(1861) Cours familier de littérature. XI « LXVe entretien. J.-J. Rousseau. Son faux Contrat social et le vrai contrat social (1re partie) » pp. 337-416
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(1861) Cours familier de littérature. XI « LXVe entretien. J.-J. Rousseau. Son faux Contrat social et le vrai contrat social (1re partie) » pp. 337-416

LXVe entretien.
J.-J. Rousseau.
Son faux Contrat social et le vrai contrat social (1re partie)

I

La politique spéculative a été en tout temps l’exercice le plus important et le plus passionnant des hautes intelligences parmi les écrivains (j’en excepte toutefois les religions, exercice plus relevé encore des spéculations humaines). Les fondateurs de religions sont les oracles réputés divins ; les écrivains politiques sont les législateurs des nations. Les premiers gravent en traits de foudre les dogmes éternels ou imaginaires dans la conscience ; les seconds écrivent en caractères de pierre ou de bronze les tables des lois ou les constitutions des sociétés politiques.

Moïse, Zoroastre, Brama, Confucius, Solon, Lycurgue, Numa, furent de grands écrivains religieux et politiques ; Aristote en Grèce, Cicéron dans l’Italie antique, Vico dans l’Italie moderne, Beccaria dans l’Italie d’hier, Montesquieu en France, furent des commentateurs et des dissertateurs érudits de ces législateurs primitifs, des critiques de génie des législations et des constitutions civiles des peuples. L’expérience et la raison tinrent la plume de ces sages ; ils ne se livrèrent jamais aux séduisantes idéalités de leur imagination pour éblouir et fasciner les hommes par des perspectives d’institutions fantastiques qui donnent les rêves pour des réalités aux peuples ; ils respectèrent trop la société pratique pour la démolir, afin de la remplacer de fond en comble par des chimères aboutissant à des ruines ; ils étudièrent consciencieusement la nature de l’homme sociable dans tel temps, dans tels lieux, dans telles mœurs, à tel âge de sa vie publique, et ne lui présentèrent que des perfectionnements graduels ou des réformes modérées, au lieu de ces rajeunissements d’Éson qui tuent les empires sous prétexte de les rajeunir ; en un mot, ces écrivains, les yeux toujours fixés sur l’expérience et sur l’histoire, ne furent ni des rêveurs, ni des utopistes, ni surtout des radicaux.

Le radicalisme, ai-je dit il y a longtemps à la tribune de mon pays, n’est que le désespoir de la logique. Quand on ne sait pas tirer parti des réalités, on s’impatiente contre les sociétés, et on se jette dans ces violences de l’esprit qu’on appelle le radicalisme.

Les radicaux sont des rêveurs dépaysés dans les réalités ; l’impossible est leur punition : ils n’ont pas assez d’esprit pour comprendre les imperfections nécessaires des sociétés, composées d’êtres imparfaits.

La première de leurs erreurs est de croire à la perfectibilité indéfinie de l’homme fini. Ils ne font ni lois ni constitutions pour les peuples, ils font des poèmes ; leurs plans de sociétés sont l’opium des imaginations malades des peuples ; l’accès de délire qu’ils donnent aux hommes finit par des fureurs, et les fureurs finissent par l’anéantissement des sociétés. La barbarie recommence par l’excès de civilisation.

II

Le premier de ces écrivains législateurs de songes et constructeurs d’utopies politiques fut Platon en Grèce.

J’ai voulu relire récemment sa constitution, modèle qu’il présente aux hommes comme un type des sociétés politiques accomplies ; j’ose déclarer en toute conscience que le délire d’un insensé joint à la férocité d’un scélérat ne pouvait jamais arriver aux excès d’absurdité et aux excès d’immoralité de ce prétendu sage tombé en folie et en fureur pour avoir trop bu l’idéal dans la coupe de l’imagination.

Esprit et cœur, sa République est en tout le paradoxe de Dieu, le contrepied de la nature, le roman de l’homme, depuis l’égalité des biens, aussi impossible à réaliser que le niveau constant des vagues sur la surface incessamment mobile de l’Océan ; depuis la communauté des produits, produits aussi impossibles à répartir qu’à créer, puisque la répartition suppose l’infaillibilité divine dans le gouvernement, et que le produit lui-même suppose l’uniformité du travail dans l’oisif, qui consomme sans rien faire, et dans l’homme laborieux, qui travaille sans salaire ; depuis la destruction de la famille, ce nid générateur et conservateur de l’espèce humaine, pour remplacer le père et la mère par une maternité métaphysique de l’État, qui n’a pas de lait, et par une paternité métaphysique de l’État, qui n’a pas d’entrailles ; depuis la communauté des femmes, qui change l’amour en bestialité, jusqu’à la communauté des enfants, qui détruit la piété filiale en défendant aux enfants de connaître leur père ; depuis le meurtre des nouveau-nés mal conformés, pour épurer la race, jusqu’au meurtre des vieillards, pour écarter des yeux le spectacle de la décadence et la céleste vertu de la compassion.

Il ne manque au code du divin Platon que l’anthropophagie pour être le cloaque contre-nature et contre-humanité des immondices de la turpitude, de la démence et de la brutalité humaine, la Divinité renversée, le paradoxe de Dieu, de l’homme, de la femme, du vice et de la vertu, folie de l’orgueil philosophique qui, pour ne pas penser et sentir comme tout le monde, pense comme un fou et sent comme un criminel de lèse-nature et de lèse-Divinité.

Encore une fois, voilà le divin Platon devenu utopiste en politique et voulant refaire l’œuvre de Dieu mieux que Dieu, et composant une société avec des rêves, au lieu de la composer avec les instincts de la nature ; et voilà ce que l’on fait admirer, sur parole, à des enfants pour pervertir en eux l’entendement par l’admiration pour l’absurde ! Arrachez à cet homme ce surnom de divin Platon, et transportez-le à Socrate, l’homme du bon sens et de la réalité, qui épluchait trop sans doute, mais qui ne découvrait ses principes que dans la nature des choses et dans les instincts révélateurs de toute sagesse et de toute institution pratique digne du nom de société.

III

Ces philosophes de l’utopie, ces élucubrateurs de principes sociaux en contravention avec les traditions éternelles de la politique, de la nature ; ces hommes qui se glorifient d’être seuls et de penser à l’écart des siècles et des traditions sociales ; ces constructeurs de nuages, comme les appelle le poète véritablement divin (Homère), ont été communs dans tous les temps et dans tous les peuples, surtout dans les temps de décadence et dans les peuples en révolutions. La Grèce bavarde, le Bas-Empire stupidifié par la servitude, le moyen âge romain, fermentant d’un christianisme mal compris, corrompu par Platon, rêvant le règne de Dieu sur la terre, déconseillant le mariage, ce joug divin du couple humain, poussant les hommes et les femmes dans le célibat ascétique pour amener la fin du monde, tuant le travail et la famille par la communauté des biens et par l’égalité démagogique du nivellement dans la misère, faisant le monde viager et indigent, au lieu de le faire, comme le Créateur l’a fait, perpétuel par la propriété, patrimoine de la famille ; l’Italie oisive, l’Allemagne rêveuse, l’Espagne mystique, l’Allemagne somnambule, la Hollande brumeuse, l’Angleterre audacieuse d’originalités excentriques, pullulèrent plus tard de ces machinistes de sociétés idéales, jeux d’osselets quelquefois terribles, comme les anabaptistes d’Allemagne et les jacqueries en France.

La France, le sol du sens commun, fut le pays où germèrent le moins ces pavots enivrants des chimères sociales, et où ces poisons soporifiques moururent le plus tôt. Fénelon, presque seul, trop séductible par l’imagination et par le cœur, popularisa dans son Télémaque ces idées impraticables de Platon et de Morus ; il fit innocemment beaucoup de mal en ôtant aux Français le sentiment du réel en politique, et en les jetant dans les vagues rêveries de l’impraticabilité. Son Salente est la capitale de l’absurde.

On comprend, en lisant cette législation des songes, que Louis XIV, cet esprit simple, et Bossuet, ce génie de l’autorité, éloignèrent Fénelon du gouvernement des peuples et de l’éducation des princes. Les peuples vivent de vérités applicables, et les princes qui rêvent sont réveillés en sursaut par les catastrophes. Fénelon n’était nullement politique : il était ce que nous appelons socialiste, c’est-à-dire poète du paradoxe, fabuliste de la société.

Quand on étudie bien les origines de la révolution française, dans sa partie chimérique, radicale, niveleuse et révoltée contre la nature, la propriété, la famille, de Mably à Babeuf, on ne peut s’y tromper, le catéchisme de cette révolution sociale est dans Télémaque. Fénelon est un démagogue chrétien et doux, qui sème des vertus, et qui se trouve n’avoir semé que des passions affamées qu’il ne peut nourrir que d’ivraie.

Son économie politique, qui supprime le travail en supprimant ce qu’il appelle le luxe, le luxe, cette chose sans nom, mystère inexplicable entre le consommateur et le producteur, seul mobile et seul répartiteur du travail, seul créateur de la richesse, cette économie politique de Fénelon serait le suicide de l’humanité, si l’humanité se laissait gouverner par la rhétorique, au lieu de se gouverner par les instincts de Dieu et du bon sens.

IV

Après Fénelon, J.-J. Rousseau fut le grand et fatal utopiste des sociétés. Il s’inspire évidemment de Fénelon, qui s’était inspiré de Platon. Ainsi les erreurs ont leur séduction comme les vérités : en remontant de siècle en siècle jusqu’à l’origine du monde, les sophistes s’engendrent et se perpétuent en génération de rhéteurs.

Quand il se rencontre parmi ces rhéteurs sociaux un écrivain plus inspiré, plus éloquent, plus contagieux que les autres, et quand la naissance de cet écrivain, souverain de l’erreur, coïncide avec un ébranlement moral ou avec un cataclysme politique des institutions de son pays, alors son utopie, au lieu de trouver simplement des lecteurs qui se complaisent au bercement de leur imagination par ses rêves, cet écrivain trouve des sectaires pour propager ses chimères, et des bras pour exécuter ses conceptions.

