent et prirent leurs chapeaux ; le gros percepteur Hâan et le grand Frédéric Schoûltz marchaient en avant, Kobus et Iôsef ensuite, et le vieux David Sichel tout joyeux derrière. Ils remontèrent bras dessus, bras dessous, la vieille rue des Capucins, et entrèrent à la brasserie du Grand-Cerf, en face des vieilles Halles.

VI

Kobus, le lendemain, se lève la tête lourde ; il appelle Katel et accuse la bière. Après avoir mangé la soupe aux oignons et une oreille de veau à la vinaigrette, il sort et va, sans y penser, à la porte de Phalsbourg qui mène à sa ferme de Meisenthâl, tenue par le père de la petite Sûzel. Il monte le col des genêts, et voit passer dans l’air bleu un couple de tourterelles que l’amour porte et qui se becquètent sur les rochers. Cette vue le réjouit.

Tout en descendant le sentier en zigzag, Fritz regardait la petite Sûzel faire la lessive à la fontaine, les pigeons tourbillonner par volées de dix à douze autour du pigeonnier, et le père Christel, sa grande cougie 28 au poing, ramenant les bœufs de l’abreuvoir. Cet ensemble champêtre le réjouissait, et il écoutait avec une véritable satisfaction la voix du chien Mopsel résonner avec les coups de battoir dans la vallée silencieuse, et les mugissements des bœufs se prolonger jusque dans la forêt de hêtres en face, où restaient encore quelques plaques de neige jaunâtre au pied des arbres.

Mais ce qui lui faisait le plus de plaisir, c’était la petite Sûzel, courbée sur sa planchette, savonnant le linge, le battant et le tordant à tour de bras comme une bonne petite ménagère. Chaque fois qu’elle levait son battoir tout luisant d’eau de savon, le soleil, brillant dessus, envoyait un éclair jusqu’au haut de la côte.

Fritz, jetant par hasard un coup d’œil dans le fond de la gorge où la Lauter serpente au milieu des prairies, vit, à la pointe d’un vieux chêne, un busard qui observait les pigeons tourbillonnant autour de la ferme. Il le mit en joue avec sa canne : aussitôt l’oiseau partit, jetant un miaulement sauvage dans la vallée, et tous les pigeons, à ce cri de guerre, se replièrent comme un éventail dans le colombier.

Alors Kobus, riant en lui-même, repartit en trottant dans le sentier, jusqu’à ce qu’une petite voix claire se mît à crier :

« M. Kobus !… voici M. Kobus ! »

C’était Sûzel qui venait de l’apercevoir et qui s’élançait sous le hangar pour appeler son père.

Il atteignait à peine le chemin des voitures, au pied de la côte, que le vieux fermier anabaptiste, avec son large collier de barbe, son chapeau de crin, sa camisole de laine grise garnie d’agrafes de laiton, venait à sa rencontre, la figure épanouie, et s’écriait d’un ton joyeux :

« Soyez le bienvenu, monsieur Kobus ! soyez le bienvenu. Vous nous faites un grand plaisir en ce jour ; nous n’espérions pas vous voir sitôt. Que le ciel soit loué de vous avoir décidé pour aujourd’hui !

— Oui, Christel, c’est moi, dit Fritz en donnant une poignée de main au brave homme ; l’idée de venir m’a pris tout à coup, et me voilà. Hé ! hé ! hé ! je vois avec satisfaction que vous avez toujours bonne mine, père Christel.

— Oui, le ciel nous a conservé la santé, monsieur Kobus. C’est le plus grand bien que nous puissions souhaiter, qu’il en soit béni ! Mais tenez, voici ma femme que la petite est allée prévenir. »

En effet, la bonne mère Orchel, grosse et grasse, avec sa coiffe de taffetas noir, son tablier blanc et ses gros bras ronds sortant des manches de chemise, accourait aussi, la petite Sûzel derrière elle.

« Ah ! Seigneur Dieu ! c’est vous, monsieur Kobus, disait la bonne femme toute riante, de si bonne heure. Ah ! quelle bonne surprise vous nous faites.

— Oui, mère Orchel. Tout ce que je vois me réjouit : j’ai donné un coup d’œil sur les vergers, tout pousse à souhait : et j’ai vu tout à l’heure le bétail qui rentrait de l’abreuvoir, il m’a paru en bon état.

— Oui, oui, tout est bien », dit la grosse fermière.

On voyait qu’elle avait envie d’embrasser Kobus, et la petite Sûzel paraissait aussi bien heureuse.

Deux garçons de labour, en blouse, sortaient alors avec la charrue attelée. Ils levèrent leur bonnet en criant :

« Bonjour, monsieur Kobus !

— Bonjour Johann ; bonjour Kasper », dit-il tout joyeux.

Il s’était rapproché de la vieille ferme, dont la façade était couverte d’un lattis où grimpaient, jusque sous le toit, six ou sept gros ceps de vigne noueux ; mais les bourgeons se montraient à peine.

À droite de la petite porte ronde se trouvait un banc de pierre. Plus loin, sous le toit du hangar, qui s’avançait en auvent jusqu’à douze pieds du sol, étaient entassés pêle-mêle les herses, les charrues, le hache-paille, les scies et les échelles. On y voyait aussi, contre la porte de la grange, une grande trouble à pêcher, et au-dessus, entre les poutres du hangar, pendaient des bottes de paille où des nichées de pierrots avaient élu domicile. Le chien Mopsel, un petit chien de berger à poils gris de fer, grosse moustache et queue traînante, venait se frotter à la jambe de Fritz, qui lui passait la main sur la tête.

C’est ainsi qu’au milieu des éclats de rire et des joyeux propos qu’inspirait à tous l’arrivée de ce bon Kobus, ils entrèrent ensemble dans l’allée, puis dans la chambre commune de la ferme, une grande salle blanchie à la chaux, haute de huit à neuf pieds, et le plafond rayé de poutres brunes. Trois fenêtres à vitres octogones s’ouvraient sur la vallée ; une autre petite, derrière, prenait jour sur la côte. Le long des fenêtres s’étendait une longue table de hêtre, les jambes en X, avec un banc de chaque côté ; derrière la porte, à gauche, se dressait le fourneau de fonte en pyramide, et sur la table se trouvaient cinq ou six petits gobelets et la cruche de grès à fleurs bleues ; de vieilles images de saintes, enluminées de vermillon et encadrées de noir, complétaient l’ameublement de cette pièce.

« Monsieur, dit Christel, vous dînerez ici, n’est-ce pas ?

— Cela va sans dire.

— Bon. Tu sais, Orchel, ce qu’aime M. Kobus ?

— Oui, sois tranquille. Nous avons justement fait la pâte ce matin.

— Alors, asseyons-nous. Êtes-vous fatigué, monsieur Kobus ? Voulez-vous changer de souliers ? mettre mes sabots ?

— Vous plaisantez, Christel. J’ai fait ces deux petites lieues sans m’en apercevoir.

— Allons, tant mieux. Mais tu ne dis rien à M. Kobus, Sûzel ?

— Que veux-tu que je lui dise ? Il voit bien que je suis là et que nous avons tous du plaisir à le recevoir chez nous.

— Elle a raison, père Christel. Nous avons assez causé hier nous deux. Elle m’a tout raconté ce qui se passe ici. Je suis content d’elle : c’est une bonne petite fille. Mais puisque nous y sommes et que la mère Orchel nous apprête des noudels, savez-vous ce que nous allons faire en attendant ? Allons voir un peu les champs, le verger, le jardin. Il y a si longtemps que je n’étais sorti que cette petite course n’a fait que me dégourdir les jambes.

— Avec plaisir, monsieur Kobus. Sûzel, tu peux aider ta mère ; nous reviendrons dans une heure. »

Alors Fritz et le père Christel ressortirent, et comme ils reprenaient le chemin de la cour, Kobus, en passant, vit le reflet de la flamme au fond la cuisine. La fermière pétrissait la pâte sur l’évier.

« Dans une heure, monsieur Kobus, lui cria-t-elle.

— Oui, mère Orchel, oui, dans une heure. »

Et ils sortirent.

VII

Kobus et son fermier Christel se promènent çà et là en attendant le dîner. Christel propose à Kobus de construire un réservoir pour doubler la pêche du poisson ; Kobus accepte et s’établit pour quinze jours dans la ferme pour surveiller et presser l’œuvre du réservoir.

Les deux fenêtres de Kobus s’ouvraient sur le toit du hangar ; il n’avait pas même besoin de se lever pour voir où l’ouvrage en était, car de son lit il découvrait d’un coup d’œil la rivière, le verger en face et la côte au-dessus. C’était comme fait exprès pour lui.

Au petit jour, quand le coq lançait son cri dans la vallée encore toute grise, et qu’au loin, bien loin, les échos du Bichelberg lui répondaient dans le silence ; quand Mopsel se retournait dans sa niche, après avoir lancé deux ou trois aboiements ; quand la haute grive faisait entendre sa première note dans les bois sonores ; puis, quand tout se taisait de nouveau quelques secondes, et que les feuilles se mettaient à frissonner sans que l’on ait jamais su pourquoi, et comme pour saluer, elles aussi, le père de la lumière et de la vie, et qu’une sorte de pâleur s’étendait dans le ciel, alors Kobus s’éveillait ; il avait entendu ces choses avant d’ouvrir les yeux et regardait.

Tout était encore sombre autour de lui, mais en bas, dans l’allée, le garçon de labour marchait d’un pas pesant ; il entrait dans la grange et ouvrait la lucarne du fenil, sur l’écurie, pour donner le fourrage aux bêtes. Les chaînes remuaient, les bœufs mugissaient tout bas, comme endormis, les sabots allaient et venaient.

