(1913) La Fontaine « III. Éducation de son esprit. Sa philosophie  Sa morale. »
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(1913) La Fontaine « III. Éducation de son esprit. Sa philosophie  Sa morale. »

III.
Éducation de son esprit. Sa philosophie  Sa morale.

Je vous parlerai aujourd’hui de l’éducation d’esprit de La Fontaine, puis de sa philosophie générale, car il est bien certain qu’il a une philosophie, quoique un peu flottante, et enfin de sa morale, qui est une suite assez naturelle de sa philosophie.

De l’éducation de son esprit, j’ai déjà dit un mot quand il s’est agi de vous parler de ses premières études. Je parlerai aujourd’hui de l’éducation d’esprit qu’il s’est donnée à lui-même pendant toute sa vie. Il a commencé, évidemment, il a commencé par trois poètes très inégaux, certainement, les uns comparativement aux autres, mais par trois poètes, à savoir Malherbe, Marot et Voiture.

Je vous dirai que nous sommes là sur un terrain très sûr et que nous savons presque la date des lectures que La Fontaine a faites de ces trois poètes, car dans son premier poème  non, ce n’est pas tout à fait le premier  mais enfin dans un poème qu’il a fait dans sa jeunesse, à savoir dans Clymène, il nous parle à plusieurs reprises et avec éloge de Malherbe, de Marot et de Voiture.

(Je ferai tout à l’heure une petite réserve.)

Voilà ses trois premiers maîtres, incontestablement.

Un peu plus tard, semble-t-il, il s’est mis à Horace, puisqu’il dit avec beaucoup de netteté :

Horace, un peu plus tard, me dessilla les yeux.

Le passage vaut que je vous le lise tout entier, et du reste il n’est pas long, et il a son importance. C’est beaucoup plus tard, dans son Epître à Huet, qu’il nous fait cette petite confidence sur son éducation littéraire :

Je pris certain auteur autrefois pour mon maître :
Il pensa me gâter. A la fin, grâce aux dieux,
Horace, par bonheur, me dessilla les yeux.
L’auteur [l’auteur qu’il avait pris pour son maître]
L’auteur avait du bon, du meilleur, et la France
Estimait dans ses vers le tour et la cadence.
……………………………………………………..
Mais ses traits ont perdu quiconque l’a suivi.
Son trop d’esprit s’épand en trop de belles choses,
Tous métaux y sont or, toutes fleurs y sont roses.

De qui est-il question, puisqu’il ne nomme pas ? Je n’entrerai pas dans une discussion qui nous entraînerait beaucoup trop loin, qui consisterait à se demander presque hémistiche par hémistiche qui La Fontaine désigne ici. Je vous donne ma conclusion ; je suis persuadé qu’il s’agit, non pas de Malherbe, comme quelques-uns ont incliné à le croire, mais de Voiture. C’est ici que je rappelle que, même dans Clymène, il avait nommé Horace, ou l’avait fait nommer par Apollon, qui figure comme personnage de Clymène, et il l’avait fait nommer avec honneur.

Il renonça donc à Voiture, et probablement un peu à Marot, ce qu’il ne dit pas précisément, car il est bien certain que l’influence de Marot ne se montra pas du tout dans la plupart — je dis la plupart — de ses poèmes, de ses productions littéraires. Cependant il ne pouvait pas s’empêcher de songer à Marot quand il faisait des contes ou quand il parlait des contes qu’il avait écrits, et dans la préface de son second recueil de Contes, Marot est encore nommé avec révérence.

De la même époque — nous sommes encore à l’époque de sa jeunesse — il faut encore nommer l’Astrée d’Honoré d’Urfé. L’amour de La Fontaine pour l’Astrée a, du reste, continué toute sa vie. Je vous ai cité les vers célèbres :

Étant petit garçon, je lisais son roman
Et je le lis encore ayant la barbe grise.

Je dois de plus vous indiquer que fort avant dans sa vie littéraire et dans sa vie proprement dite, La Fontaine dit encore :

Des bergères d’Urfé chacun est idolâtre.

Voilà pour sa jeunesse : Voiture, Marot, Malherbe, Horace et l’inévitable Astrée, car elle passait pour inévitable à cette époque-là, et je dois déclarer  certains d’entre vous sont certainement du même avis pour l’avoir lue  je dois déclarer que l’Astrée n’est nullement méprisable et, par endroits, n’est rien de moins que délicieuse.

Plus tard, ceux que La Fontaine a étudiés, ce serait long à énumérer, mais c’est très facile à résumer : il a étudié tout, à très peu près tout. Les lectures de La Fontaine sont innombrables. Ces lectures variées remontent à l’antiquité, dont il connaît très bien certaines parties, dont il me semble ignorer complètement certaines autres, mais certainement Horace encore, Virgile, Stace, très probablement, mais je ne suis pas absolument sûr, Phèdre incontestablement, Babrios, le fabuliste de la décadence ; Homère avant tout et Platon, qui a été l’adoration même de sa vieillesse, comme Louis Racine nous l’apprend, et pour lequel il avait une espèce de fétichisme, de religion superstitieuse.

Voilà, ce me semble, à peu près tout pour ce qui est des Grecs et des Latins. Pour ce qui est des modernes, il a lu des Italiens, et en très grand nombre, et il est incontestable qu’il les a extrêmement pratiqués. Il les traduit, comme vous savez, dans les Contes, il les traduit, on le voit, avec une complaisance visible et attendrie. Les Espagnols, non ; cependant il a encore le regard tourné de ce côté-là, mais enfin, je ne connais que le fameux Paysan du Danube, qu’il a tiré d’un auteur espagnol tout récemment traduit. Ce qui est le plus important, c’est qu’il est le seul homme de son temps qui soit remonté dans la littérature française au-delà de Montaigne. J’exagère un peu, mais enfin que lisait-on au dix-septième siècle du seizième siècle ? On ne lisait que Montaigne et Rabelais, et Rabelais beaucoup moins, j’en suis absolument persuadé, sans avoir pu faire une statistique scientifique, on le lisait beaucoup moins que Montaigne. On lisait continuellement Montaigne. C’était le bréviaire des hommes du dix-septième siècle. Mais La Fontaine ne s’est pas borné là. La Fontaine a connu et Montaigne et Rabelais, et Bonaventure des Périers, Beroalde de Verville, de Noël du Fail, et un très grand nombre d’écrivains du seizième siècle, et l’on voit qu’il en est épris. C’est là sa plus grande originalité au milieu de son temps, qu’il embrasse une période considérable de la littérature française et qu’il en fait son profit. Sa polyphilie, comme il a dit ailleurs, était, à cet égard-là, infinie. Il l’a dit, et il ne s’est pas borné, comme vous l’avez vu, à dire :

Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles…, etc.

il a été plus précis, plus explicite ; dans cette même lettre à Huet, l’évêque de Soissons, il nous dit ceci :

Je chéris l’Arioste et j’estime le Tasse ;
Plein de Machiavel, entêté de Boccace,
J’en parle si souvent qu’on en est étourdi.
J’en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi.

