(1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Henri Heine »
/ 1972
(1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Henri Heine »

Henri Heine4

I

Dans l’histoire littéraire de ce siècle, Henri Heine occupe une place singulièrement ambiguë. Toute sa vie, dans tous les domaines de son activité, il s’est tenu au carrefour de deux routes, à l’angle de deux directions cardinales, il a oscillé entre le judaïsme, le christianisme et une sorte de paganisme poétique ; entre la France et l’Allemagne ; entre tous les genres, en prose et en vers. Il a allié une forte originalité à une imitation évidente. Ses œuvres sont tantôt voltairiennes, tantôt teintées de romantisme, tantôt à la fois émues et ironiques. Jusque dans sa façon d’envisager sa vie et la vie, il ne peut se décider entre le sourire de l’humoriste et la tristesse de l’élégiaque.

C’est à des écoles diverses et hostiles qu’il a puisé quelques-uns des éléments de son art. S’emparant des innovations des romantiques allemands, il leur apprit une langue plus simple ou plus subtile que celle de la période classique ; il a profité de leurs tentatives d’introduire dans une littérature septentrionale, les poèmes à forme fixe de l’Orient et du Midi ; à leur suite, il mit en vers dans ses ballades les sombres incidents de l’histoire du moyen âge, et plaça souvent la scène de ses écrits dans les pays traditionnellement poétiques, en Italie, en Espagne, dans l’Inde.

Le maniérisme de Hoffmann et de Jean Paul le séduisit également. Il fait apparaître dans ses Reisebilder des personnages aussi baroques et aussi redoutablement vivants que ceux du conteur berlinois, dessinés avec les mêmes détails bizarres et précis. Son humour ressemble singulièrement parfois à celui de l’auteur du Chat Murr ; c’est la même plaisanterie tragi-comique, le même rire nerveux de maniaque, une fantaisie ailée, poétique, à écarts subits, voltigeante et comme immatérielle, puis sénile et grotesque. Certaines héroïnes de Heine, légères et touchantes comme des esprits de mortes, sont les sœurs de Viola et de la princesse Hedwige.

Aux romantiques et à Hoffmann, Heine doit encore ses aptitudes singulières de créateur de fantômes. Dans ses vers et dans sa prose les apparitions mythiques ou inventées, plus fréquentes que les êtres en chair, sont évoquées, avec une intensité prodigieuse et persuasive. Toute la démonologie des vieux contes germaniques a peuplé d’ombres ses poèmes. Les nixes, les elfes, le chasseur de minuit, les revenants do cimetière, les vaisseaux fantômes, les amantes qui hantent la couche de leurs amants oublieux, y abondent et revivent. Par un réalisme étrange, Heine sait nous faire voir et tâter des mains des ombres de divinités, si vieilles que tous leurs adorateurs sont morts, des allégories d’idées abstraites, des âmes bizarres et quainteuses. Il connaît les sourdes voix du vent, de la mer, des forêts, des ruines. Et peu à peu dans ce commerce avec toutes les terreurs imaginaires de l’homme, il pénètre de l’antique croyance aux dieux de ténèbres, à ce vol de spectres et de larves qu’a fait naître dans les âmes septentrionales et médiévales, la dureté des temps, la tristesse menaçante du sol et du, ciel, le désastreux empire des forces élémentaires.

Tantôt, par une touche finale, le poète rattache l’apparition à un détail familier et vif, qui la fait entrer dans le cercle des existences réelles. La chasse des elfes traverse, la nuit, les grandes forêts noires ; leurs chevaux blancs comme des cygnes, courent sous les rais de la lune, dans un tintement de clochettes :

La reine, comme elle passait,
M’a salué de la tête eu souriant,
Est-ce signe de mort,
Ou signe d’un nouvel amour ?

Ailleurs c’est dans une chambre d’auberge d’une petite ville perdue du Harz, le fantôme du docteur « Saul Ascher qui apparaît la nuit au poète avec ses jambes héronnières, son habit étriqué, d’un gris tout philosophique, avec son visage droit, froid et comme congelé, éminemment apte à servir de frontispice à un manuel de géométrie ». Le revenant s’avance tranquillement vers le lit, et avec ses gestes anguleux de cadavre, commence à démontrer qu’en toute raison, il ne saurait y avoir d’esprits ; puis, la preuve faite, met la main à son gousset, et au lieu de montre, en tire délicatement une pincée de vers. Le réel et l’imaginaire se confondent chez Heine, des allégories d’idées abstraites deviennent des créatures vivantes et passionnantes. Thémis, « la femme gigantesque et fière, en qui chaque regard décèle la fille des Titan », siège, entourée de toute la basoche et de toute la jurisprudence allemande. Tous ces gnomes en toque lui présentent en criaillant « leurs petits » systèmes de droit romain, leurs petites doctrines sur les emphythéoses, lorsque tout à coup la déesse se soulève avec un cri : « Taisez-vous ! J’entends la plainte de Prométhée que la Force et la Violence clouent à son roc de martyre » ; et cette apostrophe est la réclamation même de la justice contre la loi.

Avec la même intensité d’évocation, le poète compose, d’une série de pensées intimes et muettes, des tableaux réels, visibles, saisissants comme les spectacles familiers qu’éclaire le soleil. Un homme chevauche lentement à travers une forêt dénudée par l’automne, glacée par la bise.

Et comme je chevauche,
Mes pensées marchent,
Et m’emportent, légères
À la maison de la bien-aimée.
Les chiens aboient, les serviteurs
Accourent avec leurs flambeaux,
Et dans l’escalier où je monte,
Retentissent mes éperons.
Dans une chambre claire,
Chaude et parfumée,
Ma bien-aimée m’attend ;
Elle vole dans mes bras…..

Mais le vent passe dans les arbres, les feuilles sèches bruissent ironiquement, le cavalier reprend sa route et se souvient.

