(1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre III. Le Bovarysme des individus »
/ 1972
(1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre III. Le Bovarysme des individus »

Chapitre III. Le Bovarysme des individus

I. Le Bovarysme des individus chez Molière et chez les comiques. — Il. La théorie du rire d’après Schopenhauer. — III. La coutume comme principe d’un Bovarysme tragique, — IV. L’enfance. — V. Le génie. — VI. Le snobisme.

I

La lecture des romans de Flaubert, faite du point de vue qui vient d’être indiqué, laisse peu de chose à dire sur le Bovarysme des individus, en tant qu’il donne naissance au relief comique des personnages6.Flaubert se complète ici par Molière : Le Bourgeois gentilhomme, Les Précieuses ridicules, Les Femmes savantes nous montrent autant de cas de Bovarysme dont la démonstration est trop aisée pour qu’on y insiste. Voici des personnages que les circonstances de leur état, de leur caste, de leur sexe, de leur intelligence naturelle destinent à des manières d’être précises et qui excitent notre rire parce qu’un engouement les détermine à se concevoir autres que ne les a faits la nature et la société, à assumer un rôle où ils trébuchent, où leur inexpérience leur fait commettre mille bévues, où le milieu les dessert constamment. L’assurance, où on les voit, d’être semblables à ce qu’ils imaginent, achève de les rendre ridicules et fait d’eux, en même temps, des dupes faciles entre les mains de qui sait flatter leur manie.

Les Arnolphe, les Sganarelle et les Bartolo relèvent du même cas. La croyance chez Sganarelle qu’il peut inspirer l’amour et la certitude où on le voit d’être aimé pour lui-même expliquent seules qu’il soit aveugle à la grossièreté des ruses où il se laisse prendre. L’Avare nous montre avec son mal une hypertrophie du pouvoir de préférer aux jouissances positives des jouissances irréelles, apprêtées par l’esprit, et Le Malade imaginaire nous fait voir la physiologie même asservie à ce pouvoir d’imaginer.

Le même mode de vision dont on a donné avec le Bovarysme la formule fera apparaître également chez les héros comiques de tout autre auteur ce que l’on remarque ici de ceux de Molière. Cette revue du théâtre ancien et moderne démontrera à qui voudra l’entreprendre l’universalité de cette proposition, à savoir, que tout le rire humain tient dans l’intervalle de l’angle bovaryque, dans l’écart qui se forme entre la réalité de quelque personnage et la fausse conception de lui-même à laquelle il s’attache. C’est dans cet intervalle qu’il trébuche et donne le spectacle plaisant de qui perd l’équilibre.

II

Un tel développement réclamerait pour lui seul plusieurs volumes : il serait hors de propos en une étude qui n’a d’autre objet que d’indiquer le mécanisme d’un appareil. Il suffit d’évoquer, en guise de préfacé à cette revue comique universelle dont on abandonne l’entreprise, la théorie du rire telle que Schopenhauër la formula. Elle peut être annexée expressément au point de vue que l’on expose. Schopenhauër, en effet, remarque que le rire a toujours pour origine la manifestation soudaine d’un désaccord entre deux états de connaissance relativement à un même objet, l’un de ces états fournis par un concept, l’autre par une intuition directe. Les concepts ne diffèrent pas des notions telles qu’on les a précédemment décrites. Ce sont les moyens de la pensée, dont l’intuition seule a le privilège de procurer la matière. Ce sont des formes, sous lesquelles l’esprit groupe des intuitions particulières offrant entre elles des analogies, des formes par l’entremise desquelles l’esprit met en relation, selon des rapports variés de conjonction ou d’opposition, les intuitions particulières, afin de bâtir la trame de la pensée. Mais comme la notion, le concept est le lieu de l’erreur et du coq à l’âne. Il arrive fréquemment que l’esprit comprenne par avance, sous un concept général, une intuition particulière qui n’en dépend que dans un cas particulier, une intuition qui, absolument ou dans nombre de cas, relève d’un autre concept. Sitôt que l’esprit, en proie à cette prévention, entre en contact avec l’intuition, celle-ci, qui est infaillible et exprime le rapport direct de l’esprit avec le réel, fait apparaître la contradiction ou le désaccord qu’il y a entre l’objet tel qu’il était conçu et l’objet tel qu’il est. La rencontre subite de ces deux états de connaissance fait jaillir le rire avec la même rigueur que le frottement du souffre sur un corps sec dégage une étincelle.

