(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre VIII : Hybridité »
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(1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre VIII : Hybridité »

Chapitre VIII :
Hybridité

I. Distinction entre la stérilité des premiers croisements et celle des hybrides. — II. La stérilité varie en degré ; elle n’est pas universelle ; les croisements entre proches parents l’augmentent et la domestication la diminue. — III. Lois de la stérilité des hybrides. — IV. La stérilité n’est pas une propriété spéciale, mais une conséquence des différences organiques. — V. Cause de la stérilité des premiers croisements et des hybrides. — VI. Parallélisme entre les effets des changements dans les conditions de vie et ceux des croisements. — VII. La fertilité des variétés croisées et de leur postérité n’est pas universelle. — VII. Comparaison des hybrides et des métis indépendamment de leur fécondité. — IX. Résumé.

I. Distinction entre la stérilité des premiers croisements et celle des hybrides. — C’est une opinion généralement adoptée parmi les naturalistes que les croisements entre espèces distinctes sont frappés de stérilité en vertu d’une loi spéciale, afin d’empêcher le mélange et la confusion de toutes les formes vivantes. Au premier abord, cette opinion semble, en effet, très probable, car les espèces qui vivent dans une même contrée demeureraient bien difficilement distinctes, s’il leur était possible de croiser librement. Quelques écrivains récents n’ont pas accordé, je crois, à la stérilité très générale des hybrides toute la valeur qu’un tel fait mérite. Dans la théorie de sélection naturelle, ce fait acquiert encore une importance toute spéciale, en ce que la stérilité des hybrides ne peut en rien leur être avantageuse, et ne peut, par conséquent, avoir été acquise par la conservation continue des progrès successifs de cette stérilité. J’espère néanmoins réussir à démontrer que la stérilité n’est ni un don spécial, ni une propriété directement acquise par sélection, mais qu’elle est la conséquence d’autres différences peu connues successivement développées chez les espèces de même genre et de même origine121. Presque tous ceux qui ont traité cette question ont généralement confondu deux classes de faits, qui présentent des différences fondamentales : c’est d’une part la stérilité d’un premier croisement entre deux espèces bien distinctes, et d’autre part la stérilité des hybrides qui proviennent de ce premier croisement. Des espèces pures ont leurs organes reproducteurs en parfait état ; néanmoins, quand on les croise, elles ne produisent que peu ou point de postérité. Les hybrides, au contraire, ont leurs organes reproducteurs absolument impuissants, ainsi qu’on peut le constater surtout à l’égard de l’élément mâle, soit chez les plantes, soit chez les animaux, bien que ces organes eux-mêmes aient une structure parfaitement normale, autant au moins que le microscope peut aider à s’en assurer. Dans le premier cas, les deux éléments sexuels qui concourent à former l’embryon sont en parfait état ; dans le second ils sont ou complétement rudimentaires, ou plus ou moins atrophiés. Bien que cette distinction soit importante dans la recherche des causes de la stérilité également constatée dans l’un et l’autre cas, elle a été négligée probablement parce qu’on préjugeait en général que la stérilité des croisements entre espèces différentes était une loi absolue dont les causes étaient au-dessus de notre intelligence.

La fécondité des croisements entre variétés, c’est-à-dire entre des formes que l’on sait ou que l’on croit descendues de communs parents, de même que la fécondité de leurs métis, est d’aussi grande importance pour ma théorie que la stérilité des espèces ; car ces deux ordres de phénomènes si opposés semblent établir une ligne de démarcation large et bien définie entre les variétés et les espèces. Examinons d’abord la stérilité des croisements entre espèces différentes, ainsi que la stérilité de leur descendance hybride. Deux observateurs consciencieux, Kœlreuter et Gærtner, ont consacré leur vie presque entière à l’étude de cette importante question, et il est impossible de lire les divers mémoires ou traités qu’ils ont publiés à ce sujet, sans acquérir la conviction profonde que le plus généralement les croisements entre espèces sont jusqu’à un certain point frappés de stérilité. Kœlreuter considère cette loi comme universelle, mais il tranche quelquefois le nœud de la question ; car, en dix cas différents, où il a trouvé à l’expérience que les croisements entre deux formes, considérées par le plus grand nombre des auteurs comme des espèces distinctes, étaient parfaitement féconds, il a, en conséquence et sans hésitation, déclaré ces formes des variétés. Gærtner admet aussi l’universalité de la même loi ; de plus, il conteste les résultats des dix expériences de Kœlreuter et nie que ce dernier ait obtenu une fécondité parfaite. Mais, pour prouver cette diminution de fécondité, il en est réduit à compter soigneusement les graines provenant de ces croisements. En ce cas, il compare toujours le nombre maximum des graines produites par les deux espèces croisées et par leur postérité hybride, avec le nombre moyen produit par les deux espèces pures à l’état de nature. Mais il me semble qu’il y a ici une source de graves erreurs. Une plante, pour être artificiellement fécondée, doit auparavant être châtrée et, ce qui est de plus grande importance encore, tenue en soigneuse réclusion, afin d’empêcher que du pollen d’autres plantes ne lui soit apporté par des insectes. Presque tous les sujets sur lesquels Gærtner a fait ses expériences étaient en pots et probablement placés dans une chambre. Or, on ne peut mettre en doute qu’un pareil traitement ne nuise à la fécondité d’une plante. La preuve en est que sur une vingtaine d’espèces que Gærtner a fécondées artificiellement avec leur propre pollen, après les avoir préalablement châtrées, une moitié environ subirent une diminution de fécondité, exclusion faite de plantes, telles que les Légumineuses, qui opposent des difficultés toutes particulières à une semblable opération. D’autre part, comme Gærtner a122 trouvé absolument stérile tout croisement entre le Mouron rouge et le Mouron bleu (Anagallis arvensis et A. cœrulea) que les meilleurs botanistes rangent comme deux variétés ; comme enfin, il est arrivé aux mêmes résultats en plusieurs autres cas analogues, il me semble de même permis de douter que les croisements entre beaucoup d’autres espèces soient réellement aussi stériles que Gærtner paraît le croire.

II. La stérilité varie en degré ; elle n’est pas universelle ; les croisements entre proches parents l’augmentent, et la domestication la diminue. — Il est certain, d’une part, que la stérilité des croisements entre espèces diverses varie considérablement en degré et disparaît insensiblement ; d’autre part, que la fécondité des espèces pures est très aisément affectée par diverses circonstances ; de sorte que rien n’est plus difficile que de déterminer pour un but pratique où finit la fécondité parfaite et où commence la stérilité. On ne saurait trouver de meilleure preuve de ce fait que les résultats absolument contradictoires obtenus à l’égard des mêmes espèces, par deux observateurs aussi inexpérimentés que Kœlreuter et Gærtner. Il ne serait pas moins instructif de comparer les assertions de nos meilleurs botanistes, au sujet de certaines formes douteuses, que les uns rangent comme espèces et les autres comme variétés d’après les expériences faites sur leur faculté de croisement fécond, soit par différents observateurs, soit par un seul pendant plusieurs années ; mais je ne puis entrer dans de pareils détails. Cependant tous ces faits démontreraient que ni la stérilité ni la fécondité ne peuvent fournir le moyen de distinguer sûrement les espèces des variétés : les preuves qu’on en peut tirer s’effaçant graduellement et donnant lieu aux mêmes doutes que celles qui dérivent des autres différences de l’organisation. À l’égard de la fécondité des hybrides pendant plusieurs générations successives, bien que Gærtner ait pu les reproduire entre eux pendant six ou sept générations, et une fois même pendant dix générations, les préservant avec soin de tout croisement avec l’une ou l’autre des deux espèces pures, il affirme cependant que jamais leur fécondité ne tend à s’accroître, mais au contraire à diminuer. Je ne doute point qu’en effet la fécondité d’une variété hybride ne décroisse soudainement pendant les quelques premières générations. Néanmoins, je suis persuadé qu’en chacune de ces expériences la fécondité s’est toujours trouvée diminuée par une cause indépendante : c’est-à-dire par les croisements entre des sujets très proches parents. J’ai recueilli une masse considérable de faits prouvant que ces alliances entre proches diminuent la fécondité ; tandis qu’au contraire un croisement avec un autre individu ou avec une variété distincte l’augmente. Je ne saurais douter de l’exactitude de cette observation qui a presque la force d’un axiome parmi les éleveurs. Il est rare que des hybrides soient élevés en grand nombre par les expérimentateurs ; et, comme les deux espèces mères, ou d’autres hybrides alliés, croissent généralement dans le même jardin, il faut empêcher la visite des insectes au temps de la floraison. Il résulte de là que chaque fleur d’un hybride est généralement fécondée par son propre pollen ; ce qui nuit certainement à sa fécondité déjà diminuée par le fait de son origine hybride. Un fait observé à plusieurs reprises par Gærtner