Dans tout cet art où la fantaisie du visionnaire se mêle à la force évocatrice du réaliste, apparaît la dernière et la plus puissante des influences que Heine a subies, celle des chants populaires. On la reconnaît à ces détails précis et vrais, à ces touches de pourpre qui mettent le sang de créatures vives aux ombres bleuâtres des romantiques de Berlin et de Stuttgard, à la simplicité et à la fermeté de la langue, à un retour constant au décor primitif de toute poésie, l’oiseau, la fleur, le ciel, — à l’apparition des figures traditionnelles de la légende allemande, la Loreley, l’empereur Barbe-rousse, le Tannhaeuser, l’image miraculeuse de la cathédrale de Cologne. Heine confesse dans sa correspondance la profonde impression que lui fit la lecture du Wunderhorn d’Arnim (recueil de chansons enfantines et populaires), et, plus tard, d’une anthologie de Schnaderhupfl, petits quatrains à chute ironique, que l’on chante dans les Alpes allemandes, en dansant. Toute sa vie, il s’efforça de reproduire le ton de ces romances que l’on entend sur les routes et dans les tavernes. Aux ballades vulgaires, il prit la simplicité, la brièveté, le tour naïf et pénétrant de ces petites épopées, la malle émotion, les légendes pieuses et charmantes, et, comme la chanson populaire, il sait décrire en quelques couplets lyriques, des scènes d’intérieur mystérieuses ou souriantes, ayant le relief, les ombres profondes et la lumière blondissante des vieilles eaux-fortes :

Il pleut, il vente et il neige.
Assis à ma fenêtre,
Mes yeux plongent dans la nuit noire.
Une petite lumière brille
Et disparaît lentement ;
Une bonne femme avec sa lanterne,
Traverse la rue en boitant.
Sa grande fille est à la maison, dans le fauteuil.
Et, près de la lampe, cligne ses yeux ensommeillés.
Ses boucles blondes retombent
Sur son doux visage.

Ces sortes de scènes familières d’un réalisme concis, sont nombreuses dans l’œuvre de Heine. De belles filles allemandes simples, rieuses, facilement aimantes, les traversent avec l’auréole pâle de leurs cheveux et la longue douceur de leur regard bleu. Dans le Voyage dans le Harz, il en apparaît une, aussi gracieusement pure et affectueuse que la Marguerite du Faust, questionneuse et caressante. Depuis Goethe, personne, en Allemagne, n’a su mettre dans ses vers des figures de femme aussi candides et gaies, aussi individuelles et humaines, dessinées avec un art aussi sur, aussi caché et aussi souple.

Toute l’esthétique de Heine a été vivifiée et fortifiée par son imitation de la muse populaire allemande. Même quand il s’abandonne à sa nervosité d’artiste raffiné, à son préciosisme et à son ironie, son style conserve la simplicité, la force, la recherche du mot et du tour des phrases usuelles, l’élan lyrique fortement rythmé de la chanson vulgaire. Avec ces éléments, en puisant au trésor poétique de toute une race, il a composé ses œuvres les plus pures, les plus impersonnelles, les plus lues en Allemagne, des lieds vagues et charmants que pénètre toute la songerie diffuse et la mélancolie des populations du Nord, de merveilleuses petites pièces, d’un dessin moins arrêté que les quelques joyaux de l’Anthologie, mais plus émues et d’un chant plus profond. Que l’on ajoute à cette beauté des poèmes les nobles mélodies dont les ont ornés Schumann et d’autres, ces récitatifs lyriques qui font retentir et vivre les mots, les accentuent et les cadencent sur des lèvres humaines, et l’on pourra sentir par quel charme la chanson allemande demeure un genre populaire et exquis, comment elle est la poésie lyrique la plus vivace de toutes les littératures, la seule qui ait renoué avec la musique son ancienne alliance naturelle et profitable. Une partie des lieds de Heine, et de quelques autres poètes, ne sont pas que l’expression d’une humeur particulière, que de l’écriture morte, lue silencieusement et solitairement par une élite. Ils ont pénétré l’âme de toute une race ; ils ont des airs propres, des auditoires nombreux, et vivent dans la mémoire d’une multitude, demeurés ce que toute poésie était à l’origine, une déclamation mélodique et nationale.

Par tous ces grand traits Henri Heine tient aux lettres germaniques ; les éléments constitutifs de sa poésie sont allemands, pris à la moelle même de l’art savant ou populaire d’Outre-Rhin. Mais le poète avait traversé dans son enfance l’époque de l’invasion française ; des souvenirs de l’épopée napoléonienne lui restèrent toute sa vie ; les sympathies de sa race et de sa famille durent le porter du côté de la nation qui la première traita les Juifs humainement. Plus tard Heine, devenu un des chefs du parti libéral, réclama et préconisa les institutions constitutionnelles de la France ; il demeura dans ce pays pendant la fin de sa vie. Il devint prosateur, journaliste, polémiste ; aussi quelques traits de l’esprit français sont-ils marqués dans toutes ses œuvres.

Heine est concis dans la syntaxe de ses phrases et bref dans sa diction. Quand on se rappelle que cette qualité est si rare en Allemagne, qu’il ne la partage qu’avec Lessing, que Goethe lui-même gâte ses romans par d’interminables suites, que le second Meister fait regretter la vérité sereine et profonde du premier, que Jean Paul est illisible, et Immermann incohérent, Hoffmann diffus et lâche, on aperçoit combien est rare et d’emprunt le mérite que s’est acquis Heine par la juste mesure de ses écrits. Quel que soit le manque d’ordonnance de ses Reisebilder, c’est encore la seule œuvre prosaïque allemande qu’un Français puisse lire d’un bout à l’autre, sans avoir à user de sa volonté pour contraindre son attention. Ses livres sur l’Allemagne, Lutèce, les Dieux en exil n’ont pas de développements inopportuns et sont composés en partie avec la sobriété et la proportion des proses classiques.

