(1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXVIIIe entretien. Revue littéraire de l’année 1861 en France. M. de Marcellus (1re partie) » pp. 333-411
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(1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXVIIIe entretien. Revue littéraire de l’année 1861 en France. M. de Marcellus (1re partie) » pp. 333-411

LXXVIIIe entretien.
Revue littéraire de l’année 1861 en France.
M. de Marcellus (1re partie)

I

La mort juge la vie ; le glas de la cloche funèbre qui appelle les parents et les amis aux funérailles d’un homme d’étude, est le tocsin du cœur pour sa mémoire.

On résume en un clin d’œil sa vie et ses œuvres ; on se demande : Qu’avons-nous perdu ?

C’est ainsi que nous fûmes frappé non-seulement au cœur, nous-même, ami, collègue et voisin de campagne, presque contemporain d’années de M. de Marcellus, il y a quelques mois, en recevant le billet de faire-part qui nous convoquait inopinément à ses obsèques, mais frappé à l’esprit ; c’est ainsi qu’en nous interrogeant quelque temps après avec plus de sang-froid sur ce que la France venait de perdre en lui, nous nous répondions :

« La France vient de perdre non un orateur, non un poète, non un écrivain de profession, non un savant de métier, mais plus qu’un orateur, plus qu’un poète, plus qu’un écrivain, plus qu’un érudit ; elle vient de perdre un homme de goût !

« Le dernier des classiques est mort ! »

II

Or qu’est-ce qu’un homme de goût ? qu’est-ce qu’un classique ? Qu’est-ce que les Anglais appellent un grand scholar, un lettré par excellence ?

C’est un homme qui, sans rien prétendre, aspire à tout ; c’est un volontaire de la littérature ; c’est un homme qui, doué d’un doux loisir et convaincu que les jouissances de l’esprit sont les premières des jouissances, consacre ce loisir aux études désintéressées qui remplissent les heures vides de certains jours, et qui les font couler comme un fleuve fertilisant sur les bords de la vie.

C’est un homme qui a plus de bonheur à admirer les autres qu’à être admiré lui-même ; qui demande pardon de son mérite à ceux qui en ont souvent moins que de prétention, et qui, ne briguant aucun renom pour lui, forme ce milieu anonyme, atmosphère vivante de ceux qui parlent ou écrivent, la galerie qui applaudit, la critique, le parterre des lettres, sans lequel il n’y aurait point de lettres dans un pays, le nom collectif, un des noms de ce public d’élite enfin qui n’affecte aucune gloire, mais qui la donne à une nation, dont la première gloire est d’aimer ceux qui d’une part de leurs noms lui font un surnom national et immortel.

III

Voilà ce qu’on appelle un homme de goût ! Ajoutons que ces esprits exquis sont en général des esprits classiques, adorateurs des traditions, imitateurs des modèles transmis par les âges, traducteurs des chefs-d’œuvre que l’antiquité nous a légués ; répugnant aux innovations de style toujours un peu désordonnées ou hasardeuses et faisant dresser l’oreille au goût, conservateurs un peu timides des formes du style ; ayant le culte respectueux du beau antique, sans en avoir le fanatisme ; classiques, en un mot, de caractère, d’éducation, d’habitude, derrière lesquels on peut marcher un peu lentement, mais avec lesquels on ne risque pas de s’égarer ; des guides des lettres, en un mot.

Le premier des hommes de goût, le dernier des classiques ! voilà ce que la France littéraire venait de perdre avec M. de Marcellus.

IV

Je ne voulus pas prendre la plume et analyser la perte que la littérature classique venait de faire en lui, dans le premier moment de ma douleur : je craignais que le cœur en moi ne faussât le jugement ou n’exagérât l’éloge ; je voulais rester vrai pour être juste. J’attendis que les quelques jours de liberté que tout homme trop affairé se donne en automne me renfermassent dans le solitaire manoir de Saint-Point, déshabité maintenant en attendant qu’on m’en dépouille, et me rapprochassent de ce château d’Audour, ouvert il y a moins d’un an à l’hospitalité littéraire, et maintenant fermé par le deuil d’une veuve muette de douleur, qui n’accepte que les consolations de l’amitié.

La solitude complète est la consolatrice des pertes trop senties, parce qu’elle n’essaye pas de consoler l’inconsolable, et qu’elle ne tente pas de s’interposer entre ce qu’on a perdu et ce qu’on voit toujours.

V

Le château d’Audour, dans une des hautes vallées qui séparent le Mâconnais du Charolais, était la résidence d’automne, le Tusculum studieux de M. de Marcellus, depuis que la Restauration, qu’il avait tant aimée, avait été renversée et proscrite par ceux auxquels elle avait rendu la patrie, depuis que la République avait remplacé cette anarchie royale et que le neveu de César régnait en France.

Cet Audour est un immense édifice semblable à un caravansérail d’Orient, s’élevant seul au sommet d’une colline de sable ; les grilles en sont toujours ouvertes du côté du nord, comme si le passant avait droit d’asile dans ses vastes corridors, où le colporteur ambulant dépose sa balle à l’ombre sans que personne l’interroge sur son droit d’emprunter cette ombre pour se reposer.

Du côté du midi, des enfilades de salles et d’appartements ouvrent par un perron sur une vallée étroite, reste d’une terrasse, où des pentes gazonnées, des bouquets de cèdres et de sapins et un lac conduisent l’œil jusqu’au-delà de la vallée, et le font remonter sur une large colline où la route blanche et vide serpente entre une forêt de chênes. Quelques rares toits gris, couverts de chaume, y fument le soir et le matin et indiquent la place des chaumières qu’on ne découvre au loin qu’à leur fumée dans le ciel. C’est un château de Marie Stuart dans un paysage écossais.

VI

C’est une chose remarquable en général, que ces hommes d’étude, de goût, de littérature exquise et savante, habitent, comme Walter Scott, des demeures féodales, comme la Brède de Montesquieu, comme Montbard et sa tour de Buffon, comme le manoir de Montaigne en Gascogne, comme M. de Marcellus à Audour.

Il semble que ces solitaires résidences inspirent à leurs possesseurs quelque chose du repos, des loisirs studieux, des goûts conservateurs, des contemplations philosophiques qui caractérisent ces hommes de paix.

On n’y entend que le bruit des feuilles qui tombent ; rien n’y distrait l’oreille, les yeux, l’esprit ; cela force à penser.

Quelque grande salle au fond de l’édifice, au rez-de-chaussée, renferme hermétiquement une vaste bibliothèque poudreuse, pleine dans les rayons d’en haut de volumes de toutes langues, presque pétrifiés dans leurs stalles, sous leur reliure à fermoir, et, sur les tablettes inférieures, des brochures nouvelles et en désordre attestent la continuité du maître à se tenir en rapport avec ce que l’espèce humaine produit de nouveau et son attention à ce qui se passe sur la terre.

Quand un étranger arrive le soir, c’est là qu’on va chercher le maître, et qu’on le trouve, à la lueur d’une lampe qui s’use, attablé, la plume à la main, devant un texte grec ou latin, anglais ou italien, qu’il quitte avec joie pour accueillir un ami, sûr de retrouver son texte et sa pensée à la même place le lendemain !

VII

C’est ainsi qu’en arrivant inopinément à Audour, dans quelque soirée d’automne, j’étais sûr de trouver M. de Marcellus dans sa bibliothèque.

— Eh bien, qu’y a-t-il de nouveau ? me disait-il en me tendant la main.

— Il y a de nouveau, lui disais-je selon les temps, que nos amis les Bourbons de la branche aînée, chassés du trône par l’inconstance du peuple et par l’infidélité de leur maison, vont errer à travers l’Europe deux fois victimes.

— C’est notre condamnation à l’exil intérieur que notre fidélité nous impose, me répondit-il résolument, quoique tristement. Nous ne pouvons pas, lors même que nous le voudrions, apostasier nos maîtres et servir leurs ennemis.

J’ai envoyé ma démission au nouveau gouvernement de toutes mes fonctions diplomatiques, délices et orgueil de ma jeunesse, et même la démission des droits à la pairie que le refus de serment de mon père m’ouvrait, et que le serment exigé interdit à ma conscience.

Je suis mort d’aujourd’hui au monde, et voici mon tombeau, me dit-il en me montrant sa bibliothèque grecque ; j’y viens vivre avec Homère et Tacite, amis immortels des imaginations sensibles et des âmes fermes, qui nous consolent de survivre aux écroulements du temps !

VIII

Et moi aussi, lui disais-je, j’ai porté mon refus de service au roi nouveau, favori, complice peut-être de la fortune.

Je résigne des fonctions honorifiques ou lucratives que je tiendrais de la faveur du prince, mais je ne résigne pas mon patriotisme ; et si le peuple, revenu de son égarement, me désigne pour le servir dans ses comices, j’obéirai à son appel. En attendant, je vais voyager quelques années dans cet Orient que vous déchiffrez aujourd’hui.

IX

Ainsi dit, ainsi fait : il s’abîma dans ses études, je montai dans mon navire.

