(1895) Les règles de la méthode sociologique « Chapitre VI : Règles relatives à l’administration de la preuve »
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(1895) Les règles de la méthode sociologique « Chapitre VI : Règles relatives à l’administration de la preuve »

Chapitre VI :
Règles relatives à l’administration de la preuve

I

Nous n’avons qu’un moyen de démontrer qu’un phénomène est cause d’un autre, c’est de comparer les cas où ils sont simultanément présents ou absents et de chercher si les variations qu’ils présentent dans ces différentes combinaisons de circonstances témoignent que l’un dépend de l’autre. Quand ils peuvent être artificiellement produits au gré de l’observateur, la méthode est l’expérimentation proprement dite. Quand, au contraire, la production des faits n’est pas à notre disposition et que nous ne pouvons que les rapprocher tels qu’ils se sont spontanément produits, la méthode que l’on emploie est celle de l’expérimentation indirecte ou méthode comparative.

Nous avons vu que l’explication sociologique consiste exclusivement à établir des rapports de causalité, qu’il s’agisse de rattacher un phénomène à sa cause, ou, au contraire, une cause à ses effets utiles. Puisque, d’autre part, les phénomènes sociaux échappent évidemment à l’action de l’opérateur, la méthode comparative est la seule qui convienne à la sociologie. Comte, il est vrai, ne l’a pas jugée suffisante ; il a trouvé nécessaire de la compléter par ce qu’il nomme la méthode historique ; mais la cause en est dans sa conception particulière des lois sociologiques. Suivant lui, elles doivent principalement exprimer, non des rapports définis de causalité, mais le sens dans lequel se dirige l’évolution humaine en général ; elles ne peuvent donc être découvertes à l’aide de comparaisons, car pour pouvoir comparer les différentes formes que prend un phénomène social chez différents peuples, il faut l’avoir détaché des séries temporelles auxquelles il appartient. Or, si l’on commence par fragmenter ainsi le développement humain, on se met dans l’impossibilité d’en retrouver la suite. Pour y parvenir, ce n’est pas par analyses, mais par larges synthèses qu’il convient de procéder. Ce qu’il faut c’est rapprocher les uns des autres et réunir dans une même intuition, en quelque sorte, les états successifs de l’humanité de manière à apercevoir « l’accroissement continu de chaque disposition physique, intellectuelle, morale et politique82 ». Telle est la raison d’être de cette méthode que Comte appelle historique et qui, par suite, est dépourvue de tout objet dès qu’on a rejeté la conception fondamentale de la sociologie comtiste.

Il est vrai que Mill déclare l’expérimentation, même indirecte, inapplicable à la sociologie. Mais ce qui suffit déjà à enlever à son argumentation une grande partie de son autorité, c’est qu’il l’appliquait également aux phénomènes biologiques, et même aux faits physico-chimiques les plus complexes83 ; or il n’y a plus à démontrer aujourd’hui que la chimie et la biologie ne peuvent être que des sciences expérimentales. Il n’y a donc pas de raison pour que ses critiques soient mieux fondées en ce qui concerne la sociologie ; car les phénomènes sociaux ne se distinguent des précédents que par une complexité plus grande. Cette différence peut bien impliquer que l’emploi du raisonnement expérimental en sociologie offre plus de difficultés encore que dans les autres sciences ; mais on ne voit pas pourquoi il y serait radicalement impossible.

Du reste, toute cette théorie de Mill repose sur un postulat qui, sans doute, est lié aux principes fondamentaux de sa logique, mais qui est en contradiction avec tous les résultats de la science. Il admet, en effet, qu’un même conséquent ne résulte pas toujours d’un même antécédent, mais peut être dû tantôt à une cause et tantôt à une autre. Cette conception du lien causal, en lui enlevant toute détermination, le rend à peu près inaccessible à l’analyse scientifique ; car il introduit une telle complication dans l’enchevêtrement des causes et des effets que l’esprit s’y perd sans retour. Si un effet peut dériver de causes différentes, pour savoir ce qui le détermine dans un ensemble de circonstances données, il faudrait que l’expérience se fît dans des conditions d’isolement pratiquement irréalisables, surtout en sociologie.

