(1895) Nouveaux essais sur la littérature contemporaine
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(1895) Nouveaux essais sur la littérature contemporaine

Bernardin de Saint-Pierre1

Pour tout le monde, — non seulement en France, mais dans toute l’Europe lisante, et jusque par-delà les mers, — Bernardin de Saint-Pierre est l’auteur de Paul et Virginie. Pour quelques artistes, pour quelques curieux, pour les historiens de la littérature, il est, avec Rousseau, — plus que Rousseau peut-être, parce qu’il l’est plus exclusivement, avec moins de tendance oratoire, — l’inventeur de cette prose, non pas précisément descriptive, mais pittoresque et colorée, dont les dessous, pour ainsi dire, sont établis avec autant de soin, préparés par autant de croquis, de notes, ou d’études, que ceux d’un paysage, et retouchés avec autant d’amour. Il est aussi l’un de ces poètes qui, dans les dernières années du xviiie  siècle, ont achevé d’émanciper le sentiment, son expression littéraire et sa fonction sociale, des contraintes un peu sévères que la raison lui avait imposées jusqu’alors ; et même, à cet égard, si l’on voulait le définir d’un mot, on le nommerait assez bien celui de nos grands écrivains qui n’a pensé le premier qu’avec le sentiment. Le dialecticien qu’il y avait encore dans Rousseau, le raisonneur et le logicien, s’évanouissent avec Bernardin de Saint-Pierre. Enfin, pour les rares savants qui daignent quelquefois parcourir les Études ou les Harmonies de la nature, et pour les philosophes, il est assurément le cause-finalier le plus convaincu, le plus systématique, le plus intrépide que l’on ait jamais vu, — et d’ailleurs le plus ingénieux. Quelques-unes de ses découvertes en ce genre sont demeurées justement célèbres : il ne s’est point contenté d’affirmer que les nez sont faits pour porter des lunettes ; mais il a trouvé que, si « le melon a des côtes, c’est pour être mangé en famille » ; et on lui doit de savoir qu’aux premiers jours du monde, par un effet assez peu connu de la bonté de la Providence, « des cadavres furent créés pour les animaux carnassiers ».

C’est l’occasion ici de dire qu’après cela et malgré cela, les Études de la nature n’en demeurent pas moins l’un des livres les plus intéressants de la langue française. Il a le défaut d’être un peu long. Mais le charme de style en est incomparable. On en apprécie bien la véritable et remarquable originalité quand on fait attention au nombre de choses que l’auteur y a exprimées pour la première fois. Et d’ailleurs, l’idée générale en est fausse. Mais tel est le pouvoir d’une idée générale, qu’aussitôt qu’on la pousse à ses dernières applications, elle n’en devient pas plus vraie, quand elle est fausse, mais de toutes parts les questions se lèvent, en quelque sorte, et voici que des aspects de la nature et de la vérité, jusqu’alors enveloppés d’ombre, ou même inaperçus, s’éclairent brusquement d’une lumière nouvelle.

Qui croirait, par exemple, que ce rêveur sentimental a presque formulé, avant Hegel, le principe fameux de l’identité des contradictoires ? Ou combien encore d’observations n’a-t-il pas faites qui sont, quand on les examine, d’un darwiniste avant Darwin ? À la seule condition, il est vrai, qu’au lieu de mettre la cause finale des caractères spécifiques des êtres dans l’utilité de l’homme, on la place où il faut, c’est-à-dire dans l’intérêt des espèces elles-mêmes. Que dirons-nous de plus ? Il n’y a pas jusqu’à nos symbolistes qui ne pussent trouver, eux aussi, leur profit dans quelques-unes de ces Études, et notamment dans la manière dont Bernardin de Saint-Pierre y développe les rapports, les affinités secrètes, les « correspondances » des formes, des couleurs et des sons ; la signification mystique du « rouge », ou les vertus cachées de la circonférence de cercle.

Je connais quelques livres dont la science et l’érudition contemporaines, la critique et l’histoire ont anéanti vainement les détails, si l’idée maîtresse en subsiste toujours, et qu’il suffise ainsi d’en corriger les applications. Les Études de la nature nous offrent en quelque sorte le phénomène littéraire inverse. Les morceaux en sont demeurés bons, si l’édifice est tombé par terre ; et, après tout, de combien de systèmes n’en pourrait-on pas dire autant ? Ils n’en ont pas moins eu leur raison d’être, à leur heure ; et les auteurs n’en ont pas toujours déployé la richesse d’imagination, la souplesse de talent, et la grâce de style de Bernardin de Saint-Pierre.

Pour toutes ces raisons, nous avons donc été bien aises de voir, dans ces derniers temps, un peu d’attention lui revenir, et trois biographes, qui ne s’étaient pas sans doute entendus, essayer, en les dégageant du vague plutôt que de l’oubli, de préciser son rôle et sa physionomie.

