(1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre III. Variétés vives de la parole intérieure »
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(1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre III. Variétés vives de la parole intérieure »

Chapitre III. Variétés vives de la parole intérieure

I. La parole intérieure passionnée ; la parole intérieure imaginaire ; leurs caractères distinctifs

Dans la description qui précède, nous avons négligé à dessein les cas où la parole intérieure se rapproche des caractères de la parole extérieure. Ils sont fréquents, et, par cela même que la parole intérieure y est plus intense, ils ont été plus remarqués que les autres, soit par les philosophes168, soit même par le sens commun, dont les observations imparfaites ont laissé une trace dans les littératures et dans les langues.

Dans la variété que nous avons décrite, la parole intérieure a toute son originalité ; elle est pour ainsi dire à l’état de perfection ; aussi cette variété extrême a-t-elle été pour nous le type de la parole intérieure, quand nous voulions l’opposer à la parole extérieure. Mais le moment est venu d’amender notre antithèse par la description des variétés vives de la parole intérieure.

Quand la parole intérieure est faible, monotone, rapide, concise, personnelle et absolument intérieure, c’est que l’âme est repliée sur elle-même et très calme ; c’est que nous pensons pour nous seuls, sans passion comme sans imagination.

Si la passion entre en jeu, la parole intérieure devient plus forte ; l’articulation en est plus précise et plus ferme, l’intonation plus variée ; la parole intérieure est devenue vivante, accentuée, véhémente, émue, un peu plus lente aussi, chaque mot ayant alors un sens plus plein, et l’âme se plaisant, pour ainsi dire, à savourer un court instant chacune de ses idées. Mais elle ne cesse pas pour cela d’être toute personnelle quant au choix et à l’assemblage des locutions ; bien au contraire : la concision et la personnalité que nous avons signalées dans le langage intérieur se montrent alors plus que jamais.

L’éveil de l’imagination produit à peu près les mêmes effets. Si je m’imagine un interlocuteur ou un auditoire, alors aussi ma parole intérieure devient plus intense, plus nette, plus variée d’intonations et plus lente ; elle est pourtant moins lente que dans le cas précédent ; elle prend l’allure exacte de la parole extérieure, c’est-à-dire qu’elle est continue, sauf les intervalles nécessaires à l’audition distincte des mots et ceux qui résultent de la nécessité de reprendre haleine ; ceux-ci, comme les premiers, doivent se retrouver dans la parole intérieure de l’homme d’imagination, car il croit entendre sa propre voix telle qu’elle est quand elle est extérieure et, par suite, soumise à d’impérieuses conditions physiologiques. — Par la même raison, la parole intérieure n’est plus alors ni concise ni personnelle : étant comme un discours adressé à autrui, elle se fait prolixe et, autant que possible, impersonnelle, afin d’être clairement entendue et d’entraîner la conviction. Enfin, comme l’imagination d’un ou de plusieurs auditeurs est la circonstance déterminante de cette modification de la parole intérieure, il est naturel que, par intervalles, elle devienne une imitation de la parole d’autrui ; aussi est-ce spécialement dans cette variété que se rencontrent des sons spécifiques étrangers aux habitudes ou aux facultés de la parole extérieure individuelle. — Dans le dialogue imaginaire, la parole intérieure est donc doublement impersonnelle : quand je crois parler, je parle, autant que je puis, le langage de tous ; puis, souvent, je suppose une réponse : alors, j’imite et la voix et les habitudes de langage de l’interlocuteur que ma fantaisie s’est donné.24

II. Suite : la reconnaissance

Lorsque nous nous remémorons des paroles que nous avons prononcées ou entendues, notre parole intérieure est dans les conditions les plus favorables pour devenir imaginaire, c’est-à-dire pour s’entourer d’images, visuelles ou autres, qui représentent les conditions dans lesquelles les paroles reproduites avaient été prononcées, et pour simuler elles-mêmes un véritable langage extérieur ; aussi la reconnaissance de la parole intérieure est-elle plus fréquente chez l’homme d’imagination que chez le méditatif, toujours à la recherche de pensées nouvelles.

Chez l’homme passionné, au contraire, elle est rare : la passion se répète souvent, mais à son insu ; elle se croit toujours nouvelle ; c’est qu’en effet, prise en elle-même, indépendamment des faits accessoires qui l’accompagnent et la modifient, elle n’est pas soumise à la loi de l’habitude ; tant qu’elle dure, elle est toujours à l’état naissant ; si elle disparaît, elle peut renaître ; mais ce n’est pas là la répétition qu’on appelle habitude ou souvenir, c’est un recommencement dont le passé ne rend pas compte. Sans doute, l’expression intérieure de la passion peut devenir habituelle ; mais la nouveauté de la chose signifiée se reflète sur le signe, qui paraît, lui aussi, nouveau, parce qu’il exprime une chose nouvelle ; le signe n’est qu’un accessoire, ce n’est pas lui qu’on écoute, et sa monotonie n’est pas remarquée.

III. Suite

Il ne faut pas croire que la parole intérieure absorbe l’attention d’autant plus facilement qu’elle est plus intense, et que les variétés vives aient, sous ce rapport, un privilège. Une parole intérieure vive par imagination n’exclut nullement la vision distincte : on peut contempler un paysage tout en imaginant un dialogue animé auquel on prend une part active. La passion est plus absorbante ; mais, dans le repos le plus complet de la passion comme de l’imagination, on peut être tout à ses pensées. Pour que la parole intérieure devienne exclusive de la sensation actuelle, il faut et il suffit qu’elle nous intéresse ; or le drame que nous imaginons peut nous intéresser faiblement : il n’est souvent qu’une rêverie qui nous repose et à laquelle nous ne nous attachons pas ; et, si notre passion nous intéresse toujours, le moindre problème de science ou de conduite peut tout aussi bien concentrer sur lui la totalité de la conscience ; une méditation purement intellectuelle peut rendre momentanément aveugle et sourd celui qui s’y livre. L’habitude de la concentration, c’est-à-dire de l’attention exclusivement portée sur la pensée et son expression intérieure, se prend dans le jeune âge, et d’autant mieux que l’âme est naturellement plus calme, plus intellectuelle, moins fréquemment détournée du but qu’elle s’est fixé par l’éveil subit de la passion ou de l’imagination, puissances de caprice et de distraction.

IV. Suite : l’image tactile, la perception externe et l’idée du drame

L’intensité plus grande est le principal caractère qui rapproche de la parole extérieure les variétés vives de la parole intérieure. A l’intensité se rattache, quant la parole intérieure nous paraît la nôtre, la présence du tactum buccal, plus ou moins nettement imaginé, selon que le son intérieur est plus ou moins fort, plus ou moins semblable à un son extérieur. L’image du tactum buccal est le complément naturel de la parole intérieure quand elle simule l’extériorité ; cette illusion que l’âme passionnée subit, que l’âme en verve d’imagination se donne à elle-même, serait incomplète sans la présence de ce phénomène, associé constant de l’état fort que nous avons l’habitude de juger extérieur à nous.

Dans quelle mesure sommes-nous dupes de l’illusion dont nous parlons ? La question, assurément, est délicate ; mais elle revient à celle-ci : Jusqu’à quel point l’enfant qui joue de tout son cœur et l’acteur tout à son rôle se trompent-ils eux-mêmes et perdent-ils la notion de leur vraie personnalité ? Un tel problème, à le bien prendre, ne contient pas de mystère impénétrable : dans tout jeu, dans toute feinte, l’âme se dédouble, et l’acteur convaincu recouvre un spectateur sceptique. Ce n’est pas le lieu d’analyser en détail ce phénomène, il nous suffit de l’indiquer sommairement : dans le jeu, d’une façon générale, le moi individuel s’affirme et se nie simultanément ou à des intervalles indiscernables. Quelque chose d’analogue se produit dans la parole intérieure animée : le jugement d’extériorité, sans cesse porté, est aussitôt retiré. Ce faisant, l’esprit ne croit pas se contredire : de cette affirmation et de cette négation il fait la synthèse, et cette synthèse est l’idée même du jeu ou du drame. Rappelons que le jugement de perception externe n’est presque jamais exprimé intérieurement ; il ne demande donc, pour être porté comme pour être retiré, qu’un temps inappréciable ; aussi rien n’est-il plus simple, en fait, que cette opération assez compliquée à définir.

L’idée du drame, c’est-à-dire la connaissance exacte de ce qui se passe en nous, suppose un juste équilibre entre l’affirmation et la négation du moi. L’équilibre peut être rompu en faveur du non-moi : parfois, au lieu de n’être dupes qu’à demi, ce qui revient à n’être dupes en aucune façon, nous nous abandonnons insensiblement à l’illusion ; la perception externe, mollement critiquée, finit par triompher. Si l’intervention illégitime de la perception externe est le caractère spécifique de l’hallucination, il faut dire que la parole intérieure vive devient alors une véritable hallucination.

Ce phénomène est propre au caractère imaginatif. L’âme passionnée est moins exposée à cette sorte d’illusion : la passion est essentiellement intérieure, et le langage qui l’exprime n’est pas destiné aux oreilles d’autrui. L’homme passionné sait cela ; il vit avec lui-même ; si sa pensée parle haut, il sait que c’est en lui, et qu’elle est ce qu’elle doit être, intérieure comme son objet : elle aura beau crier, il lui refusera avec persistance l’extériorité, comme au sentiment qu’elle traduit. Si quelque illusion est ici possible, c’est l’illusion inverse de l’hallucination : il croira peut-être encore parler en lui-même, quand sa parole, devenue extérieure, trahit son secret à son insu.

V. Suite : l’inspiration poétique

Dans les analyses qui précèdent, nous avons distingué avec soin l’homme d’imagination et l’homme de passion. On peut critiquer cette distinction ; car, d’ordinaire, la passion ne s’éveille pas sans susciter à quelque degré l’imagination, et, réciproquement, il n’est pas d’imagination sans quelque passion. Mais la proportion de ces deux phénomènes est très variable ; dans certains cas extrêmes, chacun d’eux peut être à peu près seul dans l’âme ; à tout le moins, on ne peut nier qu’ils ne soient spécifiquement distincts, bien qu’ordinairement réunis ; le psychologue a donc le droit de les considérer séparément.

La parole intérieure dramatique et la parole intérieure passionnée sont les deux plus importantes des variétés vives. La parole intérieure inspirée, propre aux poètes qui croient écrire sous la dictée de la Muse, doit être rattachée à la parole intérieure dramatique. La Muse est un interlocuteur privilégié qu’on écoute sans l’interrompre ; quelquefois, comme dans les Nuits d’Alfred de Musset,25 le poète parle à son tour, et son dialogue avec la Muse est un drame complet.