La mascarade, comme moyen classique du rire, est fondée sur cette loi : un corset, une crinoline, des paniers Watteau, un chapeau à plumes, un éventail, de la poudre et du fard, voici divers objets qui rentrent tous dans le concept de la parure ou de l’habillement féminins : qu’avec ces objets on costume et que l’on pare un homme mûr et aussitôt sa voix, ses gestes, sa démarche, tout ce qui, sous le déguisement, trahit sa vraie nature, va, par le contraste susciter le rire de tous. Il entre quelque chose de cette mascarade en toute occasion qui prête à rire, si abstraits que puissent apparaître tout d’abord le propos où l’aventure. Schopenhauër a rassemblé sur ce sujet une collection d’exemples variés : on les trouvera au chapitre VIII des suppléments à son premier livre du Monde comme volonté et comme représentation, sous ce titre : À propos de la théorie du ridicule.

Tous les actes positifs d’un être qui se conçoit autre qu’il n’est relèvent de cette théorie du rire telle que Schopenhauër l’a exposée. Ils ont tous pour effet de rendre manifeste la contradiction qui existe entre la réalité véritable de l’individu et sa réalité présumée. Les auteurs comiques présentent toujours leurs personnages au public sous ce double jour : chacun de ceux-ci subsume sous un concept général, représentatif de la qualité et de la quantité d’une énergie déterminée, — une énergie particulière, la sienne propre, qui ne relève jamais de ce concept. Il suit de là qu’aux yeux du spectateur mis au fait de la prétention du personnage, tous les actes de celui-ci font apparaître, au moyen d’une, intuition directe, la contradiction qu’il porte en lui, le défaut d’équilibre et d’harmonie dont son énergie est atteinte et qui la rend boiteuse.

Le théâtre comporte un autre emploi du phénomène bovaryque : le héros, en vue d’un but, simule un personnage qu’il sait distinct de lui-même. C’est lui qui fait ici de la psychologie appliquée : avec le cynisme d’un esprit lucide et sachant qu’il est autre, il se pare, aux yeux de la dupe qu’il a choisie, de qualités générales dont la représentation existe par avance, sous forme de notion, dans tous les esprits : générosité, vertu, bonté piété, religion et il compte, pour établir sur celle-ci son empire, que, prenant le change, elle l’identifiera avec ces concepts que son attitude évoque. Avec ce calcul voici Tartufe personnage de transition entre le drame et la comédie.

III

Il n’y a pas à insister sur les cas où le Bovarysme est chez l’individu cause de tragédie. On a indiqué déjà, à l’occasion de Mme Bovary elle-même, que la comédie fait place au drame sitôt que le phénomène a pour théâtre l’âme d’un personnage pourvu d’une énergie violente. Celui-ci ne s’en tient pas aux gestes qui imitent l’extériorité du modèle : il exige que des actes réels lui témoignent de son identité avec ce modèle dont il diffère, il entreprend les tâches où celui-ci triomphait. Aux prises avec ces réalités positives son inaptitude, sa faiblesse, son inexpérience causent sa ruine : l’intervalle où le personnage de comédie trébuchait lisiblement se creuse pour lui en un abîme où il se brise. Il y a du Titan vaincu dans cette forme du Bovarysme qui se ravale aussi jusqu’à rendre compte des faits les plus vulgaires, de toutes les catastrophes physiques, de tous les accidents divers, qui ont pour origine une présomption de force ou d’habileté.

