(1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Edgar Allan Poe  »
/ 1972
(1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Edgar Allan Poe  »

Edgar Allan Poe7

Analyser l’œuvre d’Edgar Poe, discerner l’esthétique subtile, savante et parfaite, par laquelle il suscite, avec une certitude prévue, l’extrême de certaines émotions, remonter de ces moyens à ces effets, des artifices du style, de la psychologie, de la composition, aux propriétés intimes et essentielles, saisir enfin la cause dernière, l’âme même de Poe, complexe, ténébreuse, retorse et robuste, ayant d’un mécanisme d’acier le froid, le bleu, le fin et le dur, ce sera, d’une certaine manière, appliquer à cet artiste la loi du talion, le disséquer avec les instruments par lesquels il assume sur la plupart des esprits de ce siècle un ascendant impérieux et obéi.

I

Les œuvres de Poe fascinent : leur domination est immédiate. Dès les premières lignes de ses contes et de ses poèmes, par l’emploi d’un style particulier et variable, d’une certaine catégorie de mots et d’une syntaxe précise, par le ton spécifique du début, Poe s’empare de l’attention, dispose à le suivre en une certaine humeur, contraint — de même qu’un sourire fait sourire, et qu’un clignement d’yeux porte à prendre l’air rusé, — à ressentir l’état d’esprit, la comicité nerveuse et le douloureux accablement dont l’œuvre sera saturée. Quelque chose d’étranger et de prestigieux s’est insinué, aux premiers paragraphes, dans l’âme du lecteur : étreint et enlacé, ployé dans la posture intellectuelle assignée, il subit d’avance le choc de l’émotion que le poète prémédite.

Cette préparation est faite avec un soin scrupuleux. Dans les romans judiciaires, des préfaces de plusieurs pages d’un style défini et lucide, d’une élocution correcte, sertissant en un clair argent de froids paradoxes, préparent, toute sentimentalité réprimée, à épanouir ce que l’esprit contient de dispositions spéculatives, de curiosité supérieure et sèche. D’autres introductions sont à la fois nettes et fantasques, mystérieuses et fébriles. Dans les histoires où l’erreur domine, toutes les nuances du tragique teintent les premières phrases. L’opulente solennité du début de la Mort rouge, le ton piteux et défaillant, dans Puits et Pendule, s’assortissent à l’affolement entrecoupé qui secoue le commencement du Cœur révélateur à l’ouverture maladive et triste de la Maison Usher où ces mots « journée fuligineuse, sombre et muette » sonnent le glas ; d’autres encore, l’inoubliable prélude à Ligéia, les lentes et sombres périodes initiales dans Ombre, les ténébreux débuts du Corbeau et de la Cité en la mer, affectent comme des présages. Sans gradations et sans pause, par un mot sinistre ! par une inversion subite, le poète touche la région cérébrale, désigne l’émotion qu’il va surexciter. Comme la peur s’empare de tout un public silencieux à l’abaissement des feux de la rampe, le sommeil magnétique des convulsionnaires aux longs déchirements d’une cymbale, ces préfaces subjuguent, prédisposent et saisissent, entraînent dans la brume violette où surgit la vision d’Auguste Bedloe, au versant des molles collines que côtoie la frôle barque de la fée, aux voûtes sombres sous lesquelles Roderick Usher pâlit et s’étiole.

Pas une dissonance de style ne rompt dans la suite la tonalité de ces débuts-thèmes. La diction analytique des romans judiciaires reste précise et glaciale jusqu’à la fin. L’atmosphère d’ambigu badinage, qui est distillée autour du secret de la Caisse oblongue, ne se dissipe qu’à la catastrophe Par le lent déroulement du récit, l’aiguë terreur que désigne l’exorde de Bérénice ne desserre pas un instant. Dans certains poèmes, d’idiotes répétitions, marquant la débilité d’une âme prostrée, poursuivent jusqu’au bout leur battement fêlé de cloche. Cette acharnée persistance à n’user en une fois que d’un style, à ne susciter et redoubler qu’une émotion, conquiert le lecteur, l’emmène et le trouble ; perdant pied dans l’irréel, lentement dépouillé du sens de sa personnalité, il est soumis et lié, muet d’épouvante, transfixé de douleur, maniaque d’analyse, consterné de la mort d’une amante qu’il n’a pas connue, attaché par un enthousiasme froidement tendu à la démonstration d’un principe métaphysique, énorme à intégrer l’univers.

Cette assonance de l’âme du lecteur, obtenue dès le début de chaque œuvre et maintenue jusqu’à la phrase finale, Poe investit son imagination. Il y fait sourdre des visions aussi précises et nettes en leurs parties que les spectacles perçus, sollicitant la croyance par les propriétés mêmes que réalisent les objets extérieurs : dans Poe, tout ensemble est minutieusement détaillé, évident et intuitif, par la démonstration répétée de ses éléments.

La description des lieux dans le Double assassinat est classique : avec des phrases ternes d’inventaire, avec des redites et des insistances, Poe raconte la distribution de l’appartement, le mécanisme des fenêtres, l’aspect des cadavres, le désordre du mobilier, recompose l’acte du crime, suscitant de cet égorgement une vision plus concrète qu’un réquisitoire dramatisé. Ses descriptions de tempêtes, faites en mots nautiques plutôt que pittoresques, sont terrifiantes, par leur vérité minutieuse, pleines d’épouvantements réels, de faces livides de matelots, de bris de mâts, de colossales trombes d’eau balayant le tillac, des secousses brutales d’un assemblage de planches heurtées et défoncées par le choc entêté des vagues. Le détaillement graphique des scènes, absolue contrefaçon de la vision, stupéfie dans Les Aventures d’Arthur Gordon Pym. Par un prodige d’identification avec le personnage de ce récit, Poe réalise, dans l’ordre strict où le narrateur fictif a pu les apercevoir, des scènes qui cessent d’être imaginaires. L’enfouissement à fond de cale de l’aventureux marin, la bataille contre les mutins, l’île de Tsalal, l’éboulement, l’explosion du navire, la fuite des blancs, se passent dans des lieux visibles, s’incrustent dans la mémoire comme des actes commis ou subis. Poe sait faire surgir ainsi, dans la cervelle de ses lecteurs, de somptueux ameublements, les paysages magnifiques et clairs du Domaine d’Arnheim. Il fixe d’inoubliables physionomies, celle de Dupin, de la victime dans le Cœur révélateur, de Morella, de l’exsangue morphiomane des Souvenirs. Il promène par les rues nocturnes et populeuses que passe l’homme des foules, et déploie la lumineuse hallucination d’Auguste Bedloe. L’intérieur de la morose maison Usher « aux fenêtres semblables à des yeux sans pensée » se dévoile dans un crépuscule. Les scènes d’horreur, de torture, de putréfaction, le facies hippocratique d’un poitrinaire moribond, la hideuse apparition du Ver conquérant, sont implacablement détaillés. Ces tableaux d’amphithéâtre et de charnier, lentement décrits et douloureux aux nerfs, culminent en celui des résurrections et des mortifications successives du cadavre de Lady Rowena, dans cette histoire que Poe a nommée avec raison : Ligéïa, l’aiguë. La vie revenant aux chairs sous le flasque épidémie, le sang qui reflue et rubéfie les artérioles, les lèvres se détendant, s’arquant, les paupières qui battent, et la frêle poitrine qui palpite, puis ce corps frémissant cadavérisé, le recroquevillement des traits, la lividité des chairs et la viscosité de la peau, sont suivis et retracés sans un sursaut, en une succession d’images si mémorables qu’elles hantent.

Ce minutieux détaillement descriptif des choses et des personnes, appliqué à la représentation d’un état d’âme, devient la plus subtile analyse. S’attachant à montrer l’activité d’un esprit, Poe la décompose en mouvements rudimentaires successifs, suivis dans leur enchevêtrement, reliés à travers leurs interstices, distincts et réunis comme sous le microscope, les cellules d’un tissu. Qu’il se propose de faire concevoir la monomanie d’une intelligence analytique pure, la niaiserie d’un stupide enquêteur, la vacillation d’une âme malade incitée à consommer sa perte et prise entre le souci de sa chair et une irrésistible impulsion morbide, l’affolement d’une frénétique terreur, ces états crépusculaires de l’esprit où le cerveau anémié n’a plus que des remuements lents et des pensées moribondes, la pénétration psychologique de Poe s’exerce par la même méthode de démonstration détaillée. Pas à pas il suit en William Legrand la filière de raisonnements qui conduisent d’un morceau de parchemin sali à la trouvaille d’un trésor miraculeux. Il décompose l’humeur songeuse de M. Bedloe, en une procession d’éclatantes images. La névrose de Roderick Usher, sa terreur d’être terrifié, qui le dégénère et l’anéantit, est disséquée libre à libre. Dans un département plus ardu, Poe excelle à délimiter les états rudimentaires des cerveaux lésés ou dormants, l’extrême vertige, la nausée spirituelle d’un homme mourant de faim, les larves de la pensée d’un homme évanoui d’horreur, les mouvements reptatifs d’un cerveau sortant de catalepsie, l’invincible torpeur de la démence débutante. Et sa virtuosité est telle qu’il se plaît, dans le Dialogue de Monos et Una, au tour de force de dégrader, par d’infinies atténuations, la vie cérébrale d’un mort récent, de sa plénitude au néant.