Quinze ans se passèrent ; le peuple, dégoûté d’intrigues, avait renversé son idole. J’avais porté le poids d’un interrègne, j’avais contribué à remettre la France debout, et la France sous le nom de République ; la République s’était hâtée d’être ingrate ; elle avait remis l’épée à un soldat. J’étais revenu, soulagé et non surpris, me reposer quelques jours du fardeau d’une année et réparer mes forces dans ma solitude ; j’allai voir mon voisin, le solitaire d’Audour.

— Eh bien ! quoi de nouveau ? me dit-il.

— Rien de nouveau, lui criai-je en descendant de mon cheval ; de quelque nom qu’on l’appelle, monarchie ou république, le peuple est toujours peuple, c’est-à-dire ignorant et mobile. À peine règne-t-il qu’il est déjà las de son règne ; il n’aura pas de repos qu’il n’ait créé un nouveau règne.

L’opposition libérale a déjà démasqué le bonapartisme, cette superstition du sabre. Je vois poindre une dynastie populaire retrempée depuis trente ans dans les légendes de la guerre. Un Bonaparte, nommé président de la République, couve un empereur. Espérons qu’il aura plus de génie civil que son oncle n’avait eu de génie militaire. S’il en est ainsi, ce sera une halte dans les vicissitudes de l’Europe ; je vais voyager de nouveau en Orient. La République fait peur d’elle-même à la France ; la Montagne s’amuse à jouer à la Terreur, la Terreur est une machine usée qui irrite tout le monde et qui n’intimide personne. Une république qui joue à la peur entre un peuple effrayé et un chef ambitieux a bientôt perdu la liberté. Détournons les yeux, nous n’avons pas pu leur inspirer la prudence.

Laissons aller le monde à son courant de hasard ! Adieu, nous nous reverrons dans deux ans. Et je partis.

X

Quand je revins, la République était l’Empire. M. de Marcellus continuait de reporter ses regards en arrière, et moi à payer à mes braves amis le prix d’une vie politique qui m’avait ruiné en sauvant un jour mon pays. Je ne me doutais guère que je ferais un jour l’épitaphe de ce cher voisin. Voici sa vie en deux mots.

XI

Il était né dans le midi de la France, près de Bordeaux, patrie de l’éloquence des Girondins, de la philosophie sceptique et spéculative de Montaigne, de la science politique de Montesquieu, cet Aristote moderne de la France.

Il passa sa première jeunesse au château de Marcellus, dirigé dans ses études par son père, aussi classique que lui. Son mariage, sa carrière, l’avaient éloigné de ce lieu ; mais son cœur y était resté, et il y retournait toujours avec bonheur. Le nom de Marcellus venait d’un camp romain établi sur ce coteau. La terre avait été achetée d’Henri IV lui-même, et sa famille y ajouta alors ce nom. Ce Marcellus romain, au lieu de mourir comme Caton ou Brutus, ou de plier de mauvaise grâce comme Cicéron, avait pris l’exil comme un intermédiaire entre la persécution et l’abjection ; il s’était retiré volontairement dans l’île de Mytilène ; il y vivait d’études compatibles avec la tyrannie et avec la liberté ; il avait conservé ses amis à Rome, et entre autres Cicéron qui lui écrivait sans cesse d’y rentrer afin d’avoir un complice de sa faiblesse. Mais Marcellus persistait à penser que la meilleure place sous un tyran aimable et doux était la plus éloignée ; il vécut à distance et mourut en paix, véritable homme d’honneur de la République.

Ce que la République était pour le général romain, la Restauration le fut pour M. de Marcellus : un engagement auquel il ne voulut jamais manquer, véritable homme d’honneur de la Restauration.

XII

Sa famille avait adopté avec passion cette cause ; elle l’honora par sa fidélité.

Fidèle jusqu’à la persécution, disait son père, poète et orateur du second ordre qui célébrait l’autel en assez bons vers et qui défendait le trône en assez bonne prose contre les libéraux de 1815 dans les académies et dans les Chambres. Les épigrammes du côté gauche pleuvaient sur ses vers et sur ses discours.

Mais il s’honorait de ses blessures comme un intrépide soldat de cette double cause, et il faisait de ces traits de la haine de parti ce que les Romains faisaient des flèches des Parthes, des trophées dans le temple de la Gloire, disant à Dieu et au roi : Voilà les armes que j’ai bravées pour vous !

Comme M. de Bonald et M. de Chateaubriand, il se sacrifiait à leur cause ; il faut des soldats aux chefs. Ils le récompensèrent de son dévouement sincère dans sa personne en le nommant pair de France, et dans ses enfants en nommant M. de Marcellus secrétaire d’ambassade à Constantinople.

XIII

L’esprit classique et politique du jeune homme était merveilleusement adapté à la diplomatie ; mais cet esprit, s’il n’avait pas la chaleur, en avait d’autant plus la clarté. Il avait été supérieur et prématuré dans les études. Les langues hébraïque, latine, grecque surtout, lui étaient aussi familières que l’idiome de famille.

D’un extérieur noble et élégant, il avait une physionomie fine, mais point audacieuse.

Parlant peu, mais répondant juste, il était alors très enclin à cette ironie douce de ceux qui ont bu de bonne heure les eaux de la Garonne ; il en conserva quelque chose toute sa vie, même quand les déceptions et les révolutions eurent altéré le fond de son âme. L’ambition honnête de bien servir était sa seule préoccupation.

XIV

Le gouvernement des Bourbons avait M. de Marcellus le père à récompenser ; il fut heureux, à peu près à l’époque où il me recruta moi-même pour sa diplomatie future, d’enrichir ses cadres d’un nom, d’une jeunesse et d’un talent qui promettaient un ministre à sa cause.

M. de Marcellus fut attaché à l’ambassade de Constantinople sous M. le duc de Rivière. Le duc de Rivière avait été un des serviteurs du long exil des Bourbons, mais serviteur actif, dévoué, ayant joué sa vie pour sa cause ; l’ayant perdue dans l’affaire de Georges Cadoudal, et ayant obtenu la vie du premier consul, à condition de ne plus conspirer.

Le duc de Rivière était, comme M. de Polignac, un de ces monuments de fidélité chevaleresque, que Louis XVIII et le comte d’Artois étaient heureux de montrer à la jeunesse royaliste de 1825 dans les grandes places, comme des preuves vivantes de la mémoire des princes restaurés.

M. de Marcellus plut du premier coup à cet ambassadeur, obtint toute sa confiance et toute son affection.

M. de Rivière autorisa son jeune secrétaire à passer par l’île de Milo pour y négocier l’acquisition de ce beau morceau de marbre appelé depuis la Vénus de Milo. À son retour, M. de Rivière la garda à son compte et l’offrit au roi Louis XVIII à la fin de son ambassade.

On se récria sur sa perfection ; elle règne sur nos musées provisoirement, reine des marbres, jusqu’à ce qu’un nouveau Marcellus la détrône par un autre hasard de découverte et de popularité ; car est-il probable que la statue de Scopas, ou d’un autre, ait été reléguée dans l’antiquité païenne sur la petite île de l’archipel au lieu de décorer Athènes, Corinthe, Olympie, Éphèse ? La poussière de ces capitales du culte et de l’art ne nous a pas tout dit.

XV

Quoi qu’il en soit, c’est de là que date la célébrité naissante de M. de Marcellus. L’Académie des inscriptions lui devait un signe d’attention : il est mort sans l’avoir reçu d’elle ; depuis, il mérita place dans une Académie plus littéraire, et il mourut sans y avoir été admis. Il les méritait l’une et l’autre, la première par son bonheur, la seconde par son mérite. On le reconnaît aujourd’hui, trop tard, mais son ombre en sourit là-haut. Rions-en comme lui, il y a retrouvé la société de ces morts illustres avec lesquels il a tant désiré converser dans leur langue : les Homère, les Phidias, les artistes et les poètes grecs ses amis ; les Théocrite, les Pline, les Cicéron, les amateurs de l’esprit humain qui forment l’immortelle académie de tous les âges, et qui l’ont reconnu à la pureté de l’accent pour un des leurs !

XVI

Il passa dans l’étude de ces langues mortes et vivantes de l’Orient trois années à Constantinople ; c’est là qu’il acheva véritablement son éducation classique, pendant les loisirs que la diplomatie, muette en Orient, laisse à ceux qui servent attentivement, mais presque en silence, leur pays.

Nous allons retrouver ces trois fécondes années dans ses souvenirs, dans ses traductions et dans ses œuvres.

XVII

Le sort que lui réservaient les premiers maîtres en littérature et en politique le fit rappeler de Constantinople à Londres, vers 1822, pour servir de second à M. de Chateaubriand, en Angleterre.

M. de Chateaubriand, qui promenait son ennui à Londres pour délivrer les ministres de l’embarras de sa présence inquiète à Paris, le reçut comme un fils dans son ambassade ; heureux de reparler avec ce jeune et spirituel disciple de cet Orient qu’il avait visité quelques années plus tôt. M. de Marcellus lui plut comme il avait plu à M. de Rivière.