me fortifie encore dans cette conviction : c’est que, si les hybrides, même les moins féconds, sont artificiellement fécondés avec du pollen hybride de la même variété, leur fécondité, en dépit des mauvais effets si fréquents de l’opération, augmente parfois très visiblement et va toujours en augmentant. Or, je sais, d’après ma propre expérience, que dans le cas d’une fécondation artificielle, il arrive aussi souvent qu’on prenne par hasard du pollen provenant des anthères d’une autre fleur que de la fleur même qu’on veut féconder ; si bien qu’il en résulte un croisement entre deux fleurs, quoique probablement appartenant à la même plante. Au surplus, pendant le cours d’une série d’expériences compliquées, un observateur aussi soigneux que Gærtner ne peut avoir omis de châtrer ses hybrides ; de sorte qu’un croisement avec le pollen d’une autre fleur appartenant à la même plante ou à une plante distincte, mais toujours de race hybride, aurait eu sûrement lieu à chaque génération. L’étrange accroissement de fécondité qu’on remarque chez les générations successives des hybrides artificiellement fécondés pourrait donc s’expliquer par ce fait que les croisements entre proches seraient ainsi évités. Arrivons maintenant aux résultats obtenus par un troisième expérimentateur non moins habile que les précédents, l’honorable et révérend W. Herbert. Or, il prétend que les hybrides sont parfaitement féconds, aussi féconds, dit-il, que les pures souches mères ; et il soutient ses conclusions avec autant d’assurance que Kœlreuter et Gærtner, qui considèrent au contraire que la loi universelle de la nature est que tout croisement entre espèces distinctes soit frappé d’un certain degré de stérilité. La différence des faits constatés d’un côté et d’autre peut s’expliquer, je pense, d’abord par la grande habileté de W. Herbert en horticulture, ensuite parce qu’il pouvait disposer de serres chaudes. Parmi ses plus importantes observations, j’en citerai une seule : c’est que dans une gousse de Crinum capense, fécondé par le C. revolutum, chaque ovule produisit une plante, « ce que je n’ai jamais vu, ajoute-t-il, dans le cas d’une fécondation naturelle. » De sorte que nous avons ici une fécondité parfaite, ou même plus parfaite qu’à l’ordinaire dans un premier croisement entre deux espèces distinctes. Cet exemple m’amène à rappeler ce fait singulier que, dans certaines espèces de Lobélies ou de quelques autres genres, il se rencontre des sujets qui peuvent beaucoup plus aisément être fécondés par le pollen d’une espèce distincte que par leur propre pollen. Tous les individus de presque toutes les espèces d’Hippéastrum sont en ce cas. On a constaté que ces plantes donnaient des graines lorsqu’elles étaient fécondées avec du pollen d’une espèce distincte, quoique complétement stériles sous l’action de leur propre pollen, et bien que celui-ci fût en parfait état et capable de féconder d’autres espèces. De sorte que certains sujets, ou même tous les individus de certaines espèces, se prêtent mieux à un croisement qu’à la fécondation naturelle. Ainsi, un bulbe d’Hippeastrum aulicum produisit quatre fleurs, dont trois furent fécondées par W. Herbert avec leur propre pollen, et la quatrième fut postérieurement fécondée avec le pollen d’un hybride descendu de trois autres espèces distinctes. « Les ovaires des trois premières fleurs cessèrent bientôt de se développer, et après quelques jours ils périrent ; tandis que la gousse imprégnée du pollen de l’hybride crût avec vigueur, arriva rapidement à maturité et donna de bonnes graines qui germèrent parfaitement. » Dans une lettre que W. Herbert m’écrivait en 1839, il me disait avoir tenté l’expérience pendant cinq ans ; il l’a continuée encore pendant plusieurs années consécutives, toujours avec le même résultat. Ces faits sont, du reste, confirmés par d’autres observateurs, à l’égard de l’Hippéastrum avec ses sous-genres, et à l’égard d’autres genres encore, tels que les Lobélies, les Passiflores et les Molènes (Verbascum). Bien que les plantes soumises à ces expériences parussent en parfaite santé, et que les ovules et le pollen de chaque fleur fussent également sains et actifs sous l’action réciproque des ovules et du pollen d’espèces distinctes ; cependant, comme chacun de ces deux organes était impuissant à remplir ses fonctions dans le cas d’une fécondation naturelle de chaque fleur par elle-même, il faut donc en conclure que ces plantes n’étaient pas dans leur état normal. Néanmoins, ces faits montrent de quelles causes mystérieuses, et sans importance apparente, peut dépendre la plus ou moins grande fécondité des croisements entre espèces, en comparaison de la fécondité des mêmes espèces naturellement fécondées par elles-mêmes. Les expériences pratiques des horticulteurs, bien que faites sans la précision requise par la science, méritent cependant quelque attention. Il est notoire que presque toutes les espèces de Pelargonium, Fuchsia, Calceolaria, Pétunia, Rhododendron, etc., ont été croisées de mille manières, et cependant plusieurs de ces hybrides produisent régulièrement des graines. W. Herbert affirme qu’un hybride de Calceolaria integrifolia et C. plantaginea, deux espèces aussi dissemblables qu’il est possible par leurs habitudes générales, « s’est reproduit aussi régulièrement que si c’eût été une espèce naturelle des montagnes du Chili. » J’ai voulu m’assurer de la fécondité de quelques Rhododendrons hybrides provenant des croisements les plus compliqués, et j’ai acquis la certitude que beaucoup d’entre eux sont parfaitement féconds. Ainsi, M. C. Noble m’a assuré qu’il élevait pour la greffe un grand nombre de sujets d’un hybride entre les Rhod. Ponticum et Rhod. Catawbiense, et que cet hybride donnait des graines « aussi abondamment qu’il est possible de l’imaginer. » Les hybrides, convenablement traités, iraient en décroissant de fécondité à chaque génération que le fait serait notoire pour les jardiniers. Mais il est vrai que les horticulteurs élèvent des massifs considérables des mêmes hybrides qui, seulement dans ce cas, se trouvent recevoir un traitement convenable. Par l’intermédiaire des insectes, les différents individus de la même variété hybride peuvent alors croiser librement, de manière à prévenir l’influence nuisible des croisements entre proches. Chacun peut aisément se convaincre de l’efficacité de l’action des insectes en examinant les fleurs des Rhododendrons hybrides les plus stériles qui ne produisent aucun pollen, et dont les stigmates sont cependant toujours couverts de pollen provenant d’autres fleurs. On a tenté à cet égard beaucoup moins d’expériences sur les animaux que sur les plantes. Cependant si nous pouvons nous fier à la valeur de nos classifications systématiques, c’est-à-dire si les genres zoologiques sont aussi distincts les uns des autres que nos genres botaniques, nous pouvons inférer des faits constatés que, chez les animaux, des individus beaucoup plus éloignés les uns des autres dans l’échelle naturelle peuvent être plus aisément croisés que parmi les plantes ; mais les hybrides eux-mêmes sont, je crois, par contre, plus stériles. Il est douteux qu’on connaisse aucun exemple bien authentique d’un animal hybride parfaitement fécond. Mais il faut aussi mettre en compte que très peu d’animaux se reproduisant volontiers en réclusion, très peu d’expériences ont été convenablement tentées : ainsi le Serin a été croisé avec neuf autres Passereaux ; mais, comme aucune de ces neuf espèces ne se reproduit en réclusion, nous ne pouvons nous attendre à ce que le premier croisement entre elles et le Serin, ou entre leurs hybrides, soit parfaitement fécond. Quant à la fécondité des générations successives des animaux hybrides les plus féconds, je ne sais si une seule fois on a songé à élever en même temps deux familles d’hybrides provenant de deux croisements entre différents individus des deux souches pures, pour éviter pendant les quelques premières générations les fâcheux effets des croisements entre proches parents. Au contraire, les frères et les sœurs ont presque toujours été appariés ensemble à chaque génération successive, contrairement aux avis incessamment répétés des maîtres éleveurs. En pareil cas, il n’est donc en aucune façon surprenant que la stérilité inhérente à la nature des hybrides aille toujours croissant. Si l’on agissait de même à l’égard de quelque espèce pure que ce soit, ayant, pour une cause ou pour une autre, la moindre disposition à la stérilité, la race s’éteindrait inévitablement en quelques générations. Quoique je ne connaisse aucun cas bien authentique d’animaux hybrides parfaitement féconds, j’ai cependant des raisons de croire que les hybrides des Cervulus vaginalis et Reevesii, et du Phasianus colchicus avec le Ph. torquatus, sont parfaitement féconds123. Il est certain que ces deux dernières espèces, c’est-à-dire le Faisan commun et le Faisan à collier, se sont mélangées dans les bois de diverses parties de l’Angleterre. Il semble résulter d’expériences faites récemment sur une grande échelle, que des espèces aussi distinctes que le Lièvre et le Lapin, si l’on parvient à les faire se reproduire ensemble, donnent une postérité presque parfaitement féconde124. Les hybrides entre l’Oie commune et l’Oie de Chine (A. cygnoïdes), deux espèces si différentes qu’on les range généralement comme des genres. distincts, se sont souvent reproduits en nos contrées avec l’une des deux souches pures, et une seule fois inter se. Cette expérience est due à M. Eyton, qui avait élevé deux hybrides provenant des mêmes parents, mais de différentes pontes ; et de ses