(1763) Salon de 1763 « Peintures — Deshays » pp. 208-217
/ 1972
(1763) Salon de 1763 « Peintures — Deshays » pp. 208-217

Deshays

Deshays est sans contredit le plus grand peintre d’église que nous ayons. Vien n’est pas de sa force en ce genre, et Carle Vanloo lui a cédé la place. Il y a pourtant de Vien une certaine Piscine

Je ne balance pas à prononcer que Le Mariage de la Vierge est la plus belle composition qu’il y ait au Salon, comme elle est la plus vaste. Ce tableau a dix-neuf pieds de haut sur onze pieds de large, l’espace est immense et tout y répond.

On voit à droite l’autel et le candélabre à sept branches. Le grand-prêtre est placé sur le haut des marches, le dos tourné à l’autel et le visage vers les époux. Il a les bras étendus et la tête élevée au ciel. Il en invoque l’assistance. Il est majestueux. Il est grand. Il en impose ; il est plein d’enthousiasme. Les deux époux sont à genoux sur les derniers degrés. La Vierge noble, grande, pleine de modestie, vêtue et drapée naturellement, dans le vrai goût de Raphaël. L’époux qui peut avoir quarante-cinq ans, est vigoureux et frais. Il présente à son épouse l’anneau nuptial. Son caractère ne dit ni trop ni trop peu. Derrière l’époux est une sainte Anne dont le visage ridé est l’image de la joie. À côté de la sainte Anne, derrière la Vierge est une grande fille, belle, simple, innocente, un voile jeté négligemment sur sa tête, le reste du corps couvert d’une longue draperie, et portant une corbeille de roses ; ce n’est qu’un accessoire, mais qu’on ne se lasse pas de regarder. À droite du grand-prêtre et de l’autel, le peintre a jeté des assistants témoins de la cérémonie ; ils ont les regards attachés sur les époux. À gauche du grand-prêtre et sur le devant du tableau, il a placé deux lévites vêtus de blanc, tout à fait dans la manière de Le Sueur. L’un tient des fleurs, l’autre s’appuie sur un flambeau. Ô les deux belles figures ! Il y a des gens difficiles qui convenant de leur mérite et de la beauté de leur caractère, prétendent qu’elles sont un peu contournées, et que le peintre a serré les cuisses de l’un avec une large bande, sans trop savoir pourquoi. Malheur à ces gens-là, ils ne seront jamais satisfaits de rien. Ils disent aussi que la gloire qui remplit le haut du tableau est un peu lourde, et il faut leur accorder ce point ; d’autant plus que l’éclat qu’ils y désirent n’aurait pas éteint le reste d’une composition peinte très fortement. Pour ces anges groupés, ils ne peuvent nier leur légèreté. Ils sont suspendus dans les airs, et l’on n’est point surpris qu’ils y restent. Plus on regarde ce morceau, plus on en est frappé. La couleur en est forte, et plus peut-être que vraie. Le peintre n’a rien fait encore à mon sens, ni de si beau, ni de si hardi. Je n’en excepte ni son Saint Benoît du Salon passé, ni son Saint Victor, ni son autre martyr dont le nom ne me revient pas, quoiqu’il y eût et de la force et du génie.