Heine a encore emprunté à notre style sa clarté. Il a accompli le singulier tour de force d’une langue naturellement diffuse et peu apte à former des phrases solides, condensée et pressée au point de devenir forte, agile et limpide. Telle page des Reisebilder peut être comparée exactement à une page des nouvelles de Musset (car la prose allemande reste, malgré tous les maniements, poétique et un peu chantante) ; tel des Fragments anglais rappelle de près la passage délicieux où Théophile Gautier commente le Comme il vous plaira de Shakespeare. Cette langue allemande, habituellement grave, un peu pesante, synthétique plutôt qu’analytique, à la manière de l’ancienne prose de Thucydide, s’agite, s’ordonne, se découple et se gracieuse avec plus de pureté et autant de souplesse que le grec de Lucien.

À cet idiome désarticulé et dispos, Heine a infusé un esprit qui ressemble quelquefois au nôtre. Assurément la plaisanterie du poète allemand est ou plus méchante et plus enfiellée, ou plus fantaisiste, et plus shakespearienne que celle de nos anciennes comédies. Il faut, pour trouver son analogue, comparer nos contemporains, chez qui la tradition gauloise s’est altérée de toutes celles que nous nous sommes assimilées depuis 1830 : Gérard de Nerval, qui touche aux humoristes allemands ; Musset le disciple du Shakespeare des comédies ; Gautier l’exotique. Mais la ressemblance est évidente, et l’accueil même que Heine a reçu de nos lettrés, l’admiration qu’il s’est facilement acquise, l’estime où on le lient dans de graves revues et de légers journaux, montrent assez comme on l’a vite reconnu pour un des nôtres. Son esprit a passé et repassé le Rhin comme sa personne. Il apportait à Paris les romances tendres, tristes et vagues que l’on chante de la Forêt Noire aux Alpes Tyroliennes ; il prit en France la souplesse et la prestesse d’intelligence, la grâce, la mesure et l’esprit que Beaumarchais a légués à ses petits-fils du boulevard. Tout cela se mélangea de la plus singulière façon en une âme diverse elle-même, inquiète et changeante, pleine de larmes et de ciel, violente et rêveuse, abandonnée, rétive et crispée, variable surtout, charmante et traîtresse comme un ciel d’équinoxe.

II

Si Heine a été l’homme en effet de plusieurs races, s’il a pris au Midi et au Nord quelques unes des nuances du vêtement de ses idées, si son art est composite et son chant dissonant, c’est qu’il était lui-même étrangement inconstant, partagé et double. Sa poésie et sa prose laissent entrevoir une âme curieusement divisée, émue, simple, songeuse et pure, en une communion étroite et panthéiste avec la nature, mais aussi méchante, d’une ironie particulièrement âcre, perfide et subite, sûre et rageuse. Et ces deux faces de la sensibilité morale de Heine alternent et se succèdent sans ménagement, sans intermédiaire, par des juxtapositions telles que le charme de l’une se trouve heurté et relevé par le choc de l’autre, comme une teinte zébrée de sa complémentaire s’exalte.

Les sentiments de Heine, comme ceux de tous les poètes, sont excités par des causes minimes, et, comme ceux de presque tous les poètes modernes, ne vibrent qu’à propos d’idées attristantes. Et, par une exagération singulière, ces émotions mélancoliques se manifestent fréquemment chez Heine, pour des objets vagues, nuls, ou tels qu’ils suscitent chez la plupart des hommes, de la joie. Il semble que Heine, — et ce trait lui est commun avec d’autres, — ne peut subir qu’une seule affection, dont le mécanisme devenu prédominant et constamment dispos, a atrophié les autres ; tous les ébranlements transmis par ses sens, causés par ses souvenirs, sont réfléchis suivant un angle mystérieux vers le même point vif de son âme, aboutissent à une même et constante tristesse songeuse. Son esprit, d’après le mot de Nicole, est « douloureux de partout ». Le printemps le fait souffrir.

Sérieux est le printemps ; ses rêves
Sont tristes. Chaque fleur semble
Frémir de souffrance, et une secrète douleur
Vibre dans les trilles du rossignol.

Ailleurs, dans une promenade aux environs de quelque vieille ville allemande, il décrit longuement tout le paysage embrumé de vapeurs grises et comme saupoudré de soleil :

Là-bas coule doucement
L’eau des fossés de la ville :
Un enfant assis dans un bateau
Siffle tout en pêchant.
Des filles lavent du linge,
Ou dansent et courent sur l’herbe ;
La roue du moulin crache une poussière qui s’irise ;
J’entends son vague bruissement.

Devant une vieille tour, un soldat fait l’exercice :

Il manie son fusil,
Qui brille au soleil ;
Il présente les armes et épaule…..
Plût au Ciel qu’il me tuât !

Ses plus belles et plus calmes pièces se terminent souvent ainsi par quelques vers navrés :

Ma bien-aimée, nous étions ensemble
Assis dans une barque légère ;
La nuit était silencieuse, et nous voguions
Sur la vaste étendue des eaux.
L’île des fées, la belle île,
Se dessinait vaguement aux rayons de la lune ;
De douces harmonies y retentissaient
Faisant ondoyer la danse des ombres.
La mélodie vibrait plus attirante,
La ronde allait deçà, delà,
Mais nous, nous passâmes, tristes
Et sans espoir sur la vaste mer.

