Chapitre IX
Naissance d’un mot▶. — Réformes possibles dans l’orthographe des ◀mots▶ étrangers. — Liste de ◀mots▶ anglais réformés. — Liste de ◀mots▶ anglais francisés par les Canadiens.
J’ai vu naître un ◀mot▶ ; c’est voir naître une fleur. Ce ◀mot▶ ne sortira peut-être jamais d’un cercle étroit, mais il existe ; c’est lirlie. Comme il n’a jamais été écrit, je suppose sa forme : lir ou lire, la première syllabe ne peut être différente ; la seconde, phonétiquement li, est sans doute, par analogie, lie le ◀mot▶ étant conçu au féminin. J’entendais donc, à la campagne, appeler des pommes de terre roses hâtives, des lirlies roses ; on ne put me donner aucune autre explication, et, le ◀mot▶ m’étant inutile, je l’oubliai. Dix ans après, en feuilletant un catalogue de grainetier, je fus frappé par le nom d’early rose donné à une pomme de terre, et je compris les syllabes du jardinier. Lirlie, outre son phénomène de nationalisation, offre un fait récent de soudure de l’article (les exemples anciens sont assez nombreux, lierre, luette, loriot), la forme première ayant certainement été irlie.
Voilà un bon exemple et un ◀mot▶ agréable formé par l’heureuse ignorance d’un jardinier. C’est ainsi qu’il faut que la langue dévore tous les ◀mots▶ étrangers qui lui sont nécessaires, qu’elle les rende méconnaissables : qui, sans un tel hasard, en supposant que le ◀mot▶ eût vécu, aurait jamais retrouvé early dans lirlie ?
Ce lirlie peut servir de type des ◀mots▶ étrangers qui entrent dans une langue à la fois par la parole et par l’écriture. Dans ce cas, il ne faut jamais hésiter à sacrifier l’orthographe au son. Le jardinier eût écrit lirlie ; un autre aurait pu sentir la présence de l’article et adopter irlie ; les deux ◀mots▶ seraient excellents, et early est très mauvais. Quand le ◀mot▶ est entré par la parole seule (ce qui est rare maintenant), on transcrira le son tel qu’il est perçu. Si le ◀mot▶ est venu par l’écriture seule, il faut le réformer et l’écrire comme le prononcerait un paysan ou un ouvrier tout à fait étranger à l’anglais ou à telle autre langue. Je formulerais donc volontiers ainsi les ◀mots▶ suivants, bien connus sous leur aspect barbare ; je mets à côté un des ◀mots▶ qui peuvent servir d’étalon analogique :
- 
                  Higuelife — High Life
 Calife
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                  Fivocloque — Five o’clock
 Colloque
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                  Vaterprouffe — Water-proof
 Esbrouffe
- Starteur — Starter84
- 
                  Stimeur — Steamer
 Rameur
- 
                  Autoresse
                  85 — authoress
 Maîtresse
- 
                  Blocausse — Block-hauss86
                  
 Chausse
- 
                  Groume — Groom87
                  
 Doume88
- 
                  Spline — Spleen89
                  
 Discipline
- 
                  Smoquine — Smoking
 Molesquine
- 
                  Yaute — Yacht90
                  
 Faute
- 
                  Docart — Dogcart
              
 ou Doquart
 Trocart, Trois-quarts91
- 
                  Snobe — Snob
 Robe
- 
                  Bismute — Bismuth92
                  
 Jute
- 
                  Zingue — Zinc93
                  
 (Voyez Chirtingue)
- 
                  Malte — Malt94
                  
 Malte
- 
                  Boucmacaire — Book-maker95
                  
 Valcovère — Walk-over
 Sévère
 Macaire
- 
                  Chirtingue — Shirting
              
 Métingue — Meeting
 Cotingue — Coating
 Poudingue 96 — Pudding
- 
                  Clube — Club
              
 Tube
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                  Quirche — Kirsch97
                  
 Spiche — Speech
 Niche
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                  Colbaque — Kolbak98
                  
 Codaque — Kodak99
 Chabraque
- 
                  Railoué — Railway
              
 Tramoué — Tramway
 Avoué
- 
                  Ponche — Punch100
                  
 Bronche
- 
                  Grogue — Grog
 Dogue
- 
                  Copèque — Kopeck101
                  