Au point de vue de l’éducation d’esprit de La Fontaine, c’est ce vers qu’il faut retenir :

J’en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi.

À la vérité, le Nord, à cette époque-là, c’était la France, car il est bien certain que La Fontaine n’a pas lu Shakespeare, ni Marlowe, mais il veut dire : « Je lis les Français, les Italiens, quelquefois même un peu d’Espagnols, et je lis les auteurs anciens. »

Autre particularité, et très importante, à laquelle on a fait attention et sur laquelle j’appelle la vôtre, il n’était pas seulement un livresque, comme a dit Montaigne, il tirait sa fable souvent d’aventures qui lui étaient racontées, de choses présentes, de choses du temps. Il n’était pas seulement un livresque, il était un actualiste, si vous me permettez d’unir un instant ces deux mots, dont l’un est un archaïsme et l’autre un néologisme.

En effet, vous voyez que, par exemple, le Paysan du Danube est de l’actualité, puisque c’est d’un auteur tout récemment publié qu’il le tient. Nous voyons encore que le Curé et le Mort est une aventure vraie, une aventure qui est arrivée du temps de La Fontaine. Il s’agit d’un comte de Boufflers dont le cercueil écrasa le prêtre qui l’accompagnait au cimetière. La fable des Lapins lui a été donnée par La Rochefoucauld. Les Deux Rats, le Renard et l’Œuf, sont tirés du journal d’un voyage fait aux Indes orientales. L’histoire bizarre, singulière, est, paraît-il, vraie : un rat volant un œuf et se faisant tirer par la queue comme un chariot par un autre rat. Il paraît que cela était arrivé à fond de cale, dans les profondeurs d’un vaisseau allant aux Indes, et avait été observé, puis raconté à La Fontaine. De même les Souris et le Chat-Huant. Vous vous rappelez la fable de ce chat-huant devenu impotent, qui entretient, qui nourrit des souris dans son trou d’arbre comme une provision pour sa vieillesse ; il les nourrit avec des grains qu’il leur donne en abondance. C’est un récit qui a été fait à La Fontaine par un de ses savants amis fréquentant chez Mme de La Sablière, qui le tenait de certains religieux. De même encore le Renard polonais. Le Renard polonais est une histoire qui lui a été racontée, et ici nous en sommes absolument sûrs, puisqu’il nous le dit lui-même, qui lui a été racontée par Sa Majesté Jean Sobiesky.

Mais voici beaucoup plus. Ecoutez ce récit,
Que je tiens d’un roi plein de gloire.
Le défenseur du Nord vous sera mon garant :
Je vais citer un prince aimé de la Victoire.
Son nom seul est un mur à l’Empire ottoman :
C’est le roi polonais. Jamais un roi ne ment…

Il va sans dire qu’il termine par une petite épigramme à sa manière, pleine de bonne humeur.

Telle est l’éducation d’esprit de La Fontaine. C’est une éducation encyclopédique quoique sans surmenage ; l’on ne voit pas La Fontaine ardent et fougueux à la lecture non plus qu’au travail de production, mais c’est évidemment un homme qui, beaucoup plus que la plupart des hommes de son temps, s’est inquiété de se donner une littérature, une documentation littéraire considérable.

Je vous ai dit, de plus, et je vous le répète, qu’il se donnait en même temps, facilement à la vérité, mais enfin avec une certaine sollicitude, une éducation scientifique assez importante, causant avec les savants qu’il rencontrait chez Mme de La Sablière, étudiant Descartes, s’éprenant de cette nouvelle philosophie « subtile, engageante et hardie » ; enfin il n’y avait aucune des grandes avenues de la connaissance en son temps qu’il n’eût pénétrée et parcourue.

 

La philosophie de La Fontaine — car il a une philosophie — a une certaine originalité composite. C’est à peu près comme cela que je la définirai. La philosophie de La Fontaine consiste en ceci ou à très peu près et — sommairement — elle est bien ce que je vais vous dire, je crois : La Fontaine est un épicurien (au point de vue des connaissances qu’il s’est données et de sa tournure d’esprit, non plus au point de vue de son caractère). Il est certain que La Fontaine a pratiqué la philosophie épicurienne d’une façon assez forte, d’une façon assez pénétrante. J’en ai un exemple. Je remarque ceci ; quand il nous fait son discours — le Discours à Mme de La Sablière — sur l’âme des bêtes, avez-vous remarqué qu’il donne une certaine âme  mais non pas l’âme tout entière, mais non pas l’âme humaine  qu’il donne une certaine âme aux animaux, une âme imparfaite et grossière, inférieure à la nôtre, mais qui est une âme, c’est-à-dire une sensibilité, une intelligence, et même peut-être une imagination ou une intuition. Enfin, il leur donne une âme. Mais laquelle ? Il leur donne une âme grossière, il leur donne une âme lourde et enveloppée, il leur donne une âme qui ne raisonne pas.

Or, que nous a dit Gassendi, au commencement, ou au premier tiers du siècle ? Il nous a dit qu’il y avait trois âmes : une âme végétative, une âme sensitive et une âme raisonnable. Une âme végétative, voilà pour les végétaux, pour les plantes ; une âme sensitive, voilà pour les animaux ; une âme raisonnable, voilà pour l’homme. Par conséquent, la notion philosophique que nous donne La Fontaine dans son Discours à Mme de La Sablière est tout simplement empruntée à Gassendi. Ceci me paraît assez remarquable. Or, Gassendi est le représentant, au dix-septième siècle, comme vous le savez, de la philosophie épicurienne, de la philosophie de Lucrèce ; il est un élève de Lucrèce, et il n’est pas autre chose. Sans doute La Fontaine a pu emprunter cette distinction, cette classification à un autre que Gassendi ; car elle est banale dans l’école ; mais le siècle est partagé entre Descartes et Gassendi et il est probable que, si La Fontaine connaît cette classification, c’est qu’il a fréquenté chez Gassendi.

