(1857) Cours familier de littérature. III « XIIIe entretien. Racine. — Athalie » pp. 5-80
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(1857) Cours familier de littérature. III « XIIIe entretien. Racine. — Athalie » pp. 5-80

XIIIe entretien.
Racine. — Athalie

I

Nous avons dit, en commençant, que la littérature était l’expression de la pensée humaine sous toutes ses formes.

Il y a cinq manières principales d’exprimer sa pensée pour la communiquer aux hommes :

La chaire sacrée qui parle aux hommes, dans les temples, de leurs premiers intérêts : la Divinité et la morale ;

La tribune aux harangues qui parle aux hommes, dans les assemblées publiques, de leurs intérêts temporels de patrie, de liberté, de lois, de formes de gouvernement, d’aristocratie ou de démocratie, de monarchie ou de république, et qui remue leurs idées ou leurs passions par l’éloquence de discussion, l’éloquence parlementaire ;

La place publique, où, dans les temps de tempête, de révolution, de sédition, le magistrat, le tribun, le citoyen monte sur la borne ou sur les marches du premier édifice qu’il rencontre, parle face à face et directement au peuple soulevé, le gourmande, l’attendrit, le persuade, le modère et fait tomber de ses mains les armes du crime pour lui faire reprendre les armes du patriotisme et des lois. Ce n’est plus là ni l’éloquence sacrée, ni l’éloquence parlementaire, c’est l’éloquence héroïque, l’éloquence d’action qui présente sa poitrine nue à ses auditeurs et qui offre son sang en gage de ses discours ;

Le livre qui, par l’ingénieux procédé de l’écriture ou de l’impression, reproduit, pour tous et pour tous les temps, la pensée conçue et exprimée par un seul, et qui communique, sans autre intermédiaire qu’une feuille de papier, l’idée, le raisonnement, la passion, l’image, l’harmonie même empreinte sur la page ;

Enfin le théâtre, scène artificielle sur laquelle le poète fait monter, aux yeux du peuple, ses personnages, pour les faire agir et parler dans des actions historiques ou imaginaires, imitation des actions tragiques ou comiques de la vie des hommes.

De tous ces modes de communiquer sa pensée à ses semblables par la parole, c’est le théâtre qui nous paraît le plus indirect, le plus compliqué d’accessoires étrangers à la pensée elle-même, et par conséquent le moins parfait. La pensée cesse, pour ainsi dire, d’être pensée, c’est-à-dire immatérielle, en montant sur le théâtre ; elle est obligée de prendre un corps réel et de s’adresser aux sens autant qu’à l’âme. De tous les plaisirs intellectuels, le théâtre devient véritablement ainsi le plus sensuel : voilà pourquoi sans doute il est le plus populaire.

Ce noble plaisir populaire du théâtre est inconnu par sa nature aux époques de barbarie ou même de jeunesse des peuples. Il ne peut naître et se développer qu’en pleine et opulente civilisation.

Les premiers poètes sont des poètes sacrés ; les seconds sont des poètes épiques ; les troisièmes sont des poètes lyriques ; les quatrièmes sont des poètes dramatiques.

La raison en est simple : les peuples, avant leur âge de parfaite civilisation, n’ont ni assez de loisir, ni assez de richesse, ni assez de luxe public pour élever à leurs poètes ces édifices vastes et splendides, ces institutions de plaisir public qu’on appelle des théâtres et des scènes. La multitude elle-même n’est pas assez riche pour se donner à prix d’or, tous les soirs, ces heures délicieuses de rassemblement, d’oisiveté et de représentations scéniques. Les acteurs eux-mêmes ne manquent pas moins aux poètes pour jouer leurs œuvres que les édifices, les décorations et les spectateurs. Comment ces acteurs et ces actrices nécessaires en grand nombre à la représentation de la scène se consacreraient-ils, dès leur enfance, à un art difficile qui ne leur promettrait ni pain, ni gloire, ni compensation à tant d’études ? Or, sans acteurs consommés dans leur art, que devient le drame le mieux conçu et le mieux écrit ? — L’ennui de ceux qu’il a pour objet de charmer par la perfection de la langue, de l’attitude, du geste, de l’action.

Ce n’est qu’après de longs siècles de grossières ébauches théâtrales pareilles à celles de Thespis en Grèce, ou de nos mystères en France, que s’élèvent des théâtres permanents dignes de la majesté du trône ou du peuple. Ce n’est qu’alors aussi que se forment ces grands acteurs aussi rares que les grands poètes, qui, comme Roscius, Garrick, Talma, Rachel, Ristori, personnifient, dans un corps et dans une diction modelés sur la nature par l’art, les grandes ou touchantes figures que l’histoire ou l’imagination groupent sur la scène dans des poèmes dialogués pétris de sang et de pleurs. L’imagination recule devant les prodigieuses difficultés qu’un grand acteur ou une grande actrice ont à vaincre pour se transfigurer ainsi à volonté dans le personnage qu’ils sont chargés de revêtir, depuis la physionomie jusqu’à la passion et à l’accent.

Il faut que, non seulement la nature morale, mais encore la nature physique leur obéisse comme la note obéit au musicien sur l’instrument, comme la teinte obéit au peintre sur la palette. Visage, regard, lèvres, fibres sourdes ou éclatantes de la voix, stature, démarche, orteils crispés sur la planche, gesticulation serrée au corps ou s’élevant avec la passion jusqu’au ciel, rougeurs, pâleurs, frissons, frémissements ou convulsions de l’âme communiqués de l’âme à l’épiderme et de l’épiderme de l’acteur à celle d’un auditoire transformé dans le personnage, cris qui déchirent la voûte du théâtre et l’oreille du spectateur pour y faire entrer la foudre de la colère, gémissements qui sortent des entrailles et qui se répercutent par la vérité de l’écho du cœur, sanglots qui font sangloter toute une foule, tout à l’heure impassible ou indifférente, gamme entière des passions parcourue en une heure et qui fait résonner, sous la touche forte ou douce, le clavier sympathique du cœur humain : voilà la puissance de ces hommes et de ces femmes, mais voici aussi leur génie !

De telles puissances et de tels génies artificiels supposent, dans ces acteurs indispensables à la scène, des miracles d’efforts, d’études, d’éducation spéciale à cette profession, des sentiments fantastiques qui ne se produisent que dans un état très lettré, très oisif et très opulent des nations. Les poètes dramatiques ne sont pas seuls dans leurs œuvres, ils n’existent tout entiers que par leurs acteurs ; ils dépendent ainsi du temps où ils vivent et ne peuvent naître qu’à la consommation des nations policées. Que serait devenu le grand Homère, qui allait récitant lui-même ses poèmes sur les chemins de Chio ou de Samos, s’il avait écrit ses divins ouvrages en scènes et en dialogues, et s’il lui avait fallu trouver des interprètes de ses vers parmi les pasteurs ou les matelots de l’Ionie ?

À chaque âge son genre de poésie, mais le plus parfait, sinon le plus émouvant de ces genres, est certainement celui qui n’a pas besoin de tous ces auxiliaires et de tous ces accessoires étrangers à la poésie elle-même et qui ne demande, comme le poète épique ou le poète lyrique, qu’une goutte d’encre au bout d’une plume de roseau.

Cela dit, remettons à un autre moment l’étude que nous ferons rapidement du théâtre grec, le plus accompli des théâtres, du théâtre romain, presque nul dans un peuple trop féroce pour goûter les plaisirs purement intellectuels de l’esprit, des théâtres espagnols, anglais, allemands, et enfin du théâtre français, le plus correct et le plus sensé des théâtres modernes dans la plus sensée et dans la plus communicative des langues, et commençons par son chef-d’œuvre Athalie.

II

Il faut tuer ici, par un mot dur, mais vrai, la vanité de l’homme. Un grand homme n’est pas seulement, comme on dit, fils de ses œuvres : un grand homme est avant tout fils de son siècle, ou plutôt un siècle se fait homme en lui : voilà la vérité.

Jamais ce mot ne fut plus visiblement vérifié que dans Racine et dans les cinq ou six grands poètes ou grands écrivains qui furent avec lui comme la floraison et la fructification de ce beau siècle de Louis XIV. Tout concourait, depuis cent cinquante ans, dans la religion, dans la politique, dans les armes, dans l’éducation publique, dans la direction des lettres et des arts, à élever la France à une de ces époques de civilisation, de gloire, de paix, de loisir et de luxe d’esprit où les nations font halte un instant, comme le soleil à son zénith, pour concentrer tous leurs rayons en un foyer de splendeur active et pour montrer au monde ce que peut être un peuple parvenu à sa dernière perfection de croissance d’unité et de génie.

La religion et la monarchie, ces deux principes d’autorité absolue, l’un sur les âmes, l’autre sur les esprits, s’étaient embrassées dans une indissoluble étreinte. Elles avaient donné à la France tout ce que peut donner le despotisme : la concentration et la règle de toutes ses forces intellectuelles et matérielles dans un effort universel des intelligences disciplinées sous l’Église et sous le roi. La liberté a autre chose à donner un jour aux peuples, mais on peut défier l’Église et la monarchie de donner plus qu’elles n’avaient donné au siècle de Louis XIV, le génie discipliné par le despotisme.

Voyez comme tout y avait providentiellement concouru ! Les guerres de religion, atroces mais saintes, dans les deux partis, avaient remué et exercé jusqu’au fond des âmes le plus fort, le plus noble, le plus divin des héroïsmes humains, l’héroïsme de la conscience, non pas celui qui fait les héros, mais celui qui fait les martyrs. Les caractères s’étaient vigoureusement retrempés dans ce sang et dans ce feu des guerres sacrées.

Le sort et la défection d’Henri IV, ce dupeur de Dieu et des hommes, avaient donné la victoire au parti de l’Église romaine. Ce parti avait persécuté et proscrit les vaincus obstinés. C’était atroce, mais c’était logique. On avait combattu pour l’unité, on devait triompher pour elle. Le crime de liberté de pensée n’était plus seulement un crime contre le ciel, c’était un crime contre l’État. Le roi n’était que la main du pontife, il vengeait l’Église, et l’Église, à son tour, vengeait le prince ; car ces deux autorités se confondaient en une. Ce qui échappait à l’Église tombait sous le glaive du roi, et ce qui s’insurgeait dans son cœur contre le roi tombait sous l’excommunication de l’Église. Il ne fallait pas seulement obéir à cette double autorité combinée entre le roi et Dieu, il fallait l’adorer. La servitude était devenue vertu. Ce n’est pas assez ; elle était devenue honneur selon le monde.