deux oiseaux, il réussit à élever non moins de huit hybrides d’une seule couvée, qui se trouvaient être ainsi les petits enfants de deux espèces pures. Dans l’Inde, ces Oies de races croisées doivent être beaucoup plus fécondes ; car je tiens de deux témoins irrécusables en pareille matière, c’est-à-dire de M. Blyth et du capitaine Hutton, que des troupeaux entiers de ces Oies hybrides existent en diverses provinces de ce pays ; et, comme on les garde pour leur produit, dans des endroits où ni l’une ni l’autre des espèces mères n’existent, il faut nécessairement qu’elles soient très fécondes. D’après une opinion dont Pallas a été le promoteur, et qui a été adoptée depuis par beaucoup de naturalistes, la plupart de nos animaux domestiques descendent de deux ou plusieurs espèces sauvages mélangées par voie de croisement. À ce point de vue, les espèces originales devraient avoir produit tout d’abord des hybrides parfaitement féconds, ou tout au moins ils devraient l’être devenus par suite de la domestication pendant les générations suivantes. Cette dernière supposition semblerait la plus probable, et j’incline fortement à la croire vraie, bien qu’elle ne s’appuie sur aucune preuve directe. Je crois, par exemple, que nos Chiens descendent de plusieurs souches sauvages ; et cependant, à l’exception peut-être de certains Chiens domestiques, indigènes de l’Amérique du Sud, tous sont parfaitement féconds ensemble ; et l’analogie m’oblige à douter beaucoup que les diverses espèces originelles aient tout d’abord croisé librement et produit des hybrides parfaitement féconds. De même nous savons que les croisements entre nos Bœufs européens et les Zébus de l’Inde sont parfaitement féconds. Cependant il résulte de diverses considérations et des faits qui m’ont été communiqués par. M. Blyth, qu’ils doivent être considérés comme des espèces distinctes. En tout cas, si l’on suppose à la plupart de nos animaux domestiques une semblable origine, il faut, ou cesser de croire à la stérilité presque universelle des croisements entre espèces animales distinctes, ou considérer la stérilité, non comme un caractère indélébile, mais comme un phénomène contingent que la domesticité peut faire disparaître. Finalement, si l’on considère dans leur ensemble tous les faits bien établis concernant les croisements des plantes ou des animaux, on en doit conclure que, soit les premiers croisements, soit les produits hybrides, sont très généralement frappés d’une certaine stérilité relative ; mais que cette stérilité ne peut, dans l’état actuel de la science, être considérée comme absolue et universelle.

III. Des lois qui gouvernent la stérilité des premiers croisements et des hybrides. — Nous entrerons maintenant dans quelques détails sur les circonstances et les lois qui gouvernent la stérilité des premiers croisements et des hybrides. Notre principal objet sera de rechercher si ces lois indiquent que ces croisements et leurs produits ont été spécialement frappés d’infécondité, pour empêcher le mélange et la confusion des formes spécifiques. Les règles et conclusions qui vont suivre sont presque toutes extraites de l’admirable ouvrage de Gærtner sur l’hybridation des plantes. Je me suis efforcé, autant qu’il m’a été possible, de déterminer jusqu’à quel point ces règles s’appliquent aux espèces animales ; et, considérant combien nous savons peu de choses à l’égard des animaux hybrides, j’ai été surpris de trouver que ces mêmes règles gouvernent généralement les deux règnes du monde organisé. On a déjà remarqué que le degré de fécondité, soit des premiers croisements, soit des hybrides, se gradue insensiblement d’une complète stérilité à une fécondité parfaite. On est étonné de voir de combien de manières différentes et curieuses cette loi de gradation peut se prouver ; mais je ne puis donner ici qu’une sèche et rapide esquisse des faits. Lorsque le pollen d’une plante est placé sur le stigmate d’une autre plante de famille distincte, son action est aussi nulle que pourrait l’être celle d’une égale quantité de poussière anorganique. Depuis ce zéro absolu de la fécondité, le pollen des différentes espèces du même genre déposé sur le stigmate de l’une de ces espèces produit un nombre de graines qui varie de manière à donner une série graduelle presque parfaite entre ce point de départ et une fécondité plus ou moins parfaite, et même, ainsi que nous l’avons vu en certains cas anormaux, une fécondité supérieure à celle que le pollen de la plante elle-même peut produire. De même, parmi les hybrides, il y en a qui n’ont jamais produit et probablement ne produiront jamais une seule graine féconde, même sous l’action du pollen de l’une des deux espèces pures. Mais quelquefois on voit en pareil cas se produire une première trace de fécondité : c’est-à-dire que la fleur de l’hybride, ainsi à demi fécondée par l’une des deux espèces mères, se flétrit un peu plus tôt qu’elle n’eût fait, si elle était demeurée absolument insensible à l’excitation générative ; car chacun sait que le signe certain de la fécondation de l’ovaire, c’est la rapidité avec laquelle la corolle se fane. Or, depuis ce degré extrême de la stérilité, nous avons des hybrides féconds entre eux produisant un nombre de graines de plus en plus considérable jusqu’à une fécondité parfaite. Les hybrides provenant de deux espèces très difficiles à croiser et dont les premiers croisements sont très rarement féconds, sont généralement très stériles. Pourtant ce parallélisme entre la difficulté d’opérer un premier croisement et la stérilité des hybrides qui en proviennent, deux classes de faits trop généralement confondues, n’est pas d’une stricte exactitude. On connaît beaucoup d’exemples d’espèces qui peuvent être croisées avec la plus grande facilité et qui produisent de nombreux hybrides ; et cependant ces hybrides sont absolument stériles. D’autre côté, il y a des espèces qu’on ne peut, au contraire, que très rarement réussir à croiser ensemble, mais dont les hybrides, une fois produits, sont très féconds. On voit même les deux cas opposés se présenter dans un seul et même genre : tel est, par exemple, le genre Dianthus (œillet). La fécondité, soit des premiers croisements, soit des hybrides, est plus aisément affectée par des conditions de vie défavorables que celle des espèces pures. Mais le degré de cette fécondité est également variable en vertu d’une prédisposition innée ; car elle n’est pas toujours égale chez tous les individus des mêmes espèces, croisés dans les mêmes conditions, et paraît dépendre beaucoup de la constitution particulière des sujets qui ont été choisis pour l’expérience. Il en est de même des hybrides dont la fécondité se trouve souvent très différente chez les divers individus provenant du même fruit et exposés aux mêmes conditions. Par le terme d’affinités systématiques, on entend les ressemblances de structure et de constitution que les espèces ont entre elles, et plus particulièrement dans des organes de haute importance physiologique qui, en général, diffèrent peu entre des espèces proche-alliées. Or la fécondité des premiers croisements entre espèces distinctes et celle des hybrides qui en proviennent semble être surtout gouvernée par ces mêmes affinités. Cela ressort évidemment du fait que jamais on n’a vu obtenir d’hybrides entre des espèces rangées par nos classifications en des familles distinctes ; tandis que des espèces très proche-alliées peuvent, en général, être croisées aisément. Mais ce n’est pas dire qu’il y ait entre les affinités systématiques et la fécondité des croisements une exacte corrélation. On pourrait citer une multitude d’exemples d’espèces très voisines qu’on n’a que très rarement ou même jamais pu faire se reproduire ensemble ; tandis que, d’autre part, des espèces très tranchées s’allient avec la plus grande facilité. On peut trouver dans la même famille un genre, tel que les Dianthus, dont beaucoup d’espèces croisent très aisément, et un autre genre, tel que les Silènes, dont les efforts les plus persévérants n’ont jamais pu obtenir un seul hybride, même entre les espèces les plus semblables. Dans les limites du même genre, on rencontre les mêmes différences. Ainsi, les diverses espèces de Nicotiana (tabac) ont peut-être donné lieu à de plus nombreux croisements que tout autre genre ; mais Gærtner a trouvé que la N. acuminata, qui cependant n’a rien qui la distingue particulièrement de ses congénères, était obstinément rebelle à ses expériences, et se refusait à féconder non moins de huit autres espèces de Nicotiana ou à se laisser féconder par elles. On pourrait encore citer un grand nombre de faits analogues. Nul jusqu’ici n’a encore pu découvrir quelle est la nature ou le degré des différences apparentes, ou du moins reconnaissables, qui empêchent deux espèces de pouvoir s’allier. On peut prouver que des plantes, très différentes par leurs habitudes ou par leur aspect général et présentant des différences tranchées en chacun de leurs organes floraux, même dans leur pollen, leur fruit et leurs cotylédons, peuvent être croisées ensemble. Des plantes annuelles et vivaces, des arbres à feuilles caduques ou persistantes, des plantes habitant des stations diverses et adaptées à différents climats peuvent quelquefois être facilement croisées. Par croisement réciproque entre deux espèces, il faut entendre, par exemple, le cas où, d’une part, un étalon est croisé avec une ânesse, et, d’autre part, un âne avec une jument. Ces deux espèces peuvent alors être dites réciproquement croisées. Or, il y a souvent les plus grandes inégalités possibles dans la facilité avec laquelle