 Quipesèque — Keepsake
- 
                  Bifetèque, Romestèque
                  102
                  
 Chèque
- 
                  Sloupe — Sloop
 Chaloupe
- 
                  Spencère — Spencer
 Sincère
- 
                  Stoque — Stock
 Toque
- 
                  Stope — Stop103
                  
 Chope
- 
                  Lunche — Lunch104
                  
 Embrunche
- Chacot — Shako
 Tricot
- 
                  Coltare — Coaltar
 Tare
- 
                  Stoute — Stout
 Toute
- 
                  Strasse — Strass
 Strasse105
- 
                  Carrique — Carrick
 Barrique
On sait que le français du Canada a subi l’influence de l’anglais. Cette pénétration, d’ailleurs réciproque106, est beaucoup moins profonde qu’on ne le croit et notre langue garde, au-delà des mers, avec sa force d’expansion, sa vitalité créatrice et un pouvoir remarquable d’assimilation. Des ◀mots▶ qu’elle a empruntés à l’anglais, les uns, demeurés à la surface de la langue, ont conservé leur forme étrangère ; les autres, en grand nombre, ont été absorbés, sont devenus réellement français. Il serait même souvent impossible de reconnaître leur origine, sans documents historiques. C’est ainsi que township est devenu trompechipe ; Sommerset, Sainte-Morisette ; Standford, Sainte-Folle. On ne peut guère pousser plus loin l’absorption ; les syllabes anglaises, surtout pour les deux noms propres, n’ont vraiment été qu’un prétexte sonore à composer des ◀mots▶ agréables. Voici quelques déformations moins hardies et qui pourront, mieux encore que le précédent tableau, nous servir de guide en des circonstances analogues. On y a compris les ◀mots▶ dont la déformation, invisible pour les yeux, est cependant réelle puisque les Canadiens les prononcent à la française.
| Bacon | Bacon | Lard | 
| Bargain | Bargain | Marché | 
| Postage | Postage | Frais de port | 
| Coercion | Coercion | Coercition | 
| Drive Driver Drave | Drave Draver Draveur | Flotter Flotteur Flottage du bois | 
| Shirting | Cheurtine Chatine | Toile | 
| Bother | Bâdrer | Ennuyer, raser | 
| Boat | Baute | Bateau | 
| Promissory | Promissoire | |
| Boom | Bôme | Barrage | 
| Bun | Bonne | Brioche | 
| Log | Logue | Tronc d’arbre | 
| Runner | Ronneur | Coureur | 
| Safe | Saîfe | Coffer-fort107 | 
| Shave Shaver Shape | Séhver Shéveur Shaipe | Raser usurier forme108 | 
| Clear | Clairer (ce verbe a pris plusieurs des sens de to clear, to clear up, etc.) | |
| Copper | Coppe | Sou | 
| Copy | Copie | Exemplaire | 
| Tea-Board | Thébord | Cabaret | 
| Cook | Couque | Cuisinier | 
| Voter | Voteur | Électeur | 
| Grocer | Groceur | Épicier | 
| Grocery | Grocerie | Épicerie | 
| Rail | Rèle | Rail109 | 
| Sample | Simple | Échantillon | 
| Yoke Neck-Yoke | Iouque Néquiouque | Joug | 
| Peppermint | Papermane | Menthe | 
| Pudding | Poutine | Poudingue | 
Ces listes suffiront ; on n’a voulu donner que des indications. C’est une clef que l’on peut compléter et alors consulter lorsqu’on aura un doute sur la forme française que doit revêtir le ◀mot▶ étranger. Si le ◀mot▶ se refuse à la naturalisation, il faut l’abandonner résolument, le traduire ou lui chercher un équivalent. Très souvent, après une brève réflexion, on le jugera tout à fait inutile : steamer est un doublet infiniment puéril de vapeur ; et quel besoin de smoking-room pour un parler qui possède fumoir ou de skating, quand, comme au Canada, il pourrait dire patinoir110 ? C’est un devoir strict envers notre langue de n’ouvrir les portes sévères de son vocabulaire qu’à des termes nouveaux qui apportent avec eux une idée nouvelle et qui prennent au dépourvu nos propres ressources linguistiques.