Bientôt après, la mère Orchel descendait dans la cuisine ; Fritz, tout en écoutant la bonne femme allumer du feu et remuer les casseroles, écartait ses rideaux et voyait les petites fenêtres grises se découper en noir sur l’horizon pâle.

Quelquefois un nuage, léger comme un écheveau de pourpre, indiquait que le soleil allait paraître entre les deux côtes en face, dans dix minutes, un quart d’heure.

Mais déjà la ferme était pleine de bruits : dans la cour, le coq, les poules, le chien, tout allait, venait, caquetait, aboyait. Dans la cuisine, les casseroles tintaient, le feu pétillait, les portes s’ouvraient et se refermaient. Une lanterne passait dehors sous le hangar. On entendait trotter au loin les ouvriers arrivant de Bichelberg.

Puis, tout à coup, tout devenait blanc : c’était lui, le soleil, qui venait enfin de paraître. Il était là, rouge, étincelant comme de l’or. Fritz, le regardant monter entre les deux côtes, pensait : « Dieu est grand ! »

Et plus bas, voyant les ouvriers piocher, traîner la brouette, il se disait : « Ça va bien ! »

Il entendait aussi la petite Sûzel monter et descendre l’escalier en trottant comme une perdrix, déposer ses souliers cirés à la porte, et faire doucement, pour ne pas l’éveiller. Il souriait en lui-même, surtout quand le chien Mopsel se mettait à aboyer dans la cour et qu’il entendait la petite lui crier d’une voix étouffée :

« Chut ! chut ! Ah ! le gueux, il est capable d’éveiller M. Kobus !

— C’est étonnant, pensait-il, comme cette petite prend soin de moi ; elle devine tout ce qui peut me faire plaisir ! À force de dumfnoudels, j’en avais assez ; j’aurais voulu des œufs à la coque, elle m’en a fait sans que j’aie dit un mot ; ensuite j’avais assez d’œufs, elle m’a fait des côtelettes aux fines herbes… C’est une enfant pleine de bon sens ; cette petite Sûzel m’étonne ! »

Et, songeant à ces choses, il s’habillait et descendait ; les gens de la ferme avaient fini leur repas du matin ; ils attachaient la charrue et se mettaient en route.

La petite nappe blanche était déjà mise au bout de la table, le couvert, la chopine de vin et la grosse carafe d’eau fraîche dessus, toute scintillante de gouttelettes. Les fenêtres de la salle, ouvertes sur la vallée, laissaient entrer par bouffées les âpres parfums des bois.

En ce moment le père Christel arrivait déjà quelquefois de la côte, la blouse chargée de rosée et les souliers chargés de glèbe jaune.

« Eh bien, monsieur Kobus, s’écriait le brave homme, comment ça va-t-il ce matin ?

— Mais très-bien, père Christel ; je me plais de plus en plus ici, je suis comme un coq en pâte ; votre petite Sûzel ne me laisse manquer de rien. »

Si Sûzel se trouvait là, aussitôt elle rougissait et se sauvait bien vite, et le vieil anabaptiste disait :

« Vous faites trop d’éloges à cette enfant, monsieur Kobus ; vous la rendrez orgueilleuse d’elle-même.

— Bah ! bah ! il faut bien l’encourager, que diable ; c’est tout à fait une bonne petite femme de ménage ; elle fera la satisfaction de vos vieux jours, père Christel.

— Dieu le veuille, monsieur Kobus, Dieu le veuille, pour son bonheur et pour le nôtre !

Ils déjeunaient alors ensemble, puis allaient voir les travaux, qui marchaient très-bien et prenaient une belle tournure. Après cela, le fermier retournait aux champs, et Fritz rentrait fumer une bonne pipe dans sa chambre, les deux coudes au bord de sa fenêtre, sous le toit, regardant travailler les ouvriers, les gens de la ferme aller et venir, mener le bétail à la rivière, piocher le jardin, la mère Orchel semer des haricots, et Sûzel entrer dans l’étable, avec un petit cuveau de sapin bien propre pour traire les vaches, ce qu’elle faisait le matin vers sept heures, et le soir à huit heures, après le souper.

Souvent alors il descendait, afin de jouir de ce spectacle, car il avait fini par prendre goût au bétail, et c’était un véritable plaisir pour lui de voir ces bonnes vaches, calmes et paisibles, se retourner à l’approche de la petite Sûzel, avec leurs museaux roses ou bleuâtres, et se mettre à mugir en chœur comme pour la saluer.

« Allons, Schwartz ; allons, Horni… retournez-vous… laissez-moi passer ! » leur criait Sûzel en les poussant de sa petite main potelée.

Elles ne la quittaient pas de l’œil, tant elles l’aimaient ; et quand, assise sur son tabouret de bois à trois pieds, elle se mettait à traire, la grande Blanche ou la petite Rœsel se retournaient sans cesse pour lui donner un coup de langue, ce qui la fâchait plus qu’on ne peut dire.

« Je n’en viendrai jamais à bout, c’est fini ! » s’écriait-elle.

Et Fritz, regardant cela par la lucarne, riait de bon cœur.

Quelquefois, dans l’après-midi, il détachait la nacelle et descendait jusqu’aux roches grises de la forêt de bouleaux. Il jetait le filet sur ces fonds de sable ; mais rarement il prenait quelque chose, et, toujours en ramant pour remonter le courant jusqu’à la ferme, il pensait :

« Ah ! quelle bonne idée nous avons eue de creuser un réservoir ; d’un coup de filet, je vais avoir plus de poisson que je n’en prendrais en quinze jours dans la rivière. »

Ainsi s’écoulait le temps à la ferme, et Kobus s’étonnait de regretter si peu sa cave, sa cuisine, sa vieille Katel et la bière du Grand-Cerf, dont il s’était fait une habitude depuis quinze ans.

« Je ne pense pas plus à tout cela, se disait-il parfois le soir, que si ces choses n’avaient jamais existé. J’aurais du plaisir à voir le vieux rebbe David, le grand Frédéric Schoûltz, le percepteur Hâan, c’est vrai ; je ferais volontiers le soir une partie de youcker avec eux, mais je m’en passe très-bien, il me semble même que je me porte mieux, que j’ai les jambes plus dégourdies et meilleur appétit ; cela vient du grand air. Quand je retournerai là-bas, je vais avoir une mine de chanoine, fraîche, rose, joufflue ; on ne verra plus mes yeux, tant j’engraisse… Ah ! ah ! ah ! »

Un jour, Sûzel ayant eu l’idée de chercher en ville une poitrine de veau bien grasse, et de la farcir de petits oignons hachés et de jaunes d’œufs, et d’ajouter à ce dîner des beignets d’une sorte particulière, saupoudrés de cannelle et de sucre, Fritz trouva cela de si bon goût, qu’ayant appris que Sûzel avait seule préparé ces friandises, il ne put s’empêcher de dire à l’anabaptiste, après le repas :

« Écoutez, Christel, vous avez une enfant extraordinaire pour le bon sens et l’esprit. Où diable Sûzel peut-elle avoir appris tant de choses ? Cela doit être naturel.

— Oui, monsieur Kobus, dit le vieux fermier, c’est naturel : les uns naissent avec des qualités, et les autres n’en ont pas, malheureusement pour eux. Tenez, mon chien Mopsel, par exemple, est très-bon pour aboyer contre les gens ; mais si quelqu’un voulait en faire un chien de chasse, il ne serait plus bon à rien. Notre enfant, monsieur Kobus, est née pour conduire un ménage ; elle sait rouir le chanvre, filer, laver, battre le beurre, presser le fromage et faire la cuisine aussi bien que ma femme. On n’a jamais eu besoin de lui dire : « Sûzel, il faut s’y prendre de telle manière. » C’est venu tout seul, et voilà ce que j’appelle une vraie femme de ménage… dans deux ou trois ans, bien entendu, car, maintenant, elle n’est pas encore assez forte pour les grands travaux ; mais ce sera une vraie femme de ménage ; elle a reçu le don du Seigneur ; elle fait ces choses avec plaisir. « Quand on est forcé de porter son chien à la chasse, disait le vieux garde Frœlig, cela va mal ; les vrais chiens de chasse y vont tout seuls, on n’a pas besoin de leur dire : Ça, c’est un moineau, ça une caille ou une perdrix ; ils ne tombent jamais en arrêt devant une motte de terre comme devant un lièvre. » Mopsel, lui, ne ferait pas la différence. Mais quant à Sûzel, j’ose dire qu’elle est née pour tout ce qui regarde la maison.

— C’est positif, dit Fritz. Mais le don de la cuisine, voyez-vous, est une véritable bénédiction. On peut rouir le chanvre, filer, laver, tout ce que vous voudrez, avec des bras, des jambes et de la bonne volonté ; mais distinguer une sauce d’une autre, et savoir les appliquer à propos, voilà quelque chose de rare. Aussi j’estime plus ces beignets que tout le reste ; et pour les faire aussi bons, je soutiens qu’il faut mille fois plus de talent que pour lisser et filer cinquante aunes de toile.

— C’est possible, monsieur Kobus ; vous êtes plus fort sur ces articles que moi.

— Oui, Christel, et je suis si content de ces beignets, que je voudrais savoir comment elle s’y est prise pour les faire.