Tel fut, au crépuscule de la révolution française, J.-J. Rousseau.

Mille fois plus éloquent que Platon, mille fois plus passionné que Fénelon, aussi poétique que le sophiste grec, aussi religieux que l’archevêque français, né à une époque où le vieux monde féodal mourait, où la France sentait déjà remuer dans ses flancs l’embryon d’une révolution radicale, l’enfant de Genève, J.-J. Rousseau, presque Allemand par la Suisse, sa patrie, presque sectaire par le fanatisme de Genève, son berceau, presque factieux par l’esprit de démocratie humiliée respiré dans la boutique de l’artisan son père, presque Français par la vigueur de sa langue et par le classicisme de l’éloquence française, contigu à la Suisse, frontière d’idées comme de territoire ; républicain dans une petite république toujours en fermentation ; ennemi des grands et des riches, parce qu’il était petit et pauvre, J.-J. Rousseau semblait préparé par les circonstances, par le temps, par sa nature au rôle de tribun des sentiments justes et des idées fausses qui allaient se livrer dans le monde la lutte révolutionnaire à laquelle nous assistons encore depuis soixante ans.

V

À lui seul il était une propagande ; pourquoi ? Parce qu’au lieu d’écrire comme Platon, avec l’imagination seule ; comme Morus et Vico, avec l’érudition seule ; comme Fénelon, avec la charité seule, J.-J. Rousseau fut un des premiers écrivains en France qui écrivirent avec l’âme.

L’âme est la littérature moderne ; l’âme, c’est l’homme sous les mots ; l’âme est la muse souveraine et convaincue des écrivains qui remuent les masses et le monde.

Ceux-là naissent avec leur rhétorique dans leur cœur ; ils allument parce qu’ils sont allumés. Leurs idées peuvent être fausses, leur style peut être inculte, mais leur sentiment les sauve et les immortalise quand leur âme a touché l’âme de leur siècle. Ils se répandent, pour ainsi dire, par le contact dans la fibre, dans les veines, dans le sensorium de l’humanité. Ils font des masses et des siècles des échos du battement de leurs cœurs ; ils vivent en tous, et tous vivent en eux.

Nous ne voulons pas dire par là que l’âme de J.-J. Rousseau fût ce qu’on appelle une belle âme, une âme plus riche que les autres ; loin de nous cette pensée. Nous la croyons, au contraire, une des âmes les plus subalternes, les plus égoïstes, âme comédienne du beau, âme hypocrite du bien, âme repliée en dedans autour de sa personnalité maladive et mesquine, au lieu d’une âme expansive se répandant, par le sacrifice, sur le monde pour s’immoler à l’amour de tous ; âme aride en vertu et fertile en phrases ; âme jouant les fantasmagories de la vertu, mais rongée de vices sous le sépulcre blanchi de l’ostentation ; âme qui, pour donner la contre-épreuve de sa nature, a les paroles belles et les actes pervers. Nous voulons dire seulement que J.-J. Rousseau fut le premier écrivain français de sentiment.

De là, son éloquence intime, la plus pénétrante et la plus palpitante des éloquences, au lieu de l’éloquence extérieure qui fait plus de bruit que d’émotion ; un Démosthène de solitude, dont la parole a le charme de la confidence au lieu de l’apparat du discours ; un séducteur à voix basse, qui corrompt son élève sous prétexte de lui confesser lui-même ses honteuses immoralités.

Mais, si c’est là son vice comme moraliste, c’est là sa force comme écrivain. Il est intime parce qu’il est confiant, il est nu parce que son style et lui ne font qu’un, il dit tout parce que son entretien est un tête-à-tête avec lui-même ou avec son lecteur. C’est l’homme qui vous enveloppe le plus de son individualité, en s’ouvrant à vous sans réserve. Semblable au serpent boa des forêts d’Amérique, il vous dévore en vous aspirant.

VI

Aussi le plus immortel de ses livres, ce sont les Confessions ; tous les autres de ses ouvrages sont déjà à moitié morts, à l’exception des Confessions, vivantes par le charme, et du Contrat social, vivant par ses conséquences, qui se déroulent encore dans les faits européens.

« Pour connaître l’eau », disent les Persans, « il faut remonter à la source. »

Pour se rendre compte du génie littéraire et des sophismes sociaux de J.-J. Rousseau, il faut le suivre de son berceau, dans une boutique d’horloger, jusqu’à sa tombe, dans le jardin d’un grand seigneur de Paris.

Âme cynique dans son enfance, vicieuse dans sa jeunesse ; soif de la gloire, par le paradoxe dans sa vie d’écrivain ; recherche dédaigneuse de la société aristocratique dans son âge mûr ; affectation de la popularité démocratique par le cynisme du désintéressement et par la pauvreté volontaire dans ses dernières années ; démence évidente et suicide problématique à la fin.

Voilà l’homme : tout sceptique par sa nature, par sa vie et par sa place dans la société dont il est la victime par sa faute, et dont il devient l’ennemi par l’envie et par l’ingratitude.

Le récit de cette épopée d’un aventurier de génie, écrit par le héros et par l’auteur, est le poème de la démocratie tout entière. C’est dans la vie du grand démocrate qu’il faut chercher, à travers quelques mensonges, la vérité sur l’écrivain et sur ses œuvres, avant de passer à l’appréciation de ses principes.

VII

Le père de J.-J. Rousseau était horloger ; un horloger à Genève est plus qu’un artisan, c’est un artiste et un commerçant. La grande manufacture d’horlogerie avait alors son centre dans cette Suisse, où la vie pastorale s’unit depuis le moyen âge à la vie industrielle, lui conservant les mœurs pures, tout en accroissant la modeste richesse des familles.

La mère de J.-J. Rousseau était fille d’un ministre calviniste. Cette jeune personne avait reçu de la nature un esprit délicat, et de son père un esprit cultivé. Elle descendait sans fausse honte aux plus humbles fonctions du ménage, elle se livrait sans prétentions aux lectures les plus solides et les plus élégantes de la vie lettrée. On peut croire que cette mère donna, avec le sein, à son enfant, cette prédestination aux choses de l’esprit et cette sensibilité souffrante de l’âme qui forment le fond du caractère de Rousseau. Elle mourut malheureusement avant de pouvoir lui donner ses vertus. Son père, qui avait laissé sa femme jeune, belle et seule à Genève pour devenir horloger du sérail à Constantinople, donna sans doute à ce fils son goût d’aventures et de désordre. Ces deux filiations firent plus tard de Rousseau un enfant impressionnable, un écrivain sublime, un rêveur chimérique et un philosophe vicieux.

« Je n’ai pas su, dit-il dans le premier chapitre de sa Vie, comment mon père supporta cette perte de ma mère ; mais je sais qu’il ne s’en consola jamais : il croyait la revoir en moi sans pouvoir oublier que ma naissance lui avait coûté la vie. Jamais il ne m’embrassa que je ne sentisse, à ses soupirs et à ses convulsives étreintes, qu’un regret amer se mêlait à ses caresses : elles n’en étaient que plus tendres. Quand il me disait : — Jean-Jacques, parlons de ta mère ; je lui disais : — Eh bien, mon père, nous allons donc pleurer ? et ce mot seul lui tirait des larmes. — Ah ! disait-il en gémissant, rends-la-moi ! console-moi d’elle ! remplis le vide qu’elle a laissé dans mon âme ! T’aimerais-je ainsi si tu n’étais que mon fils ? Quarante ans après l’avoir perdue, il est mort dans les bras d’une seconde femme, mais le nom de la première dans la bouche et son image au fond du cœur.

« Ma mère avait laissé des romans ; nous les lisions après souper, mon père et moi. Il n’était question d’abord que de m’exercer à la lecture par des livres amusants ; mais bientôt l’intérêt devint si vif que nous lisions tour à tour, sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu’à la fin du volume ; quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : — Allons nous coucher : je suis plus enfant que toi. »

Quelles délicieuses pages ! Combien un écrivain, qui sait puiser dans la vie familière le pathétique simple des scènes intimes, et fait d’une veillée entre un vieillard, un enfant et le souvenir d’une mère morte, un drame muet qui remue le cœur dans des millions de poitrines, combien, disons-nous, un tel écrivain doit-il être, à son gré, le maître des cœurs, ou l’apôtre des vérités ou le roi des sophismes !

VIII

Une tante, qui chantait en cousant près de la fenêtre, donna à l’enfant les délices et le goût de la musique. Le Devin du village vint de là. Tous nos goûts sont des réminiscences.

Des détails puérils ou orduriers déparent et salissent ces belles sérénités de la première scène.

Le père était de nouveau sorti de Genève. L’enfant recevait une éducation mercenaire à la campagne ; il y puisait, avec des vices prématurés, une passion vraiment helvétique de la campagne, ce sourire de Dieu dans la nature.

Cette passion de la campagne, cette frénésie de la solitude et de la contemplation, devinrent les deux notes de son talent. C’est la ville qui fait les vices ; c’est la campagne qui fait les vertus.

C’est elle aussi qui fait les poètes. Rousseau y devint éloquent et pieux, mais il y devint aussi rêveur. La nature donne l’imagination, mais les hommes seuls donnent le bon sens. Rousseau fut trop l’élève des arbres, des eaux, des vents, du ciel, du soleil, des étoiles ; il lui aurait fallu en même temps l’éducation d’une mère tendre et d’un père laborieux : tout cela lui manqua. Plus de mère, et un père errant qui aimait, mais qui abandonnait les enfants d’un premier foyer pour en chercher un autre à travers le monde ; de là l’isolement et bientôt l’égoïsme de l’orphelin, qui, se sentant délaissé, se replia tout entier sur lui-même. Ce profond et cruel égoïsme du jeune horloger en fit bientôt un vagabond sans patrie, parce qu’il était sans famille.

De sales amours, plus semblables à des turpitudes qu’à des affections, souillent à chaque instant ces pages de jeunesse, ignoble philosophie des sens dont les images font rougir la plus simple pudeur ; sensualités grossières ; fleurs de vices dans un printemps de sensations que Rousseau fait respirer à ses lecteurs et à ses lectrices, et dont il infecte l’odorat des siècles.