Mais la Muse, dans les temps modernes, n’est qu’une convention poétique ; il faut remonter jusqu’à la poésie primitive pour trouver une croyance naïve et sincère à l’inspiration d’en haut. Qu’elle soit ou non considérée comme un phénomène surnaturel, l’inspiration consiste dans une exaltation de la parole intérieure en même temps que des facultés esthétiques de l’esprit. Selon les cas, la parole intérieure devenue vive simule ou ma propre voix parlant haut (poésie éolienne, personnelle), ou la haute voix d’un autrui déterminé (prosopopée poétique, poésie dramatique), ou enfin une haute voix absolument impersonnelle, si la vérité parle en moi, c’est-à-dire si le sujet poétique est d’ordre abstrait et général ; c’est dans ce dernier cas surtout qu’il y a lieu d’attribuer l’inspiration à la Muse ou à un dieu de la poésie, comme Apollon. Quand la poésie est personnelle et que le poète n’imagine pas parler à autrui, mais se parler à lui-même, — ce qui est rare, — l’inspiration est un cas particulier de la parole intérieure passionnée ; partout ailleurs, elle est un cas particulier de la parole intérieure dramatique.

VI. La parole intérieure morale

Mais il est une troisième variété qui mérite une place à part dans notre analyse : c’est la parole intérieure morale.

Celle-ci n’occupe jamais l’âme aussi longtemps que les précédentes ; elle est intermittente et concise ; elle interrompt brusquement une méditation, prononce son arrêt, qui est toujours un impératif non motivé, puis elle se tait jusqu’à ce qu’une nouvelle occasion se présente pour elle de rentrer en scène. Elle parle volontiers aussi haut que la passion, et, par suite, elle simule également bien l’extériorité. Elle la simule d’autant mieux que la conception du devoir est logiquement hétérogène au calcul d’intérêt qu’elle vient interrompre ; lors même que tous deux se rapportent au même problème de conduite, l’idée du devoir survient donc dans la succession psychique comme un état jusqu’à un certain point imprévu, circonstance favorable pour que son expression paraisse extérieure.

La loi morale a encore ceci de particulier qu’elle parle plus volontiers à la seconde personne qu’à la première : tu dois, au lieu de je dois ; dans le cas de reproche, elle emploie quelquefois le vous au lieu de tu, parce que le vous, dans nos usages modernes, est méprisant quand il n’est pas cérémonieux. Ces formes de langage indiquent qu’un certain degré d’imagination accompagne les jugements de la raison pratique : la loi morale nous parle comme un père à ses enfants ou comme un maître à ceux qui lui doivent obéissance26.

Dans un petit récit, dont l’intention philosophique importe peu ici, Stendhal a assez bien représenté l’imprévu du dictamen moral. La littérature a souvent, et sous des formes bien diverses, dramatisé la voix de la conscience, la voix du devoir ; mais l’exactitude psychologique manque à la plupart de ces demi-fictions ; l’exemple du lieutenant Louaut, bien qu’inventé à l’appui d’une thèse discutable, nous paraît être un des moins inadéquats à la réalité ; nous le réduirons d’ailleurs aux détails les plus vraisemblables.

« Je me promenais vers le pont d’Iéna ; il faisait un grand vent ; la Seine était houleuse… Je suivais de l’œil un petit batelet rempli de sable jusqu’au bord qui voulait passer sous la dernière arche du pont… Tout à coup, le batelet chavire ; je vis le batelier essayer de nager, mais il s’y prenait mal. « Ce maladroit va se noyer », me dis-je. J’eus quelque idée de me jeter à l’eau ; mais j’ai quarante-sept ans et des rhumatismes, il faisait un froid piquant… « Ce serait trop fou à moi, me disais-je ; quand je serai cloué dans mon lit avec un rhumatisme aigu, qui viendra me voir ? qui songera à moi ? Je serai seul à mourir d’ennui, comme l’an passé… » Je m’éloignai rapidement, et je me mis à penser à autre chose. Tout à coup je me dis : « Lieutenant Louaut, tu es un… — Et les soixante-sept jours que le rhumatisme m’a retenu au lit l’an passé, dit le parti de la prudence ! Que le diable l’emporte ! Il faut savoir nager quand on est marinier. » Je marchais fort vite vers l’Ecole militaire. Tout à coup, une voix me dit : « Lieutenant Louaut, vous êtes un lâche ! » Ce mot me fit ressauter… Je me mis à courir vers la Seine… Je sauvai l’homme, sans difficulté…

« Qu’est-ce qui m’a fait faire ma belle action ?… Ma foi, c’est la peur du mépris ; c’est cette voix qui me dit : « Lieutenant Louaut, vous êtes un lâche ! » Ce qui me frappa, c’est que la voix, cette fois, ne me tutoyait pas… Je me serais méprisé moi-même si je ne me fusse pas jeté à l’eau169. »

VII. Suite : Socrate et Jeanne d’Arc, considérations générales

Le lieutenant Louaut n’attribue aucune origine surnaturelle à cette voix qui lui a fait peur de sa lâcheté. Pour un mystique, dans les mêmes circonstances, la voix sera une voix céleste, une voix d’en haut. Le démon de Socrate et les voix de Jeanne d’Arc sont deux illustres exemples de la divinisation de la parole intérieure morale en même temps que de son attribution à une personnalité étrangère170.

Entre le philosophe athénien et la jeune fille ignorante qui fonda la nationalité française, les analogies sont frappantes. Tous deux moururent martyrs de leur foi : Socrate fut accusé d’introduire de nouveaux dieux dans l’Etat171 ; Jeanne d’arc, de reconnaître une autre autorité spirituelle dans celle de l’Eglise : c’étaient là, dira-t-on, des prétextes et non les véritables motifs de l’accusation ; toujours est-il que Socrate et Jeanne d’Arc auraient sans doute désarmé leurs accusateurs s’ils avaient consenti à renier l’origine surnaturelle des voix qu’ils croyaient entendre. Chez l’un et chez l’autre, un état d’hallucination chronique coïncidait avec une parfaite fermeté de l’intelligence, fait plus remarquable encore chez Jeanne d’Arc que chez Socrate ; car Jeanne d’Arc n’était qu’une toute jeune fille, et les phénomènes hallucinatoires avaient chez elle bien plus de fréquence et d’intensité que chez Socrate. Ces deux cas célèbres ne doivent donc pas être comptés parmi les cas morbides ; ce sont des cas extraordinaires, anormaux, rien de plus172.

D’ailleurs, de toutes les hallucinations, la moins pathologique est, de l’aveu même des médecins, l’hallucination de l’ouïe, et l’ensemble des faits rassemblés dans le présent chapitre a la valeur d’une confirmation psychologique de cette opinion. En effet, les variétés vives de la parole intérieure, c’est la parole intérieure se rapprochant de la forme hallucinatoire sans l’atteindre ; quoi d’étonnant si elle atteint cette forme chez certains tempéraments prédisposés, surtout quand les circonstances et le milieu intellectuel sont favorables à la croyance au merveilleux ? Et, si jamais l’hallucination peut être dépourvue de tout caractère morbide, c’est quand elle n’est autre chose que la parole intérieure morale devenue assez vive pour provoquer impérieusement le jugement d’extériorité173. Elle est toujours, même alors, le symptôme d’un état anormal ; mais elle est sans danger pour la raison, car elle ne suscite aucune de ces terreurs qui ont valu à l’hallucination religieuse les condamnations passionnées de Lucrèce ; elle ne trouble pas l’âme, parce que, tout en étant d’accord avec ses croyances et en confirmant ses tendances les plus élevées, elle contredit peu son expérience sensible. Ceci mérite peut-être une démonstration méthodique :

1° D’une part, si l’on croit aux esprits, il est normal qu’un pur esprit se manifeste par des sons, le son étant, de toutes nos sensations, la moins engagée dans l’idée de matière. Le son est immatériel, au point de vue phénoméniste, car il est par lui-même dépourvu de spatialité ; il est peu matériel, au point de vue substantialiste ; car, d’abord, il est impalpable ; ensuite, c’est une sensation relativement isolée, tandis que toutes les autres sensations, visa, odeurs, saveurs, sont intimement liées à des tacta ; que la matière soit la résistance tactile ou le lien commun de plusieurs sensations généralement simultanées, le son est donc la sensation qui exige le moins impérieusement l’idée d’une substance matérielle. Une vision, au contraire, trouble l’esprit174 par ce doute : est-ce un esprit ? est-ce un être matériel ? Il est anormal qu’un visum, en plein jour, ne soit qu’une ombre vague et transparente ; il est anormal, en toute circonstance, qu’un visum soit impalpable, etc.

2° Si l’esprit se manifeste, non par des bruits ou des sons inarticulés, mais par des sons humains, par des paroles, il est, en cela du moins, notre semblable ; une suite régulière de sons coordonnés et rythmés, c’est une succession pure et continue, comme notre existence intérieure ; puis ces sons expriment des idées que nous comprenons : cet esprit est donc une intelligence, comme nous, et une intelligence analogue à la nôtre ; il est donc notre semblable : il n’est pas quelque chose d’absolument nouveau pour notre expérience, partant quelque chose d’étrange et d’effrayant.

3° Il le sera néanmoins si, dans ses paroles mêmes, il se montre notre ennemi, s’il se révèle comme un esprit méchant et mauvais. Mais, s’il ne nous dit que des paroles bonnes et sensées, alors, bien loin d’être troublés par sa venue, nous lui rendrons amitié pour amitié, nous aimerons sa présence et nous respecterons sa voix175. S’il parle

comme notre conscience, fût-il sévère, il ne nous effrayera pas, car nous comprendrons qu’il a raison.

Ainsi, quand dans une âme naturellement droite, mais exaltée, préexiste la croyance à des esprits exclusivement bons et moraux176, l’hallucination qui présente les caractères d’une telle origine ne peut par elle-même être le point de départ d’un trouble psychique, d’une maladie de l’âme ; on conçoit même qu’elle devienne un principe d’héroïsme et de génie. Socrate et Jeanne d’Arc ont donc pu avoir confiance en leurs voix et conserver intactes la finesse et la probité natives de leurs facultés intellectuelles ; et il n’est point étrange que dans l’illusion d’une inspiration divine ces facultés aient trouvé un puissant mobile d’activité confiante et sereine.

VIII. Suite : les voix de Jeanne d’Arc

Grâce aux documents authentiques du procès de Rouen, le cas de Jeanne d’Arc est mieux connu que celui de Socrate177. Il est aussi plus net et plus complexe ; les hallucinations de l’ouïe se détachaient avec vigueur sur la trame de la vie intérieure178 ; et elles étaient, toujours dans les premiers temps, presque toujours par la suite, accompagnées d’hallucinations visuelles très caractérisées, auxquelles se joignirent quelquefois des hallucinations du toucher et peut-être de l’odorat. Tous ces phénomènes simultanés et successifs étaient parfaitement coordonnés ; Jeanne communiquait avec un véritable monde surnaturel composé de quatre personnages : saint Michel, le premier apparu et le garant des trois autres, saint Gabriel, sainte Catherine et sainte Marguerite. Il ne paraît pas que chacun d’eux ait eu un timbre de voix particulier ; elle les distinguait par les noms qu’ils se donnaient et surtout par des signes visibles. Il ne paraît pas non plus que chacun des saints ait eu, comme conseiller de la jeune fille, son rôle spécial. La voix, comme telle, est unique et l’expression d’une même sagesse ; c’est toujours « le parler et le langage des anges » ; l’apparence visible qui l’accompagne varie seule. Cette voix se fait entendre presque tous les jours, et, quand les circonstances sont graves, plusieurs fois en un même jour. Quand elle s’est habituée à cette société surnaturelle, Jeanne la provoque par des prières et l’entretient par des questions ; des dialogues suivis s’établissent entre elle et ses divins protecteurs.