C’était le moment où l’intérêt diplomatique du monde était reporté tout entier en Espagne, à Naples, à Turin, et où le congrès de Vérone devait bientôt appeler sur la scène des négociations toutes les cours de la Sainte-Alliance. En ce temps-là, les rois, encore tout fiers de leurs succès, reconnaissaient une cause générale des rois supérieure à toutes les causes secondaires des jalousies nationales, des rivalités d’ambition, ou d’influence des cours ; une véritable ligue politique des gouvernements légitimes subordonnait toutes ces rivalités locales à son intérêt et à une doctrine d’ensemble des monarchies. L’Autriche venait d’intervenir à Turin et à Naples contre les carbonari.

Charles-Albert, prince royal de Piémont, tour à tour complice ou proscripteur des révolutionnaires piémontais, venait de faire défection à la cause italienne à Novare et de se réfugier en Toscane, et ensuite à Paris, pour obtenir l’honneur de combattre en Espagne les carbonari qu’il venait de déserter à Turin ; son pardon était au prix de cette palinodie ; il le mérita bien pendant vingt ans d’un gouvernement asservi aux jésuites. En 1848, il se repentit de son repentir, et alla mourir vaincu, on ne sait dans quel parti, en Portugal ; la révolution en fit un héros de circonstance. Son fils, le roi actuel de Piémont, hérita de son ambition et de sa valeur comme soldat ; il fut le premier de ces princes qui préparèrent des armées et des alliances à la révolution radicale d’Italie, pour y renverser des papautés, des nationalités et des trônes, et qui posèrent ainsi la question indécise : Lesquels seront les dupes, après l’œuvre confuse, des rois ou des peuples ? Si ce sont les rois, les trônes auront disparu ; si ce sont les peuples, les peuples seront asservis.

L’œuvre qui se continue aujourd’hui en Italie est encore en partie l’œuvre des carbonari d’Espagne en 1820.

Nous sommes à la même date, avec le roi de Piémont de plus et la France.

La fédération des puissances italiques, avec des institutions représentatives, était le mot vrai de la situation dans la Péninsule ; il n’a pas été prononcé à temps. L’Italie en souffre, et sa marche en sera retardée par de cruelles réactions.

XVIII

Or il s’agissait de savoir à Londres, en 1823, si l’Angleterre, qui avait été, quatre ans avant, le moteur et le payeur de la réaction européenne de l’Europe contre la France bonapartiste et oppressive de l’Europe, voudrait continuer à fomenter et à solder la guerre des rois contre l’insurrection des peuples et contre les sociétés secrètes de l’Italie et de l’Espagne.

M. de Chateaubriand, très royaliste et très anticarbonariste à cette époque, avait été envoyé en ambassade à Londres pour rallier M. Canning, le Chateaubriand anglais, à la cause des rois coalisés contre l’Espagne.

M. Canning, qui avait écrit dans sa jeunesse l’Antijacobin, élève de Pitt, ami de Burke, avait changé en avançant en âge, comme M. de Chateaubriand devait bientôt changer lui-même. La jalousie britannique se faisait libérale en Espagne, quand la France, par la nature de son gouvernement, se faisait conservatrice et antirévolutionnaire au-delà des Pyrénées.

M. Canning, pour ne pas perdre toute influence en Europe, en Russie, en Prusse, en Autriche, n’osait pas rompre ouvertement avec ces puissances alliées de l’Angleterre, mais il voulait ajourner, embarrasser, compliquer, et enfin faire avorter le congrès, pour empêcher la France de prendre la responsabilité de venger la monarchie de famille en Espagne.

XIX

Le génie et la passion sont quelquefois politiques.

M. de Chateaubriand avait de la passion et du génie : passion de jeune émigré pour les Bourbons, dieux de sa jeunesse ; génie des hautes affaires, qui donne aux hommes comme lui les grandes inspirations pour les républiques ou pour les monarchies. Il sentait que les Bourbons devaient quelque chose de grand au monde pour se faire pardonner l’abaissement de la France, qui n’était pas leur ouvrage, et dont l’injustice publique les rendait responsables.

Il leur inspirait la guerre en Espagne, guerre qui était dans leur nature, guerre de restauration, de constitution même ; guerre d’intervention contre la démagogie espagnole et contre l’insurrection militaire, mais guerre désintéressée de toute conquête.

Cette guerre, qui flattait l’ambition de gloire de l’armée, était surtout politique, en ce qu’elle engageait l’armée mécontente à servir sous un Bourbon pour un Bourbon, et à tirer un premier coup de feu pour leur cause. Ce coup de fusil vaudrait mille serments.

Le premier ministre, M. de Villèle, qui gouvernait alors sagement, mais sans audace, répugnait à cette guerre et se plaisait à temporiser ; M. de Chateaubriand avait pour M. de Villèle le dédain secret des hautes imaginations pour les timides conseils ; il brûlait de la passion d’amener un congrès, bien convaincu que l’éclat de son nom forcerait M. de Villèle à l’y envoyer, et qu’une fois envoyé à Vérone, en apparence sans parti pris, il serait maître des résolutions de l’Europe. Pour cela, il fallait vaincre la répugnance de l’Angleterre en séduisant ou en domptant M. Canning. C’est à quoi il travaillait à Londres, quand M. de Marcellus l’y rejoignit.

XX

Les pensées de l’ambassadeur et du secrétaire se confondaient dans le même royalisme décidé. Ils voulaient l’un et l’autre la gloire pour les Bourbons, et par conséquent la guerre d’Espagne. Périr pour périr, ils préféraient périr par une honteuse défection de l’armée, plutôt que de périr à petit feu par une lâche condescendance aux jalousies de l’Angleterre. Ils n’avaient aucun secret l’un pour l’autre.

M. de Marcellus et M. Canning étaient liés par les goûts littéraires communs que le premier ministre anglais avait conservés de son premier métier de journaliste. Ils traitaient ensemble dans la langue classique grecque et latine les affaires secondaires qui sont, sous un ambassadeur négligent, des détails de la compétence des secrétaires dans les grandes ambassades. Ces fréquentes occasions de se voir et de s’entendre avaient noué entre M. Canning et M. de Marcellus une amitié aussi familière que la politique en permet entre hommes de deux nations rivales.

M. Canning avait une fille unique, douée d’autant de beauté que d’agréments d’esprit. Le bruit courut à Londres que le ministre voyait sans ombrage un gendre futur dans le jeune Français assidu dans ses salons. Mais, diplomate avant tout, il ne voulait plaire qu’autant que cette liaison avec la famille de M. Canning ne coûterait rien à ses devoirs politiques de Français et de partisan de l’intervention européenne en Espagne.

Sa fidélité à M. de Chateaubriand, son honneur et son ambition, lui faisaient facilement dominer le goût éphémère qu’on lui supposait pour la fille du ministre anglais. Entre le cabinet de M. Canning et son salon, il y avait pour lui l’Espagne ; la liaison n’alla jamais plus loin que l’intérêt des affaires. M. de Chateaubriand, loin de prendre ombrage de cette intimité entre son premier secrétaire et le ministre qu’il caressait alors pour l’amener au congrès, redoubla de confiance, et fit de M. de Marcellus son confident et son envoyé à Paris.

M. de Marcellus partit, vit M. de Villèle, et lui persuada de satisfaire l’ambition du grand poète en l’associant à M. de Montmorency et à M. de la Ferronays, pour complaire à l’orgueil diplomatique de M. de Chateaubriand et pour décorer l’ambassade.

XXI

M. de Marcellus, en son absence, resta chargé d’affaires à Londres, correspondant secret de M. de Chateaubriand. Il a donné dans un volume, chef-d’œuvre de diplomatie confidentielle, toutes ses dépêches à M. de Chateaubriand pendant le congrès, et toutes les réponses de M. de Chateaubriand, de Vérone et de Paris. Jamais esprit plus délié dans une situation plus délicate : — entre M. Canning, qu’il fallait ménager ; M. de Chateaubriand, qu’il fallait flatter et informer ; le roi, qu’il fallait intéresser ; M. de Villèle, qu’il fallait éviter de blesser, — n’eut une tâche plus complexe, et ne dut montrer sous plus de faces la loyauté d’un homme d’honneur, la dextérité d’un homme de plume, la fermeté d’un homme de résolution, l’agrément d’un homme de lettres dans le sérieux d’un diplomate ; et cet homme avait vingt-cinq ans !

Ce portefeuille, ouvert sans indiscrétion après la mort de tous les hommes principaux qui s’y dévoilent, et après la chute de la Restauration qu’on y voit agir, atteste une supériorité de vues et une richesse d’intelligence et de caractère diplomatique dans cette grande négociation du règne de Louis XVIII, qui fait contraste avec les négociations de la royauté de 1830 !

Et cependant ce n’était que la moitié de la France, car la France n’est jamais tout entière que dans la guerre ; dans sa diplomatie et dans ses parlements, elle ne montre jamais que la moitié de ses capacités, tant elle est divisée en deux fractions par les partis qui la déchirent. Les Talleyrand, les Foy, les orateurs, étaient opposés par esprit de parti à la guerre d’Espagne ; M. de Montmorency, M. de Chateaubriand, seuls la voulaient, avec les amis des Bourbons.

Elle eut lieu, elle accomplit ce qu’elle avait à accomplir. L’Angleterre et M. Canning restèrent immobiles, murmurants, déconcertés, confondus. Ils se vengèrent de leur déception en Espagne, en fomentant et en reconnaissant en Amérique l’indépendance des Amériques espagnoles, dont trente ans de guerres civiles n’ont pas encore éteint les conséquences.