Ces tableaux orduriers jouent la naïveté pour la corrompre ; ils rappellent ces théâtres licencieux de Paris, au dernier siècle, où l’on faisait jouer à l’innocence le rôle prématuré du vice et où l’on sacrifiait des enfants à la sacrilège licence des spectateurs.

Ces ordures des Confessions n’offensent pas moins le goût que les mœurs. La corruption n’a pas de goût ; ce n’est que l’infection de l’esprit, comme le vice est l’infection du cœur. Rousseau scandalise et déprave ici, au lieu de charmer. Quelle excuse peut alléguer un peintre de mœurs qui croit tout faire adorer de lui, jusqu’à ses immondices ? Rousseau se croit-il donc le grand lama de l’Occident pour faire embrasser comme des reliques les plus viles traces de son humanité ?

Ces vices du goût, ces abjections d’images, sentent les inélégances natales d’un enfant sans mère qui prend ses polissonneries pour des phénomènes, et qui croit devoir les immortaliser comme des précocités de génie et d’originalité. Il y a de la crapule au fond de ce caractère comme il y en a au fond de cette vie.

IX

Placé en apprentissage chez un graveur de Genève, il prend l’exemple et le goût du libertinage, de l’oisiveté, de l’astuce et du vol domestique.

Ces goûts lui font rechercher la compagnie des plus mauvais sujets de l’atelier. Il s’enivre, paresseusement et sans choix, de lectures qui donnent le vertige à ses yeux et à son imagination ; il devient incapable d’aucun emploi honnête et sérieux de ses mains ; il s’évade de Genève sans avoir d’autre but que de fuir tout ordre réglé et tout travail utile d’une société laborieuse ; il veut de sa vie réelle faire un roman d’aventures semblables aux romans dont il est saturé. Il vagabonde au hasard ; il bat la campagne de Genève et de Savoie sans savoir ce qu’il cherche et sans autre direction que le hasard. Un curé l’abrite ; un gentilhomme savoyard, convertisseur de calvinistes, le sermonne et l’adresse à une charmante convertie, madame de Warens, qui gouverne une petite communauté de néophytes à Annecy, femme d’étrange nature, de figure séduisante, de mysticisme amoureux, de génie contradictoire, de bonté adorable, d’intrigue naïve, de faiblesse maternelle, de générosité angélique au milieu des plus pressantes angoisses de fortune. La présentation de la lettre de recommandation de Rousseau adolescent à cette jeune et belle protectrice, que Rousseau devait plus tard aimer, ruiner, déshonorer et immortaliser ; cette présentation est une véritable scène du roman grec de Daphnis et Chloé. Rousseau la décrit comme le génie de la jeunesse sait seul décrire un pressentiment de l’amour dans un paysage de la moderne Arcadie.

« Le lieu de la scène était un petit passage derrière sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparait du jardin, et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l’église. Prête à entrer dans l’église par cette porte, madame de Warens se retourna à ma voix. Que devins-je à cette vue ? Je m’étais figuré une vieille dévote bien rechignée ; je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, des formes séduisantes ; rien n’échappa au rapide coup d’œil du jeune prosélyte, car je devins à l’instant le sien, sûr qu’une religion prêchée par de tels missionnaires ne saurait manquer de mener en paradis.

« Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d’une main tremblante, l’ouvre, jette un coup d’œil sur la lettre de M. de Ponsverre (le gentilhomme qui le recommandait), revient à la mienne, qu’elle lit tout entière et qu’elle aurait relue encore si son laquais ne l’avait avertie qu’il était temps d’entrer. — Eh ! mon enfant, me dit-elle d’un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune ; c’est dommage, en vérité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta : Allez chez moi m’attendre ; dites qu’on vous donne à déjeuner ; après la messe, j’irai causer avec vous…… Elle avait vingt-huit ans.

« Louise-Éléonore de Warens était une demoiselle de la Tour de Pil, noble et ancienne famille de Vevay, ville du pays de Vaud. Elle avait épousé fort jeune M. de Warens de la maison de Loys, fils aîné de M. Villardin de Lausanne. Ce mariage, qui ne produisit point d’enfants, n’ayant pas trop réussi, madame de Warens, poussée par quelque chagrin domestique, prit le temps que le roi Victor-Amédée était à Évian, pour passer le lac et venir se jeter aux pieds de ce prince, abandonnant ainsi son mari, sa famille et son pays par une étourderie assez semblable à la mienne, et qu’elle a eu tout le temps de pleurer aussi.

« Le roi, qui aimait à faire le zélé catholique, la prit sous sa protection, lui donna une pension de quinze cents livres de Piémont, ce qui était beaucoup pour un prince aussi peu prodigue ; et, voyant que sur cet accueil on l’en croyait amoureux, il l’envoya à Annecy, escortée par un détachement de ses gardes, où, sous la direction de Michel-Gabriel de Bernex, évêque titulaire de Genève, elle fit abjuration au couvent de la Visitation.

« Il y avait six ans qu’elle y était quand j’y vins, et elle en avait alors vingt-huit, étant née avec le siècle. Elle avait de ces beautés qui se conservent, parce qu’elles sont plus dans la physionomie que dans les traits ; aussi la sienne était-elle encore dans son premier éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un regard très doux, un sourire angélique, des cheveux cendrés d’une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très piquante. Elle était petite de stature, courte même et ramassée un peu dans sa taille, quoique sans difformité ; mais il était impossible de voir une plus belle tête, un plus beau buste, de plus belles mains et de plus beaux bras. »

X

Madame de Warens et le clergé de la ville envoient le jeune prosélyte à Turin pour le faire instruire et lui faire faire son abjuration dans un hospice de catéchumènes. Il emporte, dans son cœur ému, sa conversion déjà faite dans l’image et dans le tendre accueil de la charmante femme ; son imagination est souillée par les sordides exemples de débauche dont il est témoin parmi les faux convertis de l’hospice des faux catéchumènes de Turin ; il troque sa religion contre un vil salaire. Abandonné à lui-même, il est réduit à chercher du pain dans la domesticité d’une riche famille piémontaise ; des folies et des larcins l’en chassent. Il accuse, pour se justifier d’un léger soupçon, une pauvre servante innocente et la déshonore, sinon sans remords du moins sans pitié. Il s’associe à un vagabond pour montrer, à prix de petite monnaie, un jouet de physique au peuple des campagnes ; il revient au seul asile qui lui reste, la maison et le cœur de madame de Warens. Il s’attache à la fortune et à la personne de cette charmante protectrice ; elle l’emmène avec elle à Chambéry dans la retraite délicieusement occupée des Charmettes ; elle y achève l’éducation littéraire de son protégé.

À l’inverse de la première Héloïse, elle se laisse entraîner elle-même à une affection trop tendre pour son élève. En récompense de tant d’amitié, de maternité, d’amour et de sacrifices, Rousseau l’abandonne et la flétrit jusqu’à l’ignominie et jusqu’au ridicule, en divulguant à la postérité les faiblesses de sa bienfaitrice. Jamais l’amour et la bonté n’ont expié à un tel prix le malheur d’avoir rencontré un tel avilissement dans une telle ingratitude.

Les lignes de J.-J. Rousseau sur madame de Warens font le désespoir du cœur humain ; on se défie même de ses vertus en voyant comment elles sont changées en vices et exposées au pilori des siècles par celui qui reçut de cette femme la double vie du corps et du cœur. Pauvre femme, qui aime en songe un idéal d’innocence sous les traits d’un enfant abandonné et recueilli par elle, et qui, à son réveil, reconnaît qu’elle a réchauffé et allaité un monstre qui la dévore et qui la souille ! Ce crime, selon moi, dépasse l’homme et ne dépasse pas Rousseau. C’est le forfait de la plume, c’est l’instrument du supplice de celle dont le seul sort fut de trop aimer son bourreau !…

XI

Madame de Warens cultiva ou fit cultiver à ses frais tous les dons enfouis de son protégé, même la musique. Il en avait l’instinct ; il en épela assez les principes pour composer plus tard le Devin du village, idylle grecque écrite et chantée par un pasteur suisse qui se souvient, en notes, du ranz des vaches de son hameau.

Rousseau, comblé des dons de madame de Warens, qui s’appauvrit pour son élève, part pour Lyon avec son pauvre maître de chapelle ; il l’abandonne à son premier malheur, comme les chiens ne font pas de l’aveugle indigent, qu’ils conduisent aux portes des hôpitaux. Le musicien, tombé dans la rue d’une atteinte de convulsions, est laissé là par le disciple, son compagnon de voyage, qui feint de ne pas le connaître. Vertu sublime d’avoir une telle âme, et de s’en glorifier à la face des hommes et de Dieu !

À son retour à Chambéry, il n’y trouve plus madame de Warens. « Quant à ma désertion, dit-il, du pauvre maître de musique, je ne la trouvais pas si coupable. »

Plus tard, cependant, il se la reproche ; mais le maître, à qui on avait volé jusqu’à ses instruments, sa musique et son gagne-pain, était mort de cet abandon.

XII

En attendant le retour de madame de Warens à Chambéry, Rousseau cohabite, avec un aventurier musicien, chez un cordonnier de la ville dont il dépeint le ménage en traits méchants et ignobles, qui défigurent le pauvre peuple artisan, et font la caricature de ses mœurs et de ses misères. Amant prétendu de la nature, il méprise la simple beauté des jeunes filles de basse condition, pleines de prévenances et d’agaceries pour lui ; il avoue ses goûts tout aristocratiques pour le rang, l’orgueil, la parure des jeunes personnes de haut rang et de haute fortune. Ce démocrate ne sent la beauté que vêtue de luxe et de vanités : son orgueil prévaut même sur la nature.