Dans les révélations qu’elle reçoit, les préceptes moraux dominent ; aussi disait-elle souvent : « mon conseil », pour « mes voix » ; ce terme indique à la fois que les paroles étaient l’élément essentiel de ses visions, et que les préceptes pratiques formaient, soit à ses yeux, soit en réalité, la partie la plus importante des paroles qu’elle entendait. Ces préceptes sont tantôt des ordres, tantôt des défenses ; une fois, la voix interrogée refuse de prononcer un impératif ; elle ne donne qu’une permission ; Jeanne est laissée libre d’agir selon son inspiration naturelle179. Toute spontanéité consciente n’était donc pas étouffée par la présence intermittente de la voix céleste ; en effet, deux fois, depuis sa captivité, le courage de Jeanne a faibli ; elle a désobéi à ses voix180 ; mais, après l’événement, celles-ci lui ont fait de vifs reproches. Ordres et défenses, quand le devoir est clair, simple permission dans le cas contraire, sentiment dramatisé du démérite, aucun phénomène moral ne manque au tableau, si ce n’est peut-être le moins moral de tous, le sentiment du mérite, la satisfaction du devoir accompli ; encore peut-on le voir dissimulé sous une forme discrète, la seule qu’admette une conscience scrupuleuse, dans la promesse du secours de Dieu et dans l’annonce du succès final. Jeanne reçoit donc, en vue du but spécial qu’il lui a été ordonné de poursuivre, une direction morale complète, qui semble ne l’abandonner jamais.

Mais est-il une doctrine pratique qui puisse se passer de tout aperçu théorique ? Tout précepte s’applique à des faits passés qui, pour une part, le motivent, et des faits à venir doivent un jour le sanctionner ; la révélation morale doit donc s’entourer et se compléter par une révélation qui porte sur des événements indépendants de la volonté de l’agent moral : les voix ont raconté à Jeanne les malheurs de la France ; voilà pour le passé ; elles lui ont aussi et surtout prédit l’avenir : elles lui ont garanti le succès de sa mission ; elles lui ont annoncé qu’elle serait prise, aux mains des Anglais, délivrée, etc181. On peut croire qu’une certaine analogie avec la destinée du Christ, qui lui aussi n’a triomphé qu’après sa mort, n’a pas été sans influence sur ces dernières prédictions, en apparence décourageantes. Quelques promesses démenties, quelques autres sans rapport évident avec la mission de Jeanne, déparent un peu cette partie, la plus aventureuse, des révélations ; mais, si le cas de Jeanne d’Arc se rapproche par là des phénomènes véritablement anormaux, il n’en est que plus vraisemblable, et l’ensemble n’en conserve pas moins un remarquable caractère d’unité ; on sent qu’une ferme raison a gouverné à son insu la sublime folie de la jeune fille.

IX. Suite : le démon de Socrate

Les phénomènes attribués par Socrate à son démon182 sont assurément beaucoup moins complexes, mais aussi beaucoup moins nets, beaucoup plus subtils, beaucoup plus malaisés à déterminer et à définir. Nous n’avons pas le témoignage authentique de Socrate, comme nous avons celui de Jeanne d’Arc. Deux formes du jeu, l’ironie et le mythe, la feinte et la métaphore, étaient dans les habitudes constantes de sa parole ; il dramatisait, il poétisait à sa façon beaucoup des objets sur lesquels il attirait l’attention de ses disciples. Souvent, pour démêler la part de sérieux que renfermaient ses discours, il fallait à la fois une grande expérience et une grande perspicacité : pour renseigner exactement la postérité sur le problème qui nous occupe, il eût fallu qu’un de ses disciples s’y intéressât en naturaliste, et, malheureusement pour nous, Socrate n’a pas eu pour disciple un Aristote. Quand il a parlé de son démon, Socrate ne s’est pas décrit en psychologue, et souvent, sans doute, il a joué au merveilleux. Dans les passages où Xénophon nous parle de l’oracle intérieur que s’attribuait son maître, il semble n’avoir rien ajouté à ce qu’il croyait la vérité ; mais le sérieux constant de cet esprit positif et borné permet de supposer qu’il n’a pas su distinguer dans les allusions de Socrate ce qu’il y avait de sincère et ce qu’il y avait de feint, la part du témoignage et celle de l’allégorie ; et cette distinction que Xénophon, d’ailleurs crédule et superstitieux, n’a pas su faire, Platon, idéaliste et poète, l’a volontairement dédaignée ; Platon, lui, a si bien compris l’ironie socratique qu’il l’a élevée à la hauteur d’un procédé littéraire ; il a renchéri sur Socrate ; il a greffé son ironie sur celle du maître, les mythes que lui dictait son imagination sur les mythes de l’enseignement socratique ; ce que Socrate avait, divinisé, Platon s’est gardé de le ramener à des proportions humaines ; il se serait privé par là de ressources précieuses pour la partie artistique et inspirée de ses dialogues ; tout prouve d’ailleurs qu’il professait pour la vérité historique un dédain presque absolu ; il était d’avance de l’avis d’Aristote, que « la poésie est plus philosophique que l’histoire183 » ; le fait sensible et particulier n’est pour lui qu’un fragment insignifiant du non-être ; la légende de Socrate était plus vraie, sans doute, à ses yeux, que la vie de Socrate. Après avoir été dans l’Apologie un biographe exact et précis, il n’a pas craint, malgré son pieux respect pour la mémoire de Socrate, de commencer cette légende dans le Banquet, dans le Théétète, et ailleurs ; son imitateur, l’auteur du Théagès, y a ajouté quelques traits ; puis sont venus les auteurs inconnus184 auxquels Cicéron, Diogène Laërce et Plutarque ont emprunté des anecdotes aussi puériles que merveilleuses ; bientôt l’interprétation prend des allures alexandrines, et tout esprit critique a disparu des intelligences avant que le merveilleux socratique ait été l’objet d’une exégèse scientifique185.

Même au xixe  siècle, cette exégèse a été retardée par divers préjugés d’école, les uns médicaux, les autres philosophiques, et Socrate186 n’a guère eu plus à se louer de nos contemporains que des premiers Pères de l’Église. Il nous semble qu’elle a été faite enfin, avec toute l’ampleur et la finesse que comportait un pareil sujet, par M. Fouillée ; grâce à une comparaison attentive des textes et à des rapprochements aussi ingénieux que décisifs avec la doctrine générale de Socrate, il a donné du phénomène démonique une explication qui paraît, à peu de chose près, définitive, et que nous suivrons dans ses lignes principales187.

Socrate croyait à une providence immanente répandue partout et se manifestant aux hommes de temps à autre par des signes particuliers, de préférence par des signes audibles ; pour certains hommes, la Providence divine était plus attentive et plus manifeste que pour le vulgaire ; Socrate se croyait du nombre de ces privilégiés. Étant déterministe, il n’hésitait pas à reporter à la divinité, d’une façon plus ou moins formelle, l’honneur de ses pensées les plus heureuses, soit en matière de spéculation, soit en matière pratique ; toute spontanéité était à ses yeux une inspiration quand elle donnait naissance à quelque chose de beau et de bien ; comment surtout n’aurait-il pas reconnu à ses idées une origine divine, quand elles étaient relatives à l’avenir, chose cachée aux mortels, et que l’événement les confirmait ?

Cette théorie de la Providence, par laquelle Socrate conciliait les résultats de ses spéculations personnelles avec les idées religieuses de son temps, est, en quelque sorte, le sol sur lequel a germé dans son esprit la conception du signe démonique. Pour l’ordinaire, la divinité des faits de sa vie intérieure n’était qu’une théorie née dialectiquement des principes de sa philosophie ; c’était une conclusion, ce n’était pas une évidence. Mais parfois il se sentait forcé de nier sa personnalité ; quelque chose de subit et d’imprévu se produisait en lui, qu’il ne reconnaissait pas comme sien : c’était là le signal divin dont il parlait fréquemment, son oracle personnel, la voix d’un dieu sans nom. Toujours il avait dû se féliciter d’avoir obéi à cet avertissement, et jamais sa raison n’avait eu de peine à le trouver sage et bien fondé ; dès lors, que pouvait-il être, sinon une manifestation sensible de la suprême sagesse ? Ce phénomène spécial confirmait la théorie de la Providence, et, de même, cette théorie lui donnait un sens ; la doctrine justifiait l’apparence et l’expliquait.

Mais en quoi consistait au juste ce phénomène extraordinaire ? Séparons avec soin dans les textes ce qui doit être attribué, d’une part à l’imagination de Platon, et d’autre part à ses souvenirs et à ceux de Xénophon. Les souvenirs seuls ont la valeur de documents historiques ; les passages qui nous paraissent présenter ce caractère sont courts ; nous y trouvons d’abord plusieurs définitions générales du phénomène, définitions plus ou moins explicites, mais concordantes ; puis l’indication d’une de ses applications habituelles ; enfin, un seul exemple particulier nous paraît pouvoir être reçu comme authentique.

Voici d’abord la définition du demonium telle qu’on la trouve dans les Mémorables de Xénophon, au cours d’un exposé de la théorie socratique de la divination : « Quand nous ne pouvons prévoir par nous-mêmes ce qui peut nous être utile dans l’avenir, les dieux nous viennent en aide par la divination ; répondant à nos demandes, ils nous disent ce qui arrivera et nous enseignent ce qu’il y a de mieux à faire. — Mais toi, Socrate, les dieux ont l’air de te traiter avec plus d’amitié encore que les autres hommes, puisque, sans même être interrogés par toi, ils te désignent d’avance ce qu’il faut faire ou non. » Et ailleurs : « Socrate disait que le divin lui donnait des signes188. » Au dernier chapitre des Mémorables se trouve une expression plus précise : « Il disait que le divin lui signifiait d’avance ce qu’il devait et ce qu’il ne devait pas faire »189 ; et dans l’Apologie (ouvrage suspect, mais non convaincu de fausseté) : « Une voix de dieu vient me signifier ce qu’il faut faire190. »

A quels genres de faits se rapportait de préférence le signe divin ? Xénophon ne nous donne sur ce point qu’un seul renseignement, et Platon n’en donne pas qui ne soit suspect. Voici le texte de Xénophon : « Bon nombre de ses familiers étaient avertis par lui de faire telle chose, de ne pas faire telle autre, suivant ce que d’avance lui signifiait le divin, et ceux qui l’ont cru s’en sont bien trouvés, ceux qui ont négligé ses avis ont eu lieu de s’en repentir. » Ce qui suit nous renseigne sur le genre d’autorité que Socrate attribuait à ses conseils : « Socrate eût passé pour imposteur et insensé si, annonçant certaines choses comme révélées par un dieu, il eût été convaincu de mensonge ; il est donc clair qu’il n’eut pas fait de prédictions, s’il n’eût pas eu la confiance qu’il disait vrai191. » Et dans l’Apologie : « Ayant annoncé à bon nombre de mes amis les desseins du dieu, jamais je n’ai été convaincu de mensonge192. »

Dans les passages de Platon que nous allons citer, il ne faut retenir que la définition, et négliger le fait particulier à propos duquel intervient le signe démonique ; Platon, bien certainement, n’a pas inventé ce signe ; il le décrit même avec plus de précision que Xénophon, et, sans doute, avec plus d’exactitude ; mais il l’évoque quand il lui plaît, sans souci de la vérité historique.