Un mot historique de Racine dans une de ses lettres à madame de Maintenon caractérise mieux que mille pages l’excès véritablement impie et cependant consciencieux d’asservissement à la personne divinisée du prince dont on se glorifiait à cette époque : « Dieu m’a fait la grâce, Madame, de ne jamais rougir de l’Évangile ni du roi dans tout le cours de ma vie. »

Ainsi Dieu et le prince étaient placés au même niveau d’adoration et d’adulation par ces sujets agenouillés devant les deux puissances. Ce mot qui paraîtrait abject et sacrilège aujourd’hui aux plus vils des courtisans d’un trône, paraissait sublime alors ; c’était la dévotion à la tyrannie.

III

Voilà ce qu’avait fait l’esprit du temps pour l’unité de ce peuple. La guerre et la politique n’avaient pas fait moins. Deux grands ministres : l’un, le Machiavel français, Richelieu ; l’autre, le politique italien, Mazarin, maîtres de deux règnes et d’une régence, avaient fait le reste.

L’un, par ses férocités implacables, avait émancipé complètement le trône des restes de la grande féodalité qui résistaient et qui embarrassaient son action souveraine. La faux de Tarquin dans la main de Richelieu, cruel par goût autant au moins que par politique, avait abattu toutes les têtes qui tendaient à se relever à la cour ou dans les provinces. Ce grand niveleur à tout prix avait fait une proscription de Marius pour crime de supériorité. Malheur aux grands, c’était sa maxime. Il ne voulait qu’un seul grand, le roi, et c’était lui qui était le roi sous sa pourpre. Cette terreur d’en haut avait réussi.

L’autre, Mazarin, le plus doux, le plus temporiseur et le plus habile de tous les politiques qui aient jamais manié les fils compliqués d’une régence de royaume pendant une longue minorité, avait rejeté loin de lui la hache sanglante de Richelieu son maître. Il avait compris que la nation, intimidée et abattue, n’avait plus besoin que d’être relevée, caressée et séduite par les manèges et par les bienfaits d’une politique de négociation. Il avait commencé son système de séduction par le cœur de la reine, mère de Louis XIV. Cette charmante veuve d’un roi imbécile avait tremblé elle-même sous Richelieu, elle s’était précipitée avec confiance dans l’esprit et dans le cœur d’un ministre qu’elle ne pouvait plus trahir sans se trahir elle-même.

L’histoire, envenimée par les pamphlets du temps pleins des animosités de la Fronde et des parlements, a défiguré cette reine habile. En réalité, c’était une femme intrépide, une mère accomplie, une amie constante de son ministre jusqu’à la mort, une politique aussi consommée et plus magnanime qu’Élisabeth d’Angleterre. Son seul tort, dans l’histoire, c’est de s’être effacée et tenue dans le demi-jour derrière la pourpre de Mazarin.

Mais cette réserve même était dans son vrai rôle de femme, de reine et de mère. En apparaissant trop, elle aurait assumé sur elle et sur son fils les impopularités dangereuses qui s’attachaient à Mazarin. En se tenant dans l’ombre et dans une habile neutralité, entre le ministre odieux, mais nécessaire, et les grands révoltés, Anne d’Autriche conservait pour les grands périls ce rôle d’intermédiaire irresponsable et de négociatrice couronnée qui rétablissait la paix et qui sauvait à la fois le jeune roi, la monarchie et le ministre.

C’est un règne mal étudié de l’histoire de France, c’est une histoire écrite par l’opposition de la Fronde et par des factieux en robe du parlement. La véritable reine Blanche de ce grand règne fut Anne d’Autriche.

IV

Richelieu, Anne d’Autriche et Mazarin avaient fait d’avance le règne de Louis XIV. Il n’eut qu’à le saisir et à le conserver. Il fit bien l’un et l’autre ; c’était le prédestiné du despotisme. La nature lui en avait donné à la fois les vices et les vertus : un orgueil de dieu et un commandement de roi.

Mais ce n’était pas tout encore ; il faut un instrument au génie des lettres. Cet instrument, c’est une langue. La langue poétique et la langue oratoire de la France se trouvaient précisément à ce confluent des différents ruisseaux des idiomes où le génie des langues, un moment indécis, s’arrête comme embarrassé de ses richesses, tente différentes voies, puis, prenant tout à coup son parti décisif, forme ce grand courant original de la langue nationale, qui entraîne tout en purifiant tout dans son cours.

C’est le moment où l’on dit que les poètes créent les langues. Créer est un mot impropre ; il n’est donné à personne de créer l’idiome d’une nation : c’est le travail et la gloire de tous ; mais il est vrai de dire que c’est le moment où les grands poètes et les grands écrivains façonnent la langue, lui donnent le pli, la forme, la flexibilité, la sonorité, la couleur, et l’approprient aux usages intellectuels auxquels cette langue est prédestinée par cette providence qui assigne leur mission aux peuples. Les peuples donnent le lingot aux poètes, et les poètes frappent de leur empreinte ce lingot : voilà la vérité.

Or, tout avait concouru aussi, dans les mœurs et dans les règnes, à enrichir la langue française d’alluvions d’idiomes ou antiques ou modernes, qui la rendaient propre à devenir à son tour monumentale.

L’Église, qui maintenait l’usage du latin, l’avait remplie de latinité. La latinité lui constituait un nerf, une solidité, une brièveté concentrée de construction qui presse les mots, comme Tacite, pour leur faire rendre avec plus d’énergie le sens.

La pompe du grec, réimportée en Italie par Lascaris sous les premiers Médicis, et réimportée d’Italie en France par Ronsard et ses disciples, lui avait donné l’ampleur, l’image et la grâce refusées par la nature au latin.

L’Italie moderne, qui l’avait inondée, par le midi et par nos guerres de François Ier, de ses poésies, lui avait donné, par Dante et par Pétrarque, par le Tasse et par l’Arioste, la fluidité, l’harmonie et l’abondance, qui sont les caractères du génie italien du moyen âge. La maison de Médicis, si souvent confondue avec la maison régnante de France sous les Valois, avait régné au Louvre et aux Tuileries autant qu’à Florence par ses artistes et par ses poètes presque naturalisés français.

Enfin, dans ces derniers temps, les liaisons de la dynastie française avec l’Espagne avaient inoculé à la langue de Louis XIII, sous Anne d’Autriche, princesse plus espagnole qu’allemande, le génie héroïque, chevaleresque, maure, plus grand que nature, emphatique, enflé, qui touchait au sublime par sa hauteur, et au ridicule par son exagération. Corneille était la contre-épreuve de ce génie espagnol en France. Il nous avait fait une langue de héros, presque de matamores ; la langue qui montait avec lui jusqu’aux cieux allait se perdre dans les nuages. Si nous avions eu une série de Corneilles, nous aurions perdu le naturel, et nous nous serions enflés jusqu’à la déclamation. C’était assez d’un.

L’hébreu enfin, elliptique et concassé comme ses rochers du Sinaï, avait été calqué par les orateurs religieux et par Bossuet surtout, et cette langue avait donné au français l’éclair lyrique et l’autorité prophétique qui écrivent en lueurs et qui parlent en foudres.

Quels plus riches matériaux de langue un grand poète éclectique comme Racine pouvait-il trouver sous la main pour construire à sa gloire et à la gloire de sa nation le chef-d’œuvre achevé et insurpassable de la langue poétique française, si ce poète surtout savait choisir avec la sûreté de bon sens, la délicatesse de goût et le tact infaillible du caractère français ce qui convenait le mieux dans ces matériaux étrangers au génie sensé, clair, simple et naturel de la nation ?

C’est cette heureuse coïncidence de bonnes fortunes littéraires qui vit et qui fit naître Racine, c’est-à-dire la perfection incarnée de la langue poétique en France ! Nous plaignons ceux qui ne sentent pas cette perfection de la langue dans un homme providentiel pour notre littérature. Mais aussi remarquez bien une chose : c’est que tous ceux qui lui reprochent d’être trop exclusivement français sont des critiques, des écrivains ou des poètes, qui sont eux-mêmes trop étrangers dans leurs tendances poétiques et qui touchent, par quelques exagérations de leur génie, à ces vices et à ces excès du grec, du latin, de l’hébreu, de l’italien et surtout de l’espagnol, que Racine a su, avec un art sévère, corriger et exclure de la langue dans laquelle nous chantons pour nous et pour la postérité de la France.

C’est cette même coïncidence de religion achevée, de mœurs faites, de politique établie, de loisir national conquis par les armes, et de langue créée par le temps qui fait, comme nous le disions tout à l’heure, qu’un grand siècle se fait homme tout à coup dans un groupe prédestiné de grands hommes.

Ainsi, au moment dont nous vous entretenons, la monarchie s’était faite homme dans Louis XIV, la Bible s’était faite homme dans Bossuet, l’Évangile s’était fait homme dans Fénelon, la comédie s’était faite homme dans Molière, la langue poétique moderne s’était faite homme dans Racine. Athalie allait tomber de son génie, comme le fruit mûr tombe à son heure de l’arbre fertilisé par un sol, par une culture et par une saison de choix.

V

Nous ne voulons pas écrire ici la vie de Racine, malgré la corrélation intime qui, pour le regard clairvoyant du philosophe, existe entre le poète et ses œuvres. Nous réservons cette vie que nous avons profondément étudiée pour la vie des grands hommes à laquelle nous travaillons dans un autre recueil. Toutefois nous en dirons assez ici pour faire bien comprendre la naissance et la perfection de l’œuvre d’Athalie à nos lecteurs.

Jean Racine était né à la Ferté-Milon, petite ville de l’ancienne province de Valois. Sa famille appartenait à cette vieille bourgeoisie française qui avait la distinction des mœurs de la noblesse sans en avoir les légèretés et les vices. Son père occupait un de ces modestes emplois publics du fisc royal, apanage habituel de ces familles. Son aïeul maternel remplissait un emploi de magistrature. Les deux familles étaient lettrées de profession, religieuses de cœur.

Une circonstance fortuite nourrit cette double disposition aux lettres et à la religion dans la maison. Une tante de l’enfant était religieuse dans cette célèbre maison de Port-Royal. Port-Royal était le berceau et le cénacle du jansénisme. Le jansénisme préoccupait gravement alors de la menace d’un schisme l’Église et le gouvernement de Louis XIV. Les jansénistes étaient les stoïciens du christianisme.