Mais ce prétendu axiome de la pluralité des causes est une négation du principe de causalité. Sans doute, si l’on croit avec Mill que la cause et l’effet sont absolument hétérogènes, qu’il n’y a entre eux aucune relation logique, il n’y a rien de contradictoire à admettre qu’un effet puisse suivre tantôt une cause et tantôt une autre. Si le rapport qui unit C à A est purement chronologique, il n’est pas exclusif d’un autre rapport du même genre qui unirait C à B par exemple. Mais si, au contraire, le lien causal a quelque chose d’intelligible, il ne saurait être à ce point indéterminé. S’il consiste en un rapport qui résulte de la nature des choses, un même effet ne peut soutenir ce rapport qu’avec une seule cause, car il ne peut exprimer qu’une seule nature. Or il n’y a que les philosophes qui aient jamais mis en doute l’intelligibilité de la relation causale. Pour le savant, elle ne fait pas question ; elle est supposée par la méthode de la science. Comment expliquer autrement et le rôle si important de la déduction dans le raisonnement expérimental et le principe fondamental de la proportionnalité entre la cause et l’effet ? Quant aux cas que l’on cite et où l’on prétend observer une pluralité de causes, pour qu’ils fussent démonstratifs, il faudrait avoir établi au préalable ou que cette pluralité n’est pas simplement apparente, ou que l’unité extérieure de l’effet ne recouvre pas une réelle pluralité. Que de fois il est arrivé à la science de réduire à l’unité des causes dont la diversité, au premier abord, paraissait irréductible ! Stuart Mill en donne lui-même un exemple en rappelant que, suivant les théories modernes, la production de la chaleur par le frottement, la percussion, l’action chimique, etc., dérive d’une seule et même cause. Inversement, quand il s’agit de l’effet, le savant distingue souvent ce que le vulgaire confond. Pour le sens commun, le mot de fièvre désigne une seule et même entité morbide ; pour la science, il y a une multitude de fièvres spécifiquement différentes et la pluralité des causes se trouve en rapport avec celle des effets ; et si entre toutes ces espèces nosologiques il y a pourtant quelque chose de commun, c’est que ces causes, également, se confondent par certains de leur caractères.

Il importe d’autant plus d’exorciser ce principe de la sociologie que nombre de sociologues en subissent encore l’influence, et cela alors même qu’ils n’en font pas une objection contre l’emploi de la méthode comparative. Ainsi, on dit couramment que le crime peut être également produit par les causes les plus différentes ; qu’il en est de même du suicide, de la peine, etc. En pratiquant dans cet esprit le raisonnement expérimental, on aura beau réunir un nombre considérable de faits, on ne pourra jamais obtenir de lois précises, de rapports déterminés de causalités. On ne pourra qu’assigner vaguement un conséquent mal défini à un groupe confus et indéfini d’antécédents. Si donc on veut employer la méthode comparative d’une manière scientifique, c’est-à-dire en se conformant au principe de causalité tel qu’il se dégage de la science elle-même, on devra prendre pour base des comparaisons que l’on institue la proposition suivante : A un même effet correspond toujours une même cause. Ainsi, pour reprendre les exemples cités plus haut, si le suicide dépend de plus d’une cause, c’est que, en réalité, il y a plusieurs espèces de suicides. Il en est de même du crime. Pour la peine, au contraire, si l’on a cru qu’elle s’expliquait également bien par des causes différentes, c’est que l’on n’a pas aperçu l’élément commun qui se retrouve dans tous ces antécédents et en vertu duquel ils produisent leur effet commun 84.

II

Toutefois, si les divers procédés de la méthode comparative ne sont pas inapplicables à la sociologie, ils n’y ont pas tous une force également démonstrative.