Des appréhensions mystérieuses, lointaines, sans cause apparente, remuent perpétuellement son âme inquiète comme ces feuillages sans cesse frémissants, qu’aucun souffle ne frôle. Des visions l’obsèdent, de faibles rappels sonnent dans son souvenir ; un vague fantôme de femme reparaît ainsi, en quelques phrases obscures, à la fin de plusieurs chapitres des Reisebilder ; cette « Maria la morte », dont il croit entendre la « voix soyeuse » dans un vieux palais de Vérone, dont il retrouve le vague visage dans une galerie de très anciens portraits à Gênes :

« Dans mon cœur vibrait le souvenir de Maria la morte. Je me rappelais la nuit que je passai à veiller près de son lit — le lit sur lequel gisait son pâle et beau corps, aux lèvres silencieuses et pâles… — Et quel regard singulier me jeta la vieille femme chargée de garder le cadavre, quand elle m’abandonna ce soin pour quelques heures ! Je songeai à la giroflée qui trempait dans un verre sur la table et dont l’odeur me parut si étrange. Et de nouveau je fus traversé de ce doute : est-ce que véritablement ce fut un coup de vent qui éteignit la lampe ? Et n’étions-nous pas trois dans la chambre mortuaire ? »

Cette mystérieuse angoisse le poursuit sans relâche, tinte dans sa mémoire comme un glas, ou le saisit comme un frisson et c’est de même, comme hanté d’incessantes inquiétudes, l’âme malade, toujours émue de sentiments tristes, d’une tristesse à peine causée, que Heine en est venu à ne rendre dans les sujets les plus usuels de sa poésie, que la moitié de mélancolie qu’ils comportent presque tous. Son Cycle de la mer du Nord, le plus puissant et le plus ferme de ses recueils de vers, est lugubre et irrité comme les vagues grises qu’il décrit. Tous les poètes ont parlé de l’amour ; personne ne s’est inspiré aussi violemment et d’une façon plus persévérante, de l’indignation ou du désespoir que cause une affection déçue. Heine analyse et énumère toutes les navrantes variétés de cette infortune, l’amour dédaigné, l’amour agréé, puis rejeté pour quelque vile passion de lucre, ces amours couronnées de cyprès que la mort a disjoints et que relient encore des rêves pleins de fantômes. Il semble méditer toutes les amertumes des abandons, toutes les traîtrises des ruptures, la vanité des serments, le leurre des yeux candides et des lèvres roses. Il commit aussi l’aiguë souffrance que cause, après des années d’oubli, l’amante revue, mais flétrie, fanée,

… Les seins pendants,
Les yeux vitreux, les muscles des joues.
Dans le visage blême, flasque comme une peau.

Par ce pessimisme, il a renouvelé et s’est approprié le sujet. Dans ses vers d’amour, il ne reste rien de toute la gaieté, la grâce superficielle, les galants baisemains d’autrefois ; il a transposé en mineur de vieux motifs badins ; il en a fait des nocturnes, des valses lentes, des musiques aussi désespérées ou aussi rêveuses que celles de Chopin, et rompues souvent de même, par des dissonances subites, des finales ironiques, de violents rires sonnant faux et perçants.

L’ironie de Heine est assurément la partie la plus singulière et la plus saisissante de son génie. Elle n’est pas une gaieté légère, ailée, purement fantaisiste comme l’ironie spirituelle de Mercutio et de Rosalinde, comme le joli sourire poétique de quelques comédies de Musset. Elle n’est pas non plus la joie sèche des comiques de race latine, le rire d’un homme sanguin, équilibre, sain, ayant la salutaire étroitesse d’esprit de l’homme normal. Elle est pénétrée d’amertume, mouillée de pleurs, aiguë et comme envenimée. Elle a double tranchant, et blesse aussi durement la triste faiblesse du poète que la cruauté de celles qui causent son avilissement. C’est le rire d’un homme atteint du mal déplorable des analystes, ressentant minutieusement et détail à détail sa souffrance, portant dans l’introspection de son âme endolorie une perspicacité nerveuse, l’âpre acharnement à connaître toutes les retraites et toute la misère de son mal. Dans ce retour sur soi, la vue claire de la part de vanité, de sottise et de fausseté qui souille ses plus délicates émotions, lui suggère sa raillerie suicide. Il s’accable de mépris et d’indulgence, s’insulte et salit sa passion ; la folie de hasarder la paix de son cœur entre les mains traîtresses d’une femme, lui inspire de faux ricanements, et c’est quand son affection trompée, bourrelée et meurtrie lui rend l’âme le plus vide et le plus morne, qu’il s’ingénie à affiler contre sa tendresse et la perfidie de sa bien-aimée les plus jolis sarcasmes.

On sent l’insulte proférée par des lèvres frémissantes entrer au point vital de la victime et du bourreau. Sous l’outrage longuement prémédité, sous cette haine clairvoyante, on perçoit l’horrible souffrance d’une âme blessée, encore éprise, et se punissant de l’être. Ce partage de la sensibilité entre les deux affections contraires les plus puissantes, cet acharnement d’une lutte où chaque coup porté ensanglante deux poitrines, fait des ironies du poète allemand quelque chose de tragique et d’insensé ; ces éclats de rire stridents qui partent au bout des pièces les plus calmement rêveuses, avec une dissonance accrue par la traîtrise des débuts pacifiques, ce passage d’un état d’âme paisible à une subite crispation de douleur, la révulsion nerveuse qui s’est opérée tout à coup dans l’esprit de l’amant accusent devant le lecteur comme un commencement de démence, une sorte de spasme hystérique, un excès de douleur morale que l’âme ne peut souffrir sans être arrachée de ses gonds. La folie a de ces grimacements et certaines agonies laissent sur les traits des cadavres ce rictus sardonique.

Avec cette fantaisie le plus souvent sombre et le mieux émue par des idées affligeantes, une ironie douloureuse et discordante, subite comme une convulsion, une esthétique imitée et composite, Heine a écrit quelques-uns des plus beaux poèmes d’amour de ce siècle.