XIII

Il raconte plus loin, en style d’une inexprimable délicatesse de pinceau, une rencontre qu’il fait, dans une vallée des environs, de deux jeunes personnes de haute condition et de figures gracieuses, qui allaient seules, à cheval, passer une journée de printemps dans une ferme de leurs parents. Théocrite n’est pas plus poète, l’Albane n’est pas plus nu et plus naïf, Tibulle n’est pas plus ému que J.-J. Rousseau dans la description de cette journée bocagère, où l’innocence, mille fois plus séduisante que le vice, joue avec l’amour sans faire rougir même la timidité des trois enfants. Ce sont des pages de cette candeur et de cette sensibilité qui feront de Rousseau écrivain le charmeur de la sensibilité, dont il a les couleurs sans en avoir la réalité.

Son voyage à Fribourg avec une jeune servante de madame de Warens, qu’il reconduit dans sa famille, est une autre scène de ce genre naïf comme une pastorale d’Helvétie.

Au retour, il joue un véritable histrionage en quêtant de ville en ville, à la suite d’un faux archimandrite de Jérusalem. L’ambassadeur de France à Lucerne le recueille par pitié pour sa jeunesse, et lui donne de l’argent et des recommandations pour Paris ; il arrive à Lyon, reçoit des nouvelles de madame de Warens, revenue à Chambéry, l’y rejoint, s’y fait arpenteur de cadastre, puis maître de musique.

Il se détache bientôt de sa protectrice, voyage à ses frais dans le midi de la France, s’y guérit d’une maladie imaginaire, entre comme précepteur dans une maison noble de Lyon, s’y fait mépriser par quelques larcins de gourmandise, quitte de lui-même ce métier, accourt de nouveau aux Charmettes, espérant y retrouver son asile dans le cœur de madame de Warens ; il ne retrouve plus en elle qu’une mère attachée à un autre aventurier, ruinée par les dissipations de ce parasite et par des entreprises d’industrie chimériques ; il pleure sur son idée évanouie, quitte pour jamais sa malheureuse amie, et accourt à Paris chargé de rêves et d’un système pour écrire la musique en chiffres, et le manuscrit d’une comédie plus que médiocre.

Des lettres de M. de Mably et de l’abbé de Condillac, son frère, qu’il avait sollicitées à Lyon de cette famille obligeante, l’introduisent à Paris dans la société de quelques hommes de lettres et de quelques érudits. Diderot est le plus digne d’être nommé. Esprit aventurier comme Rousseau, fils d’un artisan comme lui, cœur bon et évaporé qui se livrait à tout le monde, Diderot fut le premier ami du jeune Génevois. Diderot eut bien à se repentir depuis de sa facilité à aimer un ingrat.

Un hasard de société le lance de plein saut dans le cercle le plus aristocratique de Paris, au milieu de femmes de cour et d’hommes de lettres ; il s’y fait remarquer par sa figure, par quelques poésies récitées dans ces salons avec un succès d’étrangeté plus que de talent, et par son goût réel et inspiré pour la musique. Il ose chercher étourdiment dans madame Dupin une autre madame de Warens ; une lettre trop tendre qu’il écrit à cette femme indulgente, mais sévère, ne reçoit qu’un sourire de dédain pour réponse ; mais l’intérêt de commisération qu’il inspire à madame de Broglie et à d’autres femmes de cette société lui fait obtenir un emploi de secrétaire intime du comte de Montaigu, ambassadeur de France à Venise, avec un appointement de cinquante louis. Il en était temps, car il consommait ses derniers quinze louis dans une presque indigence à Paris.

XIV

Arrivé à Venise, il dénigre ouvertement son ambassadeur, il travestit en titre de secrétaire d’ambassade de France les fonctions équivoques et domestiques de secrétaire salarié de l’ambassadeur.

Ses prétentions déplacées et ses dénigrements amers contre son patron le rendent promptement insupportable à M. de Montaigu. Rousseau pousse l’exigence du parvenu jusqu’à vouloir dîner, malgré son ambassadeur, avec les têtes couronnées qui passent à Venise et qui invitent à leur table l’ambassadeur de France.

Dans une de ces scènes amenée par la résistance du ministre aux ridicules prétentions de Rousseau, M. de Montaigu s’emporte et chasse brusquement Rousseau de sa présence et de son palais. Rousseau affecte de narguer son chef, reste à Venise malgré lui, emprunte à toutes mains pour payer son retour en France, et revient victime de son orgueil. Deux anecdotes d’une indécence révoltante sur une courtisane de Venise, sans autre sel que le cynisme des expressions, sont, avec ces rixes d’intérieur, les seules traces de sa résidence à Venise.

Rentré à Paris, il s’acharne sur le caractère et sur l’ineptie de l’ambassadeur. Il n’en reçoit pas moins son salaire des mains de M. de Montaigu quelque temps après son retour à Paris.

Les invectives de Rousseau contre l’ambassadeur choquèrent par leur véhémence les personnes qui l’avaient recommandé à cet homme de cour ; on l’éloigna de ces maisons, dans lesquelles on l’avait si bien accueilli. Il s’en vengea en les prostituant aux railleries et à la haine de ses amis.

Ce fut l’origine de sa colère contre les rangs supérieurs de l’ordre social, tant cultivés par lui jusque-là ; il a la franchise un peu basse de l’avouer :

« La justice et l’inutilité de mes plaintes, dit-il, me laissèrent dans l’âme un germe d’indignation contre nos sottes institutions civiles, où le bien public et la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructif en effet de tout ordre. Deux choses l’empêchèrent de se développer en moi pour lors, comme il a fait dans la suite, etc. »

XV

Voilà l’origine du Contrat social. L’ordre réel eût été, sans doute, que le secrétaire domestique se substituât orgueilleusement dans son rang et dans ses fonctions à l’ambassadeur, et que Rousseau mangeât à la table des rois, tandis que les officiers de l’ambassadeur dîneraient humblement à l’hôtel de l’ambassade de France ?

C’est ainsi que l’orgueil déplace tout pour se faire à lui-même l’inégalité à son profit.

La saine démocratie, qui est l’ordre par excellence, parce qu’elle est la justice et la charité entre les choses, a heureusement d’autres fondements que ces vengeances intéressées des petits contre les grands.

XVI

De ce jour-là, Rousseau cessa de prétendre à l’ambition des fonctions publiques, et ne prétendit plus pour toute ambition qu’à la singularité du désintéressement et de la pauvreté volontaire ; au lieu de tendre en haut, il tendit en bas. Le tonneau de Diogène, si Rousseau eût vécu à Athènes, aurait eu en lui son héritier, pourvu qu’il fît du bruit dans ce tonneau.

Il prit le logement et la table dans une pension d’hôtes à bas prix, tenue par une pauvre veuve, dans une de ces ruelles obscures qui entouraient alors le jardin solitaire du Luxembourg ; il y rencontra une jeune ouvrière de province, nièce de l’hôtesse, venue à Paris pour y vivre de son aiguille.

Il s’attache à elle d’un amour de hasard. Cet amour, très touchant et très gracieux dans la candeur de la jeune Thérèse, est dépouillé de sa pudeur par une exclamation cynique de l’amant, qui flétrit l’amour même d’un blasphème de libertinage.

Rousseau, heureux de cet amour qui ressemble à une idylle dans les faubourgs et dans les guinguettes de Paris, refuse cependant de le consacrer par le mariage ; il se donne à la pauvre Thérèse, et il ne se donne à elle que pour la jouissance et nullement pour la réciprocité du devoir. Thérèse est pour lui une jolie esclave dont il fait une ménagère et une concubine volontaire pour l’agrément de sa vie obscure, mais avec laquelle il ne veut d’autre lien que son caprice. Ce caprice usé, il ne restera, pour la pauvre séduite, que le hasard de l’indigence et les charges de la maternité.

Mais non, les fruits mêmes doux et amers de la maternité ne lui resteront pas pour charmer sa vie, pour soulager sa misère, pour soutenir sa vieillesse. On sait que, par une férocité d’égoïsme au-dessous de l’instinct des brutes pour leurs petits, J.-J. Rousseau attendait au chevet du lit de Thérèse le fruit de ses entrailles, et porta lui-même quatre ou cinq ans de suite, dans les plis de son manteau, à l’hôpital des orphelins abandonnés, les enfants de Thérèse, arrachés sans pitié aux bras, au sein, aux larmes de la mère, et, par un raffinement de prudence, le père enlevait à ces orphelins toute marque de reconnaissance, pour que son crime fût irréparable et pour qu’on ne pût jamais lui rapporter cette charge onéreuse de la paternité ! Les preuves, à cet égard, ont été complétées et aggravées depuis la publication des Confessions !

Or, pendant que Rousseau accomplissait ces exécutions presque infanticides, il écrivait, avec une affectation de sensibilité digne d’un Tartufe d’humanité, des malédictions systématiques et fausses sur le crime des mères qui n’allaitent pas elles-mêmes leurs enfants ! proscription des nourrices, qui donnent un lait salubre et pur au lieu du lait appauvri ou fiévreux des femmes du monde. Le lait de l’hôpital et le vagabondage de l’enfant sans mère et sans père lui paraissaient-ils donc plus sains et plus purs que le sein maternel de Thérèse ? — Si la démence n’expliquait pas charitablement dans Rousseau un tel contraste entre l’homme et l’écrivain, faudrait-il donc accuser l’homme de perversité et le philosophe d’hypocrisie ? Non, on sait que les soupçons de conspiration universelle contre nous sont une des formes du délire. Rousseau, honnête d’intention, était vicieux par folie. Il craignait, disait-il, que la société n’armât un jour contre lui le bras parricide de ses enfants !

Quel drame expiatoire il y aurait à faire entre un fils inconnu de Rousseau, devenu meurtrier par suite de son abandon, assassinant un étranger pour le dépouiller, et reconnaissant son père dans sa victime ! Qui sait ce que sont devenus ces fils de Thérèse jetés aux gémonies tout vivants par la barbarie d’un père insensé ?

Ah ! combien la pauvre Thérèse, dans l’amour bestial d’un tel homme et après de tels rapts de ses enfants, ne devait-elle pas frémir de devenir mère !