— Eh ! nous n’avons qu’à l’appeler, dit le vieux fermier ; elle nous expliquera cela. — Sûzel ! Sûzel ! »

Sûzel était justement en train de battre le beurre dans la cuisine, le tablier blanc à bavette serré à la taille, agrafé sur la nuque, et remontant du bas de sa petite jupe de laine bleue à son joli menton rose. Des centaines de petites taches blanches mouchetaient ses bras dodus et ses joues ; il y en avait jusque dans ses cheveux, tant elle mettait d’ardeur à son ouvrage. C’est ainsi qu’elle entra tout animée, demandant :

« Quoi donc, mon père ? »

Et Fritz, la voyant ainsi, fraîche et souriante, ses grands yeux bleus écarquillés d’un air naïf, et sa petite bouche entr’ouverte laissant apercevoir de jolies dents blanches, Fritz ne put s’empêcher de faire la réflexion qu’elle était appétissante comme une assiette de fraises à la crème.

« Qu’est-ce qu’il y a, mon père, fit-elle de sa petite voix gaie ; vous m’avez appelée ?

— Oui ; voici M. Kobus qui trouve tes beignets si bons, qu’il voudrait bien en connaître la recette. »

Alors Sûzel devint toute rouge de plaisir :

« Oh ! M. Kobus veut rire de moi. »

— Non, Sûzel ; ces beignets sont délicieux ; comment les as-tu faits, voyons ?

— Oh ! monsieur Kobus, ça n’est pas difficile… mais, si vous voulez, j’écrirai cela… vous pourriez oublier.

— Comment ! elle sait écrire, père Christel ?

— Elle tient tous les comptes de la ferme depuis deux ans, dit le vieil anabaptiste.

— Diable… diable… voyez-vous cela… mais c’est une vraie ménagère… Je n’oserai plus la tutoyer tout à l’heure… Eh bien, Sûzel, c’est convenu, tu écriras la recette. »

Alors Sûzel, heureuse comme une petite reine, rentra dans la cuisine, et Kobus alluma sa pipe en attendant le café.

« Et, dit la mère Orchel, Sûzel qui pensait vous servir des radis un de ces jours !

— Que voulez-vous, répondit Fritz, je ne demanderais pas mieux que de rester ; mais j’ai de l’argent à recevoir, des quittances à donner ; j’ai peut-être des lettres qui m’attendent. Et puis, dans une quinzaine, je reviendrai poser les grilles, alors je verrai tout ce que vous me dites.

— Enfin, puisqu’il le faut, dit le fermier, n’en parlons plus ; mais c’est fâcheux tout de même.

— Sans doute, Christel ; je le regrette aussi. »

La petite Sûzel ne dit rien, mais elle paraissait toute triste, et ce soir-là Kobus, fumant comme d’habitude une pipe à sa fenêtre, avant de se coucher, ne l’entendit pas chanter de sa jolie voix de fauvette, en lavant la vaisselle. Le ciel, à droite, vers Hunebourg, était rouge comme une braise, tandis que les coteaux en face, à l’autre bout de l’horizon, passaient des teintes d’azur au violet sombre, et finissaient par disparaître dans l’abîme.

La rivière, au fond de la vallée, fourmillait de poussière d’or ; et les saules, avec leurs longues feuilles pendantes, les joncs avec leurs flèches aiguës, les osiers et les trembles, papillotant à la brise, se dessinaient en larges hachures noires sur ce fond lumineux. Un oiseau des marais, quelque martin-pêcheur sans doute, jetait de seconde en seconde, dans le silence, son cri bizarre. Puis tout se tut, et Fritz se coucha.

Le lendemain, à huit heures, il avait déjeuné, et debout, le bâton à la main devant la ferme, avec le vieil anabaptiste et la mère Orchel, il allait partir.

« Mais où donc est Sûzel ? s’écria-t-il ; je ne l’ai pas encore vue ce matin.

— Elle doit être à l’étable ou dans la cour, dit la fermière.

— Eh bien, allez la chercher ; je ne puis quitter Meisenthâl sans lui dire adieu. »

Orchel entra dans la maison, et quelques instants après Sûzel paraissait, toute rouge.

« Hé ! Sûzel, arrive donc, lui cria Kobus ; il faut que je te remercie ; je suis content de toi, tu m’as bien traité. Et pour te prouver ma satisfaction, tiens, voici un goulden, dont tu feras ce que tu voudras.

Mais Sûzel, au lieu d’être joyeuse à ce cadeau, parut toute confuse.

« Merci, monsieur Kobus », dit-elle.

Et comme Fritz insistait, disant :

« Prends donc cela, Sûzel, tu l’as bien gagné… »

Elle, détournant la tête, se prit à fondre en larmes.

« Qu’est-ce que cela signifie ? dit alors le père Christel ; pourquoi pleures-tu ?

— Je ne sais pas, mon père », fit-elle en sanglotant.

Et Kobus de son côté pensa :

« Cette petite est fière, elle croit que je la traite comme une servante, et cela lui fait de la peine. »

C’est pourquoi, remettant le goulden dans sa poche, il dit :

« Écoute, Sûzel, je t’achèterai moi-même quelque chose, cela vaudra mieux. Seulement, il faut que tu me donnes la main ; sans cela, je croirai que tu es fâchée contre moi. »

Alors Sûzel, sa jolie figure cachée dans son tablier, et la tête penchée en arrière sur l’épaule, lui tendit la main ; et quand Fritz l’eut serrée, elle rentra dans l’allée en courant.

« Les enfants ont de drôles d’idées, dit l’anabaptiste. Tenez, elle a cru que vous vouliez la payer des choses qu’elle a faites de bon cœur.

— Oui, dit Kobus ; je suis bien fâché de l’avoir chagrinée. »

VIII

Kobus se lasse de la ferme, revient après quelques jours à la ville ; il va voir le vieux rebbe, qui le chicane toujours sur l’article du mariage :

Avant de répondre, David Sichel prit un air grave :

« Kobus, dit-il, je me rappelle une vieille histoire, dont chacun peut faire son profit. Avant d’être des ânes, disait cette histoire, les ânes étaient des chevaux ; ils avaient le jarret solide, la tête petite, les oreilles courtes et du crin à la queue, au lieu d’une touffe de poils. Or il advint qu’un de ces chevaux, le grand grand-père de tous les ânes, se trouvant un jour dans l’herbe jusqu’au ventre, se dit à lui-même : « Cette herbe est trop grossière pour moi ; ce qu’il me faut, c’est de la fine fleur, tellement délicate qu’un autre cheval n’en ait encore goûté de pareille. » Il sortit de ce pâturage, à la recherche de sa fine fleur. Plus loin, il trouva des herbes plus grossières que celles qu’il venait de quitter : il s’en indigna. Plus loin, au bord d’un marais, il trouva des flèches d’eau et marcha par-dessus. Puis il fit le tour du marais, entra dans un pays aride, toujours à la recherche de sa fine fleur ; mais il ne trouva même plus de mousse. Il eut faim, il regarda de tous côtés, vit des chardons dans un creux… et les mangea de bon appétit. Alors ses oreilles poussèrent ; il eut une touffe de poils à la queue, il voulut hennir, et se mit à braire : c’était le premier des ânes ! »

Fritz, au lieu de rire à cette histoire, en fut vexé sans savoir pourquoi.

« Et s’il n’avait pas mangé de chardons ? dit-il.

— Alors, il aurait été moins qu’un âne vivant, il aurait été un âne mort.

— Tout cela ne signifie rien, David.

— Non : seulement, il vaut mieux se marier jeune, que de prendre sa servante pour femme, comme font tous les vieux garçons. Crois-moi…

— Va-t’en au diable ! s’écria Kobus en se levant. Voici midi qui sonne, et je n’ai pas le temps de te répondre. »

David l’accompagna jusque sur le seuil, riant en lui-même.

Et comme ils se séparaient :

« Écoute, Kobus, fit-il d’un air fin, tu n’as pas voulu des femmes que je t’ai présentées, tu n’as peut-être pas eu tort. Mais bientôt tu t’en chercheras une toi-même.

Posché-isroel ! répondit Kobus, posché-isroel ! »

Il haussa les épaules, joignit les mains d’un air de pitié et s’en alla.

« David, criait Sourlé dans la cuisine, le dîner est prêt, mets donc la table ! »

Mais le vieux rebbe, ses yeux fins plissés d’un air ironique, suivit Fritz du regard jusque hors la porte cochère : puis il rentra, riant tout bas de ce qui venait d’arriver.

IX

L’ennui le reprend à la ville, il regrette à son insu la ferme et la petite Sûzel. Il retrouve dans sa poche la recette des beignets de Sûzel. Il en commande à Katel, mais il ne les trouve pas si bons.

Survient le rebbe, le faiseur de mariages.

« Quel chagrin as-tu ?

— De ce que tu ne puisses pas vider un verre de vin avec moi et goûter ces beignets : quelque chose d’extraordinaire ! »

David s’assit en riant à son tour.

« Tu les a inventés, n’est-ce pas ? dit-il. Tu fais toujours des inventions pareilles.

— Non, rebbe, non ; ce n’est ni moi ni Katel. Je serais fier d’avoir inventé ces beignets, mais rendons à César ce qui est à César : l’honneur en revient à la petite Sûzel… tu sais, la fille de l’anabaptiste ?

— Ah ! dit le vieux rebbe en attachant sur Kobus son œil gris ; tiens ! tiens !… et tu les trouves si bons.

— Délicieux, David !

— Hé ! hé ! hé ! oui… cette petite est capable de tout… même de satisfaire un gourmand de ton espèce.

Puis, changeant de ton :

« Cette petite Sûzel m’a plu d’abord, dit-il ; elle est intelligente. Dans trois ou quatre ans, elle connaîtra la cuisine comme ta vieille Katel ; elle conduira son mari par le bout du nez : et si c’est un homme d’esprit, lui-même reconnaîtra que c’était le plus grand bonheur qui pût lui arriver.