Si lu as de bons yeux,
Et que tu regardes dans mes chants,
Tu verras une belle jeune fille
Y errer sans cesse.

dit-il dans le Nouveau printemps ; et en effet, à chaque page de Heine, ce sont des jeunes filles que l’on rencontre, rieuses ou méchantes, pudiques ou perverses, aimantes ou aimées. De la tragédie qu’elles jouent, la vieille tragédie de l’amour, nous ne connaissons ni le héros ni l’héroïne. Le décor est ce vague pays du lied allemand, plus indéterminé que la Sicile ou la Bohème de Shakespeare, un pays bleu où les fleurs murmurent, où les oiseaux ne chantent que pour réjouir ou contrister l’âme des amoureux, où le ciel est couleur de leur humeur. Ce sont les fleurs traditionnelles, la rose, la violette ou le souci ; le rossignol et l’alouette de Roméo ; l’époque et le costume sont indécis, les incidents si simples qu’un jeune Persan vivant à Bagdad sous les Abassides, en eût pu composer l’histoire de sa passion pour quelque belle Arménienne, aussi bien qu’un étudiant de Bonn pour une fille de brasserie. Parfois on part pour la région des rêves, pour une contrée de convention que notre esprit, sollicité par la douceur des vers, fait resplendir de toute la magie des contes de fées. Sur les rives du Gange éclosent de grandes fleurs de lotus, « tremblantes sous les baisers de la lune », tandis que de silencieuses et errantes gazelles paissent sous les palmiers. Le poète raconte la joie des premières adorations, un cœur débordant prenant à témoin de sa félicité le printemps et le monde ; des doutes arrêtent cet essor passionné ; la bien-aimée est plus belle que bonne ; ses perfidies détruisent une à une toutes les promesses de ses yeux ; l’amant, abîmé de douleur, ne pouvant être aussi oublieux que sa maîtresse, se plaît à aigrir sa souffrance par ces éternelles plaintes qu’échangent les amants déçus.

Sur ce prototype de tous les romans, Heine a brodé de nouvelles et charmantes variations dans tous ses poèmes. Il en a condensé les incidents et les émotions dans son Intermezzo, cette suite de petites pièces, chantantes comme des musiques, vagues comme un chuchotement, toutes pénétrées de larmes, de rayons de lune et de sourires. Il y a là les enivrements d’un amour éclos dans « le beau mois de mai », une fille froide comme une vieille rouée, vide d’âme comme une morte, des ironies cinglantes, des abandons de tristesse, des abattements navrés, la douceur d’une âme rompue et endolorie, des coups d’ailes d’espoir, des reproches ingénieux et soumis qui attendent humblement un mot amical, puis la rupture irrémédiable, et la menace, au bout d’une chanson, du dénouement funèbre de Werther.

Tel est ce poème d’amour libre et charmant, personnel, réaliste, plein de délicats détails visibles et perçus, libre de la rhétorique déclamation de Musset, de la trop pâle mélancolie de Lamartine, mais vif, tendre, amer, violent, sardonique et emporté, le plus bel effort de la lyre allemande. L’auteur n’y parle que de lui-même, s’analyse et se déchire, mais le cœur qui palpite sous ses doigts est le cœur de tous et si Heine se montre dans ses doux et méchants vers, il s’y montre humain. Sa mélancolie et son ironie ont frémi en tous les jeunes gens de ce siècle qui ont joint l’amertume de souffrir à la curiosité de se connaître, qui se sont aimés et haïs et qui ont fini par rire de l’injustice de la vie, de leur indignité à ce qu’elle ne le soit pas. Heine fut, entre tous les poètes, un analyste de lui-même ; il se divisa, s’examina et sous ses yeux perçants, moqueurs et tristes, se donna carrière dans tous les sens. Il eut une fantaisie spirituelle et agile, cet esprit poétique qui ressuscite en lui après être mort avec Shakespeare, un esprit fait de poésie, de gaieté, d’émotion délicate, de candeur, d’imaginations légères, de pure simplicité enfantine, « le masque de Lucien derrière la chanson d’Ophélia ». Il sait raconter de jolies histoires de fées, combiner un rapide scénario de ballet, se moquer galamment de ses créanciers, attaquer les puissances politiques et sociales avec le rire d’Aristophane, puis, comme ce dernier, faire chanter les oiseaux et babiller de jolies femmes. Il sait être de verve sans jeux de mots, sans surprise baroques, simplement en mettant bout à bout de fines idées, en ressentant de vives et neuves sensations d’adolescent, en étant d’humeur gaie et délicatement émue. Enfin ce poète attristé, railleur ou fantaisiste, a fabriqué des articles de journaux, avec l’esprit et les gamineries d’un gazetier parisien, se livrant à de gros accès de gaieté germanique, à des attaques haineuses et calomnieuses, écrivant des satires politiques sans indignation, mais d’un persifflage perfide, ou d’obscures considérations sur Luther et sur l’hégélianisme. Que l’on réunisse par tous les bouts cette œuvre multiple, c’est à peine si l’on aura formé une notion à peu près exacte de ce singulier et versatile esprit. Ce qui le définit entre tous ces contrastes, c’est sa diversité même, non pas une diversité successive, mais présente et manifeste dans toutes ses productions. Ce qui est constitutionnel dans Heine, c’est l’instabilité des sentiments et des sensations, une instabilité qui rompt la suite de ses moindres poèmes, qui le fait terminer une pièce triste par une gambade, et une épigramme par un sanglot, qui le pousse dans tous les genres, dans toutes les opinions, dans toutes les liaisons, et du salon de Rahel Lewin dans le mariage d’une grisette à peu près nulle. Dans ce point morbide de son organisation intellectuelle est la cause des disparates de son œuvre et de chacune de ses œuvres, la raison aussi pour laquelle ce sont les femmes et les jeunes gens qui sont le plus touchés par son génie, la cause de ses douleurs amoureuses si vite oubliées et si variables qu’on n’en connaît pas les objets, de ses gaietés subites, des hauts et des bas de son style, des sujets auxquels il s’est appliqué, de son originalité, qui se résume en l’alliage de tous les contraires.