diverses espèces se prêtent aux croisements réciproques. Ces inégalités capricieuses sont de la plus haute importance ; car elles prouvent que la faculté que deux espèces possèdent de pouvoir s’allier peut être complétement indépendante de leurs affinités systématiques ou de toute différence reconnaissable dans leur organisation totale. D’autre côté, ces mêmes inégalités prouvent que la faculté de croisement est en connexion intime avec des différences de constitution inappréciables pour nous et qui, sans doute, affectent exclusivement le système reproducteur. Il y a déjà longtemps que ces différences dans les résultats des croisements réciproques avaient frappé Kœlreuter. Pour en donner un exemple, la Mirabilis jalapa (Belle-de-nuit jalap) peut aisément être fécondée par le pollen de la Mirabilis longiflora (Belle-de-nuit à grandes fleurs), et les hybrides ainsi obtenus sont médiocrement féconds ; mais Kœlreuter essaya vainement plus de deux cents fois, pendant le cours de huit années consécutives, de féconder réciproquement la Mirabilis longiflora avec le pollen de la Mirabilis jalapa sans jamais y réussir. On pourrait citer d’autres exemples non moins frappants. Thuret a observé les mêmes faits chez certaines plantes marines ou Fucus. De plus, Gærtner a reconnu que cette différence dans la facilité d’opérer des croisements réciproques est très commune à un moindre degré. Il l’a remarquée entre deux formes aussi étroitement alliées que les Matthiola annua et glabra, rangées par beaucoup de botanistes comme deux variétés. C’est encore un fait remarquable que les hybrides obtenus par un croisement réciproque, bien que provenant de deux mêmes espèces, chacune d’elles ayant alternativement fourni le père et la mère, diffèrent généralement un peu en fécondité et quelquefois même considérablement. Quelques autres lois ont encore été établies par Gærtner. Quelques espèces ont une facilité remarquable à se croiser avec d’autres ; certaines espèces d’un même genre ont le don particulier de léguer leur ressemblance à leur postérité hybride ; mais l’une de ces facultés n’amène ou ne suit pas nécessairement l’autre. Certains hybrides, au lieu de présenter des caractères intermédiaires entre leurs parents, comme c’est le cas le plus général, ressemblent toujours beaucoup plus à l’un d’eux ; et de tels hybrides, bien que si semblables extérieurement à l’une des souches pures dont ils proviennent, sont si souvent frappés d’une stérilité presque absolue, que les exceptions à cette règle sont des plus rares. De même, parmi les hybrides habituellement intermédiaires en structure entre leurs parents, il naît quelquefois des individus exceptionnels, très ressemblants à l’une des deux espèces pures ; et, comme dans le cas précédent, ils sont presque toujours absolument stériles, lors même que les autres sujets provenant des graines du même fruit sont très féconds. De tels faits montrent combien la fécondité des hybrides est complétement indépendante de leurs ressemblances extérieures avec l’un ou l’autre de leurs parents d’espèce pure.

IV. La stérilité n’est pas une propriété spéciale, mais une conséquence des différences organiques. — D’après les diverses lois que nous venons d’exposer comme gouvernant la fécondité des premiers croisements et des hybrides, nous voyons que, lorsque des formes, considérées comme autant d’espèces bien distinctes, sont croisées, leur fécondité croît depuis zéro jusqu’à une fécondité parfaite, et même, dans certaines circonstances, jusqu’à une fécondité exceptionnelle ; que leur fécondité est éminemment susceptible de s’accroître ou de diminuer sous des conditions favorables ou défavorables, et en outre qu’elle varie par suite de prédispositions innées ; que la fécondité des premiers croisements n’est en rien corrélative à celle des hybrides qui en proviennent ; que la fécondité de ces hybrides n’est point en connexion avec les ressemblances extérieures plus ou moins grandes qu’ils ont avec l’un ou l’autre de leurs parents ; et qu’enfin la facilité d’opérer un premier croisement entre deux espèces quelconques ne dépend pas toujours de leurs affinités systématiques ou de leurs ressemblances extérieures. Cette dernière loi est prouvée avec toute évidence par les résultats si différents des croisements réciproques entre deux espèces ; car, selon que l’une ou l’autre fournit le père ou la mère, il y a en général quelque différence, et parfois la plus grande différence possible, dans la facilité qu’on trouve à effectuer le croisement. De plus, les hybrides provenant de croisements réciproques, diffèrent souvent en fécondité. Ces lois si complexes et si singulières indiquent-elles que les croisements entre espèces ont été frappés de stérilité, afin d’empêcher que les formes organiques se confondent par leur mélange ? Mais pourquoi donc alors le degré de stérilité est-il si différent, selon que le croisement a lieu entre telle ou telle espèce ? N’est-il pas également important d’empêcher le mélange de celles-ci et de celles-là ? Pourquoi donc encore le degré de stérilité est-il variable, par prédisposition innée, chez les individus de la même espèce ? Pourquoi quelques espèces croisent-elles avec facilité, et cependant ne produisent que des hybrides stériles, quand d’autres espèces, très difficiles à croiser, produisent des hybrides très féconds ? Pourquoi une si grande différence dans les résultats des croisements réciproques entre les deux mêmes espèces ? Enfin, on peut demander pourquoi la production d’hybrides est possible ? Douer les espèces de la faculté toute spéciale de produire des hybrides et ensuite arrêter la propagation subséquente par différents degrés de stérilité, qui ne sont en aucune façon corrélatifs à la facilité avec laquelle s’accomplit une première alliance entre leurs parents, tout cela me paraît un bien étrange arrangement. D’autre part, les règles et les faits qui précèdent me semblent au contraire indiquer clairement que la stérilité des premiers croisements, ainsi que celles des hybrides, est simplement une conséquence qui dépend de différences inconnues, affectant principalement le système reproducteur des deux espèces croisées. Ces différences sont d’une nature si particulière et si bien déterminée que, dans les croisements réciproques entre deux espèces, il arrive souvent que l’élément mâle de l’une agisse aisément sur l’élément femelle de l’autre, sans que l’alliance contraire soit possible. J’expliquerai mieux, à l’aide d’un exemple, ce que j’entends, quand je dis que la stérilité n’est qu’une conséquence des différences des deux organisations génératrices et non une propriété spéciale dont les espèces seraient douées. La faculté que possèdent certaines plantes de pouvoir être greffées ou écussonnées sur d’autres est si évidemment indifférente à leur prospérité à l’état de nature, que personne ne supposera, je présume, qu’elle leur ait été donnée comme une propriété spéciale ; mais chacun admettra au contraire qu’elle doit dépendre incidemment de quelques rapports inconnus dans les lois de croissance de ces plantes. Quelquefois il nous est même possible de discerner pourquoi tel arbre ne peut se greffer sur tel autre, soit qu’il y ait quelque différence dans la vitesse de leur développement, dans la dureté de leur bois, dans la nature de leur sève, dans l’époque où elle afflue, etc., mais en une multitude de cas, au contraire, il nous est impossible d’assigner une raison quelconque à la répulsion des deux essences l’une pour l’autre. Pourtant, que la taille des deux plantes soit très différente, que l’une soit ligneuse et l’autre herbacée, à feuilles persistantes ou caduques, qu’elles soient adaptées à des climats très divers : quelquefois rien de tout cela n’empêche une greffe de réussir. Mais les affinités systématiques ont ici, comme à l’égard des croisements, une tout autre importance ; car nul n’a jamais pu greffer l’un sur l’autre deux arbres appartenant à des familles distinctes ; tandis que des espèces proche-alliées, et les variétés de la même espèce, se prêtent ordinairement, mais non pas invariablement à la greffe. Cependant, de même encore que pour l’hybridation, le succès des greffes n’est pas absolument dépendant des affinités systématiques. Quoique beaucoup de genres distincts dans la même famille aient été greffés l’un sur l’autre, en d’autres cas des espèces du même genre se refusent à une semblable opération. La Poire peut être beaucoup plus aisément greffée sur le Coing, généralement considéré comme un genre distinct, que sur la Pomme, qu’on regarde comme une espèce du même genre. Même les diverses variétés de la Poire ne prennent pas avec une égale facilité sur le Coing. Il en est de même des différentes variétés de l’Abricotier et du Pêcher sur le Prunier. De même que Gærtner a trouvé des différences individuelles innées dans les mêmes espèces sous le rapport de la faculté de croisement, de même aussi Sageret pense que les différents individus des deux mêmes espèces ne se prêtent pas également bien à la greffe ; et comme à l’égard des croisements réciproques la facilité d’effectuer l’alliance est bien loin d’être égale chez les deux couples d’éléments sexuels, aussi deux espèces réciproquement greffées l’une sur l’autre ne réussissent pas également bien. C’est ainsi que la Groseille à maquereau ne peut se greffer sur la Groseille à grappe, tandis que celle-ci prend, bien qu’avec difficulté, sur celle-là. Nous avons vu que la stérilité des hybrides, dont les organes reproducteurs sont imparfaits et impuissants, est tout autre chose que la difficulté d’unir deux espèces pures dont les