À côté de ces cas que chacun imagine et qui relèvent chez l’individu d’une présomption quant à la valeur de son intelligence de son adresse ou de sa force physique on ne va retenir ici, comme exemples de ce Bovarysme tragique, que ces fausses conceptions que, sous l’empire du milieu, mœurs et coutumes, l’individu se forme de sa sensibilité. Il est une jalousie qui se venge et tue, il existe une irritabilité qui, excitée, n’assouvit sa fureur que dans le sang, celui de l’offenseur ou de l’offensé. Ces ressentiments extrêmes, en raison même de leur intensité, ont été pris pour modèles en la plupart des sociétés humaines. C’est sur de tels exemples que s’est formé le code de l’honneur. L’opinion, qui exalte ces manières de sentir, persuade à chaque individu qu’il est indigne de ne pas les éprouver et plus d’un les accepte pour règle de sa conduite, par crainte du mépris d’autrui et de soi-même, qui ne les eût pas soupçonnées si elles ne lui avaient été imposées par ouï-dire. Ainsi on en vient à agir au gré d’une sensibilité que l’on croit avoir et que l’on n’a pas.

Le point d’honneur, tel que le fixe la coutume de chaque nation, prend sur la plupart des consciences individuelles un empire souverain et on y voit l’opinion, glus forte que la nature, déformer et façonner ce qu’il y a de plus intime dans un être, ses instincts. Des hommes sont morts d’un coup d’épée parce qu’un maladroit leur avait froissé l’orteil, qui, délivrés du joug de la coutume, n’eussent point songé à mettre en péril la vie même de leur offenseur. Le hara-kiri, au Japon, est une conséquence, plus paradoxale encore et plus extrême que notre duel, des exigences du point d’honneur. La coutume exige ici que l’offensé ne survive pas à l’humiliation de l’outrago. Tandis qu’il s’expose chez nous à être tué par un adversaire plus adroit, il se donne lui-même la mort au Japon en s’ouvrant les entrailles. On n’a garde de citer ces effets du préjugé et de la coutume dans un but de dénigrement et pour les tenir en mépris d’un point de vue misérable de rationalisme grossier. On les donne en exemple. Il n’est pas téméraire, semble-t-il, de penser que plus d’un de ces morts volontaires que l’on invoque a pour cause une suggestion de la coutume, qui, déplaçant le centre de gravité de l’individu, le contraint à se concevoir très différent de ce qu’il est : il sacrifie alors, de la façon la plus tragique, à cette fausse conception de soi-même sa propre personne et son instinct de conservation le plus fort.

On voit donc que la coutume, différente d’un pays à un autre, est pour les habitants d’un même pays un-principe de suggestion uniforme. Gommé les sensibilités sur lesquelles s’exerce cette suggestion, bien que parentes, sont loin d’être identiques, il en résulte que l’étude des différentes coutumes dévoilerait la source d’un Bovarysme abondant pour peu qu’il fût possible de mettre en regard de chaque coutume une collection de cas individuels. Fidèle au parti pris dont on s’est fait une méthode, de n’indiquer ici que les directions générales vers lesquelles la vue peut se porter, on se borne à signaler ce champ d’investigation psychologique qu’une longue étude parviendrait seule à épuiser.

IV

Avant de clore ces considérations sur le Bovarysme des individus on va seulement retenir trois cas où le phénomène se manifeste avec une grande clarté et où les éléments qui le composent se montrent assemblés selon des proportions très diverses.