III

Nous sommes au terme de notre analyse ; que l’on prenne les influences successives, nationales et esthétiques auxquelles Heine s’est soumis, que l’on considère la diversité de ses inspirations, des genres qu’il a cultivés, des facultés qu’il a exercées, le trait marquant de son organisation mentale s’accuse en une sorte d’instabilité naturelle qui fit passer le poète par toute la succession des humeurs ; de la gaieté à l’ironie, de l’ironie au désespoir, et cela sans cesse, avec une singulière rapidité. Ni la perception, normale chez lui et attentive aux mille spectacles du dehors, ni la pensée qui était de force à comprendre les plus hautes spéculations philosophiques, ni même l’imagination dont nous avons constaté la véracité, n’étaient atteintes. La sensibilité, au contraire, et sa proche dépendance, la volonté, furent sans doute profondément affectées. Heine eut des goûts divers, s’éprit et subit de nombreuses influences artistiques ; c’est-à-dire que beaucoup de choses et de différentes lui ont plu, ou encore que ses sentiments étaient assez variables pour être successivement satisfaits et charmés par des expressions artistiques dissemblables entre elles et pouvant varier de la rêverie vague des romantiques allemands, au rude réalisme de la poésie populaire, à la précision et à l’esprit des prosateurs français. De même que les inclinations de Heine étaient variables, de même et plus fortement encore, ses émotions propres étaient instables, changeantes au point de se transformer en sentiments contraires si facilement que l’âme du poète finissait par alterner et comme par vibrer entre deux états opposés. Du charme au désespoir, de la mélancolie à la dérision, du gai au grave, de l’admiration au mépris, il existait dans l’esprit de Heine de rapides transitions, des passes soudaines qui mêlaient et heurtaient le sombre au gai, comme succède l’obscur au clair dans un ciel fouetté de nuages. C’était là, chez le poète, une condition organique, comme une faiblesse et une délicatesse trop grande du cerveau pour qu’il persistât dans un état violent, comme une légèreté vibrante de l’équilibre intérieur qu’affolaient les secousses vives.

Son œuvre s’en ressentit ; l’instabilité émotionnelle de l’auteur se marque dans tout ce qu’elle présente de divers et de violemment heurté, dans son entier, dans chaque livre, dans presque chaque pièce. La courte haleine des pages, l’incapacité à déduira longuement un récit, une idée, un poème, à composer logiquement un ouvrage en résulte. Mais cette diversité de sentiments préserva d’autre part Heine d’en être totalement envahi, l’état de sa conscience, ce qui constituait son moi, variant sans cesse il fut amené comme toutes les personnes qui ont une vive activité intellectuelle, beaucoup (le pensées, beaucoup de volonté, à éprouver, connaître, distinguer ces changements intérieurs, à s’analyser particulièrement dans ses sentiments, et à en diminuer ainsi non seulement l’intensité, mais la franchise, la vérité, un sentiment n’étant véritable que quand on n’a pas la liberté d’esprit de le discerner, c’est-à-dire de nouveau quand on en a peu et de durables. Aussi, si Heine se connut mieux en s’analysant davantage, il se connut ironiquement, se détesta, se méprisa, se vilipenda, et comme l’on ne sait de l’humanité que soi-même, il advint que son âme fut partagée entre la tristesse et le mépris, qu’il se conçut, même dans les œuvres où s’idéalisant, il s’érigeait en pur exemplaire humain, tantôt comme un malheureux digne de pitié et de justice, tantôt comme un misérable qu’il fallait bafouer et maltraiter.

Ni l’une ni l’autre de ces vues sur soi et sur l’homme ne pouvait être ni intimement ni longuement ressentie par Heine. Il lit montre dans son œuvre de toutes autres dispositions menues et fugitives ; sa tristesse n’a point de pleurs sanglants, et son ironie n’a pas l’indignai ion longue. Heine se mêla de trop d’aventures et vibra de tant de passions que l’inanité même de ce qu’il s’était indigné de ressentir ne put lui échapper. La diversité constante de son moi eut en sa pensée et en sa vie le résultat que l’on pouvait prévoir : le scepticisme, l’incurie du vrai dans l’ordre de l’esprit et du véritable dans l’ordre de la pensée. Ce mince homme blond, au regard aigu et doux, au visage finement creusé, aux mains saturnines, élancé, la bouche sardonique sur un menton un peu lourd qu’équilibrait un magnifique front blanc, net, droit, fémininement incurvé, porta dans sa vie active, comme dans ses spéculations religieuses, l’éclectisme et l’humeur changeante qui marque son œuvre. Il a été Français et admirateur de Napoléon en Allemagne, patriote allemand en France, choisissant toujours, il faut le remarquer, le parti le plus hasardeux. En politique, il fut républicain sous Frédéric-Guillaume IV, et l’on n’oubliera pas de sitôt en Prusse les morsures de ses satires. Venu en France, il parut dégoûté par le spectacle des institutions parlementaires qu’il préconisait, et rompit avec les libéraux allemands par son pamphlet contre Bœrne. En critique littéraire, il distribua impartialement ses attaques entre les romantiques, les caudataires de Goethe, l’école de Ruckert, les partisans de l’ancienne littérature allemande, les hellénisans, les disciples de Victor Hugo et Victor Hugo lui-même. Son ironie frappait de tous cotés, atteignait Hegel, le roi Louis-Philippe. Berlioz et les gymnastes de Munich. Il varia ses croyances sans cesse et sans grand sérieux.

Jusque dans cette épreuve finale qui vide et retourne l’homme du dedans, l’approche de la mort, il fut aussi amer et aussi spirituel, aussi prêt à mêler les choses tragiques et badines, que dans ses plus merveilleuses pages d’humour.