« J’ai senti tout à l’heure cette chose divine et ce signal accoutumé qui m’arrête toujours au moment d’agir ; il m’a semblé entendre à l’instant une certaine voix qui me défendait de…193 » etc.

« Je m’étais levé pour sortir quand le signal divin accoutumé me retint ; je m’assis donc de nouveau194. »

« Quand ceux qui m’ont quitté viennent de nouveau pour renouer commerce avec moi, la chose divine qui se produit en moi me défend de converser avec quelques-uns et me le permet avec quelques autres195. »

« La cause (de ma réserve) n’était point quelque chose d’humain, mais un certain empêchement divin… Le dieu ne m’a pas permis de te parler jusqu’ici, afin que mes paroles ne fussent pas perdues ; j’attendais sa permission ; aujourd’hui il me le permet, car tu es capable de m’entendre… Mon tuteur est meilleur et plus sage que ton tuteur Périclès. — Qui est ce tuteur ? — Le dieu qui, avant ce jour, ne m’a pas permis de te parler196. »

Voici maintenant deux passages plus explicites, tirés de l’Apologie ; le premier surtout est d’une remarquable précision ; il semble que Platon ait voulu donner là, pour n’avoir plus à y revenir, la formule authentique et rigoureusement exacte du phénomène dont il ne parle ailleurs qu’en termes abrégés :

« Ce qui (m’a empêché de m’occuper des affaires publiques), ô Athéniens, c’est cette chose dont vous m’avez si souvent entendu parler, ce phénomène divin et démonique que Mélétus, pour plaisanter, a inscrit dans l’accusation Il a commencé pour moi quand j’étais encore enfant ; c’est une voix qui survient, toujours pour me détourner de ce que j’ai dessein de faire, car jamais elle ne m’exhorte (à rien entreprendre). Voilà ce qui s’oppose à mon intervention dans les affaires publiques197. »

« Cette prophétie du divin qui m’est habituelle a été fréquente dans tout le cours de ma vie, et dans les moindres occasions elle n’a jamais manqué de me détourner de ce que j’allais faire de mal ; or aujourd’hui, alors qu’il m’arrive ce qu’on pourrait prendre… pour le plus grand des maux, le signe du dieu ne s’est opposé à moi, ni ce matin, quand je suis sorti de ma maison, ni quand je suis venu devant ce tribunal, ni, tandis que je parlais, quand j’allais dire quelque chose. Cependant, dans beaucoup d’autres circonstances, il vint m’interrompre au milieu de mon discours ; mais aujourd’hui il ne s’est opposé à aucune de mes actions, à aucune de mes paroles… C’est que ce qui m’arrive est, selon toute vraisemblance, un bien… Infailliblement, si j’avais été sur le point de faire quelque chose qui ne fût pas bien, le signe ordinaire se fût opposé à moi… Il est clair pour moi que mourir dès à présent est ce qui me convient le mieux ; c’est pourquoi le signe ne m’a empêché en rien198. »

Dans le Gorgias, Socrate explique par des raisons purement logiques son abstention des affaires publiques ; rien ne prouve donc que le signe démonique soit intervenu réellement pour cet objet particulier. De même, l’éloignement de Socrate pour toute production littéraire est justifié dialectiquement dans le Phèdre, tandis qu’une phrase assez vague d’ailleurs, du Théétète 199, semble le rapporter à un empêchement divin. Le silence du demonium le jour du procès de Socrate est beaucoup plus vraisemblable, mais c’est un fait purement négatif ; apparemment, si Socrate prit la parole devant ses juges, c’est que le signe ne s’y opposa pas ; car il respectait toujours l’oracle intérieur dont les dieux l’avaient favorisé.

Mais il dut improviser sa défense, car le signe divin s’était opposé à ce qu’il la méditât. Ceci est le seul fait positif et particulier pour lequel l’intervention du prétendu démon nous soit attestée par un témoignage authentique ; Xénophon, qui le rapporte, mais qui était absent d’Athènes lors du procès et de la mort de Socrate, nomme son garant, un certain Hermogène, fils d’Hipponicus, que nous savons par d’autres textes200 avoir été parmi les familiers de Socrate. Hermogène pressait Socrate de préparer sa défense ; « deux fois déjà, répondit Socrate, je me suis mis à méditer quelque chose à cet effet ; le divin s’y est opposé. — C’est une chose étrange, reprit Hermogène. — Que trouves-tu d’étrange à ce que le dieu lui-même croie meilleur que je meure dès à présent ? » Suit la justification dialectique du veto divin, et Socrate conclut ainsi : « C’est donc avec raison que les dieux m’ont détourné de méditer un discours201 » Le témoignage de Xénophon concorde avec celui de Platon, car le discours que Socrate prononça devant ses juges n’était pas de nature à lui concilier leur indulgence ; si le demonium voulait la mort de Socrate, il fut d’accord avec lui-même en le laissant parler ce jour là selon son inspiration ; cette inspiration était bien divine.

Il est impossible de ne pas voir dans le phénomène démonique habituel à Socrate une manifestation originale et particulièrement vive de la parole intérieure morale, ou, tout au moins, un phénomène analogue. La plupart du temps, Socrate parle d’un signe divin, sans spécifier que ce fût une parole ; d’autres fois, au contraire, il emploie le mot […], et il ne semble pas que ce soit une pure métaphore202. Nous croyons en conséquence que le veto divin, sous sa forme la plus ordinaire, n’était autre chose qu’un sentiment vif et inexpliqué d’éloignement que Socrate éprouvait subitement pour l’action qu’il se préparait à faire ou pour les paroles qu’il allait prononcer ; alors le nom véritable du phénomène était l’empêchement divin, […] ; mais est-il possible qu’il se produisit toujours sans être jamais exprimé intérieurement, ne fût-ce que par un monosyllabe comme notre mot non ? Tous les phénomènes de conscience ont leur expression intérieure, quand ils sont bien distincts, à moins que l’activité de l’âme ne soit trop grande et ne permette pas de tout exprimer : au milieu d’un discours, Socrate n’éprouvait sans doute qu’un sentiment ; mais dans la promenade solitaire, par exemple, il était naturel que le sentiment s’exprimât par une forme brève de langage analogue ou équivalente à un impératif203 ; expression d’un sentiment, cette parole devait être sur un ton assez élevé ; étant vive et subite, elle avait les caractères d’une voix étrangère, et, n’étant accompagnée d’aucun phénomène spatial, elle ne paraissait pas avoir un lieu d’origine distinct de l’âme même qui la percevait204. Tantôt donc, Socrate appelait le veto divin une voix, parce qu’il avait réellement entendu quelques mots ; tantôt, quand le phénomène avait été silencieux, il pouvait encore l’appeler ainsi par analogie, ou, comme on dit aujourd’hui, par association d’idées. Enfin, si, comme il est vraisemblable, Platon a rendu plus fidèlement que Xénophon certains côtés du caractère de Socrate, celui-ci a dû souvent évoquer en souriant le signe divin et le mêler par ironie à des événements sans importance205 ; il a pu quelquefois présenter à ses amis les conseils réfléchis de sa prudence comme des avis mystérieux de la sagesse divine, afin d’éviter une discussion qui, malgré toute son habileté, eût risqué d’être moins persuasive206 ; sans doute aussi, il y avait une part d’ironie dans les rapprochements qu’il aimait à faire entre les grossiers procédés de divination de ses contemporains et le subtil oracle qu’il savait si bien interpréter.

On le voit, ramené à ses proportions véritables, le phénomène socratique est beaucoup moins anormal que celui de Jeanne d’Arc :

1° Les conceptions de Socrate sur le surnaturel et sur les manifestations de la Providence étaient moins précises, et, comme l’hallucination est une fausse interprétation d’un fait réel, les idées préconçues ont sur ce phénomène une influence décisive. Socrate ne croyait guère à des dieux personnels ; s’il eut eu pareille croyance, sans doute il eût identifié la voix du divin avec celle d’Apollon, qui avait, par l’organe de la Pythie, garanti sa sagesse et encouragé son apostolat207, et, sous l’influence d’une telle conviction, la voix eût sans doute pris une autre allure : Socrate eût eu de véritables révélations, en belle et bonne prose, ou même en vers ; l’oracle se fût nommé ; peut-être même le dieu eût apparu sous une forme visible. Mais Socrate enseignait que les dieux sont invisibles, et l’Olympe de la religion officielle n’était guère pour lui qu’un symbole.

2° Telles étant les idées religieuses de Socrate, il ne pouvait guère être séduit à l’hallucination par d’autres images que celles de l’ouïe ; encore le phénomène, pour ne pas éveiller son ironie, devait-il être discret : Socrate eut douté d’un dieu trop évident ou trop bruyant. Il n’a pas eu d’hallucinations de la vue, quoi qu’en ait dit M. Lélut, et les hallucinations auditives qu’il faut bien lui attribuer208 étaient très simples, très rudimentaires ; presque toute leur importance venait de l’interprétation qu’il leur donnait. Qu’elles ne fussent pas très nettes ou du moins très développées, c’est ce qu’indique ce passage du Phèdre : « Je suis un devin, non pas, il est vrai, fort habile ; je ressemble à ceux dont l’écriture n’est lisible que pour eux-mêmes209 » ; et, si la voix eût prononcé en bon grec des phrases entières, elle n’eût pas eu besoin de s’y reprendre à plusieurs fois, comme il semble qu’elle le fit, pour s’opposer à la participation de Socrate aux affaires publiques et à la préparation de son apologie.