— Ah ! ah ! ah ! cette fois, David, je suis d’accord avec toi, fit Kobus ; tu ne dis rien de trop. C’est étonnant que le père Christel et la mère Orchel, qui n’ont pas quatre idées dans la tête, aient mis ce joli petit être au monde. Sais-tu qu’elle conduit déjà tout à la ferme ?

— Qu’est-ce que je disais ? s’écria David, j’en suis sûr ! Vois-tu, Kobus, quand une femme a de l’esprit, qu’elle n’est point glorieuse, qu’elle ne cherche pas à rabaisser son mari pour s’élever elle-même, tout de suite elle se rend maîtresse ; on est heureux, en quelque sorte, de lui obéir. »

En ce moment, je ne sais quelle idée passa par la tête de Fritz, il observa le vieux rebbe du coin de l’œil et dit :

« Elle fait très-bien les beignets, mais quant au reste…

— Et moi, s’écria David, je dis qu’elle fera le bonheur du brave fermier qui l’épousera, et que ce fermier-là deviendra riche et sera très-heureux ! Depuis que j’observe les femmes, et il y a pas mal de temps, je crois m’y connaître, je sais tout de suite ce qu’elles sont et ce qu’elles valent, ce qu’elles seront et ce qu’elles vaudront. Eh bien ! cette petite Sûzel m’a plu, et je suis content d’apprendre qu’elle fasse si bien les beignets. »

Ainsi rêvait Fritz en entrant dans sa chambre, et, s’étant couché, ces idées le suivirent encore quelque temps, puis il s’endormit.

Le lendemain, il n’y songeait plus, quand ses yeux tombèrent sur le vieux clavecin entre le buffet et la porte. C’était un petit meuble en bois de rose, à pieds grêles terminés en poire, et qui n’avait que cinq octaves. Depuis trente ans il restait là ; Katel y déposait ses assiettes avant le dîner, et Kobus y jetait ses habits. À force de le voir, il n’y pensait plus ; mais alors il lui sembla le retrouver après une longue absence. Il s’habilla tout rêveur ; puis, regardant par la fenêtre, il vit Katel dehors, en train de faire ses provisions au marché. S’approchant aussitôt du clavecin, il l’ouvrit et passa les doigts sur ses touches jaunes : un son grêle s’échappa du petit meuble, et le bon Kobus, en moins d’une seconde, revit les trente années qui venaient de s’écouler. Il se rappela madame Kobus, sa mère, une femme jeune encore, à la figure longue et pâle, jouant du clavecin ; M. Kobus, le juge de paix, assis auprès d’elle, son tricorne au bâton de la chaise, écoutant, et lui, Fritz, tout petit, assis à terre, avec le cheval de carton, criant : « Hue ! hue ! » pendant que le bonhomme levait le doigt et faisait : « Chut ! » Tout cela lui passa devant les yeux, et bien d’autres choses encore.

Il s’assit, essaya quelques vieux airs et joua le Troubadour et l’antique romance du Croisé.

« Je n’aurais jamais cru me rappeler d’une seule note, se dit-il ; c’est étonnant comme ce vieux clavecin a gardé l’accord ; il me semble l’avoir entendu hier. »

Et se baissant, il se mit à tirer les vieux cahiers de leur caisse : le Siége de Prague, la Cenerentola, l’ouverture de la Vestale, et puis de vieilles romances d’amour, de petits airs gais, mais toujours de l’amour : l’amour qui rit et l’amour qui pleure : rien en deçà, rien au-delà !

Kobus, deux ou trois mois auparavant, n’aurait pas manqué de se faire du bon sang avec tous ces Lucas aux jarretières roses, et ces Arthurs au plumet noir ; il avait lu jadis Werther, et s’était tenu les côtes tout le long de l’histoire ; mais maintenant, il trouvera cela fort beau.

« Hâan a bien raison, se disait-il, on ne fait plus d’aussi jolis couplets :

« Rosette,
« Si bien faite,
« Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir ! »

Comme c’est simple ! comme c’est naturel !

« Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir ! »

À la bonne heure ! voilà de la poésie ; cela dit des choses profondes, dans un langage naïf. Et la musique ! »

Il se mit à jouer en chantant :

« Rosette,
« Si bien faite,
« Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir ! »

Il ne se lassait pas de répéter la vieille romance, et cela durait bien depuis vingt minutes, lorsqu’un petit bruit s’entendit à la porte ; quelqu’un frappait.

Voici David, se dit-il en refermant bien vite le clavecin : c’est lui qui rirait, s’il m’entendait chanter Rosette ! »

Il attendit un instant, et, voyant que personne n’entrait, il alla lui-même lui ouvrir ; mais qu’on juge de sa surprise en apercevant la petite Sûzel, toute rose et toute timide, avec son petit bonnet blanc, son fichu bleu de ciel et son panier, qui se tenait là derrière la porte.

« Hé ! c’est toi, Sûzel ! fit-il comme émerveillé.

— Oui, monsieur Kobus, dit la petite : depuis longtemps j’attends mademoiselle Katel dans la cuisine, et, comme elle ne vient pas, j’ai pensé qu’il fallait tout de même faire ma commission avant de partir.

— Quelle commission donc, Sûzel ?

— Mon père m’envoie vous prévenir que les grilles sont prêtes et qu’on va les mettre.

— Je chantais. Tu m’as peut-être entendu de la cuisine… ; ça t’a fait bien rire, n’est-ce pas ?

— Oh ! monsieur Kobus, au contraire, ça me rendait toute triste ; la belle musique me rend toujours triste. Je ne savais pas qui faisait cette belle musique.

— Attends, dit Fritz, je vais te jouer quelque chose de gai pour te réjouir. »

Il était heureux de montrer son talent à Sûzel, et commença la Reine de Prusse. Ses doigts sautaient d’un bout du clavecin à l’autre, il marquait la mesure du pied, et, de temps en temps, regardait la petite dans le miroir en face, en se pinçant les lèvres comme il arrive lorsqu’on a peur de faire de fausses notes. On aurait dit qu’il jouait devant toute la ville. Sûzel, elle, ses grands yeux bleus écarquillés d’admiration et sa petite bouche rose entr’ouverte, semblait en extase.

Et quand Kobus eut fini sa valse, et qu’il se retourna tout content de lui-même :

« Oh ! que c’est beau, dit-elle, que c’est beau !

— Bah ! fit-il, ça, ce n’est encore rien. Mais tu vas entendre quelque chose de magnifique, le Siége de Prague ; on entend rouler les canons ; écoute un peu. »

Il se mit alors à jouer le Siége de Prague avec un enthousiasme extraordinaire ; le vieux clavecin bourdonnait et frissonnait jusque dans ses petites jambes. Et quand Kobus entendait la petite Sûzel soupirer tout bas : « Oh ! que c’est beau ! » cela lui donnait une ardeur, mais une ardeur vraiment incroyable ; il ne se sentait plus de bonheur.

Après le Siége de Prague, il joua la Cenerentola ; après la Cenerentola, la grande ouverture de la Vestale ; et puis, comme il ne savait plus que jouer, et que Sûzel disait toujours : « Oh ! que c’est beau, monsieur Kobus ! oh ! quelle belle musique vous faites ! » il s’écria :

« Oui, c’est beau ; mais si je n’étais pas enrhumé, je te chanterais quelque chose, et c’est alors que tu verrais, Sûzel ! Mais c’est égal, je vais essayer tout de même ; seulement je suis enrhumé, c’est dommage. »

Et tout en parlant de la sorte, il se mit à chanter d’une voix aussi claire qu’un coq qui s’éveille au milieu de ses poules :

« Rosette,
« Si bien faite,
« Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir ! »

 

Il balançait la tête lentement, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles, et chaque fois qu’il arrivait à la fin d’un couplet, pendant une demi-heure il répétait d’un ton lamentable, en se penchant au dos de sa chaise, le nez en l’air, et en se balançant comme un malheureux :

« Donne-moi ton cœur,
« Donne-moi ton cœur….
« Ou je vas mourir… ou je vas mourir !
« Je vas mourir… mourir… mourir !… »

De sorte qu’à la fin, la sueur lui coulait sur la figure.

Sûzel, toute rouge et comme honteuse d’une pareille chanson, se penchait sans oser le regarder ; et Kobus s’étant retourné pour lui entendre dire : « Que c’est beau ! que c’est beau ! » il la vit ainsi soupirant tout bas, les mains sur ses genoux, les yeux baissés.

Katel entra ; il lui dit :

« Ah ! c’est bon… Tiens… voilà Sûzel qui t’attend depuis une heure. »

X

Sûzel s’en va toute pensive. Kobus réfléchit, rougit en lui-même et s’excuse par un billet à son fermier. Il va au Grand-Cerf le soir. Le percepteur l’engage à l’accompagner dans une tournée pour passer le temps. Il y consent ; il s’achemine avec lui de village en village pendant quinze jours. Ses soucis augmentent. Il pensait à Sûzel ; il revient à la ville ; il s’endort.

Dieu sait à quelle heure Fritz s’endormit cette nuit-là ; mais il faisait grand jour lorsque Katel entra dans sa chambre et qu’elle vit les persiennes fermées.

« C’est toi, Katel, dit-il en se détirant les bras ; qu’est-ce qui se passe ?

— Le père Christel vient vous voir, monsieur. Il attend depuis une demi-heure.

— Ah ! le père Christel est là. Eh bien, qu’il entre. Entrez donc, Christel. Katel, pousse les volets. Eh ! bonjour, bonjour, père Christel ; tiens, tiens, c’est vous ! » fit-il en serrant les deux mains du vieil anabaptiste, debout devant son lit, avec sa barbe grisonnante et son grand feutre noir.

Il le regardait la face épanouie. Christel était tout étonné d’un accueil si enthousiaste.

