(1767) Salon de 1767 « Peintures — La Grenée » pp. 90-121
/ 1972
(1767) Salon de 1767 « Peintures — La Grenée » pp. 90-121

La Grenée

Il me prend envie, mon ami, de vous démontrer que, sans mentir il est cependant bien rare que nous disions la vérité. Pour cet effet, je prens l’objet le plus simple, un beau buste antique de Socrate, d’Aristide, de Marc-Aurèle ou de Trajan, et je place devant ce buste l’abbé Morellet, Marmontel et Naigeon, trois correspondants qui doivent le lendemain vous en écrire leur pensée. Vous aurez trois éloges très différents ; auquel vous en tiendrez-vous ?

Sera-ce au mot froid de l’abbé ? Ou à la sentence épigrammatique, à la phrase ingénieuse de l’académicien ? Ou à la ligne brûlante du jeune homme ? Autant d’hommes, autant de jugements. Nous sommes tous diversement organisés. Nous n’avons aucun la même dose de sensibilité. Nous nous servons tous à notre manière d’un instrument vicieux en lui-même, l’idiome qui rend toujours trop ou trop peu et nous adressons les sons de cet instrument à cent auditeurs qui écoutent, entendent, pensent et sentent diversement. La nature nous départit à tous, par l’entremise de sens, une multitude de petits cartons sur lesquels elle a tracés le profil de la vérité.

La découpure belle, rigoureuse et juste, seroit celle qui suivroit le trait délié dans tous ses points et qui le partageroit en deux. La découpure de l’homme d’un grand sens, et d’un grand goût, en approche le plus. Celle de l’enthousiaste, de l’homme sensible, de l’esprit chaud, prompt, violent, admiratif, laisse beaucoup de marge en dehors du trait ; et la découpure du critique froid, malintentioné, jaloux, blesse le trait. Son ciseau conduit par l’ignorance ou la passion vacille et se porte tantôt trop en dedans, tantôt trop en dehors. Celui de l’envie taille au dedans du profil, une image qui ne ressemble à rien.

Or il ne s’agit pas ici, mon ami, d’un buste, d’une figure, mais d’une scène où il y a quelquefois quatre, cinq, huit, dix, vingt figures ; et vous croyez que mon ciseau suivra rigoureusement le contour délié de toutes ces figures, à d’autres cela ne se peut. Dans un moment, l’œil est louche, dans un autre les lames du ciseau sont émoussées, ou la main n’est pas sûre ; et puis jugez d’après cela de la confiance que vous devez à mes découpures ; et que cela soit dit en passant, pour l’acquit de ma conscience, et la consolation de Mr La Grenée.

Commençons par ses quatre tableaux de même grandeur, représentant les quatre états, le peuple, le clergé, la robe et l’épée. Ils ont 4 piés de haut sur 2 piés et demi de large.

L’épée ou Bellone présentant à Mars les rênes de ses chevaux.

Qu’est-ce que cela signifie ? Rien, ou pas grand’chose. On voit à gauche un petit Mars de quinze ans dont le casque rabatu, fort à propos, dérobe la physionomie mesquine. Il est renversé en arrière comme s’il avoit peur de Bellone ou de ses chevaux. Il a le bras droit appuyé sur son bouclier, et l’autre porté en avant, vers les rênes qui lui sont présentées. à gauche, une grosse, lourde, massive, ignoble, palefrenière de Bellone se renverse en sens contraire de Mars ; en sorte que les piés de ces deux figures prolongées venant à se rencontrer, elles formeroient un grand v consonne. Belle manière de grouper. N’eût-il pas été mieux de laisser le Mars fièrement debout, et de montrer la déesse violente s’élançant vers lui et lui présentant les rênes. Derrière Bellone sur le fond, deux chevaux de bois qui voudroient hennir, écumer de la bouche, vivre des naseaux, mais qui ne le peuvent, parce qu’ils sont d’un bois bien dur, bien poli, bien roide et bien lisse. Le morceau du reste, surtout le Mars est très vigoureux et le tout d’une touche plus décidée que de coutume. Mais où est le caractère du dieu des batailles ? Où est celui de Bellone ? Où est la verve ? Comment reconnoitre dans ce morceau, le dieu dont le cri est comme celui de dix mille hommes. Comparez ce tableau avec celui du poète qui dit, sa tête sortait d’entre les nuées, ses yeux étoient ardents, sa bouche étoit entr’ouverte, ses chevaux souffloient le feu de leurs narines, et le fer de sa lance perçoit la nue. Et cette Bellone, est-ce la déesse horrible qui ne respire que le sang et le carnage, dont les dieux retiennent les bras retournés sur son dos et chargés de chaînes, qu’elle secoue sans cesse, et qui ne tombent, que quand il plaît au ciel irrité de châtier la terre. Rien de plus difficile à imaginer que ces sortes de figures, il faut qu’elles soient de grand caractère ; il faut qu’elles soient belles et cependant qu’elles inspirent l’effroi. Peintres modernes, abandonnez ces simboles à la fureur et au pinceau de Rubens. Il n’y a que la force de son expression et de sa couleur qui puisse les faire supporter.

La robbe ou la justice que l’innocence désarme et à qui la prudence applaudit. étoit-il possible d’imaginer rien de plus pauvre, de plus froid, de plus plat ? Et si l’on n’écrit pas une légende au-dessous du tableau, qui est-ce qui entendra le sujet. Au centre, la justice ; si vous voulez, Mr La Grenée ; car vous ferez de cette tête jeune et gratieuse tout ce qu’il vous plaira, une vierge, la patrone de Nanterre, une nimphe, une bergère, puisqu’il ne s’agit que de donner des noms.

On la voit de face. Elle tient de sa main gauche une balance suspendue dont les plats de niveau sont également chargés de lauriers. Un petit génie placé sur la droite, debout et sur le devant, proche d’elle, lui ôte son glaive des mains. à gauche, derrière la justice, la prudence étendue à terre, le corps appuié sur le coude, son miroir à la main, considère les deux autres figures avec satisfaction ; et j’y consens, si elle se connoit en peinture ; car tout y est du plus beau faire ; mais peut de caractère, mesquin, sans jugement, sans idée. Cela parle aux yeux, mais cela ne dit pas le mot à l’esprit, ni au cœur. Si l’on pense, si l’on rêve à quelque chose, c’est à la beauté de la touche, aux draperies, aux têtes, aux piés, aux mains et à la froideur, à l’obscurité, à l’ineptie de la composition. Je veux que le diable m’emporte, si je comprends rien à ce génie, à ces lauriers, à cette épée. Maudit maître à écrire, n’écriras-tu jamais une ligne qui réponde à la beauté de ton écriture.

Le clergé ou la religion qui converse avec la vérité.

C’est pis que jamais. Autre logogriphe plus froid, plus impertinent, plus obscur encore que les précédents. Ces deux figures rapellent la scène de Panurge et de l’anglois qui arguoient par signes, en Sorbonne. à droite, une petite religionnette de treize à quatorze ans, accroupie à terre, voilée, le bras gauche posé sur un livre ouvert et plus grand qu’elle, l’autre bras pendant, et la main sur le genoux, l’index de cette main, je crois, dirigé vers le livre. Devant elle, une vérité, son aînée de quelques années, toute nue, sèche, blafarde, sans tétons, le corps homasse, le bras et l’index de la main droite dirigés vers le ciel et ce bras dont le racourci n’est pas assez senti de trois ou quatre ans plus jeune que le reste de la figure ; derrière cette vérité, un petit génie renversé sur un nuage. Eh bien, mon ami, y avez-vous jamais rien compris ? çà, mettez votre esprit à la torture, et dites-moi le sens qu’il y a là dedans. Je gage que La Grenée n’en scait pas là-dessus plus que nous. Et puis, qui s’est jamais avisé de montrer la religion, la vérité, la justice, les êtres les plus vénérables, les êtres du monde les plus anciens, sous des simboles aussi puérils ? De bonne foi, sont-ce là leur caractère, leur expression ? Mr La Grenée, si vous avez pris à tâche d’être bête, absurde, ridicule, vous y avez bien réussi. Si un élève de l’école de Raphaël ou des Carraches en avoit fait autant, n’en auroit-il pas eu les oreilles tirées d’un demi-pied ; et le maître ne lui auroit-il pas dit, petit bélître, à qui donneras-tu donc de la grandeur, de la solennité, de la majesté, si tu n’en donnes pas à la religion, à la justice, à la vérité. Mais me répond l’artiste, vous ne scavez donc pas que ces vertus sont des dessus de porte, pour un receveur général des finances. Je hausse les épaules et je me tais, après avoir dit, à Mr De La Grenée un petit mot sur le genre allégorique.

Une bonne fois pour toutes, sachez, Mr De La Grenée, qu’en général le simbole est froid, et qu’on ne peut lui ôter ce froid insipide, mortel, que par la simplicité, la force, la sublimité de l’idée.

Sachez qu’en général le simbole est obscur, et qu’il n’y a sorte de précaution qu’il ne faille prendre pour être clair.

Voulez-vous quelques exemples du genre allégorique qui soient ingénieux et piquants. Je les prendrai dans le stile satyrique et plaisant, parce que je m’ennuye d’être triste.

Imaginez un enfant qui vient de souffler une grosse bulle. La bulle vole. L’enfant qui l’a souflée, tremble, baisse la tête, il craint que la bulle ne l’écrase en tombant sur lui. Cela parle, cela s’entend. C’est l’emble du superstitieux.

Imaginez un autre enfant qui s’enfuit devant un essaim d’abeilles dont il a frapé la ruche du pié et qui le poursuivent. Cela parle et cela s’entend.

C’est l’emblème du méchant.

Imaginez un attelier de sculpteur en bois. Il a le ciseau à la main, il est devant son attelier. Il a ébauché un ibis dont on commence à discerner le bec et les pattes. Sa femme est prosternée devant l’oiseau informe, et contraint son enfant à fléchir le genou comme elle. Cela parle encore et cela s’entend, sans dire le mot.

Imaginez un aigle qui cherche à s’élever dans les airs, et qui est arrêté dans son essor par un soliveau. Ou si vous l’aimez mieux, imaginez, dans un pais où il y auroit une loi absurde qui défendroit d’écrire sur la finance, au bout d’un pont, un charlatan ayant derrière lui, au bout d’une perche, une pancarte où on liroit, de par le roi et Mr le controlleur général et devant lui une petite table avec des gobelets entre deux flambeaux tandis qu’un grand nombre de spectateurs s’amusent à lui voir faire ses tours, il soufle les bougies, et au même instant tous les spectateurs mettent leurs mains sur leurs poches.

Mr De La Grenée, sachez qu’une allégorie commune, quoique neuve, est mauvaise et qu’une allégorie sublime n’est bonne qu’une fois. C’est un bon mot usé, dès qu’il est redit.

Le tiers état ou l’agriculture et le commerce qui amènent l’abondance.