3°Socrate eut de ces hallucinations, ou des phénomènes analogues, depuis son enfance jusqu’à la veille de son procès tout au moins, mais à des intervalles moins rapprochés, semble-t-il, que Jeanne d’Arc. Leur matière était très simple : c’étaient des défenses, jamais des ordres. Le silence du demonium impliquait la permission et même l’approbation divines : c’est ainsi qu’il faut interpréter, avec M. Fouillée, les passages de Platon qui semblent contredire le texte formel de l’Apologie ; dans Platon, le signe divin s’oppose toujours et n’incite jamais, ou bien il défend et permet successivement, dans une même question, selon les cas qui se présentent ; il est clair qu’alors il permet implicitement parce qu’il s’abstient de défendre ; selon Xénophon, il aurait donné aussi des conseils positifs ; mais les textes de Platon sont si précis qu’il faut en conclure ou que Xénophon avait mal observé les habitudes de son maître, ou qu’en écrivant les Mémorables il fut mal servi par ses souvenirs sur ce point particulier210. Il est d’ailleurs naturel que le signe divin ait été surtout ou uniquement prohibitif, car tel est aussi le caractère le plus fréquent de la voix de la conscience, tel est même le principal aspect de la morale rationnelle ; la satisfaction légitime est un sentiment moins vif que le remords ; la plupart des doctrines morales insistent plus sur les défenses que sur les obligations positives ; les premières sont incontestablement plus nettes et plus strictes, et, le plus souvent, elles sont données comme le commencement et le principal, sinon comme le tout, de nos devoirs211.

Persuadé que la Providence ne l’abandonnait jamais, qu’elle le retenait toujours par un signal sur la pente de l’erreur, Socrate était amené à considérer toutes ses actions, toutes ses pensées, comme attentivement surveillées par la divinité ; il pouvait donc appeler le demonium un « tuteur » toujours présent, comme Jeanne d’Arc disait « mon conseil » en parlant de ses voix. Sa nature intellectuelle et, par suite, morale, était, par elle-même, droite et active ; un veto intermittent, qui le garantissait de toute faute involontaire, suffisait à lui assurer la parfaite sagesse et constituait à lui seul une direction morale complète ; Socrate n’avait besoin ni de préceptes positifs ni d’encouragements. Par les mêmes raisons, et grâce à sa parfaite obéissance aux signes divins, Socrate ne paraît pas avoir connu le remords ni mérité jamais les reproches du dieu212. Enfin la satisfaction morale répandue sur toute sa vie n’a jamais pris la forme d’un sentiment distinct ; on la trouve seulement parmi les raisons qui expliquent à ses yeux le privilège singulier dont il est l’objet : apparemment, il est aimé des dieux, puisqu’ils prennent soin de le garantir de toute erreur.

Le demonium n’a jamais explicitement révélé l’avenir ; mais c’est une conséquence des théories de Socrate sur la nature du bien et du mal que tout avertissement divin enveloppe une prédiction : ne fais pas cela équivaut à : si tu fais cela, tu t’en repentiras ; car les conséquences bonnes ou mauvaises, soit sensibles, soit supra-sensibles, font la bonté ou le mal de nos actes ; l’avenir et le devoir sont deux corrélatifs ; connaître l’avenir, c’est connaître le bien ; celui qui a la raison théorique complète, comme les dieux et par leur secours, a toute la raison pratique. Cela suffit pour que Socrate ait comparé les signes démoniques à des révélations ; ils équivalaient logiquement, selon sa doctrine, à des aperçus anticipés sur un avenir inaccessible à la prévision humaine213.

5° Enfin il est vraisemblable que ces pressentiments fâcheux, que ces répulsions obscures, plus ou moins confusément exprimées dans la succession de ses états internes, n’étaient pas sans rapports avec la sagesse profonde dont il avait, dans toute autre circonstance, pleine coscience ; souvent, la voix démonique ne fut pour Socrate que l’intuition synthétique d’une vérité qui lui apparaissait ensuite sous forme dialectique et développée, et qu’un peu plus tard il eût trouvée tout d’abord sous cette forme si le brusque signal n’eût devancé la marche régulière de la pensée214. On peut donc reconnaître dans le phénomène démonique une manifestation anormale, mais fidèle, de cette incomparable intelligence dont nous admirons, dans les dialogues socratiques, la finesse et la pénétration. Dès lors, tout mystère disparaît ; nous nous expliquons même comment Socrate et ses disciples accordèrent au signe divin une confiance que les événements ne vinrent jamais troubler.

X. Suite : les dieux d’Homère ; la prosopopée

Socrate ne rattachait ses idées propres sur les rapports des dieux avec les hommes qu’aux idées religieuses de son temps ; néanmoins, il est impossible de ne pas remarquer une certaine analogie entre le rôle qu’il attribuait à son démon et le rôle que prennent dans Homère les divinités protectrices à l’égard des héros : tantôt elles leur révèlent l’avenir ; tantôt et plus souvent, elles les invitent à certaines actions déterminées, ou bien elles les retiennent au moment d’agir, elles leur imposent le calme et la réserve ; enfin, prédiction et conseil ont souvent dans les discours des dieux de l’Olympe le rapport de principe à conséquence : l’avenir dévoilé justifie le conseil présent. Homère a tiré parti en poète de ce fait que, chez les hommes d’action, surtout chez les natures primitives, l’idée d’une action à faire est spontanée, vive, presque violente ; soit qu’une parole intérieure la définisse à l’esprit, soit qu’elle reste à l’état d’impulsion confuse, toujours elle parle haut dans l’âme, et comme elle est subite et vive, elle semble inspirée. De même, l’idée de s’abstenir d’une action conçue et désirée, pour laquelle déjà les muscles s’agitent et frémissent, cette idée ne peut réussir à arrêter l’élan actif de la passion que si elle prend, elle aussi, l’allure de la passion, si elle semble rompre subitement le cours naturel des désirs et des actes. Telle est la vérité psychologique qu’Homère exprime à sa façon quand il fait intervenir les dieux dans les résolutions des mortels ; mais ce qui, dans les paroles attribuées aux divinités, n’est pas vrai au point de vue psychologique, c’est l’élément dialectique ; Homère est purement poète, il n’est plus à aucun degré psychologue, quand, à la suite d’impératifs catégoriques ou d’inspirations irrationnelles, il attribue encore aux dieux les sages raisonnements qui, pour une pensée calme, motivent et justifient l’impulsion primitivement conçue. Socrate, lui, a toujours distingué les impulsions spontanées, qui seules étaient divines à ses yeux, et les motifs que son esprit concevait ensuite de les trouver raisonnables et divines ; ceci était bien humain, car il y sentait l’effort personnel de son intelligence ; ce qui est divin, c’est l’intuition ; l’acte propre de l’esprit humain, c’est la dialectique laborieuse par laquelle la pensée discursive s’efforce de joindre les idées divines.

Cette réserve faite, nous pouvons dire qu’Homère a décrit à sa façon la parole intérieure morale ; comme Socrate, comme Jeanne d’Arc, il l’a divinisée ; mais elle n’exprime chez lui que la morale grossière des temps primitifs ; ce n’est pas même une morale, si l’on veut ; c’est du moins la raison pratique, encore mal réglée, incertaine d’elle-même, dominée par la passion et en ayant l’allure ; le temps n’est pas encore venu où les préceptes incohérents d’un Olympe anarchique feront place aux décrets immuables d’un Jupiter purifié des passions humaines.

Aujourd’hui encore, la parole intérieure morale, avec sa soudaineté, sa concision, son silence sur les motifs d’agir ou de s’abstenir, est sans doute chez nos contemporains en raison inverse du développement intellectuel. Il n’y a pas de cas de conscience pour les âmes simples ; au contraire, pour des esprits fins et instruits, la vie ne présente guère que des cas de conscience ; rarement la loi morale prononce de ces brèves sentences dont l’évidence s’impose et qui brillent dans l’âme comme des éclairs ; presque toujours elle inspire une discussion calme, méthodique ; elle est comme la lumière douce et constante d’un soleil surnaturel. La parole intérieure morale, telle que nous l’avons décrite, est un reste de l’état sauvage : avec les progrès de la civilisation, elle doit devenir de plus en plus rare ; il est donc naturel que nous en cherchions dans le passé les traces les plus vives, les exemples les plus frappants.

L’inspiration divine correspondait chez Homère à fait psychique réel ; chez les imitateurs, elle n’est plus qu’une figure poétique ; Virgile, assurément, n’a pas connu par lui-même ces élans sauvages de l’âme vers une action irréfléchie. De même le premier orateur qui employa la prosopopée 27 fut, en quelque mesure, sincère ; il représenta à sa manière le phénomène qu’Homère avait décrit en poète, et le même instinct esthétique lui suggéra de placer à tort dans la bouche du conseiller imaginaire la démonstration du précepte après son énoncé. Puis la prosopopée prit place dans les rhétoriques parmi les conventions oratoires ; sa vérité psychologique, de plus en plus faible à mesure que les esprits se raffinaient, fut oubliée ; on ne se souvint plus que de sa valeur esthétique et de sa vertu démonstrative. Et si aujourd’hui elle est considérée comme le plus banal des artifices oratoires, est-ce seulement parce qu’elle est usée ? n’est-ce pas aussi parce qu’elle ne correspond plus à rien de réel chez les esprits auxquels s’adresse l’éloquence contemporaine ?

Quoi qu’il en soit, la parole intérieure morale est incontestablement le type primitif et la première raison d’être de la prosopopée ; cette forme de l’éloquence était en germe dans les impulsions les moins obscures et les plus rationnelles des premiers orateurs ; la raison pratique avait été éloquente en eux, éloquente avec concision : l’orateur répétait ses décrets ; puis, pour faire durer l’intérêt dramatique qui s’attachait dès lors à ses paroles, et aussi pour donner à ses arguments plus de force persuasive, il continuait pendant un temps à dissimuler sa personnalité, il attribuait les motifs du décret à la même voix qui l’avait prononcé, et il les développait avec complaisance sous un nom d’emprunt.