« Oui, monsieur Kobus, dit-il en souriant, j’arrive de la ferme pour vous apporter un petit panier de cerises… Vous savez, de ces cerises croquantes du cerisier derrière le hangar que vous avez planté vous-même il y a douze ans. »

Alors Fritz vit sur la table une corbeille de cerises rangées et serrées avec soin dans de grandes feuilles de fraisiers qui pendaient tout autour. Elles étaient si fraîches, si appétissantes et si belles qu’il en fut émerveillé :

« Ah ! c’est bon, c’est bon ! Oui, j’aime beaucoup ces cerises-là ! s’écria-t-il. Comment ! vous avez pensé à moi, père Christel ?

— C’est la petite Sûzel, répondit le fermier : elle n’avait pas de cesse et pas de repos. Tous les jours elle allait voir le cerisier et disait : « Quand vous irez à Hunebourg, mon père, les cerises sont mûres. Vous savez que M. Kobus les aime ! » Enfin, hier soir, je lui ai dit : « J’irai demain ! et ce matin au petit jour, elle a pris l’échelle et elle est allée les cueillir. »

Fritz, à chaque parole du père Christel, sentait comme un baume rafraîchissant s’étendre dans tout son corps. Il aurait voulu embrasser le brave homme, mais il se contint, et s’écria :

« Katel, apporte donc ces cerises par ici, que je les goûte. »

Et Katel les ayant apportées, il les admira d’abord. Il lui semblait voir Sûzel étendre ces feuilles vertes au fond de la corbeille, puis déposer les cerises dessus, ce qui lui procurait une satisfaction intérieure, et même un attendrissement qu’on ne pourrait croire. Enfin, il les goûta, les savourant lentement et avalant les noyaux.

« Comme c’est frais ! disait-il, comme c’est ferme, ces cerises qui viennent de l’arbre ! On n’en trouve pas de pareilles sur le marché. C’est encore plein de rosée, et ça conserve tout son goût naturel, toute sa force et toute sa vie. »

Christel le regardait d’un air joyeux.

« Vous aimez bien les cerises ? fit-il.

— Oui, c’est mon bonheur. Mais asseyez-vous donc, asseyez-vous. »

Il posa la corbeille sur le lit, entre ses genoux, et, tout en causant, il prenait de temps en temps une cerise et la savourait, les yeux comme troublés de plaisir.

« Ainsi, père Christel, reprit-il, tout le monde se porte bien chez vous…, la mère Orchel ?

— Très-bien, monsieur Kobus.

— Et Sûzel aussi ?

— Oui, Dieu merci, tout va bien. Depuis quelques jours, Sûzel paraît seulement un peu triste. Je la croyais malade, mais c’est l’âge qui fait cela, monsieur Kobus ; les enfants deviennent rêveurs à cet âge. »

Fritz, se rappelant la scène du clavecin, devint tout rouge et dit en toussant :

« C’est bon… oui… oui… Tiens, Katel, mets ces cerises dans l’armoire, je serais capable de les manger toutes avant le dîner. Faites excuse, père Christel, il faut que je m’habille.

— Ne vous gênez pas, monsieur Kobus, ne vous gênez pas. »

Tout en s’habillant, Fritz reprit :

« Mais vous n’arrivez pas de Meisenthâl seulement pour m’apporter des cerises ?

— Ah non ! j’ai d’autres affaires en ville. Vous savez, quand vous êtes venu la dernière fois à la ferme, je vous ai montré deux bœufs à l’engrais. Quelques jours après votre départ, Schmoûle les a achetés. Nous sommes tombés d’accord à trois cent cinquante florins. Il devait les prendre le 1er juin, ou me payer un florin pour chaque jour de retard. Mais voilà bientôt trois semaines qu’il me laisse ces bêtes à l’écurie. Sûzel est allée lui dire que cela m’ennuyait beaucoup ; et comme il ne répondait pas, je l’ai fait assigner devant le juge de paix. Il n’a pas nié d’avoir acheté les bœufs, mais il a dit que rien n’était convenu pour la livraison, ni sur le prix des jours de retard. Et comme le juge n’avait pas d’autre preuve, il a déféré le serment à Schmoûle, qui doit le prêter aujourd’hui, à dix heures, entre les mains du vieux rebbe David Sichel, car les juifs ont leur manière de prêter serment.

— Ah bon ! fit Kobus, qui venait de mettre sa capote et décrochait son feutre. Voici bientôt dix heures, je vous accompagne chez David, et, aussitôt après, nous reviendrons dîner. Vous dînez avec moi.

— Oh ! monsieur Kobus, j’ai mes chevaux à l’auberge du Bœuf-Rouge.

— Bah ! bah ! vous dînerez avec moi. Katel, tu nous feras un bon dîner. J’ai du plaisir à vous voir, Christel.

Ils sortirent.

Tout en marchant, Fritz se disait en lui-même :

« N’est-ce pas étonnant ? Ce matin, je rêvais de Sûzel, et voilà que son père m’apporte des cerises qu’elle a cueillies pour moi. C’est merveilleux, merveilleux ! »

Et la joie intérieure rayonnait sur sa figure, il reconnaissait en ces choses le doigt de Dieu.

XI

Quelle scène ! égale au cerisier de Jean-Jacques Rousseau.

Il erre dans les environs de la ville et trouve ses amis Hâan et Schoûltz jouant aux boules. Il apprend que le lendemain c’est la fête de Rischen, qu’on y dansera, et que Sûzel et sa famille pourront bien y être. Il se charge d’y conduire ses amis, va chez le maître de poste et s’arrange avec lui pour une magnifique berline, deux chevaux de choix et le postillon Zimmer qui a eu l’honneur de conduire l’empereur Napoléon. La description de sa toilette pour jeter de la poudre aux yeux des habitants de Rischen et peut-être de Sûzel est merveilleuse de vérité. Stern n’a rien de mieux.

La berline roule sur le pavé, toute la ville est aux fenêtres.

Alors tous trois se levèrent, et, se penchant à la fenêtre, ils virent la berline que Fritz avait louée, s’approchant au trot, et le vieux postillon Zimmer, avec sa grosse perruque de chanvre tressée autour des oreilles, son gilet blanc, sa veste brodée d’argent, ses culottes de daim et ses grosses bottes remontant au-dessus des genoux, qui regardait en l’air en claquant du fouet à tour de bras.

« En route ! » s’écria Kobus.

Il se coiffa de son feutre, tandis que les deux autres se regardaient ébahis. Ils ne pouvaient croire que la berline fût pour eux, et seulement lorsqu’elle s’arrêta devant la porte, Hâan partit d’un immense éclat de rire et se mit à crier :

« À la bonne heure ! à la bonne heure ! Kobus fait les choses en grand ! Ah ! ah ! ah ! la bonne farce ! »

Ils descendirent, suivis de la vieille servante qui souriait, et Zimmer, les voyant approcher dans le vestibule, se tourna sur son cheval, disant :

« À la minute, monsieur Kobus ! vous voyez, à la minute !

— Oui, c’est bon, Zimmer, répondit Fritz en ouvrant la berline. Allons, montez, vous autres. Est-ce qu’on ne peut pas rabattre le manteau ?

— Pardon, monsieur Kobus, vous n’avez qu’à tourner le bouton, cela descend tout seul. »

Ils montèrent donc, heureux comme des princes. Fritz s’assit et rabattit la capote. Il était à droite, Hâan à gauche, Schoûltz au milieu.

Plus de cent personnes les regardaient sur les portes et le long des fenêtres, car les voitures de poste ne passent pas d’habitude par la rue des Acacias, elles suivent la grande route. C’était quelque chose de nouveau d’en voir une sur la place.

Je vous laisse à penser la satisfaction de Schoûltz et de Hâan.

« Ah ! s’écria Schoûltz en se tâtant les poches, ma pipe est restée sur la table. »

— Nous avons des cigares, dit Fritz en leur passant des cigares qu’ils allumèrent aussitôt et qu’ils se mirent à fumer renversés sur leur siége, les jambes croisées, le nez en l’air et le bras arrondi derrière la tête.

Katel paraissait aussi contente qu’eux.

« Y sommes-nous, monsieur Kobus ? demanda Zimmer.

— Oui, en route, et doucement, dit-il, doucement jusqu’à la porte de Hildebrandt. »

Zimmer, alors, claquant du fouet, tira les rênes, et les chevaux repartirent au petit trot, pendant que le vieux postillon embouchait son cornet et faisait retentir l’air de ses fanfares.

Katel, sur le seuil, les suivit du regard jusqu’au détour de la rue. C’est ainsi qu’ils traversèrent Hunebourg d’un bout à l’autre. Le pavé résonnait au loin, les fenêtres se remplissaient de figures ébahies, et eux, nonchalamment renversés comme de grands seigneurs, ils fumaient sans tourner la tête et semblaient n’avoir fait autre chose toute leur vie que de rouler en chaise de poste.

Enfin, au frémissement du pavé succéda le bruit moins fort de la route. Ils passèrent sous la porte de Hildebrandt, et Zimmer, remettant son cor en sautoir, reprit le fouet. Deux minutes après, ils filaient comme le vent sur la route de Bischem : les chevaux bondissaient, la queue flottante, le clic-clac du fouet s’entendait au loin sur la campagne. Les peupliers, les champs, les prés, les buissons, tout cela courait le long de la route.

Fritz, la face épanouie et les yeux au ciel, rêvait à Sûzel. Il la voyait d’avance, et, rien qu’à cette pensée, ses yeux se remplissaient de larmes.