Les jésuites, leurs implacables ennemis, étaient beaucoup moins sévères. En hommes aussi politiques que religieux, ils redoutaient l’exagération de foi et de mœurs des jansénites. Cette exagération de foi et de mœurs aurait fini par révolter la faiblesse humaine et par réduire le christianisme à un petit groupe de chrétiens forcenés qui auraient damné le monde en sauvant quelques sectaires. Les jésuites appropriaient, avec un art consommé, la religion au temps, au pays, aux usages, aux vices même tolérés du prince et du peuple ; ils négociaient, comme des diplomates accrédités à la fois au ciel et sur la terre, entre le Christ et le monde.

Cette profonde habileté de conduite leur avait valu, à la fin, la confiance absolue d’un roi qui avait besoin de foi pour son esprit et de tolérance pour ses faiblesses. Sa conscience était dans leurs mains. Ils la maniaient à leur fantaisie dans leurs intérêts et dans les intérêts de l’Église. Ils lui avaient ordonné de persécuter les religieux et les religieuses de Port-Royal. Louis XIV leur obéissait d’autant plus volontiers qu’un soupçon de révolte contre l’Église était à ses yeux un soupçon d’opposition contre la monarchie, et qu’un levain de républicanisme lui semblait caché dans ces doctrines d’obéissance à Dieu seul, de stoïcisme romain et de mépris de la persécution terrestre.

VI

Ces religieux et ces religieuses de Port-Royal, expulsés pour la première fois de leur solitude, avaient cherché un refuge dans une sauvage abbaye des forêts de la Ferté-Milon, la Chartreuse de Bourg-Fontaine. Leur mérite et leur sainteté répandaient leur bonne odeur jusque dans les familles pieuses de la Ferté-Milon. On s’attacha à eux pour leur vertu, pour leur science et pour leur persécution.

La famille maternelle du jeune Racine fut particulièrement édifiée de la piété de ces saints et de ces saintes anachorètes. Trois de ses tantes, entraînées par la contagion de l’exemple, entrèrent dans leur ordre religieux, s’y distinguèrent par leur zèle et y persévérèrent jusqu’à la mort. C’est ainsi que le futur poète d’Athalie fut imbibé dès sa tendre enfance de ces émanations de foi et de piété chrétienne qui s’évaporèrent un moment au vent du siècle, mais qui se retrouvèrent comme un premier parfum au fond de son cœur quand il repassait les jours de sa jeunesse dans la maturité de ses années.

Après de premières études classiques et sévères faites à la Ferté-Milon, sous la direction de son tuteur, le crédit de ses tantes religieuses au monastère de Port-Royal, près Paris, le fit entrer au nombre des disciples de cette savante et sainte maison. La colère du roi s’était encore une fois calmée devant la résignation de ces pieux solitaires. Racine y acheva sous eux ses études d’antiquité et de théologie. À seize ans il vint les terminer à Paris, au collège d’Harcourt. Un des associés libres de Port-Royal, M. le Maistre, lui prêtait sa chambre à Paris, et le traitait en fils plus qu’en disciple.

La correspondance de ce second père avec le jeune homme pendant les absences de M. le Maistre de Paris, est pleine de ces naïvetés à la fois tendres et austères qui caractérisent ces paternités intellectuelles.

« Mandez-moi si mes vieux livres sont bien en ordre sur les tablettes et si mes onze volumes de saint Chrysostome y sont ; voyez-les de temps en temps pour en enlever la poussière. Mettez de l’eau dans les écuelles au-dessus desquelles ils sont rangés afin que les rats ne puissent les ronger. Suivez bien en tout les conseils de votre sainte tante. La jeunesse doit toujours se laisser conduire et tâcher de ne point s’émanciper. Peut-être que Dieu vous fera revenir à Port-Royal. Tâchez que les événements vous détachent du monde si ennemi de la piété. Adieu, mon cher fils, aimez en moi votre père comme il vous aime. Envoyez-moi aussi mon Tacite in-folio. »

VII

Le jeune homme répondait à ces soins pour son avancement dans les lettres au-delà de ce que désiraient ses vénérables maîtres. Revenant sans cesse à Port-Royal pendant les vacances du collège d’Harcourt comme dans un foyer paternel, il s’y livrait avec une ardeur fiévreuse aux trois goûts que la nature et l’éducation avaient développés comme des instincts en lui : le goût de l’histoire qu’il satisfaisait dans Plutarque, le goût de la poésie qu’il nourrissait d’Homère et de Virgile, et enfin le goût de la tragédie, cette histoire poétique en drame dont il puisait les exemples dans les deux tragiques Sophocle et Euripide. Il passait des journées entières enfoncé dans les forêts qui entourent le monastère de Port-Royal, ces volumes à la main. Sa mémoire, aussi heureuse que son imagination était émue, s’imprégnait de ces belles harmonies de la poésie grecque, de cette musique passionnée du cœur humain.

Rien cependant n’indiquait encore en lui, par des explosions trop précoces de génie, une de ces natures qui font violence au temps et qui jaillissent d’elles-mêmes en éclairs de talent, révélateurs de hautes destinées. C’était un fruit de la culture plus encore que de la nature, un de ces esprits bien constitués, mais nullement prodigues, qui ont besoin d’exemples pour imiter et qui empruntent leur sève à toute l’antiquité pour grandir à la proportion des chefs-d’œuvre antiques. Les premiers vers qu’il composa, à l’imitation des lyriques grecs et latins, sur la solitude des forêts, sur les charmes de la nature, sur la paix religieuse du monastère de Port-Royal ; sur les hymnes traduites du Bréviaire, et enfin son ode sur le mariage du roi, intitulée la Nymphe de la Seine, sont des exercices très ordinaires d’un novice de l’art, et des imitations très pâles des odes de David ou de Pindare. L’oreille a déjà son harmonie, la conception n’a pas sa force, l’image n’a pas sa nouveauté, son relief et son coloris. Ce sont des balbutiements d’un disciple qui n’aura pas de longtemps l’accent de ses maîtres. L’étude attentive de ces premières poésies révèle le Racine futur tout entier, un fils de l’antiquité, non un fils de son siècle, un homme de renaissance, non de création, original plus tard, mais original seulement par la perfection.

Voilà ce qui a donné tant de prise contre cette gloire, dans ces derniers temps, à ses dénigreurs. Oui, son originalité la plus rare de toutes ne fut pas d’être neuf, elle fut d’être parfait. Mais le chef-d’œuvre en tout genre n’est-il pas la plus merveilleuse des nouveautés, la nouveauté éternelle et suprême du beau, celle de Phidias, celle de Raphaël, celle de Racine ? Passons :

VIII

Le roi et la cour avaient goûté son ode de poète lauréat sur la Nymphe de la Seine. Les solitaires de Port-Royal furent plus alarmés que flattés de ce succès de leur élève. Ils avaient la faiblesse, ainsi qu’on le voit dans les pensées de Pascal, de mépriser la poésie, sans doute comme une volupté de l’esprit qui avait trop d’attrait pour être innocente. Ils se hâtèrent d’éloigner le jeune Racine de la scène de ses premiers succès, de peur qu’il ne prît goût à ces vaines gloires, et de l’envoyer chez un de ses oncles, chanoine à Uzès, nommé le père Sionin. Cet oncle, chanoine et grand vicaire d’Uzès, possédait de riches bénéfices et se proposait d’en résigner un à son neveu aussitôt que ce neveu serait entré dans l’Église.

Racine se prêta pendant quelque temps, en apparence, à l’étude de la théologie, mais sa nature mondaine, légère et passionnée répugnait invinciblement à l’austérité de la vie sacerdotale. Il prit en aversion l’habit noir que son oncle lui faisait porter, les mœurs claustrales et la ville même d’Uzès. Il se renferma dans la solitude de ses pensées et de ses poètes grecs, et il ébaucha, à l’insu de son oncle, la tragédie de la Thébaïde ou des Frères ennemis ; il méditait de la donner au théâtre à son retour à Paris. Les obstacles qu’il trouva dans le clergé d’Uzès et le refus d’un petit bénéfice ecclésiastique résigné en sa faveur par son oncle l’aigrirent de plus en plus contre l’Église et précipitèrent son retour à Paris.

C’était le moment de la gloire et de la faveur de Molière, génie jusque-là inconnu et avili par la mauvaise fortune. Racine se fit recommander à lui. Molière, incapable de jalousie et capable de toutes les bontés du cœur, le recommanda et l’introduisit à la cour. Une ode médiocre intitulée la Renommée aux Muses lui valut des louanges de la bouche du roi et une gratification de sa main. L’adulation dans cette cour était plus vite reconnue et plus libéralement récompensée que le talent. Boileau, à qui Molière porta l’ode de son jeune protégé, l’estima assez pour y faire de sa main des corrections. Racine devint, par Molière, le disciple favori et l’ami de Boileau. La Fontaine, esprit naïf, gracieux, discinctus, pour nous servir de l’expression latine qui rend seule le débraillement de ce caractère, faisait déjà partie, souvent inaperçue, toujours muette, de cette société de grands esprits.

Leur crédit et surtout l’intervention amicale de Molière, directeur de théâtre, obtinrent la représentation de la Thébaïde ou des Frères ennemis. Cette tragédie, toute composée de lambeaux mal cousus d’Eschyle, d’Euripide et de Sénèque, qui avaient traité avant Racine le même sujet, ne fut excusée qu’à cause des beaux vers et de la jeunesse du poète. On y sent la tension pénible d’un talent naissant qui veut s’élever, malgré la nature, à la concision héroïque et à l’enflure espagnole de Corneille. Mais c’était un enfant roidissant ses faibles muscles pour rappeler l’hercule du théâtre. Le nom de Racine se répandit par ce premier essai : cependant rien n’indiquait encore qu’un rival était né au poète vieilli du Cid.

IX

L’année suivante, 1665, Racine donna au théâtre la tragédie d’Alexandre le Grand, tirée de Quinte-Curce et imitée de Corneille et du roman chevaleresque de Mlle de Scudéri. L’élégance de la versification et les allusions adulatrices à Louis XIV, héros toujours réel de ces pièces héroïques, donnèrent à l’ouvrage un succès qu’il était loin de mériter par lui-même.

Tout le génie grec et tragique de Racine n’éclata dans sa plénitude que dans Andromaque. Le poète français y égale, comme poète épique, Homère et Virgile, chantres des mêmes catastrophes. Dans Britannicus, qu’il donna en 1669, il rivalisa de génie historique avec Tacite : il ne rivalisa plus de poésie qu’avec lui-même. Bérénice, qui suivit Britannicus, n’est qu’une élégie héroïque pleine d’allusions aux amours du roi. Le poète cesse d’être tragique à force d’efféminer l’amour et le langage d’un héros. Bajazet offre des beautés supérieures, mais corrompues par la ridicule application des mœurs galantes d’une cour française aux mœurs des Ottomans. Mithridate, Iphigénie, Phèdre enfin, son chef-d’œuvre profane, élevèrent le nom du poète au zénith de sa gloire. Nous analyserons ailleurs Phèdre, la plus immortelle de ces œuvres. Nous montrerons ce que ce génie éclectique et appropriateur a emprunté à ses émules de l’antiquité grecque et latine, et en quoi le sublime imitateur a égalé et surpassé ses modèles.