Remarquez, de plus, que La Fontaine manque rarement une occasion d’attaquer les stoïciens. Voilà les hommes, voilà les philosophes qu’il ne peut pas souffrir. Vous vous rappelez la célèbre fable où l’on voit un paysan, un rustre, un sauvage, presque, qui crible de coups de cognée son arbre parce qu’il a vu un autre émonder le sien.

« Cet homme ne vous représente-t-il pas, dit le fabuliste, un indiscret stoïcien ? L’indiscret stoïcien veut couper radicalement, en leurs racines, toutes passions humaines. C’est en cela qu’il a tort. Il faut rectifier les passions humaines et les émonder comme on émonde un arbre, et non pas autre chose. »

C’est un exemple frappant — et je l’ai choisi exprès — mais il n’est pas le seul, de l’anti-stoïcisme de La Fontaine. Il est revenu souvent là-dessus.

Philosophie épicurienne, c’est bien le premier trait qu’il fallait mettre en lumière, et ceci est à mon avis très réel. Cependant, La Fontaine admet, et semble admettre avec beaucoup de complaisance et de plaisir, la notion de la Providence. Je ne dirai pas que ses fables sont pleines de la notion de la Providence, mais cette notion revient très souvent, à beaucoup de reprises, dans ses fables. Ai-je besoin de vous citer la fameuse fable de Garo, de Garo prétendant que la Providence aurait dû suspendre les citrouilles au chêne, et adapter les glands à une plante qui rasât la terre ? Vous savez ce qui est arrivé à Garo pour cette supposition bizarre et un peu niaise, et pour son intention de vouloir rectifier la Providence, et vous savez la conclusion :

Dieu fait bien ce qu’il fait.

De même, nous voyons la fable de Jupiter et le Métayer, du métayer qui demande à Jupiter de disposer de l’humidité et de la chaleur, et qui réussit à compromettre, même à perdre complètement sa récolte, et qui finit par reconnaître que Jupiter sait mieux ce qu’il nous faut que nous autres.

Je pourrais citer beaucoup de fables dans le sens de la croyance en la Providence.

Maintenant, ceci bien posé, en principe : c’est un épicurien qui admet la notion de la Providence, notion que les épicuriens n’admettaient pas, il y a là une réserve très considérable, très originale aussi, et qui montre la liberté d’esprit de La Fontaine qui n’est jamais celui qui jure sur la foi d’un maître   maintenant il a fait, relativement à la philosophie déjà classique de son temps, déjà en possession de l’admiration et de l’adhésion du public, il a fait une sécession aussi incontestable, qui est celle de la croyance à l’âme des bêtes, j’y reviens, mais à un autre point de vue que tout à l’heure.

Il croyait à l’âme des bêtes, oui, mais il a senti le besoin de faire une sorte d’exception, de faire une sorte de répartition particulière que je vous ai indiquée déjà tout à l’heure. Mais encore pourquoi ? A cause du scrupule de Descartes sur l’immortalité de l’âme. Ceci est un peu délicat, mais vous allez tout de suite très facilement comprendre.

Pourquoi Descartes tenait-il tant à ce que l’on déniât l’intelligence aux bêtes ? Tout simplement parce qu’il voyait dans cette croyance en l’âme des bêtes un terrible danger, un danger immense. Pourquoi encore ? Parce que celui qui croira à l’âme des bêtes pourra ne pas croire à l’immortalité de l’âme humaine. Là-dessus Descartes est d’une précision à laquelle il n’y a rien à désirer, qui ne laisse certainement rien à désirer. « Au reste, je me suis étendu ici sur le sujet de l’âme à cause qu’il était plus important ; car après l’erreur de ceux qui nient Dieu, laquelle je pense avoir ci-dessus assez réfutée, il n’y en a point qui éloigne plus tôt les esprits faibles du droit chemin de la vertu que d’imaginer que l’âme des bêtes soit de même nature que la nôtre, et que, par conséquent, nous n’avons rien à craindre ni à espérer après cette vie, non plus que les mouches et les fourmis. Au lieu que lorsqu’on sait combien elle diffère, on comprend beaucoup mieux les raisons qui prouvent que la nôtre est d’une nature entièrement indépendante du corps, et par conséquent, qu’elle n’est point sujette à mourir avec nous. »

Vous le voyez, la grande raison pour laquelle les cartésiens ne voulaient pas que l’on attribuât une âme aux bêtes et voulaient que l’on considérât les bêtes comme des machines, cette raison est une raison religieuse ; une raison de philosophie spiritualiste, si vous voulez, mais, en même temps, une raison religieuse. Vous n’ignorez pas à quel point Descartes, que les libres penseurs actuels considèrent comme un ancêtre, était profondément religieux et pratiquement. Or, La Fontaine a les mêmes scrupules ou respecte ces scrupules. Alors il est pris entre son idée, qui est aussi celle d’autres personnes (celle de Mme de Sévigné, par exemple, protestant avec énergie contre le machinisme des bêtes), il est pris entre cette idée que les animaux ont un esprit, que les animaux ont une âme, et cette autre idée qu’il est très dangereux que l’on croie à l’âme des bêtes.

Alors, vous savez  je vous l’ai déjà un peu indiqué  vous savez le compromis auquel il recourt. Il dit, comme Gassendi du reste, il dit : Eh bien ! les bêtes ont une âme, mais elles ont une âme différente de la nôtre, et qui n’est pas susceptible d’immortalité. Pourquoi ? Peut-être parce qu’elle est un peu matérielle, et, à cause de cela, elle périt comme toute matière, et elle ne va pas rejoindre les célestes phalanges. Et je serais bien étonné, bien scandalisé, semble-t-il dire, que l’on m’accusât de vouloir faire croire à une pareille chose.