M. Canning en mourut. M. de Chateaubriand imita peu de temps après les oppositions qu’il avait rudement invectivées dans le ministre le plus brillant, mais le plus illogique, de la Grande-Bretagne. Sa conduite à l’égard, des deux rois, Louis XVIII et Charles X, ne fut plus qu’une série de petites vengeances masquées sous une fidélité d’apparat. La nature avait fait en lui un poète de décadence dans une prose qui était le récitatif de la poésie, un orateur d’académie ; elle en avait fait, au contraire, un homme d’État de premier rang et de première influence, nié par les partis et perverti par ses propres rancunes.

XXII

Voilà comment les partis nous jugent et nous classent pendant que nous vivons ! La mort seule est juste, et dit hardiment à nos mémoires le bien et le mal ; elle nous fait notre épitaphe sur une pierre de granit, que ni les flatteurs ni les dénigreurs n’effaceront plus.

On ne peut reprocher à M. de Marcellus qu’un excès de faveur pour son maître en diplomatie, mais cette faveur même tient à la reconnaissance et à la bienveillance de son esprit. À cela près, nous ne connaissons pas un recueil de dépêches mieux senti, mieux écrit, présentant au lecteur sérieux, dans un meilleur style, plus de lumière et plus d’agrément.

XXIII

Autant qu’il nous en souvient, car nous écrivons ceci sans document daté sous les yeux, et seulement de mémoire, dans la solitude d’une campagne isolée, M. de Marcellus quitta Londres, peu de temps après que M. de Polignac y fut arrivé, comblé des marques de satisfaction du roi. Il fallait lui donner une compensation dans un poste diplomatique en chef ; il méritait qu’on lui en trouvât un : on créa ce poste auprès d’un prince de la maison de Bourbon d’Espagne, fils de la reine d’Étrurie, qui régnait alors à Lucques et qui devait, après Marie-Louise, régner à Parme.

M. de Marcellus venait alors d’épouser, à Paris, une femme d’une naissance éminente, d’un esprit héréditaire, d’une beauté remarquée dans son siècle, mademoiselle de Forbin, fille du comte de Forbin, directeur des musées, homme dont les agréments de figure, les succès de salon ou de cour sous deux règnes, l’esprit épigrammatique, et les talents en peinture et dans les lettres, faisaient un ornement de l’époque impériale, dépaysé dans le royalisme de la Restauration.

Madame de Duras eut la première idée de cette alliance. Madame de Marcellus, extrêmement jeune encore, suivit son mari, plus grave et plus mûr, dans les cours d’Italie. Je l’avais entrevue enfant pendant mes courts séjours à Mâcon, dans des fêtes chez ma mère, comme un éblouissement précoce d’aurore qui promet une splendeur de beauté plus tard ; quand la beauté tient ses promesses, elle devient monumentale, et ce fragile monument de la nature devient immortel et classique par le souvenir.

XXIV

Résidant depuis quatre années dans la Toscane, dont le ministère français détachait Lucques pour en faire une légation de famille en faveur de M. de Marcellus, je fus obligé d’aller, à la suite de M. de La Maisonfort, mon chef, prendre congé du duc de Lucques et d’introduire auprès de sa cour le nouvel envoyé. Dans ce démembrement de notre propre légation, j’avais perdu de vue la charmante ambassadrice.

XXV

Trois ans après, la révolution de 1830 avait renversé tout ce bonheur, toute cette cour, toute cette ambition ; de ce couple, rien n’avait survécu que les grâces sévères de la femme, un pli de tristesse sur les lèvres, une arrière-pensée dans les yeux. Une vie recueillie et solitaire, dans un vieux château de Bourgogne, au milieu d’un site froid et âpre, avait remplacé cette belle vie d’Italie par une existence plus sévère, pleine de vertus pieuses et charitables, et répandu on ne sait quel deuil anticipé sur ce seuil couvert maintenant d’un deuil éternel !

Voilà la vie !

M. de Marcellus n’hésita pas un moment entre sa passion naturelle, l’ambition, et son honneur de famille : il se retira, triste mais résolu, dans la campagne et dans les lettres ; il passa les quinze plus belles années de sa vie dans ces loisirs occupés qui lui tenaient lieu de tout, cariatide de sa bibliothèque à Audour et à Paris. Il reprit la vie d’étudiant helléniste dans la société de quelques amis : à défaut de la gloire diplomatique, qu’il regrettait, il aspira silencieusement à la dignité des lettres, qui ne lui suffisait pas, mais qui l’intéressait.

Sans jamais conspirer, ni même agiter son pays, il allait souvent porter l’hommage de sa fidélité à la cour des rois tombés. Il ne versa jamais sur le seuil de leur exil l’amertume ou le dénigrement, qui ouvre le sanctuaire de l’infortune, comme cette fidélité d’ostentation qui montre du doigt aux ennemis du dehors les faiblesses ou les ridicules de l’intérieur des rois.

Les Mémoires de M. de Chateaubriand sont pleins de railleries inconvenantes ; M. de Marcellus s’en préserva. Il aurait voulu sans doute conseiller dignement son prince, il ne s’offensa jamais de se voir préférer les conseils d’autrui.

La République de 1848 lui donna la joie de voir la France libre de se choisir un gouvernement ; il ne se fit pas les illusions des partis pressés de nouvelles chutes ; il ne participa ni aux illusions, ni aux fusions, ni aux conspirations ; il comprit que la fin du siècle était au tâtonnement, aux essais, aux déviations du peuple en tout sens. Il se dévoua tout entier à l’étude, région sereine, d’où l’on voit tout sans s’étonner de rien.

XXVI

De cette vie d’étude il sortit successivement pour une demi-publicité d’élite une longue série de livres, les uns, souvenirs personnels de ses voyages, fleurs de sa jeunesse, recueillies de vingt à vingt-cinq ans en Orient, desséchées entre les pages de ses notes rapides, dont il recueillit à loisir l’essence et l’odeur pour en recomposer les meilleurs parfums de sa vie ; les autres, des morceaux d’histoire diplomatique et politique, très neufs, très originaux, très instructifs, qui révèlent au temps présent les pensées calomniées du gouvernement des Bourbons ; les autres enfin, entièrement d’érudition littéraire, traductions, dissertations, commentaires sur les textes du grec ancien et du grec moderne dont il a prodigieusement enrichi la littérature de ces derniers temps. De ces livres, quelques-uns sont exclusivement réservés aux érudits hellénistes ; d’autres contiennent, à côté des textes grecs, des commentaires anecdotiques qui mêlent avec grâce et naïveté l’homme au mot, et qui révèlent les mœurs des peuples par une leçon sur leur idiome.

Jamais l’intérêt et la grâce n’avaient été plus indissolublement pétris dans des pages scientifiques ; même quand on ne lit pas le texte, on lit le commentaire, et on emporte des images ravissantes de tous les pays qu’on a parcourus avec un tel guide.

Dans ses dernières années, M. de Marcellus, persévérant dans son exhumation des trésors de la Grèce moyenne, traduisait encore le poème de décadence de Nonnos, poète égyptien du ive  siècle, qui fit une dernière épopée en grec, débauche d’érudition dont M. de Marcellus s’excuse avec raison, et dont rien ne peut l’excuser que son loisir.

Ce beau et pénible travail ne pouvait servir que quelques curieux de l’Académie des inscriptions. Puisqu’il se consacrait au servile et aride labeur de la traduction, la vraie Grèce, la Grèce originale et classique, n’avait-elle rien à lui offrir de plus précieux que Nonnos ? Lui, si digne de traduire Homère, lui qui en avait sucé la moelle dans l’Épire et dans la moindre île de l’Archipel, ne pouvait-il pas lutter avec ces pédants qui nous traduisent des textes morts au lieu de nous traduire des mœurs et des lieux dont ils ne peuvent découvrir le sens à travers la littéralité des vers ? Est-ce qu’un poème populaire comme celui d’Homère n’est pas une perpétuelle allusion ? Est-ce que l’allusion n’est pas la clef du poète épique et populaire ?

XXVII

Jamais je ne me consolerai que M. de Marcellus ou M. de Chateaubriand ne nous ait pas traduit Homère et la Bible ; c’était un travail digne d’eux, et ils étaient dignes de ce travail !

Homère, par M. de Marcellus, la Bible, par Chateaubriand, eussent été deux livres précieux pour la littérature française ; elle manque d’antiquités, ils lui auraient donné ce qui lui manque. Chateaubriand ne le daigna pas, Marcellus ne le tenta pas, mais par modestie ! L’un et l’autre furent emportés longtemps, par le courant politique, loin des études qui immortalisent, vers les grandeurs qui trompent ; quand la politique les rejeta comme des naufragés sur les rivages, Chateaubriand était trop vieux, Marcellus trop timide. L’un écrivit ses Mémoires d’outre-tombe, qui ne sont que l’écho trop âpre des passions de sa vie, un Saint-Simon personnel, chargeant la postérité de ses petites vengeances ; l’autre se contenta d’amuser les loisirs de sa vie retirée par des éruditions curieuses, par des souvenirs historiques, et par des traductions d’œuvres secondaires qui méritèrent bien de ses contemporains, mais qui ne donnèrent pas à son nom toute la célébrité que ses travaux méritent.