Au centre, sur le fond, Mercure le bras gauche jetté sur les épaules de l’abondance, l’autre bras tourné vers la même figure, dans la position et l’action d’un protecteur qui la présente à l’agriculture. Mercure tient son caducée de la main gauche ; il a aux deux côtés de sa tête deux ailes éployées, d’assez mauvais goût. L’abondance, sa corne sous son bras gauche, s’avance vers l’agriculture. Il tombe de cette corne tous les signes de la richesse. à gauche du tableau, l’agriculture, la tête couronnée d’épis, offre ses bras ouverts à Mercure et à sa compagne. Derrière l’agriculture, c’est un enfant vu par le dos et chargé d’une gerbe qu’il emporte. Traduisons cette composition. Voilà le commerce qui présente l’abondance à l’agriculture. Quel galimathias ! Ce même galimathias pourroit tout aussi bien être rendu, par l’abondance qui présenteroit le commerce à l’agriculture ou par l’agriculture qui présenteroit le commerce à l’abondance ; en un mot, en autant de façons qu’il y a de manières de combiner trois figures. Quelle pauvreté ! Quelle misère !

Attendez-vous, mon ami, à la répétition fréquente de cette exclamation. Du reste, tableau peint à merveilles. L’agriculture est une figure charmante ; mais tout à fait charmante, et par la grâce de son contour et par l’effet de la demie-teinte. Tout le monde accourt. On admire. Mais personne ne se demande, qu’est-ce que cela signifie. Ces quatre morceaux, sont d’un pinceau moeleux. Celui de la religion et de la vérité est seulement, je ne puis pas dire sale, mais bien un peu gris.

Le chaste Joseph. Petit tableau.

On voit à gauche la femme adultère, toute nue, assise sur le bord de sa couche ; elle est belle, très belle de visage et de toute sa personne, belles formes, belle peau, belle cuisse, belle gorge, belles chairs, beaux bras, beaux piés, belles mains, de la jeunesse, de la fraîcheur, de la noblesse ; je ne scais, pour moi ce qu’il fallait au fils de Jacob. Je n’en aurois pas demandé davantage ; et je me suis quelquefois contenté de moins. Il est vrai que je n’ai pas l’honneur d’être le fils d’un patriarche.

Joseph se sauve ; il détourne ses regards des charmes qu’on lui offre ; non, c’est l’expression qu’il devrait avoir, et qu’il n’a point. Il a horreur du crime qu’on lui propose. Non, on ne scait ce qu’il sent. Il ne sent rien. La femme le retient par le haut de son vêtement. L’effort a déshabillé ce côté de la poitrine, et le dos de la main de la femme touche à son sein. Cela est bien cela. C’est une idée voluptueuse. Mr De La Grenée, qui est-ce qui vous l’a suggérée ? Rien à dire ni pour la couleur ni pour le dessein ni pour le faire.

Seulement la tête de cette femme est un peu découpée.

L’œil droit va lui tomber de son orbite. La partie qui attache en devant son bras gauche au tronc ou à la distance de la clavicule au-dessous de l’aisselle prend trop d’espace ; le bras ne se sépare pas assez là. Malgré ces petits défauts, cela est beau, très beau. Mais le Joseph est un sot ; mais la femme est froide, sans passion, sans chaleur d’âme, sans feu dans ses regards, sans désir sur ses lèvres ; c’est un guet à pans qu’elle va commettre. Mon ami, tu es plein de grâce, tu peins, tu dessines à merveille ; mais tu n’as ni imagination ni esprit. Tu scais étudier la nature, mais tu ignores le cœur humain. Sans l’excellence de ton faire, tu serois au dernier rang.

Encore y auroit-il bien à dire sur ce faire. Il est gras, empâté, séduisant ; mais en sortira-t-il jamais une vérité forte ? Un effet qui réponde à celui du pinceau de Rubens, de Vandick ? Fait-on de la chair vivante, animée, sans glacis et sans transparents ?

Je l’ignore et je le demande.

La chaste Suzanne. Petit tableau, pendant du précédent.

Je ne scais, mon ami, si je ne vais pas me répéter, et si ce qui suit ne se trouve pas déjà dans un de mes sallons précédents.

Un peintre italien avoit imaginé ce sujet d’une manière très ingénieuse. Il avoit placé les deux vieillards à droite, sur le fond. La Suzanne étoit debout sur le devant. Pour se dérober aux regards des vieillards, elle avoit porté toute sa draperie de leur côté, et restoit exposée toute nue aux yeux du spectateur du tableau. Cette action de la Suzanne étoit si naturelle, qu’on ne s’apercevait que de réflexion, de l’intention du peintre, et de l’indécence de la figure ; si toutefois il y avoit indécence. Une scène représentée sur la toile, ou sur les planches, ne suppose pas de témoins. Une femme nue n’est point indécente. C’est une femme troussée qui l’est. Supposez devant vous la Vénus de Médicis, et dites-moi si sa nudité vous offensera.

Mais chaussez les pieds de cette Vénus de deux petites mules brodées. Attachez sur son genou avec des jarretières couleur de rose un bas blanc bien tiré.

Ajustez sur sa tête un bout de cornette, et vous sentirez fortement la différence du décent et de l’indécent. C’est la différence d’une femme qu’on voit et d’une femme qui se montre. Je crois vous avoir déjà dit tout cela. Mais n’importe.

Dans la composition de La Grenée, les vieillards sont à gauche debout, bien beaux, bien coloriés, bien drappés, bien froids.

Tout le monde connaît ici cette belle comtesse De Sabran qui a captivé si longtemps Philippe D’Orléans, régent. Elle avoit dissipé une fortune immense ; et il y eut un tems où elle n’avoit plus rien et devoit à toute la terre, à son boucher, à son boulanger, à ses femmes, à ses valets, à sa couturière, à son cordonnier. Celui-cy vint un jour essayer d’en tirer quelque chose. Mon enfant, lui dit la comtesse, il y a longtems que je te dois, je le scais. Mais comment veux-tu que je fasse. Je suis sans le sol. Je suis toute nue et si pauvre qu’on me voit le cu ; et tout en parlant ainsi elle troussoit ses cotillons et montroit son derrière à son cordonnier qui touché, attendri, disoit en s’en allant, ma foi, cela est vrai. Le cordonnier pleuroit d’un côté. Les femmes de la comtesse rioit de l’autre, c’est que la comtesse indécente pour ses femmes étoit décente, intéressante, pathétique même pour son cordonnier.

Mais ce n’est pas là ce que je voulois dire… et que vouliez-vous dire donc ? Une autre sottise. On en dit tant, sans le scavoir, qu’il faut bien avoir quelquefois la conscience de quelques-unes. Je voulois dire que dans un âge avancé la comtesse étoit forcée d’accepter le souper qu’on lui offroit. Elle fut invitée par le commissaire Le Comte… elle se rendit à l’heure. Le commissaire, qui étoit poli, descendit pour recevoir la belle, pauvre et vieille comtesse. Elle étoit accompagnée d’un cavalier qui lui donna la main. Ils montent. Le commissaire les suit. La comtesse lui exposoit en montant une jolie jambe et au-dessus de cette jambe une croupe si rebondie, si bien dessinée par ses jupons, si intéressante que le commissaire succombant à la tentation, glisse doucement une main et l’applique sur cette croupe. La comtesse, grande logicienne, se retourne sans s’émouvoir, porte la main sur le commissaire, à l’endroit où elle espéroit reconnoitre la cause de son insolence et son excuse ; mais ne l’y trouvant point, elle lui détache un bon soufflet. Eh bien, mon ami, voilà comment la Suzanne de La Grenée en auroit usé avec les vieillards, si elle avoit eu la même dialectique. Je ne scais ce qu’ils lui disent ; mais je suis sûr qu’elle les auroit fort embarrassés, si elle leur eût adressé le propos d’une de nos femmes à un homme qui la reconduisoit dans son équipage, et qui lui tenoit, chemin faisant, un discours dont le ton ne lui paroissoit pas proportionné à la chose. Monsieur, prenez-y garde.

Je vais me rendre. Les vieillards sont donc froids et mauvais. Pour la Suzanne elle est belle et très belle.

Elle ne manque pas d’expression. Elle se couvre. Elle a les regards tournés vers le ciel. Elle l’apelle à son secours. Mais sa douleur et son effroi contrastent si bizarement avec la tranquillité des vieillards que si le sujet n’étoit pas connu on auroit peine à le deviner. On prendroit tout au plus ces deux personnages pour deux parents de cette femme à qui ils sont venus indiscrètement annoncer une fâcheuse nouvelle. Du reste toujours le plus beau faire, et toujours mal employé. C’est une belle main qui trace des choses insignifiantes, dans les plus beaux caractères ; un bel exemple de Rossignol ou de Rouallet.

Vous voyez, mon ami, que je deviens ordurier, comme tous les vieillards. Il vient un tems où la liberté du ton ne pouvant plus rendre les mœurs suspectes, nous ne balançons pas à préférer l’expression cinique qui est toujours la plus simple. C’est du moins la raison que je rendois à des femmes de la grossièreté prétendue avec laquelle elles accusoient les premiers chapitres de la défense de mon oncle, d’être écrits. Une d’entr’elles que vous connoissez bien, satisfaite ou non de ma raison, me dit, Mr n’insistez pas là-dessus davantage, car vous me feriez croire que j’ai toujours été vieille. C’est celle qui fait tous les matins son oraison dans Montagne et qui a appris de lui bien ou mal à propos, à voir plus de malhonnêteté dans les choses que dans les mots.

L’amour rémouleur. Tableau de 14 pouces de large, sur 11 pouces de haut.

Composition qui demandait de la finesse, de l’esprit, de la grâce, de la gentillesse, en un mot, tout ce qui peut faire valoir ces bagatelles. Eh bien, elle est lourde et maussade. La scène se passe au devant d’un paisage. Ah quel paisage ! Il est pesant ; les arbres comme on les voit aux dessus-de-portes du pont notre-dame ; nul air entre leurs troncs et leurs branches ; nulle légèreté ; nulle touche aux feuilles ; elles sont si fortement collées les unes aux autres, que le plus violent ouragan n’en enlèveroit pas une. à droite, un amour accroupi devant la meule et l’arrosant avec de l’eau qu’il puise avec le creux de sa main, dans une terrine placée devant lui.

Ensuite sur ce même plan l’amour rémouleur couché sur le ventre sur ce bâti de bois que les ouvriers appellent la planche, et aiguisant une de ses flèches. à côté, au-dessous de lui, sur le devant, un troisième amour tourneur de roue, les mains appliquées à la manivelle.

Cela est infiniment moins vrai, moins interressant, moins en mouvement que la même scène, si elle se passoit dans la boutique d’un coutelier, par ses bambins, un jour de dimanche, dans l’absence du père et de la mère. Je verrois la boutique, la forge, les souflets, les meules, les poulies suspendues, les marteaux, les tenailles, les limes avec tous les autres outils. Je verrois un des enfants qui feroit le guet à la porte. J’en verrois un autre monté sur un escabel qui auroit mis le feu à la forge et qui martelleroit sur l’enclume ; d’autres qui limeroient à l’étau, et tous ces petits bélîtres ébouriffés, guenilleux, me plairoient infiniment plus que ces gros amours froids, plats, jouflus et nuds. Mais celui qui a fait le premier de ces tableaux n’auroit jamais fait le second. Il faut un tout autre talent.