organes reproducteurs sont en parfait état ; mais que, cependant, il y a un certain parallélisme entre ces deux phénomènes distincts. Quelque chose d’analogue s’observe à l’égard de la greffe : car Thouin a constaté que trois espèces de Robinia (Acacia) qui donnaient des graines en abondance sur leur propre tige pouvaient se greffer assez facilement surfine autre espèce, mais qu’alors elles devenaient stériles. D’autre côté, certains Sorbiers (Sorbus), greffés sur d’autres espèces, donnaient deux fois autant de fruit que sur leur propre tige. Pareil fait nous fait ressouvenir de l’aptitude extraordinaire des Hippéastrums, des Lobélies, etc., à donner plus de graines, quand on les féconde avec le pollen d’une espèce distincte, que sous l’action de leur propre pollen. Quoiqu’il y ait une différence évidente et fondamentale entre la simple adhérence d’une tige greffée, et l’union des éléments mâle et femelle dans l’acte de la reproduction, cependant nous venons de voir qu’il existe un certain parallélisme dans les effets de la greffe et de l’hybridation entre espèces distinctes. Et comme les lois curieuses et complexes qui décident du succès avec lequel des arbres peuvent être greffés l’un sur l’autre ne peuvent être considérées que comme dérivant de différences inconnues dans leur organisation végétative ; de même, je crois que les lois, plus complexes encore, qui gouvernent la faculté de croisement, dépendent de différences aussi inconnues dans leurs organes reproducteurs. Ces différences, en l’un comme en l’autre cas, semblent jusqu’à un certain point en corrélation, comme du reste on pouvait s’y attendre, avec les affinités systématiques au moyen desquelles on a pris à tâche d’exprimer, autant que possible, toutes les ressemblances ou dissemblances qui peuvent servir à grouper les êtres organisés. Mais en aucune façon les faits ne semblent indiquer que la difficulté plus ou moins grande qu’on trouve à greffer l’une sur l’autre ou à croiser ensemble des espèces différentes, soit une propriété ou un don spécial ; bien qu’à l’état de nature la faculté de croisement ait autant d’importance, par rapport à la permanence et à la stabilité des formes spécifiques, que l’aptitude à être greffées les unes sur les autres est indifférente à leur prospérité générale125.

V. Causes de la stérilité des premiers croisements et des hybrides. — Nous étudierons maintenant, d’un peu plus près, les causes probables de la stérilité des premiers croisements et des hybrides qui en proviennent. Ces deux cas présentent des différences fondamentales ; car, ainsi que nous venons de le voir, dans l’alliance de deux espèces pures les deux éléments sexuels sont en parfait état, tandis que chez les hybrides ils sont plus ou moins atrophiés ou impuissants. Même à l’égard des premiers croisements, la difficulté plus ou moins grande d’effectuer l’alliance paraît dépendre de plusieurs causes distinctes. Il y a parfois impossibilité physique à ce que l’élément mâle atteigne l’ovule : tel serait le cas où une plante aurait un pistil trop long pour que les tubes polliniques puissent atteindre l’ovaire. On a observé aussi que lorsque le pollen d’une espèce est placé sur le stigmate d’une espèce très éloignée par ses affinités, bien que les tubes polliniques soient projetés sur la surface stigmatique, cependant ils ne la pénètrent pas. L’élément mâle peut encore atteindre l’élément femelle, mais il est impuissant à produire le développement de l’embryon : tel semble avoir été le cas dans quelques-unes des expériences de Thuret sur les Fucus. On ne saurait rendre compte de pareils faits, pas plus qu’on ne saurait dire pourquoi certains arbres ne peuvent être greffés sur d’autres. Enfin un embryon peut se former, et cependant périr à l’une de ses premières phases de développement. On n’a pas assez fait attention jusqu’ici à cette dernière possibilité ; et cependant, je crois, d’après des renseignements reçus de M. Hewitt, qui a fait une longue expérience des croisements entre Gallinacés, que la mort précoce de l’embryon est fréquemment la cause de la stérilité apparente des premiers croisements hybrides. J’étais d’abord peu disposé à admettre cette idée, par la raison qu’en général les hybrides, une fois nés, se portent bien et vivent longtemps, comme nous le voyons pour la mule. Mais les circonstances où se trouvent les hybrides avant et après leur naissance sont bien différentes : une fois nés, s’ils demeurent dans la contrée où vivent leurs parents, ils sont généralement placés sous des conditions de vie convenables. Mais un hybride ne participe qu’à moitié de la nature et de la constitution de sa mère ; par conséquent, avant de naître, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il est nourri dans la matrice, dans la graine, ou qu’il demeure dans l’œuf produit par sa mère, il peut être placé sous des conditions de vie nuisibles, et conséquemment exposé à périr à l’état d’embryon, et d’autant que plus un être vivant est jeune, plus en général il paraît sensible à l’influence des conditions de vie défavorables ou contre nature. À l’égard de la stérilité des hybrides chez lesquels les organes sexuels sont plus ou moins atrophiés, le cas est tout différent. J’ai plus d’une fois fait allusion à un ensemble considérable de faits que j’ai recueillis, et qui montrent que lorsque les plantes et les animaux sont placés hors de leurs conditions naturelles, leur système reproducteur en est très fréquemment et très gravement affecté. En fait, c’est là l’obstacle principal à la domestication des animaux. Entre la stérilité qui résulte d’un tel changement dans les conditions de vie et celle des hybrides, il y a de nombreuses analogies. Dans l’un et l’autre cas, la stérilité est indépendante de la santé générale, et parfois même elle est accompagnée d’un accroissement extraordinaire de la taille ou d’une grande luxuriance de végétation. Dans l’un et l’autre cas, la stérilité est plus ou moins complète, et l’élément mâle est le plus sujet à être affecté ; quelquefois cependant, c’est l’élément femelle. Dans l’un et l’autre cas, la tendance à la stérilité semble jusqu’à certain point en connexion avec les affinités systématiques ; car des groupes entiers d’animaux ou de plantes deviennent impuissants à se reproduire sous les mêmes conditions de vie contre nature, comme des groupes entiers d’espèces ont une disposition innée à produire des hybrides stériles. D’autre côté, une seule espèce dans tout un groupe supportera de grands changements dans ses conditions de vie, sans que sa fécondité diminue ; et de même, certaine espèce d’un genre peut quelquefois produire des hybrides d’une fécondité extraordinaire. Nul ne peut dire avant l’expérience si tel animal se reproduira en réclusion, ou si telle plante exotique donnera des graines à l’état de culture ; également nul ne peut dire, avant preuve, si deux espèces d’un genre produiront des hybrides et si ces hybrides seront plus ou moins féconds. Enfin, lorsque des êtres organisés sont placés pendant plusieurs générations sous des conditions de vie nouvelles, ils sont extrêmement sujets à varier ; ce qui provient, je pense, de ce que leur système reproducteur a été spécialement affecté, bien qu’à un moindre degré que lorsque la stérilité en résulte. Il en est de même des hybrides qui sont aussi éminemment variables pendant le cours des générations qui suivent un premier croisement, ainsi qu’a pu l’observer tout expérimentateur. Nous voyons donc que, lorsque des êtres organisés sont placés sous des conditions de vie nouvelles et contre nature, ou lorsque des hybrides sont produits par le croisement aussi contre nature de deux espèces distinctes, le système reproducteur des uns et des autres, indépendamment de l’état général de leur santé, est frappé de stérilité d’une manière parfaitement semblable. Dans l’un des cas, les conditions de vie ont été troublées, bien que parfois le changement soit à peine appréciable pour nous ; dans l’autre, c’est-à-dire à l’égard des hybrides, les conditions extérieures sont demeurées les mêmes, mais l’organisation a été troublée par le mélange de deux organisations différentes de structure et de constitution : car il est impossible que deux organisations se résument en une seule, sans qu’il en résulte quelque désaccord dans le développement, l’action périodique ou les relations mutuelles des divers organes, les uns par rapport aux autres ou par rapport aux conditions de vie locales. Lorsque des hybrides peuvent se reproduire inter se, ils transmettent à leur postérité, de génération en génération, la même organisation mixte ; il n’est donc point surprenant que leur stérilité, bien que variable à certain degré, diminue rarement. Cependant il faut bien avouer que plusieurs faits concernant la stérilité des hybrides ne peuvent encore s’expliquer, sinon peut-être par de vagues hypothèses : telle est par exemple l’inégale fécondité des hybrides provenant de croisements réciproques, ou la plus grande stérilité des hybrides qui, par exception, ressemblent plus parfaitement à un de leurs parents. Je ne prétends pas non plus que les quelques remarques que j’ai rassemblées ici aillent jusqu’au fond de la question : rien ne peut nous expliquer pourquoi un organisme placé sous des conditions de vie contre nature devient stérile. Tout ce que je me suis efforcé de prouver, c’est que la stérilité résulte également de deux causes à quelques égards analogues : dans l’un des cas, ce sont les conditions de vie qui ont été troublées ; dans l’autre, c’est l’organisme même qui a été altéré par le mélange de deux organisations en une seule.