La prosopopée des Lois dans le Criton 28 est un des plus célèbres exemples de cette figure aujourd’hui passée de mode ; elle est d’ailleurs entièrement fictive ; Socrate ne fait pas intervenir le signe divin ; par une feinte hautement avouée, il introduit les Lois dans son dialogue, à la façon des poètes tragiques qui font descendre du ciel les divinités pour les besoins de leurs dénouements ; les Lois, dont l’éloquence triomphera de la morale trop facile de Criton, ne sont, il le fait clairement entendre, que la voix de sa conscience individuelle ; mais il se plaît, en orateur habile, à l’incarner dans les institutions d’Athènes, et il prête à celles-ci tout un discours. S’il insiste, à la fin, sur le caractère extérieur de la voix qu’il vient d’interpréter, c’est en des termes où la métaphore n’est pas douteuse : « Sache, mon ami, que je crois entendre ces choses, comme les Corybantes croient entendre les flûtes ; le son de ces discours retentit en moi […] et m’empêche d’en entendre aucun autre ; ainsi…, tout ce que tu me diras contre, tu le diras en vain. » Socrate symbolise par une feinte hallucination l’inébranlable conviction qui l’anime ; ce qu’il fait entendre à Criton par ce détour se dirait ainsi en langage exact : « Toutes ces raisons, je les conçois si fortement que je ne puis même arrêter mon esprit sur les objections que tu voudrais m’opposer. »

La parole intérieure morale, avec son apparente extériorité, est un fait psychique naturel, fréquent surtout aux époques primitives ; la voix d’un dieu apparent ou caché en est l’imitation consacrée dans les ouvrages d’imagination (drame, épopée, roman) ; la prosopopée remplit le même office dans les ouvrages où l’écrivain parle en son nom propre ; le fait ne contenant qu’un précepte catégorique, sans motifs à l’appui, l’art de l’écrivain ajoute ces motifs et les développe en conservant au discours sa forme extérieure. La prosopopée est donc une parole intérieure morale fictive, à laquelle, par une nouvelle fiction, l’orateur ou l’écrivain refuse l’intériorité, pour l’attribuer à une personnalité étrangère, soit humaine, soit divine, soit abstraite, soit indéterminée, dans laquelle enfin l’impératif moral est complété par une démonstration tantôt concise, tantôt développée selon les règles de l’art. La prosopopée est à l’état naissant, mais elle existe déjà, dans ces vers d’Horace :

Est mihi purgatam crebro qui personet aurem :
Solve senescentem mature sanus equum, ne
Peccet ad extremum ridendus et ilia ducat215;

elle existe toutes les fois que la formule : « J’entends une voix qui me dit… », est suivie de quelques phrases contenant les raisons de l’injonction ou du conseil anonyme.

Cette voix peut être, comme dans Horace, la voix de l’intérêt bien entendu ; elle peut être, comme les impulsions des héros d’Homère, la voix de la passion, de la passion active et pratique ; d’autres fois, elle est véritablement la voix du devoir, l’expression d’un impératif rationnel et catégorique. Dans les deux premiers cas, elle exprime ou elle imite les formes inférieures de la parole intérieure pratique ; dans le dernier seulement, elle exprime ou elle imite la parole intérieure morale, au sens propre et philosophique du mot.

XI. Témoignages du sens commun sur les variétés vives de la parole intérieure

La littérature est pleine d’allusions aux variétés vives de la parole intérieure. Nous n’en trouvons pas seulement la trace dans les fictions conventionnelles de la poésie et de l’éloquence antiques ; nous la rencontrons aussi à l’origine de nombreuses locutions, parmi lesquelles nous avons déjà cité les plus usuelles, comme la voix de la conscience et d’autres semblables.

L’étude psychologique de ces locutions n’est pas sans difficultés. Un assez grand nombre de formes de la langue française, où le mot voix et ses analogues sont employés métaphoriquement, me paraît s’expliquer à peu près comme les conseils des dieux d’Homère et comme les prosopopées, par des allusions plus ou moins directes à des vivacités subites, plus ou moins réelles, plus ou moins fictives, de la parole intérieure. Mais le génie d’une langue a ses mystères ; il est souvent difficile de justifier d’une façon satisfaisante pour l’entendement telle image, que, pourtant, nous comprenons sans peine, et qui, si notre réflexion se tait, nous paraît juste, et non pas seulement gracieuse ou brillante ; il me semble que, parfois, les figures du style plaisent à l’esprit pour plus d’une raison et ne peuvent être rangées exclusivement dans aucune des catégories que distinguent les dictionnaires. La métaphore a donc pu s’introduire dans l’acception des mots parler, cri, langage, etc., par d’autres voies que celle que nous signalons ici. La parole intérieure vive, soit morale, soit imaginative, soit passionnée, est incontestablement sous-entendue dans certains cas ; pour d’autres, la chose est douteuse ; enfin, il est des locutions qui s’expliquent au mieux sans qu’on fasse intervenir la parole intérieure ; le difficile est de fixer les limites de son influence. Nous essayerons du moins de définir comment cette influence s’est exercée, et nous indiquerons ses effets les moins contestables.

C’est une loi du développement du langage qu’un même mot éveille successivement des idées différentes, alternativement simples et complexes. N signifiera tour à tour a, a+b, b, b+c, c, etc. En d’autres termes, un mot, d’abord attaché à un sens spécial, passe à un sens voisin du premier ; il est alors une image, une métaphore, c’est-à-dire qu’il renferme, outre son sens propre, une allusion à son premier sens ; plus tard il se dégagera de ce sens primitif et sa signification redeviendra simple et homogène216.

Le mot voix n’a pas échappé à cette règle générale. Nous avons déjà remarqué que Socrate avait du désigner par la voix du divin tantôt une véritable parole intérieure, tantôt un sentiment subit intérieurement inexprimé ; dans le second cas, le mot voix était une image. Ce mot n’est pas autre chose dans un grand nombre d’expressions usuelles ou de passages des écrivains classiques ; il ne contient qu’une simple allusion à la parole intérieure passionnée, dramatique ou morale ; souvent même, il est employé sans allusion comme synonyme de motif intérieurement conçu ou même de motif légitime qu’on peut concevoir 217. Mais, si cette transition d’un sens à un autre a été possible, c’est grâce à l’apparition intermittente dans la succession psychique de paroles intérieures particulièrement vives ; ce fait, vaguement aperçu par certains hommes, et désigné plus ou moins nettement dans leur langage, ne parut point étrange à leurs interlocuteurs ; ils reconnurent un phénomène qui leur était familier ; l’allusion étant comprise, elle s’acclimata dans la langue commune jusqu’à devenir une métaphore presque banale.

Ainsi s’expliquent les locutions bien connues : la voix de la raison, la voix du cœur, la voix du sang, la voix des passions ; chez nos tragiques, tout mobile est une voix ; ils disent : la voix de la nature, la voix de la fortune, la voix des bienfaits. Chez des auteurs moins classiques, la voix devient un cri ; il y a le cri de l’innocence, le cri de la nature, le cri de l’amour, le cri du remords, le cri de l’honneur, et même le cri du besoin public. Racine avait déjà dit : « Le sang de nos rois crie,29 » et Corneille :

… Ne point écouter le sang de mes parents
Qui ne crie en mon cœur que la mort des tyrans.30

Dans Rollin, Alexandre blessé dit : « Tous jurent que je suis fils de Jupiter, mais ma blessure me crie que je suis homme. » Dans divers auteurs, les bienfaits, les hauts faits parlent, de même l’honneur, la gloire, la nature, l’amour, l’humanité, la justice, le repentir 218. Il s’agit toujours d’un motif impérieux ou d’un mobile violent qui doit ou peut s’exprimer par une des variétés vives de la parole intérieure.

XII. Passage de la parole intérieure à la parole extérieure par l’intermédiaire des variétés vives : les monologues, les, apartés, etc.

Au point de vue de l’essence et de la définition, la parole intérieure vive est comme une espèce intermédiaire entre la parole intérieure proprement dite et la parole extérieure. Elle est également un phénomène de transition en un autre sens, si nous nous plaçons au point de vue de la succession des phénomènes : succédant à la parole intérieure calme, elle précède et prépare souvent une explosion plus ou moins vive de la parole extérieure ; ou bien elle succède à la parole extérieure, et ce n’est que peu à peu que l’âme revient à l’état calme de la parole intérieure. De ces deux successions la première est la plus remarquable ; elle a été souvent décrite 219; arrêtons-nous quelque temps à l’étudier.

La parole intérieure devient vive sous l’influence de la passion et de l’imagination. Si l’excitation intérieure continue à croître, l’état de l’âme doit s’exprimer par un phénomène qui lui soit égal en intensité ; alors la parole intérieure vive ne suffit plus ; l’âme a besoin de sensations fortes, de bruit et de mouvement ; la parole extérieure, qui ébranle fortement les nerfs du toucher comme ceux de l’ouïe, jaillit des lèvres ; aux mouvements de la phonation se joignent ceux de la physionomie, des bras, des jambes : on gesticule, on se promène sans but, uniquement pour se sentir vivre, comme si le degré maximum de la sensation était pour l’état mental le plus intense un complément esthétique à l’attrait irrésistible ; l’âme envahie par un sentiment violent ou par une conception vive de l’imagination n’a plus de conscience pour le milieu qui l’entoure ; elle l’oublie, elle l’ignore momentanément, et, avec lui, les convenances, la réserve, les habitudes sociales qu’il impose ; par les sensations qu’elle se donne, elle se crée un milieu artificiel en accord avec le phénomène dominant et exclusif qui la possède ; elle est tout à son rêve ou à sa passion, et ce qui s’est emparé d’elle tout entière est par là même maître absolu du corps comme de l’âme220.

Cette prise de possession du corps n’a pas lieu tout d’un coup, mais par degrés. Avant même que la parole soit devenue extérieure et audible, les muscles s’agitent et trahissent aux yeux l’état vif de la parole intérieure. Le visage de l’homme qui médite est immobile ; mais si l’âme s’émeut, le visage devient expressif, la joie le dilate ou la tristesse le contracte ; quelque chose d’extérieur commence ; ce n’est pas encore la parole. Un degré de plus dans l’intensité intérieure, et la langue s’agitera, frappant sans bruit le palais, les dents ; puis les lèvres s’entr’ouvrent et s’animent à leur tour et coordonnent leurs mouvements à ceux de la langue ; ce n’est encore qu’un murmure, car l’organe sonore par excellence, le larynx, ne prend pas part au jeu ; on parle tout bas, ce qui n’est pas parler. Si l’orateur muet s’anime davantage, le larynx se contracte et vibre, mais faiblement ; une sorte de pudeur retient encore l’émission de la voix ; la parole, comme honteuse d’elle-même, ne s’élance pas hardiment au-dehors ; on parle entre ses dents. Enfin, toute contrainte disparaît ; on parle tout haut ; la parole, à peine audible un instant auparavant, est devenue vraiment extérieure.

Les divers moments de ce processus ont été fréquemment décrits ou imités dans les œuvres littéraires ; c’est que l’observation dans la vie de chaque jour en est facile et presque toujours amusante. Souvent la parole intérieure vive et l’état de l’âme qui la cause n’ont été révélés que par les éclats imprévus de la parole extérieure ; celle-ci n’étant évidemment que la suite d’un discours, il faut bien supposer que le début préexistait à l’état de parole imaginaire dans la conscience du parleur maladroit qui livre sa pensée secrète à des oreilles indifférentes ou railleuses. Souvent aussi, c’est le parleur lui-même qui, réveillé par le son de sa propre voix et par l’étonnement de ceux qui l’entourent, s’aperçoit non seulement qu’il a parlé mal à propos, mais encore qu’il pensait avec intempérance, qu’il était ému, agité, que son visage a dû le trahir avant sa parole ; il est ainsi provoqué à réfléchir, à se connaître lui-même ; il observe sa parole intérieure ; elle s’est révélée à lui en devenant extérieure ; il apprend tout au moins qu’elle est l’antécédent ordinaire de l’exclamation involontaire31.