Je ne respirais plus. Le pouls était immobile. Le cœur avait cessé de battre. La volition n’avait point disparu, mais elle était sans efficacité… L’eau de rose dont ta tendresse avait humecté mes lèvres, au moment suprême, me donnait de douces idées de fleurs, — fleurs fantastiques infiniment plus belles qu’aucune de celles de la vieille terre…. Le toucher avait subi une modification plus singulière. Il ne recevait ses impressions que lentement, mais les retenait opiniâtrement, et il en résultait toujours un plaisir physique des plus prononces. La pression de tes doigts, si doux sur mes paupières, à la longue, remplirent tout mon être d’un délire sensuel inappréciable… Tes sanglots impétueux flottaient dans mon oreille avec toutes leurs plaintives cadences… C’étaient de suaves notes musicales et rien de plus… pendant que la large et incessante pluie de larmes qui tombait sur ma face… pénétrait simplement d’extase chaque fibre de mon être… Toi seule avec ta robe blanche, ondoyante, dans quelque direction que ce fût, tu t’agitais toujours musicalement autour de moi… Et quand, approchant alors, chère Una, du lit sur lequel j’étais étendu, lu t’assis gracieusement à mon côté, souillant le parfum de tes lèvres exquises et les appuyant sur mon front, quelque chose s’éleva dans mon sein, quelque chose de tremblant, de confondu avec les sensations purement physiques engendrées par les circonstances, quelque chose d’analogue à la sensibilité même, un sentiment qui appréciait à moitié ton ardent amour et ta douleur. Cela s’évanouit promptement dans une extrême quiétude, puis dans un plaisir purement sensuel… Une année s’écoula… Le sentiment de l’être avait à la longue entièrement disparu, et à sa place, à la place de toutes choses, régnaient, suprêmes et éternels autocrates, le Lieu et le Temps. Pour ce qui n’était pas, pour ce qui n’avait pas de forme, pour ce qui n’avait pas de pensée, pour ce qui n’avait pas de sentiment, pour ce qui était sans âme et ne possédait plus un atome de matière, pour tout ce néant et toute cette immortalité, le tombeau était encore un habitacle, les heures corrosives, une société.

Cet exemple d’analyse est un indice. Il est permis de soupçonner qu’un psychologue si habile à disséquer minutieusement des états d’âme inconnaissables n’a peut-être point usé non plus d’observations et de documents pour deviner les personnages ailleurs moins hypothétiques. Leur unité confirme encore cette supposition. Pour montrer et caractériser les êtres qui agissent les Histoires, Poe se borne à déduire devant le lecteur un de leurs états d’âme, une chaîne de pensées, une intuition, un penchant, une rêverie. Il n’emploie pas les conversations, le minutieux récit des antécédents, les aventures amenées pour causer une décision caractéristique, expédients qui servent aux romanciers psychologues à faire entrevoir la complexité de leurs créatures. Avec un art plus élémentaire, Poe élague de ses personnages ce qui est humain, commun et subordonné : il désigne ta faculté excessive ou défectueuse en laquelle ils s’individualisent, les montre déséquilibrés en acte et poussant à ses conséquences extrêmes la conduite commandée par leur état mental.

Cette méthode sommaire est justifiée par l’aspect saillant des personnages de Poe, qui ressortissent presque tous à la pathologie mentale. À part Pym et quelques comparses, dans cette galerie de faces hagardes, qui va de Dupin et de Legrand à Lady Ligéïa et à l’amant d’Helen, tous sont affectés de quelque manie, poursuivis d’hallucinations, secoués par quelque névrose spinale, affolés de haine, de terreur, de douleur et de spleen. De perpétuels raisonneurs poursuivent sans cesse leur opération déductive, séduits fatalement par l’attrait des énigmes. D’autres accomplissent d’atroces vengeances, combinant les supplices avec une haine lucide et fixe. Il en est d’opiacés et d’hystériques, dont la personnalité a fini d’être effacée par l’abus de passes magnétiques. De pâles victimes sortent anéanties, les nerfs crispés ou atones, de quelque aventure terrible au-delà des forces humaines. L’homme des foules est atteint d’un mal moral que les aliénistes peuvent classer. Les meurtriers du Cœur révélateur, du Chat noir, du Démon de la perversité, Roderick Usher sont des maniaques commençants, atteints d’hallucinations auditives ou visuelles, agités d’impulsions morbides. Le mutilateur de Bérénice est en proie à l’une des formes du vampirisme. Les héros des poèmes sont frénétiques d’exultation, ou radotent et délirent de douleur, comme les étranges femmes des contes, mystiques, grandes et frêles, ont la ferveur égarée des êtres fragilement nerveux. Toute cette troupe aux yeux aigus, à la face blême et convulsée, aux mains capricantes, ces âmes compromises et vacillantes, situées aux confins de la folie, disséquées en leur vice, exhibées en leur monstruosité, sont définies et homogènes. Aucune ne porte le signe des êtres observés et pris à même la vie : divers et incomplets.

Il est constant que nulle des femmes que Poe a connues longtemps ou pendant quelques jours, n’est reproduite ou exaltée dans ses contes ni dans la plupart de ses poésies. Liyeïa ne semble transposer quelques-uns des incidents de la mort de sa femme, que prophétiquement ; car il l’écrivit avant que les rechutes et les guérisons successives de Virginie Poe pussent lui fournir le modèle des altérations par lesquelles passe le cadavre de Lady Rowena. Des personnages masculins de Poe, le prototype n’a pu être désigné par la minutieuse biographie de M. Ingram. Ni Dupin, ni Pym, ni Bedloe, ni Rod. Usher n’ont eu, que l’on sache, d’existence réelle, même approximative. Des êtres pris partiellement dans la réalité seraient d’ailleurs plus complexes et moins intenses, auraient une âme plus mêlée et plus trouble que les esprits rigides et clairs qui passent dans les contes de Poe. Pour les figurer, celui-ci ne dut consulter que les besoins de son récit, et puiser dans l’intuition de sa propre âme, bouleversée, déchirée, affolée et déchue, dont son intelligence lucidement froide constatait les convulsions. Poussé dès dix-huit ans dans une vie hasardeuse, il eut la soif d’aventures et d’horreur de Pym, des visions nostalgiques de naufrages, de famine, de morne désespoir, « d’une existence de larmes traînée sur quelque rocher gris dans un Océan inconnu. ». Affaibli et humilié par la lutte inutilement poursuivie contre son alcoolisme, sentant à ses périodes de sobriété la ruine tragique de son intelligence, poussé à la fin de sa vie jusqu’au suicide et au délire des persécutions, il put étudier sur sa misérable âme le mécanisme des impulsions funestes, les hallucinations menaçantes, les chancellements et les abattements de la raison malade. Il soutint en ses dernières années cette terreur de l’isolement que concentre l’homme des foules. Ayant perdu dans son enfance une femme qui lui témoignait quelque affection, il passa de longues nuits couché sur cette tombe, et eut le temps, pendant ces lamentables veilles, de méditer les hideurs de la putréfaction, et de concevoir l’idée, fréquente dans ses contes, de la persistance du sentiment après la mort. Il posséda, à un degré aussi élevé que le héros des Deux assassinats ; la souveraine puissance raisonnante, démontra le principe de l’automate de Maelzel, découvrit le mystère judiciaire réel de l’assassinat de Marie Roget, déchiffra tous les cryptogrammes qui, à la suite d’un article, lui furent envoyés par des inconnus. Amplifiées et surtendues, ce sont les facultés et les plaies mêmes de son âme que Poe extrait et résume en chacun des personnages de son œuvre.