Qu’on me dise après cela que notre mythologie prête moins à la peinture que celle des Anciens. Peut-être la Fable offre-t-elle plus de sujets doux et agréables ; peut-être n’avons-nous rien à comparer en ce genre au Jugement de Pâris : mais le sang que l’abominable croix a fait couler de tous côtés, est bien d’une autre ressource pour le pinceau tragique. Il y a sans doute de la sublimité dans une tête de Jupiter ; il a fallu du génie pour trouver le caractère d’une Euménide, telle que les Anciens nous l’ont laissée ; mais qu’est-ce que ces figures isolées en comparaison de ces scènes où il s’agit de montrer l’aliénation d’esprit ou la fermeté religieuse, l’atrocité de l’intolérance, un autel fumant d’encens devant une idole ; un prêtre aiguisant froidement ses couteaux, un préteur faisant déchirer de sang-froid son semblable à coups de fouet, un fou s’offrant avec joie à tous les tourments qu’on lui montre et défiant ses bourreaux ; un peuple effrayé, des enfants qui détournent la vue et se renversent sur le sein de leurs mères, des licteurs écartant la foule, en un mot, tous les accidents de ces sortes de spectacles ? Les crimes que la folie du Christ a commis et fait commettre, sont autant de grands drames, et bien d’une autre difficulté que la descente d’Orphée aux enfers, les charmes de l’Élysée, les supplices du Ténare ou les délices de Paphos. Dans un autre genre, voyez tout ce que Raphaël et d’autres grands maîtres ont tiré de Moïse, des prophètes et des évangélistes. Est-ce un champ stérile pour le génie qu’Adam, Ève, sa famille, la postérité de Jacob, et tous les détails de la vie patriarcale ? Pour notre paradis, j’avoue qu’il est aussi plat que ceux qui l’habitent, et le bonheur qu’ils y goûtent. Nulle comparaison entre nos saints, nos apôtres et nos vierges tristement extasiés, et ces banquets de l’Olympe où le nerveux Hercule appuyé sur sa massue regarde amoureusement la délicate Hébé, où Apollon avec sa tête divine et sa longue chevelure tient par ses accords les convives enchantés ; où le Maître des dieux s’enivrant d’un nectar versé à pleine coupe de la main d’un jeune garçon à épaules d’ivoire et à cuisses d’albâtre, fait gonfler de dépit le cœur de sa femme jalouse. Sans contredit, j’aime mieux voir la croupe, la gorge et les beaux bras de Venus que le triangle mystérieux ; mais où est là-dedans le sujet tragique que je cherche ? Ce sont des crimes qu’il faut au talent des Racines, des Corneilles et des Voltaires, et jamais aucune religion ne fut aussi féconde en crimes que le christianisme. Depuis le meurtre d’Abel jusqu’au supplice de Calas, pas une ligne de son histoire qui ne soit ensanglantée. C’est une belle chose que le crime, et dans l’histoire et dans la poésie, et sur la toile et sur le marbre. J’ébauche, mon ami, au courant de la plume. Je jette des germes que je laisse à la fécondité de votre tête à développer.

 

La Chasteté de Joseph.

 

Voici une machine moins grande que la précédente, mais qui ne lui cède guère en mérite, et qui vient à l’appui de ma digression. C’est La Chasteté de Joseph.

Je ne sais si ce tableau est destiné pour une église ; mais c’est à faire damner le prêtre au milieu de sa messe, et donner au diable tous les assistants. Avez-vous rien vu de plus voluptueux ? Je n’en excepte pas même cette Madeleine du Correge de la galerie de Dresde, dont vous conservez l’estampe avec tant de soin pour la mortification de vos sens.

La femme de Putiphar s’est précipitée du chevet au pied de son lit. Elle est couchée sur le ventre, et elle arrête par le bras le sot et bel esclave pour lequel elle a pris du goût. On voit sa gorge et ses épaules. Qu’elle est belle, cette gorge ! Qu’elles sont belles, ces épaules ! L’amour et le dépit, mais plus encore le dépit que l’amour, se montrent sur son visage. Le peintre y a répandu des traits qui, sans la défigurer, décèlent l’impudence et la méchanceté. Quand on l’a bien regardée, on n’est surpris ni de son action, ni du reste de son histoire. Cependant Joseph est dans un trouble inexprimable. Il ne sait s’il doit fuir ou rester. Il a les yeux tournés vers le ciel. Il l’appelle à son secours. C’est l’image de l’agonie la plus violente. Deshays n’a eu garde de lui donner cet air indigné et farouche qui convient si peu à un galant homme qu’une femme charmante prévient. Il est peut-être un peu moins chaste que dans le livre saint ; mais il est infiniment plus intéressant. N’est-il pas vrai que vous l’aimez mieux incertain et perplexe, et que vous vous en mettez bien plus aisément à sa place ? Lorsque je retourne au Salon, j’ai toujours l’espérance de le retrouver entre les bras de sa maîtresse. Cette femme a une jambe nue qui descend hors du lit. Ô l’admirable demi-teinte qui est là ! On ne peut pas dire que sa cuisse soit découverte ; mais il y a une telle magie dans ce linge léger qui la cache, ou plutôt qui la montre qu’il n’est point de femme qui n’en rougisse, point d’homme à qui le cœur n’en palpite. Si Joseph eût été placé de ce côté, c’était fait de sa chasteté. Ou la grâce qu’il invoquait, ne serait point venue, ou elle ne serait venue que pour exciter son remords. Une grosse étoffe à fleurs et à fond vert, forte et moelleuse, descend en plis larges et droits, et couvre le chevet du lit.