Surprendre un aparté, recevoir à l’improviste la confidence involontaire d’un taciturne, dérober un secret soigneusement caché sans être soi-même indiscret, voir à nu dans une exclamation le vrai caractère ou la passion maîtresse d’un politique, ce sont là de petits événements qui font pour une soirée la joie d’un observateur ; un moraliste en tire un portrait, un auteur comique l’idée d’une scène heureuse ou d’un caractère nouveau. Et chacun se dit à cette occasion que souvent il se laisse aller, lui aussi, à penser tout haut, mais sans imprudence, toutes portes closes, dans le silence et la solitude ; ceci n’est, plus un ridicule, mais un trait de la nature humaine, commun à tous ; le monologue se développe alors, selon le tempérament individuel, en phrases plus ou moins vives, plus ou moins pressées, plus ou moins périodiques. Les monologues tragiques, s’ils ne passent pas dans l’allure générale et dans les détails la mesure de la vraisemblance, et s’ils ne sont introduits par le poète que dans les circonstances qui les motivent dans la réalité, reproduisent un événement assez fréquent de la vie humaine ; la preuve en est que la comédie use aussi de ce procédé et que le drame moderne l’a conservé ; rien n’est donc plus légitime que son emploi. Le monologue n’est pas une convention dramatique, mais un des éléments vrais du drame. Dira-t-on qu’il n’est que la représentation audible d’une méditation intérieure, solitaire et passionnée ? A ce compte il ne serait encore qu’à demi conventionnel, car l’homme qui, dans la solitude, médite en silence sur sa passion, pourrait tout aussi bien parler à haute voix ; un monologue audible, dans ces conditions, n’est jamais invraisemblable221.

On ne peut en dire autant des apartés ; presque toujours nécessaires à la clarté du drame, souvent comiques, rarement vraisemblables, ils sont, à tout le moins, beaucoup plus fréquents sur la scène que dans la vie réelle ; leur usage, sinon leur essence, en fait une véritable machine dramatique, une convention. Les paroles que le comédien prononce en aparté sont toujours faites pour être dites intérieurement ou murmurées à l’oreille d’un ami sur, et non pour être lancées à pleine voix, au risque de tomber dans des oreilles malveillantes ou indiscrètes. Qu’un sot entêté parle à son bonnet à tout propos, cela est naturel ; mais, lorsqu’un homme de sens rassis en fait autant, ce n’est plus la nature prise sur le fait, c’est l’art qui se substitue à la nature pour les besoins du genre dramatique. Encore les apartés vrais sont-ils toujours dits à mi-voix, entre les dents ; on prend soin que la parole soit inaudible ; même avec ces précautions, ils supposent quelque passion, une passion puérile ou sénile. L’aparté est vraisemblable dans la comédie bouffonne, comme élément du ridicule de certains personnages ; partout ailleurs, il ne l’est pas, et pourtant il est d’un usage constant dans toutes les variétés du drame, à l’exception peut-être de la tragédie.

Le faux aparté traduit en langage extérieur une parole qui devrait rester intérieure ; le véritable consiste d’ordinaire à dire à mi-voix, par peur, ce qu’on voudrait, par amour-propre, crier à très haute voix. Ainsi l’écolier répondeur qu’un professeur veut faire taire, pour ne céder qu’à moitié, pour avoir le dernier mot à son su et au su de ses deux voisins, et sans danger, riposte à l’injonction par un murmure qui arrive indistinct aux oreilles du maître ; si le professeur a entendu quelque chose et menace, l’orgueil de l’écolier ne fait retraite que pas à pas ; il remue les lèvres ; j’en connais un qui gagna un fort pensum « pour avoir remué les lèvres » ; le considérant était mal rédigé, mais l’intention rebelle était évidente et digne de châtiment ; j’imagine volontiers qu’alors, pour avoir le dernier mot sous une forme quelconque, l’écolier retors continua son discours subversif en pure parole intérieure. — Remarquons ici le renversement, sous l’action de la crainte, du processus que nous avons précédemment décrit, et qui résulte, dans sa direction normale, de l’enthousiasme imaginatif ou de la passion active222.

Donnons quelques exemples de cette marche de la parole vers l’extériorité ; les uns ont été observés sur le vif ; d’autres, que nous emprunterons à des œuvres d’imagination, nous paraissent représenter assez fidèlement la réalité. Les uns et les autres nous permettront de confirmer et de préciser la distinction que nous avons faite de la parole intérieure passionnée et de la parole intérieure dramatique.

Un romancier contemporain a peint avec beaucoup de bonheur l’innocent travers des imaginaires : « M. Joyeuse était un homme de féconde, d’étonnante imagination… Au bureau, les chiffres le fixaient encore… ; mais, dehors, son esprit prenait la revanche de ce métier inexorable. L’activité de la marche, l’habitude d’une route dont il connaissait les moindres incidents, donnaient toute liberté à ses facultés imaginatives. Il inventait alors des aventures extraordinaires, de quoi défrayer vingt romans-feuilletons. » Suit un exemple, dont le début importe peu :

« M. Joyeuse s’élançait, sauvait le petit être tout près de la mort ; seulement le timon l’atteignait lui-même en pleine poitrine… On le mettait sur une civière, on le montait chez lui… ; il entendait le cri déchirant de ses filles… ; et ce cri désespéré l’atteignait si bien au cœur, il le percevait si distinctement : Papa, mon cher papa ! qu’il le poussait lui-même dans la rue, au grand étonnement des passants, d’une voix rauque qui le réveillait de son cauchemar…

« Il pleut, il gèle ; M. Joyeuse a pris l’omnibus pour aller à son bureau. Il est assis en face d’une espèce de colosse… M. Joyeuse se prend à songer, et tout à coup le colosse… est très surpris de voir ce petit homme changer de couleur et le regarder en grinçant des dents avec des yeux féroces… En ce moment, M. Joyeuse fait un rêve terrible », etc. «… Je viens de tuer un homme dans un omnibus ! » Au son de sa propre voix prononçant bien, en effet, ces paroles sinistres, mais non pas dans le bureau de police, le malheureux se réveille ; il devine à l’effarement des voyageurs qu’il a du parler tout haut…

« La race est plus nombreuse qu’on ne croit de ces dormeurs éveillés chez qui une destinée trop restreinte comprime des forces inemployées, des facultés héroïques. » Leur imagination se donne carrière dans le rêve. « De ces visions, les uns sortent radieux, les autres affaissés, décontenancés, se retrouvant au terre-à-terre de tous les jours. » On les rencontre « monologuant, gesticulant sur les trottoirs », poussant de temps à autre une exclamation : « Je l’avais bien dit !… gardez-vous d’en douter, monsieur ! » On passe en souriant, non sans pitié pour « ces inconscients possédés d’une idée fixe, que le rêve conduit, tirés par une laisse invisible. »

« Un matin que notre imaginaire avait quitté sa maison à l’heure habituelle, il commença au détour de la rue Saint-Ferdinand un de ses petits romans intimes. La fin de l’année approchait… Le mot de gratification se planta dans son esprit comme le premier jalon d’une histoire étourdissante. » Suit un dialogue, tout intérieur, du caissier avec son patron : «… Oh ! monsieur le baron, c’est trop ! » Mais, quoiqu’il eût dit cette dernière phrase tout haut, dans le dos d’un sergent de ville qui regarda passer d’un œil de méfiance ce petit homme gesticulant et hochant la tête, le pauvre imaginaire ne se réveilla pas. Il s’admira rentrant chez lui, annonçant la nouvelle à ses filles, les conduisant le soir au théâtre, pour fêter cet heureux jour », etc223.

M. Joyeuse est un homme d’imagination : quand la parole intérieure devient vive en lui, elle n’est pas seule, elle s’environne d’images visuelles, elle fait sa partie dans un drame complet ; puis cette parole intérieure n’est pas toujours la sienne ; elle prend successivement plusieurs timbres, elle est un dialogue. L’imaginatif ne se croit jamais seul ; il promène avec lui ses enfants, ses amis, ses ennemis, ses supérieurs, tous ceux dont l’existence est liée à la sienne et peut l’émouvoir en joie ou en tristesse. Il rêve éveillé ; entre son rêve et ceux qu’il fait endormi, il n’y a d’autre différence que la vraisemblance ; les rêves du sommeil sont toujours incohérents, ils n’imitent pas vraiment la réalité, car, pendant la durée du sommeil, les lois de la nature sont suspendues ; tandis que les rêves de l’homme éveillé sont des drames analogues à ceux que le roman raconte ou que le théâtre représente aux yeux, avec cette différence que l’auteur même du drame y joue toujours le rôle principal. Sans doute l’amour paternel est le mobile caché, l’inspiration secrète de tous les drames qu’invente l’imagination féconde de M. Joyeuse ; mais sa passion s’exprime par des symboles et non pas directement, en termes abstraits, et dans sa vérité nue ; cette expression détournée du sentiment, voilà son originalité : il est surtout un imaginatif.

Tout autre est l’attitude de l’homme passionné : en public, nulle exubérance de gestes ; sa physionomie peu mobile garde longtemps la même expression. S’il parle tout haut, sa phrase n’aura pas l’air de s’adresser à quelqu’un d’absent ; en effet, il n’imagine pas un interlocuteur ; il dit sa pensée tout haut, simplement parce qu’il ne peut la garder en lui, et bien qu’il se sente des auditeurs inutiles ou suspects ; mais ces auditeurs, il ne les voit pas ou il les méprise, parce qu’en lui la passion est momentanément plus forte que la prudence.

Un jour de crise politique, un homme d’un certain âge, à la figure placide, se promène sur un boulevard de Paris, donnant le bras à une jeune dame, qui sans doute est sa fille ; la foule est compacte, agitée, murmurante ; mais personne n’élève la voix ; tout à coup, sans occasion qui le provoque, sans regarder personne, notre homme dit assez haut d’une voix concentrée : « Ce X… est un misérable ! » (X… est un des orateurs du parti qui vient de triompher. ) Voilà l’homme de passion.

