Section 24, objection contre la solidité des jugemens du public, et réponse à cette objection
J’entens déja citer les erreurs où le public est tombé dans tous les temps et dans tous les païs sur le mérite des personnes▶ qui remplissent les grandes dignitez, ou qui exercent certaines professions. Pouvez-vous, me dira-t-on, ériger en tribunal infaillible un appretiateur du mérite qui s’est trompé si souvent sur les géneraux, sur les ministres et sur les magistrats, et qui s’est vû obligé tant de fois à retracter le jugement qu’il avoit porté ?
Je vais faire deux réponses à cette objection, qui dans le fond est plus ébloüissante que solide. En premier lieu le public se trompe rarement quand il définit en general les ◀personnes▶ qu’on vient de citer comme un exemple de ses injustices, quoiqu’il les louë ou qu’il les blâme à tort quelquefois, sur un évenement particulier.
Expliquons cette proposition.
Le public ne juge pas du mérite du general sur une seule campagne, du ministre sur une seule négociation, ni du médecin si l’on veut, sur le traitement d’une seule maladie. Il en juge sur plusieurs évenemens et sur plusieurs succez. Or, autant qu’il seroit injuste de juger du mérite de ceux dont il s’agit sur un seul succès, autant me paroît-il équitable d’en juger sur plusieurs succez, ainsi que par comparaison aux succez de ceux qui auront eu à conduire des entreprises ou des affaires pareilles à celles dont les ◀personnes▶ desquelles il s’agit ici, auront été chargées.
Un succès heureux et même deux, peuvent être le seul effet du pouvoir des conjonctures. Il est rare que le bonheur seul amene trois succez heureux, mais lorsque ces succez sont parvenus à un certain nombre, il seroit insensé de prétendre qu’ils fussent le pur effet du hazard, et que l’habileté du géneral ou du ministre, n’y eussent point de part.
Il en est de même des succez malheureux.
Le joueur de trictrac, qui de vingt parties qu’il joüe avec la même ◀personne▶ en gagne dix-neuf, passe constamment pour sçavoir le jeu mieux qu’elle, quoique le caprice des dez puisse faire gagner deux parties de suite au joüeur malhabile contre le joueur habile. Or, la guerre et les autres professions que nous avons citées, dépendent encore moins de la fortune que le trictrac, quoique la fortune ait part dans le succès de ceux qui les exercent. Le plan que se propose le general après avoir examiné ses forces, ses ressources, en un mot quels sont ses moïens, et quels sont ceux de l’ennemi, n’est pas exposé à être aussi souvent déconcerté que le projet du joueur. Ainsi le public n’a point de tort de penser que le general, dont presque toutes les campagnes sont heureuses, est un grand homme de guerre, quoiqu’un general puisse avoir un évenement heureux sans mérite, comme il peut perdre une bataille ou lever un siege sans être mauvais capitaine. Le cardinal Mazarin, qui connoissoit aussi-bien que ◀personne▶, quelle part peut avoir la capacité dans ces évenemens, que les hommes bornez croïent dépendre presque entierement du hazard, parce qu’ils en dépendent en partie, ne vouloit confier les armées et les affaires qu’à des gens heureux, supposant qu’on ne réussit point assez souvent pour mériter le titre d’heureux sans avoir beaucoup d’habileté. Or, le public ne se dedit gueres des jugemens generaux qu’il a porté sur le mérite des capitaines et des ministres en la maniere que nous l’avons exposé.
Ma seconde réponse à l’objection proposée contre la justesse des jugemens du public est de dire : qu’on auroit encore tort de conclure que le public peut se tromper sur un poëme ou sur un tableau, parce que souvent il louë ou blâme à tort les ministres et les generaux sur des évenemens particuliers. Le public ne s’est trompé, par exemple, dans tous les temps, sur la loüange dûë à un general qui venoit de gagner une bataille ou de la perdre, que pour avoir porté son jugement sur tout un objet dont il ne connoissoit qu’une partie.
Lorsqu’il a eu tort, c’est pour avoir blâmé ou loüé avant que d’avoir été bien instruit de la part que le general avoit euë dans le bon ou dans le mauvais succès.