Cette analyse de soi-même en des parties douloureuses ne dégénère jamais en confession ou en étalage. Les contes restent rigides, froids et distants, dénués, bien qu’écrits à la première personne, d’exclamations, d’apostrophes et de cris. Le calme glacial des romans judiciaires et d’aventures est apparent. L’on no devine pas, en lisant le Chat noir, que l’auteur se voyait perdu par l’alcool, et l’émotion du Corbeau, qui est factice, ne diffère pas de celle d’Ulalume composé sur le même sujet en mémoire de Virginie Poe. Sous les mains du poète, toutes ces âmes, issues de la sienne, deviennent métalliques et machinales. L’intensité constante de leur unique passion, le jet rectiligne de leur volonté, leurs sens aigus et surentendus, la subtilité de leurs pensées, leurs actions jamais instinctives, mais déduites et raisonnées dans les plus terrifiantes conjectures, font d’elles de parfaits mécanismes mus en leurs rouages par des courants électriques réglés. Ces automates ignorent l’amour comme la débauche, la passion animale, les heurts de la colère, l’agrippement de la rage, la contraction de la peur et de la douleur ; de leur appareil, le cri, le halètement, la contorsion tout ce qui dans l’homme procède du système nerveux général et non de l’encéphale, est supprimé. Sinistres comme des masques, les joues exsangues et les lèvres minces, les personnages de Poe gravitent comme des astres, ayant dans les yeux le froid éclair de la raison raisonnante, ou la lueur tremblée de la raison vacillante, portant l’aspect impérieux et défini des machines parfaites.

À cette imagination minutieuse, qui conçoit avec le même détail des états d’âme directement perçus, et des scènes, des lieux, des suites de pensées imaginaires, — qui est constituée par conséquent plutôt par la vue nette de rapports vraisemblables et logiques, que par une acuité spéciale d’observations, — Poe associe la déduction des incidents, la notion des conséquences probables ou nécessaires que peut ou doit avoir toute donnée. Dans la construction de ses contes ou de ses poèmes, il n’envisage pas chaque acte et chaque parole comme un hasard que rien ne nécessite et qui ne conditionne aucun résultat. Il les range en une série cohérente et finale, qui possède du calcul deux propriétés : la dépendance et la gradation des termes.

Les faits des Histoires, des poèmes, d’Eurêka sont en relations mutuelles, comme les masses d’un système ou les organes d’un animal. Du bout de cordon noué, trouvé sur le théâtre du crime, l’analyste Dupin conclut qu’un de ses fauteurs est Maltais et marin. L’ensemble de circonstances par lesquelles Poe prépare la déduction que le corps de Marie Roget a été jeté à l’eau après le meurtre, est cohérent. La façon dont Pym et son compagnon étaient vêtus et attachés sur l’embarcation, à leur première course en mer, les sauve. Il paraît d’autre part évident au lecteur le moins expert que les plans de Poe ont été préparés avec préméditation en vue d’un effet final vers lequel convergent toutes les parties. Les romans judiciaires et le Scarabée d’or sont ainsi déductifs à rebours, issus du cryptogramme ou du mystère déchiffrés à la fin et déterminant le début. Dans d’autres contes d’apparence moins logique, on reconnaît à certaines indications fugitives ce caractère de subordination au dénouement, clef de voûte en contre-bas de l’œuvre. À la fin des souvenirs de M. Aug. Bedloe, on se rappelle de quelle façon équivoque celui-ci, ayant raconté que dans une vision opiacée il s’était vu tomber mort, refusa de répondre quand on lui fit remarquer qu’il venait de prouver l’inanité de son hallucination. Dans Hop-Frog, il échappe d’abord que dès le début « l’adiposité » des ministres est notée, destinés à être brûlés vifs à l’apothéose. Tous les détails de la description de la maison Usher servent, à la catastrophe. Dans William Wilson, comme l’a remarqué M. Ingram, aucun trait du singulier récit ne dément la révélation allégorique de la fin. Et il n’est pas de plus parfait exemple de logique dans la démence que ces foudroyantes dernières pages du Cas de M. Valdémar, ce dénouement horrible, algébriquement nécessaire, les données fantastiques admises, où un phtisique magnétisé dans son agonie, laissé tel après sa mort pendant sept mois, puis soumis aux passes contraires, « dans l’espace d’une minute et même moins, se déroba, s’émietta, se pourrit absolument sous mes mains. Sur le lit, devant tous les témoins, gisait une masse dégoûtante et quasi liquide, — une abominable putréfaction ! »

Cette puissance déductive, dont nous venons de marquer un cas extrême, apparaît merveilleusement dans le poème cosmogonique d’Eurêka. N’étant plus tenu aux semblants de réalité des contes, et libre de manier à son gré des idées purement générales, le poète y passe du physique au métaphysique par de merveilleuses trajectoires. Dans cet essai philosophique où Poe déploie des facultés spéculatives analogues à celles des dialecticiens allemands et touche en passant à certaines propositions qui font partie des plus récentes hypothèses évolutionnistes, l’origine, c’est-à-dire la cause de la loi de la gravitation, sont recherchées.

Poe conçoit cette force comme la tendance de toutes les particules de la matière à rentrer en une unité originelle.

Cette réaction implique une action antérieure contraire, une irradiation de l’unité en pluralité qui dut, en vertu de l’hypothèse nébulaire de Laplace, remplir l’espace de matière diffuse également. Cette force de répulsion entre les molécules l’autre par laquelle les masses s’attirent, constituent les deux propriétés primordiales de la matière, la matière même. Les particules irradiées en vertu de la première force, tendent par la seconde à rentrer dans leur état primitif d’unité. L’univers est donc dans une condition de rapprochement progressif qui le fera se condenser et s’abîmer dans un globe central prodigieux :

L’équilibre entre les forces centrifuges de chaque système étant nécessairement détruit quand il arrive à se rapprocher jusqu’à un certain point du noyau du groupe auquel il appartient, il en doit résulter un jour une précipitation chaotique ou telle en apparence, des lunes sur les planètes, des planètes sur les soleils et des soleils sur les noyaux…. Alors parmi d’incommensurables abîmes brilleront des soleils inimaginables. Mais tout cela ne sera qu’une magnificence climatique présageant la grande fin… Par ce travail d’agglomération, les groupes eux-même, avec une vitesse effroyablement croissante, se sont précipités vers leur centre général et bientôt avec une vélocité mille fois plus grande, une vélocité électrique proportionnée à leur grosseur matérielle et à la véhémence spirituelle de leur appétit pour l’unité, les majestueux survivants de la race des étoiles s’élancent enfin dans un commun embrasement.

Ici Edgar Poe, ayant posé en principe que la matière n’existe qu’en fonction de répulsion et d’attraction, conçoit, par un magnifique coup de déduction, que ces deux forces satisfaites ou anéanties, cessant d’être, entraînent dans leur disparition la matière qu’elles constituent. Celle-ci se résume en une entité métaphysique indivise, égale à celle qui s’irradia dans l’espace au commencement de tout, égale à Dieu. Car dans le panthéisme original de Poe, Dieu, suivant un rythme grandiose, tantôt se dissocie et s’immerge dans l’univers, cessant d’exister par cette incarnation dilatée, tantôt se concentre et se récupère en une unité mystique :

Il fut une époque dans la nuit du temps, où existait un être éternel, — composé d’un nombre absolument infini d’êtres semblables qui peuplaient l’infini domaine de l’espace infini… De même qu’il est en ta puissance d’étendre ou de concentrer tes plaisirs (la somme absolue de bonheur restant toujours la même), ainsi une faculté analogue a appartenu et appartient à cet être divin, qui ainsi passe son éternité dans une perpétuelle alternation du Moi concentré, à une diffusion presque infinie de Soi-Même. Ce que tu appelles Univers n’est que l’expansion présente de son existence. Il sent maintenant sa propre vie par une infinité de plaisirs imparfaits, — les plaisirs partiels et entremêlés de peine de ces êtres prodigieusement nombreux que tu nommes ses créatures, mais qui ne sont réellement que d’innombrables individualisations de lui-même… La somme générale de leurs sensations est juste le total du bonheur qui appartient de droit à l’Être divin quand il est concentré en lui-même.

C’est en cette extraordinaire apothéose que culmine le poème d’Eurêka. Ici tout l’art déductif de Poe s’est épuisé ; il prend pour base une solide assise scientifique, pose des axiomes, entrelace des causes, fait jaillir d’une proposition antérieure des conséquences déconcertantes, imprévues et rapides comme un coup de théâtre, se pose d’ascension en ascension à un sommet mystique où reparaît subitement le poète. L’on oublie, devant ce magistral artifice, que l’Eurêka possède une certaine valeur scientifique, que l’hypothèse nébulaire s’y trouve défendue à une époque où elle paraissait compromise, qu’à la page 143. Le darwinisme est pressenti, ailleurs la loi du rythme et celle du principe d’hétérogénéité de Spencer exposées, que le panthéisme original de ce poème ne procède ni de Hegel, ni de Spinoza, ni des Alexandrins. Devant l’art parfait de la main-d’œuvre, ces mérites sont négligés par le lecteur qui admire la dépendance précise des parties et leur progression déduite des données initiales à l’hymne terminal.