Cet éclat fait retourner quelques têtes, mais n’éveille aucun sourire ; l’homme passionné n’est pas ridicule224 ; c’est qu’à la différence de l’imaginaire il vit dans un monde réel. Et pourtant il n’est pas naturel que sa voix devienne extérieure, tandis que, si chez le père Joyeuse et ses pareils quelque chose peut étonner, c’est que le rêve reste si longtemps silencieux. L’imagination est essentiellement objective ; il semble qu’elle devrait toujours parler extérieurement ; la passion, au contraire, est essentiellement subjective, et son expression normale est purement intérieure. Si Joyeuse, dans l’omnibus, se taisait tout d’abord, c’était uniquement par pudeur, par respect humain ; la logique l’invitait à parler. Si notre politique, sur le boulevard, gardait le silence, c’est qu’il se parlait à lui-même, à lui seul, c’est qu’il n’avait rien à dire, ni à la dame qui l’accompagnait, ni à personne. Quand il éclate, la parole extérieure est pour la parole intérieure ; chez Joyeuse, au contraire, c’était la parole intérieure qui était pour la parole extérieure, et l’apparition de la parole extérieure a été, en quelque sorte, le rétablissement de l’ordre légal des choses. L’homme passionné éclate sans raison, et même contre la raison, malgré la pudeur et malgré la logique ; l’imaginaire joue un rôle : peut-il le jouer dans sa vérité sans faire aucun geste et sans parler ? Quand il éclate, il oublie la pudeur, mais il obéit à la logique. Si donc c’est l’imagination qui exalte la parole intérieure ou suscite à sa place la parole extérieure, il n’y a d’étrange dans ces phénomènes que l’éveil de l’imagination à une heure et dans des circonstances où, chez la plupart des hommes, cette faculté se repose ; si c’est la passion qui produit les mêmes effets, on constate simplement sa puissance, on ne peut la justifier225.

Ainsi, dans la Bible, la prière d’Anne, la femme stérile, qui, « le cœur plein d’amertume », demande un fils à Dieu, scandalise tout d’abord le sacrificateur Héli : « Il observait le mouvement de ses lèvres ; elle parlait en son cœur ; elle ne faisait que remuer ses lèvres, et l’on n’entendait point sa voix. C’est pourquoi Héli estima qu’elle était ivre, et il lui dit : « Jusqu’à quand seras-tu ivre ? va reposer ton vin. » Mais Anne répondit : « Je ne suis point ivre, mon seigneur ; … j’ai parlé dans l’excès de ma douleur, et j’ai répandu mon âme devant l’Eternel226. »

L’éclat d’une passion légitime étonne ou scandalise, car il choque les bienséances ; on le blâme ou on l’excuse ; il ne fait pas rire. Mais le stoïcien, que Perse veut nous faire admirer, s’expose aux railleries grossières du centurion, quand, tout en se promenant, il se passionne pour une question abstraite : « Ce n’est pas moi qui voudrais être un philosophe, un Arcésilas, un Solon morose32, de ces gens qui s’en vont la tête baissée, l’œil fixé à terre, murmurant, rongeant, rageant ; on n’entend pas ce qu’ils disent ; ils ont l’air de peser des mots sur leur lèvre qui s’avance comme un plateau. A quoi pensent-ils ? Ils méditent les songes d’un malade du temps passé : le rien n’engendre rien, au rien rien ne retourne ! 227 » Ces méditatifs agités sont rares, et ils sont vraiment ridicules, car leur étrange allure n’a pas pour excuse une vraie passion humaine.

A elle seule et par sa seule vertu, la passion suffirait à amplifier et à externer la parole intérieure normale ; mais presque toujours l’imagination se joint à la passion et concourt à produire les mêmes effets. Nous venons de citer des exemples types : dans le premier, l’imagination domine évidemment ; dans les trois autres, la passion semble pure de tout mélange ; mais rarement la passion s’éveille sans éveiller en quelque mesure l’imagination ; la raison en est que rarement l’objet de la passion est purement intellectuel, c’est-à-dire d’ordre général, scientifique ou politique ; quand je n’ai d’autre société intérieure qu’une société abstraite, consistant dans des concepts que parcourt mon entendement, mêlés à des noms propres de personnages ou de pays que je ne connais que par ouï-dire et qui valent pour mon esprit des abstractions, alors je suis, à vrai dire, seul avec ma pensée, je n’ai point de société véritable, et, d’ordinaire, je reste calme228 ; l’émotion, presque toujours, me fait rentrer dans la vie réelle, dans la vie sociale ; ce qui m’émeut en joie ou en tristesse, c’est quelque objet concret de la nature, le plus souvent quelque personne humaine, dont mon souvenir reproduit l’image plus ou moins nette, et, avec cette image, le son spécifique. Si c’est un de mes semblables, je m’imagine lui parler, et il est difficile que je le suppose à la fois attentif et silencieux, que je n’imagine pas une réponse conforme à ses idées et à son caractère, réponse à laquelle je m’empresse de répliquer.

La passion a besoin d’une certaine activité de l’imagination ; les images lui donnent un commencement, une ombre de satisfaction ; elles sont comme une réponse à la demande de la passion, et ces réponses sont plus ou moins riches et variées selon que l’imagination a plus ou moins de fécondité naturelle et d’exercice. Parfois l’imagination développe à sa manière le thème fourni par la passion, de façon à occuper presque seule toute la scène de l’âme et à rejeter dans l’ombre le sentiment même qu’elle exprime ; d’autres fois, l’image évoquée est simple : elle représente soit l’objet direct de l’émotion, soit, quand la passion est surtout intellectuelle, un interlocuteur destiné à nous entendre bien parler du sujet qui nous anime et à se laisser convaincre sans résistance.

Voici quelques exemples de cette collaboration intime de l’imagination et de la passion :

Dans l’Andromaque de Racine, Hermione dit à Pyrrhus :

Ton cœur impatient de revoir la Troyenne
Ne souffre qu’à regret qu’une autre t’entretienne ;
Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux33 ;

c’est-à-dire : « tes yeux la cherchent, je le vois ; et ils me montrent l’état de ton âme : tu t’imagines être en présence d’Andromaque et lui parler avec passion. »

L’anecdote suivante est historique, bien qu’elle figure dans une nouvelle d’Alfred de Musset ; elle nous apprend comment fut conçu l’un des plus fins chefs-d’œuvre de la poésie française :

« X… reprit le chemin de son logis de mauvaise humeur et, comme c’était son habitude, il parlait seul entre ses dents… Il marchait dans la rue de Buci, le visage soucieux, les yeux baissés… Tout à coup il s’écria :

Si je vous le disais, pourtant, que je vous aime ?

Et, relevant la tête, il se trouva face à face avec un passant qui se mit à rire de cette exclamation. Son incertitude se changea naturellement en sujet de poésie ; il composa les Stances à Ninon », qui débutent par ce vers improvisé229.

« Eugène marchait avec mille précautions pour ne se point crotter, mais il marchait en pensant à ce qu’il dirait à madame de R. ; il s’approvisionnait d’esprit, il inventait les reparties d’une conversation imaginaire, il préparait ses mots fins, ses phrases à la Talleyrand230. »

Le cas le plus fréquent de la parole intérieure vive nous présente l’imagination et la passion réduites chacune à un minimum ; l’une fournit un interlocuteur, et nullement invraisemblable, celui-là même que suggèrent le plus facilement les probabilités ou l’expérience ; l’autre consiste dans le simple désir de causer et d’exprimer des idées auxquelles on est attaché.

Si, dans la rue, j’aperçois un ami qui vient à moi, ou bien si je suis devant sa porte, attendant qu’il réponde à mon appel, je passe naturellement de la parole intérieure calme et toute personnelle à une sorte de répétition préalable de la conversation que je vais avoir ; malgré moi, le bonjour et d’autres mots plus particulièrement adaptés à la circonstance me viennent à la mémoire.

Je quitte cet ami ; si aucune cause de distraction ne survient, je me remémore quelque temps encore les parties les moins banales, les plus inattendues, de notre dialogue ; si la conversation a été brusquement interrompue avant que j’eusse épuisé tout ce que j’avais à lui dire, je la continue en moi-même ; je lui dis encore ceci, cela ; parfois, je mêle sa voix à la mienne ; et, si je suis à quelque degré un homme d’imagination, un véritable dialogue s’engage de nouveau entre nous ; mais le plus souvent, et bien naturellement, la conversation tourne au monologue, quand un des deux interlocuteurs est absent et ne peut réclamer son tour de parole.

Il y a sans doute des circonstances où la transition est plus brusque ; il y a aussi des caractères psychiques dont la discontinuité est le trait dominant : tel, en tirant un cordon de sonnette, pense à toute autre chose qu’à ce qu’il va dire, et, une fois en présence de la personne demandée, passe sans hésitation ni trouble au sujet de sa visite, le traitant avec autant de présence d’esprit que s’il venait de préparer son discours. Cette disposition est rarement un défaut ; le sens commun fait grand cas de la présence d’esprit. Mais cette heureuse habitude de la mémoire est acquise ; chez beaucoup, elle n’existe pas ; chez personne elle n’est absolument parfaite. Il reste donc vrai que la parole intérieure animée est la transition ordinaire de la parole intérieure calme à la parole extérieure, et de celle-ci à la parole intérieure calme.

Mais il n’est pas besoin qu’un interlocuteur soit prochain ou récent pour que notre parole intérieure prenne le ton du dialogue et s’accompagne de l’image vague d’un ami. « Au moment où j’écris, dit M. Delbœuf231, je cause avec un lecteur fictif ; je lui attribue les objections, lorsque je ne me crois pas clair, et les doutes, lorsque je doute moi-même. » Diderot, homme de passion exubérante et d’ardente imagination, a donné le tour du dialogue à des essais, à des contes, etc. ; c’était, suppose avec raison M. Scherer232, « la forme que prenaient spontanément ses idées ; causeur infatigable, discuteur acharné, il avait toujours en imagination un interlocuteur devant lui ; passionné pour le drame, il dramatisait ses pensées ; il supposait l’objection et se donnait lui-même la réplique. » Cette transformation de la parole intérieure est surtout fréquente chez les hommes qui sont causeurs de leur naturel, et pour qui la conversation est un besoin de l’esprit, un excitant presque indispensable des facultés intellectuelles, mais qui ne causent pas avec tout le monde ; pour chacun des objets qui les préoccupent, ils ont un interlocuteur préféré ; habitués à penser et à parler de telle chose avec tel compagnon, ils ne savent pas penser tout seuls ; quand cela leur arrive, c’est qu’ils ont évoqué ce collaborateur habituel de leur pensée ; c’est en sa présence supposée qu’ils trouvent des idées nouvelles et qu’ils épanchent leurs réflexions ; souvent, ils préparent ainsi plus ou moins volontairement leurs conversations futures. Le même phénomène se produit chez les hommes qui, en vertu de leur profession, parlent fréquemment en public ; mais, chez eux, l’ami attentif, c’est leur auditoire habituel : ainsi pour les professeurs, les conférenciers, les avocats, les hommes politiques. Plus d’un avocat, sans doute, ne peut bien préparer une cause dans son cabinet sans imaginer le tribunal auquel sa plaidoirie doit s’adresser. Parfois, mais rarement, l’auditeur imaginaire est indéterminé.

Enfin, on se parle quelquefois à soi-même à la seconde personne avec autant de vivacité qu’à un interlocuteur ; ici, nous retrouvons la parole intérieure morale ; les reproches, les conseils, les résolutions sont en effet des occasions de hausser le ton de la parole intérieure et de lui donner une allure impersonnelle. On peut signaler les rapports de la parole intérieure morale avec les deux autres variétés vives en disant que la passion morale implique l’imagination plus ou moins nette d’un conseiller, tout au moins d’une voix étrangère.