Ma composition seroit pleine de vie, de variété et de ce que les artistes appellent ragoût. La sienne n’en a pas une miette. Mauvais tableau. Et voilà l’effet de tous ces sujets allégoriques empruntés de la mitologie payenne. Les peintres se jettent dans cette mitologie, ils perdent le goût des événements naturels de la vie ; et il ne sort plus de leurs pinceaux que des scènes indécentes, folles, extravagantes, idéales, ou tout au moins vuides d’intérêt. Car, que m’importe toutes les avantures malhonnêtes de Jupiter, de Vénus, d’Hercule, d’Hébé, de Ganimède, et des autres divinités de la fable. Est-ce qu’un trait comique pris dans nos mœurs, est-ce qu’un trait pathétique pris dans notre histoire ne m’attachera pas tout autrement… j’en conviens, dites-vous. Pourquoi donc, ajoutez-vous, l’art se tourne-t-il si rarement de ce côté… il y en a bien des raisons, mon ami. La première, c’est que les sujets réels sont infiniment plus difficiles à traiter, et qu’ils exigent un goût étonnant de vérité ; la seconde, c’est que les jeunes élèves préferent et doivent préférer les scènes où ils peuvent transporter les figures d’après lesquelles ils ont fait leurs premières études. La troisième, c’est que le nu est si beau dans la peinture et dans la sculpture et que le nu n’est pas dans notre costume. La quatrième, c’est que rien n’est si mesquin, si pauvre, si maussade, si ingrat que nos vêtements. La cinquième, c’est que ces natures mythologiques, fabuleuses, sont plus grandes et plus belles, ou pour mieux dire plus voisines des règles conventionnelles du dessein. Mais une chose qui me surprendroit si nous n’étions pas des pelotons de contradictions, c’est qu’on accorde aux peintres une licence qu’on refuse aux poëtes. Greuze exposera demain sur la toile, la mort de Henri IV, il montrera le jacobin qui enfonce le couteau dans le ventre à Henry Trois, et cela sans qu’on s’en formalise, et qu’on ne permettra pas au poëte de rien mettre de semblable en scène.

Jupiter et Junon sur le mont Ida endormis par Morphée.

Tableau de 3 piés 9 pouces de haut sur 3 piés de large. à droite, c’est un Morphée très agréablement posé sur des nuées ; il déploye deux grandes ailes de chauve-souris à désespérer notre ami Mr Le Romain, qui a pris les ailes en aversion. Jupiter est assis.

Morphée le touche de ses pavots, et sa tête tombe en devant. Mais qu’est-ce que ces nuées lanugineuses qui le ceignent ? Sa chair est d’un jeune homme et son caractère d’un vieillard. Sa tête est d’un Silène, petite, courte, enluminée. Les artistes diront bien peinte, mais laissez-les dire. La couronne chancelle sur cette tête. Junon, sur le devant, à droite, a la main droite posée sur celle de Jupiter assoupi, le bras gauche étendu sur ses propres cuisses, et la tête appuyée contre la poitrine de son époux. Le bras gauche de Jupiter est passé sur les reins de sa femme, et son bras droit est porté sur des nuées vraiment assez solides pour le soutenir. Quoi, c’est là cette tête majestueuse, cette fière Junon ? Vous vous moquez, Mr De La Grenée. Je la connais. Je l’ai vue cent fois chez le vieux poëte. La vôtre, c’est une Hébé, c’est une Vestale, c’est une Iphigénie, c’est tout ce qu’il vous plaira. Mais dites-moi s’il y a du sens à l’avoir vêtue et si modestement vêtue. Vous ne scavez donc pas ce qu’elle est venue faire là ? Elle devoit être nue, toute nue, vous dis-je ; sans autre ornement que la ceinture de Vénus qu’elle emprunta ce jour qu’elle avoit le dessein intéressé de plaire à son époux. (bonne leçon pour vous, époux de Paris, époux de tous les lieux du monde. Méfiez-vous de vos femmes, lorsqu’elles prendront la peine de se parer pour vous. Gare la requête qui suivra.) et vous appelez cela la jouissance du souverain des dieux, et de la première des déesses ! Et ce Jupiter-là, c’est celui qui ébranle l’Olimpe du mouvement de ses noirs sourcils ? Est-ce que Morphée ne pouvoit être mieux désigné que par ses ailes de nuit ? Et le lieu de la scène, où est le merveilleux et le sauvage ? Où sont ces fleurs qui sortirent subitement du sein de la terre, pour former un lit à la déesse, un lit voluptueux au milieu des frimats, de la glace et des torrents ? Où est ce nuage d’or d’où tomboient des gouttes argentées, qui descendit sur eux et qui les enveloppa. Vous allez me faire relire l’endroit d’Homère et vous n’y gagnerez pas.

" le dieu qui rassemble les nuages dit à son épouse, rassurez-vous. Un nuage d’or va vous envelopper ; et le rayon le plus perçant de l’astre du jour ne vous atteindra pas. à l’instant, il jetta ses bras sacrés autour d’elle. La terre s’entr’ouvrit et se hâta de produire des fleurs. On vit descendre au-dessus de leur tête le nuage d’or, d’où s’échappoient des gouttes d’une rosée étincelante. Le père des hommes et des dieux enchaîné par l’amour et vaincu par le sommeil, s’endormoit ainsi sur la cime escarpée de l’Ida ; et Morphée s’en alloit à tire-d’aile vers les vaisseaux des grecs, annoncer à Neptune qui ceint la terre que Jupiter someilloit. " le moment que l’artiste a choisi est donc celui où l’amour et le sommeil ont disposé de Jupiter, et je demande si l’on aperçoit dans toute la composition le moindre vestige de cet instant d’yvresse et de volupté. ô Vénus, c’est en vain que tu as prêté ta ceinture à Junon, cet artiste la lui a bien arrachée. Je vois une jouissance dans le poëte. Je ne vois ici qu’une jeune fille qui repose ou qui fait semblant de reposer sur le sein de son père… et le faire ? Oh toujours très beau : les étoffes ici sont même plus rompues, moins entières que dans ses autres compositions. Et cette tête de Jupiter dont j’ai très mal parlé ? Vraiment bien peinte ; c’est un Jupiter bien colorié, bien vigoureux, bien chaud, barbe bien faite, oh pour cela, bien empâté. Mais son grand front, mais ces cheveux qui se mirent une fois à floter sur la tête du dieu ; mais ces os saillants et larges de l’orbite, qui renfermoient ses grandes paupières et ses grands yeux noirs ; mais ces joues larges et tranquilles ; mais l’ensemble majestueux et imposant de son visage, où est-il ? Dans le poëte.

Mercure, Hersé, et Aglaure jalouse de sa sœur.

Tableau de 2 piés 2 pouces de large, sur 1 pié, 9 pouces de haut.

Hersé, à gauche, est assise. Elle a sa jambe droite étendue et posée sur le genou gauche de Mercure. On la voit de profil. Mercure, vu de face est assis devant elle, un peu plus bas et un peu plus sur le fond. Tout à fait vers la droite Aglaure écartant un rideau regarde d’un œil colère et jaloux le bonheur de sa sœur. Les artistes vous diront peut-être que les figures principales sont lourdes de dessein et de couleur, et sans passages de teintes. Je ne scais s’ils ont raison ; mais, après m’être rappellé la nature, je me suis écrié en dépit d’eux et de leur jugement, ô les belles chairs, les beaux piés, les beaux bras, les belles mains. La belle peau ; la vie et l’incarnat du sang transpirent à travers ; je suis sous cette envelope délicate et sensible le cours imperceptible et bleuâtre des veines et des artères.

Je parle d’Hersé et de Mercure. Les chairs de l’art luttent contre les chairs de nature. Approchez votre main de la toile, et vous verrez que l’imitation est aussi forte que la réalité, et qu’elle l’emporte sur elle par la beauté des formes. On ne se lasse point de parcourir le cou, les bras, la gorge, les pieds, les mains, la tête d’Hersé. J’y porte mes lèvres et je couvre de baisers, tous ces charmes. ô Mercure que fais-tu ? Qu’attends-tu ? Tu laisses reposer cette cuisse sur la tienne, et tu ne t’en saisis pas, et tu ne la dévores pas ? Et tu ne vois pas l’yvresse d’amour qui s’empare de cette jeune innocente, et tu n’ajoutes pas au désordre de son âme et de ses sens, le désordre de ses vêtemens ; et tu ne t’élances pas sur elle, dieu des filoux !… aux traits de la passion, se joignent sur le visage d’Hersé, la candeur, l’ingénuité, la douceur et la simplicité.

La tête de Mercure est passionnée, attentive, fine, avec des vestiges bien marqués du caractère perfide et libertin du dieu. La chaleur point à travers les pores de ces deux figures (oui, messieurs de l’académie, je persiste) ; c’est à mon sens, et au sentiment de Le Moine, le plus beau faire imaginable.

Je sentois toutes ces choses, et j’en étois transporté, lorsque m’étant un peu éloigné du tableau, je poussai un cri de douleur, comme si j’avois été blessé d’un coup violent. C’étoit une incorrection, mais une si cruelle incorrection de dessein, que j’éprouvai une peine mortelle de voir une des meilleures compositions du sallon gâtée par un défaut énorme. Cette jambe d’Hersé, à l’extrémité de laquelle il y a un si beau pié, cette jambe étendue et posée sur ce si beau, si prétieux genou de Mercure, est de quatre grands doigts trop longue ; en sorte que laissant ce beau pié à sa place, et raccourcissant cette jambe de son excès, il s’en manqueroit beaucoup, mais beaucoup, qu’elle tînt au corps ; défaut qui en a entraîné un autre, c’est qu’en la suivant sous la draperie, on ne scait où la raporter. Certainement, si Mercure n’a besoin que d’une cuisse, il peut emporter celle-cy sous son bras, sans qu’Hersé puisse s’en douter. Le Mercure est très scavant des bras, du cou, de la poitrine, des flancs, mais on sent qu’il a été dessiné d’après la statue de Pigal. Le peintre lui a planté encore ici deux ailes à la tête qui ne font pas mieux qu’ailleurs. J’ai pensé ne vous rien dire d’Aglaure. C’est qu’elle est froide, plate, mesquine, roide de position, foible de couleur, nulle d’expression. Si vous pouvez pardonner à cet ouvrage ce petit nombre de défauts, couvrez-le d’or sur la parole de Le Moyne. La draperie d’Aglaure est large, simple et juste. Elle dérobe en partie des jambes et des cuisses qu’on auroit grand plaisir à voir. Ce rideau du fond, si je m’en souviens bien, fait assez mal, et n’imite pas trop l’étoffe de soye. Je ne scais où l’artiste a pris l’expression niaise d’Hersé ; elle n’est point du tout commune ; mais il la répétera tant dans ses compositions futures, qu’elle le deviendra.

Persée, après avoir délivré Andromède. à droite, dans des nuages, le cheval Pégase qui s’en retourne. Ces nuages qui partent de l’angle supérieur droit de la scène et du fond, s’étendent en serpentant, et descendent jusqu’à l’angle inférieur gauche, où ils se boursouflent à terre en s’épaississant. Qu’est-ce que cela signifie ? à quel propos cette longue et lourde traînée nébuleuse ?