Ce système de composition directe où les incidents se juxtaposent eu une ligne droite menant de la première phrase à la dernière, constant et ostensible dans les plans de Poe, se déguise souvent à l’application sous une intrigue habilement sinueuse. Le conteur sait entraîner sur une fausse piste parallèle à la vraie et ne la quitter d’un bond qu’à quelques lignes de la fin. Il excelle à faire craindre que la solution d’une énigme intéressante ne soit impossible, puis à l’extraire d’un tour de main des antinomies même qu’il lui a plu d’accumuler. Comme les peintres japonais, il semble parfois jeter au hasard des touches inconnexes que relie subitement en un tout le rapide trait final. Enfin ce mathématicien du fantastique, cet esprit imperturbablement logique sur les confins du rationnel, sait, quand il lui convient, rester court au bord d’un développement dernier, et, quelque fait à demi dévoilé laissé dans l’ombre, jouer de la suggestion de l’insinuation, des réticences et des symboles. Ce sont des ombres de pensées, de sinistres craintes que suggère le mystérieux finale du Scarabée d’Or. Personne ne saurait dire l’horreur, accrue d’autant, du supplice inquisitorial réservé à la victime de Puits et Pendule, ni quel est l’ombilic de l’immense spirale décrite par le vaisseau fantôme sur une mer d’ébène sous un ciel d’érèbe. La catastrophe des aventures d’A. G. Pym se dérobe derrière un rideau de nuées cinéraires, ou par-dessus les vols d’oiseaux neigeux, s’épand le geste d’un fantôme pale dominant une mer laiteuse. Dans les poèmes, de mystérieuses doubles ententes entr’ouvrent sous le vague des mots, des dessous infiniment caves, courant abstrait de mysticisme qui sourd opulemment dans la dernière strophe du Corbeau.

Et le corbeau, jamais n’agitant son aile, encore est posé, encore est posé.
Sur le pâle buste de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ;
Et ses yeux ont toute la semblance de ceux d’un démon qui rêve,
Et la lumière de la lampe glissant sur lui, jette son ombre sur le sol ;
Et mon âme hors de cette ombre qui gît flottante sur le sol,
Ne sera soulevée, jamais plus,

En ces artifices, les plus apparents, Poe se montre l’homme de toutes les ruses littéraires, habile à composer et à stiller d’une main sûre la délicate émotion qui transporte le lecteur hors de lui-même, et le charme en une vie étrangère plus intense et plus belle. Par l’intérêt, il sait saisir, abandonner, reprendre, tromper, stupéfier et accabler, allumer la cupidité, la cruelle joie de la chasse à l’homme, la soif de vengeance et la soif d’aventures, les effrois de l’horreur et la douceur lointaine du rêve. Il est sans doute de ceux qui se jouent de l’homme et le font résonner « de sa note la plus basse au sommet de sa voix ».

Outre l’aspect particulier que prennent chez Poe les trois parties primordiales de l’esthétique de tout écrivain : le style, l’invention des lieux et des personnages, la composition, il est utile de considérer les caractères généraux de ces éléments, les propriétés par lesquelles ils concordent et coopèrent. Entre ces qualités communes, la plus apparente est l’originalité, le fait qu’en des objets, eu des ensembles se trouvent associés des attributs que l’expérience présente séparés. L’originalité pénètre toute l’œuvre de Poe. Elle détermine les choses, les scènes, les âmes, les plans, les théories et les idées

Toute la configuration de l’île de Tsalal dans les Aventures est inventée, l’eau opaque, veinée, chatoyante et teintée qui coule dans ses ruisseaux, l’absence de blanc dans tout ce que touchent les naturels et l’horreur que leur inspire cette couleur, la stratification des roches et le plan des vallées. Les supplices dans Puits et Pendule sont d’une absolue nouveauté. La catastrophe à laquelle l’humanité succombe dans Eiros et Charmion est merveilleusement simple et originale. L’idée de faire croasser le sinistre refrain du Corbeau, celle de faire commettre le crime de la rue Morgue par un anthropoïde, ont un caractère d’invention sans antécédent, qui étonne quand on réfléchit combien l’imitation directe ou modifiée est en toute chose la règle.

L’originalité de Poe, concentrée en ces exemples, est diffuse dans toute l’œuvre. Elle a causé ce style rigide, riche et sombre comme une pesante draperie de soie, sans exemple dans la prose anglaise. C’est par elle qu’il entreprend de décrire des spectacles qu’aucune prunelle humaine n’a vus, la succion tournoyante du Maelstrom, les noires eaux striées sur lesquelles fuit le vaisseau-fantôme, les extravasions vermeilles de la mort rouge, le charme délicieux et libre des clairs jardins où se dresse le collage Landor. L’intrigue sans exemple du Scarabée, la vengeance singulière dans la Barrique d’Amontillado, la stupéfiante idée de songer à décrire les conséquences d’une magnétisation in extremis, l’allégorie de W. Wilson, cette catastrophe grandiose où la maison Usher, par une nuit de tempête, se fissure et s’abîme dans l’étang stagnant à son pied, et démasque lentement le disque rouge de la pleine lune ; jamais on n’a dépensé en une série d’œuvres une richesse pareille d’inventions sans analogue. Que l’on reparcoure encore la galerie de personnages du conteur, ces aines bizarres constituées de manies inconnues, de maladies mentales mal classées et jointes à une lucidité disparate, passionnées et froides, malades et rigide ; que l’on ajoute à ces marques d’originalité artistique une originalité scientifique incontestable, certaines propositions d’ Eurêka , des vues sur la métrique confirmées depuis par les travaux allemands, la vision latérale de l’œil établie il y a peu, la connaissance de l’action délétère de l’oxygène ; il semblera que dans aucune cervelle humaine n’ont jailli plus de visions, de groupes d’images et d’idées intégralement factices.

La saisissement que cause cette originalité des parties, est accru par la brièveté des compositions dans lesquelles elles sont associées. Dans une littérature où le roman à plusieurs tomes et le poème volumineux sont la règle, il est digne de remarque que Poe n’a écrit qu’une seule œuvre formant un livre, que la longueur moyenne de ses contes est quatorze pages, et la longueur extrême de ses pièces cent vers. Ce fait général rapproché des préceptes de la Genèse d’un poème et de l’Essai sur Hawthorne apparaît comme fondamental et volontaire. Les compositions de Poe, établies avec l’esthétique artificieuse que nous avons analysée, tendant à évoquer les émotions rares que nous allons étudier, ne pouvaient être ni élaborées ni absorbées par masses. Son habileté à intéresser par des procédés de style, des âmes factices, des séries d’événements cauteleusement rapprochés, des suggestions et des surprises, perdrait vite tout ascendant, si le conteur n’avait tenu compte par instinct d’une loi de psychologie que l’école allemande a formulé presque mathématiquement et dont on peut saisir l’effet dans la diminution de plaisir à la répétition d’un morceau bissé, dans la lecture de moins en moins fructueuse d’un roman parcouru de suite. Les œuvres de Poe, par contre, ont une étendue propre à leur assurer sur la sensibilité une action complète sans excès ni défaut. Elles sont distillées avec la parfaite mesure des préparations pharmaceutiques modernes, où de puissants alcaloïdes, infinitésimalement dosés, portent les effets médicinaux à la limite délétère.

Que l’on note encore l’usage discret et presque imperceptible que fait Poe du fantastique. Cet élément, qui se compose chez lui d’un peu d’impossible uni à beaucoup d’improbable, est inséré dans l’œuvre avec un soin infini, au moment où le lecteur a le plus perdu de son sang-froid et se trouve prêt à ne plus discerner le réel de l’irréel. Une vision en plein Océan polaire après d’étranges aventures dans une île inconnue, une maison qui s’abîme singulièrement par une tempête, la résurrection d’un cataleptique, des ressemblances bizarres, une ombre sur une porte, un corbeau qui répond merveilleusement juste ; en ces faibles atteintes au vraisemblable, consiste tout le fantastique mesuré de Poe, qu’atténue encore une science exacte des transitions, du milieu et du moment propices.