Si l’on me donne à choisir un tableau au Salon, voilà le mien ; cherchez le vôtre. Vous en trouverez de plus savants, de plus parfaits peut-être ; pour un plus séduisant, je vous en défie. Vous me direz peut-être que la tête de la femme n’est pas d’une grande correction ; que celle de Joseph n’est pas assez jeune ; que le tapis rouge qui couvre ce bout de toilette est dur ; que cette draperie jaune sur laquelle la femme a une de ses mains appuyée, est crue, imite l’écorce, et blesse vos yeux délicats ? Je me moque de toutes vos observations, et je m’en tiens à mon choix.

Et puis encore une petite digression, s’il vous plaît. Je suis dans mon cabinet, d’où il faut que je voie tous ces tableaux. Cette contention me fatigue, et la digression me repose.

Assemblez confusément des objets de toute espèce et de toutes couleurs, du linge, des fruits, des liqueurs du papier, des livres, des étoffes et des animaux, et vous verrez que l’air et la lumière, ces deux harmoniques universels, les accorderont tous, je ne sais comment, par des reflets imperceptibles. Tout se liera ; les disparates s’affaibliront et votre œil ne reprochera rien à l’ensemble. L’art du musicien qui, en touchant sur l’orgue l’accord parfait d’ut, porte à votre oreille les dissonants ut, mi, sol, ut, sol#, si, ré, ut, en est venu là ; celui du peintre n’y viendra jamais. C’est que le musicien vous envoie les sons mêmes et que ce que le peintre broie sur sa palette, ce n’est pas de la chair, du sang, de la laine, la lumière du soleil, l’air de l’atmosphère, mais des terres, des sucs de plantes, des os calcinés, des pierres broyées, des chaux métalliques. De là l’impossibilité de rendre les reflets imperceptibles des objets les uns sur les autres ; il y a pour lui des couleurs ennemies qui ne se réconcilieront jamais. De là la palette particulière, un faire, un technique propre à chaque peintre. Qu’est-ce que ce technique ? L’art de sauver un certain nombre de dissonances, d’esquiver les difficultés supérieures à l’art. Je défie le plus hardi d’entre eux de suspendre le soleil ou la lune au milieu de sa composition, sans offusquer ces deux astres ou de vapeurs ou de nuages ; je le défie de choisir son ciel, tel qu’il est en nature, parsemé d’étoiles brillantes comme dans la nuit la plus sereine. De là la nécessité d’un certain choix d’objets et de couleurs. Encore après ce choix, quelque bien fait qu’il puisse être, le meilleur tableau, le plus harmonieux, n’est-il qu’un tissu de faussetés qui se couvrent les unes les autres. Il y a des objets qui gagnent, d’autres qui perdent, et la grande magie consiste à approcher tout près de nature, et à faire que tout perde ou gagne proportionnellement. Mais alors ce n’est plus la scène réelle et vraie qu’on voit ; ce n’en est, pour ainsi dire, que la traduction. De là cent à parier contre un qu’un tableau dont on prescrira rigoureusement l’ordonnance à l’artiste, sera mauvais, parce que c’est lui demander tacitement de se former tout à coup une palette nouvelle. Il en est en ce point de la peinture comme de l’art dramatique. Le poète dispose son sujet relativement aux scènes dont il se sent le talent, dont il se croit tirer avec avantage. Jamais Racine n’eût bien rempli le canevas des Horaces ; jamais Corneille n’eût bien rempli le canevas de Phedre.