Le premier de ces cas est le Bovarysme de l’enfance. Si l’on excepte les anomalies telles que le délire et la folie, où la personnalité se voit modifiée par des causes nettement pathologiques, l’enfance est l’état naturel où la faculté de se concevoir autre se manifeste avec le plus d’évidence. Ce pouvoir montre ici ce qu’il a d’essentiellement humain par généralité et par la prépondérance avec laquelle il s’exerce. Il semble, durant cette première période de la vie humaine, que l’effort héréditaire employé tout entier à composer le squelette, les tissus et les nerfs, et, d’une façon générale, l’être physiologique, soit impuissant alors à opposer une résistance importante, en ce qui touche à la mentalité, aux images-notion suscitées par le milieu. Aussi voit-on que l’enfant témoigne d’une extraordinaire sensibilité à l’égard de toutes les impulsions venues du dehors, en même temps que d’une avidité surprenante à l’égard de toutes les connaissances acquises par le savoir humain et enfermées dans •les notions qui les rendent transmissibles. Cette sensibilité fait qu’il n’hésite pas à s’attribuer les goûts et les penchants dont l’image lui est fortement suggérée par ses lectures ou par l’exemple. Mayne Reid et Fenimore Cooper, lui inspirent l’amour de la vie sauvage et avec des plumes dans la tête, un arc et des flèches, l’enfant s’élance sur le sentier de la guerre : aux Champs-Élysées, aux Tuileries, ou dans le jardin provincial de ses parents, il rencontre des serpents et des lions, toute la faune des forêts vierges. Il colle son oreille au ras du sol et il entend retentir les cris de la tribu ennemie. Dans ses jeux, il se transforme le plus souvent en grande personne et il devient à son gré un général, un médecin ou un empereur ; mais il peut être aussi bien, car il est protéiforme, chien, cheval, oiseau. Il galope à la façon des quadrupèdes, ou il vole les bras étendus comme des ailes. Et ces métamorphoses dépassent les limites du jeu ordinaire ; la feinte risque à tout moment de devenir réalité : il arrive que le hardi chasseur, à l’affût derrière un tronc d’arbre, soit pris de panique, à entendre le rugissement du tigre qui s’approche et qu’il s’enfuie en courant vers les genoux de sa bonne.

En faisant appel à ses propres souvenirs chacun peut se représenter combien est pauvre à cet âge le pouvoir sur l’esprit de la réalité, combien grand, au contraire, le pouvoir de déformation de l’esprit à l’égard du réel. L’enfant joue avec la causalité même : il modifie sans hésiter le déterminisme des phénomènes. Une petite fille distribuait des gros sous à des camarades de son âge : « Tu n’en auras plus pour toi », disaient celles-ci, mais la petite prodigue, pour répondre à l’argument, montrait son jardin et, entre une touffe de résédas et une bouture de géranium, désignait une place où elle avait semé des gros sous pour en avoir un pied. La petite Zette de MM. Margueritte, pour s’identifier avec les mouches qui bruissent autour de son lit, veut monter comme elles le long des murs de sa chambre jusqu’au plafond ; elle saule, tente avec ses mains de se retenir, glisse et s’étonne ; pour favoriser ses premiers essais, elle drosse des chaises contre le mur, monte sur cet échafaudage qui s’effondre, tombe et se fait une bosse au front. C’est là un exemple parfait de Bovarysme puéril, car à se concevoir autrement qu’il n’est, l’enfant s’attribue les qualités et les aptitudes du modèle qui l’a fasciné : il se réalise tel qu’il se veut jusqu’au moment où la réalité commune contredit son pouvoir de réalisation individuelle. C’est ainsi que bien des vocations enfantines se brisent à l’épreuve des examens, démontrant l’inaptitude de l’intelligence au but qu’elle a poursuivi. D’autres fois, c’est la constitution physique de l’adulte qui se montre en désaccord avec la présomption du premier âge : celui que la gloire d’Annibal ou de Napoléon enflamma pour le métier des armes, se révèle de complexion délicate. Il est inhabile à tous les exercices, son humeur est débonnaire. De semblables erreurs sur la personne sont loin d’être insignifiantes : par leur fait, l’énergie individuelle est détournée de ses fins pendant la période où elle est le plus propre à s’amplifier et à se définir.

En même temps que l’enfant, sous l’empire de l’enthousiasme qu’excitent en lui les images, risque de s’attribuer des pouvoirs qu’il n’a pas, de s’appliquer à des exercices et à des études auxquels il est impropre et de négliger ses aptitudes réelles, l’avidité dont il témoigne à l’égard de la notion, le dispose mieux que quiconque à s’assimiler toute la part de mensonge et d’erreur que comporte la science humaine. Son avidité a, en effet, pour contre partie une foi sans réserve en la chose enseignée. La notion imprimée lui confère des certitudes plus fortes que ne fait même la chose vue. Pendant une longue période, la notion, par son caractère d’universalité, l’emporte en autorité sur ses expériences individuelles. Il suffit, pour s’en rendre compte, de mettre en doute devant une petite fille, quelque proposition de son catéchisme ou quelque récit de son histoire sainte. Si l’enfant ne croit à une plaisanterie, elle conclut à l’ignorance de celui qui a tenu le propos, plutôt que d’être ébranlée dans une conviction qui se confond pour elle avec la réalité même. Son pouvoir de fonder ses certitudes sur la foi, sur l’adhésion au contenu des notions, l’emporte sur son pouvoir de les fonder sur le fait observé. C’est parce qu’ils connaissent bien ce mécanisme, que les partis politiques, quelle que soit la pensée qu’ils représentent, apportent une telle passion à s’emparer des sources de l’enseignement. Ils savent que l’éducation est un moyen tout-puissant de contraindre les enfants à se concevoir, dans leurs rapports avec le monde extérieur, avec les hommes et avec les idées, selon l’idéal qui leur aura été apprêté et distribué dans la notion.