Que cette invention discrète, la juste brièveté et l’originalité constatées plus haut, dérivent d’une propriété générale plus haute encore et dernière de l’esthétique de Poe, l’artificiosité, de nombreux indices le démontrent. Il ne semble pas que Poe se résigne jamais à produire les effets qu’il prémédite par la copie de la réalité, ni qu’il consente à ne pas s’en éloigner Sans cesse il en dérange et recombine les éléments. Les incidents nécessaires à la vraisemblance sont pressés en une intrigue purement logique, altérés, choisis et raffinés au point de paraître agiter une planète chimérique, au soleil plus pâle, aux nuits plus claires que la nôtre. Les âmes qui luisent dans les yeux aigus des personnages sont concises, extraites, sublimées en essences spirituelles pures. Les descriptions montrent des choses et des scènes fictives ; le style se déroule en formes multiples, volontairement adapté aux émotions que le conteur veut suggérer. Toute l’œuvre conçue par un art infaillible et savant, calculée en ses parties, son mouvement, sa direction et sa masse, revêt l’aspect glacial d’un objet géométriquement parfait. D’éclatantes corolles aux nuances spectrales, se creusant en cônes et se découpant en angles volutés, s’infléchissent par courbes pures sur leurs tiges d’abord verticales. La précise harmonie de leur port flatte le regard que déconcerte leur beauté rigide et leur charme inanimé.

II

Au moyen de cette esthétique complexe dont il fallait analyser la subtilité, Edgard Poe a tenté de faire naître deux émotions alliées en proportions variables : la curiosité et l’horreur.

Certains contes paraissent n’emporter qu’à la recherche fiévreuse de quelque problème singulier. Ils se déroulent comme le calcul d’une équation, avancent d’une marche graduelle et sûre, mènent de terme en terme, après quelques fausses arrivées d’où l’on repart plus haletant, à une certitude imprévue irréfragablement déduite. De la marche du conte, de son intrigue, mot impropre à des œuvres glaciales et dénuées de toute tendresse amoureuse comme l’Eurêka, les romans judiciaires et cryptographiques, tout l’intérêt procède. Ils sont intacts de passion et libre d’horreur. Puis les contes, auxquels s’ajoutent les poèmes, s’assombrissent. Le problème moins long à résoudre tient moins en suspens. Le récit d’un voyage fabuleux, une hallucination opiacée, magnifique et sanglante, une vendetta d’une atrocité bizarre, partagent le lecteur entre un frisson et l’attrait d’incidents inouïs. La trame plus mince encore se réduit à la description d’une scène ou d’un acte ; la curiosité émue par l’originalité de l’invention est aussitôt refoulée par un spasme de terreur et de dégoût. Toutes les épouvantes surgissent. Des supplices spirituels torturent un pâle relaps. Sur la putréfaction humaine de lugubres et formidables variations sont exécutées. Des âmes se détraquent, difformes et faussées par de rares coups de folie ; puis c’est le spectacle même de l’effroi, la cruelle analyse des plus angoissantes peurs, qui fait pâlir et craindre, — jusqu’à ce que cette terreur ascendante, sublimée enfin et spiritualisée, enclose dans des vers cristallins, teintée d’un étrange reflet de beauté, devienne le charme tragique et céleste du Corbeau, d’Ulalume, de Lénore.

Dans les romans judiciaires, le Scarabée et Eurêka, Poe parvient à susciter un intérêt dénué de tout élément émotionnel. Il revêt d’une forme littéraire ce froid plaisir, intense chez les spéculatifs, que cause la solution d’un problème en tant que tel, aux géomètres, aux métaphysiciens et aux stratégistes. Douant ses personnages de perspicacité, de puissance raisonnante, de rectitude déductive, retranchant de leur âme toute passion et tout désordre, il leur assigne une recherche, la fait entreprendre, poursuivre, manquer, jusqu’à ce que la solution soit dardée dans leur cerveau par quelque foudroyant coup de logique. En ce drame cérébral, l’objet de l’investigation n’a d’importance que celle de l’enjeu dans une partie d’échecs, chargé de renforcer un intérêt existant déjà. Il est visible que la découverte de l’assassin dans le Crime de la rue Morgue, l’exhumation du trésor du capitaine Kidd, sont de simples appeaux qui font suivre, avec un plus complet oubli de tout, les merveilleux raisonnements, l’intense activité cérébrale de Legrand et de Dupin. Dans cette contemplation d’actes purement intellectuels, l’intérêt se transforme, se surtend et se glace. Le lecteur est ému en ses facultés de calculateur et d’analyste, qui ne correspondent dans son expérience à rien de passionnant ou de tendre. Il admire l’étrange domination de ces contes inhumains, subjuguant son intelligence intacte. Et le secret de leur empire lui paraîtra résider dans l’impassibilité maintenue du poète, qui sut ne ternir d’aucune phrase cordiale la rationalité de ses plus longues œuvres.

Cet élément de curiosité pure qui constitue les romans judiciaires et le Scarabée, s’atténue mais persiste dans la série de récits allant de Hans Pfaal aux poèmes en prose et en vers. Il rend les vengeances de Hop-Frog et de la Barrique aussi artificieuses qu’horribles. Dans les contes descriptifs tels que Puits et Pendule, les supplices et les situations sont singuliers autant qu’atroces. La recherche de la curiosité orne les contes psychologiques de maladies mentales douteuses et ordonne en suites bizarres les infortunes qui mènent au dénouement du Cœur révélateur et du Chat noir. Enfin dans les contes mystiques et les poèmes, réduite et raffinée, elle enferme encore la terreur solennelle qu’ils exhalent, en des vases étrangement ciselés. Partout, du plus au moins, le calcul, l’analyse, l’artifice, en appellent au raisonnement, aux facultés réfléchies, à la curiosité détachée et froide, recommandent le calme, invitent à penser au lieu de sentir, enveloppent les œuvres de Poe d’un clair rayonnement d’intellectualité. Devenues, par ces propriétés extra-littéraires, inquiétantes et dures à lire, balancées exactement en leurs proportions, elles prennent le contour géométrique parfait d’un dessin linéaire.

À cette régularité et cette rigidité, se mêle, en proportions variables, mais en présence constante, l’une des émotions humaines, la plus violente, la plus tumultueuse et désordonnée, l’horreur.

Ici Poe est maître. Que l’on rassemble les plus sombres page de la littérature universelle, certains chants de l’Enfer, les scènes brutales des dramaturges shakespeariens, les fantaisies de Swift, les terreurs plus puériles de Godwin et d’Anne Radcliff, que l’on confonde certaines pages des épopées septentrionales, des chroniques russes et espagnoles, du Maliens inquisitorial, des voyages des missionnaires en Chine, que l’on joigne à des passages de Suétone certains chapitres de nos traités de pathologie ; toutes ces images de sang et de souffrance blanchiront auprès de l’horreur glaçante, du dégoût, de l’énervement, de la pesante angoisse que causent quelques contes forts courts et fort calmes de Poe. Par un instinct profond aiguisé de calcul, il a frappé aux endroits où l’homme actuel, dégagé de tant de terreurs et d’épouvantes, reste sujet à la peur et soumis au tremblement. Il ne suscite que des images efficaces, capables d’effrayer les plus incrédules ; il sait provoquer de vagues appréhensions, le dégoût instinctif des spectacles répugnants l’effroi des hasards sinistres, des agonies, des catastrophes cérébrales ; son art va des transes par où font passer d’épouvantables aventures, à cette terreur solennelle et liante que dégagent les strophes ordonnées en lente marche funèbre des poèmes.

Certains des contes analytiques inspirent déjà une sorte de vague effroi par le calme glacial, la netteté livide dont Poe raconte quelque monstrueux assassinat, et désigne les plaies. Dans d’autres œuvres, dans les récits d’aventure, il suscite la peur communicative que cause le spectacle d’un de nos semblables courant un épouvantable danger. Il décrit et suggère l’angoisse du pêcheur tournoyant dans la vertigineuse spirale du Maëlstrom et fait ressentir dans le Manuscrit l’accablement d’un naufragé, jeté sur le pont d’un mystérieux et décrépit vaisseau fuyant en pleine nuit sur une mer hurlante. Dans l’invention des tortures morales, il déploie la plus diabolique fantaisie. Le prisonnier de l’Inquisition, assiégé dans Puits et Pendule, par la menace des plus effroyables supplices, laissé intact sur les plaques fumantes de son cachot, passe par des peines surhumaines ; le cataleptique de l’Inhumation prématurée, qui se réveille hagard entre quatre planches, la bouche liée et les yeux obscurcis, subit une agonie mentale mortelle.