Mais ici nous reprenons notre récit, puisque ce sont les circonstances de sa vie qui furent l’occasion de ses dernières et de ses meilleures œuvres.

X

Racine, il faut le dire, puisque c’est la vérité de son caractère, n’avait ni la bienveillance cordiale et sans envie de Molière, ni le mâle désintéressement de soi-même de Corneille, ni la simplicité puérile et nonchalante de la Fontaine, ni même l’âpre et loyale probité d’esprit de Boileau son ami.

Le vieux Corneille, à qui il avait demandé des conseils en lui soumettant la tragédie d’Alexandre, lui avait répondu ce que nous lui aurions répondu nous-même aujourd’hui que nous jugeons de sang-froid et à distance la nature de son génie : « qu’il avait un admirable talent de poète épique, mais qu’il ne lui trouvait pas le nerf vibrant et concentré de la tragédie ».

Cette réponse, faite de bonne foi par un maître souverain de l’art à un jeune homme, avait irrité et comme défié Racine. Il avait eu le tort de vouloir éclipser, en l’imitant dans les mêmes sujets, le grand Corneille. Il avait ravalé l’émulation à une inconvenante rivalité. Il n’avait pas assez respecté la majesté du génie au repos ni la sainteté de la vieillesse ; il avait oublié qu’il vieillirait lui-même un jour, et que la pire des insultes est de comparer sa force naissante à la faiblesse d’un homme hors de combat.

Corneille cependant avait raison selon nous ; et en assignant au jeune Racine le rôle de poète épique, il ne lui assignait certes pas une gloire inférieure à la sienne, car on lit et relit avec délices le poème ; et la lecture des tragédies, dépourvue des fantasmagories de la scène, est une lecture difficile, ingrate, tronquée, souvent fastidieuse.

Il y a à cela trois causes qui sont dans la nature même du drame ou de la tragédie.

La première de ces causes, c’est la brièveté nécessaire de la tragédie ou du drame, qui, devant être récité avec un grand appareil de décoration et une grande lenteur de déclamation devant le peuple rassemblé pendant une soirée, ne comporte pas la vaste étendue et l’ampleur indéfinie du poème épique. C’est de la poésie en abrégé pressée par l’heure et par l’impatience d’une foule.

La seconde de ces causes, c’est que le poète tragique est privé, par la nature même de son sujet et par le dialogue pressé qu’il établit entre ses personnages, de toute la partie descriptive de la poésie, c’est-à-dire d’un des plus grands charmes du poème. Le poète tragique est comme le sculpteur en bronze ou en marbre : il ne montre que des statues ou des groupes en action. Le paysage, le lieu, le ciel, les réflexions, les peintures, n’existent pas et ne peuvent pas exister pour lui ; ses tableaux ne peuvent avoir ni horizon, ni premier plan ; le spectacle de la nature et les analogies de cette nature avec l’homme lui sont à peu près interdits. Lacune immense dans son œuvre ! Que feraient Homère, Virgile, le Tasse, le Dante, Milton, Camoëns, si vous leur retranchiez leurs descriptions et leur paysage ?

Enfin la troisième de ces causes, c’est que le poète dramatique ou tragique ne peut, par la concentration forcée de son drame, saisir ses héros ou ses personnages que dans un accès de passion extrême de leur vie et de leur destinée, au point culminant de leurs sentiments, au moment où leur âme éclate ou se déchire en larmes, en cris ou en sang, sous la main de la pitié ou de la terreur.

Qu’en résulte-t-il ? C’est que le poète tragique est conduit à ne peindre que des péripéties ou des convulsions suprêmes de l’âme de ses personnages, et que tous les sentiments doux, habituels, modérés du cœur humain, sont retranchés forcément de sa poésie. Or, les sentiments doux, habituels, modérés, heureux, de l’âme humaine, sont cependant des notes délicieuses de la poésie, cette musique de l’âme. Elles sont interdites au poète tragique : il ne prend l’homme qu’en flagrant délit de passions brûlantes, et il n’en montre que les muscles torturés par la douleur comme ceux du Laocoon.

Peut-on dire qu’avec ces trois causes d’infériorité relative dans le cadre même de son œuvre, le poète épique, qui peint et qui chante la nature entière et l’homme tout entier, n’est pas supérieur, non pas en génie, mais en genre et en charme au poète de théâtre ?

Racine avait donc tort d’être humilié du mot de Corneille. Corneille lui assignait en réalité la meilleure part du génie.

XI

Sa conduite avec Molière, son premier protecteur, son introducteur à la cour, son introducteur au théâtre, ne fut pas plus exempte d’excès d’amour-propre, de personnalité et même d’ingratitude. C’était Molière qui avait fait représenter les premières tragédies de son ami sur son propre théâtre, en répondant, pour ainsi dire, au public, de la chute ou du succès de ces tragédies. C’était là un de ces services qui lient pour jamais un poète reconnaissant à son protecteur.

Molière avait le droit d’espérer que la gloire de son protégé deviendrait la fortune de sa scène. Cependant Racine n’ayant pas été satisfait dans sa vanité de la manière dont les comédiens de Molière jouaient son Alexandre, retira brusquement sa tragédie de ce théâtre. Il la porta au théâtre rival de l’hôtel de Bourgogne, et ce qu’il y eut de plus cruel pour le pauvre Molière dans ce procédé, c’est que Racine lui enleva, en même temps que sa pièce, la meilleure de ses actrices. Elle passa, avec la tragédie, du théâtre de Molière au théâtre de Bourgogne, enlevant ainsi à Molière la curiosité d’une pièce nouvelle et la popularité d’une comédienne accomplie.

L’amitié entre Molière et Racine fut à jamais rompue par cette défection. Molière, qui était incapable de vengeance, était capable d’une profonde affliction et d’un amer souvenir. Il ne parla plus de Racine qu’avec peine, en louant toujours son génie, mais en se taisant sur son cœur. La blessure ne pouvait plus se fermer. Ces deux hommes laissèrent la froideur de la faute et du souvenir s’établir entre leurs âmes.

XII

Une faute de cœur plus grave et plus éclatante encore, à la même époque, signala tristement l’excès de personnalité et la facilité d’oubli des services reçus dans le cœur du poète devenu le favori de la cour et de la scène. On a vu que Port-Royal avait été le foyer presque paternel, et pour ainsi dire, le berceau de l’âme et du génie de Racine.

Les vénérables religieux de cette maison considéraient le théâtre, qui remue les passions, comme une institution entièrement opposée au christianisme, qui les corrige ou les supprime. Ils s’affligèrent de voir le jeune Racine, leur élève bien-aimé, prêter son talent de poète au théâtre.

Nicole, après Pascal, le plus rude écrivain moraliste de cette école, avait écrit dans une de ses polémiques, « qu’un faiseur de romans ou un poète de théâtre était un empoisonneur public, non du corps, mais des âmes ; il avait ajouté qu’un tel poète devait s’accuser de la mort d’une multitude d’âmes qu’il avait perdues ou qu’il avait pu perdre par ses vers ».

Une lettre sévère et touchante que la tante de Racine, religieuse à Port-Royal, écrivit à son neveu dans le même temps, fit croire à Racine que la réprobation générale de Nicole s’adressait surtout à lui. Rien n’était plus faux ; Nicole s’adressait au poète Saint-Sorlin, espèce de fou qui se donnait pour prophète.

La lettre de la tante au neveu mérite d’être citée ici.

« Ayant appris que vous aviez dessein de faire ici un voyage, j’avais demandé permission à notre mère de vous voir, parce que quelques personnes nous avaient assurées que vous étiez dans la pensée de songer sérieusement à vous ; et j’aurais été bien aise de l’apprendre par vous-même, afin de vous témoigner la joie que j’aurais s’il plaisait à Dieu de vous toucher ; mais j’ai appris depuis peu de jours une nouvelle qui m’a touchée sensiblement. Je vous écris dans l’amertume de mon cœur et en versant des larmes que je voudrais pouvoir répandre en assez grande abondance devant Dieu pour obtenir de lui votre salut, qui est la chose du monde que je souhaite avec le plus d’ardeur. J’ai donc appris avec douleur que vous fréquentiez plus que jamais des gens dont le nom est abominable à toutes les personnes qui ont tant soit peu de piété, et avec raison, puisqu’on leur interdit l’entrée de l’Église et la communion des fidèles, même à la mort, à moins qu’ils ne se reconnaissent. Jugez donc, mon cher neveu, dans quel état je puis être, puisque vous n’ignorez pas la tendresse que j’ai toujours eue pour vous, et que je n’ai jamais rien désiré, sinon que vous fussiez tout à Dieu dans quelque emploi honnête. Je vous conjure donc, mon cher neveu, d’avoir pitié de votre âme, et de rentrer dans votre cœur pour y considérer sérieusement dans quel abîme vous vous êtes jeté. Je souhaite que ce qu’on m’a dit ne soit pas vrai ; mais si vous êtes assez malheureux pour n’avoir pas rompu un commerce qui vous déshonore devant Dieu et devant les hommes, vous ne devez pas penser à nous venir voir ; car vous savez bien que je ne pourrais pas vous parler, vous sachant dans un état si déplorable et si contraire au christianisme. Cependant je ne cesserai point de prier Dieu qu’il vous fasse miséricorde, et à moi en vous la faisant, puisque votre salut m’est si cher. »

Racine, pour toute réponse à ses torts de piété et de tendresse envers ses anciens maîtres, leur adressa deux lettres imprimées où la réfutation très aigre de leur doctrine était assaisonnée par les plus odieuses incriminations contre leur prétendue vanité de corps.