V

À côté de cet état, commun à tous les hommes, où la tendance à se concevoir autre témoigne d’une sensibilité si grande, voici deux autres cas plus particuliers, qui peuvent s’opposer l’un à l’autre. Bien qu’observés déjà, et souvent décrits, ils recevront quelque clarté du fait d’être rattachés à la loi dont on expose ici le caractère général. L’un constitue un Bovarysme par excès d’énergie, et l’autre un Bovarysme par défaut. Le premier, est le Bovarysme de l’homme de génie, le second, celui du snob.

Le Bovarysme de l’homme de génie n’a pas reçu, comme le snobisme, Un nom spécial, mais un cliché bien connu le désigne et ouvre une rubrique sous laquelle se classent aussitôt nombre de faits analogues. Ce cliché, c’est le violon d’Ingres. Le maître impeccable de la ligne que fut Ingres appréciait, on le sait, sa virtuosité de musicien au-dessus de ses dons naturels de peintre ; surtout il en jouissait davantage, et avec plus de passion. Or, beaucoup d’autres grands hommes commirent dans les appréciations qu’ils portèrent sur eux-mêmes des fautes de critique analogues. Chateaubriand, qui ne restera dans la mémoire des hommes que pour avoir écrit quelques phrases d’une sonorité, d’une construction et d’un rythme parfaits, adéquates aux sentiments de mélancolie passionnée qu’il y exprima, Chateaubriand estimait en lui le politique et l’homme d’État qui portait ombrage au premier consul. Quelques passages des Mémoires d’outre-tombe mettent en scène cette prétention de l’écrivain avec des traits qui font sourire. Victor Hugo, le maître des constructions verbales, le rhéteur génial du rythme et du mot, offre un spectacle plus pénible par l’importance qu’il attache à la médiocrité de sa pensée philosophique ou politique. Il n’est pas jusqu’à Gœthe, qui ne donne quelques signes d’aveuglement sur son propre génie. On sait le prix qu’il attachait à ses travaux de naturaliste, de physicien ou de chimiste : dans l’un des entretiens avec Eckermann, il déclare qu’il donnerait tout son œuvre pour sa seule théorie des couleurs qui, depuis, a été reconnue fausse. « Je ne me fais pas illusion, dit-il, sur mes œuvres poétiques. D’excellents poètes ont vécu de mon temps, il y en a eu de meilleurs encore avant moi, et il n’en manquera pas de plus grands parmi ceux qui nous succéderont ; mais que, dans la difficile question de la lumière, je sois le seul de mon siècle qui sache la vérité, voilà ce qui cause ma joie et me donne la conscience de ma supériorité sur un grand nombre de mes semblables. » Ce n’est pas à dire pourtant que Gœthe lut sans valeur au point de vue scientifique. Il apporta dans ce domaine les qualités d’un cerveau supérieur et parfois même son admirable génie éclate encore, en cet ordre, par des vues de devin : le premier en botanique il a émis l’idée que la fleur était la reproduction de la feuille, perçant ainsi sous le voile des diversités superficielles l’unité du plan physiologique. La prétention d’Ingres non plus ne fut pas injustifiée et des lettres d’Ambroise Thomas attestent la réalité de ses qualités d’exécutant. Mais il faut se souvenir ici que le Bovarysme ne consiste pas seulement à préférer une qualité que l’on n’a pas à une qualité que l’on possède. Le Bovarysme existe, a-t-on dit, dès que l’ordre hiérarchique des énergies se montre interverti dans l’esprit et dans l’appréciation de celui qui possède ces énergies, dès qu’il préféra une énergie moins forte, à une plus forte. Cette faute de critique et cette préférence mettent au service d’une faculté relativement médiocre tout le pouvoir d’effort attentif et conscient, dont la faculté maîtresse se voit privée. Une perte en résulte, un rendement moindre, comme si le propriétaire d’une terre s’obstinait à ensemencer ses champs les plus incultes au détriment des plus fertiles et des plus riches.