Que ferai-je, dit-il, de l’âme des bêtes ? Ceci : Je chercherai une matière très subtile ; je subtiliserai un morceau de matière que l’on ne pourrait plus concevoir sans effort,

Quintessence d’atome, extrait de la lumière,
Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor
Que le feu… Car enfin…

Voyez, La Fontaine s’anime, il discute, évidemment, comme chez ses amis.

… Car enfin, si le bois fait la flamme,
La flamme, en s’épurant, peut-elle pas de l’âme
Nous donner quelque idée ? Et sort-il pas de l’or
Des entrailles du plomb ? Je rendrais mon ouvrage…

Il se voit fabriquant l’âme des animaux ; il est charmant…

… Je rendrais mon ouvrage
Capable de sentir, juger ; rien davantage.

Sentir, juger ! L’âme sensitive dont je parlais plus haut et intelligente ; âme de sensation et âme d’intelligence. Rien de plus. Une intelligence rudimentaire.

… Sans qu’un singe jamais fît le moindre argument.
À l’égard de nous autres, hommes…

Nous autres, hommes, nous avons une autre âme, nous en avons deux : nous avons cette âme sensitive, et nous avons de plus l’âme raisonnable, l’âme qui peut être immortelle.

A l’égard de nous autres, hommes,
Je ferais notre lot infiniment plus fort ;
Nous aurions un double trésor :
L’un, cette âme pareille en tous, tant que nous sommes,
Sages, fous, enfants, idiots,
Hôtes de l’univers, sous le nom d’animaux ;
L’autre, encore une autre âme, entre nous et les anges
Commune en un certain degré ;
Et ce trésor à part créé
Suivrait, parmi les airs, les célestes phalanges,
Entrerait dans un point sans en être pressé,
Ne finirait jamais, quoique ayant commencé.

Et comme il faut toujours que La Fontaine sourie :

Choses réelles, quoique étranges…

Il redevient sérieux immédiatement :

Tant que l’enfance durerait,
Cette fille du Ciel en nous ne paraîtrait
Qu’une tendre et faible lumière ;
L’organe étant plus fort, la raison percerait
Les ténèbres de la matière,
Qui toujours envelopperait
L’autre âme imparfaite et grossière.

Il n’est pas facile de faire une dissertation philosophique plus nette, plus précise, avec des mots d’une propriété plus exacte, et en même temps avec cette grâce, cette facilité, cette souplesse de style…

Donc, voilà la philosophie de La Fontaine dans ses traits généraux. Un épicurien, au fond ; une grande réserve : il croit à la Providence, il croit à l’intervention de la divinité dans les affaires humaines. Réserve encore très importante, il est frappé de ce qu’il y a de vénérable, et peut-être d’indispensable à la moralité dans la créance en l’immortalité de l’âme, et pour ne pas compromettre cette créance en l’immortalité de l’âme, pour la sauver, il a recours à des distinctions qui lui permettent de dire qu’il y a une âme chez les animaux, mais qui n’est pas capable d’éternité ; qu’il y en a une autre chez les hommes, qui en est capable.

 

Je passe à la morale de La Fontaine.

Je ne vais pas répéter ce que je vous ai dit de sa moralité personnelle, et ici il faut faire une très grande distinction. Il y a la moralité d’un homme, et il y a la morale qu’il prêche ou sur laquelle il raisonne. Par parenthèse, vous n’ignorez pas que, le plus souvent, il y a peu de rapports entre la moralité d’un homme et la morale qu’il professe. Quelquefois il y en a ; mais, le plus souvent, il n’y en a pas beaucoup. Or il y a d’assez grands rapports entre la moralité de La Fontaine et la morale qu’il professe. La moralité de La Fontaine est nulle, la morale de La Fontaine n’est pas nulle, elle est un peu meilleure que sa moralité, mais enfin, il y a encore d’assez grands rapports entre sa moralité et sa morale.

Je crois bien que c’est M. Doumic qui a dit un jour, avec le ton de la polémique : « Oh ! si vous trouvez un atome de morale dans les fables de La Fontaine, monsieur, c’est que vous avez de l’imagination ! »

Je suis à peu près, à très peu près, de l’avis de M. Doumic là-dessus. Cependant, je vous montrerai que La Fontaine — je le crois — touche à la morale, à quelque chose, du moins, qui peut s’appeler une morale ; cela à certains moments ; mais je reconnaîtrai aussi que ces moments sont assez rares.

Il faut s’entendre et toujours bien définir avant d’entrer dans une exposition qui peut être une petite discussion dans une certaine mesure. Qu’est-ce que j’entends donc par morale ? Oh ! je ne vous donnerai pas une définition philosophique bien abstruse et bien quintessenciée. J’appelle morale quoi que ce soit qui fait que l’homme préfère — préfère quelquefois ou préfère souvent — l’intérêt d’autrui à son propre intérêt. La morale, c’est ce qui désintéresse un homme de lui.

A l’aide de cette petite définition, examinons les fables de La Fontaine. Mais je vous demande de faire auparavant une petite distinction qui me paraît très importante, et comme elle est, en définitive, favorable à La Fontaine, il m’est très agréable de la faire. Cette distinction est celle-ci :

Il faut, quand on lit les fables de La Fontaine, voir ce qui est simple constatation des faits, et voir ce qui est conseil, précepte plus ou moins explicite ou plus ou moins implicite donné par l’auteur. Or je dirai, à la décharge de l’accusé La Fontaine, je dirai que la plupart de ses fables sont des constats, sont des constats de faits. La Fontaine ne vous dit pas : Il faut que la raison du plus fort soit toujours la meilleure ! Il nous dit :

La raison du plus fort est toujours la meilleure, Nous l’allons montrer tout à l’heure.

C’est-à-dire : nous allons montrer que les choses se passent ainsi.

Ceci est très important pour juger La Fontaine, parce que les trois quarts  je ne fais pas de statistique non plus cette fois-ci, les trois quarts ce serait aller peut-être un peu loin  mais la grande majorité des fables de La Fontaine n’a que ce ton. C’est le ton d’un homme qui constate parce qu’il a observé. C’est le ton d’un La Bruyère qui, probablement, ne nous donne pas comme étant ce qui doit être tout ce qu’il nous montre, et ce serait bien scandaleux que La Bruyère nous donnât tout ce qu’il nous montre pour ce qui doit être. Eh bien, La Fontaine constatant, je vais commencer par là, et puis ensuite j’arriverai à La Fontaine qui semble donner un conseil, qui semble donner un précepte, et qui le donne en effet.