Est-ce Pégase qui l’a laissée après lui ? Tout à fait à droite et sur le devant, au milieu des eaux, le rocher auquel Andromède étoit attachée. Au pied de ce rocher, en allant vers la gauche, un plat monstre d’un verd sale, fait et peint à la manufacture de Nevers, la gueule béante, la tête retournée, et regardant la proye qui lui est ravie, puis un espace de mer ou d’eaux, ternes, mates et compactes qui s’étendent autour du rocher, vers le fond et sur la gauche. Au-dessus de ces eaux, au-dessous de Pégase, sur la traînée nébuleuse, un petit amour tenant le bout d’une guirlande de fleurs ; fort au-dessous de cet amour, plus sur le devant et vers la gauche, Persée un pié sur le rivage, l’autre dans l’eau, emportant entre ses bras Andromède, et l’emportant sans passion, sans chaleur, sans effort, quoiqu’il soit ou doive être amoureux, et que son Andromède bien potelée, bien grasse, bien nourrie, n’ayant rien perdu de ses chairs ni de son enbonpoint dans sa chaîne et sur son rocher, soit très lourde et très pesante. Nul désordre qui marque la conquête, pas le moindre trait de conformité avec un rapt après un combat. C’est un homme vigoureux qui aide une femme à traverser un ruisseau. Cette Andromède nue est blanche et froide comme le marbre. à son expression et à sa longue chevelure blonde, lisse et séparée sur le milieu de son front, c’est une Magdelaine qu’il en fera quand il voudra.

Ce peintre n’a que deux ou trois têtes qui roulent dans la sienne, et qu’il foure partout. Sur le rivage, à quelque distance du groupe d’Andromède et de Persée, un second amour tient l’autre extrémité de la guirlande de fleurs qui va serpentant par derrière les deux amants ; en sorte qu’il semble que le projet des deux amours soient de les enlasser. Quand je me représente ce monstre de fayance et cette grosse, épaisse fumée qui coupe la scène en diagonale et qui s’arrondit à terre en balons sous les piés d’Andromède, je ne scaurois m’empêcher d’en rire. Entre cet amour et le groupe d’Andromède et de Persée, tout à fait sur le devant, il y a un petit amour couché à terre, appuyé contre le casque et l’épée de Persée, et regardant tranquillement l’enlèvement. Tout à fait à gauche et sur le fond, la scène se termine par des arbres.

Persée a encore un pié dans l’eau ; à peine est-il vainqueur du monstre, pourquoi donc son épée et son casque sont-ils à terre ? Est-ce ce petit amour qui l’en a débarrassé ? Rien ne le dit ; et c’est une idée bien tirée par les cheveux. Il faudroit que cela fût évident pour n’être pas absurde, ridicule. J’ai vraiment l’âme chagrine de voir un si beau faire, un moyen aussi rare, aussi prétieux, si propre à de grands effets, et réduit à rien. Le meilleur emploi que cet homme pourroit faire de son talent, ce seroit de peindre des têtes en petit nombre, beaucoup de bras, de piés et de mains, pour servir d’études aux élèves.

Retour d’Ulysse et de Télémaque auprès de Pénélope.

Tableau de 2 piés 3 pouces de large, sur 1 pié, 10 pouces de haut.

Si j’entreprens jamais le traité de l’art de ramper en peinture, le bel exemple d’insipidité et de contre-sens. à droite, sur le fond, porté sur des nuées et renversé en arrière un bout de Mercure. Ulisse tout nud sur le devant, se présentant à Pénélope assise au-dessus d’une estrade à laquelle on monte par quelques degrés. Il tend la main à Pénélope, et il reçoit la sienne. Sur le fond Télémaque à deux genoux devant sa mère.

De cet Ulisse si fin, si rusé, d’un caractère si connu, et dans un instant dont l’expression est si déterminée, scavez-vous ce qu’il en a fait ? Un rustre ignoble, sot et niais. Mettez-lui une coquille à la main, et jettez-lui une peau de mouton sur les épaules ; et vous aurez un saint Jean prêt à baptiser le Christ. Et pourquoi ce personnage est-il nud ? Je ne scais ce que Pénélope lui tracasse dans la main.

Ce Télémaque n’a pas quatre ans de moins que sa mère ; et puis, il est froid, plat, sans caractère, sans expression, sans grâce, sans noblesse, sans aucun mouvement. Et cela, c’est un fils qui revoit sa mère. C’est un enfant de bois ; il ignore le sentiment de la nature. Il n’a ni âme ni entrailles.

Pénélope vue de profil regarde au loin et montre du doigt quelque chose. Elle ne voit ni son fils ni son époux.

Et voilà ce qu’on apelle l’entrevue de trois personnes liées par les rapports les plus doux, les plus violents, les plus sacrés de la vie. C’est là un père ! C’est là un fils ! C’est là une mère ! Un fils qui a couru les plus grands périls pour retrouver son père ! Un père qui, après avoir exposé cent fois sa vie pendant la durée d’une guerre longue et cruelle, a été poursuivi sur les mers et sur les terres, par la colère des dieux qui s’étoient plu à mettre sa constance à toutes les épreuves possible ; une mère, une épouse qui croyoit avoir perdu son fils et son époux, et qui avoit souffert, pendant leur absence, toutes les insolences d’une multitude de princes voisins. Est-ce que cette femme ne devoit pas se trouver mal entre les bras de son fils et de son époux ? Est-ce que cet époux la soutenant ne devoit pas me montrer la tendresse, l’intérêt, la joye dans toute leur énergie ? Est-ce que cet enfant ne devoit pas tenir une des mains de sa mère, la dévorer et l’arroser de larmes ? Ce tableau, mon ami, est le sceau de la bêtise de La Grenée, sceau que rien ne rompra jamais. Trompé par le charme de son pinceau, et par son succès dans de petits sujets tranquilles, où l’imagination est secourue par cent modèles supérieurs j’avois dit de lui, (…), je me rétracte.

Que les artistes se prosternent tant qu’ils voudront devant son chevalet ; pour nous qui exigeons qu’une scène aussi interressante s’adresse à notre cœur, qu’elle nous émeuve, qu’elle fasse couler nos larmes, nous cracherons sur la toile… " quoi sur cette Pénéloppe ? Sur cette figure, la plus belle peut être qu’il y ait au sallon ? Voyez donc ce beau caractère de tête, cette noblesse ; cette belle draperie, ces beaux plis, voyez donc… " je vois qu’en effaçant ces deux plates figures qui sont à côté d’elle ; l’asseyant sur un trépié, j’aurai d’expression, d’attitude, d’action, d’ajustement, une sublime sybille. Je vois qu’en laissant à côté d’elle ces deux figures, mais leur donnant l’attention et le caractère qui convient au moment, vous en ferez une pithie qu’ils auront interrogée et qui leur montre du doigt dans le lointain les bonnes ou les mauvaises aventures qui les attendent.

J’aimerois encore mieux ce sujet travesti en ridicule à la manière flamande ; Ulisse vieux bonhomme, de retour de la campagne en chapeau pointu sur la tête, l’épée pendue à sa boutonnière, et l’escopette accrochée sur l’épaule, Télémaque avec le tablier de garçon brasseur, et Pénéloppe dans une taverne à bierre, que cette froide, impertinente et absurde dignité.

Renaud et Armide. Petit tableau. à gauche du tableau ou à droite du spectateur un bout de paysage, des arbres bien verds, d’un vert bien égal, bien lourd, bien épais, on ne scauroit plus mal touchés. Au pié de ces vilains arbres, un bout de roche. Sur ce bout de roche un riche coussin. Sur ce riche coussin, Armide assise. Elle est triste et pensive. Elle a pressenti l’inconstance de Renaud.

Un de ses bras tombe mollement sur le coussin ; l’autre est jetté sur les épaules de Renaud. Sa tête est panchée sur celle du guerrier volage. On ne la voit que de profil. Renaud est à ses genoux. On le voit de face. Sa main gauche va chercher celle d’Armide. Sa main droite, s’approchant de sa poitrine, est dans la position d’un homme qui fait un serment. Ses yeux sont attachés sur les yeux d’Armide. La terre autour d’eux est jonchée de roses, de jonquilles, de fleurs qui naissent et qui s’épanouissent. J’aurois mieux aimé qu’elles fussent inclinées sur leur tige, et commençassent à se faner. Greuze n’y auroit pas manqué. On voit aux piés de Renaud, plus vers la gauche, un jeune amour debout, son carquois sur le dos, ses ailes déployées, son bandeau relevé, montrant à un de ses frères étendu à terre et désolé, la passion de Renaud pour Armide. Tout à fait à gauche sur le fond deux autres amours occupés, l’un debout à soutenir le bouclier de Renaud ; l’autre juché sur un arbre, à le suspendre à des branches ; puis un autre bout de paysage, des arbres aussi monotones, aussi lourds, aussi compacts que ceux de la droite.

Au-delà de ces arbres, un peu dans le lointain, une portion du palais d’Armide. J’enrage, mon ami. Je crois que si ce maudit La Grenée étoit là, je le batterois. Et chienne de bête, si tu n’as point d’idées, que n’en vas-tu chercher chez ceux qui en ont, qui t’aiment, qui estiment ton talent et qui t’en soufleroient. Je scais bien qu’en peinture, ainsi qu’en littérature on ne tire pas grand parti d’une idée d’emprunt ; mais cela vaut encore mieux que rien.

Froide, mauvaise, insignifiante composition. Renaud gros valet, jouflu, rebondi, sans grâce, sans finesse, sans expression que celle de ces drôles, de ces gros réjouis, qui rient par éclats, qui font tenir à nos filletes les côtes de rire, et qui les croquent tout en riant. Armide, à l’avenant. Terrasse froide et dure, d’un verd tranchant qui blesse la vue. Arbres et paysages détestables. Scène insipide d’opéra. C’est Pilot et Mademoiselle Dubois. Ni esprit, ni dignité, ni passion, ni poésie, ni mensonge, ni vérité. çà, maître La Grenée, car je ne l’appellerai jamais autrement, place-toi devant ton propre ouvrage et dis-moi ce que tu en penses.

Est-ce là ce fier, ce terrible Renaud, cet Achille de l’armée de Godefroid, ce charmant et volage guerrier du Tasse ? Est-ce là cette enchanteresse qui traversant le camp des chrétiens, y sème l’amour et la jalousie, et divise toute une armée. Homme de glace, artiste de marbre, c’est entre tes mains que la magicienne a bien perdu sa baguette. Comme elle est sage ! Comme elle est modeste ! Comme elle est bien envelopée ! Maître La Grenée, vous n’avez donc pas la moindre idée de la coquetterie, des artifices d’une femme perfide qui cherche à tromper, à séduire, à retenir, à réchaufer un amant ; vous n’avez donc jamais vu couler ces larmes de crocodile… eh si bien moi ! Combien de fois une de ces larmes arrachées de l’œil à force de le frotter m’en ont fait répandre de vraies, et éteignirent les transports de la colère la mieux méritée et me renchaînèrent sous des liens que je détestois. Que vous peignez mal, Mr La Grenée ; mais que vous êtes heureux d’ignorer tout cela. Mon ami ; faites des petits saint Jean, des enfants Jésus et des vierges ; mais croyez-moi, laissez là les Renauds, les Armides, les Médors, les Angéliques et les Rolands.