On sait que Henri Heine est né dans une riche famille juive, et qu’il se convertit au christianisme à l’âge de vingt-quatre ans, échangeant son nom de Harry contre celui plus orthodoxe de Henri. Le pasteur luthérien qui l’avait instruit et baptisé crut sincère la conversion de son catéchumène. Il est plutôt probable que celui-ci s’était aperçu des avanies que le judaïsme lui valait et désirait échapper à la carrière commerciale que cette confession lui imposait. Il semble qu’une fois chrétien, sa nature inquiète et variable lui fit éprouver un peu de la tristesse des anciens renégats juifs, invinciblement ramenés à la synagogue, sans que la peine des relaps pût contenir leur nostalgie.

« Gans prêche le christianisme, écrit-il à un de ses amis en 1823, et cherche à convertir les fils d’Israël. S’il agit sincèrement, c’est un fou ; si c’est par hypocrisie, c’est une canaille. Quant à toi, je serais désolé que tu m’approuvasses de m’être fait baptiser. »

Ailleurs, il se promet d’écrire un livre sur la grandeur de la nation juive ; il compose une nouvelle, détruite plus tard en partie, qui roule sur les persécutions des Juifs au Moyen-Âge.

Mais peu à peu, devenu homme, le souvenir d’Israël cessa de le hanter. Il assouplit sa conscience par le commerce de la dialectique hégélienne, et apprit à confondre dans le même dédain les moments divers de l’évolution religieuse. De même que les gens privés de patrie par une éducation errante et des goûts composites, professent le cosmopolitisme et dénigrent les nations avec équité, il eut un mépris égal pour le judaïsme et le christianisme, s’étant composé une foi poétique ornée de toutes les légendes païennes.

« Pour moi, écrit-il dans son livre contre Bœrne, en 1840, les mots juif et chrétien sont synonymes et me servent à désigner non des croyances, mais des humeurs semblables ; je les oppose au mot hellène, par lequel non plus je n’entends un peuple mais une tendance, une façon de penser, innée ou acquise. Tous les hommes sont juifs ou hellènes ont des âmes ascétiques, spiritualistes, iconoclastes ou joyeuses, réalistes et aimant fièrement la vie. »

Le paganisme grec lui apparaissait comme une religion gaie de gens sains et libres. Il le voyait entouré du nimbe lumineux qu’émettent ces mots sonores : « siècle de Périclès ». Et grâce à la vive facilité de son imagination, il eut le cerveau peuplé de déesses tangibles et souriantes, de dieux statuaires, majestueusement drapés ou noblement nus, figurant de leurs traits augustes, avec la joie calme qui arque leurs lèvres et éclaire leurs yeux, la plus belle phase de l’humanité intacte. Cependant, à travers l’amour de ce culte, où les prières finissent par des baisers lancés au ciel, la théologie sémitique continuait à le préoccuper ; le « petit Juif Jésus-Christ » jetait sur ses conceptions d’homme heureux l’ombre noire de son gibet. Trop de temps s’était écoulé depuis le Pœan de Salamine, le sang de sa race était trop pénétré d’une religion de douleur, pour que Heine pût librement revenir aux Anthestéries et aux Penathénées.

Ainsi donc, Hephæstos, à tous les autres dieux de droite à gauche
Verse le vin, puisant le doux nectar dans le cratère,
Un rire inextinguible éclata parmi les bienheureux,
Quand il le virent courir en boitant dans le palais.
Ainsi, tout ce jour-là, jusqu’au soleil couchant,
Ils banquetèrent, et leurs désirs furent comblés par le repas bien ordonné.
Par la douce phormynx, qu’Apollon lit retentir,
Et par les muses, qui chantaient en se répondant par leur voix harmonieuse5.

« Alors, soudain, arriva, tout essoufflé, un Juif blême, sanglant, avec une couronne d’épines sur la tête et une grosse croix en bois sur l’épaule. Et il jeta sa croix sur la haute table des dieux ; les coupes d’or tintèrent ; les dieux se turent, pâlirent, pâlirent toujours plus, s’effacèrent et s’évanouirent. »

Les jours de douleur étaient venus. Un mal incurable et lent, qui s’éternisa dix ans, l’atonie locomotrice, avait couché le poète dans son lit, ce « cercueil de matelas », comme il disait, une maladie de lente torture, dont les conquêtes graduelles, — la mort venant membre à membre, — sont faites pour miner la plus solide impassibilité :

La femme en noir m’a pressé amoureusement
La tête centre son sein ;
Mes cheveux ont grisonné
À l’endroit où coulèrent ses larmes
Ses baisers m’ont rendu malade ;
Ses baisers m’ont rendu aveugle et boiteux ;
Sa bouche a ardemment sucé
La moelle de mes os.