VI. Parallélisme entre les effets des changements dans les conditions de vie et les effets des croisements. — Peut-être est-ce un jeu d’imagination, mais je soupçonne qu’un semblable parallélisme s’étend à une autre série de faits très différents et cependant alliés. C’est une croyance bien vieille et bien universelle, fondée, à ce que je crois, sur un ensemble considérable de preuves, que de légers changements dans les conditions de vie sont avantageux à tous les êtres vivants. Nous voyons ce principe appliqué par les fermiers et les jardiniers, dans leurs fréquents échanges de graines, de bulbes, etc., d’un sol ou d’un climat à un autre et de celui-ci au premier. Pendant la convalescence des animaux, l’heureux effet produit par le moindre changement dans les habitudes est de toute évidence. De même, soit à l’égard des plantes, soit à l’égard des animaux, il y a de nombreuses preuves qu’un croisement entre individus très distincts de la même espèce, c’est-à-dire entre des membres de différentes souches ou sous-races, donne une grande vigueur et une grande fécondité à la postérité qui en provient. On a vu qu’il résulte des faits mentionnés dans le quatrième chapitre que quelques croisements de temps à autre sont probablement indispensables, même parmi les hermaphrodites, et qu’une fécondation réciproque entre proches, continuée pendant plusieurs générations, surtout lorsque leurs représentants successifs demeurent constamment placés sous les mêmes conditions de vie, amène toujours dans la race une certaine débilité de constitution et une diminution de fécondité. Il semble donc que, d’un côté, de légers changements dans les conditions de vie soient avantageux aux êtres organisés, et que, d’autre part, quelques croisements entre les mâles et les femelles de la même espèce, qui ont varié et sont devenus légèrement différents les uns des autres, donnent à la fois vigueur et fécondité à la race. Mais nous avons vu, au contraire, que des changements plus importants, ou des changements d’une nature particulière, rendent souvent les êtres organisés plus ou moins stériles : de même que des croisements plus accusés, c’est-à-dire opérés entre des mâles et des femelles qui sont devenus très différents, ou même spécifiquement différents, ne produisent que des hybrides plus ou moins frappés de stérilité. Or, je ne puis me persuader que ce parallélisme soit ou l’effet du hasard, ou une illusion de mon esprit. Les deux séries de faits doivent se rattacher l’une à l’autre par quelque lien inconnu essentiellement corrélatif avec le principe même de la vie.

VII. La fécondité des variétés croisées et de leurs postérités métisses n’est pas universelle. — On pourrait penser qu’il doit nécessairement exister quelque distinction essentielle entre les espèces et les variétés, et qu’il ne peut manquer de s’être glissé quelque erreur dans les observations qui précèdent, puisque les variétés, quelque différentes qu’elles soient les unes des autres dans leur apparence extérieure, croisent avec la plus grande facilité et donnent une postérité parfaitement féconde. Avec les quelques réserves que je vais faire, j’admets pleinement que telle est en effet la règle très générale. Mais la question est hérissée de difficultés, car en ce qui concerne les variétés produites à l’état sauvage, dès que deux formes, jusque-là réputées pour de simples variétés, se trouvent le moins du monde stériles dans leur croisement, elles sont aussitôt élevées au rang d’espèces par la plupart des naturalistes. Ainsi, le Mouron bleu et le Mouron rouge sont, par beaucoup de nos meilleurs botanistes, considérés, comme des variétés ; mais parce que Gærtner ne les a pas trouvées parfaitement fécondes dans leur croisement, il les range comme des espèces distinctes. Si nous argumentons ainsi en tournant touj ours dans un cercle vicieux, il est certain que la fécondité des variétés produites à l’état sauvage devra être accordée. Si nous étudions le problème sur des variétés formées à l’état domestique ou du moins qu’on suppose telles, nous sommes perdus dans les mêmes doutes ; lorsqu’il est constaté, par exemple, que le chien Spitz d’Allemagne s’allie plus aisément que d’autres races avec le Renard, ou que certain Chien domestique, indigène de l’Amérique du Sud, ne croise que difficilement avec des Chiens européens, la première explication que chacun donnera de ces faits, et probablement la vraie, c’est que chacune de ces races descend d’une espèce originairement distincte. Néanmoins, la fécondité parfaite de tant de variétés domestiques, si profondément différentes les unes des autres en apparence, telles, par exemple, que les diverses races de Pigeons, ou les variétés du Chou, est un fait réellement remarquable. Il semble encore plus frappant, lorsqu’on songe qu’il y a un nombre considérable d’espèces dont les croisements sont complétement stériles, bien qu’elles aient les unes avec les autres les plus étroites ressemblances. Pourtant, quelques considérations suffisent à expliquer, du moins en partie, la fécondité si extraordinaire de nos variétés domestiques croisées. D’abord rappelons-nous toujours quelle est notre ignorance à l’égard des causes précises de la stérilité en général, qu’elle provienne, du reste, d’un croisement entre espèces ou d’un changement dans les conditions de vie des individus. Sur cette dernière question, je n’ai pu énumérer tous les faits remarquables que j’ai recueillis ; et, quant à la stérilité des croisements, qu’on songe à la différence des résultats obtenus lorsqu’ils sont réciproques, qu’on songe surtout à ce fait étrange qu’une plante puisse être plus aisément fécondée par un pollen étranger que par son propre pollen126. Quand on réfléchit à de pareilles anomalies, il faut bien confesser notre ignorance et reconnaître combien il est peu probable que nous puissions jamais arriver à comprendre pourquoi les croisements entre certaines formes organiques sont féconds, tandis que d’autres sont stériles. Secondement, on peut démontrer avec toute évidence que les dissemblances purement extérieures entre deux espèces ne suffisent pas à décider de la plus ou moins grande stérilité de leurs croisements ; et l’on peut appliquer la même règle à nos variétés domestiques. Troisièmement, quelques naturalistes éminents pensent qu’une longue domesticité tend à faire disparaître toute trace de stérilité chez les générations successives des hybrides qui d’abord n’avaient été qu’imparfaitement féconds ; or, s’il en est ainsi, nous ne pouvons nous attendre à voir la stérilité apparaître et disparaître sous des conditions de vie à peu près les mêmes. Enfin, et ceci me semble la plus importante de toutes les considérations, les nouvelles races d’animaux domestiques et de plantes cultivées sont produites par la sélection méthodique ou inconsciente de l’homme, pour son utilité ou son agrément ; mais de légères différences dans le système reproducteur ou d’autres différences en corrélation avec ce système, ne sont jamais et même ne peuvent être l’objet de son action sélective. Les espèces domestiques sont moins étroitement adaptées au climat et aux autres conditions physiques de la contrée qu’elles habitent que les espèces sauvages, car elles peuvent en général se transporter impunément en d’autres contrées très différentes sous le rapport du climat, du sol, etc. L’homme nourrit ses diverses variétés avec les mêmes aliments ; il les traite toutes de la même manière, et ne vise point à changer en rien leurs habitudes générales. La nature, au contraire, agit avec uniformité et lenteur pendant de longues périodes, sur l’organisation tout entière, et de toutes les façons possibles pour le propre avantage de chaque être ; elle peut ainsi, directement, ou, ce qui est plus probable, indirectement, en vertu des lois de corrélation de croissance, modifier le système reproducteur de quelques-uns des descendants d’une espèce. Si l’on songe à ces différences entre les procédés sélectifs de l’homme et ceux de la nature, on ne peut s’étonner le moins du monde de la différence des résultats. J’ai considéré jusqu’ici les croisements entre variétés de même espèce comme constamment féconds ; pourtant il est impossible de nier qu’il ne se manifeste une certaine tendance à la stérilité dans quelques cas que je vais essayer de résumer brièvement. On admet la stérilité d’une multitude de croisements entre espèces sur des preuves qui ne sont certainement pas plus fortes ; et de plus, ces preuves de la stérilité des variétés croisées sont empruntées à des témoins hostiles, qui en tous les autres cas considèrent la fécondité ou la stérilité d’un croisement entre deux formes quelconques, comme le critère absolu des différences de valeur spécifique. Gærtner a gardé pendant plusieurs années l’une près de l’autre, dans son jardin, une variété naine de Maïs à graines jaunes, et une variété de grande taille à graines rouges ; et quoique ces