La poésie et la philosophie.

Deux petits pendants.

Ces deux petits tableaux m’apartiennent, et l’on prétend qu’ils sont très jolis. C’est aussi mon avis.

L’un montre une femme couronnée de laurier, la tête et les regards tournés vers le ciel ; dans un accès de verve. à sa droite un bout de cheval Pégase assez mal touché.

L’autre représente une femme sérieuse, pensive, en méditation, le coude posé sur un bureau, et la tête appuyée sur sa main. Puisqu’il n’y a qu’un jugement sur ces deux morceaux, et qu’ils sont à moi, il seroit dans l’ordre que j’en ignorasse ou que j’en celasse les défauts. Mais dans les arts, comme en amour, un bonheur qui n’est fondé que sur l’illusion ne scauroit durer. Mes amis, faites comme moi. Voyez votre maîtresse telle qu’elle est. Voyez vos statues, vos tableaux, vos amis tels qu’ils sont. Et s’ils vous ont enchanté le premier jour, le charme durera.

Je me souviens qu’une femme qui doutoit un peu de la bonté de mes yeux me demanda son portrait que j’entamai sur-le-champ et qu’elle n’eut pas le courage de me laisser finir ; elle me ferma la bouche avec une de ses mains. Cependant je l’aimais bien. Mes deux petits tableaux sont bien coloriés, surtout la philosophie. Ils ne manquent pas d’expression, surtout la philosophie dont les accessoires, les livres, le bureau et le reste sont encore prétieusement finis. Mais le bras droit de la poésie dont la main gauche est très belle… eh bien, ce bras droit ?… a quelqu’incorrection qui me blesse ; et ceux de la philosophie sont d’une servante. Et puis les deux figures, surtout celle-cy, ont un caractère domestique et commun qui ne convient guère à des natures idéales, abstraites, simboliques, qui devroient être grandes, exagérées et d’un autre monde ; une femme qui compose, n’est pas la poésie ; une femme qui médite, n’est pas la philosophie. Outre l’action propre de l’état, il y a la physionomie. " et ils vous plairont toujours, ces petits tableaux ? " … je le crois… " et cette amie qui vous ferma la bouche, vous plaît-elle encore ? " … plus que jamais.

Une baigneuse. Petit tableau.

Sur le fond, un froid, lourd, et vilain paysage, collé… les enlumineuses du bas de la rue st Jacques, à six liards la feuille, ne font ni mieux ni plus mal. à droite, sur le fond, un amour monotone, non aveugle, mais les yeux pochés, plat, de bois, découpé. à gauche, la baigneuse assise. Elle est sortie de l’eau. Elle s’essuye. Comment une semblable figure peut-elle interresser ? Par la beauté des formes, par la volupté de la position, par les charmes de toute la personne. Et c’est une grosse, grasse créature, sans élégance, sans attraits, lourde, épaisse ; et puis sur les épaules, la répétition de la tête de la Suzanne et de la Magdelaine du dernier sallon. Elle est ceinte d’un gros linge. Elle a les jambes croisées, et au bout de ces jambes, deux piés rouges. Pauvre, très pauvre chose. Baigneuse à fuir. Les eaux du bain sont sur le devant. Et ces eaux peintes comme à l’ordinaire.

La tête de Pompée présentée à Caesar. Tableau ceintré de 9 piés 3 pouces de haut sur 4 piés, 11 pouces de large.

Je ne scais quel pape demanda à son camérier quel tems il faisoit. Beau, lui répondit le camérier, bien qu’il plût à verse. Mon ami, je ne veux pas, si je vais jamais à Varsovie, que sa majesté le roi de Pologne me prenne par une oreille et me conduisant devant ce tableau, me dise, comme le st père dit à son camérier, en le menant à la fenêtre, (…). Que les souverains sont à plaindre ! On n’ose pas seulement leur dire qu’il pleut, quand ils veulent du beau tems.

La forme de ce tableau est ingrate, il faut en convenir. La scène se passe sur deux barques, aux environs du phare d’Alexandrie. On voit ce phare, à gauche. Plus sur le fond, du même côté, une piramide. C’est à quelque distance du premier de ces deux édifices que les barques se sont rencontrées.

Vers le milieu de celle qui est à gauche, sur le devant, un esclave bazané et presque nu, tient d’une main la tête par les cheveux et le linge qui l’enveloppoit ; de l’autre, il la porte en devant. Le linge est ensanglanté. L’envoyé placé un peu plus sur le fond, et vers la pointe de la barque, la tête panchée, une main raprochée de la poitrine, et l’autre disposée à recouvrir la tête de son voile. Je ne scais si, depuis que j’ai vu cette composition, l’artiste n’a rien changé à l’action de cette figure.

Caesar est debout sur l’autre barque. Son expression est mêlée de douleur et d’indignation. Une larme vraie ou fausse lui tombe de l’œil. Il interpose sa main droite entre ses regards et la tête de Pompée. La roideur de son autre bras et son poing fermé répondent fort bien à l’expression du reste de la figure. Il y a derrière Caesar, un beau jeune chevalier romain assis ; il a les yeux attachés sur la tête. Debout, derrière Caesar et ce chevalier, tout à fait à droite, un vieux chef de légion regarde le même objet avec une attention, et une surprise mêlée de douleur.

Dans l’autre barque, autour de l’esclave, l’artiste a placé des vases prétieux et d’autres présents. Tout à fait à gauche, sur l’extrémité de la toile, dans la demie-teinte, un compagnon de Ménodote, il est debout. Il écoute.

L’artiste a tant consulté, si changé, si tourmenté sa composition, que je ne scais ce qu’il en reste.

Je la jugerai donc telle qu’elle étoit, puisque j’ignore ce qu’elle est.

Le faire est de La Grenée ; c’est-à-dire qu’en général il est beau et très beau. Cette tête de Pompée qui devait être si grande, si interressante, si pathétique, par son caractère, est petite et mesquine. Je ne lui voudrois pas la bouche béante, ce qui seroit hideux. Mais je ne la lui voudrois pas fermée parceque les muscles s’étant relâchés elle a dû s’entr’ouvrir.

Lorsque j’objectois à La Grenée la petitesse et le mesquin de cette tête, il me répondit qu’elle était plus grande que nature. Que voulez-vous obtenir d’un artiste qui croit qu’une tête grande, c’est une grosse tête, et qui vous répond du volume, quand vous lui parlez du caractère.

L’esclave qui la présente est excellent de dessein et d’expression. Il a les regards attachés sur Caesar dont l’indignation le pénètre d’effroi.

Il y a bien quelqu’embarras, quelque perplexité, mais trop peu marqués pour le mauvais accueil qu’on lui fait, sur le visage de l’envoyé qui présente la tête.

Il regarde Caesar, ce qu’il ne devrait pas. Il me semble que celui qui entend ces mots, qui est votre maître, pour avoir osé un pareil attentat, doit avoir les yeux baissés. Je lui trouve l’air hypocrite et faux. Du reste, il est très bien drappé et très bien peint. On ne peut mieux.

Je n’ai rien à dire du Caesar, et c’est peut-être en dire bien du mal. Il me semble un peu guindé et roide.

La larme qui coule sur sa joue est fausse.

L’indignation ne pleure pas, et d’ailleurs la sienne est un peu grimacière.

Il y a certainement des beautés dans ce morceau, mais de technique, et par conséquent peu faites pour être senties ; au lieu que les défauts sont frappants.

Premièrement, rien n’y répond à l’importance de la scène. Il n’y a nul intérêt. Tout est d’un caractère petit et commun. Cela est muet et froid.

Secondement, et ce vice est surtout sensible au côté droit de la composition ; le Caesar est isolé ; le jeune chevalier assis est isolé, le vieux chef de légion est isolé. Rien ne fait grouppe ou masse, ce qui rend cette partie de la scène pauvre, vuide et maigre.

Troisièmement, toutes ces natures sont trop petites, trop ordinaires. Il me les falloit plus exagérées, moins comparables à moi. Ce sont de petits personnages d’aujourdhuy.

Quatrièmement, on ne pouvoit mettre trop de simplicité, de silence et de repos dans cette scène.

Autre raison pour en exagérer davantage les caractères. Point de milieu, ou de grandes figures et peu d’action ; ou beaucoup d’action et des figures de proportion commune. Et puis, il fallait penser que le simple est sublime ou plat.

Une observation assez générale sur La Grenée, c’est que son talent diminue en raison de l’étendue de sa toile. On a tout mis en œuvre pour l’échauffer, lui aggrandir la tête, lui inspirer quelques concepts hauts. Peine perdue. Je disois à Madame Geoffrin qu’un jour Roland prit un capucin par la barbe et qu’après l’avoir bien fait tourner, il le jetta à deux milles de là, où il ne tomba qu’un capucin.

Si La Grenée avoit pensé à choisir des natures moins communes ; s’il avoit pensé à donner plus de profondeur à sa scène ; s’il avoit eu plus de spectateurs, plus d’incidents, plus de variété, quelques grouppes ou masses, tout aurait été mieux.

Mais l’étendue de la toile le permettoit-elle ? On le verra à l’article de st François De Salles agonisant, peint par Du Rameau.

Le Dauphin mourant, environné de sa famille. Le duc de Bourgogne lui présente la couronne de l’immortalité.

Tableau de 4 piés de haut sur 3 piés de large ; composé et commandé par Mr le duc de La Vauguyon.

Ah, mon ami, combien de beaux piés, de belles mains, de belles chairs, de belles draperies, de talent perdu ! Qu’on me porte cela sous les charniers des innocents. Ce sera le plus bel ex-voto, qu’on y ait jamais suspendu.

Un grand rideau s’est levé, et l’on a vu le Dauphin moribond, étendu sur son lit, le corps à demi nu.

Cette idée du Dauphin derrière le rideau a fait fortune. Le Dauphin a passé toute sa vie derrière un rideau, et un rideau bien épais ; c’est Thomas qui l’a dit en prose. C’est moi qui l’ai dit en vers.

C’est Cochin qui l’a dit en gravure. C’est La Grenée qui le dit en peinture, d’après Mr De La Vauguyon qui lui avoit appris à se tenir là.

Sa femme est assise à côté de lui, dans un fauteuil.

La France triste et pensive est debout à son chevet.

Un des enfants, avec le cordon bleu, a la tête panchée dans le giron de sa mère.

Un second, avec le cordon bleu, est debout au pié du lit.

Un troisième, avec le cordon bleu, est panché sur le pié du lit.

Le petit duc de Bourgogne, tout nu, mais avec le cordon bleu, suspendu dans les airs au centre de la toile, environné de lumière, présente la couronne éternelle à son père.

Il n’y a certainement que son père qui l’apperçoive ; car son apparition ne fait pas la moindre sensation sur les autres.

Cette merveilleuse composition a été imaginée et commandée par Mr le duc de La Vauguyon.

Rare et sublime effort d’une imaginative qui ne le cède en rien à personne qui vive.