XXVIII

Parmi ces livres, qu’on pourrait appeler Opuscules, Mélanges, quelques-uns cependant, quoique écrits d’un ton familier et léger, sont des fragments très diserts, très graves et très distingués d’histoire contemporaine, des documents très intéressants d’histoire du siècle.

La politique de la Restauration, entre autres, est une justice sévèrement rendue à la haute pensée de Louis XVIII, le vrai roi de la liberté moderne, compatible avec la démocratie, vraie pensée du temps.

Nous l’étudierons tout à l’heure.

XXIX

À peine retiré dans son honorable repos et dans son volontaire exil d’Audour, il ne consuma pas son loisir à se plaindre du sort qui se joue des hommes : il se replia sur lui-même, et il écrivit, tout chaud encore de ses impressions de jeunesse, ses Souvenirs d’Orient. C’est une odyssée en prose tout à la fois élégante, badine, pittoresque, érudite, charmante, de six mois, à travers la mer homérique. On suit ce jeune homme d’île en île, d’écueil en écueil, de continent en continent, de surprise en surprise, Homère à la main, de Byzance en Égypte, d’Égypte en Syrie, de Syrie en Palestine, de Palestine à Jérusalem, de Jérusalem à la mer Morte, de Jéricho à Chypre, de Chypre à Scio et aux montagnes de l’Albanie.

La lecture de ces deux civilisations, la Bible, l’Évangile, l’Odyssée dans les mains, est un cours d’histoire, de poésie, de jeunesse en action, qui retrempe l’âme dans l’âpre senteur de l’Archipel.

Il me semblait, en parcourant ces deux volumes, que je naviguais moi-même, comme dans ma jeunesse, sur ces flots classiques, et qu’au réveil des nuits pendant lesquelles le flot mouvant fait franchir les distances, le brouillard du matin, dissipé au souffle du vent d’été, tirait le rideau du ciel sur l’une ou l’autre de ces îles, et les faisait repasser sous mes yeux avec leur nom, leur histoire, leur poésie, leurs costumes, leur population : pittoresques étoiles de la mer bleue, resplendissantes au matin sur le fond clair de ce ciel d’eau.

À chaque île son impression, sa citation, son anecdote, son souvenir touchant ou local, son enchantement, sa mémoire ! Éternelle jeunesse de la poésie de l’histoire, de la nature, de l’amour, se répercutant dans la jeunesse du navigateur ! Le caractère de ce livre, c’est la jeunesse, c’est l’ivresse, c’est la fête du cœur et de l’esprit. M. de Marcellus a vingt ans, et il vogue à travers les illusions de la vie dans cet archipel des plus beaux songes de l’homme ! À chaque île, il faudrait citer une scène et un vers ! Lisez tout, et vous retrouverez vous-même vos vingt ans.

Il y a là cependant un souvenir qui rappelle les miens plus que tous les autres : c’est celui d’une femme célèbre, énigme mystérieuse du roman ou de l’histoire, lady Esther Stanhope, que M. de Marcellus visita auprès de Saïde, dans la fleur de sa beauté et dans le prestige de ses aventures, et que je visitai moi-même, vingt ans après, dans la maturité de ses années et dans la constance de son exil du vieux monde !

XXX

Écoutez M. de Marcellus :

« J’étais à Saïde (l’ancienne Sidon) le 15 juin 1820, un mois après mon départ de Constantinople. Une faible brise de l’ouest amena l’Estafette à l’abri de l’écueil qui forme à lui seul la rade de la ville, depuis que le célèbre prince des Druses, Fakhr-el-din (Facardin), en a fait combler le port pour éloigner les flottes turques.

« À notre arrivée devant chaque ville, avant de saluer le pavillon ottoman, le capitaine envoyait un officier à terre pour y régler cette cérémonie. Ici, l’enseigne de vaisseau détaché pour la négociation revint nous assurer de tout le désir qu’on avait de nous rendre notre politesse maritime ; mais en même temps, le château se trouvant totalement privé de poudre, le gouverneur turc priait le capitaine français de lui en faire passer autant de charges qu’il désirait de coups de canon. Cette réponse égaya l’équipage ; et il fut stipulé qu’on se dispenserait de part et d’autre de l’étiquette. Mais, je ne sais pourquoi, j’ai plus envie de croire à l’avarice du gouverneur qu’au dénuement de la citadelle.

« Le mouillage de Saïde étant peu sûr, je vis la goélette mettre à la voile pour Saint-Jean d’Acre, où nous nous donnâmes rendez-vous, et je restai seul sur la côte de Syrie.

XXXI

« Quelques Français, nés sous cet heureux climat, m’accueillirent avec tout ce qu’ils pouvaient se rappeler de notre langue, qui fut celle de leurs pères, mais qu’eux-mêmes ne parlent plus aujourd’hui : quelques mots usuels leur sont venus par tradition. Le consul lui-même, familiarisé avec de nouvelles mœurs, avait peine à se souvenir en ma faveur des habitudes françaises. Mon oreille, accoutumée aux sons rapides et doux de la langue grecque, aux articulations lentes et sonores de l’idiome turc, se trouvait entièrement étrangère au ton de l’arabe vulgaire, et semblait frappée par instant de quelques phrases harmonieuses au milieu des cris d’un jargon guttural.

« Cet isolement complet redoubla le désir que j’avais depuis longtemps de me rapprocher du seul Européen habitant ces contrées. Je savais que lady Esther Stanhope s’était établie en Syrie, et qu’elle était alors dans sa maison d’Abra, voisine de Saïde.

« Cette illustre Anglaise avait résolu, après la mort de son oncle le célèbre Pitt, de voyager longtemps loin de son pays : peut-être même, dès lors, se promit-elle de ne plus revenir en Angleterre.

« Elle visita d’abord la France et l’Italie, puis l’Allemagne, la Russie et Constantinople. Elle passa trois mois dans la ville de Brousse en Bithynie, au pied du mont Olympe, et fut tentée de s’y fixer pour toujours. Mais Brousse a une population de soixante mille âmes ; c’est la province la plus voisine et la plus dépendante du sérail ; il fallait autour de lady Stanhope de la solitude et de la liberté.

« Elle passa en Égypte ; elle fut la première femme qui osât pénétrer sous les voûtes de la grande pyramide ; puis elle fit naufrage sur l’île de Chypre. Après avoir vu Jérusalem, Damas et Palmyre, elle choisit le Liban pour sa résidence. Elle y fit construire une maison ; elle apprit l’arabe.

« Le costume des femmes syriennes lui parut incommode, et propre seulement à la vie sédentaire et intérieure ; l’habit européen l’exposait trop à la curiosité et à l’attention des Druses ; elle adopta donc les vêtements des hommes du pays.

« On lui fait passer de Londres ses revenus : sa fortune est en Syrie au moins égale à celle d’un scheik puissant. Elle fait du bien autour d’elle ; elle s’est acquis une véritable considération pour ses bienfaits, comme par la noblesse de ses manières et son goût pour la solitude, grande vertu aux yeux des hommes du désert.

XXXII

« Tous ces détails que j’avais recueillis sur lady Esther Stanhope excitaient de plus en plus mon intérêt ; mais j’étais fort embarrassé pour obtenir d’être admis dans sa retraite. J’avais appris que plusieurs voyageurs, qui s’étaient hardiment et sans préambule présentés chez elle, en étaient partis sans l’avoir vue. J’essayai d’intéresser à mon tour sa curiosité ; et je sollicitai la permission de la voir par un billet très laconique, où je n’ajoutais ni mon nom, ni aucune des politesses de convention en Europe ; le billet même semblait tenir quelque chose de la rudesse du désert ; il ne contenait que ces mots :

« “Un jeune Français, passant à Saïde, prie lady Esther Stanhope de lui permettre de la voir.”

« Lady Stanhope m’a avoué depuis que j’avais en effet attiré son attention ; elle ne pouvait croire, disait-elle, qu’une demande sans compliments ni emphase fût d’un voyageur uniquement indiscret ou curieux. Elle y répondit en m’envoyant un guide chargé de remettre au consul la lettre suivante :

 

« “Monsieur le Consul,

« “J’ai reçu le billet d’un jeune Français, et je vous adresse ma réponse pour lui, puisqu’il ne dit ni son nom ni sa demeure. Je vous serais bien obligée de lui faire savoir que, si la visite qu’il désire me faire est dictée par un motif de curiosité ou de simple politesse, je le prie de m’en dispenser, attendu que je suis tout à fait reléguée, et que je ne vois personne. Si, au contraire, il a quelque chose à me dire, il peut très bien vous remettre une lettre pour moi. Et dans le cas où il serait pressé de partir, et dans ce cas seulement, il pourra venir avec le porteur de ces lignes, qui est un homme à mon service.

« “Esther-Lucy Stanhope.”

 

« Je me déclarai très pressé de partir, et je choisis la dernière alternative que m’offrait lady Stanhope ; je me mis aussitôt en route avec l’Arabe qu’elle m’avait envoyé.