La méthode dite des résidus, si tant est d’ailleurs qu’elle constitue une forme du raisonnement expérimental, n’est, pour ainsi dire, d’aucun usage dans l’étude des phénomènes sociaux. Outre qu’elle ne peut servir qu’aux sciences assez avancées, puisqu’elle suppose déjà connues un nombre important de lois, les phénomènes sociaux sont beaucoup trop complexes pour que, dans un cas donné, on puisse exactement retrancher l’effet de toutes les causes moins une.

La même raison rend difficilement utilisables et la méthode de concordance et celle de différence. Elles supposent, en effet, que les cas comparés ou concordent en un seul point ou diffèrent Par un seul. Sans doute, il n’est pas de science qui ait jamais pu instituer d’expériences où le caractère rigoureusement unique d’une concordance ou d’une différence fût établi d’une manière irréfutable. On n’est jamais sûr de n’avoir pas laissé échapper quelque antécédent qui concorde ou qui diffère comme le conséquent, en même temps et de la même manière que l’unique antécédent connu. Cependant, quoique l’élimination absolue de tout élément adventice soit une limite idéale qui ne peut être réellement atteinte, en fait, les sciences physico-chimiques et même les sciences biologiques s’en rapprochent assez pour que, dans un grand nombre de cas, la démonstration puisse être regardée comme pratiquement suffisante. Mais il n’en est plus de même en sociologie par suite de la complexité trop grande des phénomènes, jointe à l’impossibilité de toute expérience artificielle. Comme on ne saurait faire un inventaire, même à peu près complet, de tous les faits qui coexistent au sein d’une même société ou qui se sont succédé au cours de son histoire, on ne peut jamais être assuré, même d’une manière approximative, que deux peuples concordent ou diffèrent sous tous les rapports, sauf un. Les chances de laisser un phénomène se dérober sont bien supérieures à celles de n’en négliger aucun. Par conséquent, une pareille méthode de démonstration ne peut donner naissance qu’à des conjectures qui, réduites à elles seules, sont presque dénuées de tout caractère scientifique.

Mais il en est tout autrement de la méthode des variations concomitantes. En effet, pour qu’elle soit démonstrative, il n’est pas nécessaire que toutes les variations différentes de celles que l’on compare aient été rigoureusement exclues. Le simple parallélisme des valeurs par lesquelles passent les deux phénomènes, pourvu qu’il ait été établi dans un nombre suffisant de cas suffisamment variés, est la preuve qu’il existe entre eux une relation. Cette méthode doit ce privilège à ce qu’elle atteint le rapport causal, non du dehors comme les précédentes, mais par le dedans. Elle ne nous fait pas simplement voir deux faits qui s’accompagnent ou qui s’excluent extérieurement 85, de sorte que rien ne prouve directement qu’ils soient unis par un lien interne ; au contraire, elle nous les montre participant l’un de l’autre et d’une manière continue, du moins pour ce qui regarde leur quantité. Or cette participation, à elle seule, suffit à démontrer qu’ils ne sont pas étrangers l’un à l’autre. La manière dont un phénomène se développe en exprime la nature ; pour que deux développements se correspondent, il faut qu’il y ait aussi une correspondance dans les natures qu’ils manifestent. La concomitance constante est donc, par elle-même, une loi, quel que soit l’état des phénomènes restés en dehors de la comparaison. Aussi, pour l’infirmer, ne suffit-il pas de montrer qu’elle est mise en échec par quelques applications particulières de la méthode de concordance ou de différence ; ce serait attribuer à ce genre de preuves une autorité qu’il ne peut avoir en sociologie. Quand deux phénomènes varient régulièrement l’un comme l’autre, il faut maintenir ce rapport alors même que, dans certains cas, l’un de ces phénomènes se présenterait sans l’autre. Car il peut se faire, ou bien que la cause ait été empêchée de produire son effet par l’action de quelque cause contraire, ou bien qu’elle se trouve présente, mais sous une forme différente de celle que l’on a précédemment observée. Sans doute, il y a lieu de voir, comme on dit, d’examiner les faits à nouveau, mais non d’abandonner sur-le-champ les résultats d’une démonstration régulièrement faite.