On s’étoit d’abord adressé à Greuze. Celui-cy répondit que ce projet de tableau étoit fort beau, mais qu’il ne se sentoit pas le talent d’en faire quelque chose. La Grenée plus avide d’argent que Greuze, et c’est beaucoup dire, et moins jaloux de gloire s’en est chargé. Je m’en réjouis pour Greuze.

Je vois que l’argent n’est pourtant pas la chose qu’il estime le plus.

Revenons au tableau que Mr De La Vauguyon se propose de consacrer à la mémoire d’un prince qui lui fut cher, et qui lui permet, en dépit de son père, d’empoisonner le cœur et l’esprit de ses enfants, de bigoterie, de jésuitisme, de fanatisme et d’intolérance. à la bonne heure. Mais de quoi s’avise cette tête d’oison là, d’imaginer une composition et de vouloir commander à un art qu’il n’entend pas mieux que celui d’instituer un prince.

Il ne se doute donc pas que rien n’est si difficile que d’ordonner une composition en général, et que la difficulté redouble, lorsqu’il s’agit d’une scène de mœurs, d’une scène de famille, d’une dernière scène de la vie, d’une scène pathétique et de grand pathétique. Il a vu tous ses personnages sur la toile aussi plats qu’il les auroit vus sur le théâtre du monde, si bonne nature et bonne fortune ne s’y fussent opposées ; et La Grenée l’a bien secondé. Mr le duc, vous avez promis à l’artiste, combien ? Mille écus ?

Donnez-en deux mille ; et courez vous cacher tous les deux.

Il y a peu d’hommes, même parmi les gens de lettres, qui sachent ordonner un tableau. Demandez à Le Prince, chargé par Mr De St Lambert, homme d’esprit, certes s’il en fut, de la composition des figures qui doivent décorer son poëme des saisons.

C’est une foule d’idées fines qui ne peuvent se rendre, ou qui rendues seroient sans effet. Ce sont des demandes ou folles ou ridicules ou incompatibles avec la beauté du technique. Cela seroit passable, écrit ; détestable, peint ; et c’est ce que mes confrères ne sentent pas. Ils ont dans la tête (…) ; et ils ne se doutent pas qu’il est encore plus vrai qu’(…). Ce qui fait bien en peinture fait toujours bien en poésie, mais cela n’est pas réciproque. J’en reviens toujours au Neptune de Virgile. Que le plus habile artiste, s’arrêtant strictement à l’image du poëte, nous montre cette tête si belle, si noble, si sublime dans l’ énéide, et vous verrez son effet sur la toile. Il n’y a sur le papier ni unité de tems, ni unité de lieu, ni unité d’action. Il n’y a ni grouppes déterminés ni repos marqués, ni clair-obscur, ni magie de lumière, ni intelligence d’ombres, ni teintes, ni demies-teintes, ni perspective, ni plans. L’imagination passe rapidement d’image en image ; son œil embrasse tout à la fois. Si elle discerne des plans, elle ne les gradue ni ne les établit. Elle s’enfoncera tout à coup à des distances immenses. Tout à coup elle reviendra sur elle-même avec la même rapidité, et pressera sur vous les objets. Elle ne scait ce que c’est harmonie, cadence, ballance ; elle entasse, elle confond, elle meut, elle approche, elle éloigne, elle mêle, elle colore comme il lui plaît. Il n’y a dans ses compositions ni monotonie, ni cacophonie, ni vuides, du moins à la manière dont la peinture l’entend. Il n’en est pas ainsi d’un art où le moindre intervalle mal ménagé fait un trou, où une figure trop éloignée ou trop raprochée de deux autres allourdit ou rompt une masse ; où un bout de linge chifoné papillote ; ou un faux pli casse un bras ou une jambe ; où un bout de draperie mal colorié désaccorde ; où il ne s’agit pas de dire, sa bouche étoit ouverte, ses cheveux se dressoient sur son front, les yeux lui sortoient de la tête, ses muscles se gonfloient sur ses joues ; c’était la fureur ; mais où il faut rendre toutes ces choses ; où il ne s’agit pas de dire, mais où il faut faire ce que le poëte dit ; où tout doit être pressenti, préparé, sauvé, montré, annoncé, et cela dans la composition la plus nombreuse et la plus compliquée, la scène la plus variée et la plus tumultueuse, au milieu du plus grand désordre, dans une tempête, dans le tumulte d’un incendie, dans les horreurs d’une bataille.

L’étendue et la teinte de la nue ; l’étendue la teinte de la poussière, ou de la fumée sont déterminées.

Chardin, La Grenée, Greuze et d’autres m’ont assuré, et les artistes ne flatent point les littérateurs, que j’étois presque le seul d’entre ceux-cy dont les images pouvoient passer sur la toile, presque comme elles étoient ordonnées dans ma tête.

La Grenée me dit, donnez-moi un sujet pour la paix, et je lui répons : montrez-moi Mars couvert de sa cuirasse, les reins ceints de son épée, sa tête belle, noble, fière, échevelée. Placez debout à son côté Vénus, mais Vénus nue, grande, divine, voluptueuse ; jettez mollement un de ses bras autour des épaules de son amant, et qu’en lui souriant d’un souris enchanteur elle lui montre la seule pièce de son armure qui lui manque, son casque dans lequel les pigeons ont fait leur nid. J’entens, dit le peintre ; on verra quelques brins de paille sortir de dessous la femelle ; le mâle posé sur la visière fera sentinelle ; et mon tableau sera fait.

Greuze me dit, je voudrais bien peindre une femme toute nue, sans blesser la pudeur ; et je lui répons, faites le modèle honnête. Asseiez devant vous une jeune fille toute nue ; que sa pauvre dépouille soit à terre à côté d’elle et indique la misère ; qu’elle ait la tête appuyée sur une de ses mains ; que de ses yeux baissés deux larmes coulent le long de ses joues ; que son expression soit celle de l’innocence, de la pudeur et de la modestie ; que sa mère soit à côté d’elle ; que de ses mains et d’une des mains de sa fille, elle se couvre le visage ; ou qu’elle se cache le visage de ses mains, et que celle de sa fille soit posée sur son épaule ; que le vêtement de cette mère annonce aussi l’extrême indigence ; et que l’artiste, témoin de cette scène, attendri, touché, laisse tomber sa palette ou son crayon. Et Greuze dit, je vois mon tableau.

Cela vient apparemment de ce que mon imagination s’est assujetie de longue main aux véritables règles de l’art, à force d’en regarder les productions ; que j’ai pris l’habitude d’arranger mes figures dans ma tête comme si elles étoient sur la toile ; que peut-être je les y transporte, et que c’est sur un grand mur que je regarde, quand j’écris ; qu’il y a longtems que pour juger si une femme qui passe est bien ou mal ajustée, je l’imagine peinte, et que peu à peu j’ai vu des attitudes, des groupes, des passions, des expressions, du mouvement, de la profondeur, de la perspective, des plans dont l’art peut s’accommoder ; en un mot que la définition d’une imagination réglée devroit se tirer de la facilité dont le peintre peut faire un beau tableau de la chose que le littérateur a conçu.

Un troisième artiste me dit, donnez-moi un sujet d’histoire. Et je lui réponds, peignez la mort de Turenne ; consacrez à la postérité le patriotisme de Mr De St Hilaire. Placez au fond de votre tableau, les dehors d’une place assiégée ; que la partie supérieure de la fortification soit couverte d’une grande vapeur, ou fumée rougeâtre, et épaisse.

Que cette fumée rougeâtre et enflammée commence à inspirer la terreur. Que je voye à gauche, un groupe de quatre figures ; le maréchal mort et prêt à être emporté par ses aides de camp, dont l’un porte son bras, en détournant la tête, l’autre soutient le général par-dessous les aisselles, et montre toute sa désolation ; le troisième plus ferme est à son action. Que le maréchal soit à demi soulevé. Que ses jambes pendent et que sa tête soit renversée en arrière, échevelée. Qu’on voye à droite, Mr De St Hilaire et son fils ; Mr De St Hilaire sur le devant, le fils sur le fond. Que celui-cy tienne le bras fracassé de son père ; que ce bras soit enveloppé de la manche déchirée du vêtement ; qu’on voye à cette manche des traces de sang ; qu’on en voye des goutes à terre ; et que le père dise à son fils, en lui montrant le maréchal mort, ce n’est pas sur moi, mon fils, qu’il faut pleurer, c’est sur la perte que la France fait par la mort de cet homme.

Que le fils ait les regards attachés sur le maréchal.

Ce n’est pas tout. Arrangez par derrière ce groupe, un écuyer immobile qui tiene la bride de la pie du maréchal ; qu’il regarde aussi son maître mort ; et qu’il tombe de grosses larmes de ses yeux. C’est fait, dit l’artiste ; qu’on me donne un crayon et que je jette bien vite sur le papier gris l’esquisse de mon tableau.

C’en est un quatrième qui a apparemment de l’amitié pour moi, qui partage mon bonheur et ma reconnoissance, et qui me propose d’éterniser les marques de bonté que j’ai reçues de la grande souveraine, car c’est ainsi qu’on l’appelle, comme on appelloit, il y a quelques années, le roi de Prusse, le grand roi, et je lui répons, élevez son buste ou sa statue sur un pié d’estal ; entrelassez autour de ce pié d’estal la corne d’abondance ; faites-en sortir tous les simboles de la richesse. Contre ce pié d’estal, appuyez mon épouse ; qu’elle verse des larmes de joye ; qu’un de ses bras posé sur l’épaule de son enfant, elle lui montre de l’autre notre bienfaitrice commune ; que cependant la tête et la poitrine nues, comme c’est mon usage, l’on me voye portant mes mains vers une vieille lire suspendue à la muraille. Et l’artiste ami dit, je vois à peu près mon tableau.

Et celui du Dauphin mourant ?… encore un moment de patience, et vous serez satisfait. Il faut auparavant que je vous montre comment un poête en quatre lignes, fait succéder plusieurs instants différents, et croyant n’ordonner qu’un seul tableau, il en accumule plusieurs. Lucrèce s’adresse à Vénus et la prie d’assoupir entre ses bras le dieu des batailles et de rendre la paix aux romains, le loisir à Memmius ; et voici ses vers, (…).

Fais cependant, ô Vénus, que les fureurs de la guerre cessent sur les terres, sur les mers, sur l’univers entier ; car c’est toi seule qui peux donner la paix aux mortels ; car c’est sur ton sein que le terrible dieu des batailles vient respirer de ses travaux ; c’est dans tes bras qu’il se rejette et qu’il est retenu par la blessure d’un trait éternel.

Lorsqu’il a reposé sa tête sur tes genoux, ses yeux avides s’attachent sur les tiens ; il te regarde ; il s’ennyvre, sa bouche est entr’ouverte, et son âme reste comme suspendue à tes lèvres.

Dans ces moments où tes membres sacrés le soutiennent, panche-toi tendrement sur lui, et l’enveloppant de ton céleste corps, verse dans son cœur la douce persuasion. Parle, ô déesse, et que les romains te doivent la paix et le repos.

Premier instant, premier tableau, celui où Mars las de carnage se rejette entre les bras de Vénus.