« Va-t-elle être étonnée de me voir ! pensait-il. Se doute-t-elle de quelque chose ? Non, mais bientôt, bientôt elle saura tout… Il faut que tout se sache ! »

Le gros Hâan fumait gravement et Schoûltz avait posé sa casquette derrière lui, dans les plis du manteau, pour écarter ses longs cheveux blonds filasse grisonnants où passait la brise.

« Moi, disait Hâan, voilà comment je comprends les voyages ! Ne me parlez pas de ces vieilles pataches, de ces vieux paniers à salade qui vous éreintent, j’en ai par-dessus le dos ; mais aller ainsi, c’est autre chose. Tu le croiras si tu veux, Kobus, il ne me faudrait pas quinze jours pour m’habituer à ce genre de voiture.

— Ah ! ah ! ah ! criait Schoûltz, je le crois bien ; tu n’es pas difficile. »

Fritz rêvait.

« Pour combien de temps en avons-nous ? demandait-il à Zimmer.

— Pour deux heures, monsieur. »

Alors il pensait :

« Pourvu qu’elle soit là-bas ! pourvu que le vieux Christel ne se soit pas ravisé ! »

Cette crainte l’assombrissait. Mais, un instant après, la confiance lui revenait, un flot de sang lui colorait les joues.

« Elle est là, pensait-il, j’en suis sûr. C’est impossible autrement. »

Et tandis que Hâan et Schoûltz se laissaient bercer, qu’ils s’étendaient, riant en eux-mêmes, et laissant filer la fumée tout doucement de leurs lèvres, pour mieux la savourer, lui se dressait à chaque seconde, regardant en tous sens et trouvant que les chevaux n’allaient pas assez vite.

XII

Ils arrivent, ils dînent ; ils raillent les Prussiens ; ils sortent bras dessus, bras dessous, dans la tente où l’on danse. Iôsef, le chef d’orchestre, s’élance dans les bras avinés de Kobus ; la foule s’étonne de cette intimité du pauvre musicien avec un homme si magnifique.

Longtemps il la chercha, de plus en plus inquiet ; enfin il la découvrit au loin, cachée derrière une guirlande de chêne tombant du pilier à droite de la porte. Sûzel, à demi effacée derrière cette guirlande, inclinait la tête sous les grosses feuilles vertes, et regardait timidement, à la fois craintive et désireuse d’être vue.

Elle n’avait que ses beaux cheveux blonds tombant en longues nattes sur ses épaules pour toute parure ; un fichu de soie bleue voilait sa gorge naissante ; un petit corset de velours à bretelles blanches dessinait sa taille gracieuse ; et près d’elle se tenait, droite comme un I, la grand’mère Annah, ses cheveux gris fourrés sous le béguin noir, et les bras pendants. Ces gens n’étaient pas venus pour danser, ils étaient venus pour voir, et se tenaient au dernier rang de la foule.

Les joues de Fritz s’animèrent ; il descendit de l’estrade et traversa la hutte au milieu de l’attention générale. Sûzel, le voyant venir, devint toute pâle et dut s’appuyer contre le pilier ; elle n’osait plus le regarder. Il monta quatre marches, écarta la guirlande, et lui prit la main en disant tout bas :

« Sûzel, veux-tu danser avec moi le treieleins ? »

Elle alors, levant ses grands yeux bleus comme en rêve, de pâle qu’elle était, devint toute rouge :

« Oh ! oui, monsieur Kobus ! » fit-elle en regardant la grand’mère.

La vieille inclina la tête au bout d’une seconde, et dit : « C’est bien… tu peux danser. » Car elle connaissait Fritz pour l’avoir vu venir à Bischem, dans le temps, avec son père.

Ils descendirent donc dans la salle. Les valets de danse, le chapeau de paille couvert de banderoles, faisaient le tour de la baraque au pied de la rampe, agitant d’un air joyeux leurs martinets de rubans, pour faire reculer le monde. Hâan et Schoûltz se promenaient encore, à la recherche de leurs danseuses ; Iôsef, debout devant son pupitre, attendait ; Bockel, sa contre-basse contre la jambe tendue, et Andrès, son violon sous le bras, se tenaient à ses côtés ; ils devaient seuls l’accompagner.

La petite Sûzel, au bras de Fritz au milieu de cette foule, jetait des regards furtifs, pleins de ravissement intérieur et de trouble ; chacun admirait les longues nattes de ses cheveux, tombant derrière elle jusqu’au bas de sa petite jupe bleu-clair bordée de velours ; ses petits souliers ronds, dont les rubans de soie noire montaient en se croisant autour de ses bas d’une blancheur éblouissante ; ses lèvres roses, son menton arrondi, son cou flexible et gracieux.

Plus d’une belle fille l’observait d’un œil sévère, cherchant quelque chose à reprendre, tandis que son joli bras, nu jusqu’au coude, suivant la mode du pays, reposait sur le bras de Fritz avec une grâce naïve ; mais deux ou trois vieilles, les yeux plissés, souriaient dans leurs rides et disaient sans se gêner : « Il a bien choisi ! »

Kobus, entendant cela, se retournait vers elles avec satisfaction. Il aurait voulu dire aussi quelque galanterie à Sûzel, mais rien ne lui venait à l’esprit : il était trop heureux.

Enfin Hâan tira du troisième banc à gauche une femme haute de six pieds, noire de cheveux, avec un nez en bec d’aigle et des yeux perçants, laquelle se leva toute droite et sortit d’un air majestueux. Il aimait ce genre de femmes ; c’était la fille du bourgmestre. Hâan semblait tout glorieux de son choix : il se redressait en arrangeant son jabot, et la grande fille, qui le dépassait de la moitié de la tête, avait l’air de le conduire.

Au même instant, Schoûltz amenait une petite femme rondelette, du plus beau roux qu’il soit possible de voir, mais gaie, souriante, et qui lui sauta brusquement au coude, comme pour l’empêcher de s’échapper.

Ils prirent donc leurs distances, pour se promener autour de la salle, comme cela se fait d’habitude. À peine avaient-ils achevé le premier tour, que Iôsef s’écria :

« Kobus, y es-tu ? »

Pour toute réponse, Fritz prit Sûzel à la taille du bras gauche, et lui tenant la main en l’air, à l’ancienne mode galante du dix-huitième siècle, il l’enleva comme une plume. Iôsef commença sa valse par trois coups d’archet. On comprit aussitôt que ce serait quelque chose d’étrange ; la valse des Esprits de l’air, le soir, quand on ne voit plus au loin sur la plaine qu’une ligne d’or, que les feuilles se taisent, que les insectes descendent, et que le chantre de la nuit prélude par trois notes : la première grave, la seconde tendre, et la troisième si pleine d’enthousiasme qu’au loin le silence s’établit pour entendre.

Ainsi débuta Iôsef, ayant bien des fois, dans sa vie errante, pris des leçons du chantre de la nuit, le coude dans la mousse, l’oreille dans la main, et les yeux fermés, perdu dans les ravissements célestes. Et s’animant ensuite, comme le grand maître aux ailes frémissantes, qui laisse tomber chaque soir, autour du nid où repose sa bien-aimée, plus de notes mélodieuses que la rosée ne laisse tomber de perles sur l’herbe des vallons, sa valse commença rapide, folle, étincelante : les Esprits de l’air se mirent en route, entraînant Fritz et Sûzel, Hâan et la fille du bourgmestre, Schoûltz et sa danseuse dans des tourbillons sans fin. Bockel soupirait la basse lointaine des torrents, et le grand Andrès marquait la mesure de traits rapides et joyeux comme de cris d’hirondelles fendant l’air ; car si l’inspiration vient du ciel et ne connaît que sa fantaisie, l’ordre et la mesure doivent régner sur la terre !

Et maintenant, représentez-vous les cercles amoureux de la valse qui s’enlacent, les pieds qui voltigent, les robes qui flottent et s’arrondissent en éventail ; Fritz, qui tient la petite Sûzel dans ses bras, qui lui lève la main avec grâce, qui la regarde enivré, tourbillonnant tantôt comme le vent et tantôt se balançant en cadence, souriant, rêvant, la contemplant, puis encore s’élançant avec une nouvelle ardeur ; tandis qu’à son tour, les reins cambrés, ses deux longues tresses flottant comme des ailes, et sa charmante petite tête rejetée en arrière, elle le regarde en extase, et que ses petits pieds effleurent à peine le sol.

Le gros Hâan, les deux mains sur les épaules de sa grande danseuse, tout en galopant, se balançant et frappant du talon, la contemplait de bas en haut d’un air d’admiration profonde ; elle, avec son grand nez, tourbillonnait comme une girouette.

Schoûltz, à demi courbé, ses grandes jambes pliées, tenait sa petite rousse sous les bras, et tournait, tournait sans interruption avec une régularité merveilleuse, comme une bobine dans son dévidoir ; il arrivait si juste à la mesure, que tout le monde en était ravi.

Mais c’étaient Fritz et la petite Sûzel qui faisaient l’admiration universelle, à cause de leur grâce et de leur air bienheureux. Ils n’étaient plus sur la terre, ils se berçaient dans le ciel ; cette musique qui chantait, qui riait, qui célébrait le bonheur, l’enthousiasme, l’amour, semblait avoir été faite pour eux : toute la salle les contemplait, et eux ne voyaient plus qu’eux-mêmes. On les trouvait si beaux, que parfois un murmure d’admiration courait dans la Madame Hütte ; on aurait dit que tout allait éclater : mais le bonheur d’entendre la valse forçait les gens à se taire. Ce n’est qu’au moment où Hâan, devenu comme fou d’enthousiasme en contemplant la grande fille du bourgmestre, se dressa sur la pointe des pieds et la fit pirouetter deux fois en criant d’une voix retentissante : You ! et qu’il retomba d’aplomb après ce tour de force ; et qu’au même instant Schoûltz, levant sa jambe droite, la fit passer, sans manquer la mesure, au-dessus de la tête de sa petite rousse, et que d’une voix rauque, en tournant comme un véritable possédé, il se mit à crier : « You ! you ! you ! you ! you ! you ! » ce n’est qu’à ce moment que l’admiration éclata par des trépignements et des cris qui firent trembler la baraque.

