(1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Essai sur la littérature merveilleuse des noirs. — Chapitre IV. Personnages des fables. »
/ 1972
(1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Essai sur la littérature merveilleuse des noirs. — Chapitre IV. Personnages des fables. »

Chapitre IV. Personnages des fables.

Les fables et leurs acteurs. — Personnages non merveilleux des fables et des contes. — Les professions mises en scène. — But des fables indigènes. — Sont-ce des satires sociales ? — Les deux grands premiers rôles. — Le lièvre roublard et sceptique, mais serviable. — L’hyène stupide et crédule, féroce, vorace et infatuée. — Divers sobriquets de l’hyène. — Son rôle dans les contes. — Rôle de l’homme dans les fables. — Portrait peu flatté. — Animaux divers jouant un rôle fréquent dans les fables. — Le roi des animaux dans la littérature indigène : lion, éléphant et hyène ; le riz.

On ne saurait dire de ces fables, comme de celles de La Fontaine par exemple, qu’elles ont le caractère d’un enseignement voulu de morale pratique. Moraliser n’est pas leur principal but et s’il leur arrive de formuler un précepte de cette sorte c’est par hasard pur et sans que le conteur ait cherché à le faire.

Les fables ne sont pas non plus — comme on aurait tendance à le croire au premier abord — des sortes de fabliaux satiriques dans le genre des récits analogues du Moyen-Age. Elles ne visent pas, à travers l’hyène, la brutalité et l’avidité des puissants et n’exaltent pas, dans le lièvre, la roublardise de la faiblesse opprimée. Du moins il ne me le semble pas.

On pourrait objecter pourtant que la société animale comporte, dans les fables, une hiérarchie rappelant d’assez près celle de la société indigène. A la tête des animaux se trouve un roi qui est soit l’éléphant, soit le lion, soit même l’hyène102 et, qui pis est, l’araignée (chez les Agni). Le noir qui a conçu les guinné comme semblables aux hommes, au point de vue du caractère, imagine de même les animaux organisés en société semblable à la sienne mais il n’a pas pour but, en adoptant cette conception, de railler, sous un voile d’allégorie, la constitution du groupement social dont il fait partie. Il lui semble qu’il n’existe qu’une forme de société possible : la sienne, et il ne songe pas à se fatiguer l’imagination à rêver d’une autre organisation sociale.

Les fables indigènes sont donc des récits exclusivement destinés à l’amusement des auditeurs et n’ont nullement pour but d’enseigner la morale, fût-elle uniquement pratique, ni de dénoncer les abus sociaux.

Parmi ces récits, les plus nombreux — et de beaucoup — sont ceux qui rapportent les bons tours joués par maître lièvre à l’hyène, son ennemie intime. Généralement ces bonnes farces se terminent tragiquement pour la bête couarde féroce et stupide qui en est l’objet, mais la bassesse de son caractère nous l’a rendue, par avance, si antipathique et ridicule qu’on applaudit de tout cœur à la victoire du kékouma (le rusé compère).

Ce dernier a, d’ailleurs, toute sorte de droits à la sympathie. Toujours serviable, du moment qu’il ne s’agit pas de fournir un travail qui le fatiguerait, mais simplement de donner un malin conseil ou de suggérer une heureuse idée, absolument désintéressé, et ne réclamant pas de récompense pour ses bons offices, comment ne lui souhaiterait-on pas réussir dans ce qu’il entreprend ?

Avec cela rien moins que naïf ! S’il oblige gratuitement, ce n’est pas qu’il se fasse illusion sur la gratitude de ses obligés. Tout en les aidant, il les guette du coin de l’œil afin qu’ils ne lui jouent pas quelque mauvais tour tandis qu’il s’emploie à leur rendre service (V. L’homme, le caïman et le lapi.103, —Le lièvre, la panthère et les antilope.104). Il trouve sans doute sa rémunération dans cette satisfaction d’orgueil qu’il éprouve à voir que tous, même les plus forts, sont contraints d’avoir recours à son intelligence. Pour ce qui le concerne, il n’est point de mauvais pas dont il ne se tire à son honneur. Une fable le montre pris au piège (un piège grossier)105 mais on ne le garde pas longtemps (V. Le forage du puits). Quant à celle du Hibou et du lièvre, c’est le seul cas où le lièvre commette véritablement un impair et ne le rachète pas par son ingéniosité.