« Il est aisé de connaître », dit-il à la fin d’une de ces diatribes, « par le soin qu’ils ont pris d’immortaliser ces réponses, qu’ils y avaient plus de part qu’ils ne disaient. À la vérité, ce n’est pas leur coutume de laisser rien imprimer pour eux qu’ils n’y mettent quelque chose du leur. Ils portent aux docteurs les approbations toutes dressées. Les avis de l’imprimeur sont ordinairement des éloges qu’ils se donnent à eux-mêmes ; et l’on scellerait à la chancellerie des privilèges fort éloquents, si leurs livres s’imprimaient avec privilège. »

Ces outrages à ses seconds pères étaient d’autant plus impardonnables que ces solitaires étaient en ce moment en suspicion et en persécution devant la cour, et que l’injure littéraire pouvait se transformer contre eux en sévices du gouvernement. Pascal indigné prit la plume des Provinciales pour répondre ; on étouffa la querelle, heureusement pour Racine. Pascal, l’hercule de la polémique, aurait écrasé le poète aussi téméraire qu’ingrat dans son injure. L’immortalité de la vengeance aurait immortalisé l’agression.

La facilité du poète à oublier les amitiés et les services quand sa gloire ou quand sa fortune étaient en jeu n’éclata pas moins envers Mme de Montespan. Il avait été le courtisan sans scrupule de cette favorite tant qu’elle avait régné dans le cœur du roi ; il la sacrifia, comme nous l’allons voir, à Mme de Maintenon, quand cette austère favorite se fut insinuée entre sa maîtresse et Dieu dans la faveur de Louis XIV. Il était temps que la religion de son enfance, qui n’était qu’assoupie sous les vanités et sous les voluptés de la vie mondaine du grand poète, se réveillât dans son âme, et qu’elle vînt lui imposer ses règles sévères de probité d’esprit et d’abnégation de vaine gloire qu’il ne trouvait pas assez dans son caractère. Mais Racine était déjà tellement corrompu par l’esprit des cours, qu’il fallut que cette religion se confondît avec la faveur du monarque pour reprendre sur lui le double empire de la cour et de la foi.

Ce fut l’époque de sa conversion ; elle fut opportune pour sa faveur auprès du roi, mais elle fut sincère devant Dieu et efficace pour la réforme de ses mœurs. Ses torts lui apparurent au jour de la conscience : il rougit de son ingratitude envers ses maîtres de Port-Royal ; il se condamna lui-même plus sévèrement peut-être qu’ils ne l’auraient condamné ; il se repentit d’avoir employé au plaisir profane du public et à la conquête d’une gloire périssable les admirables talents qu’il avait reçus de la nature et des lettres. Il fit à Dieu et à ses maîtres la promesse de ne plus écrire pour le théâtre ; il répudia ses amours ; il se maria à une femme vertueuse et sainte qui ne connut jamais de lui que l’époux et le père, et qui ne lut pas même ses chefs-d’œuvre de poète. Il éleva dans l’ombre et dans la piété une famille chrétienne à laquelle il ne songea à laisser pour héritage que sa religion pour toute gloire.

Sa femme, fille d’un trésorier des finances d’Amiens, s’appelait Catherine de Romanet ; elle avait apporté en dot une fortune modeste à peu près égale à celle de son mari. Les bienfaits du roi, qui se renouvelaient sous la forme de gratification littéraire à chacune de ses pièces, et qui se convertirent bientôt après en une pension de 2, 000 livres, somme considérable pour le temps, donnaient une grande aisance à la famille. « Il est juste », écrivait-il à cette époque, « que l’auteur laborieux tire de son travail une rémunération légitime. »

Le roi ajouta à cette aisance des gratifications annuelles s’élevant de 500 jusqu’à 1 000  louis pendant huit ans et plus, une charge de gentilhomme ordinaire de sa chambre avec une nouvelle pension de 4 000 livres, et enfin la charge à la fois politique et littéraire d’historiographe de son règne et de ses campagnes, avec Boileau, son collègue et son ami. Les émoluments de cette charge étaient proportionnés aux dépenses que les deux historiographes avaient à faire pour suivre le roi aux armées. Louis XIV payait largement ses plaisirs et sa gloire. Versailles et l’immortalité de son nom, ses monuments et sa renommée ne lui paraissaient jamais trop chers ; il voulait, comme Alexandre, des témoins des exploits de son règne, et il choisissait ses témoins parmi les poètes, ces échos éternels du temps.

La vie de Racine, depuis cette faveur ainsi consolidée par ses charges, ne fut plus celle d’un poète, mais celle d’un saint dans sa maison et d’un courtisan accompli à la cour. De toutes ses faiblesses passées, il ne lui en restait qu’une, l’adulation aux vertus et jusqu’aux caprices du roi. C’est de cette faiblesse qu’il vivait et qu’il devait mourir. Mais cette faiblesse était alors si générale et si consacrée, qu’elle se confondait presque avec une vertu.

XIII

Cependant ses maîtres sévères de Port-Royal, avec lesquels il s’était réconcilié, et dont il goûtait, plus que le roi ne l’aurait voulu, les doctrines, résistaient seuls à cette contagion servile du temps ; ils conservaient la sainte indépendance de leur rigorisme au milieu de la prostration de l’Église et du siècle. Racine, entraîné vers eux par son estime, retenu à la cour par le prestige du roi et par les caresses de Mme de Maintenon, flottait dans une pénible ambiguïté entre les exigences de sa conscience janséniste et les complaisances de situations qu’il devait au roi.

Il était tout occupé alors, avec Boileau, d’exercer sa plume au style historique, pour élever au règne le monument qu’on attendait de lui. Il y réussit mal ; la poésie lui avait gâté la main pour la prose : trop préoccupé de la forme du rythme et de l’harmonie des périodes, il manquait de nerf et de pensée pour consolider sa phrase historique. Dans ses fragments d’histoire comme dans ses lettres, on ne retrouve, selon moi, rien du génie de l’auteur de Phèdre et d’Athalie ; quand il n’y avait plus ni passion, ni pompe, ni harmonie de théâtre sous sa plume, tout s’évaporait, et tout se glaçait sur sa page. Entre Euripide et Tacite, il n’y avait qu’un abîme de médiocrité élégante ; on en peut dire autant de Boileau.

Pendant que ces deux poètes réunissaient leurs forces pour écrire, à la gloire du roi, ces pages couvertes d’or, Saint-Simon, seul, gravait dans l’ombre l’histoire. L’histoire et la poésie sont deux talents bien rarement réunis. Tacite, parmi les historiens, aurait pu être poète ; Dante, parmi les poètes, aurait pu être historien ; cela ne fut donné ni à Boileau ni à Racine. Ils ne furent qu’historiographes, c’est-à-dire les annotateurs d’un règne, prenant des notes pour la postérité. Mais la postérité ne les lit pas.

XIV

Racine ne se montra pas, dans ses essais de discours, plus égal à la haute éloquence qu’à la grande histoire. Le discours qu’il prononça à l’époque de sa réception à l’Académie française ne fut qu’une harangue vulgaire et mal balbutiée. Celui qu’il prononça après la mort de Corneille, son rival, ne fut pas digne de ce deuil, mené par l’émule d’Euripide devant la tombe de l’émule de Sophocle. Quelle plus magnifique occasion d’éloquence, cependant, que l’apothéose de Corneille dans la bouche de l’auteur d’Athalie ! Mais le souffle de l’éloquence, qui vient du caractère et du cœur, ne soulevait pas aussi énergiquement cette poitrine que le souffle poétique qui vient de l’imagination. D’ailleurs, excepté l’éloquence de la chaire qui éblouissait alors les temples dans la parole et dans la personne de Bossuet, l’éloquence civique et littéraire n’était pas née alors en France ; elle ne devait naître qu’avec la liberté.

Le roi alors se faisait lire ces morceaux d’histoire de son règne à Versailles, dans la chambre de Mme de Montespan, sa favorite en titre, bien que son cœur appartînt déjà à Mme de Maintenon. Ce fut à une de ces lectures que Racine et Boileau s’aperçurent, pour la première fois, du déclin de l’une et de l’ascendant de l’autre. Racine le fils, sur le récit de son père, raconte ainsi cette révolution de palais, qui devait donner tant de gloire et tant d’amertume ensuite à son père :

« Ces lectures se faisaient chez Mme de Montespan. Tous deux avaient leur entrée chez elle aux heures que le roi y venait jouer, et Mme de Maintenon était ordinairement présente à la lecture. Elle avait, au rapport de Boileau, plus de goût pour mon père que pour lui, et Mme de Montespan avait, au contraire, plus de goût pour Boileau que pour mon père ; mais ils faisaient toujours ensemble leur cour, sans aucune jalousie entre eux. Lorsque le roi arrivait chez Mme de Montespan, ils lui lisaient quelque chose de son histoire ; ensuite le jeu commençait, et lorsqu’il échappait à Mme de Montespan, pendant le jeu, des paroles un peu aigres, ils remarquèrent, quoique fort peu clairvoyants, que le roi, sans lui répondre, regardait en souriant Mme de Maintenon, qui était assise vis-à-vis de lui sur un tabouret, et qui, enfin, disparut tout à coup de ces assemblées. Ils la rencontrèrent dans la galerie, et lui demandèrent pourquoi elle ne venait plus écouter leur lecture. Elle leur répondit fort froidement : — Je ne suis plus admise à ces mystères. — Comme ils lui trouvaient beaucoup d’esprit, ils en furent mortifiés et étonnés. Leur étonnement fut bien plus grand lorsque le roi, obligé de garder le lit, les fit appeler, avec ordre d’apporter ce qu’ils avaient écrit de nouveau sur son histoire, et qu’ils virent, en entrant, Mme de Maintenon assise dans un fauteuil près du chevet du roi, s’entretenant familièrement avec Sa Majesté. Ils allaient commencer leur lecture, lorsque Mme de Montespan, qui n’était point attendue, entra, et après quelques compliments au roi, en fit de si longs à Mme de Maintenon, que, pour les interrompre, le roi lui dit de s’asseoir, “n’étant pas juste, ajouta-t-il, qu’on lise sans vous un ouvrage que vous avez vous-même commandé”. Son premier mouvement fut de prendre une bougie pour éclairer le lecteur ; elle fit ensuite réflexion qu’il était plus convenable de s’asseoir, et de faire tous ses efforts pour paraître attentive à la lecture. Depuis ce jour le crédit de Mme de Maintenon alla en augmentant d’une manière si visible, que les deux historiens lui firent leur cour, autant qu’ils la savaient faire.