Le Bernardin de Saint-Pierre de M. de Lescure a paru le premier, je crois. La facture, ou la manière, en est un peu molle, peut-être, et ce Bernardin-là ressemble trop encore à celui de la légende. Aussi lui préférera-t-on l’élégant aventurier, le bonhomme quinteux, si je puis ainsi dire, le philanthrope égoïste, et le barbon amoureux dont M. Arvède Barine nous a donné le portrait dans la collection des Grands écrivains français. Moins aimable, et moins « sympathique » ou moins douceâtre, on le trouvera plus ressemblant et plus vrai, mais surtout plus vivant. Car, si notre personnalité ne peut jamais être tout à fait absente de notre œuvre, il arrive assez souvent pourtant qu’on ne retrouve à peine dans nos écrits qu’un trait ou deux de notre caractère ; — et il semble bien que ce soit le cas de Bernardin de Saint-Pierre. Qui ne sait d’ailleurs que la touche ironique et légère d’Arvède Barine se plaît à ces contrastes, excelle à en tirer parti, et met ainsi dans la ressemblance comme un air de malice qui l’égaie sans y nuire ? C’était bien le genre de talent qui manquait le plus à M. de Lescure…

Si maintenant on était curieux d’un supplément d’informations, et, pour s’assurer de l’entière vérité du portrait, si l’on voulait plus de documents qu’un tout petit cadre n’en pouvait contenir ou utiliser, alors il faudrait consulter la consciencieuse et volumineuse Étude de M. Fernand Maury sur la Vie et les Œuvres de Bernardin de Saint-Pierre. Elle a tout près de sept cents pages, cette étude, et encore M. Maury nous dit-il « qu’il en a dû retrancher plusieurs chapitres » ! Elle ne se laisse pas moins lire, et même sans fatigue. La partie biographique en est surtout intéressante et neuve. Un Bernardin plus complet en ressort, peint par lui-même, cette fois-ci, dans ses lettres intimes, et comme achevé de peindre dans les lettres de ses correspondantes, de ses « amies », —  plus nombreuses encore que celles de Rousseau, — dans les lettres aussi de ses deux « femmes », la pauvre Félicité Didot, et l’heureuse Désirée de Pelleporc.

Remercions donc M. Fernand Maury de ses laborieuses recherches, et puisque d’ailleurs nous ne saurions rien ajouter d’essentiel à ce qu’il a dit de la philosophie de Bernardin de Saint-Pierre, des Études de la nature, de Paul et Virginie, ou de l’influence enfin du premier maître de l’exotisme en littérature jusque sur M. Pierre Loti, ne parlons aujourd’hui que de l’homme, ou, si l’on veut, — car ce sera presque la même chose, — des femmes sensibles auprès desquelles il a d’abord cherché la fortune ; qui lui ont donné la popularité ; et dont la dernière lui a rendu la fin de sa vie aussi douce que les commencements en avaient été pénibles, agités, et parfois douloureux.

Douloureux ? Non pas au moins sans quelque compensation ; et s’il y a dans la femme, comme il l’a si bien dit lui-même, avec tant de grâce et même de profondeur, « une gaieté légère qui dissipe la tristesse naturelle de l’homme », cette revanche, ou cet adoucissement de ses pires infortunes ne lui a pas manqué. C’est qu’aussi bien il était beau, nous disent à l’envi ses biographes, d’une beauté que l’on remarquait, sur laquelle on se retournait ; et la beauté, qui ne semble plus être aujourd’hui d’un grand secours à l’homme dans le combat pour l’existence, était encore au xviiie  siècle un des plus sûrs moyens qu’il y eût de « parvenir ». Lisez plutôt la notice que Talleyrand nous a laissée sur le duc de Choiseul, ou les Mémoires qu’écrivit Marmontel pour l’instruction de ses enfants. Choiseul fut plus habile ; Marmontel était plus vigoureux ; Bernardin de Saint-Pierre fut le plus beau des trois. « Jeune, fait comme Adonis, un léger coton couvrait ses joues comme la pêche… On aimait sa bonne mine et sa taille légère… — c’est lui-même, sur ses vieux jours, qui se mire ainsi, comme une jolie femme, dans le souvenir de ses grâces un peu fanées alors ; — et habile d’ailleurs à saisir le temps, un mot, un soupir… il n’y avait point de femme qui ne fût jalouse de le subjuguer2. » Faut-il en croire les bruits de cour ? et, tout jeune encore, fuyant une ingrate patrie, quand il alla tenter le sort en Russie, la grande Catherine elle-même aurait-elle daigné l’honorer de son impériale faveur ? Aimé Martin, son premier biographe, le nie avec indignation, et se porte garant de la vertu de Bernardin de Saint-Pierre. « Il ne pouvait, dit-il, aimer que l’innocence ! » L’impératrice, en tout cas, s’intéressa bien plus pour « les grands yeux bleus », du jeune officier que pour son projet de coloniser la région de la mer d’Aral. Mais c’est en Pologne surtout qu’il fit de nobles conquêtes, et qu’un moment même il crut sa fortune assurée par l’amour de l’une de ces « princesses, starostines et palatines », chez lesquelles il fréquentait, au titre de sa nationalité ; de la noblesse de race et de nom qu’il s’attribuait ; — et de sa beauté.