Second instant, second tableau ; celui où la tête du dieu repose sur les genoux de la déesse, et où il puise l’yvresse dans ses regards.

Troisième instant, et troisième tableau, celui où la déesse panchée tendrement sur lui et l’enveloppant de son céleste corps, lui parle et lui demande la paix.

Parlez, mon ami, cela n’est-il pas plus interressant que de m’entendre dire, cette composition de La Grenée a tout l’air et toute la platitude d’un ex-voto ? Draperies dures et crues pas une belle tête. Mettez un bonnet de laine sur la tête ignoble de ce dauphin, et vous aurez un malade de l’hôtel-dieu ; et tous ces bambins avec leur cordon bleu, sans en excepter le revenant de l’autre monde avec son cordon bleu ; et l’inadvertance de la mère et des frères, pour ce revenant ; et le parti qu’on pouvoit tirer de ce revenant pour donner à la scène un peu d’intérêt et de mouvement ; et toute cette scène qui n’en reste pas moins immobile et muette, qu’en dites-vous ? Ne voyez-vous pas que la douleur de cette femme est fausse, hypocrite, qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour pleurer et qu’elle ne fait que grimacer ; que ce bout de draperie bleue qui tombe à ses piés est tout à fait discordant ; et que cette sphère sur son pié au milieu de ces portefeuilles et de ces livres, occupe trop le milieu, et déplaît ?

Laissons cela, et pour nous soulager de la petitesse de cette composition vraiment digne et du personnage qui l’a commandée et des personnages qui la composent, prouvons par un dernier exemple que le plus grand tableau de poésie que je connoisse seroit très ingrat pour un peintre, même de plats-fonds ou de galerie. Lucrèce a dit (…).

Mère des romains, charme des hommes et des dieux ; de la région des cieux où les astres roulent au-dessus de ta tête, tu vois sous tes piés les mers qui portent les navires, les terres qui donnent les moissons, et tu répands la fécondité sur elles.

Il faudroit un mur, un édifice de cent piés de haut pour conserver à ce tableau toute son immensité, toute sa grandeur que j’ose me flatter d’avoir senti le premier. Croyez-vous que l’artiste puisse rendre ce dais, cette couronne de globes enflammés qui roulent autour de la tête de la déesse. Ces globes deviendront des points lumineux, comme ils sont autour de la tête d’une vierge, dans une assomption ; et quelle comparaison entre ces globes du poëte, et ces petites étoiles du peintre. Comment rendra-t-il la majesté de la déesse ? Que fera-t-il de ces mers immenses qui portent les navires, et de ces contrées fécondes qui donnent les moissons ; et comment la déesse versera-t-elle sur cet espace infini la fécondité et la vie.

Chaque art a ses avantages. Lorsque la peinture attaquera la poésie sur son pailler, il faudra qu’elle cède ; mais elle sera sûrement la plus forte, si la poésie s’avise de l’attaquer sur le sien.

Et voilà comment un mauvais tableau inspire quelquefois une bonne page, et comment une bonne page n’inspirera quelquefois qu’un mauvais tableau ; et comment une bonne page et un mauvais tableau vous ruineront. Du reste coupez, taillez, tranchez, rognez et ne laissez de tout cela que ce qui vous duira.

Comptez bien, mon ami ; le Dauphin mourant ; Jupiter et Junon sur l’Ida ; la tête de Pompée présentée à Caesar ; les quatre états ; Mercure et Hersé ;

Renaud et Armide ; Persée et Andromède ; le retour d’Ulysse et de Télémaque ; la baigneuse ; l’amour rémouleur ; la Suzanne ; le Joseph ; la poésie et la philosophie ; dix-sept tableaux ; en deux ans, sans compter ceux qui n’ont pas été exposés ; tandis que Greuze couve pendant des mois entiers la composition d’un seul, et met quelquefois un an à l’exécuter.

J’étois au salon. Je parcourois les ouvrages de cet artiste ; lorsque j’aperçus Naigeon qui les examinoit de son côté. Il haussoit les épaules ; ou il détournoit la tête ; ou il regardoit ; et sourioit ironiquement. Vous scavez que Naigeon a dessiné plusieurs années à l’académie, modelé chez Le Moine, peint chez Van Loo, et passé, comme Socrate, de l’attelier des beaux-arts dans l’école de la philosophie. Bon, me dis-je, à moi-même. Je cherchais une occasion de vérifier mes jugements. La voici.

Je m’approche donc de Naigeon ; et lui frappant un petit coup sur l’épaule ; eh bien, lui dis-je, que pensez-vous de tout cela ?

Naigeon. Rien.

Diderot. Comment rien.

Naigeon. Non rien. Rien du tout. Est-ce que cela fait penser ? Puis il alloit, sans mot dire d’une de ces compositions de La Grenée à une autre. Ce n’étoit pas mon compte. Pour rompre ce silence, je lui jettai un mot sur le faire de l’artiste. Voyez comme ce genou de la Dauphine est bien drappé et le nu bien annoncé. Le bout de ce lit sur le devant, n’est-il pas merveilleusement ajusté ?

Naigeon. Je me soucie bien de tout son genou, de son bout de lit et de son faire, s’il ne m’émeut point, s’il me laisse froid comme un terme. Un peintre, vous le scavez mieux que moi, c’est celui-là seul, (…).

Et vous croyez que cet homme produira des effets terribles ou délicieux. Jamais, jamais. Voyez ce Joseph et cette Putiphar. Point d’âme, point de goût, point de vie. Où est le désordre du moment ?

Où est la lasciveté ? Est-ce que je ne devrois pas lire dans les yeux de cette femme le dépit, la colère, l’indignation, le désir augmenté par le refus ? Vous voulez que je voye à Armide un caractère de vierge, à Andromède une tête de Madelaine, à Renaud l’encolure d’un jeune porte-faix, au Dauphin l’ignoble d’un gueux, à la Dauphine la grimace d’une hypocrite, et que je n’entre pas en fureur.

Diderot. Je veux, mon cher Naigeon, que vous réserviez votre bile et votre fureur, pour les dieux, pour les prêtres, pour les tyrans, pour tous les imposteurs de ce monde.

Naigeon. J’en ai provision, et je ne puis me dispenser d’en répandre une portion bien méritée sur des gens ennemis des littérateurs et des philosophes dont ils dédaignent les jugements, et dont ils seroient longtems les écoliers dans l’art d’imiter la nature. J’en appelle à vos réflexions mêmes sur la peinture. Je veux mourir s’il y a dans toutes ces têtes-là le premier mot de la métaphysique de leur art. Ce sont presque tous des manœuvres ; et encore quels manœuvres. Demandez à ce La Grenée la différence d’une riche drapperie, et d’une étoffe neuve, et vous verrez ce qu’il vous dira. Voyez ce Caesar, je vous jure que c’est la première fois qu’il a mis cet habit. Voyez ce vaisseau, il vient d’être lancé à l’eau ; et sa proue dorée sort de chez Guibert. Il ne scait pas que ces drapperies chaudes et crues jettées sur la toile, fraischement tirées de la chaudière, font d’abord un mauvais effet, un plus mauvais avec le tems ; il ne scait pas que toute composition perd avec le tems, et que ces drapperies dures ne perdant pas proportionnellement, les chairs, les fonds s’éteignent et qu’on n’aperçoit plus dans le tableau désaccordé que de grandes plaques rouges, vertes et bleues. On dit que le tems peint les beaux tableaux. Premièrement, cela ne peut s’entendre que des tableaux travaillés si franchement et si harmonieusement que l’effet du tems se réduise à ôter à toutes les couleurs leur chaleur trop éclatante et trop crue ; secondement cela ne doit s’entendre que d’un certain intervalle de tems passé lequel toute composition rongée par l’acide de l’air s’affoiblit et s’efface. Il seroit peut-être à souhaiter que l’affaiblissement fût proportionel sur tout l’espace coloré et que du moins l’harmonie subsistât ; mais le cas le plus défavorable est celui où la vigueur des draperies reste au milieu du dépérissement général ; car cette vigueur des draperies achève de tuer le tout.

Harmonie perdue, pour harmonie perdue, j’aimerois mieux que l’effet le plus violent du tems tombât sur les étoffes, et que leur entière destruction fît valoir les chairs et les autres parties essentielles, qui en reprendroient par comparaison une sorte de vie.

Ainsi comptez qu’aux compositions de La Grenée où les effets destructeurs de l’air et du tems produiront tout le contraire, on ne retrouvera plus que des étoffes.

Diderot. Fort bien. Voilà que vous commencez à vous calmer, et il y a plaisir à vous entendre.

Cependant mon homme incapable d’une modération qui durât quelque tems marchoit à grands pas et jettoit un mot ironique en passant sur chacun des tableaux qu’il apercevoit. Ce Renaud, disoit-il, sort des mains de son perruquier et de son tailleur… regardez les cheveux de Persée, comme ils sont bien frisés… oh ! Oui, il faut en convenir ce tableau du Dauphin est d’un beau faire ; mais l’accessoir est devenu le principal, et le principal, l’accessoir, c’est une bagatelle.

Diderot. Je ne vous entens pas.

Naigeon. Je veux dire que la vraie scène, c’étoit la scène de séparation du père, de la mère et des enfants ; scène de désolation au milieu de laquelle je n’aurois pas désapprouvé que ce petit revenant descendît du ciel par un angle de la toile, apportant la couronne immortelle à son père.

Diderot. Vous avez raison… est-ce que vous n’approuvez pas l’intention de cette France ou Minerve ?

Naigeon. Et cet enfant qui attache le rideau ?

Diderot. J’avoue qu’il est insoutenable.

Naigeon. ô le Poussin ! ô Le Sueur ! Quel trophée ces gens-là vous élèvent ! Chaque tableau qu’ils font est un laurier qu’ils placent sur vos fronts, et un regret qu’ils vous arrachent. Que vous êtes grands, éloquents, sublimes, et comme ils me le disent. Mais voyez donc tous ces bambins, comme ils sont bien peignés, bien ajustés. Est-ce à la dernière heure de leur père qu’ils assistent, ou vont-ils à la noce d’une de leurs sœurs. Où est le testament d’Eudamidas ? Où est cette femme assise sur les piés du lit et le dos tourné à son mari moribond et qui me désole ? Où est cette fille étendue à terre, la tête panchée dans le giron de sa mère, et qui me désole ?

Où est ce bouclier et cette épée suspendus qui m’apprennent que ce moribond est un soldat, un citoyen qui a exposé sa vie pour la patrie et répandu son sang pour elle ? ô le Poussin ! ô Le Sueur ! Quelle douleur, que celle de cette Dauphine !