« Le village d’Abra, où elle réside, est à une lieue de Saïde. J’avançai peu à peu vers la montagne, au milieu des beaux jardins et des ruisseaux qui entourent la ville ; puis, traversant des collines arides formées d’une couche de roche blanchâtre, je me trouvai au pied des premières chaînes du Liban. Après quelques minutes d’une ascension pénible, j’arrivai près de la maison de Cid Milady (seigneur Milady). C’est le nom que donnent les Arabes à la femme extraordinaire que j’allais voir.

XXXIII

« Sur le devant d’une grande maison bâtie en terre, comme la plupart de celles du pays, était un petit perron que défendait des rayons du soleil un toit de chaume supporté par quelques piliers. C’est là que je vis de loin un Bédouin assis sur une peau d’ours ; et, sans m’étonner de reconnaître sous ce costume lady Stanhope, j’allai directement à elle.

« En me voyant, elle mit la main sur son cœur, à la manière dont les Arabes saluent, et, sans se lever, elle me fit place à ses côtés. Je remarquai, avant tout, ses vêtements d’homme asiatiques, dont l’adoption, l’avouerai-je, ne me parut pas ridicule ; bientôt même mes yeux et mon esprit s’y habituèrent au point d’oublier le sexe de mon hôte, et ce n’était pas l’habit seul qui prêtait à l’illusion.

« Lady Stanhope portait un manteau de drap jaune foncé ; une tunique rayée, de couleur violette et blanche, descendait jusqu’à ses pieds ; de longues manches ouvertes laissaient apercevoir la blancheur de ses bras ; des babouches en cuir jaune s’élevaient jusqu’à la moitié de ses jambes ; un cachemire blanc couvrait entièrement sa tête, et un mouchoir peint de mille couleurs, ainsi qu’on les fabrique à Smyrne, entourait son visage : les deux bouts de ce mouchoir tombaient sur ses épaules. Elle m’en expliqua l’usage : l’un servait à assujettir son turban, et l’autre à cacher sa figure, quand elle ne voulait pas être reconnue. Ce costume est à peu de chose près celui que portent les hommes arabes ; mais, par sa richesse, il n’aurait pu appartenir qu’au chef d’une tribu.

« J’admirais sous ces habits une femme d’une haute stature ; ses yeux grands et vifs s’arrêtaient autour d’elle avec douceur et bonté. Sa figure allongée et pâle aurait peint le sentiment, si elle n’avait voulu lui faire exprimer l’énergie et le courage. Je la trouvai belle, et je lui aurais donné quarante ans.

XXXIV

« Lady Stanhope me demanda mon nom : je vis que les journaux qu’on lui envoyait de temps en temps, malgré ses ordres, ajouta-t-elle, le lui avaient déjà prononcé ; j’ajoutai que des fonctions m’attachaient à la résidence de Constantinople, d’où je venais ; et elle me parla de quelques hommes d’État anglais que j’avais dû y voir.

« Le secrétaire-interprète de l’ambassade, me dit-elle, M. Terrik Hamilton, grand orientaliste, n’a pu néanmoins retracer que faiblement, dans sa traduction du poème d’Antar, le caractère poétique et guerrier des Arabes. Un seul homme était digne de commander aux Arabes comme au monde. Les rois de l’Europe l’ont exilé… Ils en seront punis, ils le méritent.

« Depuis que cet homme n’est plus sur le trône, tout est changé ; le trouble reparaît partout ; l’Espagne n’a plus de roi ; l’Angleterre et l’Allemagne sont déchirées de factions ; un horrible assassinat vient de recommencer la révolution en France, je vous plains tous et je vous fuis.

« Mes sentiments, Monsieur, ne doivent pas être les vôtres, je le sais ; mais vous apprécierez ma franchise, et je ne dois point payer votre visite par une dissimulation qui n’est pas dans mon cœur. Mais entrons, nous causerons plus à notre aise.

« Je me fis répéter cette invitation, car j’étais plongé dans une rêverie profonde. Le soleil se couchait dans la mer de Chypre, mes regards planaient sur la verte plage de Saïde ; la chaîne du Liban chargé de lourds nuages noirs se prolongeait vers le nord ; ma pensée errait dans cette immensité, et les accents prophétiques que je venais d’entendre, échappés à une femme revêtue du caractère et presque du costume des anciennes sibylles, ces paroles solennelles disaient à mes impressions quelque chose de sauvage et d’imposant.

XXXV

« Je suivis mon étrange guide dans l’intérieur du harem, c’est ainsi que lady Stanhope, s’identifiant avec le sexe dont elle empruntait les habits, appelait son appartement intime. Sa maison se composait d’une multitude de chambres disposées autour d’une cour carrée, comme dans un couvent. Cette cour est un jardin garni de fleurs odoriférantes. Toutes les ouvertures de la maison donnent sur ce jardin intérieur. Ainsi, trois des façades de l’édifice ne sont que des murs sans ouvertures ; et la quatrième, par où j’entrais, offre du côté de la mer une seule porte et un péristyle, si l’on peut nommer ainsi quelques tiges de cèdre supportant un toit de chaume.

« J’entrai sur les pas de mon hôte (je ne peux pas dire mon hôtesse) dans un salon garni de sophas. Quelques arcs et deux carquois remplis de flèches étaient suspendus aux murs ; sur un côté du divan paraissait un grand tableau représentant un cheval libre franchissant un torrent, et, derrière le cadre, je reconnus un portrait de Bonaparte presque entièrement dérobé à la vue. Lady Stanhope se coucha dans l’angle gauche du divan : c’est, en Turquie, la place du maître de la maison ; je me couchai à l’autre angle, vis-à-vis d’elle. J’avais refusé de souper, elle me fit apporter des abricots blancs, dont l’espèce est inconnue en Europe, des figues bananes, puis des sorbets. Je n’oublierai de longtemps ce repas offert par une Anglaise à un Français sur un pic du Liban.

« “N’êtes-vous pas surpris de mon costume ? me dit lady Stanhope, en pressant sur ses lèvres l’ambre d’une longue pipe.

« — Non, Madame, répondis-je ; je voulais voir lady Stanhope, et, sous quelques vêtements qu’elle paraisse à mes yeux, j’espère que mon hommage aura pénétré jusqu’à son cœur.

« — Oui, Monsieur, reprit-elle, j’ai du plaisir à vous voir, et il faut que cela soit pour que je le dise ; car depuis longtemps mes compatriotes m’ont dégoûtée des voyageurs ; ils se croient en droit de tourmenter mon existence, et aucun Anglais ne viendrait en Syrie sans prétendre examiner ma vie et mes discours. Je suis pour toujours brouillée avec eux ; je n’en reçois plus : et que viendraient-ils faire en Orient ? Loin d’égaler les hommes qui l’habitent, ils ne sont pas même faits pour les observer.

« Le dernier fut ce jeune Banks, que vous avez vu à Constantinople. Je l’ai fait conduire dans le désert, vers la ville qu’il dit avoir découverte ; il me doit bien des facilités apportées à son voyage, et il s’en est montré peu reconnaissant ; mais je sais oublier les ingrats. J’ai bien oublié un voyageur plus célèbre, qui porte le même nom, et qui fut l’ami de mon oncle. Je n’aime pas les traîtres ; M. Pitt avait eu à se plaindre gravement de sir Joseph Banks, et le prince-régent voulut un jour m’engager à le suivre chez le compagnon de Cook qu’il allait voir. — Jamais, répondis-je, Esther Stanhope ne verra sir Joseph Banks ; un homme qui trahit son ami est capable de trahir son roi.

« Bien d’autres Anglais, passagers en Syrie, m’ont obsédée de leurs persécutions. Pour les éloigner de moi, j’ai dû y répondre par des brusqueries ; mais elles ont produit l’effet que j’en attendais, et je ne les ai point vus.

« Ils s’en vengent par des publications de leurs voyages, où chacun d’eux me fait figurer à sa guise, et toujours pour m’accabler de ridicule. Cette arme est aiguë en Europe ; ici elle s’émousse, et d’ailleurs j’y suis peu sensible depuis longtemps.

« — Quoi ! ces jugements si défavorables, ces portraits si peu ressemblants que la presse multiplie, n’ont-ils rien qui puisse vous choquer, Milady ?

« — Oh ! point du tout, reprit-elle en riant ; que me font-ils de la part de ceux qui ne m’ont jamais connue ? Si mon nom peut procurer à leurs ouvrages des lecteurs, et des acheteurs à leurs libraires, je m’en réjouirai très sincèrement, car je veux faire le bien, de quelque manière que ce soit.

« — Je le sais, repris-je, et je dois vous témoigner toute ma reconnaissance de vos bontés pour mes compatriotes. J’avais su que plusieurs Français malheureux avaient trouvé chez lady Stanhope le plus généreux et le plus favorable accueil.

« — Ah ! les Français, me dit-elle avec feu, ont des droits tout particuliers à mes sentiments. Vous avez beau faire, fort heureusement pour vous, vous ne ressemblerez jamais à vos voisins.