Je l’ai dit, il ne montre pas une ardeur immodérée pour le travail. Pourquoi se donnerait-il de la peine puisqu’avec un petit effort d’intelligence il arrive aisément à faire son profit de ce que les autres ont créé pour eux-mêmes ? (V. Le forage du puits, —La case des animaux de brousse, —Le lapin, la hyène et l’éléphant). Il élabore de la ruse aussi naturellement, je dirais presque aussi inconsciemment, qu’il boit, mange ou respire. Et ce n’est pas un mince titre à l’admiration des noirs.

Qu’il figure dans les contes ou dans les fables, c’est toujours à son honneur, différent en cela de l’hyène, dont le rôle est beaucoup plus relevé dans les contes que dans les fables où son sort constant est celui de la dupe. Maître lièvre dupe toujours en spéculant sur les défauts de ceux à qui il a affaire : gourmandise ou vanité. C’est un psychologue averti ; en dépit de sa faiblesse il vainc invariablement et c’est peut-être à cause de cette faiblesse même qu’on l’a opposé à l’hyène forte et brutale pour le piquant du contraste. Son triomphe, devient de ce fait, encore plus significatif que celui du renard sur le loup dans les fabliaux de notre pays.

Vis-à-vis de l’homme, c’est en ami qu’il se comporte toujours106. Il en serait fort mal récompensé s’il était d’un naturel confiant mais sire lièvre escompte d’avance l’ingratitude de son obligé, ce qui lui permet d’en esquiver les manifestations.

Le lièvre est souvent figuré, la kora en main. Serait-il une personnification du griot rusé tandis que l’hyène serait celle du pitre de bas étage : le founé opposé au diéli ? Ce point serait assez intéressant à élucider ; mais je n’ai pas d’éléments d’appréciation assez sûrs pour me prononcer là-dessus.

Comme toutes les dupes, l’hyène, victime du lièvre, n’en a pas moins sans cesse recours à lui et nul autre que lui n’a sa confiance. Veut-elle s’associer à quelqu’un pour une entreprise ? C’est au lièvre qu’elle s’adresse et c’est lui qu’elle charge d’en élaborer le plan. Et pourtant ces associations ne lui réussissent guère ! (V. Arcin, Le lapin, l’hyène et le somono, etc). Ceci est bien observé. Dans la vie ne voyons-nous pas la dupe aller instinctivement au charlatan, dédaignant l’honnête associé qui ne force pas l’attention par une jactance exubérante ou des dehors artificiels ?

L’hyène n’est pas seulement sotte et crédule, elle se signale en toute circonstance par son insigne mauvaise foi, mauvaise foi de brute qui se sait forte et qui n’allègue de prétexte que pour railler celui qu’elle peut écraser s’il ne feint pas de prendre pour argent comptant sa grossière explication. Malgré cela, son machiavélisme rudimentaire se retourne fatalement contre elle sitôt qu’elle a affaire au kékouma.

Quant à son avidité gloutonne, elle la manifeste dans tous les contes (V. notamment Les œufs de blissiou. — L’hyène, le lièvre et le taureau de guina. — La case de cuivre pâle). Elle ne peut retarder d’un instant l’heure de la bombance et se met l’imagination à la torture pour hâter le départ du lièvre, son guide, vers le lieu du festin.

Comment elle se comporte envers ceux qu’elle appelle ses amis, c’est ce que nous montrent les contes de L’hyène et l’homme son compère. — La famille Diâtrou à la curée. Les avanies qu’elle subit ne l’empêchent pas de rester infatuée d’elle-même au plus haut point. Ses enfants commettent-ils une maladresse ? elle est prompte à les renier et à les taxer de bâtardise car quiconque ne lui ressemble pas intellectuellement ne peut être né de ses œuvres.