Le public a voulu juger quand il étoit encore mal informé des faits. Il a jugé du general avant que d’être pleinement instruit, et de la contrainte où le jettoient les ordres de son prince ou de sa republique, et des traverses que lui causoient ceux dont l’emploi étoit de l’aider, et des assistances promises et non données. Le public ne sçait pas si le general n’a pas amené lui-même en resserrant l’ennemi ou bien en lui donnant des occasions de tomber dans une confiance témeraire, le hazard qui semble avoir été l’unique cause du succès de ce general, et si l’avantage qu’il tire de ce hazard n’est pas dû aux précautions que sa prévoïance avoit prises d’avance pour en profiter. Il ignore si le general pouvoit écarter, ou du moins s’il devoit prévoir le contre-temps qui fait avorter son entreprise, et qui l’a fait même paroître témeraire après qu’elle est manquée. Le public ignore si le gain de la bataille est l’effet du plan du general, ou s’il est dû à la présence d’esprit d’un officier subalterne. On peut dire la même chose du public quand il loüe ou quand il blâme le ministre, le magistrat, et même le médecin sur un évenement particulier.
Il n’en est pas de même du public quand il loüe les peintres et les poëtes, parce qu’ils ne sont jamais heureux ni malheureux du côté du succès de leurs productions, qu’autant qu’ils ont mérité de l’être. Quand le public décide sur leurs ouvrages, il porte son jugement sur un objet, qu’il connoît en son entier et qu’il voit par toutes ses faces.
Toutes les beautez et toutes les imperfections de ces sortes d’ouvrages sont sous les yeux du public. Rien de ce qui doit les faire loüer ou les faire blâmer n’est caché pour lui. Il sçait tout ce qu’il faut sçavoir pour en bien juger. Le prince qui a donné au general sa commission, ou bien au ministre son instruction, n’est pas aussi capable de juger de leur conduite, que l’est le public de juger des poëmes et des tableaux.
Les peintres et les poëtes, continuera-t-on, sont du moins les plus malheureux de tous ceux dont les ouvrages demeurent à découvert sous les yeux du public. Vous mettez tout le monde en droit de leur faire leur procès, même sans rendre aucune raison de son jugement, au lieu que les autres sçavans ne sont jugez que par leurs pairs, qui sont encore tenus de les convaincre dans les formes avant que d’être reçus à prononcer leur condamnation.
Je ne pense pas que ce fut un si grand bonheur pour les peintres et pour les poëtes de n’être jugez que par leurs pairs. Mais répondons plus sérieusement.
Lorsqu’un ouvrage traite de sciences ou de connoissances purement spéculatives, son mérite ne tombe point sous le sentiment. Ainsi les ◀personnes▶ qui ont acquis le sçavoir nécessaire pour connoître si l’ouvrage est bon ou mauvais sont les seules qui puissent en juger.
Les hommes ne naissent pas avec la connoissance de l’astronomie et de la physique, comme ils naissent avec le sentiment. Ils ne sçauroient juger du mérite d’un ouvrage de physique ou d’astronomie qu’en vertu de leurs connoissances acquises, au lieu qu’ils peuvent juger des vers et des tableaux en vertu de leur discernement naturel. Ainsi les géometres, les médecins et les théologiens, ou ceux qui sans avoir mis l’enseigne de ces sciences ne laissent pas de les sçavoir, sont les seuls qui puissent juger d’un ouvrage qui traite de leur science. Mais tous les hommes peuvent juger des vers et des tableaux, parce que tous les hommes sont sensibles, et que l’effet des vers et des tableaux tombe sous le sentiment.
Quoique cette réponse soit sans replique, je ne laisserai pas de la fortifier encore par une refléxion. Dès que les sciences dont j’ai parlé ont operé en vertu de leurs principes, dès qu’elles ont produit quelque chose qui doit être utile ou agréable aux hommes en general, nous connoissons alors sans autre lumiere que celle du sentiment, si le sçavant a réussi. L’ignorant en astronomie connoît aussi-bien que le sçavant, si l’astronome a prédit l’éclipse avec précision, ou si la machine fait l’effet promis par le mathematicien, quoiqu’il ne puisse pas prouver méthodiquement que l’astronome et le mathematicien ont tort, ni dire en quoi ils se sont trompez.