Constatations. Les constatations de La Fontaine sont assez tristes. Il n’a pas observé le monde avec des yeux qui auraient jeté sur lui un voile, et un voile brillant. Il l’a bien vu  je me garderai de dire tel qu’il est  mais enfin, tel que l’ont vu la plupart des pessimistes et des satiriques. Ses constatations sont celles-ci :

Le fort est le roi de ce monde. Exemple à l’appui : la Génisse, la Chèvre, la Brebis et le Lion.

La première part doit m’appartenir, dit le lion, parce que je suis le roi. La seconde par droit : ce droit, vous le savez, c’est le droit du plus fort. La troisième me doit échoir encore parce que je suis le plus vaillant… Quant à la quatrième…

Si quelqu’une de vous touche à la quatrième,
Je l’étranglerai tout d’abord.

La force, voilà ce qui règne sur le monde. Vous retrouvez la même constatation dans le Loup et l’Agneau, ce Loup et l’Agneau — j’y reviendrai peut-être — qui irritait les nerfs de Napoléon Ier, vous verrez pourquoi. On trouve exactement la même constatation dans les Animaux malades de la peste. Ce sont les plus forts, c’est le plus fort, et après lui ceux qui sont les plus forts, qui gouvernent et qui ont le droit pour eux, et

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Et non seulement les jugements de cour, mais les jugements du monde entier, de tous les hommes. Le plus fort, voilà le roi.

Ensuite vient le plus rusé, le plus adroit, le plus habile. Après le plus fort vient le plus rusé. Exemple à l’appui : le Renard et le Bouc. Le bouc reste au fond du puits, parce qu’il est un imbécile. Il n’est pas permis, dans la société animale, et évidemment La Fontaine songe à la société humaine, il n’est pas permis d’être sot. Il faut être très intelligent, très adroit, très habile, et n’avoir aucune générosité mêlée aux qualités précédentes. De même dans la fable le Loup et le Renard, de même dans les Obsèques de la Lionne. C’est dans les Obsèques de la Lionne que La Fontaine montre le mieux, et avec une sorte de rire sarcastique, qu’en définitive c’est le Normand, — dans le sens péjoratif du mot  qu’en définitive c’est l’habile, le rusé, l’adroit et le flatteur qui l’emporte là où l’Alceste des animaux, je veux dire l’ours, a perdu complètement la partie.

Le résumé de ces constatations de La Fontaine, on le trouverait et on doit le trouver dans la fable suivante, à la fin de la fable suivante : l’Araignée et l’Hirondelle.

Jupin, pour chaque état, mit deux tables au monde :
L’adroit, le vigilant et le fort…

Voilà les rois du monde.

L’adroit, le vigilant et le fort sont assis
A la première ; et les petits
Mangent leur reste à la seconde.

Voilà le résumé des constatations sociales ou historiques de La Fontaine.

Il n’est pas, sans doute, il n’est pas encourageant ; mais il n’y a rien à dire ici à La Fontaine, il ne fait que regarder et prendre des notes, exactement comme le plus poétique, le plus éloquent et le plus charmant des reporters.

Nous arrivons à La Fontaine donnant des conseils ou semblant bien en donner. Nous arrivons à sa morale, à la morale que l’on peut appeler la morale de La Fontaine. Nous arrivons à ce qu’il nous a donné comme règle de vie et d’existence.

C’est ici qu’il faut faire attention et voir comme les degrés de la morale de La Fontaine.

Si vous me le permettez, je commencerai et cela dans une intention qui lui est favorable, je commencerai par le degré le plus bas. Ce que La Fontaine nous conseille — j’ai dit que je commencerai par le degré le plus bas — c’est la lâcheté, c’est la veulerie, c’est la pleutrerie. Il a dit et vous savez dans quelle fable :

Le sage dit, selon les gens :
Vive le roi ! vive la ligue !

Ici, il n’y a pas une constatation. Il y a « le sage dit… », et c’est nous dire : voilà ce qu’il faut faire. Il ne faut jamais déclarer son opinion et il faut, selon les gens, être noir ou blanc. En somme, c’est le « sauve qui peut ! » de Voltaire. Voltaire a dit : « Le monde est un sauve qui peut ! » — « Oui, tâchez de vous tirer d’affaire le mieux possible et un peu par tous les moyens. Voilà ce que j’ai, aujourd’hui du moins, à vous recommander. »

Voilà le premier degré de La Fontaine moraliste.

A un degré un peu au-dessus, ce que La Fontaine nous recommande, c’est la résignation, la résignation aux choses telles qu’elles sont, en supposant toujours qu’elles ne peuvent guère être autrement. La résignation est pour lui, certainement  ici je suis plus sûr de moi que tout à l’heure  le fond de sa philosophie. Sa philosophie est une philosophie de la résignation ; c’est bien cela ! Par exemple, le Paon se plaignant à Junon. Le paon trouve qu’il a un plumage merveilleux, mais qu’il a une voix contestable, et il se plaint à la maîtresse céleste, à sa patronne, à Junon, il se plaint de cette injustice qu’on a à son égard. Junon lui répond : « Il s’agit de se résigner. Si tu te plains de n’avoir pas une jolie voix, je t’ôterai de plus ton plumage. » Avis aux hommes qui regrettent toujours de n’avoir pas les qualités qui leur manquent et qui les réclament à la Destinée. De même les Grenouilles qui demandent un roi, qui ne sont pas contentes de leur roi soliveau, et qui demandent un roi un peu plus vivant. Jupiter, qui est très malin, qui est très malicieux, leur envoie une grue qui les croque. « Il fallait se résigner à votre soliveau », voilà certainement le conseil de La Fontaine. De même encore le Berger et la Mer, l’admirable fable de le Berger et la Mer, qui, elle, s’adresse plus directement aux hommes. Il s’agit d’un berger qui a pratiqué le commerce, qui a fait des négociations financières, qui a fait « des affaires », qui a tout perdu, et qui, ensuite, résigné à son sort, instruit par l’expérience, regarde les vaisseaux arriver au port avec une parfaite indifférence stoïcienne.