Dans cette longue et désastreuse lutte, dans ce perpétuel envisagement de la fin, Heine porta le même sourire acerbe, la même ironie prime-sautière et poignante que dans ses mélancolies poétiques. Le détachement avec lequel il donne à son éditeur, dans des lettres d’affaires, le bulletin de ses décès partiels, est surprenant et admirable. La langue se paralyse ; le palais devient insensible ; les deux mâchoires, la main droite, tous les membres sont raidis ; en janvier 1856 ses deux paupières retombent et voilent ses prunelles à demi éteintes. Et c’est pendant cette agonie de supplicié qu’il écrivait avec sa gaieté à’ rebours : « Je suis heureusement de fort bonne humeur ; dans mes nuits d’insomnie, ma fantaisie me joue les plus belles comédies et les plus jolies farces du monde. » Et ailleurs :  « On m’a pris mesure pour mon cercueil et mon nécrologe ; mais je meurs si lentement que cela devient fastidieux pour mes amis et pour moi-même. » Heine a mis toute une coquetterie d’ancien à tomber correctement, un joli sourire sur ses lèvres blanches. Il a passé ses dernières années à draper décemment autour de son pauvre corps les plis d’une tunique mortuaire, sans oublier jamais son rôle de malade spirituel, sans une lamentation, une demande de grâce, sans même la raideur théâtrale du stoïcien. Cette lutte constante et dissimulée, ses maux physiques et ses angoisses morales, durent le remuer et l’amollir jusqu’au fond de l’âme. L’impertinence de sa jeunesse, l’aptitude à jouir, la liberté de toute souffrance, cette vie heureuse et libre dont son paganisme était le symbole, lui échappaient. Le panthéisme grandiose de Hegel le rassurait fort peu. À sa nature de poète plus sensible qu’intellectuelle, il fallait l’illusion d’un être qui écoulât ses plaintes secrètes, avec qui il put entrer en contestation dans ses veilles, qui lui promit au bout de sa lente dissolution, avec une consolante immortalité, la permanence de sa vie personnelle. Il lui fallait la garantie que la mort n’est pas une subite inconscience, une boîte en bois dans de la terre grasse. Son ironie l’aidait à masquer et enjoliver sa souffrance devant les curieux. Mais quelle distraction contre la pensée obsédante et harcelante de sa fin prochaine ! Que l’on réfléchisse que Heine n’était pas un philosophe chez qui domine la faculté raisonnante, mais un artiste nerveux, irritable et fantasque, qui avait passé sa vie à ciseler des souffrances à demi imaginaires dans de jolies chansons moitié mélancoliques, moitié railleuses, qu’à ce constant exercice de sa sensibilité, celle-ci s’était hypertrophiée et affinée, que sa volonté était plus vaniteuse que forte ; — Henri Heine, comme beaucoup d’autres, se mit à refaire en sens inverse l’évolution religieuse de sa vie. Il revint, sans rien dire de ses fièvres morales, aux dogmes positifs qu’il avait dédaignés, étant sain et prospère. Pour la seconde fois il se convertit au christianisme :

« Je n’ai rien abjuré » dit-il dans la préface de son Romancero (185l) «  pas même mes dieux païens, dont je me suis cependant séparé à l’amiable. C’est en mai 1848, le jour où je suis sorti pour la dernière fois, que j’ai pris congé des charmantes idoles que j’ai adorées pendant mes temps heureux. Je me traînai avec peine jusqu’au Louvre, et je m’évanouis presque quand j’entrai dans la haute salle où la très sainte déesse de la beauté, Notre-Dame de Milo, trône sur son socle. Je demeurai longtemps à ses pieds, pleurant de façon à toucher même une pierre. La déesse me regarda avec compassion, mais aussi avec tristesse, comme si elle voulait dire : “Ne vois-tu pas que je n’ai point de bras et que je ne puis t’aider ?” »

« Oui, je suis revenu à Dieu. » et ailleurs, dans cette préface du Romancero qui est sa confession finale, comme l’enfant prodigue, après avoir gardé les pourceaux chez les Hegeltiens : « Le mal de la patrie céleste m’a saisi et m’a entraîné par monts et par vaux, à travers les sentiers les plus ardus de la dialectique. En roule, j’ai rencontré le Dieu des panthéistes, mais je n’ai su qu’en faire, ce pauvre être étant vague et tout mêlé au monde ; il y est emprisonné, et vous bâille au nez, sans volonté et sans pouvoir. Quand on a besoin d’un dieu qui vous secoure, et certainement c’est là le principal, il faut en admettre un qui soit personnel, immatériel, bon, sage, juste. L’immortalité de l’âme vous est alors accordée par surcroît, comme cet os médullaire que le boucher glisse gratis dans le panier de ses bonnes pratiques. »

On peut croire qu’il poursuivit jusqu’au bout ce retour aux croyances de sa jeunesse, que dans ses dernières années, il abjura son déisme vague, en esprit et en fait, et rentra dans la synagogue. Des personnes de son intimité ont affirmé cette conversion extrême ; elle est fort plausible. L’hérédité morale se manifeste aussi clairement dans la race juive. Heine compare dans ses Confessions le peuple israélite à une immense et indestructible pyramide bâtie d’hommes au lieu de pierres. Rien n’a pu entamer ce peuple ; et sa destinée tragique ne fait que rendre plus forte sa cohésion et plus purs ses éléments. Une race aussi homogène et aussi nettement caractérisée doit laisser dans l’organisation intellectuelle de ses représentants une série d’émotions et d’idées puissamment intégrées. Et comme sous l’influence dissolvante de l’âge et de la maladie, l’âme dépouille d’abord ses acquisitions les plus tardives, suivant en sens inverse, dans sa ruine, les étapes par où elle a passé de la jeunesse à l’âge stérile, ce sont les premières assises cérébrales, les notions héréditaires ou enfantines, qui subsistent les dernières. Cette marche descendante, homologue à l’ascendante, a été constatée dans toutes les maladies mentales, celles de la parole, de la mémoire, de la volonté. Par une décadence de ce genre, il est probable qu’en Henri Heine, le spéculatif, mort en 1856, était tout pareil au judaïsant de 1823, tandis que le poète, par un effet inverse du même principe de psychologie, conservait intact et vivace son génie, jusqu’aux portes du tombeau. Ne s’étant presque pas modifié pendant sa vie, — l’Intermezzo de sa première jeunesse est beau de la même façon que le Nouveau printemps et que Lazare, — Heine ne perdit rien à son déclin. Ses derniers livres sont écrits par un artiste, dont le corps inférieur seul se décompose. Son ironie, son esprit et sa sensibilité, la variabilité organique de ses émotions, la clairvoyance de son analyse survécurent à sa parole et à la plupart de ses membres.

La maladie lente qui le consuma à petits coups, opéra sur son esprit comme ces réactifs subtils de la chimie, qui dans un mélange respectent les composés cohérents, et dissolvent les instables.