Toutefois, dans le cas exceptionnel du génie, il ne faut pas se hâter de condamner l’intervention de cette duperie dont on ne saurait affirmer qu’elle n’ait son rôle utile. Le don génial se traduit nécessairement par le jeu d’une activité qui le manifeste : l’homme de génie n’échappe pas à cette tyrannie du don, et son organisme est en proie, du fait de sa qualité maîtresse, à une Véritable exploitation. Aussi, loin qu’il faille craindre pour lui un détournement de cette force dominatrice, peut-être faut-il penser que s’exagérant et agissant sans trêve, elle risquerait de le briser. Peut-être faut-il penser que les fausses vocations, où il prend le change sur lui-même, sont un dérivatif et qu’appliquant son énergie à des tâches moins dispendieuses, elles procurent à celle-ci une détente favorable.

La part d’inconscience qui entre dans l’exercice de son activité la plus haute explique d’autre part comment l’homme de génie risque de prendre le change sur son destin. L’absence du sentiment de l’effort, qui n’est point toujours synonyme d’une moindre dépense, l’aveugle sur l’intérêt et la grandeur des œuvres qu’il réalise, au lieu que cette sensation d’effort, intervenant dans les tâches où il voudrait en vain exceller, contraint son attention, excite en lui un désir de possession et de victoire.

VI

L’homme de génie se conçoit autre qu’il n’est par excès d’énergie, le snob fait de même par défaut. C’est un débile et il sait ce qu’est la force. Il est inhabile aux tâches les plus médiocres, et il sait qu’il, est des tâches supérieures. Ainsi fait, il ne peut supporter la vue de sa faiblesse, c’est pourquoi secrètement son instinct de conservation le plus fidèle s’ingénie à la lui cacher. Il s’agit pour lui de se déguiser à sa propre vue derrière un masque de supériorité. Il faut qu’il se reflète dans sa propre conscience autre qu’il n’est, revêtu d’apparences où il prenne le change sur sa propre personne. Il ne peut être question pour lui d’acquérir les talents qu’il convoite ; aussi, le sûr instinct qui le guide lui défend-il de tenter des essais où il échouerait et où se briserait le masque de sa supériorité. C’est donc, dans la faculté d’apprécier dans le goût, dans le jugement qu’il fait tenir le sentiment de sa valeur. Avec soin il évite les œuvres. Il a pour devise « comprendre c’est égaler » et tout bas ajoute « c’est surpasser ». Réfugié dans les admirations, il tiré sa gloire personnelle des œuvres des autres. De son incompétence à l’égard des tâches les plus communes il a su conclure à un raffinement qui ne le destinait qu’aux plus hautes. La même incompétence motive ses jugements : impuissant à concevoir les raisons des opinions les plus ordinaires, à ressentir les goûts les plus simples, il se prévaut de cette impuissance pour se targuer de sublimité. Il adopte en toute matière les sentiments excentriques ; le rare, le précieux, le bizarre, l’exceptionnel lui sont la marque du beau. Son souci est de ne point penser selon les modes ordinaires car il ignore que les hommes ne diffèrent pas entre eux par leurs opinions qui sont marchandises communes, mais par les raisons, selon qu’elles sont superficielles ou profondes, ’grossières ou délicates, qui les persuadent de ces opinions.