XVII

Elle était aimante et fidèle cependant, par ce généreux abandon féminin de l’amante à son profanateur même. Elle suivait sa bonne et sa mauvaise fortune, elle lui gardait avec soumission et tendresse son ménage intime au retour des palais et des fêtes élégantes qu’il fréquentait pour y porter d’autres hommages et pour y chercher d’autres jouissances auprès d’autres femmes de ville et de cour qui caressaient mieux sa sensualité ou sa vanité. L’attachement de Thérèse pour Rousseau subsista jusqu’à sa mort, sans fidélité du côté de Rousseau. L’amour n’était plus pour lui qu’une domesticité commode plutôt qu’un attachement.

XVIII

Les nécessités de la vie et le goût de la musique le jettent dans la société artiste, lettrée, licencieuse de Paris. Il joue chez madame la marquise d’Épinay, femme opulente, spirituelle, galante, un rôle de confident et de favori de la maison qui lui donne quelques relations illustres.

Sa musique naïve et semi-italienne le révèle aux théâtres de société ; il tente de s’élever jusqu’à la scène de l’Opéra ; ses comédies, ses poésies, ses romances, lui créent une demi-renommée de salon. Les philosophes admirent la sobriété de sa vie, les femmes du monde sa sensibilité ; Diderot, son ami, soupçonne son éloquence et lui conseille quelque sophisme hardi, insolent, contre les idées qui servent de fondement au monde. Il prend la plume, il commence contre la société, contre les arts, contre la civilisation, cette série de paradoxes sur l’état de nature, c’est-à-dire l’état de barbarie : c’est là, selon lui, l’idéal de perfectibilité prêchée aux hommes.

Une société corrompue alors jusqu’à la moelle sourit à ces contresens de la mauvaise humeur contre elle-même ; elle prend pour de la profondeur et pour de la vertu cette philosophie très éloquente et très absurde du monde renversé. Rousseau est parvenu à se faire regarder ; c’est un sauvage sublime, un ilote de la pensée, que la société admet dans ses salons pour le voir avec curiosité et pour l’entendre avec complaisance blasphémer avec un éloquent délire contre la pensée même qui fait son existence, sa force et sa gloire.

Le suicide de toute civilisation commence par l’engouement pour cet aventurier de génie qui ne cherche pas la vérité, mais la nouveauté dans le sophisme. La France devient sa complice, et les fondements de l’ordre social sont ébranlés comme par un tremblement de logique dans la tête des hommes et dans le cœur des femmes.

XIX

Rousseau, en se voyant couronné pour son style par les académies, applaudi par les cours, encensé par les philosophes, se prend lui-même au sérieux ; il adopte pour toute sa vie ce rôle de Diogène moderne, qui prétend renouveler la face du monde moral et politique du fond de sa prétentieuse obscurité.

Il se cache comme l’oracle dans une vie volontairement ténébreuse afin de s’y faire rechercher.

Il n’en souille pas moins ses mœurs et son union conjugale avec Thérèse dans des orgies d’abjecte débauche avec ses amis. Là une jeune fille, séduite et prêtée par son séducteur à ses convives, sert de victime à la lubricité de Grimm et de Rousseau ; scène odieuse dont la confession même aggrave l’immoralité.

Il entre comme caissier dans la maison de madame Dupin, il en sort après quelques jours de noviciat ; il renonce à toute ambition de fortune par un travail régulier ; il trouve qu’il est plus facile d’accepter la pauvreté que d’acquérir l’aisance. Il se fait copiste de musique à tant la page ; ses patrons lui fournissent abondamment du travail et secourent, à son insu, Thérèse et sa mère, pour aider le pauvre ménage sans blesser les susceptibilités de l’orgueilleux copiste.

Son humeur s’aigrit : il commence à verser ses soupçons et son ingratitude sur Diderot, coupable seulement de légèreté, de déclamation, et de zèle pour lui ; il outrage Grimm, coupable de trop d’abandon et de trop de confiance dans son ami ; il calomnie indignement ces deux hommes de cœur et d’honneur pour prix des services qu’ils lui ont rendus ; il paye par la diffamation la célébrité qu’ils lui ont faite. Grimm s’indigne et s’éloigne ; Diderot déclare à voix basse, mais avec une amère déception de cœur, qu’il a réchauffé dans son sein un scélérat. Rousseau reste seul, sans amis, mais entouré d’un prestige de culte pour ses talents et ses vertus qui lui font une atmosphère de fanatisme.

XX

À quarante ans passés cependant, cette renommée repose sur le charlatanisme du paradoxe antisocial plutôt que sur un ouvrage estimable. Le succès des paroles et de la musique de l’opéra du Devin du village donné à Fontainebleau devant le roi, et à Paris l’année suivante, fit éclater de nouveau le nom de Rousseau et lui donna cette popularité que le théâtre donne en une soirée et que les plus beaux livres ne donnent qu’à force de temps.

L’ivresse monta à la tête de la France et surtout des femmes ; son nom courut avec ses notes sur toutes les lèvres. On crut sentir son âme dans ses mélodies, on ne la sentit que dans les oreilles.

Le roi et madame de Pompadour lui donnent chacun une gratification en argent qui remet l’aisance dans son ménage.

Dans un voyage à Genève, il passe avec Thérèse à Chambéry comme on repasse sur les traces de sa jeunesse dans un jardin couvert de ronces ; il y trouve madame de Warens dans l’abandon et dans la misère ; sa pitié est froide comme un passé refroidi.

Il se le reproche, il jette quelque modique aumône dans cette main qui a tenu autrefois son cœur.

Thérèse, plus tendre que l’ancien amant, baise cette main et y laisse une larme.

Il va à Genève : il semble désirer de s’y fixer.

Le voisinage de Ferney, où la popularité universelle de Voltaire à Ferney aurait éclipsé et subalternisé la renommée du Génevois, l’en éloigne. Il revient à Paris, et accepte un ermitage d’opéra dans le coin du jardin d’une femme galante, madame d’Épinay, à l’ombre de la forêt de Montmorency.

XXI

Avant de s’y retirer, il place dans un hospice de charité publique le père de Thérèse, pour alléger le poids du ménage ; le vieillard comme l’enfant, ces deux fardeaux si doux du cœur, l’importunent. Il les sacrifie également à l’égoïsme, la divinité du moi ; il garde la femme, parce qu’elle est servante nécessaire au foyer, à la solitude, à l’infirmité, à la vieillesse.

L’ivresse de la nature au printemps le saisit la première nuit de son établissement à l’ermitage. Cette ivresse de la nature est sincère, éloquente, communicative sous sa plume ; il se sent délivré de la société des hommes. Mais, hélas ! dès le lendemain, il n’est pas délivré de lui-même : ses inquiétudes, ses soupçons, ses rivalités, ses haines, ses amours, ses ingratitudes, l’assiègent jusque sous les ombres de cette forêt et dans cette douce hospitalité d’une amie.

Pour s’en distraire et pour prophétiser dans le désert, il divague dans la politique, il veut contraster avec Montesquieu, ce politique expérimental, et il ébauche le Contrat social en politique imaginaire.

Une femme évaporée lui demande follement un traité d’éducation, à lui, l’homme qui n’a jamais trouvé sa place dans le monde des hommes, qui n’a reçu d’éducation que celle des aventuriers, et dont toute la règle a été de n’en point avoir ! On en verra le résultat dans l’Émile, livre qui fait tant d’honneur au talent de plume de celui qui l’écrivit, comme rêverie, et tant de honte à ceux qui l’admirèrent comme code d’éducation.

Le caractère de Rousseau se révèle tout entier dans les motifs d’égoïsme qui le jetèrent dans cette demi-solitude au milieu de sa vie.

« Madame de Warens, écrit-il lui-même alors, vieillissait et s’avilissait ! Il m’était prouvé qu’elle ne pouvait plus être heureuse ici-bas ; quant à Thérèse, je n’ai jamais senti la moindre étincelle d’amour pour elle ; les besoins sensuels satisfaits près d’elle n’ont jamais eu rien de spécial à sa personne. »

Ce fut à cette époque, le milieu de la vie déjà passé, que Rousseau chercha dans sa seule imagination le fantôme de cet amour que son cœur ne lui avait jamais fait éprouver. Il écrivit son Héloïse, roman déclamatoire comme une rhétorique du sentiment, dissertation sur la métaphysique de la passion, passionné cependant, mais de cette passion qui brûle dans les phrases et qui gèle dans le cœur. Son imagination allumée pour Julie, l’amante pédantesque de son drame, se convertit un instant en amour réel, mais purement sensuel, pour madame d’Houdetot, sa voisine de campagne, femme très séduisante, mais très solidement attachée à Saint-Lambert, ami de Rousseau, et qui se plaisait dans la société de Rousseau par la réminiscence fidèle de Saint-Lambert absent.

Rousseau, perverti cette fois par une passion folle, mais sincère, trahit l’amitié, et s’efforça de dérober à Saint-Lambert la fidélité de madame d’Houdetot. Elle ne lui laissa dérober que des coquetteries d’amitié et d’innocentes illusions de tendresse. Rousseau, dans un perpétuel délire, continuait à prêter au personnage de son roman les sentiments et les sensations de ses entretiens avec madame d’Houdetot ; les amis de madame d’Épinay, Grimm et Diderot, informés par Thérèse du délire de Rousseau, raillèrent le philosophe amoureux, et contristèrent madame d’Houdetot et Saint-Lambert par des ricanements sur cette passion.

L’âge et la sauvagerie de Rousseau pris en flagrant délit de ridicule, il découvrit que la curiosité de madame d’Épinay allait jusqu’à corrompre Thérèse pour avoir communication de la correspondance mystérieuse entre madame d’Houdetot et lui.

Son orgueil se révolta contre ces tentatives d’espionnage, et contre ces connivences de Thérèse et de madame d’Épinay.

Ces tripotages d’amour, de jalousie, de curiosité, d’humeur, bagatelles prenant l’importance de crimes devant une imagination ombrageuse et grossissante, dégénérèrent en inimitiés acharnées entre Rousseau et madame d’Épinay. Il s’éloigna d’elle, et se réfugia en plein hiver dans une autre maisonnette de Montmorency, où il vécut dans une volontaire indigence, indigence toutefois plus ostentatoire que réelle.