Jamais, jamais on n’avait vu danser si bien ; l’enthousiasme dura plus de cinq minutes ; et quand il finit par s’apaiser, on entendit avec satisfaction la valse des Esprits de l’air reprendre le dessus, comme le chant du rossignol après un coup de vent dans les bois.

Alors Schoûltz et Hâan n’en pouvaient plus ; la sueur leur coulait le long des joues ; ils se promenaient, l’un la main sur l’épaule de sa danseuse, l’autre portant en quelque sorte la sienne pendue au bras.

Sûzel et Fritz tournaient toujours : les cris, les trépignements de la foule ne leur avaient rien fait : et quand Iôsef, lui-même épuisé, jeta de son violon le dernier soupir d’amour, ils s’arrêtèrent juste en face du père Christel et d’un autre vieil anabaptiste qui venait d’entrer dans la salle, et qui les regardaient comme émerveillés.

« Hé ! c’est vous, père Christel ! s’écria Fritz tout joyeux. Vous le voyez, Sûzel et moi nous dansons ensemble.

— C’est beaucoup d’honneur pour nous, monsieur Kobus, répondit le fermier en souriant, beaucoup d’honneur ; mais la petite s’y connaît donc ! Je croyais qu’elle n’avait jamais fait un tour de valse.

— Père Christel, Sûzel est un papillon, une véritable petite fée : elle a des ailes ! »

Sûzel se tenait à son bras, les yeux baissés, les joues rouges ; et le père Christel, la regardant d’un air heureux, lui demanda :

« Mais Sûzel, qui donc t’a montré la danse ? Cela m’étonne !

— Mayel et moi, dit la petite, nous faisons quelquefois deux ou trois tours dans la cuisine pour nous amuser. »

Alors les gens penchés autour d’eux se mirent à rire, et l’autre anabaptiste s’écria :

« Christel, à quoi penses-tu donc ?… Est-ce que les filles ont besoin d’apprendre à valser ?… est-ce que cela ne leur vient pas tout seul ?… Ah ! ah ! ah ! »

Fritz, sachant que Sûzel n’avait jamais dansé qu’avec lui, sentait comme de bonnes odeurs lui monter au nez ; il aurait voulu chanter, mais, se contenant :

« Tout cela, dit-il, n’est que le commencement de la fête. C’est maintenant que nous allons nous en donner ! Vous resterez avec nous, père Christel ; Hâan et Schoûltz sont aussi là-bas ; nous allons danser jusqu’au soir, et nous souperons ensemble au Mouton-d’Or.

— Çà, dit Christel, sauf votre respect, monsieur Kobus, et malgré tout le plaisir que j’aurais à rester, je ne puis le prendre sur moi ; il faut que je parte… et je venais justement chercher Sûzel.

— Chercher Sûzel !

— Oui, monsieur Kobus.

— Et pourquoi ?

— Parce que l’ouvrage presse à la maison : nous sommes au temps des récoltes… le vent peut tourner du jour au lendemain. C’est déjà beaucoup d’avoir perdu deux jours dans cette saison ; mais je ne m’en fais pas de reproche, car il est dit : « Honore ton père et ta mère ! » et de venir voir sa mère deux ou trois fois l’an, ce n’est pas trop. Maintenant il faut partir. Et puis, la semaine dernière, à Hunebourg, vous m’avez tellement réjoui, que je ne suis rentré que vers dix heures. Si je restais, ma femme croirait que je prends de mauvaises habitudes ; elle serait inquiète.

Fritz était tout déconcerté. Ne sachant que répondre, il prit Christel par le bras, et le conduisit dehors, ainsi que Sûzel ; l’autre anabaptiste les suivait.

« Père Christel, reprit-il en le tenant par une agrafe de sa souquenille, vous n’avez pas tout à fait tort en ce qui vous concerne : mais à quoi bon emmener Sûzel ? Vous pourriez bien me la confier ; l’occasion de prendre un peu de plaisir n’arrive pas si souvent, que diable !

— Hé ! mon Dieu, je vous la confierais avec plaisir, s’écria le fermier en levant les mains ; elle serait avec vous comme avec son propre père, monsieur Kobus ; seulement, ce serait une perte pour nous. On ne peut pas laisser les ouvriers seuls… Ma femme fait la cuisine, moi, je conduis la voiture… Si le temps changeait, qui sait quand nous rentrerions les foins ? Et puis, nous avons une affaire de famille à terminer, une affaire très-sérieuse. »

En disant cela, il regardait l’autre anabaptiste, qui inclina gravement la tête.

« Monsieur Kobus, je vous en prie, ne nous retenez pas, vous auriez réellement tort ; n’est-ce pas, Sûzel ? »

Sûzel ne répondit pas ; elle regardait à terre, et l’on voyait bien qu’elle aurait voulu rester.

Fritz comprit qu’en insistant davantage, il pourrait donner l’éveil à tout le monde ; c’est pourquoi, prenant son parti, tout à coup il s’écria d’un ton assez joyeux :

« Eh bien donc, puisque c’est impossible, n’en parlons plus. Mais au moins vous prendrez un verre de vin avec nous au Mouton-d’Or.

— Oh ! quant à cela, monsieur Kobus, ce n’est pas de refus. Je m’en vais tout de suite avec Sûzel embrasser la grand’mère, et, dans un quart d’heure, notre voiture s’arrêtera devant l’auberge.

— Bon, allez ! »

Fritz serra doucement la main de Sûzel, qui paraissait bien triste, et, les regardant traverser la place, il rentra dans la Madame Hütte.

Hâan et Schoûltz, après avoir reconduit leurs danseuses, étaient montés sur l’estrade : il les rejoignit :

« Tu vas charger Andrès de diriger ton orchestre, dit-il à Iôsef, et tu viendras prendre quelques verres de bon vin avec nous. »

Le bohémien ne demandait pas mieux ; Andrès s’étant mis au pupitre, ils sortirent tous quatre, bras dessus bras dessous.

À l’auberge du Mouton-d’Or, Fritz fit servir un dessert dans la grande salle, alors déserte, et le père Lœrich descendit à la cave chercher trois bouteilles de champagne, qu’on mit rafraîchir dans une cuvette d’eau de source. Cela fait, on s’installa près des fenêtres, et presque aussitôt le char à bancs de l’anabaptiste parut au bout de la rue. Christel était assis devant, et Sûzel derrière, sur une botte de paille, au milieu des kougelkof et des tartes de toute sorte qu’on rapporte toujours de la fête.

Fritz, voyant Sûzel venir, se dépêcha de casser le fil de fer d’une bouteille, et au moment où la voiture s’arrêtait, il se dressa devant la fenêtre, et laissa partir le bouchon comme un pétard, en s’écriant :

« À la plus gentille danseuse du treieleins ! »

On peut se figurer si la petite Sûzel fut heureuse : c’était comme un coup de pistolet qu’on lâche à la noce. Christel riait de bon cœur et pensait : « Ce bon M. Kobus est un peu gris… il ne faut pas s’en étonner un jour de fête ! »

Et entrant dans la chambre, il leva son feutre en disant :

« Ça, ce doit être du champagne, dont j’ai souvent entendu parler, de ce vin de France qui tourne la tête à ces hommes batailleurs, et les porte à faire la guerre contre tout le monde ! Est-ce que je me trompe ?

— Non, père Christel, non ; asseyez-vous, répondit Fritz. Tiens, Sûzel, voici ta chaise à côté de moi. Prends un de ces verres. — À la santé de ma danseuse ! »

Tous les amis frappèrent sur la table en criant : « Das soll gülden ! »

Et, levant le coude, ils claquèrent de la langue, comme une bande de grives à la cueillette des myrtilles.

Sûzel, elle, trempait ses lèvres roses dans la mousse, ses deux grands yeux levés sur Kobus, et disait tout bas :

« Oh ! que c’est bon ! Ce n’est pas du vin, c’est bien meilleur ! »

Elle était rouge comme une framboise, et Fritz, heureux comme un roi, se redressait sur sa chaise.

« Hum ! hum ! faisait-il en se rengorgeant, oui, oui, ce n’est pas mauvais. »

Il aurait donné tous les vins de France et d’Allemagne pour danser encore une fois le treieleins.

Comme les idées d’un homme changent en trois mois !

XIII

Il rentre tout joyeux à la ville ; il a pris la résolution d’aller passer six semaines à la ferme pour voir Sûzel à son aise. Mais on sonne à sa porte : c’est la mère de Sûzel, qui vient lui apprendre le prochain mariage de la petite. Au premier mot, Kobus tombe évanoui du seul contre-coup de ce renversement de sa pensée.

Les amis accourent, le vieux rebbe le premier. On lui arrache son secret. Kobus et lui s’acheminent vers la ferme, tremblants que les promesses de mariage faites à un autre ne soient un obstacle invincible à la passion de Kobus. Kobus attend dehors pendant que David va sonder le fermier et sa femme. Kobus, transi d’angoisse, regarde.