plantes aient des sexes séparés, elles ne croisèrent jamais naturellement. Alors il féconda artificiellement treize fleurs de l’une avec le pollen de l’autre, mais un seul épi donna des graines et n’en donna que cinq. L’opération ne peut guère avoir été nuisible chez une espèce dioïque. Cependant, je ne pense pas que nul ait jamais soupçonné que ces deux variétés de Maïs fussent deux espèces distinctes ; et les plantes hybrides provenant des cinq graines obtenues s’étant trouvées parfaitement fécondes, Gærtner n’osa s’aventurer jusqu’à avancer que ces deux variétés fussent spécifiquement distinctes. Girou de Buzareingues a croisé trois variétés de Courges, qui, de même que le Maïs, ont des sexes séparés, et il assure que leur fécondation réciproque est d’autant plus difficile que leurs différences sont plus grandes. Jusqu’à quel point peut-on se fier à ces expériences ? Je ne sais trop ; mais ces mêmes formes sur lesquelles elles ont été tentées, sont aussi considérées comme des variétés par Sagerct, dont la classification repose généralement sur la fécondité ou la stérilité des croisements. Le fait suivant est encore beaucoup plus extraordinaire ; mais il ne saurait être douteux, car il est le résultat d’un nombre considérable d’expériences continuées pendant de longues années sur neuf espèces de Molènes (Verbascum), par Gærtner. Ce naturaliste, en ce cas témoin aussi hostile que soigneux observateur, a constaté que les variétés jaunes et blanches de la même espèce, étant croisées ensemble, produisent moins de graines que ces mêmes variétés, fécondées avec le pollen des variétés de même couleur. Il affirme de plus que lorsque des variétés jaunes et blanches d’une même espèce sont croisées avec les variétés jaunes et blanches d’espèces distinctes, les croisements entre fleurs de même couleur produisent plus de graines qu’entre des fleurs de couleur différente. Cependant ces variétés de Verbascum ne présentent d’autres différences que la couleur de leurs fleurs, et quelquefois une variété s’obtient de la graine d’une autre. Si j’en crois les expériences que j’ai faites sur certaines variétés de Mauves, elles présenteraient des faits analogues. Kœlreuter, dont l’exactitnde a été confirmée par tous les observateurs plus récents, a prouvé qu’une variété du Tabac commun est plus féconde que les autres en cas de croisement avec une espèce très distincte. Il expérimenta sur cinq formes, communément réputées pour des variétés, et vérifia leur étroite parenté en les soumettant à l’épreuve du croisement réciproque. Leur postérité métisse se trouva toujours parfaitement féconde. Cependant ces cinq variétés étant réciproquement croisées avec la Nicotiana glutinosa, une seule d’entre elles, qu’elle ait fourni soit l’élément mâle, soit l’élément femelle, donna toujours des hybrides moins stériles que ceux qui proviennent du croisement des quatre autres variétés avec cette même N. glutinosa. Il faut en conclure que le système reproducteur d’une seule de ces variétés avait été exceptionnellement modifié de quelque manière ou en quelque degré. Rien n’est donc plus difficile que d’établir la preuve de l’infécondité des variétés à l’état de nature ; parce que toutes les variétés supposées qui se trouveraient le moins du monde stériles en cas de croisement seraient aussitôt considérées comme des espèces distinctes. D’autre part, il est évident que dans la formation artificielle des variétés domestiques les plus tranchées, la sélection de l’homme ne peut agir que sur les caractères extérieurs, mais n’a jamais et ne peut avoir pour objet de produire des différences cachées dans les fonctions du système reproducteur. Il me semble donc impossible de prouver que la fécondité très générale des croisements entre variétés soit une loi universelle établissant une distinction fondamentale entre les espèces et les variétés. Dans l’ignorance complète où nous sommes des causes qui déterminent la fécondité ou la stérilité des êtres vivants, la fécondité très générale des variétés ne me paraît pas nécessairement contraire à ma manière de voir concernant la stérilité générale, mais non pas invariable, des premiers croisements et des hybrides qui en proviennent, c’est-à-dire que cette stérilité n’est pas une propriété distinctive des espèces, mais une simple conséquence des modifications lentes et cachées qui ont affecté peu à peu le système reproducteur des formes croisées.

VIII. Comparaison des hybrides et des métis, indépendamment de leur fécondité. — La question de fécondité mise à part, la postérité des espèces ou des variétés croisées peut donner lieu à d’autres points de comparaison. Gærtner, dont le plus grand désir eût été de trouver une ligne de démarcation bien tranchée entre les espèces et les variétés, n’a pu constater qu’un très petit nombre de signes caractéristiques, et qui, selon moi, n’ont aucune importance, entre la postérité dite hybride des espèces et la postérité dite métisse des variétés. D’autre côté, au contraire, ces deux classes d’êtres se ressemblent étroitement à beaucoup d’égards et sous les points de vue les plus importants. Je ne ferai cependant encore qu’effleurer cette question pour la résumer. Le principal signe de distinction qu’on puisse indiquer, c’est que les métis sont plus variables que les hybrides, mais Gærtner admet que les hybrides entre espèces depuis longtemps cultivées sont souvent très variables pendant les premières générations ; et j’en ai vu moi-même de frappants exemples. Gærtner admet de plus que les hybrides entre espèces proche-alliées sont plus variables que ceux qui proviennent d’espèces très tranchées ; ce qui montre avec toute évidence que la différence dans le degré de variabilité des uns et des autres tend à diminuer et à disparaître graduellement. Quand les métis et les hybrides les plus féconds se reproduisent pendant plusieurs générations, on constate dans leur postérité une variabilité excessive ; mais on pourrait citer quelques exemples, soit d’hybrides, soit de métis, qui ont gardé pendant longtemps l’uniformité de caractères. Cependant il se peut que, pendant les générations successives, les métis soient en somme plus variables que les hybrides. Mais ce degré supérieur de variabilité chez les métis n’a rien de très surprenant, car les parents des métis sont des variétés, et pour la plupart des variétés domestiques, très peu d’expériences ayant pu être tentées sur des variétés naturelles ; or, ceci implique, dans la plupart des cas, qu’il y a eu dans les deux lignes d’ancêtres des variations récentes ; il faut donc tout naturellement s’attendre à ce que cette variabilité continue de se manifester, et à ce qu’elle s’augmente encore de ce que le croisement a pu y ajouter. La faible variabilité des hybrides nés d’un premier croisement, ou à la première génération, en opposition avec leur extrême variabilité pendant les générations suivantes, est un fait extrêmement curieux qui mérite d’arrêter notre attention. Rien ne confirme mieux ce que j’ai déjà dit sur les causes ordinaires de la variabilité, qui provient, selon moi, des altérations dont le système reproducteur est éminemment passible sous l’influence des moindres changements dans les conditions de vie, au point de devenir ou complétement impuissant, ou du moins incapable de remplir ses fonctions d’une manière normale et de produire une postérité identique à la forme mère. Or, les hybrides de la première génération descendent d’espèces qui, à l’exception des espèces depuis longtemps domestiquées, n’ont souffert aucune altération de leurs organes reproducteurs, et sont, par conséquent, peu variables ; tandis que les hybrides eux-mêmes, qui en proviennent, ont leurs organes reproducteurs gravement affectés, de sorte que leur postérité doit être extrêmement sujette à varier. Pour revenir à notre comparaison commencée entre les hybrides et les métis, Gærtner prétend que ces derniers sont plus que les autres sujets à revenir à l’une des deux formes mères. Mais, si le fait est vrai, je puis affirmer que ce n’est qu’une différence de degré qui n’a rien d’absolu. Gærtner insiste surtout sur le fait que lorsque deux espèces quelconques, bien que très proches alliées, sont croisées avec une troisième espèce, les hybrides diffèrent considérablement les uns des autres, tandis que, si deux variétés très distinctes d’une espèce sont croisées avec une autre espèce, les hybrides sont peu différents. Mais, autant que je puis le savoir, cette règle est établie sur une seule expérience, et semble en opposition directe avec les résultats de quelques-unes des expériences de Kœlreuter. Telles sont les seules différences que Gærtner ait pu découvrir entre les plantes hybrides et métisses. D’autre côté, les ressemblances des unes et des autres à leurs parents respectifs, et plus particulièrement chez les hybrides provenant d’espèces proche-alliées, suivent, selon lui, des lois identiques. Quand