Les épouvantes du cimetière et du charnier semblent attirer Poe dont l’implacable génie tire du spectacle de la putréfaction charnelle de brutaux effets de terreur. Aux dernières pages du Chat noir, est dressé le cadavre gâté de l’assassinée, que dévore, la gueule rouge, l’animal famélique, sinistre héros de ce conte. Dans A. G. Pym, les scènes d’horreur physique s’accumulent et s’exagèrent. L’épisode du massacre des mutins, où Pym, pour terrifier ses adversaires, se farde de pustules, se ballonne et se déguise à l’imitation d’un marin mort dont la carcasse roule dans les balots, les scènes ignobles où les survivants tuent, dépècent et salent un des leurs, ayant soin d’en jeter la tête et les pieds, aboutissent à l’horrible rencontre par ces affamés, d’un brick désemparé et dépeuplé, roulant au hasard sur les lames, une cargaison empestée de cadavres en sanie que déchirent des oiseaux repus.

Sur son dos où une partie de la chemise avait été arrachée et laissait voir le nu, se tenait une mouette énorme, qui se gorgeait activement de l’horrible viande, son bec et ses serres profondément enfouis dans le corps, et son blanc plumage tout éclaboussé de sang. Comme le brick continuait à tourner, comme pour nous voir de plus près, l’oiseau retira péniblement du trou sa tète sanglante, et, après nous avoir considérés un moment stupéfié, se détacha paresseusement du corps sur lequel il se régalait, puis il prit droit son vol au-dessus de notre pont et plana quelque temps dans l’air avec un morceau de la substance coagulée et quasi-vivante dans son bec. À la fin l’horrible morceau tomba, avec un sinistre piaffement, juste aux pieds de Parker.

De même que ces spectacles putrides soulèvent l’extrême dégoût, par l’atteinte qu’ils portent à notre amour de la forme humaine, les contes psychologiques terrifient en ruinant la croyance à la raison. Poe fait douter de la santé cérébrale à force d’étaler les détraquements, les névroses et les hallucinations de ses maniaques. Il montre la mystérieuse et inexplicable hantise de l’Homme des foules, la volonté succombant sous des impulsions morbides, les dégradants ravages de l’alcool ; puis les demi-affolements, les illusions acoustiques et les envies sanguinaires de l’assassin du Cœur révélateur, enfin te vampirisme forcené de l’amant de Bérénice, dont l’acte dégoûtant lutte d’horreur avec une épouvantable folie. Et au-delà de ces contes où l’angoisse paraît exaltée hors de mesure, de névrose eu névrose, viennent des êtres plus mystérieusement désorganisés, puissants d’intelligence, atteints des maladies profondes de la volonté, monstrueux et fêlés par l’énorme développement de quelque groupe cérébral normalement infime. Sur le fond ténébreux d’une demeure somptueuse et muette, se profilent les traits pâles de l’incestueux l’époux de Morella, croyant reconnaître en sa fille l’âme transfuse de celle qu’il n’avait su aimer vivante ; la lutte folle de Ligéia contre la mort, la douleur somnolente de son amant et sa fantastique rêverie dans la longue nuit, où il crut voir la forme immatérielle de la décédée se glisser dans le corps tiède de lady Rowena ; Roderick Usher, peureux d’avoir peur, les mains nues, la voix trémulante, dardant de tous côtés son regard trop aigu, égaré par la délicatesse de ses sens, l’esprit sursautant, vacillant et défaillant, au point de succomber dans un spasme d’effroi, en cette mystérieuse nuit, dont la description demeure inoubliable.

Nous sommes ici aux contins du possible et au sommet de la gamme d’émotions terrifiantes que Poe scande dans son œuvre. En quittant entièrement le réel, il ôte à l’horreur tout le pénible et le dur. Elle est dans ces œuvres suprêmes purifiée et assuavie, teintée de tendresse, ombrée d’une sorte de mysticisme qui l’exalte et l’apaise. Nous entrons dans l’éther astral où s’échangent les douces paroles de Monos et d’Una, d’Oinos et d’Agathos, d’où descendent le démon de Silence, la fée de l’Ile, d’où vint le fantôme informe et indéfini qui, par un temps de pestilence, contrista les sept buveurs de Ptolémaïs. Des rythmes subtils, de musicales allitérations, la magie des mots, conduisent aux poèmes. Les sombres allégories du Palais hanté, du Ver conquérant, de la Cité en la Mer voilent les images de la Folie, de la Mort, du Jugement dernier, sous la noire dentelle de leur style. Dans Lénore, dans Ulalume, se lève la plainte pour une amante perdue, la soudaine angoisse d’un inconsolé, qui vient à passer, par une nuit scintillante d’automne, devant le seuil du caveau clos depuis un an sur une dépouille chère. Le noble poème du Corbeau embaume encore, sous de lourdes bandelettes, l’amour d’une morte, dont le souvenir illumine la chambre nocturne aux rideaux de soie bruissants, donne à la réponse fatidique et monotone de l’oiseau toutes ses successives gradations de désespoir, jusqu’à ce finale épandu où s’associent la terreur, la passion, le mystère et la suprême beauté :

Prophète, dis-je, être de malheur, prophète, oui, oiseau ou démon ! Par les cieux sur nous épars, — et le Dieu que nous adorons tous deux, — dis à cet âme de chagrin chargée, si dans le distant Eden, elle doit embrasser une jeune fille sanctifiée que les anges nomment Lénore, — embrasser une rare et rayonnante jeune fille que les anges nomment Lénore ! Le corbeau dit : Jamais plus.

Que ce mot soit le signal de notre séparation, oiseau ou malin esprit, hurlai-je en me dressant. Recule en la tempête et le rivage plutonien de la nuit. Ne laisse pas une plume noire ici comme gage du mensonge qu’a proféré ton âme. Laisse inviolé mon abandon, quitte le buste au-dessus de ma porte, ôte ton ber de mon cœur et jette ta forme loin de ma porte Le corbeau dit : Jamais plus.

Et le corbeau sans voleter, siège encore, — siège encore, sur le buste, pallide de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre, et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rève, et la lumière de la lampe ruisselant sur lui, projette, son ombre à terre ; et mon âme, de cette ombre qui gît flottante à terre, ne s’élèvera jamais plus 8.

L’absence dans l’œuvre de Poe de certains caractères, est aussi significative que la présence des précédents. Ni dans ses contes, ni dans la plupart de ses poèmes, il ne se sert pour produire l’émotion, du spectacle de l’amour normal, qui est pourtant le contenu principal de tous les romans, de tous les drames et de presque tous les vers. Le plus grand nombre des contes ont pour personnages des hommes et rien dans l’arrière-fonds de l’intrigue, ne montre que ceux-ci se soient jamais émus du frôlement d’une jupe. D’autres œuvres présentent des hommes et des femmes s’aimant, mais d’une passion si dénaturée, mystique ou démente, qu’elle est nouvelle et surhumaine. Poe voile l’attraction des sexes, dont il renverse les rôles, l’altère de maladie, de folie ou de crime, la montre morbide et forcenée dans Ligeïa, enfantine et fantasque dans Eleonora ; et ses poèmes même, quelques pièces fugitives à part, ne décrivent de l’amour que le spectre. Le Corbeau, Ulahme, Lénor sont les réquiems d’une belle morte. Dans A Hélen, que Poe adressa à Mme Whitman sur le point de devenir sa femme, la ferveur d’une adoration extasiée s’altère du récit d’une hallucination aussi étrange et cruelle que celle dans Bérénice, écrit treize ans auparavant.

Si l’amour sain, doux et heureux manque aux écrits de Poe, on n’y trouve pas non plus, malgré leur diabolisme et leur cruauté, leurs monstres et leurs grotesques, l’élément qui accompagnent les grylles de toutes les époques, l’obscénité. Quoiqu’on parle d’orgies dans W. Wilson, qu’à l’île de Tsalal, les matelots de la Jane Guy trouvent des femmes « obligeantes en toutes choses », que dans Marie Roget, il faille fouiller le dessous d’une femme galante, et dans le Crime de la rue Morgue, entrevoir le cadavre d’une jeune fille brutalement lacérée, pas un mot équivoque, pas une allusion aux réalités de la chair, un rauque éclat de voix ou un afflux de sang ne vient altérer le calme glacial de ces œuvres et de toutes. Il semble qu’elles soient laminées à froid, trempées dans une eau polaire, aérées d’éther, nimbées d’un halo boréal. Elles déroulent leur mécanisme sans susciter d’autres passions que celles qui anémient le cerveau et font pâlir les joues. Blêmes, elles portent les traces d’une âme épouvantée et contenue, que nous tâchons de voir.