« Vous voulez de l’argent, ô mesdames les Eaux ?
Dit-il ; adressez-vous, je vous prie, à quelque autre :
Ma foi ! vous n’aurez pas le nôtre. »

Conseil, donc, de résignation, conseil qui consiste à vous dire, quand on a perdu son argent, de ne pas courir après. C’est un conseil très pratique.

De même encore l’Ane et le petit Chien. L’Ane et le petit Chien, c’est la résignation aussi à nos défauts physiques ou intellectuels. Le petit chien se voyait l’objet des caresses et des amours de son maître, et pourquoi ? Parce qu’il savait donner la patte. Alors l’âne qui, ici, comme toujours dans la Fontaine, est un sot, va aussi présenter sa patte au maître, et on sait comme il a été accueilli, et quels coups de Martin-Bâton ont été la récompense, ou plutôt la punition de son incartade. Il faut savoir se résigner aux défauts que nous avons  Il faut surtout savoir se résigner à la mort. Relisez la Mort et le Mourant, qui est la seconde traduction du discours de la nature à l’homme dans Lucrèce. Vous savez assez que la première traduction de ce discours est dans Montaigne.

Voilà le second des conseils moraux de La Fontaine, la résignation.

Troisième degré, en montant toujours, le travail. Il faut travailler. La Fontaine n’a pas consacré beaucoup de fables à cette idée morale, mais il en a consacré un certain nombre qui sont très soignées, qui ne sont pas sans doute l’expression de sa philosophie pratique, car il n’a jamais rien fait, mais de cette philosophie, vous savez, qu’on a pour les autres. En tout cas, il recommandait le travail. C’est, par exemple, dans le Vieillard et ses enfants, le trésor dans le champ, symbole qui veut dire : il y a un trésor qui est le travail que vous ferez et qui vous reviendra en ressource, en revenus et en fortune. Le Charretier embourbé. Un charretier implore Jupiter, et Jupiter lui répond qu’il veut qu’on se remue ; il veut d’abord que l’on travaille, et ensuite il récompense le travail s’il lui plaît, mais avant tout : « Aide-toi, le ciel t’aidera. » De même — car c’est encore l’éloge du travail à un certain égard — la charmante fable de le Lièvre et la Tortue, qui veut dire, non pas précisément qu’il faut travailler continuellement et comme d’arrache-pied, mais qu’il faut organiser son travail d’une façon sérieuse et méthodique :

Rien ne sert de courir, il faut partir à point.

Une tortue qui sait quelles sont ses ressources, quels sont ses pouvoirs, quelles sont ses puissances, arrivera au but avant un lièvre étourdi et flâneur.

Donc « sauve qui peut » ! d’abord, puis résignation, puis travail.

En quatrième lieu, au quatrième degré, toujours en montant, prudence. La prudence, la prévoyance, la prévision exacte ou à peu près exacte de l’avenir en raison de l’expérience que l’on a acquise dans le passé, c’est peut-être ce que La Fontaine a le plus recommandé au monde. Tous ces animaux qui tombent dans une disgrâce — presque tous du moins — y tombent parce qu’ils ont manqué de prévoyance, de prudence, qu’ils n’ont pas été avisés. C’est, par exemple, le Loup, la Chèvre et le Chevreau. Le petit chevreau, lui, est très prudent, très avisé, c’est pour cela qu’il s’est sauvé à lui-même la vie, car sa mère, en sortant, lui avait donné le mot d’ordre, le mot de passe, elle lui avait dit d’exiger le mot d’ordre de tout animal qui frapperait à la porte, et ce mot d’ordre était comme vous le savez : « Foin du loup et de sa race. » Le loup avait entendu ce mot d’ordre et il est venu le dire à la porte du chevreau. Mais le chevreau, qui était très intelligent, s’est avisé que deux sûretés valent mieux qu’une, et il a demandé au loup patte blanche.

Conseil de prudence, de prévoyance, d’esprit avisé dans les circonstances difficiles et, du reste, dans toutes les circonstances. De même le Corbeau voulant imiter l’Aigle. Le corbeau est un sot qui, voyant l’aigle enlever un agneau, croit qu’il en fera bien autant et reste empêtré dans la toison de l’animal  C’est encore de la prudence, de la prévoyance, de la justesse d’esprit que de ne pas juger les gens sur la mine, et nous avons la fable le Cochet, le Chat et le Souriceau. Celui-ci est un sot qui a bien failli mourir, car il a cru trouver un ami dans le chat et un ennemi dans le coq, alors que c’était tout le contraire.

Enfin, et ceci est encore de la prudence  je ne vous donne du reste que les exemples les plus saillants  ceci est encore de la prudence, ne pas faire trop d’attention aux propos, ne pas vouloir suivre les indications, les conseils que tout le monde vous donne, car autant il y a de têtes autant il y a d’avis, et l’on ne saurait jamais ce que l’on a à faire si l’on écoutait les propos divers. Et ceci c’est la fable de le Meunier, son Fils et l’Ane.

Nous en sommes au quatrième degré. Le cinquième est celui-ci : La Fontaine recommande  je vous disais que c’était la prudence qu’il avait le plus recommandée, je ne sais pas si c’est la prudence qu’il a recommandée le plus souvent  La Fontaine recommande la médiocrité. C’est encore de la résignation et aussi de la prudence, mais c’est surtout le goût de la médiocrité conçue, désirée comme une chose excellente, comme un état divin. La médiocrité de condition, d’état, de fortune, etc., c’est le bonheur. C’est Horace qui l’a dit ; non pas le premier, car les philosophes grecs l’ont souvent dit, mais c’est Horace qui l’a dit d’une façon immortelle lorsqu’il a créé cette expression : Aurea mediocritas que nous répétons encore. Comme Horace, La Fontaine considère la médiocrité comme étant d’or, comme étant le métal même du bonheur.

Sur le bonheur de la médiocrité vous avez, par exemple, les Deux Mulets, le mulet financier, le mulet qui porte les trésors de la gabelle et le mulet du meunier : le meunier qui porte les trésors de la gabelle est attaqué par les bandits ; le mulet du meunier se tire d’affaire et, ce qui est du reste très vilain, il insulte au malheur de son camarade. Mais enfin le bonheur, c’est dans la médiocrité qu’il faut le chercher et surtout il ne faut pas être, comme le mulet de finances, fier de sa fortune, fier des dons de la destinée, car ils ont quelque chose d’incertain.