Nous avons quelques-unes des lettres de la princesse Marie Miesnik à Bernardin de Saint-Pierre, et elles sont caractéristiques. Elles changent un peu de l’air de roman qu’Aimé Martin a donné à cette histoire d’amour. Adroitement assiégée, la jeune femme a cédé, mais en cédant, — ou plutôt en suivant son caprice, — elle a bien entendu que la passion du beau Français ne fût pour elle qu’une aventure, un épisode aussitôt oublié que vécu. Ce n’était pas l’affaire de Bernardin de Saint-Pierre, et il s’était, lui, flatté, d’épouser. Aussi sa princesse était-elle souvent obligée de le ramener au sentiment des distances. « Votre protégée qui a épousé son serviteur me paraît une aventurière. Adieu, portez-vous bien ! » lui écrivait-elle un jour, et il semble que l’on devine sans peine à quelle insinuation cet « avis » répondait. Mais Bernardin n’en persista pas moins. Il revint à la charge. On le repoussa. Et après plusieurs leçons de cette jeune femme, — sur laquelle on dirait qu’il se croit les droits d’une femme sur l’homme auquel elle a cédé, — il s’attira finalement ce congé :

« Je viens de recevoir, lui écrivait-on le 24 mai 1765, une de vos lettres qui est sans date, et où vous me faites part d’une résolution qui n’est ni d’un homme raisonnable, ni d’un homme de courage. — Il avait parlé de s’aller faire tuer par désespoir d’amour. — Vous demandez de l’estime et vous faites tout ce qu’il faut pour la perdre… Qui s’expose au péril est une vertu trop connue, mais le vrai courage est de vaincre une passion qui nous rend malheureux… sans s’abandonner à des fureurs qui dégradent l’homme que la raison doit guider. Je vous annonce franchement que c’est la dernière lettre que je vous écris, jusqu’à ce que je ne vous revoie pas dans votre patrie, ou que je n’apprenne que vous avez pris un parti raisonnable ; et je n’en vois pas d’autre pour vous que d’aller dans votre province, et ensuite à Versailles, où vous trouverez des amis. »

Il était alors à Dresde, où sa figure lui avait valu d’être littéralement « enlevé » par une riche courtisane, et « chambré » pendant une dizaine de jours dans le palais d’Alcine.

       On le logea dans un appartement
       Tout brillant d’or et meublé richement,
Grande chère surtout, et des vins fort exquis,
       Les Dieux ne sont pas mieux servis…

Il s’empressa d’en envoyer la nouvelle à l’un de ses amis de Varsovie, qui lui répondait aussitôt : « L’aventure que vous avez eue pendant votre route est singulière. Elle ne m’a pas cependant surpris. Aimable comme vous l’êtes, il est naturel d’imaginer qu’il vous en arrive de semblables. » Ainsi parlaient les nombreux adorateurs de la fiancée du roi de Garbe ! Mais on a quelque peine à « s’imaginer » un capitaine d’artillerie dans ce rôle. Aimé Martin l’a bien senti lui-même, et fidèle à son rôle d’hagiographe, il proteste que cette aventure, « loin de dissiper la tristesse de M. de Saint-Pierre, ne fit que le troubler davantage, en altérant la pureté de ses souvenirs ».

Autre affaire à Berlin, d’un autre genre, mais qui n’éclaire pas moins tout un côté du personnage. Quoique la guerre de Sept Ans ne fasse que de finir, il est venu solliciter de Frédéric ce que l’on n’a pas pu ou voulu lui donner à Dresde : un grade militaire et des « appointements ». Un honnête homme, le conseiller Taubenheim, s’éprend de lui, l’installe dans sa demeure, à sa table de famille, l’apprécie tous les jours davantage, essaie de se l’attacher par des liens plus étroits, et finalement lui offre la main de sa fille aînée. C’était cette Virginie qu’il devait plus tard immortaliser. Il refuse pourtant, comme il avait refusé la nièce du général du Bosquet, à Saint-Pétersbourg, et la belle-sœur du journaliste Mustel, à Amsterdam. Quelles raisons en a-t-il ? Je crains, hélas ! que M. Maury ne soit tout près de la vérité quand il ne voit là que « le dédain de la condition bourgeoise et l’indifférence pour un ménage inglorieux, pour la discipline des devoirs sans faste et des vertus sans retentissement ». Oui, de la princesse Marie Miesnik à Virginie Taubenheim, la distance était trop grande, la chute était trop lourde ! L’amour, dans l’idée de Bernardin de Saint-Pierre, ne se sépare pas encore de la fortune ; il ne s’en distinguera que quand la sienne sera faite ; et en attendant, il lui semble que la dorure d’un grand mariage déguiserait aux yeux du monde ce que le marché pourrait d’abord en avoir d’un peu vil.