III

Nous avons analysé l’œuvre d’Edgar Poe. Ayant séparé les éléments de son esthétique et les composants des émotions qu’elle sert à provoquer, nous avons discerné un style varié et adapté au ton de chaque conte et poème, des descriptions de lieux et d’états d’âme également détaillées, une psychologie à la fois menue, autobiographique et imperturbable, des plans combinés merveilleusement, l’habile brièveté de tout écrit, la nouveauté des visions présentées, 1 ’artificiosité générale des moyens. Ceux-ci sont employés à exciter dans l’âme du lecteur un double courant d’émotions associées comme deux fils entrelacés et alternants : l’une la curiosité pure de l’analyste, l’autre la terreur du visionnaire, qui, de moins en moins matérielle va du spectacle de la mort à celui des désorganisations cérébrales les plus subtiles, pour s’élever aux passions idéales et graves des poèmes. En cette suite d’éléments, il en est de simples et de complexes. L’originalité et l’horreur dans l’imagination de Poe, son amour de l’artifice dans le style, les plans, la brièveté, l’analyse, sont irréductibles. Son emploi de la curiosité, sa psychologie, certaines omissions étranges dans son œuvre, ses doctrines esthétiques procèdent de causes composées. Ce sont ces causes que nous allons déterminer, cherchées dans la configuration cérébrale de celui qui a produit ses manifestations. En d’autres termes, étant donnés les caractères résumés plus liant, nous essayerons de construire un mécanisme intellectuel hypothétique dont les principales activités correspondent à ces propriétés saillantes, apercevoir en ses gros rouages l’âme que Poe dut avoir pour écrire comme nous l’avons montré.

Edgar Poe a limité son effort à produire parfaitement des émotions de curiosité et d’horreur. Chez un littérateur styliste, poète, érudit, ce choix de deux sentiments inusités, sans lien logique commun, peut surprendre. La psychologie explique ici que le désir est la manifestation consciente d’une aptitude de l’organisme. De même que la faim est l’indice cérébral de la capacité de digérer, que l’amour d’une carrière marque la faculté d’y exceller, de même Poe s’est appliqué à faire naître les deux émotions spéciales à son œuvre, parce qu’il sentait pouvoir terrifier et étonner.

De ces deux effets le premier est facile à produire. Pour provoquer l’horreur il suffit de montrer des objets, des scènes, des personnages qui épouvantent, et, pour les montrer, de les imaginer soi-même nettement. Ce dut être là le penchant primordial de Poe. De même que chaque artiste aperçoit plus vivement et conserve plus obstinément dans la mémoire, certaines formes, certains êtres, certains ensembles, et, de ces spectacles, un caractère spécifique et abstrait, que Michel-Ange avait l’âme pleine de torsions de muscles, Rembrandt de dégradations de lumières, Beethoven de rythmes héroïques, Poe dut accumuler en lui tous les objets de l’épouvante humaine. Son âme fut pleine de cadavres, de pâles suppliciés, de folies subtiles et subites, de pleurs de frayeurs, de remords, d’abandons. C’est là le phénomène premier de son organisation cérébrale, dont toute explication est impossible, sauf les raisons vagues pour l’individu de l’hérédité de la race, de l’éducation, du milieu.

À ce penchant original, d’autres se joignent. Nous avons montré comment l’originalité caractérise toute l’œuvre de Poe, depuis certains objets bizarrement composés jusqu’à l’invention des situations, des personnages, des plans, des émotions, et même de certaines vérités scientifiques. Analysée en ses éléments, l’idée d’originalité se résout en l’accolement de deux ou plusieurs images qui ne se présentent pas d’ordinaire consécutivement, qui ne s’associent pas dans l’expérience ou la mémoire. C’est donc dans une anomalie de ce mécanisme cérébral que l’on appelle l’associationisme, qu’il faut chercher la cause profonde du phénomène littéraire apparent chez Poe. Évidemment dans l’esprit de cet homme, les images ne se suivaient ni ne se coordonnaient à l’imitation de la réalité ; par un dérèglement léger qui, grossi et constant, serait celui de la manie, elles se succédaient parfois sans ordre, automatiquement ; ou bien Poe, écartant volontairement les chaînons intermédiaires, se plaisait à joindre les termes extrêmes d’une série d’images conséquentes.

Cette seconde supposition est plus probable ; car tout l’art de Poe porte la marque d’une clarté, d’une volonté, d’une pleine conscience qui en constitue le troisième élément primitif. Nous avons montré avec quel calme supérieur Poe analyse ses caractères, déduit ses plans, combine le coloris de son style, les proportions de son œuvre, la réticence de ses dénouements, dose d’une main savante les deux forces passionnelles dont il joue, l’horreur et la curiosité. Le caractère commun de toutes ces qualités de mesure, d’ordre, de prévision, de juste calcul est celui d’adaptation à un but. Poe perçoit le rapport défini9 de cause à effet entre les moyens littéraires à employer et l’effet émotionnel fictif à produire, entre la constitution interne des personnages et leurs actes, entre un fait et ses conséquences possibles, entre toutes les parties de l’œuvre, entre ses propres facultés et leur emploi loisible, enfin, dans l’Eurêka, entre certaines hypothèses et certaines lois actuelles. Cette aptitude à connaître clairement et à observer habituellement certains rapports que les artistes ordinaires, se bornent à sentir d’instinct, se résume en une particularité de constitution cérébrale que l’on peut exprimer comme suit : chez Poe les émotions se transforment constamment en pensées.

Il est de notoriété commune que tout violent mouvement d’âme, si celui qui l’éprouve s’efforce de l’examiner et de le manier, cesse d’affecter la conscience comme émotion et devient cette chose atone, claire et utile, une connaissance10. C’est là ce que Poe pratique constamment, et c’est en vertu de ce penchant essentiel que ses œuvres ont revêtu une forme cristalline et géométrique, aiguë, et définie, qu’elles sont parfaites, glaciales et nettes. Il semble que l’artiste pour son écrit le plus bref ou le plus étendu, avant ressenti, puis envisagé un effet émotionnel à produire, s’étant calmé même de la sorte d’excitation purement intellectuelle que lui a causée l’invention des moyens, s’est mis à l’œuvre la tête aussi libre qu’un mathématicien notant une belle démonstration, ou un biologiste sur le point d’écrire un mémoire concluant. Dans la plénitude de ses hautes facultés d’analyste, Poe médite son effet final, combine ses péripéties, détermine ses personnages et leur milieu, se décide pour la sorte de style voulu, précis, songeur, mystique, plaintif ou pompeux, adopte certains artifices éprouvés, fixe la nature du dénouement brutal ou fuyant, vérifie par le rebours la contexture de sa trame, rédige et termine, aussi sûr de frapper certaines touches cérébrales, qu’un chimiste de l’effet d’un réactif ou un balisticien, sur le point de projeter un boulet, de son choc terminal. Sans fièvre d’inspiration, sans cette identification avec l’œuvre que pratiquent la plupart des auteurs, une merveille de mécanique littéraire a été produite, un admirable appareil à émouvoir, d’une action infaillible, intense et perpétuelle.

Ces trois facultés primordiales, la vision de l’horreur, l’originalité de l’association, la transformation des émotions en pensées, séparées par l’analyse, sont en réalité confuses, coopèrent et réagissent.

Les aptitudes rationnelles, réglant les autres, les empêchent de devenir chez leur auteur même des sources d’émotion. Si la faculté de voir et de retenir des images horribles n’eût été contenue par l’intelligence, Poe aurait ressenti la terreur et perçu les hallucinations qui empêchaient Hoffmann d’écrire seul la nuit. Si son originalité n’avait été contrainte de s’exercer sur une ligne logique et productive, elle eût dégénéré en incohérence, en bizarreries de manières et d’habitudes. Sur ces deux points la biographie de Poe est négative, tandis que sa psychologie où il s’analyse calmement en ses vices et ses misères, montre quel était l’empire de son intelligence sur sa sensibilité. Par contre celle-ci qu’affectaient seuls les spectacles tragiques, son originalité à laquelle répugnaient les sujets rebattus, unis à son rationalisme réfractaire à toute émotion, firent qu’il ne sut montrer de l’amour, source de vie et de joie, que les aspects macabres, tragiques et fous, la Vénus des vertiges et la Vénus tumulaire. Enfin son aptitude au raisonnement, jointe à son originalité, rend compte de ses doctrines esthétiques.