« J’estime votre ambassadeur (M. le marquis de Rivière) ; c’est un fanatique dans son dévouement pour ses maîtres, mais il l’est de bonne foi. Le monde serait plus heureux s’il n’y en avait eu que de semblables. Au reste, son exemple est peu contagieux. Ces vieux modèles de l’honneur ne sont plus de notre siècle ; aujourd’hui la fidélité n’est plus que de la niaiserie, et la faveur va au plus ingrat. Votre Europe si corrompue fait mal à voir. Imitez les Arabes ; au moins chez eux la parole d’un homme ne change et ne trompe jamais…

« Et ce pauvre, colonel Boutin, que n’ai-je pas fait pour prévenir ses malheurs ? Je les ai au moins bien vengés. Il revenait chez moi, quand un caprice de curiosité le conduisit chez les Ansariés, où il a péri on ne sait trop comment. J’appris sa mort par hasard ; aussitôt, appuyée des ordres du pacha de Damas, qui me traitait comme sa fille, j’expédiai partout des émissaires, mais je ne pus recueillir que des renseignements incertains, et je ne savais où diriger mes poursuites. Alors j’écrivis au chef dont l’influence domine dans la montagne en lui envoyant une superbe paire de pistolets :

« Abba Mehhemed, je t’arme chevalier. J’ai à me plaindre des Ansariés qui ont massacré un de mes frères ; j’espère que ces pistolets ne manqueront jamais personne, qu’ils protégeront tes jours, et qu’ils vengeront la cause de ton amie. »

« Il partit, et il brûla cinquante-deux villages. La route est sûre aujourd’hui ; vos officiers n’ont plus rien à craindre des Ansariés.

« — Que n’avez-vous pu, dis-je alors, porter vos secours à un autre voyageur, dont l’entreprise devait être plus utile encore, le malheureux Ali-Bey ! Lady Stanhope s’émut à ce nom.

« — Vous renouvelez, reprit-elle, toute ma douleur : pauvre Ali ! combien je l’ai regretté ! Mais soyez franc, ajouta-t-elle après un moment de silence : avez-vous ordre de me parler d’Ali-Bey ?

« — J’ai l’honneur de vous répéter, Milady, que ma visite auprès de vous est entièrement désintéressée, et ce n’est point un article de mes instructions. Mes questions relatives à Ali-Bey, que j’ai connu, viennent d’un homme qui s’intéressait vivement au succès de sa dernière expédition.

« — Eh bien ! Monsieur, reprit lady Stanhope, je crois que Dieu vous envoie pour me délivrer d’une véritable peine, et je me confie entièrement à vous.

« J’ai une lettre qu’Ali-Bey m’écrivit peu d’heures avant de mourir. J’ai aussi un paquet de la rhubarbe empoisonnée à laquelle il croit devoir sa mort. Il a voulu que ces deux objets fussent envoyés au ministre de la marine en France. Jusqu’ici, je n’ai osé les confier à personne ; promettez-moi que vous les lui remettrez vous-même, quelle que soit l’époque de votre retour à Paris, et les dernières volontés du pauvre voyageur seront ainsi accomplies.”

« Je le promis. Lady Stanhope alla chercher un petit paquet enveloppé de papier qu’elle me donna ; elle me dicta deux lignes, que par ses ordres j’écrivis sur la lettre même. Ces lignes indiquaient qu’Ali-Bey avait été enterré au château de Balka, à quatre ou cinq minutes de Messinib, dans le désert.

XXXVI

« “Incertaine de sa mort, j’envoyai, continua-t-elle, un courrier monté sur un dromadaire, pour suivre ses traces et avoir de ses nouvelles. Celui-ci fit en treize jours le voyage de la Mecque, et il ne rapportait que des notions vagues, quand il fut attaqué et pris dans le désert. Il n’a pas reparu depuis deux ans ; j’ai soin de sa famille.

« Je fus instruite plus tard, par quelques Arabes, de la fin tragique d’Ali-Bey. Ma première pensée fut de croire à quelque vengeance des musulmans. Dans son précédent voyage, publié à Paris, il avait dévoilé les mystères de la Mecque, et décrit en détail les mosquées et le tombeau de Mahomet, qu’il avait été admis à vénérer sous ses habits orientaux. On avait pu chercher à punir une telle indiscrétion ; mais je sus bientôt qu’il n’en était rien, et lui-même attribue sa mort à d’autres causes.

« Je fis de grands efforts pour me mettre en possession des manuscrits et des instruments astronomiques d’Ali-Bey ; on m’avait dit que le chef des Maugrebins en était le détenteur. Je priai le pacha de Damas de les retirer et de les placer dans son khasné (trésor) particulier ; il le fit, et ils furent scellés des cachets du molleh et des cadis de la ville. J’entrevis l’espérance de les avoir en ma possession ; je fis entendre au pacha qu’Ali-Bey s’occupait uniquement d’astronomie ; qu’il allait à la Mecque par ordre de son roi, pour y mesurer le soleil, qu’il savait bien y être plus grand qu’ailleurs (c’est une croyance de l’islamisme) ; que ce qu’il laissait après lui formait l’héritage de son fils Osman-Bey, qui habitait le royaume de Fez ; et qu’enfin, pour profiter des écrits de ce savant, il fallait traduire ses observations en arabe : j’offris de me charger de ce travail ; mes motifs allaient être goûtés, je m’en flattais du moins, quand le pacha fut destitué. Je l’ai regretté sincèrement, car il avait pour moi une amitié particulière.

« — Ce fils d’Ali-Bey, interrompis-je, existait-il en effet ? ou votre récit n’était-il qu’une fable adroite ?

« — Pas du tout, reprit lady Stanhope ; dans son voyage à Fez, Ali-Bey, qui, grâce à son costume et à sa profonde connaissance des idiomes de l’Orient, pénétrait dans les sérails comme dans les mosquées, eut des relations avec une sœur du roi de Fez, et la laissa grosse d’un enfant qu’on nomme aujourd’hui Osman-Bey. L’existence de ce jeune fils peut servir de base aux réclamations qui auraient pour objet d’obtenir les manuscrits et les instruments, seul héritage de son père.”

« Lady Stanhope apprit avec plaisir que le voyage d’Ali-Bey avait un autre but que des découvertes astronomiques, et qu’il avait la mission de se rendre à Tombuctoo.

« “L’expédition des Anglais au pôle nord, disait ce savant dans une de ses dernières lettres que j’ai lue, et mon voyage au centre de l’Afrique, doivent résoudre les deux plus grands problèmes géographiques qui nous restent sur le globe, avec la différence que, si je réussis, ma mission produira infiniment plus de résultats utiles à l’humanité que le voyage au pôle.”

« Lady Stanhope déplora doublement la mort prématurée de cet intrépide voyageur, et finit par me dire qu’on la devait, comme il l’assure lui-même, au poison et à la jalousie des Européens.

« “Les Arabes, ajouta-t-elle, auraient aimé un homme de son caractère. Tout le monde n’est pas né pour voyager chez eux. Cet illustre Polonais, par exemple, si grand amateur de chevaux, qui s’est montré en Syrie il y a deux ans, n’a nullement les qualités propres à l’Arabie ; il est vrai qu’il y a à peine pénétré. J’ai appris avec étonnement que ses voyages avaient dérangé sa fortune ; je ne lui ai jamais vu qu’un équipage très mince, et il s’est beaucoup plus occupé des femmes d’Alep que des hommes du désert.

« Je ne sais comment j’ai pu plaire aux Bédouins et me faire parmi eux des amis : quelques traits de fermeté et d’énergie y ont peut-être contribué. J’ai été, pendant deux jours, avec une faible escorte de cinquante Arabes, poursuivie par trois cent cinquante cavaliers. Dans les ruines de Palmyre, un chef de deux cents chameaux a levé le poignard sur moi ; mes regards et ma contenance l’ont vaincu ; il est tombé à mes pieds. J’ai passé huit jours dans la grotte d’un santon retiré dans les rochers du Liban ; je couchais près de lui sur des feuilles sèches ; il m’expliquait le Coran et m’initiait aux secrets de sa vieille expérience.

« La première fois que j’entrai à Damas, on m’avait préparé, au quartier des chrétiens, une maison séparée. Je fis dire au pacha que j’étais fatiguée de voir des chrétiens et des juifs ; que j’étais venue faire connaissance avec les Turcs et les Arabes, et que je voulais une autre habitation. J’en choisis une au milieu des musulmans, en face de la grande mosquée, et j’y séjournai pendant quelques mois.

XXXVII

« Non, les Arabes ne sont point tels qu’on les représente en Europe. C’est surtout chez eux que réside cet honneur, dont vous avez inventé autrefois le mot en France, et qui n’existe point dans la langue anglaise. Ils sont braves, généreux, indépendants. Il y a dans le désert des hommes tellement instruits par leur observation assidue de la nature, par leur vive intelligence et leur habitude de réfléchir, qu’on ne peut lutter de science avec eux : d’autres, à une grande ignorance, allient un bon sens et une sagacité qui étonnent. Je les aime, et je continuerai de vivre avec eux. Je ne suis pas anglicane, je ne suis pas musulmane non plus, quoique je cite parfois le Coran. Je ne sais pas comment se nomme mon culte ; mais j’adore un Dieu maître du monde qui me récompensera si je fais le bien, et me punira si je fais le mal. Comment choisir dans ce mélange de mille sectes ? Le désert, en cela semblable à l’Europe, en présente une incroyable variété. J’ai habité trois mois à quelques pas des grottes mystérieuses où les Druses, peuple franc-maçon, se livrent à la fois à leurs cérémonies religieuses et à de nocturnes débauches. J’ai longtemps hésité, je l’avoue. Au milieu de toutes ces idolâtries, je n’osais me créer une divinité ; mais aujourd’hui ma croyance est fixée, et, à force de bienfaits versés sur mes semblables, je veux mériter les bienfaits de ce Dieu, seul et tout-puissant, dont mon âme tout entière reconnaît l’existence.