« Mon père, dont elle goûtait la conversation, était beaucoup mieux reçu que son ami qu’il menait toujours avec lui. Ils s’entretenaient un jour avec elle de la poésie ; et Boileau, déclamant contre le goût de la poésie burlesque, qui avait régné autrefois, dit dans sa colère : “Heureusement ce misérable goût est passé, et on ne lit plus Scarron, même dans les provinces.” Son ami chercha promptement un autre sujet de conversation, et lui dit, quand il fut seul avec lui : “Pourquoi parlez-vous devant elle de Scarron ? Ignorez-vous l’intérêt qu’elle y prend ? — Hélas ! non, reprit-il ; mais c’est toujours la première chose que j’oublie quand je la vois ! ”

« Malgré la remontrance de son ami, il eut encore la même distraction au lever du roi. On y parlait de la mort du comédien Poisson : — “C’est une perte, dit le roi, il était bon comédien... — Oui, reprit Boileau, pour faire un D. Japhet : il ne brillait que dans ces misérables pièces de Scarron.” Mon père lui fit signe de se taire, et lui dit en particulier : “Je ne puis donc paraître avec vous à la cour, si vous êtes toujours si imprudent. — J’en suis honteux, lui répondit Boileau ; mais quel est l’homme à qui il n’échappe une sottise ? ” »

Racine n’avait pas, comme on le voit, la rudesse étourdie ou la franchise désintéressée de Boileau. Il lui fallait la faveur ou la mort. Une suprême occasion de consolider cette faveur et de river sa fortune dans le cœur même de la nouvelle favorite ne tarda pas à se présenter. Il fait ainsi lui-même, dans un de ses conseils à son fils, l’éloge de son aptitude au rôle de courtisan. On y sent l’homme achevé du monde plus que le poète ; il voulait dégoûter son fils des vers :

« Ne croyez pas que ce soient mes vers qui m’attirent toutes ces caresses. Corneille fait des vers cent fois plus beaux que les miens, et cependant personne ne le regarde. On ne l’aime que dans la bouche de ses acteurs ; au lieu que, sans fatiguer les gens du monde du récit de mes ouvrages, dont je ne leur parle jamais, je me contente de leur tenir des propos amusants et de les entretenir de choses qui leur plaisent. Mon talent avec eux n’est pas de leur faire sentir que j’ai de l’esprit, mais de leur apprendre qu’ils en ont. Ainsi, quand vous voyez M. le Duc passer souvent des heures entières avec moi, vous seriez étonné, si vous étiez présent, de voir que souvent il en sort sans que j’aie dit quatre paroles : mais peu à peu je le mets en humeur de causer, et il sort de chez moi encore plus satisfait de lui que de moi. »

Mme de Maintenon avait triomphé de sa rivale ; Mme de Montespan était reléguée loin de la cour, dans un de ces splendides oublis qui sont le supplice des favorites-mères. La religion avait triomphé avec Mme de Maintenon. Un mariage secret mit en repos la conscience agitée du roi. Ce mariage suffisait à Louis XIV pour calmer ses scrupules, mais il ne suffisait pas à la pieuse ambition de la nouvelle favorite pour élever son rang au niveau du miracle de ses rêves ; elle aspirait à conquérir dans l’esprit de la cour, du clergé, de la noblesse française, des titres de considération et de reconnaissance capables de justifier son élévation jusqu’au trône.

Dans cette vue, elle faisait régner par elle l’Église et l’aristocratie à Versailles ; pour flatter ces deux esprits de corps, elle avait fondé à Saint-Cyr, dans le voisinage de ce palais, une maison royale d’éducation gratuite pour les filles de la haute noblesse militaire et déshéritées de la fortune. Saint-Cyr était un splendide noviciat de futures mères de familles nobles qui devaient perpétuer, par les exemples et les enseignements domestiques, le zèle envers la religion de l’État, le dévouement au roi, et la reconnaissance envers la nouvelle Esther de ce nouvel Assuérus. La cour était à cette époque très lettrée ; et la plupart de ces jeunes personnes étant destinées, par leur naissance ou par leur mariage, à vivre à la cour, les lettres saintes et profanes, les arts d’agrément et principalement la déclamation théâtrale des plus beaux vers de la langue, entraient dans ce plan d’éducation.

Mais il entrait de plus dans les vues personnelles de Mme de Maintenon d’attacher le roi à cet établissement royal par l’innocent plaisir que lui procureraient les exercices presque publics de ces jeunes et belles novices. Louis XIV, sevré par la piété que Mme de Maintenon nourrissait en lui, des amours et des fêtes mondaines de sa jeunesse, était très susceptible d’ennui, comme les âmes vides. Il fallait compenser pour lui les pompes et les plaisirs de ses belles années par les pompes saintes et par des plaisirs sacrés qui lui fissent retrouver dans la religion quelque chose des sensualités profanes retranchées de sa vie.

Mme de Maintenon imagina donc de transporter le théâtre à Saint-Cyr, de faire de ses belles élèves des actrices naïves de ces représentations théâtrales, et d’illustrer ces représentations de Saint-Cyr par la présence de la cour et par le génie emprunté aux plus grands poètes de son siècle. La représentation d’Andromaque de Racine, donnée sur le théâtre de Saint-Cyr, ne tarda pas à démontrer le contraste fâcheux et presque corrupteur entre l’innocence de ces jeunes actrices et les rôles d’amour et de passion qui juraient avec leur pureté et avec leur âge. On y renonça par respect pour leur pudeur ; mais Mme de Maintenon, qui ne renonçait pas à son plan d’amuser le roi, supplia Racine de composer exprès pour Saint-Cyr quelques-uns de ces chefs-d’œuvre irréprochables où la sévérité de son génie n’éclaterait que dans l’expression de passions pures et de sentiments pieux adaptés à l’âge, au lieu et à la sainteté de ces jeunes âmes.

Il ne fallait rien moins que ce désir du roi et de Mme de Maintenon pour faire rompre au grand poète un silence qu’il gardait depuis dix ans par scrupule de conscience, et pour rallumer en lui cette flamme du génie qui n’était point morte, mais qui dormait sous les cendres de sa pénitence. L’occasion était unique, Racine pouvait enfin consacrer à la religion un talent qu’elle lui avait commandé d’étouffer avant l’âge, et sanctifier sa gloire en ne se glorifiant que pour Dieu. Aussi il n’hésita pas ; son inspiration, si longtemps réprimée, lui révéla des chefs-d’œuvre : tout se réunissait pour l’élever cette fois au-dessus de lui-même. La nature, qui se révoltait souvent en lui contre cette abstention de la scène ; son talent, qui avait mûri et qui ne demandait qu’à porter des fruits plus consommés dans la maturité de ses années ; la passion de complaire au roi, qui était sa dernière et sa plus grande faiblesse ; le désir de mériter la faveur de Mme de Maintenon, dont il estimait l’esprit et dont il vénérait la piété ; sa fortune à consolider à la cour par des triomphes poétiques qui retentiraient plus loin que Saint-Cyr ; enfin la satisfaction de conscience qu’il éprouvait à mettre son génie dans sa foi, sa foi dans son génie, et à faire son salut pour le ciel en faisant sa grandeur pour ce monde : tous ces motifs combinés tendaient son âme jusqu’à l’exaltation et concentraient toutes ses facultés déjà si puissantes en un de ces efforts suprêmes qui produisent les miracles de la volonté et du génie.

Ce furent là les inspirations de Racine ; le monde seul ne lui en aurait pas donné de pareilles. Aussi ce n’était plus une œuvre mondaine, c’était une œuvre divine qu’il roulait dans sa pensée.

XV

Il n’hésita pas davantage sur la source dans laquelle il allait puiser ses sujets de tragédie. La religion à illustrer était son but ; c’est dans la religion qu’il devait chercher son texte. Il ferma l’histoire profane, Sophocle, Euripide, Sénèque, tout ce monde fabuleux, olympien, païen, dans lequel il avait jusque-là paganisé son génie ; il ouvrit les livres sacrés pleins d’un autre ciel, d’une autre histoire, d’un autre style ; il ne souffla pas, pour les rallumer, sur les charbons éteints du trépied et du lyrisme grecs, mais il prit hardiment les charbons vivants dans le foyer du tabernacle juif et chrétien pour en réchauffer son âme ; il s’inspira de ce qu’il croyait et non de ce qu’il imaginait ou de ce qu’il imitait.

De ce moment il devint un autre homme. Imitateur jusque-là tant qu’il avait été païen, du jour où il fut biblique et chrétien, il fut original. C’est qu’un peuple ne prend jamais son originalité que dans sa foi.

L’originalité littéraire de l’Europe moderne, c’est la Bible et le christianisme. Le hasard découvrit ce mystère à Racine ; il avait été jusque-là Sophocle, Euripide, Sénèque ; mais de ce jour-là il fut Racine. Ce sont ses imitations qui l’avaient fait homme de style ; c’est sa foi qui le fit homme de génie.

Jusqu’à Esther et Athalie, nous concevons qu’on accuse ce grand poète de n’avoir été qu’un sublime plagiaire de l’antiquité ; mais après Esther et Athalie, nous ne concevons pas qu’on lui conteste la personnalité poétique la plus neuve et la plus caractérisée : c’est le christianisme fait poésie, c’est l’œil qui voit, c’est le zèle qui parle, c’est la foi qui chante, c’est l’écho des deux temples qui résonne dans l’âme du poète convaincu, et qui de son âme se répercute dans ses vers.

La langue n’est pas moins transformée que l’idée ; de molle et de langoureuse qu’elle était dans Andromaque, dans Bajazet ou dans Phèdre, elle devient nerveuse comme le dogme, majestueuse comme la prophétie, laconique comme la loi, simple comme l’enfance, tendre comme la componction, embaumée comme l’encens des tabernacles ; ce ne sont plus des vers qu’on entend, c’est la musique des anges ; ce n’est plus de la poésie qu’on respire, c’est de la sainteté.

Voilà l’immense originalité de Racine à dater d’Esther et d’Athalie ; le génie n’est plus un génie, cet art n’est plus un art : c’est une religion.

XVI

Dès qu’il eut pris la résolution d’obéir au vœu du roi et de Mme de Maintenon, il s’enferma dans sa retraite, il parcourut la Bible. Elle est pleine de meurtres et de catastrophes tragiques ; mais ces grands sujets de larmes ou de terreur, tels que Saül, par exemple, l’Oreste biblique, ne concordaient pas assez avec la naïveté du sexe de ses actrices : il y avait là des mystères de haute politique et des éclats de voix tragiques qui ne pouvaient pas avoir pour interprètes et pour organes des jeunes filles de seize ans.

D’ailleurs, il faut l’avouer, et cet aveu n’est pas cette fois à la gloire du poète chrétien, Racine voulait que son sujet même, tout biblique qu’il était, fût une adulation indirecte, mais comprise, à la nouvelle favorite et au roi. Cette adulation à Mme de Maintenon, trop clairement désignée sous la figure et sous le triomphe d’Esther, était même une offense et une ingratitude envers la favorite répudiée, Mme de Montespan, l’altière Vasthi. Elle avait goûté, aimé, protégé la fortune du poète, il n’était pas beau à lui de célébrer, dans sa chute, le triomphe de sa rivale.