Vous avez encore, dans le même ordre d’idées, le Loup et le Chien. Le loup, qui préfère sa vie indépendante et pauvre à la servitude que le chien accepte. Ce n’est pas seulement ici la médiocrité, c’est même la pauvreté, la pauvreté hardie et fière, la pauvreté indépendante et farouche, que semble, pour une fois, recommander La Fontaine. Vous avez encore le Berger et le Roi, où sont exposés les inconvénients de la grandeur, les misères attachées aux fonctions élevées, et où tout cela est exposé avec, non plus beaucoup de bonhomie, mais avec beaucoup d’éloquence, et d’éloquence presque lyrique. Lorsqu’un poète, et n’importe qui, du reste, prend le ton lyrique, soyez sûrs qu’il y a des chances pour qu’il soit un peu plus convaincu qu’à l’ordinaire. Il y a, à la vérité, des gens qui savent prendre tous les tons, même le lyrique, sans conviction intime, mais enfin mon observation subsiste, ou à peu près.

Vous avez encore les Souhaits. Les Souhaits sont plus nettement une instruction directe. Vous savez qu’il y a, au Mogol, des Follets qui font office de valets, qui tiennent la maison propre, qui ont soin du ménage et quelquefois du jardinage. Un de ces Follets était chez des Indiens, dans un ménage, chez un bon couple d’Indiens, et s’occupait, comme je viens de vous l’indiquer, de la maison et du jardin. Il est envoyé, par les ordres de la Destinée qui préside au sort des Follets, il est envoyé des Indes en Norvège, dans les pays du Nord. Cela l’attriste ; et pour récompenser ses hôtes des soins et de l’amitié qu’ils ont eus pour lui, il leur dit : « Vous savez, j’ai un privilège : je peux vous permettre de faire trois souhaits, pas un de plus, et ces souhaits seront exaucés. » Voilà ces bonnes gens qui, comme tout le monde aurait fait, ou à peu près, commencent par demander la fortune, cela va de soi. La fortune les entraîne dans de tels ennuis, dans de telles incommodités, dans de tels chagrins, et le domaine à administrer, et les comptes avec les financiers, et les grands seigneurs qui leur empruntent, enfin les inconvénients de la fortune sont si visiblement perçus par eux, si nettement éprouvés par eux presque tout de suite, qu’ils demandent la médiocrité. La médiocrité leur revient, ils en sont heureux, et au départ du Follet, ayant encore un souhait à faire, ils demandent la sagesse. « C’est un trésor qui n’embarrasse point. » Ils demandaient ce qu’ils avaient, car, du moment qu’ils demandaient la médiocrité, ils avaient la sagesse.

Voilà donc les principaux textes de La Fontaine relativement au bonheur de la médiocrité et au grand avantage qu’elle a sur les autres états sociaux.

Très directement encore, comme dans les Souhaits, plus directement encore dans le prologue de Philémon et Baucis, il s’exprime ainsi :

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux :
Ces deux divinités n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille ;
Des soucis dévorants c’est l’éternel asile ;
…………………………………………………    
L’humble toit est exempt d’un tribut si funeste ;
Le sage y vit en paix et méprise le reste :
Content de ses douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des rois ;
Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne,
Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour,
Rien ne trouble sa fin : c’est le soir d’un beau jour.

Le ton est lyrique, et le ton est infiniment pénétrant, autant qu’il montre que l’auteur est de cette idée pénétré lui-même.

Voilà le cinquième degré, qui nous rapproche déjà de la morale, pas beaucoup en vérité ! Reprenez la définition que j’ai donnée, et que je crois être assez juste, de la morale. La morale, c’est quelque chose qui nous persuade de préférer les autres à nous. Si cette définition est exacte, la morale n’a pas commencé là même où nous en sommes, car le bonheur de la médiocrité, c’est de la morale, si vous voulez, mais de la morale d’intérêt bien entendu. Or, la morale d’intérêt personnel, d’intérêt bien entendu, c’est la morale de La Fontaine. Seulement, il faut le reconnaître  et c’est ici que je me sépare un peu de l’opinion radicale exprimée jadis par M. Doumic  il y a quelques fables, — je reconnais qu’il y en a peu  il y a quelques fables où La Fontaine a recommandé quelque chose qui peut nous persuader qu’il est un vrai moraliste. Il a recommandé la solidarité et la bonté. La solidarité et la bonté, c’est déjà une morale, c’est déjà quelque chose qui nous détache de l’intérêt personnel, même bien entendu.

La solidarité, il nous la recommande dans le Cheval et l’Ane. Le cheval qui, probablement, était un cheval de guerre, ne portait rien sur son dos ; le mulet était surchargé. Le pauvre mulet supplie le cheval, son compagnon, son compagnon hautain, de le décharger d’une partie de son fardeau. Le cheval s’y refuse en véritable gentilhomme dur, en véritable « grand seigneur méchant homme », comme a dit Molière, en seigneur cruel. Le mulet succombe sous le faix, et sa charge est mise sur le dos du cheval. Évidemment, il y a là une leçon de solidarité. Vous savez la fable que je vous ai déjà citée et qui commence par ces très beaux mots :

Il se faut entr’aider ; c’est la loi de nature.
L’âne un jour pourtant s’en moqua…

Il s’agit de l’âne qui n’a pas voulu interrompre son repas, son festin, pour se coucher, pour se pencher de telle manière que le chien pût prendre à dîner dans la hotte. L’âne est, lui aussi, puni de son mauvais cœur.

La bonté et la solidarité sont encore exprimées dans la fable le Loup et les Brebis, dans la fable aussi de le Villageois et le Serpent, mais moins, parce que, évidemment, dans la fable le Villageois et le Serpent, ce n’est pas précisément la bonté qui est recommandée, c’est l’ingratitude, qui est honnie, qui est condamnée, puisque le serpent, qui s’est révolté contre le manant qui l’avait sauvé, est coupé en quatre par ce même manant et puni du supplice de mort.