Quand au courage, elle montre une prudence excessive qui ressemble à tel point à la couardise qu’il est aisé de la confondre avec ce sentiment. Une plume d’autruche piquée devant l’orifice de son terrier suffit pour la terroriser et la contraindre à subir dans cette retraite les tortures de la faim.

En un mot l’hyène a tous les défauts et pas une qualité.

Ses sobriquets. — L’hyène est un des animaux qui ont le plus de sobriquets : chose ou être de nuit (Souroufin), le puant (Soumango), le bourricot de nuit, le déterreur de cadavres (Soubobâra), Dioudiou, (onomatopée), Diâtrou, Souroukou, Niénemba (le pitre femelle). Le nom de genre est « nama ».

Je ne m’arrêterai pas davantage sur les autres animaux qui figurent dans les fables de ce recueil et — en tant que véritables animaux — dans les contes. Bien peu manqueraient à l’appel de ceux qui foisonnent sur la terre d’Afrique. Je ne vois guère que la girafe, le chacal ou le canard dont il ne soit pas parlé dans ceux que je reproduis ici. Ceux qui se représentent le plus souvent sont le boa, le charognard ou vautour d’Afrique, le lion, la chèvre, la mouche, le singe pleureur, le chien, le bœuf, la pintade, l’autruche, la tortue, l’oiseau-trompette, le cheval, le lézard, la panthère.

Je noterai cependant que le chien semble symboliser l’indiscrétion et le bavardage (V. Le chien et caméléon et conte de Delafosse : La mort du chien). Le singe, comme l’homme son semblable, y incarne l’ingratitude (V. le singe ingratLe lièvre et les pleureurs). Il représente en outre l’humeur de malfaisance.

J’ai dit que l’homme n’est que rarement présenté à son avantage dans les fables107 où il est mis en contact avec les animaux108. Dans les contes et fables de cette nature, les griefs des animaux contre lui sont énumérés soit de façon acrimonieuse, soit d’une manière plaisante, mais toujours en grande abondance et on est obligé de reconnaître que le portrait est exact et justifie la pointe du fabuliste français que le plus pervers des animaux :

Ce n’est point le serpent, c’est l’homme109.

Puisque je suis amené à parler de La Fontaine, je citerai quelques fables de lui auxquelles certains détails des contes et fables indigènes nous font penser : Livre VIII, 3. Le lion, le loup et le renard (Cf. IngratitudeLe bouc et l’hyène à la pêche). Le chat et les deux moineaux (Cf. Les calaos et les crapauds). Le coq et le renard. Livre II, 15 (Cf. L’hyène et le bouc à la pêche et L’hyène et le pèlerin).

En revanche, on chercherait vainement une fable indigène analogue à La cigale et la fourmi. Les noirs y donneraient délibérément tort à la fourmi, tant ils confondent aisément l’économie et la prévoyance avec l’avarice. (Voir à ce sujet leurs contes sur les avares). De même, ils sont trop vaniteux pour goûter la leçon de la fable « Le renard et le corbeau » et, si vraiment les griots sont pour quelque chose dans la conception des contes et des fables, on comprendra qu’ils ne soient guère disposés à prêcher une morale si contraire à leurs intérêts.

Les animaux ont leur roi comme ceux de notre littérature « fablesque », mais ce n’est pas toujours, le lion. Pour la plupart des races, c’est l’éléphant, la plus robuste, sinon la plus féroce, des bêtes de la brousse ; pour d’autres, c’est le lion ; pour quelques autres ce sera l’hyène et même… l’araignée. Celle-ci mériterait la royauté par sa rouerie et son intelligence, si on en croit les Agni. Je ne parle que pour mémoire de la royauté du riz, cette royauté étant toute allégorique dans le conte où les animaux la proclament (Choix d’un lanmdo).