deux espèces sont croisées, l’une d’elles est quelquefois douée d’une puissance prédominante pour léguer sa ressemblance à l’hybride ; et il en est de même, je pense, des différentes variétés végétales. Chez les animaux, il est non moins certain qu’une variété a souvent la même prépondérance sur une autre variété. Les plantes hybrides provenant d’un croisement réciproque se ressemblent généralement beaucoup ; et il en est de même des sujets métis réciproquement croisés. Enfin, soit les hybrides, soit les métis, peuvent être ramenés à l’une des deux formes mères par des croisements répétés pendant plusieurs générations successives. Ces diverses règles paraissent être également applicables aux animaux. Mais la question est excessivement compliquée, en partie à cause de la présence des caractères sexuels secondaires, et, plus encore, parce que l’un des sexes a presque toujours une prédisposition beaucoup plus forte que l’autre à léguer sa ressemblance au produit commun, que le croisement s’opère entre espèces ou qu’il ait lieu entre variétés, Ainsi c’est, je crois, avec tout droit que quelques auteurs soutiennent que l’Âne a la prépondérance sur le Cheval ; de sorte que, soit le Mulet, soit le Bardot, ressemblent plus au premier qu’au second. Cette prépondérance serait même encore plus forte chez l’Âne que chez l’Ânesse, le Mulet qui provient de l’Âne et de la Jument ressemblant plus à l’Âne que le Bardot issu d’une Ânesse et d’un Étalon. Quelques auteurs ont ajouté beaucoup d’importance au fait, supposé vrai, que les animaux métis seulement naissaient très semblables à l’un ou l’autre de leurs parents ; mais on peut démontrer qu’il en est quelquefois de même des hybrides, quoique pourtant moins fréquemment, je l’avoue. D’après les exemples que j’ai pu rassembler d’animaux croisés très ressemblants à un seul de leurs parents, j’ai toujours vu que ces ressemblances se manifestaient, surtout à l’extérieur, dans des caractères particuliers très visibles, ou d’une nature presque monstrueuse, et qui, en général, apparaissent soudainement dans les races, tels que l’albinisme, le mélanisme, l’absence de queue ou de cornes, et la présence de doigts ou d’orteils surnuméraires ; mais elles ne concernent guère, au contraire, les particularités les plus importantes de l’organisation qui ont dû être lentement acquises par sélection. Conséquemment, des réversions soudaines au type parfait de l’un ou de l’autre parent doivent être plus fréquentes chez les métis descendus de variétés qui se sont souvent produites, soudain et parfois à demi monstrueuses dans leurs caractères, que chez les hybrides descendus d’espèces déjà anciennes, et formées lentement et naturellement. En somme, je suis entièrement d’accord avec le docteur Prosper Lucas, qui, après avoir classé une masse énorme de faits concernant les généalogies des animaux, est arrivé à conclure que les lois de la ressemblance de l’enfant à ses parents sont absolument les mêmes, quel que soit le degré de ressemblance des parents entre eux, c’est-à-dire que l’union ait lieu entre deux individus de la même variété, entre deux variétés différentes, ou enfin entre deux espèces distinctes. Laissant donc de côté la question de fécondité et de stérilité, à tous autres égards il semble y avoir une identité générale, étroite, entre la postérité de deux espèces croisées et celle de deux variétés. Si l’on considère les espèces comme provenant d’actes créateurs spéciaux, et les variétés comme produites par le jeu des lois secondaires, cette identité serait on ne peut plus surprenante. Elle s’accorde parfaitement, au contraire, avec l’idée qu’il n’existe aucune différence essentielle entre les espèces et les variétés.

IX. Résumé. — Nous venons de voir que les premiers croisements entre des formes suffisamment distinctes pour être rangées comme des espèces tranchées, ainsi que les hybrides qui en proviennent, sont très généralement, mais non pas universellement stériles. Cette stérilité est susceptible de présenter tous les degrés possibles, et elle est parfois si peu sensible, que les plus soigneux expérimentateurs qu’on connaisse sont arrivés à des conclusions opposées en classifiant les formes organiques d’après le critère qu’elle leur a fourni. La stérilité varie chez les individus de la même espèce, en vertu de prédispositions innées ; et elle est éminemment susceptible d’être affectée par des conditions favorables ou défavorables. Le degré de stérilité des croisements n’est pas toujours en relation directe avec les affinités systématiques ; mais il semble gouverné par diverses lois aussi curieuses que complexes. Les croisements réciproques entre les deux mêmes espèces sont généralement affectés d’une stérilité différente et parfois très inégale. Elle n’est pas non plus égale ni même constante dans les cas de premiers croisements et chez les hybrides qui en proviennent. De même qu’à l’égard de la greffe la faculté dont jouit une espèce ou une variété de prendre sur une autre dépend de différences généralement inconnues dans leur organisme végétatif, de même dans les croisements, la facilité plus ou moins grande avec laquelle deux espèces s’allient dépend de différences inconnues dans leur organisme reproducteur. Mais il n’est aucune raison de penser que les croisements entre espèces aient été spécialement frappés d’un degré de stérilité, variable pour chacune d’entre elles, dans le seul but d’empêcher leur mélange et leur confusion dans la nature ; pas plus qu’on ne peut supposer que certains arbres ont été spécialement doués d’une incapacité, également variable en degré et sous d’autres rapports encore fort analogues, d’être greffés l’un sur l’autre, afin d’empêcher qu’ils ne s’entre-croisent et ne se greffent naturellement les uns sur les autres dans nos forêts. Il semble que la stérilité des premiers croisements entre des espèces pures dont les organes reproducteurs sont en parfait état, dépende de circonstances très diverses, et peut-être, en des cas fréquents, de la mort hâtive de l’embryon. Quant à la stérilité des hybrides dont les organes reproducteurs sont plus ou moins atrophiés, et chez lesquels l’organisation tout entière a été troublée par le mélange de deux organismes spécifiquement distincts, elle semble en rapport étroit avec la stérilité qui affecte très fréquemment les espèces de race pure, quand leurs conditions de vie naturelles ont été troublées. Cette supposition s’appuie encore sur une autre série d’analogies parallèles : de même qu’un croisement entre des formes peu différentes donne une vigueur et une fécondité toute particulière à la race qu’il produit, de même de légers changements dans les conditions de vie paraissent être très favorables à la vigueur et à la fécondité de tous les êtres vivants. Il n’est en aucune façon surprenant que la difficulté qu’on trouve à unir deux espèces, et la stérilité de leur postérité hybride se correspondent en général assez exactement, bien que provenant de causes très distinctes ; parce que l’une et l’autre dépendent de la somme des différences de toute nature qui existent entre les deux espèces croisées. Il n’est point étonnant non plus que la facilité d’opérer un premier croisement entre deux espèces, la fécondité des hybrides qui en naissent, et même la faculté de pouvoir être greffées l’une sur l’autre, bien qu’elle dépende évidemment d’autres conditions très différentes, augmentent ou diminuent cependant avec une sorte de corrélation directe, et parallèlement aux affinités systématiques des formes soumises à ces expériences : les affinités systématiques ayant pour objet principal d’exprimer, autant que possible, toutes les ressemblances ou différences qui groupent où séparent les espèces entre elles. Les premiers croisements entre des formes bien connues pour variétés, ou assez ressemblantes pour qu’on les croie telles, de même que leur postérité métisse, sont très généralement, mais non pas, comme on l’a faussement affirmé, universellement féconds. Du reste, cette fécondité presque parfaite n’a rien de surprenant, si l’on songe combien nous sommes exposés à tourner dans un cercle vicieux au sujet des variétés à l’état de nature ; et lorsque nous nous rappelons que le plus grand nombre de nos variétés domestiques ont été formées par la sélection continuelle de différences purement extérieures, sans égard aux différences correspondantes, mais cachées du système reproducteur. À tous autres égards, et la question de la fécondité mise de côté, on constate de grandes ressemblances générales entre les hybrides et les métis. Enfin, même en dépit de l’ignorance profonde où nous sommes, en presque tous les cas, des causes précises de la stérilité chez les êtres vivants, les faits rassemblés et succinctement discutés dans ce chapitre ne me paraissent en aucune façon opposés à l’idée qu’il n’existe aucune distinction essentielle et fondamentale entre les espèces et les variétés.