Il va donc tenir pour suspectes les manières de penser les plus générales. Cela est bien raisonné de sa part : outre qu’à se voir isolé du vulgaire il pourra croire qu’il a pris au-dessus de lui son essor, l’instinct secret de sa faiblesse lui commande d’éviter les contacts. À professer des opinions à la portée commune sur des sujets accessibles à tous, il risquerait de s’en faire remontrer par chacun. La pauvreté de son esprit percerait aux motifs de ses jugements. Au contraire le choix du précieux le protège. Par la rareté des objets auxquels il s’applique, il en impose à tous ceux qui, comme le personnage de Molière, trouvent une chose d’autant plus belle qu’ils la comprennent moins. L’adhésion de tous ceux-ci déjà lui hausse la tête au-dessus d’une multitude. Quelques esprits réservés et modestes ne se hasardent point à considérer des matières aussi subtiles et leur silence semble un aveu de sa supériorité. Il arrive même que des penseurs ingénieux lui fassent honneur de motifs d’admirer très spécieux, que par paradoxe ils découvrent, et que le snob n’eût point soupçonnés. Enfin si par hasard son admiration s’adresse à quelque objet admirable en vérité, il peut se faire que des hommes éminents se laissent prendre à sa mimique. Car le snob ne se risque pas à discourir ; son grand art, où quelques-uns vraiment excellent, est de composer et parer son silence ; toute la science de son jeu est de ne point s’expliquer, de s’en tenir à une attitude, à une expression, à un geste, tout au plus à quelque adjectif.

À n’offrir ainsi qu’une façade, à clore hermétiquement tous les jours par lesquels il pourrait livrer le spectacle de son dénûment, le snob court la chance de faire quelques dupes. Ce n’est point là son but. Le snob n’est rien moins qu’un intrigant intéressé à faire prendre aux autres afin de les exploiter, une fausse opinion de lui-même. C’est lui-même qu’il tient à convaincre de sa supériorité, et comme aucun de ses actes ne peut lui tenir lieu de preuve à cet égard, il cherche en autrui des témoignages. Le snob est sincère, et s’il s’inquiète de fournir aux autres hommes des prétextes de le juger favorablement, c’est afin que leur illusion vienne au secours de la sienne : c’est lui qu’il supplie qu’on trompe. Aussi est-il prêt à lier société avec qui l’apprécie sur la parade de ses dehors et à rendre admiration pour admiration.

Il suit de là que la nécessité de farder son impuissance qui l’a tout d’abord contraint à s’isoler, à fuir toutes les occasions de concours avec les autres hommes, à se soustraire, par l’étrangeté de son souci, à toute comparaison, lui souffle ensuite par un singulier retour l’esprit de coalition. Il lui faut bien se différencier de tous les autres par quelque admiration singulière afin de se donner un prétexte de se préférer ; mais s’il demeurait dans son isolement, son suffrage solitaire n’aurait pas le pouvoir de soutenir la croyance qui le nourrit. Aussi le snobisme ne vient-il à maturité que dans des milieux suffisamment denses et parmi des conditions avancées déjà de sociabilité. Favorisé par ces circonstances, il se développe simultanément chez plusieurs sujets prédestinés qu’un même dénûment et un même besoin de simulation assemblent en coterie. Sous l’empire de nécessités identiques, les snobs se comprennent sans mot dire. Ils s’accordent sur quelques signes auxquels ils se reconnaissent ; à la vue de ces signes ils se prêtent main-forte. « Nul n’aura de l’esprit hors nous et nos amis. »

C’est dans le fait de cette coalition secrète que le snobisme trouve sa force. Sitôt qu’ils sont parvenus à s’unir voici les snobs dispensés d’agir, car ils n’ont recours pour réaliser leur illusion qu’à la foi qu’ils se dispensent les uns les autres, et, qui cherche à justifier sa valeur par des œuvres n’est point des leurs. Eux, s’expriment selon les rites ; ils connaissent le signe. C’est un geste, une coiffure, c’est un port de tête, un mot, une piété en commun pour un nom d’artiste nouveau ou oublié, et ce signe, qui symbolise leur supériorité, reçoit son efficacité et sa puissance de suggestion de l’unanimité de leur accord.