S’il est des arts dont les productions tombent sous le sentiment, c’est la peinture, c’est la poësie. Ils n’operent que pour nous toucher. Toute l’exception qu’on puisse alléguer, c’est de dire qu’il est des tableaux et des poëmes dont tout le mérite ne tombe pas sous le sentiment. On ne sçauroit connoître à l’aide du sentiment si la verité est observée dans le tableau historique qui représente le siege d’une place ou la céremonie d’un sacre. Le sentiment seul ne suffit point pour connoître si l’auteur d’un poëme de philosophie raisonne avec justesse, et s’il prouve bien son systême.
Le sentiment ne sçauroit juger de cette partie du mérite d’un poëme ou d’un tableau, qu’on peut appeller le mérite étranger, mais c’est parce que la peinture et la poësie elles-mêmes sont incapables d’en décider. En cela les peintres et les poëtes n’ont aucun avantage sur les autres hommes. S’il se trouve des peintres et des poëtes capables de déceler sur ce que nous avons appellé le mérite étranger dans les poëmes et dans les tableaux, c’est qu’ils ont d’autres connoissances que celles de l’art de la peinture et de l’art de la poësie.
Quand il s’agit d’un de ces ouvrages mixtes qui ressortissent à plusieurs tribunaux differens, chacun d’eux juge la question qui est de sa compétence. C’est ce qui donne lieu quelquefois à des jugemens opposez, et néanmoins équitables sur le mérite du même ouvrage.
Ainsi les poëtes loüent avec raison le poëme de Lucrece sur l’univers, comme l’ouvrage d’un grand artisan, quand les philosophes le condamnent comme un livre rempli de mauvais raisonnemens.
C’est ainsi que les sçavans en histoire blâment Varillas, parce qu’il se trompe à chaque page, quand les lecteurs qui ne cherchent que de l’amusement dans un livre, le louent à cause de ses narrations amusantes et de l’agrément de son stile.
Mais pour retourner à Lucrece, le public est juge de la partie du mérite de son poëme qui est du ressort de la poësie, aussi-bien que les poëtes mêmes. Toute cette portion du mérite de Lucrece tombe sous le sentiment.
Ainsi le véritable moïen de connoître le mérite d’un poëme sera toujours de consulter l’impression qu’il fait. Notre siecle est trop éclairé, et, si l’on veut, trop philosophe pour lui faire croire qu’il lui faille apprendre des critiques ce qu’il doit penser d’un ouvrage composé pour toucher, quand on peut lire cet ouvrage, et quand le monde est rempli de gens qui l’ont lû. La philosophie qui enseigne à juger des choses par les principes qui leur sont propres, enseigne en même-temps que pour connoître le mérite et l’excellence d’un poëme, il faut examiner s’il plaît, et à quel point il plaît et il attache ceux qui le lisent.
Véritablement les ◀personnes qui ne sçavent point l’art, ne sont pas capables de remonter jusques aux causes qui rendent un mauvais poëme ennuïeux. Elles ne sçauroient en indiquer les fautes en particulier. Aussi ne prétens-je pas que l’ignorant puisse dire précisement en quoi le peintre ou le poëte ont manqué, et moins encore leur donner des avis sur la correction de chaque faute, mais cela n’empêche pas que l’ignorant ne puisse juger par l’impression que fait sur lui un ouvrage composé pour lui plaire et pour l’intéresser, si l’auteur a réussi dans son entreprise et jusqu’à quel point il y a réussi. L’ignorant peut donc dire que l’ouvrage est bon ou qu’il ne vaut rien, et même il est faux qu’il ne rende pas raison de son jugement.
Le poëte tragique, dira-t-il, ne l’a point fait pleurer, et le poëte comique ne l’a point fait rire. Il allegue qu’il ne sent aucun plaisir en regardant le tableau qu’il refuse d’estimer. C’est aux ouvrages à se défendre eux-mêmes contre de pareilles critiques, et ce qu’un auteur peut dire pour excuser les endroits foibles de son poëme, n’a pas plus d’effet qu’en ont les éloges étudiez que ses amis peuvent donner aux beaux endroits. l’amour tyranique de Scuderi est demeuré au nombre des mauvaises pieces malgré la dissertation de Sarrazin.
En effet tous les raisonnemens des critiques ne sçauroient persuader qu’un ouvrage plaise lorsqu’on sent qu’il ne plaît pas, comme ils ne peuvent jamais faire accroire que l’ouvrage qui interesse, n’interesse pas.