Il est vrai que les lois établies par ce procédé ne se présentent pas toujours d’emblée sous la forme de rapports de causalité. La concomitance peut être due non à ce qu’un des phénomènes est la cause de l’autre, mais à ce qu’ils sont tous deux des effets d’une même cause, ou bien encore à ce qu’il existe entre eux un troisième phénomène, intercalé mais inaperçu, qui est l’effet du premier et la cause du second. Les résultats auxquels conduit cette méthode ont donc besoin d’être interprétés. Mais quelle est la méthode expérimentale qui permet d’obtenir mécaniquement un rapport de causalité sans que les faits qu’elle établit aient besoin d’être élaborés par l’esprit ? Tout ce qui importe, c’est que cette élaboration soit méthodiquement conduite et voici de quelle manière on pourra y procéder. On cherchera d’abord, à l’aide de la déduction, comment l’un des deux termes a pu produire l’autre ; puis on s’efforcera de vérifier le résultat de cette déduction à l’aide d’expériences, c’est-à-dire de comparaisons nouvelles. Si la déduction est possible et si la vérification réussit, on pourra regarder la preuve comme faite. Si, au contraire, l’on n’aperçoit entre ces faits aucun lien direct, surtout si l’hypothèse d’un tel lien contredit des lois déjà démontrées, on se mettra à la recherche d’un troisième phénomène dont les deux autres dépendent également ou qui ait pu servir d’intermédiaire entre eux. Par exemple, on peut établir de la manière la plus certaine que la tendance au suicide varie comme la tendance à l’instruction. Mais il est impossible de comprendre comment l’instruction peut conduire au suicide ; une telle explication est en contradiction avec les lois de la psychologie. L’instruction, surtout réduite aux connaissances élémentaires, n’atteint que les régions les plus superficielles de la conscience ; au contraire, l’instinct de conservation est une de nos tendances fondamentales. Il ne saurait donc être sensiblement affecté par un phénomène aussi éloigné et d’un aussi faible retentissement. On en vient ainsi à se demander si l’un et l’autre fait ne seraient pas la conséquence d’un même état. Cette cause commune, c’est l’affaiblissement du traditionalisme religieux qui renforce à la fois le besoin de savoir et le penchant au suicide.

Mais il est une autre raison qui fait de la méthode des variations concomitantes l’instrument par excellence des recherches sociologiques. En effet, même quand les circonstances leur sont le plus favorables, les autres méthodes ne peuvent être employées utilement que si le nombre des faits comparés est très considérable. Si l’on ne peut trouver deux sociétés qui ne diffèrent ou qui ne se ressemblent qu’en un point, du moins, on peut constater que deux faits ou s’accompagnent ou s’excluent très généralement. Mais, pour que cette constatation ait une valeur scientifique, il faut qu’elle ait été faite un très grand nombre de fois ; il faudrait presque être assuré que tous les faits ont été passés en revue. Or, non seulement un inventaire aussi complet n’est pas possible, mais encore les faits qu’on accumule ainsi ne peuvent jamais être établis avec une précision suffisante, justement parce qu’ils sont trop nombreux. Non seulement on risque d’en omettre d’essentiels et qui contredisent ceux qui sont connus, mais encore on n’est pas sûr de bien connaître ces derniers. En fait, ce qui a souvent discrédité les raisonnements des sociologues, c’est que, comme ils ont employé de préférence la méthode de concordance ou celle de différence et surtout la première, ils se sont plus préoccupés d’entasser les documents que de les critiquer et de les choisir. C’est ainsi qu’il leur arrive sans cesse de mettre sur le même plan les observations confuses et rapidement faites des voyageurs et les textes précis de l’histoire. Non seulement, en voyant ces démonstrations, on ne peut s’empêcher de se dire qu’un seul fait pourrait suffire à les infirmer, mais les faits mêmes sur lesquels elles sont établies n’inspirent pas toujours confiance.