Enfin, David reparut au coin de l’étable ; il n’agitait rien, et Fritz, le regardant, sentit ses genoux trembler. Le vieux rebbe, au bout d’un instant, fourra la main dans la poche de sa longue capote jusqu’au coude, il en tira son mouchoir, se moucha comme si de rien n’était, et finalement, levant le mouchoir, il l’agita. Aussitôt Kobus partit, ses jambes galopaient toutes seules : c’était un véritable cerf. En moins de cinq minutes il fut près de la ferme ; David, les joues plissées de rides innombrables et les yeux pétillants, le reçut par un sourire :

« Bonjour, monsieur Kobus… Hé ! hé ! hé ! fit-il tout bas, ça va bien… ça va bien… On t’accepte… Attends donc… écoute ! »

Fritz ne l’écoutait plus : il courait à la porte, et le rebbe le suivait tout réjoui de son ardeur. Cinq ou six journaliers en blouse, coiffés du chapeau de paille, allaient repartir pour l’ouvrage ; les uns remettaient les bœufs sous le joug garni de feuilles ; les autres, la fourche ou le râteau sur l’épaule, regardaient. Ces gens tournèrent la tête et dirent :

« Bonjour, monsieur Kobus ! »

Mais il passa sans les entendre, et entra dans l’allée comme effaré, puis dans la grande salle, suivi du vieux David, qui se frottait les mains et riait dans sa barbiche.

On venait de dîner : les grandes écuelles de faïence rouge, les fourchettes d’étain et les cruches de grès étaient encore sur la table. Christel, assis au bout, son chapeau sur la nuque, regardait ébahi ; la mère Orchel, avec sa grosse face rouge, se tenait debout sur la porte de la cuisine, la bouche béante : et la petite Sûzel, assise dans le vieux fauteuil de cuir, entre le grand fourneau de fonte et la vieille horloge, qui battait sa cadence éternelle, Sûzel, en manches de chemise et petit corset de toile bleue, était là, sa douce figure cachée dans son tablier sur les genoux. On ne voyait que son joli cou bruni par le soleil, et ses bras repliés.

Fritz, à cette vue, voulut parler ; mais il ne put dire un mot, et c’est le père Christel qui commença :

« Monsieur Kobus, s’écria-t-il d’un accent de stupéfaction profonde, ce que le rebbe David vient de nous dire est-il possible ? vous aimez Sûzel et vous nous la demandez en mariage ? Il faut que vous nous le disiez vous-même, sans cela nous ne pourrons jamais le croire.

— Père Christel, répondit alors Fritz avec une sorte d’éloquence, si vous ne m’accordez pas la main de Sûzel, ou si Sûzel ne m’aime pas, je ne puis plus vivre. Je n’ai jamais aimé que Sûzel et je ne veux jamais aimer qu’elle. Si Sûzel m’aime, et si vous me l’accordez, je serai le plus heureux des hommes et je ferai tout aussi pour la rendre heureuse. »

Christel et Orchel se regardèrent comme confondus, et Sûzel se mit à sangloter. Si c’était de bonheur, on ne pouvait le savoir, mais elle pleurait comme une Madeleine.

— Père Christel, reprit Fritz, vous tenez ma vie entre vos mains….

— Mais, monsieur Kobus, s’écria le vieux fermier d’une voix forte et les bras étendus, c’est avec bonheur que nous vous accordons notre enfant en mariage. Quel honneur plus grand pourrait nous arriver en ce monde que d’avoir pour gendre un homme tel que vous. Seulement, je vous en prie, monsieur Kobus, réfléchissez.… réfléchissez bien à ce que nous sommes et à ce que vous êtes… Réfléchissez, que vous êtes d’un autre rang que nous ; que nous sommes des gens de travail, des gens ordinaires, et que vous êtes d’une famille distinguée depuis longtemps non-seulement par la fortune, mais encore par l’estime que vos ancêtres et vous-même avez méritée. Réfléchissez à tout cela… Que vous n’ayez pas à vous repentir plus tard… et que nous n’ayons pas non plus la douleur de penser que vous êtes malheureux par notre faute. Vous en savez plus que nous, monsieur Kobus ; nous sommes de pauvres gens sans instruction. Réfléchissez donc pour nous tous ensemble !

— Voilà un honnête homme ! » pensa le vieux rebbe.

Et Fritz dit avec attendrissement :

« Si Sûzel m’aime, tout sera bien ! Si par malheur elle ne m’aime pas, la fortune, le rang, la considération du monde, tout n’est plus rien pour moi ! J’ai réfléchi, et je ne demande que l’amour de Sûzel.

— Eh bien, donc, s’écria Christel, que la volonté du Seigneur s’accomplisse ! Sûzel, tu viens de l’entendre : réponds toi-même. Quant à nous, que pouvons-nous désirer de plus pour ton bonheur ?… Sûzel, aimes-tu M. Kobus ? »

Mais Sûzel ne répondait pas, elle sanglotait plus fort.

Cependant, à la fin, Fritz s’étant écrié d’une voix tremblante :

« Sûzel, tu ne m’aimes donc pas, que tu refuses de répondre ? »

Tout à coup, se levant comme une désespérée, elle vint se jeter dans ses bras en s’écriant :

« Oh si ! je vous aime ! »

Et elle pleura, tandis que Fritz la pressait sur son cœur et que de grosses larmes coulaient sur ses joues.

Tous les assistants pleuraient avec eux. Mayel, son balai à la main, regardait, le cou tendu, dans l’embrasure de la cuisine ; et tout autour des fenêtres, à cinq ou six pas, on apercevait des figures curieuses, les yeux écarquillés, se penchant pour voir et pour entendre.

Enfin le vieux rebbe se moucha et dit :

« C’est bon… c’est bon… Aimez-vous… aimez-vous ! »

Et il allait sans doute ajouter quelque sentence, lorsque tout à coup Fritz, poussant un cri de triomphe, passa la main autour de la taille de Sûzel et se mit à walser avec elle, en criant : « You ! houpsa, Sûzel ! You ! you ! you ! you ! »

Alors tous ces gens qui pleuraient se mirent à rire, et la petite Sûzel, souriant à travers ses larmes, cacha sa jolie figure dans le sein de Kobus.

La joie se peignait sur tous les visages. On aurait dit un de ces magnifiques coups de soleil qui suivent les chaudes averses du printemps.

Deux grosses filles, avec leurs immenses chapeaux de paille en parasol, la figure pourpre et les yeux écarquillés, s’étaient enhardies jusqu’à venir croiser leurs bras au bord d’une fenêtre, regardant et riant de bon cœur. Derrière elles, tous les autres se penchaient l’oreille tendue.

Orchel, qui venait de sortir en essuyant ses joues avec son tablier, reparut apportant une bouteille et des verres :

— Voici la bouteille de vin que vous nous avez envoyée par Sûzel, il y a trois mois, dit-elle à Fritz. Je la gardais pour la fête de Christel, mais nous pouvons bien la boire aujourd’hui. »

On entendit au même instant le fouet claquer dehors, et Zaphéri, le garçon de ferme, s’écrier : « En route ! »

Les fenêtres se dégarnirent, et comme l’anabaptiste remplissait les verres, le vieux rebbe, tout joyeux, lui dit :

« Eh bien, Christel, à quand les noces ? »

Ces paroles rendirent Sûzel et Fritz attentifs.

« Hé ! qu’en penses-tu, Orchel ? demanda le fermier à sa femme.

— Quand M. Kobus voudra, répondit la grosse mère en s’asseyant.

— À votre santé, mes enfants ! dit Christel, Moi, je pense qu’après la rentrée des foins…. »

Fritz regarda le vieux rebbe, qui dit :

« Écoutez, Christel, les foins sont une bonne chose, mais le bonheur vaut encore mieux. Je représente le père de Kobus, dont j’ai été le meilleur ami… Eh bien ! moi, je dis que nous devons fixer cela d’ici huit jours, juste le temps des publications. À quoi bon faire languir ces braves enfants ? À quoi bon attendre davantage ? N’est-ce pas ce que tu penses, Kobus ?

— Comme Sûzel voudra je voudrai », dit-il en la regardant.

Elle, baissant les yeux, pencha la tête contre l’épaule de Fritz sans répondre.

« Qu’il en soit donc fait ainsi ! dit Christel.

— Oui, répondit David, c’est le meilleur, et vous viendrez demain à Hunebourg dresser le contrat. »

Alors on but, et le vieux rebbe, souriant, ajouta :

« J’ai fait bien des mariages dans ma vie ; mais celui-ci me cause plus de plaisir que les autres, et j’en suis fier. Je suis venu chez vous, Christel, comme le serviteur d’Abraham, Éléazar, chez Laban : cette affaire est procédée de l’Éternel.

— Bénissons la volonté de l’Éternel ! » répondirent Christel et Orchel d’une seule voix.

Et depuis cet instant, il fut entendu que le contrat serait fait le lendemain à Hunebourg et que le mariage aurait lieu huit jours après.

XIV

Et ainsi finit, entre le vin et les larmes, le roman de ces messieurs. Les amis de Kobus le raillent un peu sur sa conversion.

Qu’il vous suffise donc de savoir qu’environ quinze jours après son mariage, Fritz réunit tous ses amis à dîner dans la même salle où Sûzel était venue s’asseoir au milieu d’eux trois mois auparavant, et qu’il déclara hautement que le vieux rebbe avait eu raison de dire autrefois : « qu’en dehors de l’amour tout n’est que vanité ; qu’il n’existe rien de comparable, et que le mariage avec la femme qu’on aime est le paradis sur la terre ! »

Et David Sichel, alors tout ému, prononça cette belle sentence qu’il avait lue dans un livre hébraïque et qu’il trouvait sublime, quoiqu’elle ne fût pas du Vieux Testament :

« Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres. Quiconque aime les autres connaît Dieu. Celui qui ne les aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour ! »

Et moi je dis : Amen !

Jamais l’amour heureux ne fit écrire un pareil livre. C’est le poëme de la nature. Il n’y a pas une larme qui ne soit du bonheur.

Lamartine.