(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Archiloque, et Lycambe. » pp. 7-11
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Archiloque, et Lycambe. » pp. 7-11

Archiloque, et Lycambe.

Archiloque étoit de Paros. Il vivoit environ six cent soixante-quatre ans avant Jésus-Christ. On doit à ce poëte l’invention des vers iambes ; mais elle fait sa honte. C’est la rage uniquement qui l’inspira ; elle fut sa muse.*

Archiloque, en fureur, s’arma du vers iambe.

Jamais personne n’a plus ouvert son cœur à la haine & à la vengeance. Horace, Juvénal & Despréaux, n’approchent point de sa causticité. Quand Archiloque étoit las de s’exercer sur ses ennemis, il déchiroit impitoyablement ses amis & ses proches. Il n’est point d’horreurs dont il n’ait chargé sa mère. Il poussa ses fureurs satyriques jusqu’à invectiver contre lui-même. « Sans lui, dit Critias, nous ignorerions que la misère le contraignit d’abandonner l’isle de Paros, & de se réfugier dans celle de Thase. Nous ignorerions les égaremens de sa verve insensée, la terreur qu’il inspiroit, la haine qu’on lui portoit, ses débauches infames, sa poltronerie extrême, la honte dont il se couvrit en jettant son bouclier. »

Sa querelle avec Lycambe vint de ce que ce dernier, également homme de lettres, mais ennemi de la démence & de l’abus de la poësie, refusa de lui donner sa fille en mariage. Archiloque croyoit être en droit de l’avoir, sur ce qu’on la lui avoit promise d’abord.

Soit qu’il fût amoureux de la fille de Lycambe, soit qu’on eût accompagné le refus de termes offensans, il médita quelque vengeance éclatante. Ses armes étoient la satyre ; il en fit usage. Il répandit tous les torens de sa bile.

Le père de l’accordée en fut d’abord inondé. Brocards, sarcasmes, en vers iambiques, fondirent sur lui. L’accordée éprouva le même traitement ; elle se vit diffamée. Les traits, lancés contre Lycambe & sa fille, furent pour eux des coups mortels. On assure qu’ils se pendirent de désespoir.*

Non content de ces deux victimes immolées à sa fureur, Archiloque voulut faire expier la rupture de son mariage à toute la famille des Lycambe. Il en releva des aventures diffamantes & secrettes. On croit, au moins, que c’est la raison pour laquelle deux autres filles de Lycambe suivirent l’exemple de leur père.

Les emportemens d’Archiloque amusèrent quelques esprits aussi méchans que le sien ; mais le public fut révolté. Une telle licence parut une peste dans un état. On résolut de l’arrêter. Les maximes pernicieuses, la morale infame que préchoit le poëte, & qu’il avoit soin d’accompagner d’une diction véhémente, énergique, achevèrent de le décrier. Sparte défendit la lecture de ses poësies, & de quelque ouvrage de lui que ce pût être. On croit même qu’il fut banni de la république, pour avoir inséré dans ses vers, qu’ il vaut mieux jetter bas les armes que mourir . On le regarda comme un traître.

Pindare dit que, quoiqu’Archiloque s’engraissât à médire, il étoit souvent réduit fort à l’étroit.

Mais il se moqua de tout, de l’indigence & de l’exil. Le vin, Apollon & l’amour, le consolèrent. Il n’eut qu’un regret : celui d’avoir causé la mort de Lycambe & de sa fille ; regret qu’il tâchoit d’étouffer, en chantant & jouant de quelque instrument : car il étoit musicien, ainsi que tous, les poëtes d’alors. Il fit, sur cette victime infortunée, ces vers rendus par Amiot :

Pour lamenter, son mal ne guérirai ;
Ni, pour jouer, je ne l’empirerai.

Ce satyrique assassin fut assassiné lui-même. On se vengea, par le fer, du poignard que ses iambes enfonçoient dans le cœur.

Cette sorte de vers est remarquable, en ce que les uns ne faisoient que se déclamer, & les autres se chantoient. Les premiers étoient accompagnés des sons de la cythare. A l’égard de la partie chantée, l’instrument qui l’accompagnoit s’y conformoit servilement, & ne rendoit que les mêmes sons que le poëte musicien avoit entonnés.