Dans une allocution prononcée à l’Académie, M. Lemaître a énuméré les snobismes littéraires : et il nous a montré les snobs, à commencer par les Précieuses de l’Hôtel de Rambouillet, s’assemblant successivement autour de diverses modes de l’esprit, — autour d’une théorie, avec la règle des trois unités faussement attribuée à Aristote, avec le naturisme de Rousseau, avec le pessimisme de Schopenhauër, — autour d’une école d’art, avec l’engouement pour les préraphaélites, pour Botticelli, pour John Bums, — autour d’une nouveauté littéraire ou philosophique, avec l’intellectualisme, le culte du moi, l’occultisme, le symbolisme. Il nous les a montrés misant sur le succès de tous les noms nouveaux, sur celui de Racine remplaçant Corneille dans l’admiration de la cour et de nos jours sur ceux de Tolstoï, d’Ibsen ou de Nietzsche.

D’une façon générale ce qui détermine le suffrage des snobs lorsqu’ils s’attachent soit à quelque opinion, soit à quelque nom de philosophe, d’écrivain ou d’artiste, c’est la nouveauté et la rareté du choix, c’est l’obscurité de l’objet sur lequel il se fixe. Car cette nouveauté et cette rareté prouveront aux snobs, si leur jugement est ratifié, la perfection de leur goût, tandis qu’en raison de la difficulté du jugement à porter, il leur sera permis de rejeter l’insuccès sur la bassesse du vulgaire. En même temps l’obscurité du sujet leur permet, durant un temps, de s’en tenir à un enthousiasme qu’aucune critique ne peut atteindre, à des formules d’admiration qui échappent à tout contrôle. La franc-maçonnerie du signe remplaçant l’acte complexe de l’intelligence sera donc ici toute-puissante, et ce qu’il faut admirer c’est l’étrange puérilité des simulacres qui, fortifiés par la vertu de l’association, suffisent à pénétrer les snobs de la conscience de leur valeur. On ne rappellera ici que certaine manière de donner la main en écartant le coude et relevant l’épaule d’un geste saccadé qui, durant un temps, classa son homme parmi ceux du bon ton et fut un brevet de distinction. À ce geste, qui relève de l’ankylose et de l’orthopédie, des snobs se reconnurent et en s’agréant se dispensèrent, le réconfort de leur estime mutuelle. Un zézaiement, un grassaiement, quelque autre défaut de prononciation ont, en d’autres temps, tenu le même office. S’agit-il de se convaincre que l’on possède, au lieu de la distinction suprême du bon ton, la supériorité de l’esprit, les procédés ne sont pas empreints d’une moindre niaiserie ni ne sont d’un emploi plus difficile. Molière a merveilleusement fait voir cette puérilité du moyen lorsqu’il le montre dans ses Précieuses employé du premier coup avec succès par des laquais : Mascarille et Jodelet ont à peine prononcé quelques phrases de charabia que Cathos et Madelon les reconnaissent comme des leurs, tiennent pour de grands esprits ces faux petits-maîtres et prennent meilleure opinion d’elles-mêmes parce qu’elles ont su leur plaire.

Cette pauvreté des moyens de suggestion auxquels le snobisme a recours méritait qu’on la signalât, parce qu’elle implique l’étonnante sensibilité de cette faculté de prendre le change en quoi consiste le Bovarysme. Il a semblé qu’en rattachant à ce cas général cette forme ancienne de la présomption à laquelle l’esprit contemporain a ajouté une nuance, qu’en montrant la source profonde où le snobisme se forme, les définitions qui en ont été données jusqu’ici recevraient quelque précision. Le snobisme d’ailleurs s’il est une manifestation superficielle du Bovarysme n’en est pas moins une illustration très fréquente, en même temps qu’une très stricte dépendance. Le snobisme a tout prendre est un Bovarysme triomphant, c’est l’ensemble des moyens employés par un être pour s’opposer il l’apparition, dans le champ de sa conscience, de son être véritable, pour y faire figurer sans cesse un personnage plus beau en lequel il se reconnaît. Or ces moyens sont efficaces. En sachant à propos se singulariser et se coaliser tour à tour, les snobs réussissent à faire tenir une réalité dans un simulacre, et à opérer la substitution de personne qui est la condition de leur bonheur.