Il avait renvoyé à Paris, assez durement, la mère octogénaire de Thérèse. L’aigreur de ses ressentiments contre Diderot, Grimm, le baron d’Holbach, ses premiers amis, le brouilla alors avec la secte des philosophes dont il avait été jusque-là le protégé.

Cette haine rejaillit jusque sur Voltaire, qu’il confondit injustement avec ces athées radicaux de l’impiété. Voltaire, moins emphatique, mais toutefois plus réellement sensible, plaignit la démence de Rousseau, lui pardonna ses hostilités contre lui, et lui offrit, quand il fut persécuté, une hospitalité courageuse.

XXII

Pendant que Rousseau imprimait son roman de la Nouvelle Héloïse, il achevait son Contrat social, et, pendant qu’il écrivait cette diatribe contre toute aristocratie, il se façonnait à la courtisanerie la plus obséquieuse dans la société très aristocratique du prince de Conti et de la duchesse de Luxembourg.

Le prince de Conti était un de ces caractères et un de ces esprits mal faits, qui profitent de leur rang pour opprimer les petits, et qui profitent de leur popularité d’opposition à la royauté pour imposer au souverain ; il flattait Rousseau, républicain, pour humilier la cour ; il affectait des principes austères de Romain, et il tenait à Paris ou à l’Île-Adam, près de Montmorency, une cour de débauchés et de frondeurs. Il s’indignait contre les favorites royales de Louis XV, et des Pompadours et des Dubarrys subalternes gouvernaient sa maison.

Quant à la duchesse de Luxembourg, elle avait été célèbre autrefois par sa beauté sous le nom de Boufflers, son premier mari. Elle avait été célèbre surtout par des faiblesses qui avaient scandalisé même ce temps de scandale. Devenue veuve, elle avait épousé un de ses anciens adorateurs, le duc de Luxembourg, illustre par son nom, insignifiant par son esprit, respectable par ses mœurs.

Forcée par l’âge de renoncer à l’empire de la beauté, elle avait aspiré à l’empire de l’esprit, dont elle était assez digne. Le voisinage de Rousseau, déjà recherché du grand monde, lui avait paru une bonne fortune pour son salon : le rôle de Mécène d’un cynique insociable tentait toutes les femmes. Rousseau se prêtait à ses prévenances : la protection y était noblement déguisée sous l’amitié. Il accepta du duc et de la duchesse un appartement dans le petit château dépendant de leur somptueuse demeure dans le parc de Montmorency. Pour payer cette hospitalité, il fit pour la maréchale une copie manuscrite de la Nouvelle Héloïse ; il en fit une autre pour madame d’Houdetot, qui dut y reconnaître l’amour qu’elle avait inspiré à l’auteur. Rousseau vivait du prix de ces copies et de la musique qu’on lui commandait par le désir d’obliger un homme illustre. Il en modérait lui-même le salaire pour que le travail manuel ne dégénérât pas en munificence humiliante pour lui.

Son troisième ermitage au petit château était assiégé tout l’été des visites des plus grands seigneurs et des plus grandes dames, hôtes du maréchal. Ermite de cour dans un ermitage d’opéra, il jouait son rôle de sauvage dans une apparente séquestration. Il ne vit jamais plus de monde, et un monde plus choisi, que dans sa forêt.

XXIII

La Nouvelle Héloïse, roman d’idée autant et plus que roman de cœur, eut un succès de style et un effet d’éloquence qui passionna toutes les imaginations pour l’écrivain. On déifia l’amour dans l’auteur. Le nom de Rousseau se répandit et s’éleva aux proportions de l’engouement et du fanatisme.

La déclamation à froid de certaines lettres de cette correspondance fut échauffée par le fond de passion qui brûlait sous la voluptueuse contagion des autres lettres ; le style couvrit tout de son charme. Ce style, qui n’était ni grec, ni latin, ni français, mais helvétique, ravit par sa nouveauté toutes les oreilles : musique alpestre qui semblait un écho des montagnes, des lacs et des torrents de l’Helvétie. Ce fut une ivresse qui dura un demi-siècle, mais qui ne laisse, maintenant qu’elle est dissipée, que des pages froides dans des esprits vides.

C’est que ce livre était de la nature des sophismes : il fut prestigieux, il ne fut pas naturel ; la nature seule a dans les livres des effets immortels.

Celui-là refroidirait aujourd’hui le cœur d’un amant, et éteindrait le sophisme même dans le ridicule des conceptions. C’est comme sur les Alpes de Meilleraie, un glacier qui brille, mais qui transit.

Il écrivit presque en même temps l’Émile, livre d’un style admirable et d’une conception insensée. C’était un singulier contraste dans Rousseau qu’un homme écrivant un traité d’éducation pour le genre humain de la même main qui venait de jeter et qui jetait encore à cette époque ses enfants à l’hôpital des enfants trouvés pour y recevoir l’éducation de la misère, du hasard, et peut-être du vice et du crime.

Père dénaturé, qui signalait sa tendresse menteuse pour l’humanité en faisant ces forçats de naissance appelés des enfants trouvés, dans ces tours, égouts de l’illégale population des cités.

Aussi la fausseté de cette paternité humanitaire du sophiste de vertu éclate-t-elle à toutes les pages de ce ridicule système d’éducation dans un livre que la démence seule peut expliquer.

Le premier de ces ridicules, c’est d’écrire, pour l’éducation universelle d’un peuple qui ne vit que de travail et de pauvreté, un livre qui suppose dans la famille et dans l’enfant qu’on élève une opulence de Sybarite ou des délicatesses de Lucullus, des palais, des jardins, des serviteurs de toutes sortes, des gouverneurs mercenaires attachés par des salaires sans mesure aux pas de chaque enfant, des voyages lointains à grands frais avec le luxe d’un fils de prince, voyages d’Alcibiade avec un Socrate à droite et un Platon à gauche de l’élève. Absurdités inexplicables, à moins d’avoir, comme le fils de Philippe, Aristote pour maître, la Macédoine pour héritage et le monde pour théâtre de ses vices ou de ses vertus. Les élèves de Rousseau dans l’Émile seront donc un peuple de rois !

On ne comprend pas aujourd’hui que l’engouement du dix-huitième siècle ait pris un seul jour au sérieux un livre soi-disant écrit pour le peuple, et dont tous les enseignements supposent dans les pères, les maîtres et les élèves la plus insolente aristocratie. Platon n’a rien rêvé de plus incompatible avec les réalités de l’espèce humaine.

Une seule page de ce livre est d’un philosophe, d’un poète et d’un sage ; c’est celle où, au commencement d’un chapitre, véritable vestibule d’un panthéon moderne, Rousseau décrit l’horizon, la vie, la pensée d’un pauvre prêtre chrétien enseignant à un village, où il est exilé, le culte et la charité d’une communion universelle. C’est ce qu’on appelle la profession de foi du vicaire savoyard.

Note de religion universelle, en effet, religion des sens et de l’âme qui ne froisse aucun dogme national, qui ne retranche aucune vertu humaine, mais qui embrasse et illumine tous les dogmes sincères et toutes les vertus naturelles dans une atmosphère de vie, de chaleur et de piété semblable au rejaillissement d’un même soleil sur la coupole d’Athènes, sur la cathédrale de Sainte-Sophie et sur les mosquées d’Arabie dans cet Orient plein de Dieu !

Cette page de l’Émile est ce qu’il y a certainement de mieux pensé, de mieux senti, de mieux écrit dans toutes les œuvres de J.-J. Rousseau. C’est un fragment de cette éloquence lapidaire dont les monuments de l’Inde, de la Perse, de l’Égypte, de la Grèce orphéique conservent les dogmes dans les inscriptions de leurs temples, retrouvées et déchiffrées par nos érudits ; un alphabet épelé des vérités primitives, dont toutes les lettres rassemblées disent Dieu dans la nature et lois divines dans l’humanité.

Voltaire lui-même, qui, en qualité d’esprit juste, abhorrait Rousseau, l’esprit faux, s’arrête et s’étonne, dans son dénigrement bien naturel, devant cet éclair sorti des ténèbres, et s’écrie :

« Ô Rousseau ! tu écris comme un fou et tu agis comme un méchant, mais tu viens de parler comme un sage et comme un juste ! Lisez, mes amis, et saluons la vérité et la morale partout où elles éclatent, même dans la méchanceté et dans la démence. »

C’est alors que Voltaire pardonne à Rousseau les injures qu’il en a reçues sans les avoir provoquées, et qu’il lui ouvre son cœur et sa maison pour l’abriter contre les persécutions et les exils dont Paris menace l’écrivain d’Émile et d’Héloïse.

XXIV

Ces livres, quoique protégés par M. de Malesherbes, directeur de la librairie, gardien très infidèle de l’intolérance du clergé, du parlement et de la police, étaient frappés d’anathème, et leur auteur de proscription. Mais la faveur des grands, de la cour, du public, éteignait ces foudres officielles, et faisait échapper Rousseau à ces vaines proscriptions, plus ostentatoires que dangereuses.

Il s’en allait un moment, rentrait sans obstacle et attendait tranquillement dans la ville et dans le palais du prince de Conti la fin de ces persécutions peu sérieuses. La magie de son style le dérobait à toute atteinte des lois ; tous ses lecteurs devenaient ses complices, pendant que ce livre était dans leurs mains.

La guerre intestine qu’il avait déclarée aux philosophes, ses premiers prôneurs, lui avait créé entre le christianisme et l’athéisme une situation exceptionnelle qui lui faisait ce qu’on nomme un tiers-parti dans les assemblées. Nul ne confessait Dieu avec plus de foi et plus d’éloquence. L’athéisme, délire froid des sociétés expirantes, ne pouvait sortir des montagnes, des lacs et des glaciers d’un peuple pastoral comme la Suisse. La boue ne reflète rien : le ciel et les eaux sont le miroir matériel du Grand Être.