Ce serait à peu près tout. Il est certain que de fables véritablement morales, dans La Fontaine, de fables qui dépassent résignation, prudence, goût de la médiocrité et goût du travail, vous n’en trouverez point, si ce n’est les cinq ou six que je viens de mentionner.

En somme, c’est la morale de l’intérêt bien entendu, du véritable intérêt bien entendu, qu’a soutenue La Fontaine, et non pas une autre et presque jamais une autre. Avec sa brutalité ordinaire, Nietzsche lui dirait : « Oui, vos vertus, travail, prudence, économie, résignation, tout cela ce sont des vertus ménagères, ce sont des vertus de bêtes de troupeau, ce ne sont pas des vertus nobles, ce ne sont pas des vertus élevées. Il n’y a rien qui sente le surhomme et qui sente le héros dans vos fables. » Il est certain qu’il aurait parfaitement raison. Voilà pourquoi un certain nombre de grands esprits, et d’esprits justes, mais peut-être un peu sévères, ont dénoncé les fables de La Fontaine comme immorales. Il y a trois grands noms à vous citer ; c’est le nom de Jean-Jacques Rousseau, le nom de Lamartine et le nom de Napoléon Ier.

Jean-Jacques Rousseau  j’ai encore le temps de vous indiquer une très jolie contradiction de Jean-Jacques Rousseau  Jean-Jacques Rousseau, dans l’Emile, reprochait très vivement à La Fontaine d’avoir recommandé de véritables vices moraux par le tour qu’il donne à ses fables : « Voyons, dit-il en substance, le Renard et le Corbeau. Le corbeau est dupe, le renard est un fripon. Lisez cela à un enfant, soyez sûr qu’il voudra être le renard. Voilà à quoi vous arrivez. De même, le Renard et le Bouc, par exemple. Soyez sûr que l’enfant ne songera qu’à se moquer du bouc qui est assez imbécile pour se prêter au renard comme une échelle pour que le renard sorte du puits  Est-il bête, dira-t-il, ce bouc ? Et il voudra être le renard. » — Or ! je dirais, si je me le permettais avec de si grands hommes, je dirais à Jean-Jacques Rousseau : « — Eh bien ! mais ! Et la bonté initiale de la nature, et l’homme qui est né bon, et l’homme qui est né avec toutes les vertus mais que la société a dépravé, qu’en faites-vous de cette grande théorie qui est la vôtre ? Si l’enfant, l’enfant très jeune qui n’a pas encore été dépravé par la société, si l’enfant, très jeune, veut être le loup, ou veut être le renard, je crois qu’il y a, en vérité, une contradiction de cette observation que vous faites maintenant avec votre théorie générale ! » — Toujours est-il que Rousseau a été frappé de ce qu’il y avait de peu généreux dans les fables de La Fontaine et il a protesté contre elles, et il a supplié qu’on ne les donnât pas à apprendre aux enfants.

Napoléon Ier pensait de même avec une petite nuance. Il disait : « Ces fables, je les comprends, mais elles sont ironiques, les enfants ne peuvent pas comprendre l’ironie, c’est-à-dire prendre la fable juste au rebours du texte où ils la lisent :

La raison du plus fort est toujours la meilleure,
Nous l’allons montrer tout à l’heure.

L’enfant va dire : « Eh bien ! c’est ce qu’il faut croire ; il faut croire que le loup a raison, il est le plus fort, sa raison est la meilleure. L’enfant aura-t-il la force de comprendre qu’il faut prendre ces choses à rebours et qu’il y a de l’ironie dans cette singulière moralité ? » Napoléon me paraît avoir raison.

Enfin Lamartine. C’est lui qui était un surhomme, c’est lui qui était un héros, c’est lui qui était « la générosité même ». C’est un mot de Sainte-Beuve, et il n’y a rien de tel comme les hommes comme Sainte-Beuve, pour savoir ce que c’est que la générosité, parce que nous comprenons très bien ce que nous sommes et aussi le contraire de ce que nous sommes. Il n’y a rien de plus sûr, et on peut croire Sainte-Beuve sur ce point. Mais laissons l’épigramme. Il est certain que Lamartine était la générosité même. Que voulez-vous qu’il comprît à cette morale toute ménagère, à cette morale des humbles et à cette morale qui n’ouvre pas d’une façon très vaste les abîmes ni même les sources du cœur ?

Voilà ce que je conçois très bien. Et c’est pour cela que tout en reconnaissant qu’on n’est pas forcé d’être un moraliste, que quand on est un grand artiste on peut se passer d’être un moraliste, je dirai que ce n’est pas La Fontaine qui a tort, c’est nous qui avons tort de donner La Fontaine à lire à nos enfants. D’abord pour des raisons littéraires : La Fontaine a une langue très difficile, et croyez-en un vieux professeur, il n’y a pas d’auteur où l’on fasse plus de contre-sens que dans La Fontaine. Par conséquent, voilà une première raison. La seconde, c’est que, en effet, il n’a pas, pour les enfants, la morale que tout naturellement, instinctivement, ils aiment à trouver et qu’il est bon de leur apprendre.

Je ne puis pas m’empêcher de vous dire en terminant une petite anecdote qui ne m’est pas tout à fait personnelle, mais qui est de mon domestique et dont je suis sûr, puisque j’en ai été témoin.

Une petite fille de quatre ans, de qui sa mère commençait l’éducation intellectuelle et morale, entend sa mère lui lire, avec des explications, bien entendu, et éclaircissements du texte, entend sa mère lui lire la Cigale et la Fourmi. La cigale, comme vous le savez, tombée dans la misère, demande quelque subsistance à la fourmi, et la fourmi la lui refuse très nettement. L’enfant dit très catégoriquement : « Ce n’est pas ça ! ce n’est pas ça   Comment ? — Non ! La fourmi a grondé la cigale, mais elle lui a donné tout de même un peu à manger. »

La mère réfléchit et se dit : « Eh bien ! si c’est ainsi que cela commence pour la première fable, si je suis forcée de rectifier dans le sens moral toutes les fables de La Fontaine successivement, j’aime mieux y renoncer et donner à l’enfant des fables plus à sa portée ». En vérité, il aurait même fallu dire plus à sa hauteur. Cette fable, que l’on pourrait appeler la Fontaine, la Mère et l’Enfant, cette fable qui est parfaitement authentique, me paraît contenir une assez bonne leçon.