On voudrait effacer d’une vie si sainte ces impiétés du cœur qui dégradent l’âme en relevant le talent. Mais Racine était malheureusement aussi courtisan qu’il était religieux, et la religion même, intéressée à la disgrâce de Mme de Montespan, entraînait tout dans le parti de Mme de Maintenon. Racine trouvait donc son excuse dans sa piété, excuse sainte, mais mauvaise excuse, qui lave la foi, mais qui n’innocente pas le cœur. On rougit de voir la religion et le génie oublier ainsi jusqu’à la pudeur de la reconnaissance, et triompher avec ce qui s’élève, en secouant la poussière de leurs souliers sur ce qui tombe. Malheur à l’historien qui amnistierait de telles faiblesses de caractère : le génie ne fait qu’illustrer l’ingratitude, il ne l’absout pas.

XVII

Avant de choisir le sujet d’Esther, Racine, qui était resté toujours plein de déférence pour Boileau, alla le consulter sur son projet de chercher des tragédies dans la Bible. Boileau, à qui la moindre originalité faisait peur, ne comprenait de route vers la gloire que sur les traces des poètes olympiens. Il détourna de toutes ses forces son ami de cette idée : l’auteur des Satires n’avait pas assez d’âme pour avoir beaucoup de religion.

De la foi des chrétiens les mystères terribles
D’ornements égayés ne sont point susceptibles.

Ces deux mauvais vers de son Art poétique étaient toute sa théorie ; toute nouveauté semblait sacrilège à cet esprit timide et étroit qui n’avait foi que dans la routine.

L’inspiration souveraine de Racine n’en fut point ébranlée. Il sortit de la chambre de Boileau pour écrire le plan et les scènes d’Esther. L’esprit de la Bible avait soufflé sur lui comme il soufflait sur les prophètes. Le plan d’Esther fut conçu en quelques nuits. Ce n’était point, à proprement parler, une tragédie, c’était une idylle héroïque sur le modèle du Pastor Fido de Guarini ou de l’Aminta du Tasse.

Ce genre de composition avait été inventé par les poètes italiens du seizième siècle et importé en France par les Médicis. Ce genre tenait le milieu entre l’églogue et le drame, il participait également de Théocrite et d’Euripide, des églogues de Virgile et des scènes de Sophocle : seulement ici c’était non seulement une idylle héroïque, mais une idylle sainte. Racine, sans y penser, avait inventé un genre. Ce genre était admirablement approprié à la scène moitié royale, moitié monastique, sur laquelle Esther était destinée à être représentée, et aux jeunes actrices qui devaient la représenter devant le moderne Assuérus.

XVIII

Racine toutefois, avant de se lancer à plein génie dans son œuvre, voulut s’assurer que cette œuvre serait suivant la pensée et suivant le cœur de Mme de Maintenon. Il était bien sûr d’avance qu’elle serait suivant l’ambition toute royale de cette favorite, car la favorite ne pouvait manquer de se reconnaître, comme le public la reconnaîtrait, dans le personnage d’Esther. Les traits cruels qui tomberaient sur sa rivale, Mme de Montespan, sous le nom de Vasthi, ne pouvaient que réjouir secrètement sa jalousie de faveur : c’est ici la lâche complaisance du poète : il convertissait, dans le sanctuaire même, l’encens qu’il faisait respirer à l’une en poison pour l’autre ; il employait l’esprit saint du poète à flatter la haine d’une femme.

Mais l’intérêt de la religion était tellement confondu dans sa pensée avec l’intérêt de Mme de Maintenon et avec sa propre gloire, qu’il était servile, adulateur et ingrat en conscience, et que son caractère était corrompu par son zèle pour le trône et pour la foi. Terrible leçon pour les hommes qui consultent, dans leurs actes, leur esprit de parti, au lieu de consulter l’infaillibilité de leur propre cœur.

XIX

« Racine, dit Mme de Caylus, une des jeunes actrices de Saint-Cyr qui joua le rôle d’Esther, Racine ne fut pas longtemps sans apporter à Mme de Maintenon, non seulement le plan de sa pièce (car il avait accoutumé de les faire en prose, scène pour scène, avant que d’en faire les vers), il porta le premier acte tout fait. Mme de Maintenon en fut charmée, et sa modestie ne put l’empêcher de trouver dans le caractère d’Esther, et dans quelques circonstances de ce sujet, des choses flatteuses pour elle. La Vasthi avait ses applications, Aman des traits de ressemblance ; et, indépendamment de ces idées, l’histoire d’Esther convenait parfaitement à Saint-Cyr. Les chœurs, que Racine, à l’imitation des Grecs, avait toujours en vue de remettre sur la scène, se trouvaient placés naturellement dans Esther ; et il était ravi d’avoir eu cette occasion de les faire connaître et d’en donner le goût. Enfin, je crois que, si l’on fait attention au lieu, au temps et aux circonstances, on trouvera que Racine n’a pas moins marqué d’esprit en cette occasion que dans d’autres ouvrages plus beaux en eux-mêmes.

« Esther fut représentée un an après la résolution que Mme de Maintenon avait prise de ne plus laisser jouer de pièces profanes à Saint-Cyr. Elle eut un si grand succès, que le souvenir n’en est pas encore effacé.

« Jusque-là il n’avait point été question de moi, et on n’imaginait pas que je dusse y représenter un rôle ; mais me trouvant présente aux récits que M. Racine venait faire à Mme de Maintenon de chaque scène à mesure qu’il les composait, j’en retenais des vers ; et comme j’en récitai un jour à M. Racine, il en fut si content qu’il demanda en grâce à Mme de Maintenon de m’ordonner de faire un personnage, ce qu’elle fit. Mais je ne voulus point de ceux qu’on avait déjà destinés, ce qui l’obligea de faire, pour moi, le prologue de sa pièce. Cependant, ayant appris, à force de les entendre, tous les autres rôles, je les jouai successivement, à mesure qu’une actrice se trouvait incommodée : car on représenta Esther tout l’hiver ; et cette pièce qui devait être renfermée dans Saint-Cyr, fut vue plusieurs fois du roi et de toute la cour, toujours avec le même applaudissement.

« Des applications particulières, ajoute-t-on, contribuèrent encore au succès de la tragédie d’Esther : ces jeunes et tendres fleurs transplantées étaient représentées par les demoiselles de Saint-Cyr. »

La Vasthi, comme dit Mme de Caylus, avait quelque ressemblance avec Mme de Montespan. Cette Esther, qui a puisé ses jours dans la race proscrite par Aman, avait aussi sa ressemblance avec Mme de Maintenon née protestante.

XX

Le succès fut immense ; on peut le mesurer aujourd’hui aux exclamations de Mme de Sévigné, qui jusque-là, n’avait pas été favorable à Racine :

« Toutes les personnes de la cour, écrit-elle à sa fille, sont charmées d’Esther. M. le prince de Condé a pleuré. Mme de Maintenon et huit jésuites, dont était le père Gaillard, ont honoré de leur personne la dernière représentation. Enfin c’est le chef-d’œuvre de Racine. Il s’est surpassé : il aime Dieu comme il aimait ses maîtresses ; il est pour les choses saintes comme il était pour les profanes. L’Écriture sainte est suivie exactement, tout est beau, tout est grand, tout est écrit avec sublimité ! »

Mme de la Fayette, femme d’un goût sûr, parle avec le même sentiment, mais avec plus de sang-froid, de l’effet d’Esther sur la cour et sur le public ; mais on voit qu’elle en attribue le succès à la passion des applications religieuses et politiques qui en étaient faites ouvertement à la cour :

« Ce succès ne se comprend pas, car il n’y eut ni petit ni grand qui n’y voulût aller ; et ce qui devait être regardé comme une comédie de couvent, devint l’affaire la plus sérieuse de la cour. Les ministres, pour faire leur cour en allant à cette comédie, quittaient leurs affaires les plus pressées. À la première représentation où fut le roi, il n’y mena que les principaux officiers qui le suivent à la chasse. La seconde fut consacrée aux personnes pieuses, telles que le père Lachaise, et douze ou quinze jésuites auxquels se joignit Mme de Miramion, et beaucoup d’autres dévots et dévotes ; ensuite elle se répandit aux courtisans. Le roi crut que ce divertissement serait du goût du roi d’Angleterre ; il l’y mena et la reine aussi. Il est impossible de ne point donner de louanges à la maison de Saint-Cyr et à l’établissement ; aussi ils ne s’y épargnèrent pas, et y mêlèrent celles de la comédie. » La maréchale d’Estrées, qui n’avait pas loué Esther, fut obligée de se justifier de son silence comme d’un crime. Le carême de 1689 interrompit les représentations d’Esther ; elles furent reprises le 5 janvier de l’année suivante ; et dans le cours de ce mois il y en eut cinq qui furent aussi brillantes que les premières.

Nous ne jetterons qu’un coup d’œil rapide sur cette idylle héroïque et sacrée d’Esther, qui n’est remarquable que parce qu’elle est la première inspiration originale et biblique de Racine, et le premier prélude à son style sacré.

Le prologue, récité devant le roi et sa cour par une des jeunes élèves de Saint-Cyr, respire tout entier la religieuse nouveauté de ce style. C’est la piété qui parle par la bouche de Mme de Caylus.

La Piété.

Du séjour bienheureux de la Divinité
Je descends dans ce lieu par la Grâce habité ;
L’Innocence s’y plaît, ma compagne éternelle,
Et n’a point sous les cieux d’asile plus fidèle.
Ici, loin du tumulte, aux devoirs les plus saints
Tout un peuple naissant est formé par mes mains :
Je nourris dans son cœur la semence féconde
Des vertus dont il doit sanctifier le monde.
Un roi qui me protège, un roi victorieux,
A commis à mes soins ce dépôt précieux.
C’est lui qui rassembla ces colombes timides,
Éparses en cent lieux, sans secours et sans guides.

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Tu le vois tous les jours, devant toi prosterné,
Humilier ce front de splendeur couronné.

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Grand Dieu ! juge ta cause, et déploie aujourd’hui
Ce bras, ce même bras qui combattait pour lui,
Lorsque des nations à sa perte animées
Le Rhin vit tant de fois disperser les armées.
Des mêmes ennemis je reconnais l’orgueil ;
Ils viennent se briser contre le même écueil.