 

La méthode des variations concomitantes ne nous oblige ni à de ces énumérations incomplètes, ni à de ces observations superficielles. Pour qu’elle donne des résultats, quelques faits suffisent. Dès qu’on a prouvé que, dans un certain nombre de cas, deux phénomènes varient l’un comme l’autre, on peut être certain qu’on se trouve en présence d’une loi. N’ayant pas besoin d’être nombreux, les documents peuvent être choisis et, de plus, étudiés de près par le sociologue qui les emploie. Il pourra donc et, par suite, il devra prendre pour matière principale de ses inductions les sociétés dont les croyances, les traditions, les mœurs, le droit ont pris corps en des monuments écrits et authentiques. Sans doute, il ne dédaignera pas les renseignements de l’ethnographie (il n’est pas de faits qui puissent être dédaignés par le savant), mais il les mettra à leur vraie place. Au lieu d’en faire le centre de gravité de ses recherches, il ne les utilisera en général que comme complément de ceux qu’il doit à l’histoire ou, tout au moins, il s’efforcera de les confirmer par ces derniers. Non seulement il circonscrira ainsi, avec plus de discernement, l’étendue de ses comparaisons, mais il les conduira avec plus de critique ; car, par cela même qu’il s’attachera à un ordre restreint de faits, il pourra les contrôler avec plus de soin. Sans doute, il n’a pas à refaire l’œuvre des historiens ; mais il ne peut pas non plus recevoir passivement et de toutes mains les informations dont il se sert.

Mais il ne faut pas croire que la sociologie soit dans un état de sensible infériorité vis-à-vis des autres sciences parce qu’elle ne peut guère se servir que d’un seul procédé expérimental. Cet inconvénient est, en effet, compensé par la richesse des variations qui s’offrent spontanément aux comparaisons du sociologue et dont on ne trouve aucun exemple dans les autres règnes de la nature. Les changements qui ont lieu dans un organisme au cours d’une existence individuelle sont peu nombreux et très restreints ; ceux qu’on peut provoquer artificiellement sans détruire la vie sont eux-mêmes compris dans d’étroites limites. Il est vrai qu’il s’en est produit de plus importants dans la suite de l’évolution zoologique, mais ils n’ont laissé d’eux-mêmes que de rares et obscurs vestiges, et il est encore plus difficile de retrouver les conditions qui les ont déterminés. Au contraire, la vie sociale est une suite ininterrompue de transformations, parallèles à d’autres transformations dans les conditions de l’existence collective ; et nous n’avons pas seulement à notre disposition celles qui se rapportent à une époque récente, mais un grand nombre de celles par lesquelles ont passé les peuples disparus sont parvenues jusqu’à nous. Malgré ses lacunes, l’histoire de l’humanité est autrement claire et complète que celle des espèces animales. De plus, il existe une multitude de phénomènes sociaux qui se produisent dans toute l’étendue de la société, mais qui prennent des formes diverses selon les régions, les professions, les confessions, etc. Tels sont, par exemple, le crime, le suicide, la natalité, la nuptialité, l’épargne, etc. De la diversité de ces milieux spéciaux résultent, pour chacun de ces ordres de faits, de nouvelles séries de variations, en dehors de celles que produit l’évolution historique. Si donc le sociologue ne peut pas employer avec une égale efficacité tous les procédés de la recherche expérimentale, l’unique méthode, dont il doit presque se servir à l’exclusion des autres, peut, dans ses mains, être très féconde, car il a, pour la mettre en œuvre, d’incomparables ressources.

Mais elle ne produit les résultats qu’elle comporte que si elle est pratiquée avec rigueur. On ne prouve rien quand, comme il arrive si souvent, on se contente de faire voir par des exemples plus ou moins nombreux que, dans des cas épars, les faits ont varié comme le veut l’hypothèse. De ces concordances sporadiques et fragmentaires, on ne peut tirer aucune conclusion générale. Illustrer une idée n’est pas la démontrer. Ce qu’il faut, c’est comparer non des variations isolées, mais des séries de variations, régulièrement constituées, dont les termes se relient les uns aux autres par une gradation aussi continue que possible, et qui, de plus, soient d’une suffisante étendue. Car les variations d’un phénomène ne permettent d’en induire la loi que si elles expriment clairement la manière dont il se développe dans des circonstances données. Or, pour cela, il faut qu’il y ait entre elles la même suite qu’entre les moments divers d’une même évolution naturelle, et, en outre, que cette évolution qu’elles figurent soit assez prolongée pour que le sens n’en soit pas douteux.