N’est-ce pas encore une belle chose que cette tête de Pompée présentée à Caesar . Froid, compasé, nul oestrum poeticum. Discordance de couleur. Bras droit de Caesar cassé, sa cuisse droite allant je ne scais où, ou plutôt il n’en a point. Tête sans noblesse. Africain, au lieu d’être chaud et rougeâtre, sale. Draperie qui pend de la barque mal jettée. Ornements de cette barque, lourds. Vagues de la mer, mal touchées. Mignon, petite tête, gris de couleur. Ciel dur, qui achève de désaccorder. Et toujours de la couleur dure et non rompue. Je vous le dis, mon ami, son faire est trop léché pour de grandes machines. Il ne convient qu’à de petites choses qu’on regarde de près et par parties. On est toujours tenté de demander où ce peintre prend-il son beau rouge, un outremer aussi brillant ? Et son jaune donc. Vous m’avourez que cette Susanne est une copie de celle de Van Loo. Cette figure simbolique de l’agriculture est tout à fait interressante, le linge qui lui couvre une partie du bras, merveilleux ; tout en est charmant, tout ; mais feuilletez le porte-feuille de Cortonne et vous l’y retrouverez en cinquante endroits. Mon ami, sortons d’ici. Je sens que l’ennui et l’humeur me gagnent.

Nous sortîmes. Chemin faisant, il parloit tout seul, et il disoit la nature ! La nature ! Quelle différence entre celui qui l’a vue chez elle, et celui qui ne l’a vue qu’en visite chez son voisin.

Et voilà pourquoi Chardin, Vernet et La Tour, sont trois hommes étonnants pour moi. Et voilà pourquoi Loutherbourg, eût-il un faire aussi beau, aussi spirituel, aussi ragoûtant que Vernet, lui seroit encore fort inférieur, parce qu’il n’a pas vu la nature chez elle. Tout ce qu’il fait est de réminiscence. Il copie Wauwermans et Berghem.

Diderot. Loutherbourg copie Wauwermans et Berghem !

Naigeon. Oui, oui, oui.

Là-dessus, il part comme un éclair ; il enfile la rue du champ-fleuri, et moi je m’en vais droit à la synagogue de la rue royale, rêvant à part moi sur l’importance que nous metton à des bagatelles, tandis que… rassurez-vous. Je crains la bastille, et je m’arrêterai là tout court. Non encore un mot sur La Grenée. Pourriez-vous me dire pourquoi, quand on a vu une fois les tableaux de La Grenée, on ne désire plus de les revoir. Quand vous aurez répondu à cette question, vous trouverez qu’avec quelque sévérité que je l’aie traité, j’ai été juste.

Mais quoi, me direz-vous, dans ce grand nombre de tableaux peints par La Grenée, il n’y en a pas un beau. Non, mon ami. Ils sont tous agréables pour moi ; mais ils ne sont pas beaux. Il n’y en a pas un où il n’y ait des choses de métier supérieurement faites ; pas un que je ne voulusse avoir ; mais s’il falloit les avoir tous ou n’en avoir aucun, j’aimerois mieux n’en avoir aucun. Jugerons-nous de l’art comme la multitude ? En jugerons-nous comme d’un métier, comme d’un talent purement méchanique ?

L’appellerons-nous la routine de bien faire des piés et des mains, une bouche, un nez, un visage, une figure entière, même de faire sortir cette figure de la toile ? Prendrons-nous les connoissances préliminaires de l’imitation de nature, pour la véritable imitation de nature, ou raporterons-nous les productions du peintre à leur vrai but ? à leur vraie raison ? Y a-t-il pour les peintres une indulgence qui n’est ni pour les poëtes ni pour les musiciens. En un mot, la peinture est-elle l’art de parler aux yeux seulement ? Ou celui de s’adresser au cœur et à l’esprit, de charmer l’un, d’émouvoir l’autre, par l’entremise des yeux. ô mon ami, la plate chose que des vers bien faits ! La plate chose que la musique bien faite ! La plate chose qu’un morceau de peinture bien fait, bien peint. Concluez… concluez que La Grenée n’est pas le peintre, mais bien maître La Grenée.

Diderot.

Est-ce que vous n’êtes pas las de tourner autour de cet immense sallon ? Pour moi, les jambes me rentrent dans le corps : passons sous la galerie d’Apollon, où il n’y a personne ; nous nous reposerons là tout à notre aise, et je vous confierai quelques idées qui me sont venues sur une question assez importante.

Grimm.

Et quelle est cette importante question ?

Diderot.

L’influence du luxe sur les beaux-arts. Vous conviendrez qu’ils ont tous merveilleusement embrouillé cette question.

Grimm.

Merveilleusement.

Diderot.

Ils ont vu que les beaux-arts devaient leur naissance à la richesse. Ils ont vu que la même cause qui les produisait, les fortifiait, les conduisait à la perfection, finissait par les dégrader, les abâtardir et les détruire ; et ils se sont divisés en différents partis ! Ceux-ci nous ont étalé les beaux-arts engendrés, perfectionnés, surprenans ; et en ont fait la défense du luxe, que ceux-là ont attaqué par les beaux-arts abâtardis, dégradés, appauvris, avilis.

Grimm.

Tandis que d’autres se sont servis du luxe et de ses suites pour décrier les beaux-arts, et ce ne sont pas les moins absurdes.

Diderot.

Et dans cette nuit où ils s’entrebattaient…

Grimm.

Les agresseurs et les défenseurs se sont porté des coups si égaux, qu’on ne sait de quel côté l’avantage est resté.

Diderot.

C’est qu’ils n’ont connu qu’une sorte de luxe.

Grimm.

Ah ! C’est de la politique que vous voulez faire.

Diderot.

Et pourquoi non ? Supposons qu’un prince ait le bon esprit de sentir que tout vient de la terre et que tout y retourne ; qu’il accorde sa faveur à l’agriculture, et qu’il cesse d’être le père et le fauteur des grands usuriers.

Grimm.

J’entends ; qu’il supprime les fermiers généraux pour avoir des peintres, des poëtes, des sculpteurs, des musiciens. Est-ce cela ?

Diderot.

Oui, monsieur, et pour en avoir de bons et les avoir toujours bons. Si l’agriculture est la plus favorisée des conditions, les hommes seront entraînés où leur plus grand intérêt les poussera, et il n’y aura fantaisie, passion, préjugés, opinions qui tiennent.

La terre sera la mieux cultivée qu’il est possible ; ses productions diversifiées, abondantes, multipliées, amèneront la plus grande richesse, et la plus grande richesse engendrera le plus grand luxe : car si l’on ne mange pas l’or, à quoi servira-t-il, si ce n’est à multiplier les jouissances, ou les moyens infinis d’être heureux, la poésie, la peinture, la sculpture, la musique, les glaces, les tapisseries, les dorures, les porcelaines et les magots ? Les peintres, les poëtes, les sculpteurs, les musiciens et la foule des arts adjacents naissent de la terre, ce sont aussi les enfants de la bonne Cérès ; et je vous réponds que partout où ils tireront leur origine de cette sorte de luxe ils fleuriront et fleuriront à jamais.

Grimm.

Vous le croyez.

Diderot.

Je fais mieux, je le prouve ; mais auparavant, permettez que je fasse une petite imprécation, et que je dise ici du fond de mon cœur : maudit soit à jamais le premier qui rendit les charges vénales.

Grimm.

Et celui qui éleva le premier l’industrie sur les ruines de l’agriculture !

Diderot.

Amen.

Grimm.

Et celui qui après avoir dégradé l’agriculture embarrassa les échanges par toutes sortes d’entraves !

Diderot.

Amen.

Grimm.

Et celui qui créa le premier les grands exacteurs et toute leur innombrable famille !

Diderot.

Amen.

Grimm.

Et celui qui facilita aux souverains insensés et dissipateurs les emprunts ruineux !

Diderot.

Amen.

Grimm.

Et celui qui leur suggéra les moyens de rompre les liens les plus sacrés qui les unissent par l’appât irrésistible de doubler, tripler, décupler leurs fortunes !

Diderot.

Amen, amen, amen. Au même moment où la nation fut frappée de ces différents fléaux, les mamelles de la mère commune se desséchèrent, une petite portion de la nation regorgea de richesses, tandis que la portion nombreuse languit dans l’indigence.

Grimm.

L’éducation fut sans vue, sans aiguillon, sans base solide, sans but général et public.

Diderot.

L’argent, avec lequel on put se procurer tout, devint la mesure commune de tout. Il fallut avoir de l’argent, et quoi encore ? De l’argent. Quand on en manqua, il fallut en imposer par les apparences et faire croire qu’on en avait.

Grimm.

Et il naquit une ostentation insultante dans les uns, et une espèce d’hypocrisie épidémique de fortune dans les autres.

Diderot.

C’est-à-dire une autre sorte de luxe ; et c’est celui-là qui dégrade et anéantit les beaux-arts, parce que les beaux-arts, leur progrès et leur durée demandent une opulence réelle, et que ce luxe-ci n’est que le masque fatal d’une misère presque générale, qu’il accélère et qu’il aggrave. C’est sous la tyrannie de ce luxe que les talents restent enfouis ou sont égarés. C’est sous une pareille constitution que les beaux-arts n’ont que le rebut des conditions subalternes ; c’est sous un ordre de choses aussi extraordinaire, aussi pervers qu’ils sont ou subordonnés à la fantaisie et aux caprices d’une poignée d’hommes riches, ennuyés, fastidieux, dont le goût est aussi corrompu que les mœurs, ou abandonnés à la merci de la multitude indigente qui s’efforce, par de mauvaises productions en tout genre, de se donner le crédit et le relief de la richesse. C’est dans ce siècle et sous ce règne que la nation épuisée ne forme aucune grande entreprise, aucuns grands travaux, rien qui soutienne les esprits et élève les âmes. C’est alors que les grands artistes ne naissent point ou sont obligés de s’avilir, sous peine de mourir de faim. C’est alors qu’il y a cent tableaux de chevalet pour une grande composition, mille portraits pour un morceau d’histoire ; que les artistes médiocres pullulent et que la nation en regorge.

Grimm.

Que les Belle, les Bellengé, les Voiriot, les Brenet, sont assis à côté des Chardin, des Vien et des Vernet.

Diderot.

Et que leurs plats ouvrages couvrent les murs d’un sallon.

Grimm.

Et bénis soient les Belle, les Bellengé, les Voiriot, les Brenet, les mauvais poëtes, les mauvais peintres, les mauvais statuaires, les brocanteurs, les bijoutiers et les filles de joie.

Diderot.

Fort bien, mon ami, parce que ce sont ces gens-là qui nous vengent. C’est la vermine qui ronge et détruit nos vampires, et qui nous reverse goutte à goutte le sang dont ils nous ont épuisés.

Grimm.

Et honni soit le ministre qui s’aviserait au centre d’un sol immense et fécond de créer des lois somptuaires, d’anéantir le luxe subsistant, au lieu d’en susciter un autre des entrailles de la terre.

Diderot.

Et d’arrêter aux barrières les productions des arts, au lieu d’engendrer des artistes. Ce n’est pas moi qui ai marché, c’est vous qui m’avez conduit ; et s’il y a un peu de bonne logique dans ce qui précède, il s’ensuit, comme je le disais au commencement, qu’il y a deux sortes de luxe : l’un qui naît de la richesse et de l’aisance générale, l’autre de l’ostentation et de la misère, et que le premier est aussi sûrement favorable à la naissance et au progrès des beaux-arts, que le second leur est nuisible… et là-dessus rentrons dans le salon, et revenons à nos Belle, à nos Bellengé et à nos Voiriot.