Je me sens encore las. Suivons donc encore un moment cette digression. Je ne vous parlerai point de l’éclat du soleil et de la lune, qu’il est impossible de rendre ; ni de ce fluide interposé entre nos yeux et ces astres qui empêche leurs limites de trancher durement sur l’espace ou le fond où nous les rapportons, fluide qu’il n’est pas plus possible de rendre que l’éclat de ces corps lumineux. Mais je vous demanderai si leur contour sphérique et rigoureux n’est pas déplaisant ? si quelque brillants que l’artiste les fît, ils ne ressembleraient pas à des taches ? Il est impossible qu’un arbre, tel qu’un cerisier, chargé de fruits rouges, fasse un bon effet dans un tableau ; et un espace du plus beau bleu, percé de petits trous lumineux, sera tout aussi maussade. Je vais peut-être prononcer un blasphème, mais que m’importe ? Est-ce que j’ai honte d’être bête avec mon ami ? C’est qu’à mon avis, ce n’est ni par sa couleur, ni par les astres dont il étincelle pendant la nuit, que le firmament nous transporte d’admiration. Si placé au fond d’un puits, vous n’en voyiez qu’une petite portion circulaire, vous ne tarderiez pas à vous réconcilier avec mon idée. Si une femme allait chez un marchand de soie, et qu’il lui offrît une aune ou deux de firmament, je veux dire, d’une étoffe du plus beau bleu et parsemée de points brillants, je doute fort qu’elle la choisît pour s’en vêtir. D’où naît donc le transport que le firmament nous inspire pendant une nuit étoilée et sereine ? C’est, ou je me trompe fort, de l’espace immense qui nous environne, du silence profond qui règne dans cet espace et d’autres idées accessoires dont les unes tiennent à l’astronomie et les autres à la religion. Quand je dis à l’astronomie, j’entends cette astronomie populaire qui se borne à savoir que ces points étincelants sont des masses prodigieuses, reléguées à des distances prodigieuses, où ils sont les centres d’une infinité de mondes suspendus sur nos têtes, et d’où le globe que nous habitons serait à peine discerné. Quel ne doit pas être notre frémissement, lorsque nous imaginons un Être créateur de toute cette énorme machine, la remplissant, nous voyant, nous entendant, nous environnant, nous touchant ! Voilà, ou je me trompe fort, les sources principales de notre sensation à l’aspect du firmament ; c’est en effet moitié physique et moitié religieux.

Mais il est temps de revenir à Deshays. Il y a une Résurrection du Lazare, sans numéro et sans nom d’artiste, qu’on lui attribue, et qui est certainement de lui.

On voit à droite le tombeau. Le ressuscité en sort debout, la tête découverte. Il tend vers le Dieu qui lui a rendu la vie, ses bras encore embarrassés de son linceul. Son visage est l’image de la mort que les traits de la joie et de la reconnaissance viennent d’animer. Ses parents penchés vers lui, lui tendent les bras d’un endroit élevé où ils sont placés. Ils sont transportés d’étonnement et de joie. L’artiste a prosterné les deux sœurs aux pieds du Christ. L’une adore, le visage contre terre ; l’autre a vu le prodige. L’expression, la draperie, le caractère de tête et toute la manière de celle-là est du Poussin ; celle-ci est aussi fort belle. Les apôtres s’entretiennent, à quelque distance, derrière le Christ. Ils ne sont pas aussi fortement affectés que le reste des assistants ; ils sont faits à ces tours-là. Le Christ est debout au-dessus des femmes, à peu près également éloigné des apôtres et du tombeau. Il a l’air d’un sorcier en mauvaise humeur. Je ne sais pourquoi, car son affaire lui a bien réussi. Voilà le principal défaut de ce tableau, auquel on peut encore reprocher une couleur un peu crue et, comme dans le Mariage de la Vierge, plus forte que vraie.

Mais dites-moi donc, mon ami, pourquoi ce Christ est plat dans presque toutes les compositions de peinture ? Est-ce une physionomie traditionnelle dont il ne soit pas possible de s’écarter ; et Rubens a-t-il eu tort dans son Élévation de la Croix, de lui donner un caractère grand et noble ?

Dites-moi aussi pourquoi tous les ressuscités sont hideux ? Il me semble qu’il vaudrait autant ne pas faire les choses à demi, et qu’il n’en coûterait pas plus de rendre la santé avec la vie. Voyez-moi un peu ce Lazare de Deshays. Je vous assure qu’il lui faudra plus de six mois pour se refaire de sa résurrection.