« — Vous ne reviendrez donc jamais en Europe, Milady ?

« — Je l’ai quittée depuis huit ans, et pour toujours. Que voulez-vous que j’y regrette ? Des nations avilies et des rois imbéciles ? C’est le mien que j’accuserais d’abord, s’il n’était établi qu’un roi d’Angleterre ne doit jamais régner, et que, Stuart ou Orange, fou ou sensé, ses affaires doivent aller sans lui.

« La femme de ce pauvre roi est venue en Syrie passer comme une Anglaise obscure, tandis que lady Stanhope y jouait le rôle que la princesse de Galles n’eût jamais dû quitter. Pauvre princesse Charlotte ! elle aurait été une grande reine : elle était sans préjugés.

« Le duc d’York a autant de probité que de faiblesse ; mon frère est son aide de camp. Je l’aime, ce frère3 ! Mais il est un autre Stanhope qui a osé en plein parlement calomnier la nation française, la grande nation ! Ne sait-il pas que jamais l’Angleterre n’atteindra à la glorieuse hauteur de sa rivale ?

« Avant peu, vous verrez tous ces trônes bouleversés dans leurs fondements. Alexandre joue plus longtemps, et mieux qu’un autre, son rôle de Tartufe ; mais il cédera lui-même au torrent…

« Pardon, Monsieur, je froisse peut-être vos opinions que je devine. Au reste, presque tous mes amis à Londres, quand j’en avais, pensaient comme vous, et je leur livrais de rudes assauts politiques ; mais je les estimais. Je ne méprise que les transfuges, quels qu’ils soient ; et, en cela, j’étais tout à fait Arabe bien avant d’habiter ces solitudes. Ici, on ne croit pas à ces sentiments qui changent avec la fortune, à ces dévouements éphémères, qui, morts avec le vaincu, renaissent pour le vainqueur, et sautent de l’un à l’autre avec une agilité toujours plus souple. Au désert, la vie jusqu’à la tombe reste fidèle à la haine ou à l’amitié du berceau. Est-ce l’effet de l’honneur mieux compris, ou d’une civilisation trop arriérée ? Je le laisse à votre choix.”

XXXVIII

« Cette conversation, qui dura depuis sept heures jusqu’à deux heures après minuit, fut interrompue à diverses reprises par des pauses et des rafraîchissements. Nous restâmes entièrement seuls pendant tout ce temps, et je n’ai tracé ici que le résumé de nos entretiens.

« Lady Stanhope m’avait quitté un instant dans le cours de la nuit ; je la vis revenir bientôt, et je m’aperçus qu’elle boitait ; je lui en demandai la cause.

« “Je visitais mes juments arabes, suivant mon habitude de tous les soirs, me répondit-elle, et je viens de recevoir un coup de pied qui m’a atteinte légèrement.” En effet, en passant la main sur son genou, elle la retira sanglante. Je la priai d’appeler ses femmes, elle se mit à rire.

« — Des femmes de chambre ! me dit-elle ; je n’en ai plus ; elles n’ont pu supporter la vie du désert : je les ai renvoyées en Europe. Quelques Arabes me servent ici ; je parle leur langue, et leurs soins me suffisent.”

« J’avais manifesté l’intention de retourner à Saïde dans la nuit même ; lady Stanhope ne voulut pas le permettre, et elle m’engagea à passer quelques jours auprès d’elle : je dus m’y refuser à mon tour ; mes moments étaient comptés, et je m’excusai sur mon pèlerinage.

« “Vous allez à Jérusalem, me dit-elle ; vous n’y verrez que des prêtres haineux et des dissensions interminables. Puisque vous voulez me quitter sitôt, je vais prendre congé de vous. On va vous conduire dans la chambre qui vous est destinée. Un Arabe sur le Liban ne vous recevra pas comme une Anglaise à Londres ; mais acceptez de bon cœur ce que je vous offre de même. — Adieu, Monsieur, ajouta-t-elle en mettant la main sur son cœur, que le bonheur vous accompagne ! Je vous ai vu avec plaisir, et c’est ce que je dis bien rarement des autres voyageurs.”

« Je répondis à ses vœux par des expressions sincères. Elle me quitta.

« En arrivant dans la chambre qui m’était préparée, on m’apporta de sa part une écritoire : elle me faisait prier de lui laisser mon adresse. Agité de souvenirs, je ne pus fermer l’œil du reste de la nuit ; au point du jour, j’appelai mon guide. Deux chevaux arabes étaient à ma porte, je les acceptai jusqu’au bas de la montagne. Je les renvoyai de là, et je repris lentement le chemin qui conduit à Saïde. »

XXXIX

Je reprends :

 

Et maintenant que j’ai vécu, et que j’ai connu le néant et l’ironie de la vie dans le monde des réalités politiques, j’ai pris de lady Esther Stanhope une tout autre idée que celle que j’en ai eue à Djoum dans la nuit que je passai avec elle dans son ermitage du Liban.

Ce n’était nullement une femme folle ; sa seule folie, c’était la grandeur de son âme !

Tout ce qui était petit et mesquin la dégoûtait.

Elle avait vu sous son oncle, le grand Pitt, deux géants lutter sur les mers et sur la terre : la liberté dans l’âme de Pitt, le despotisme dans les armées de Bonaparte ! Pitt était mort comme Moïse avant d’avoir rendu la liberté au monde ; Bonaparte était vaincu et prisonnier à Sainte-Hélène. Bon ou mauvais, il n’y avait plus rien de grand à contempler dans ce monde. Ce monde l’ennuyait ; elle détourna les yeux en regardant son oncle et Bonaparte. Elle quitta l’Angleterre et l’Europe, et les oublia dédaigneusement.

XL

Elle fit bien ; elle aima mieux aller habiter parmi les grandes ombres, les grandes ruines, les grands songes des déserts, que de languir dans la médiocrité de nos destinées d’alors.

Elle dit adieu à l’Europe, et s’ensevelit toute vivante en Asie ! De temps en temps un voyageur, alors très rare, venant par curiosité frapper à sa porte, elle refusait d’ouvrir ; elle ouvrit pour Marcellus et pour moi, parce que Marcellus était un enfant, et parce qu’elle avait entendu mon nom de poète dans le monde. Un enfant et un poète, terrain à songes !

Elle voulut nous voir.

Elle me prophétisa ce qui m’est arrivé par hasard, un rôle grave dans une courte pièce, à grand mouvement. — Vous reviendrez après en Orient mourir où je vis, me dit-elle.

Et j’y mourrai au moins de désir.

Quand on s’est lancé hardiment, avec une sainte pensée dans le cœur, au milieu d’un peuple en révolution, pour l’apaiser et le diriger vers des destinées plus hautes et plus surhumaines ;

Quand on lui a dit : « Lève-toi et règne, mais montre-toi digne de régner par ta modération, par ta tolérance, par ton respect des libertés d’autrui ; tu n’auras d’autre maître que la raison, tu respecteras tout le monde, et toi-même » ;

Quand ce peuple a été soulevé entre ciel et terre pendant quelques mois, et que toutes les nations étonnées se sont agenouillées pour le contempler dans sa liberté et dans sa sagesse ; ce peuple de France a été vraiment roi de lui-même, et digne de l’être.

Mais il est bien vite redescendu ou retombé de son enthousiasme, et, le danger passé, il est redevenu peuple, c’est-à-dire, élément. Il a abdiqué sa gloire par lassitude, la couronne lui a paru trop pesante, il l’a laissée tomber de son front ; une main fort habile et armée l’a ramassée ; le peuple s’est refait soldat sous cette main, nous recommençons le passé !

XLI

Quand on a participé à cette illusion des grandes âmes, et qu’on l’a vue s’éteindre, on a trop vécu ; on prend en dégoût l’Europe où ces scènes se sont passées, on désire oublier ou renouveler sa vie dans un autre continent ! On cherche un désert en Asie pour passer en vivant entre les pensées de Dieu et l’oubli des hommes.

C’est ce que je ne comprenais pas encore en 1830, quand je fus reçu par lady Stanhope, et que je la crus une sublime insensée. C’est ce que je comprends aujourd’hui. Le devoir de sauver à tout prix honnête mes amis et mes créanciers en France m’a ramené et me retient dans ma patrie par un lien que Dieu seul connaît.

Mais l’âme de lady Stanhope a passé dans la mienne, et mourir dans un désert d’Asie, au sein d’une contemplation de Dieu, de la nature, et loin des hommes d’Europe, est le dernier de mes vœux !

 

Lamartine.