III

Mais la manière dont doivent être formées ces séries diffère selon les cas. Elles peuvent comprendre des faits empruntés ou à une seule et unique société — ou à plusieurs sociétés de même espèce — ou à plusieurs espèces sociales distinctes.

Le premier procédé peut suffire, à la rigueur, quand il s’agit de faits d’une grande généralité et sur lesquels nous avons des informations statistiques assez étendues et variées.

Par exemple, en rapprochant la courbe qui exprime la marche du suicide pendant une période de temps suffisamment longue, des variations que présente le même phénomène suivant les provinces, les classes, les habitats ruraux ou urbains, les sexes, les âges, l’état civil, etc., on peut arriver, même sans étendre ses recherches au-delà d’un seul pays, à établir de véritables lois, quoiqu’il soit toujours préférable de confirmer ces résultats par d’autres observations faites sur d’autres peuples de la même espèce. Mais on ne peut se contenter de comparaisons aussi limitées que quand on étudie quelqu’un de ces courants sociaux qui sont répandus dans toute la société, tout en variant d’un point à l’autre. Quand, au contraire, il s’agit d’une institution, d’une règle juridique ou morale, d’une coutume organisée, qui est la même et fonctionne de la même manière sur toute l’étendue du pays et qui ne change que dans le temps, on ne peut se renfermer dans l’étude d’un seul peuple ; car, alors, on n’aurait pour matière de la preuve qu’un seul couple de courbes parallèles, à savoir celles qui expriment la marche historique du phénomène considéré et de la cause conjecturée, mais dans cette seule et unique société. Sans doute, même ce seul parallélisme, s’il est constant, est déjà un fait considérable, mais il ne saurait, à lui seul, constituer une démonstration.

En faisant entrer en ligne de compte plusieurs peuples de même espèce, on dispose déjà d’un champ de comparaison plus étendu. D’abord, on peut confronter l’histoire de l’un par celle des autres et voir si, chez chacun d’eux pris à part, le même phénomène évolue dans le temps en fonction des mêmes conditions. Puis on peut établir des comparaisons entre ces divers développements. Par exemple, on déterminera la forme que le fait étudié prend chez ces différentes sociétés au moment où il parvient à son apogée. Comme, tout en appartenant au même type, elles sont pourtant des individualités distinctes, cette forme n’est pas partout la même ; elle est plus ou moins accusée, suivant les cas. On aura ainsi une nouvelle série de variations qu’on rapprochera de celles que présente, au même moment et dans chacun de ces pays, la condition présumée. Ainsi, après avoir suivi l’évolution de la famille patriarcale à travers l’histoire de Rome, d’Athènes, de Sparte, on classera ces mêmes cités suivant le degré maximum de développement qu’atteint chez chacune d’elles ce type familial et on verra ensuite si, par rapport à l’état du milieu social dont il paraît dépendre d’après la première expérience, elles se classent encore de la même manière.

Mais cette méthode elle-même ne peut guère se suffire. Elle ne s’applique, en effet, qu’aux phénomènes qui ont pris naissance pendant la vie des peuples comparés. Or, une société ne crée pas de toutes pièces son organisation ; elle la reçoit, en partie, toute faite de celles qui l’ont précédée. Ce qui lui est ainsi transmis n’est, au cours de son histoire, le produit d’aucun développement, par conséquent ne peut être expliqué si l’on ne sort pas des limites de l’espèce dont elle fait partie. Seules, les additions qui se surajoutent à ce fond primitif et le transforment peuvent être traitées de cette manière. Mais, plus on s’élève dans l’échelle sociale, plus les caractères acquis par chaque peuple sont peu de chose à côté des caractères transmis. C’est, d’ailleurs, la condition de tout progrès. Ainsi, les éléments nouveaux que nous avons introduits dans le droit domestique, le droit de propriété, la morale, depuis le commencement de notre histoire, sont relativement peu nombreux et peu importants, comparés à ceux que le passé nous a légués. Les nouveautés qui se produisent ainsi ne sauraient donc se comprendre si l’on n’a pas étudié d’abord ces phénomènes plus fondamentaux qui en sont les racines et ils ne peuvent être étudiés qu’à l’aide de comparaisons beaucoup plus étendues. Pour pouvoir expliquer l’état actuel de la famille, du mariage, de la propriété, etc., il faudrait connaître quelles en sont les origines, quels sont les éléments simples dont ces institutions sont composées et, sur ces points, l’histoire comparée des grandes sociétés européennes ne saurait nous apporter de grandes lumières. Il faut remonter plus haut.