Rousseau y avait trop souvent contemplé cette grande image, pour ne pas la reproduire dans ses écrits. Il y a peu de vraie morale, mais il y a une ardente piété dans son style. C’est par là qu’il vit : l’adoration est la vertu de l’intelligence.

XXV

À la première rumeur produite à Paris par l’apparition de son livre, il se sauve à Motiers-Travers, village de Neufchâtel, sous la protection du roi de Prusse ; il y revêt le costume d’Arménien, fantaisie grotesque qui ressemble à un déguisement et qui n’est qu’une affiche. Cette puérilité dans un philosophe européen attire sur lui une attention qui s’attache plus à l’habit qu’à la personne. Bientôt il entre en querelles épistolaires avec les membres du gouvernement de Genève qui ont condamné ses principes religieux ; et, pour leur prouver son christianisme, il abjure le catholicisme et se convertit dogmatiquement et pratiquement au calvinisme sous la direction du pasteur du village.

Il communie à Motiers-Travers, comme Voltaire à Ferney, mais moins dérisoirement.

Le pasteur et lui finissent par se brouiller et par s’excommunier pour des vétilles de sacristie ; les habitants prennent parti pour leur prêtre, et lancent des pierres, pendant la nuit, contre les fenêtres de Rousseau. Il s’enfuit avec Thérèse, son esclave volontaire, dans la petite île de Saint-Pierre, appartenant au canton de Berne. Il n’a que le temps d’y rêver une félicité pastorale dans l’oisiveté d’un philosophe contemplatif ; le gouvernement de Berne menace de l’expulser : il supplie ce gouvernement de le faire enfermer à vie, pour qu’au prix de sa liberté, il jouisse au moins d’un asile en Suisse.

XXVI

Un nouveau caprice de son imagination le rejette à Paris. Son costume d’Arménien le fait suivre dans les rues, et il se plaint de l’importunité qu’il provoque. Le grand historien anglais Hume a pitié de ses agitations : il se dévoue à le conduire en Angleterre et à lui trouver, avec une pension du roi, un asile champêtre dans le plus beau site du royaume pour passer en paix le reste de ses jours.

Rousseau, déjà égaré par une véritable démence de cœur, reconnaît tous ces services d’un honnête homme en accusant de perfidie et de trahison cette providence de l’amitié. Hume s’étonne d’avoir réchauffé ce malade ramassé sur la route pour en recevoir les coups les plus iniques à sa renommée : il s’éloigne en le plaignant et en le méprisant.

Rousseau revient à Paris, y continue une vie inquiète et inexplicable, moitié de génie, moitié de démence. Incapable d’activité dans la foule, incapable de repos dans la solitude, recueilli par la famille de Girardin, à Ermenonville, dans un dernier ermitage, il y meurt d’une mort problématique, naturelle selon les uns, volontaire selon les autres : le mystère après la folie. — Le moins raisonnable et le plus grand des écrivains des idées des temps modernes repose, jeté par le hasard, sous des peupliers, dans une petite île d’un jardin anglais, aux portes d’une capitale, lui qui, dans sa mort comme dans sa vie, sembla le plus misanthrope des hommes en société, et le plus incapable de se passer de leur enthousiasme.

Énigme vivante, dont le seul mot est imagination malade. Homme qu’il faut plaindre, qu’il faut admirer, mais qu’il faut répudier comme législateur ; car il n’y a jamais eu un rayon de bon sens, d’expérience et de vérité dans ses théories politiques, et il a perdu la démocratie en l’enivrant d’elle-même.

C’est ce que nous allons essayer de vous prouver en commentant ici le Contrat social.

XXVII

Le Contrat social est le livre fondamental de la révolution française. C’est sur cette pierre, pulvérisée d’avance, qu’elle s’est écroulée de sophismes ; que pouvait-on édifier de durable sur tant de mensonges ?

Si le livre de la révolution française eût été écrit par Bacon, par Montesquieu, ou par Voltaire, trois grands esprits politiques, ce livre aurait pu réformer le monde sans le renverser ; le catéchisme de la révolution française, écrit par J.-J. Rousseau, ne pouvait enfanter que des ruines, des échafauds et des crimes. Robespierre ne fut pas autre chose qu’un J.-J. Rousseau enragé, et enragé de quoi ? De ce que les réalités ne se prêtaient pas aux chimères.

Tel fut l’homme ; voyons l’ouvrage.

Nous allons procéder dans cet examen axiome par axiome, afin d’en mettre en relief la fausseté radicale, et, quand nous aurons entassé sous vos yeux assez de ces simulacres de pensées, assez de ces cadavres vides, pour vous convaincre que ce ne sont là que les sophismes d’un rêveur éveillé qui se moque de lui-même et des peuples, nous en démontrerons le néant.

Nous nous résumerons, dans le prochain Entretien, sur la législation de la nature, et nous vous dirons à notre tour : Voilà la véritable société, telle que Dieu l’a instituée quand il a daigné créer l’homme sociable. Sur ce chemin de la nature et de la vérité, vous trouverez quelques progrès bornés par la condition finie de l’élément imparfait de toute institution humaine : l’homme.

Sur le chemin de la métaphysique et de l’utopie vous ne trouverez que des systèmes, des déceptions et des ruines. Dieu n’a pas voulu que, dans la science expérimentale par excellence, qui est la politique, la société pût réaliser ses rêves et se passer de l’épreuve du temps, de la connaissance des hommes, des leçons de l’histoire et du contrôle des réalités. Entre les rêveurs et les politiques, il y a les choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire le possible.

J’étais bien jeune quand j’écrivis ce vers, devenu proverbe :

Le réel est étroit, le possible est immense !

Mais, tout jeune que j’étais, et tout poète qu’on me reprochait d’être, j’avais un puissant sentiment du vrai ou du faux dans la politique ; quoique très dévoué aux progrès rationnels des idées et des institutions sociales, j’étais un ennemi né des utopies, ces mirages qu’on présente aux peuples comme des perspectives, et qui les égarent sur leur route, dans des déserts sans fruits et sans eaux. Mais, prématurément sensé, je croyais et je crois encore que, pour devenir législateur des sociétés humaines, il fallait un long et grave noviciat d’âge, d’études, de fréquentation des hommes, de pratique des affaires, de voyages parmi les peuples, les lois, les mœurs, les caractères des diverses contrées ; le spectacle des choses humaines parmi les hommes, en ordre ou en anarchie ; en un mot, une éducation complète et appropriée à l’auguste emploi que l’on se proposait de faire de sa sagesse, après l’avoir apprise ; j’y ajoutais encore la vertu, cette sagesse pratique sans laquelle il n’y a pas d’inspiration divine dans le législateur.

Si l’éducation est nécessaire dans le monde des arts, ou pour le plus vil des métiers d’ici-bas, comment supposer qu’elle soit moins indispensable pour le plus sublime et le plus difficile des arts, l’art d’instituer des sociétés et de gouverner des républiques ou des empires ?

Comment admettre ce génie inné ou improvisé de la législation dans le premier songeur venu, étranger même au pays pour lequel il écrit, et sorti de l’échoppe de son père artisan, pour dicter des lois à l’univers ?

Aucun génie, quelque grand qu’on le suppose, ne pourrait suffire à cette orgueilleuse tâche. Pour parler il faut connaître : sans avoir appris, que connaît-on ? Rien, pas même soi !

Zoroastre avait été pontife d’un empire immense, foyer d’une théocratie à la fois divine et politique, qui résumait toutes les clartés du monde primitif ; ses lois n’étaient que des dogmes réformés par une longue expérience.

Solon avait voyagé dans tout l’Orient, poète et philosophe, recueillant pour sa patrie les miettes de la profonde sagesse orientale.

Pythagore avait colonisé les grandes législations de la Grèce orphéique en Italie.

Numa avait consulté des inspirations occultes qui étaient vraisemblablement les lois de Pythagore ; la législation qu’il donna à Rome était et est restée trop savante pour être l’importation de hordes de barbares.

Les feuilles de la sibylle n’étaient que les bribes éparses de quelque code d’antique législation.

Le législateur des chrétiens, lui-même, ne voulut révéler ses doctrines qu’après avoir vécu pendant trente ans dans l’obscurité, à l’étranger, et quarante jours dans la sainteté du désert.

Fût-on Orphée, on improvise un hymne, mais pas un code.

Mahomet, le législateur de l’Arabie, voyagea dix ans, recueillit sa religion et ses lois chez les juifs et les chrétiens, en leur vendant ses chameaux et ses épices, et ne commença à prophétiser qu’après avoir souffert la persécution, première vertu de l’homme qui s’immole à sa patrie et à son Dieu.

Dans les temps modernes, Bacon avait passé sa vie dans les hautes magistratures ;

Machiavel, dans les négociations diplomatiques, dans les conseils de sa république, dans les conciliabules des factieux, dans les mystères de l’ambition et des crimes de César Borgia, dans la confidence des papes et des Médicis, dans les tumultes des camps et du peuple.

Voltaire avait vécu dans les intrigues de la régence, dans la diplomatie du cardinal de Fleury, dans la cour du grand Frédéric, dans la familiarité des rois et des ministres qui jouaient au jeu des batailles avec la fortune.

Montesquieu avait mené une vie grave, studieuse, solitaire, et cependant affairée, à la tête d’une de ces hautes magistratures où se résument la philosophie des lois et l’administration de la justice des peuples.

Tous ces hommes avaient touché à cette réalité des choses qui contrôle dans des esprits justes l’inanité des théories par la pratique des hommes. On conçoit que des esprits sains, exercés par de longues années de vie publique, écrivent dans leur maturité des tables de la loi, des codes sociaux, des commentaires sur les gouvernements des nations, appropriés aux caractères, aux mœurs, aux traditions, aux âges, à la situation géographique des États, aux circonstances, même politiques, des peuples dont ils éclairent les pas dans la route de leur civilisation.

Ce sont les éclaireurs des nations qui marchent en avant ou qui regardent en arrière, pour leur enseigner le droit chemin à parcourir ou le chemin déjà parcouru, afin de bien orienter la colonne humaine. Ces phares vivants doivent être eux-mêmes pleins de lumières acquises par l’étude et la vertu : c’est là l’autorité de leur mission.