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Mais, tandis qu’un grand roi venge ainsi mes injures,
Vous qui goûtez ici des délices si pures,
S’il permet à son cœur un moment de repos,
À vos jeux innocents appelez ce héros ;
Retracez-lui d’Esther l’histoire glorieuse,
Et sur l’impiété la foi victorieuse.
Et vous, qui vous plaisez aux folles passions
Qu’allument dans vos cœurs les vaines fictions,
Profanes amateurs de spectacles frivoles,
Dont l’oreille s’ennuie au son de mes paroles,
Fuyez de mes plaisirs la sainte austérité :
Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité.

XXI

Ce drame n’a que trois actes ; le premier acte n’a que deux grandes scènes et deux chœurs de gémissements lyriques chantés par les jeunes juives compagnes d’Esther. Dans la première scène Esther raconte à sa confidente Élise comment Assuérus l’a choisie pour épouse, sans connaître sa race, à la place d’une première épouse ennemie des Juifs et disgraciée pour son orgueil. Ici Racine a faussé l’histoire par esprit d’adulation à Mme de Maintenon : car Vasthi, cette première épouse, n’a point été répudiée par Assuérus pour son orgueil, mais pour sa vertu. Elle a refusé d’obéir à un infâme caprice du roi ivre, qui, à la suite d’une orgie, lui avait ordonné de paraître nue aux yeux de ses compagnons de débauche. Mais pour que Mme de Maintenon, sous le nom d’Esther, fût justifiée, il fallait que sa rivale fût coupable. Racine sacrifie sans hésiter l’histoire et l’innocence à la flatterie.

Écoutons Esther racontant son triomphe et se présageant à elle-même de hautes destinées devant sa confidente. Qui peut douter que ces beaux vers ne fussent un encouragement à Mme de Maintenon d’aspirer au trône, et une insinuation au roi d’oser l’y faire asseoir. Jamais la politique ne s’insinua au cœur des rois dans un si divin langage.

Esther , à Élise.

Peut-être on t’a conté la fameuse disgrâce
De l’altière Vasthi dont j’occupe la place,
Lorsque le roi, contre elle enflammé de dépit,
La chassa de son trône ainsi que de son lit.
Mais il ne put si tôt en bannir la pensée :
Vasthi régna longtemps dans son âme offensée.
Dans ses vastes États il fallut donc chercher
Quelque nouvel objet qui pût l’en détacher.
On m’élevait alors, solitaire et cachée,
Sous les yeux vigilants du sage Mardochée.

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Du triste état des Juifs nuit et jour agite,
Il me tira du sein de mon obscurité,
Et, sur mes faibles mains fondant leur délivrance,
Il me fit d’un empire accepter l’espérance.

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Le fier Assuérus couronna sa captive,
Et le Persan superbe est aux pieds de la juive.
Par quels secrets ressorts, par quel enchaînement
Le ciel a-t-il conduit ce grand événement ?

La captivité de son peuple cependant trouble sa joie pendant son triomphe :

Esther, disais-je, Esther dans la pourpre est assise ;
La moitié de la terre à son sceptre est soumise,
Et de Jérusalem l’herbe cache les murs !
Sion, repaire affreux de reptiles impurs,
Voit de son temple saint les pierres dispersées,
Et du Dieu d’Israël les fêtes sont cessées.

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Cependant, mon amour pour notre nation
A rempli ce palais de filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées.
Dans un lieu séparé de profanes témoins
Je mets à les former mon étude et mes soins ;
Et c’est là que, fuyant l’orgueil du diadème,
Lasse de vains honneurs et me cherchant moi-même,
Aux pieds de l’Éternel je viens m’humilier,
Et goûter le plaisir de me faire oublier.

Mme de Maintenon, sa haute fortune, sa modestie apparente, ses soins pour les jeunes filles de Saint-Cyr transpercent presque sans voile sous ces allusions.

Esther appelle ces filles de Sion ses compagnes. Elles chantent devant elle, en strophes mélodieuses et mélancoliques comme les gémissements des harpes juives suspendues aux saules de l’Euphrate, les cantiques de la captivité.

Mardochée paraît à leur voix, les chants cessent. Il raconte à Esther le plan du massacre des Juifs conçu par le ministre Aman. Il encourage Esther à tout oser pour renverser ce ministre et sauver le sang de son peuple. L’idylle ici s’élève au ton de la tragédie.

Mardochée.

Quoi ! lorsque vous voyez périr votre patrie,
Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie !
Dieu parle, et d’un mortel vous craignez le courroux !
Que dis-je ? votre vie, Esther, est-elle à vous ?
N’est-elle pas au sang dont vous êtes issue ?
N’est-elle pas à Dieu dont vous l’avez reçue ?
Et qui sait, lorsqu’au trône il conduisit vos pas,
Si pour sauver son peuple il ne vous gardait pas ?
Songez-y bien : ce Dieu ne vous a pas choisie
Pour être un vain spectacle aux peuples de l’Asie,
Ni pour charmer les yeux des profanes humains :
Pour un plus noble usage il réserve ses saints.
S’immoler pour son nom et pour son héritage,
D’un enfant d’Israël voilà le vrai partage :
Trop heureuse pour lui de hasarder vos jours !
Et quel besoin son bras a-t-il de nos secours ?
Que peuvent contre lui tous les rois de la terre ?
En vain ils s’uniraient pour lui faire la guerre :
Pour dissiper leur ligue il n’a qu’à se montrer ;
Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer.
Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble ;
Il voit comme un néant tout l’univers ensemble ;
Et les faibles mortels, vains jouets du trépas,
Sont tous devant ses yeux comme s’ils n’étaient pas.

Esther n’hésite plus. Mardochée s’éloigne. Le chœur des jeunes filles reprend sur un mode plus grave et finit par une invocation au Dieu des combats.

Tout le chœur.

Tu vois nos pressants dangers :
Donne à ton nom la victoire ;
Ne souffre point que ta gloire
Passe à des dieux étrangers.

Une Israélite , seule.

Arme-toi, viens nous défendre :
Descends, tel qu’autrefois la mer te vit descendre !
Que les méchants apprennent aujourd’hui
À craindre ta colère :
Qu’ils soient comme la poudre et la paille légère
Que le vent chasse devant lui.

XXII

Le second acte, très faible d’intérêt tragique, n’est rempli que par des conversations entre Assuérus, son confident Hydaspe et son ministre Aman, conversations dans lesquelles Assuérus apprend que le Juif Mardochée lui a sauvé la vie en lui révélant une conjuration de ses sujets contre sa personne. Esther, suivie de ses compagnes, paraît à la dernière scène de cet acte devant le roi. Le seul motif poétique de cette visite paraît être de faire manifester par le roi, à sa favorite, des adorations et des éloges qui retombent directement sur Mme de Maintenon :

Croyez-moi, chère Esther, ce sceptre, cet empire,
Et ces profonds respects que la terreur inspire
À leur pompeux éclat mêlent peu de douceur,
Et fatiguent souvent leur triste possesseur.
Je ne trouve qu’en vous je ne sais quelle grâce
Qui me charme toujours et jamais ne me lasse.
De l’aimable vertu doux et puissants attraits !
Tout respire en Esther l’innocence et la paix.
Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres,
Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres ;
Que dis-je ? sur ce trône assis auprès de vous,
Des astres ennemis j’en crains moins le courroux.

Esther a obtenu de ce roi passionné pour elle les plus grands honneurs pour Mardochée.

Le troisième acte s’ouvre par une scène dans laquelle le ministre Aman, sous le nom de qui tout le monde lisait Louvois, déjà disgracié dans le cœur de Louis XIV, gémit et s’indigne d’être obligé d’accompagner le triomphe d’un vil Hébreu. La seconde scène entre Assuérus amoureux et Esther enhardie par tant d’amour révèle à ce roi la naissance juive de sa favorite. Elle plaide en vers admirables la grâce de sa race. Elle accuse Aman, elle exalte Mardochée, elle l’avoue pour son oncle ; le roi s’éloigne irrité contre son ministre Aman. Celui-ci accourt implorer la miséricordieuse intervention d’Esther ; elle est inflexible. Aman tombe à ses pieds et porte sur elle ses mains suppliantes.

Assuérus rentre, et, voyant Aman porter ses mains sur son épouse, croit ou affecte de croire à un outrage. Sans l’entendre, il l’envoie à la mort. Il élève Mardochée à sa place, il révoque l’ordre d’immoler la nation juive. Le chœur éclate en strophes d’admiration pour Esther et en reconnaissance au Dieu des Juifs.

Relevez, relevez les superbes portiques
Du temple où notre Dieu se plaît d’être adoré ;
Que de l’or le plus pur son autel soit paré,
Et que du sein des monts le marbre soit tiré.
Liban, dépouille-toi de tes cèdres antiques !
Prêtres, préparez vos cantiques !
Que son nom soit béni, que son nom soit chanté ;
Que l’on célèbre ses ouvrages
Au-delà du temps et des âges,
Au-delà de l’éternité !…

XXIII

Voilà Esther, ce prélude d’Athalie. Comme adulation, c’est un chef-d’œuvre ; comme drame, rien de plus faiblement conçu, de plus misérablement noué et de plus ridiculement dénoué ! Mais ce n’était pas, dans l’esprit de Racine, une tragédie : c’était une idylle simple à la portée des jeunes filles et des enfants qui devaient en être les acteurs ; comme poésie de style, images, langue, sonorité, douceur et majesté, c’est la Bible elle-même non traduite, mais transvasée comme un rayon de miel d’Oreb sur la langue des femmes et des enfants d’une autre Sion ! Racine se transfigure complètement en David français. Il dépouille le vieil homme. Ce n’est plus le poète de l’école classique : c’est le poète de la foi ; ce n’est plus le poète du roi : c’est le prophète de Dieu. Son génie, transformé par sa piété, ne sort plus de son imagination, mais de son âme. Donnez-lui maintenant un sujet, et il va devenir l’Euripide et le Sophocle chrétien.

Ce sujet, il le couvait déjà dans Athalie.

Nous allons vous faire assister à ce chef-d’œuvre comme on doit assister à un tel drame, non pas dans une froide lecture, mais dans une sublime et unique représentation sur la première scène du monde, à Paris, et par la voix du premier des tragédiens modernes, Talma !

Le hasard nous fit assister, dans notre jeunesse, à cette scène, et la mémoire nous la reproduit comme si les pompes de cette fête d’esprit éblouissaient encore nos yeux, comme si l’accent du sublime acteur vibrait encore dans nos oreilles.

Regardez et écoutez !

Lamartine.