« C’est la malédiction de certains esprits », dit Poe dans ses Marginalia, «  de ne pouvoir être satisfaits, quand ils se sentent capables d’accomplir une œuvre. Ils ne sont pas même heureux, quand ils l’ont exécutée. Il faut qu’ils sachent et qu’ils montrent comment ils s’y sont “pris”. » Cédant à cette faiblesse, Poe nous a révélé, en plusieurs de ses Essais, les principes de son esthétique rationaliste, par laquelle il avoue exclure de l’art toute émotion et tout enthousiasme. Dans un article sur Bryant, il félicite ce poète d’avoir banni de ses vers toute passion. Il écrit dans une étude sur Hawthorne : « Dans toute composition, il ne devrait y avoir pas un mot d’écrit, qui ne tende directement ou indirectement au dessein préétabli. » Il débute dans son Essai sur la poésie américaine par déclarer : « L’ordre le plus élevé de l’intelligence imaginative est toujours principalement mathématique. » Les passages abondent où il proclame l’identité de la faculté calculatrice et de l’artistique. Mais il n’est nulle part plus explicite que dans son analyse du poème le Corbeau, donnant sinon l’histoire exacte de la composition de cette pièce, du moins l’idéal de son esthétique.

Je préfère, dit-il, commencer par la perception d’on effet à produire… Je me dis tout d’abord : des effets ou impressions innombrables, dont le cœur, l’intelligence, ou, en général, l’âme est susceptible, lequel choisirai-je dans l’occasion présente. Ayant choisi un effet premièrement nouveau, secondement vif, je considère si on peut le produire le mieux par des incidents ordinaires et un ton particulier, ou par des incidents et un ton particuliers, regardant ensuite autour de moi ou plutôt en moi pour trouver cette combinaison de ton et d’événements qui m’aideront le mieux à produire l’effet.

Et il poursuit ainsi, développant toute la genèse possible du Corbeau, de son idée fondamentale à ses moindres détails.

Que l’on compare ces préceptes d’après lesquels la composition marche « pas à pas vers son achèvement avec la précision et la rigoureuse logique d’un problème mathématique », aux recommandations des poétiques anciennes enjoignant à l’artiste de ressentir d’abord l’émotion qu’il veut provoquer. L’on constatera une différence fondamentale et un progrès.

L’appel à l’instinct, aux exubérances incorrectes du tempérament, le conseil de livrer des émotions secrètes en amusement à des étrangers, l’invite aux confidences et aux familiarités, sont remplacés par une doctrine savante et plus fière. Le calcul esthétique et la connaissance de l’homme régissant l’élaboration de l’œuvre, chaque détail ajouté involontairement, les forces vives de l’artiste contenues, concentrées et dirigées sur le but prémédité, le trouble et les erreurs de la passion écartés, la dispense de confessions et d’étalages, à ces innovations tendent les doctrines de Poe, qui marquent aussi clairement que son œuvre l’intellectualité de son âme. Adoptées et pratiquées, elles feraient de l’art une discipline aussi impersonnelle, scientifique et efficace que la médecine.

Nous sommes au bout de notre tâche. En un ensemble d’œuvres, les plus étranges de notre siècle, nous avons noté un ensemble de caractères d’abord externes, puis intérieurs Ces caractères associés selon leur similitude, analysés selon leur signification, nous ont permis de conclure chez celui dont ils marquent les écrits, à certaines propriétés mentales, dont l’existence et les modifications réciproques expliquent pourquoi l’œuvre de Poe est telle que nous l’avons vue. Il semble qu’en envisageant ces facultés comme les forces d’une mécanique cérébrale, on oublie leur caractère, de manifestations vitales et transitoires. Il faut donc imaginer que ces penchants grands et moindres, les visions d’horreur, les associations incohérentes, la raison domptant toute émotion, ont été situés entre 1809 et 1849 dans la matière d’un encéphale particulier, pourri depuis et résorbé par le sol du cimetière de Baltimore en Amérique ; que cette cervelle remplissait le crâne d’un homme à cheveux noirs, lustrés et bouclés, à yeux gris, au large front, aux ièvres minces, droites, coupées aux coins de deux incises diagonales, un homme à la tète massive et presque cubique posée sur des épaules rondes, fortes, tombantes, ayant la taille moyenne et les mains musculeuses, l’air impérieux, sûr de lui-même, sarcastique et gracieux. Cet être, issu du mariage d’une comédienne et d’un gentillâtre que sa famille renia, ayant pour frère aîné un demi-fou et pour sœur puinée une idiote, laissé orphelin à trois ans, adopté par une famille riche et passant sa jeunesse dans ces orgueilleux états du Sud, où se recrutèrent les esclavagistes, élevé sans affection dans l’attente d’une grande fortune, dissolu, endetté, désavoué par un père adoptif, ayant mené à deux reprises pendant deux ans une vie d’aventures et de vagabondages inconnus, fut ramassé mourant de faim à Baltimore, par un vieux journaliste que ses premiers essais avaient étonné, Il vient ici une éclaircie de quelques années. Poe se marie ; et les circonstances lui ayant ainsi permis d’augmenter le rayon de ses souffrances, voici les désastres qui reviennent et se suivent, que chassé de ville en ville et de rédaction en rédaction, restant besoigneux, lent à travailler, querelleur, aigri, affolé par le spectacle de la maladie qui minait sa femme, semblait l’abandonner et la ressaisissait, il se jeta dans le vice qui consomma sa ruine, se mit à boire les redoutables liqueurs que l’on débite en Amérique, ces délabrants mélanges d’alcool, d’aromates et de glace ; et toujours luttant contre sa tentation et toujours succombant, reportant l’amour enfantin qui purifiait sa pauvre âme, de sa femme morte à sa belle-mère, quêtant un peu de sympathie auprès de toutes les femmes qu’il trouvait sur un chemin et ne recevant qu’une sorte de pitié timide, ayant tenté de se suicider pour une déconvenue de cette espèce, atteint enfin de la peur de la bête pourchassée, du délire des persécutions, multipliant ses dernières ivresses qui le menaient de chute en chute à la mort, — il en vint, l’homme en qui se résumaient la beauté, la pensée, la force masculine, à avoir cette face de vieille femme hagarde et blanche que nous montre un dernier portrait, cette face creusée, tuméfiée, striée de toutes les rides de la douleur et de la raison chancelante, où sur des yeux caves, meurtris, tristes et lointains, trône, seul trait indéformé, le front magnifique, haut et dur, derrière lequel son âme s’éteignait.

Cet homme qui fut faible, nerveux, petit, irascible, rancunier, aimant, enfantin, inconstant et affolé, que la vie ballota, heurta, renversa et prostra sans cesse, qui semble s’y traîner en titubant, incertain et enragé, comme sous une rafale un ivrogne, posséda par un contraste, comble d’ironie, l’intelligence lucide, logique, rectiligne que nous avons admirée, l’aptitude aux bizarres combinaisons de la pensée, la vue de tout ce qui est horrible, avec la faculté de dominer ces imanations, d’en faire éclore des œuvres froides, parfaites, et neutres.

Il semble que le pouvoir même de se détacher de soi dans l’exercice de ses hautes facultés, les ait retranchés de sa vie entière. Il ne fut certes point l’homme de ses écrits, celui que l’on ramassa ivre et moribond dans une rue de Baltimore, le 7 octobre 1849. La continuelle malchance qui le poursuivit et l’accabla, qui le contraignit, homme de rêve noblement inapte à toute tâche mercantile, aux mesquines coquineries de la vie besoigneuse, lui interdisant de dépenser sa fougue en de belles débauches et son inconstance en des caprices somptueux, le fit ne remplir de sa carrière que la part idéale, incomplètement et au prix de quelles souffrances ! Il fut rompu et brisé pour avoir été d’un métal non ductile. En tous les points où put l’atteindre la société inclémente qui le charriait, il fut meurtri et mortifié. Niais de même que ses hautes facultés ne régirent pas sa vie, elles n’en furent pas atteintes. Poe conserva intacte à peu près, sinon entièrement, la partie intérieure, précieuse et inutile de son être, le délicat et magnifique mécanisme cérébral, qui lui permit de fleurir son tronc rabougri de corolles resplendissantes. Le fait, stupidement fortuit, qu’un emploi dans l’administration fédérale lui fut refusé, nous a sans doute privés de quelques poèmes et son intempérance do quelques contes. Entre Poe l’écrivain et le malheureux, la fissure ne fut pas complète. Mais grâce à la faculté primordiale de son âme, à ce rationalisme qui le fit ne ressentir d’émotions qu’en son existence inférieure et sauva l’artiste en perdant mieux l’homme, il conserva et déploya son génie, plus que tout autre écrivain moins constitutionnellement impassible. Cet homme, vacillant et faible, fut imperturbable. De ses passions de son alcoolisme, son inconstance, sa petitesse, ses infortunes, sa pauvreté, son isolement, sa rage, et son désespoir, l’intellectualité qui fut en lui suprême et non centrale, demeura séparée, intacte, triomphante.