XXVIII

Mais y avait-il dans J.-J. Rousseau une seule de ces conditions préliminaires d’un sage, d’un législateur, d’un publiciste ?

Quelle éducation virile pour un instituteur politique que la sienne ! Quelle autorité morale que sa vie ! Quelle infaillibilité de vues que ses hallucinations ! Quelle connaissance des choses et des hommes dans cette séquestration capricieuse, dans la solitude, d’un sauvage civilisé, qui ne peut supporter le moindre contact avec ses semblables, et qui, au lieu de se soumettre aux lois générales de la société, s’impatiente constamment de ne pouvoir soumettre la société à son égoïsme !

Quoi ! voilà un enfant né dans la boutique d’un artisan, le point de vue le plus étroit pour voir le monde tout entier ; car le défaut de l’artisan est précisément de ne rien voir d’ensemble, mais de tout rapporter à son seul outil, et à sa seule fonction dans la société : gagner sa vie, travailler de sa main, recevoir son salaire, se plaindre de sa condition, si rude en effet, et envier si naturellement les heureux oisifs ;

Voilà un enfant qui, dégoûté de l’honnête labeur paternel avant de l’avoir même essayé, se prend à rêver au lieu de limer, s’évade de l’atelier et de la boutique de son père, va de porte en porte courir les aventures, préférant le pain du vagabond au pain de la famille et du travail ; vend son âme et sa foi avec une hypocrite légèreté au premier convertisseur qui veut l’acheter pour trois louis d’or, qu’on lui glisse dans la main, en le jetant, avec sa nouvelle religion, à la porte ;

Voilà un adolescent qui se prostitue volontairement de domesticité en domesticité dans des maisons étrangères, se faisant chasser de tous ces foyers honnêtes pour des sensualités ignobles, ou pour des larcins qu’il a la lâcheté de rejeter sur une pauvre jeune fille innocente et déshonorée !

Voilà un jeune homme qui se fait entretenir dans l’oisiveté par une femme, aventurière elle-même, dont il partage le cœur et le pain sans honte, et qu’il expose pour toute reconnaissance au pilori éternel de la postérité, véritable parricide, non de la main, mais du cœur, contre celle qui réchauffa dans son sein sa misère !

Voilà un homme fait qui, voyant la fortune de cette femme baisser, épuise sa pauvre bourse pour aller à Paris chercher quelque autre fortune de hasard, sans se retourner seulement d’une pensée vers celle qui fut sa providence, de peur d’avoir pitié de sa dégradation !

Voilà un soi-disant sage qui s’insinue en arrivant à Paris, comme Socrate chez Aspasie, parmi les femmes de cour, de légèreté et de licence, pour vivre de leurs vices, adulés, caressés et servis par lui !

Voilà un secrétaire intime et salarié par un ambassadeur, qui veut usurper les fonctions, le rang et l’autorité d’un diplomate, qui affecte l’insolence d’un parvenu dans l’hôtel de France à Venise, qui s’en fait justement congédier, et qui revient calomnier et invectiver à Paris le caractère de son maître et de son protecteur, en recevant son argent de la même main dont il s’acharne sur celui qui le paye !

Voilà ce serviteur infidèle qui suscite, par une si basse conduite, la juste réprobation de toutes ses protectrices et de tous ses protecteurs dans la société opulente de Paris ; qui renonce forcément, par suite de ce soulèvement contre lui, à l’ambition et à la fortune, désormais impossibles, et qui, pour être quelque chose, se fait cynique faute de pouvoir être parvenu !

Voilà un cynique qui prend, non pour épouse, mais pour instrument de plaisir brutal et pour esclave, une pauvre fille enchaînée à sa vie par le déshonneur, par la faim et par le dévouement de son sexe aux vicissitudes de la vie !

Voilà un époux qui arrache impitoyablement, à chaque enfantement de ce honteux concubinage, le fruit d’un grossier libertinage aux bras et aux sanglots de la mère, pour que ce commerce, au-dessous de celui des brutes, n’ait ni charge morale, ni responsabilité matérielle pour lui !

Voilà un père, et quel père ! un hypocrite prêcheur des devoirs et des dévouements de la maternité et de la paternité, le voilà qui renouvelle cinq ou six ans de suite, et de sang-froid, cet holocauste de la nature à l’égoïsme impitoyable de l’infanticide !

Voilà le maître d’une véritable esclave de ses plaisirs, qui ne laisse pas même à cette femme, victime de sa débauche comme maîtresse, victime de sa cruauté comme mère, l’illusion d’un amour exclusif, mais qui la rend, sans délicatesse, confidente ou témoin de ses infidélités avec des femmes vénales, ou de ses passions quintessenciées pour des femmes aristocratiques, qui lui permettaient les équivoques adorations de l’imagination pour leur beauté, ne voulant pas être amantes, mais consentant à être idoles !

Voilà un écrivain qui jette en beau style quelques paradoxes d’aventure contre la société, la plus sainte des réalités, pour la faire douter d’elle-même, et pour obtenir de son étonnement le succès qu’il ne peut espérer de son estime ! (Discours à l’Académie de Dijon.)

Voilà un romancier qui souffle sciemment dans le cœur des jeunes filles toutes les flammes de la plus tumultueuse des passions, qui attente à toutes les chastetés de l’imagination pour former une épouse chaste, et qui déclare à sa première page que celle qui lui livrera son cœur est perdue ! (La Nouvelle Héloïse.)

Voilà un philosophe qui compose un système d’éducation exclusif pour l’aristocratie, cette exception du peuple, système tel qu’une nourrice de bonne maison n’oserait pas y débiter tant de chimères dans un conte de fées ; système tel qu’un Aristote, dans la cour d’Alexandre, aurait besoin pour le proposer et pour l’exécuter que chaque père et chaque enfant appartinssent à la caste des opulents dans un peuple de satrapes ! (L’Émile.)

Voilà un vieillard qui se sauve en Angleterre avec un ami, et qui, en route, assassine de calomnie cet ami pour prix de la pitié qu’il lui montre et de l’asile qu’il lui propose !

Voilà un théiste qui, après avoir feint la profession de déisme contemplatif et de religion pratique, en dehors de toute révélation surnaturelle, s’en va abjurer, dans une église de la Suisse, son catholicisme, son théisme, sa philosophie, et communier sous les deux espèces, de la main d’un pasteur de village ;

Enfin voilà un nouveau converti qui se brouille avec son convertisseur, et qui revient faire des constitutions de commande à Paris, pour la Pologne et pour la Corse, dont il ne connaît ni le ciel, ni le sol, ni la langue, ni les mœurs, ni les caractères, constitutions de rêves pour ces fantômes de peuples ! bergeries politiques pour nos scènes d’opéra, dont toutes les institutions sont des décorations, des cérémonies, des rubans, des fêtes, des musiques, des danses assaisonnées de quelques axiomes absurdes et féroces pour rappeler les Harmodius et les Catons, un peu de grec, un peu de latin et beaucoup de suisse ! (Voir ces constitutions.)

Voilà l’homme !

XXIX

Y a-t-il dans tout cela, et tout cela est toute la vie littérale de J.-J. Rousseau, y a-t-il dans tout cela la moindre condition de ce noviciat de raison, de vertu, de science, de voyages à travers le monde, d’études spéciales des institutions sociales, de pratique des choses et des hommes, de nature à former un législateur ?

Le prestige du style, l’éloquence des sophismes, la rêverie de l’imagination, l’orgueil du paradoxe, la prétention à la nouveauté, n’y sont-ils pas pour tout, la raison et l’expérience pour rien ?

Est-ce aux témérités d’esprit d’un romancier solitaire, est-ce aux excentricités d’un cynique révolté contre la société, est-ce au suprême bon sens du plus chimérique des rêveurs, après Platon, est-ce à un courtisan des boudoirs des femmes légères de cour et de ville du siècle de Louis XV, est-ce au génie malade et malsain qui n’a jamais pu assujettir sa vie à aucun travail sérieux, à aucune règle de sociabilité utile, à aucune hiérarchie civile, toujours prêt à changer de Dieu et de patrie, comme poussé par une Némésis vagabonde à travers les régions extrêmes de l’idéal ou du désespoir, depuis le délire jusqu’au suicide ?

Est-ce au moraliste, enfin, qui ne prêche jamais la vertu qu’aux autres dans ses phrases, et qui s’enveloppe pour lui-même, pour sa conduite privée, de tous les vices du plus abject égoïsme, depuis l’abandon de son père et l’ingratitude envers sa bienfaitrice, jusqu’au déshonneur de sa concubine, jusqu’à la condamnation sans crime de ses enfants, jusqu’à la diffamation de ses meilleurs amis, jusqu’à l’invective contre la pitié même qu’on lui prodigue ?

Est-ce à de tels signes, dans un tel homme, qu’on peut reconnaître le caractère, l’aptitude, l’inspiration sociale d’un de ces prophètes politiques que les siècles reconnaissent pour des législateurs, à l’infaillibilité du bon sens, aux trésors de l’expérience, à la sublimité des inspirations ?

Est-ce dans de tels vases fêlés et empoisonnés que Dieu verse ses révélations pour les communiquer aux peuples ? Est-ce là un Zoroastre ? un Moïse ? un Confucius ? un Lycurgue ? un Solon ? un Pythagore ? Quelles lettres de crédit apportées à la démocratie moderne, que ce livre érotique et orgueilleux des Confessions, dont la seule vertu est l’impudeur ! Confessions séduisantes, mais corruptrices, embusquées, comme une courtisane au coin de la rue, au commencement de la vie, pour embaucher la jeunesse, pour dévoiler les nudités de l’âme à l’innocence, et pour se glorifier de tous les vices en humiliant toutes les vertus !

Non ! un tel homme n’a pu être aimé des dieux, selon l’expression antique, et l’impureté de l’organe aurait altéré, en passant par sa bouche, l’évangile même du peuple dont on a voulu le faire, quelques années après, le Messie.

Voyons cet évangile, dans son Contrat social.

Lamartine.