Par conséquent, pour rendre compte d’une institution sociale, appartenant à une espèce déterminée, on comparera les formes différentes qu’elle présente, non seulement chez les peuples de cette espèce, mais dans toutes les espèces antérieures. S’agit-il, par exemple, de l’organisation domestique ? On constituera d’abord le type le plus rudimentaire qui ait jamais existé, pour suivre ensuite pas à pas la manière dont il s’est progressivement compliqué. Cette méthode, que l’on pourrait appeler génétique, donnerait d’un seul coup l’analyse et la synthèse du phénomène. Car, d’une part, elle nous montrerait à l’état dissocié les éléments qui le composent, par cela seul qu’elle nous les ferait voir se surajoutant successivement les uns aux autres et, en même temps, grâce à ce large champ de comparaison, elle serait beaucoup mieux en état de déterminer les conditions dont dépendent leur formation et leur association. Par conséquent, on ne peut expliquer un fait social de quelque complexité qu’à condition d’en suivre le développement intégral à travers toutes les espèces sociales. La sociologie comparée n’est pas une branche particulière de la sociologie ; c’est la sociologie même, en tant qu’elle cesse d’être purement descriptive et aspire à rendre compte des faits.

Au cours de ces comparaisons étendues, se commet souvent une erreur qui en fausse les résultats. Parfois, pour juger du sens dans lequel se développent les événements sociaux, il est arrivé qu’on a simplement comparé ce qui se passe au déclin de chaque espèce avec ce qui se produit au début de l’espèce suivante. En procédant ainsi, on a cru pouvoir dire, par exemple, que l’affaiblissement des croyances religieuses et de tout traditionalisme ne pouvait jamais être qu’un phénomène passager de la vie des peuples, parce qu’il n’apparaît que pendant la dernière période de leur existence pour cesser dès qu’une évolution nouvelle recommence. Mais, avec une telle méthode, on est exposé à prendre pour la marche régulière et nécessaire du progrès ce qui est l’effet d’une tout autre cause. En effet, l’état où se trouve une société jeune n’est pas le simple prolongement de l’état où étaient parvenues à la fin de leur carrière, les sociétés qu’elle remplace, mais provient en partie de cette jeunesse même qui empêche les produits des expériences faites par les peuples antérieurs d’être tous immédiatement assimilables et utilisables. C’est ainsi que l’enfant reçoit de ses parents des facultés et des prédispositions qui n’entrent en jeu que tardivement dans sa vie. Il est donc possible, pour reprendre le même exemple, que ce retour du traditionalisme que l’on observe au début de chaque histoire soit dû non à ce fait qu’un recul du même phénomène ne peut jamais être que transitoire, mais aux conditions spéciales où se trouve placée toute société qui commence. La comparaison ne peut être démonstrative que si l’on élimine ce facteur de l’âge qui la trouble ; pour y arriver, il suffira de considérer les sociétés que l’on compare à la même période de leur développement. Ainsi, pour savoir dans quel sens évolue un phénomène social, on comparera ce qu’il est pendant la jeunesse de chaque espèce avec ce qu’il devient pendant la jeunesse de l’espèce suivante, et suivant que, de l’une de ces étapes à l’autre, il présentera plus, moins ou autant d’intensité, on dira qu’il progresse, recule ou se maintient.