Sans plaisanter, ce morceau n’est pas sans effet. Les groupes en sont bien distribués. Le Lazare avec son linceul est peint largement. Cependant je ne vous conseillerais pas de l’opposer à celui de Rembrand ou de Jouvenet. Si vous voulez être étonné, allez à Saint-Martin des Champs voir le même sujet traité par Jouvenet. Quelle vie ! Quels regards ! Quelle force d’expression ! Quelle joie ! Quelle reconnaissance ! Un assistant lève le voile qui couvrait cette tête étonnante, et vous la montre subitement. Quelle différence encore entre ces amis qui tendent les mains au ressuscité de Deshays et cet homme prosterné qui éclaire avec un flambeau la scène de Jouvenet ! Quand on l’a vu une fois, on ne l’oublie jamais. L’idée de Deshays n’est pourtant pas sans mérite, non. Son tableau est petit ; mais la manière en est grande.

Mais que penseriez-vous de moi, si j’osais vous dire que toutes ces têtes de ressuscités, belles sans doute et de grand effet, sont fausses ?

Patience. Écoutez-moi. Est-ce qu’un homme sait qu’il est mort ? Est-ce qu’il sait qu’il est ressuscité ? Je m’en rapporte à vous, marquis de la Vallée de Josaphat, chevalier d’honneur de la Résurrection, illustre Montami, vous qui avez calculé géométriquement la place qu’il faudra à tout le monde au grand jour du jugement, et qui à l’exemple de Notre Seigneur entre les deux larrons, aurez la bonté de placer dans ce moment critique à votre droite Grimm l’hérétique, et à votre gauche Diderot le mécréant, afin de nous faire passer en paradis, comme les grands seigneurs font passer la contrebande dans leurs carrosses aux barrières de Paris, illustre Montami, je m’en rapporte à vous. N’est-il pas vrai que de tous ceux qui assistent à une résurrection, le ressuscité est un des mieux autorisés à n’y pas croire ? Pourquoi donc cet étonnement, ces marques de sensibilité et tous ces signes caractéristiques de la connaissance de l’état qui a précédé et du bienfait rendu, que les peintres ne manquent jamais de donner à leur ressuscité ? La seule expression vraie qu’il puisse avoir est celle d’un homme qui sort d’un sommeil profond ou d’une longue défaillance. Si l’on répand sur son visage quelque vestige léger de plaisir, c’est de respirer la douceur de l’air, c’est de retrouver la lumière du jour. Mais suivez cette idée, et les détails vous en feront bientôt sentir toute la vérité. Ne voyez-vous pas combien cette action faible et vague du ressuscité portée vers le ciel et distraite des assistants, rendra la joie et l’étonnement de ceux-ci énergiques ? Il ne les voit pas, il ne les entend pas ; il a la bouche entrouverte, il respire, il rouvre ses yeux à la lumière, il la cherche : cependant les autres sont comme pétrifiés.

J’ai une Résurrection du Lazare toute nouvelle dans ma tête. Qu’on m’amène un grand maître, et nous verrons. N’est-il pas étonnant qu’entre tant de témoins du prodige, il ne s’en trouve pas un qui tourne des regards attentifs et réfléchis sur celui qui l’a opéré, et qui ait l’air de dire en lui-même : Que diable d’homme est-ce là ? Celui qui peut rendre la vie, peut aussi facilement donner la mort… Pas un qui se soit avisé de faire pleurer une des sœurs du ressuscité, de joie ; pas un des parents qui tombe en faiblesse ! Qu’on m’amène incessamment un grand maître, et s’il répond à ce que je sens, je vous offre une Résurrection plus vraie, plus miraculeuse, plus pathétique et plus forte qu’aucune de celles que vous ayez encore vues.

En revenant de Saint-Martin des Champs, n’oubliez pas de faire un tour à Saint-Gervais, et d’y voir les deux tableaux du Martyre de saint Gervais et de saint Protais ; et quand vous les aurez vus, élevez vos bras vers le ciel, et écriez-vous : Sublime Le Sueur ! divin Le Sueur ! Lisez Homere et Virgile, et ne regardez plus de tableaux. C’est que tout est dans ceux-ci[,] tout ce qu’on peut imaginer. Les observations de nature les plus minutieuses n’y sont pas négligées. S’il a placé deux chevaux l’un à côté de l’autre, ils se baisent du nez. Au milieu d’une scène atroce, deux animaux se caressent, comme s’ils se félicitaient d’être d’une autre espèce que la nôtre. Ce sont des riens ; mais quand un homme pense à ces riens, il n’oublie pas les grandes choses. C’est Madame Pernelle qui après avoir grondé toute sa famille, s’en retourne en grondant sa servante.