Aussi bien n’avait-il pas cessé de penser à sa princesse, et de retour en France, nous le voyons continuer de correspondre avec elle. Jamais femme d’ailleurs ne donna de plus sages conseils. Ne l’eût-elle dissuadé que « d’embrasser l’état ecclésiastique, sans autre disposition que d’y faire fortune », il lui en eût dû déjà quelque reconnaissance ; — et nous aussi. Il semble encore que ce soit elle qui lui ait doucement persuadé de passer aux colonies, « où se concluent les riches mariages », disait un autre de ses amis. Et, d’une adresse très féminine, elle conciliait par là les intérêts de son repos avec ceux de son amour-propre, qui se fût senti rétrospectivement blessé de l’indignité de « l’objet aimé ». Mais, en lui ouvrant ainsi des horizons nouveaux, et comme en l’obligeant à compléter ses études de peintre, elle allait achever de révéler Bernardin de Saint-Pierre à lui-même, — et d’en faire l’auteur de Paul et Virginie.

On lira dans l’Étude de M. Maury et dans le Bernardin de Saint-Pierre de M. Arvède Barine la triste histoire de son séjour à l’Île de France. Bernardin de Saint-Pierre passa là quelques-uns des pires moments de son existence tourmentée. Pas plus qu’en Allemagne, en Pologne ou en Russie, ses ambitions ni son cœur n’y trouvèrent ce qu’ils cherchaient. Mais des lettres de femmes l’y consolaient encore, et l’aidaient à supporter les ennuis de son exil, — si peut-être elles ne l’encourageaient pas dans sa métaphysique. Je songe, en écrivant ceci, à une demoiselle Girault, la sœur de l’un de ses amis, originale et hardie personne, audacieuse même en ses propos, dont quelques fragments de lettres donnent vraiment à regretter que M. Maury, qui le pouvait, n’en ait pas publié davantage.

« Je voudrais bien, lui écrit-elle, dans une lettre datée du mois de juin 1769, je voudrais bien qu’il me fût possible d’admettre cette Providence que vous supposez actuellement, parce que vous en avez besoin. Mais je crains bien que le malheur ne vous rende faible. Consultez vos sens, les seuls auteurs à la fois et les juges de vos idées. Quel témoignage vous rendent-ils de la divinité ? Quel de l’existence de votre âme ? En quel lieu fixerez-vous la demeure de l’un ou de l’autre ? Ah ! mon ami, s’il y avait un Dieu, nous ne pourrions qu’aimer sa grandeur, mais sans l’admirer ni la craindre, ni lui plaire, ni l’offenser, enchaînés par les lois éternelles qui gouvernent l’univers. Soumis malgré vous aux impressions des objets et aux modifications produites par toutes les circonstances de la vie, vous ne pouvez produire un geste, un son, avoir une idée qui ne soient une suite nécessaire de cet enchaînement et de ces rapports. Quelle peine ou quel prix pouvez-vous attendre pour des actions dont la plus indifférente n’aura pas dépendu de vous ! »

Voilà ce qui s’appelle aller jusqu’au bout de son raisonnement ! et, par parenthèse, si l’on fait attention qu’il devait y avoir, dans le Paris de 1770, plus d’une demoiselle Girault, voilà qui explique bien des choses ! Notez après cela, que, pour être aussi résolument déterministe que M. Taine lui-même, cette fille d’esprit n’en avait pas le cœur moins léger ni moins gai.

« J’ai peine à vous pardonner l’ennui dont vous vous plaignez, lui écrit-elle une autre fois. Quand je me porte bien, je ne connais pas cette maladie, et il me semble qu’avec autant d’esprit et de philosophie que vous en avez, n’étant assujetti à la volonté de personne, étant libre en un mot, vous devriez vous suffire à vous-même. Je sais qu’on regarde cette puissance comme un attribut de la divinité… Si cela est, apprenez, monsieur, à me respecter dorénavant comme une divinité… Car, moi qui vous parle, moi qu’on ne peut pas même placer dans la classe des gens médiocres, eh bien ! je l’ai, cette puissance de me suffire à moi-même. »

Était-il de retour en France, et à Paris, quand il lisait cette lettre ? Car elle ne porte point de date. Nous apprenons seulement par une autre lettre, datée du 1er août 1771, que, toujours soucieuse de contenter les moindres désirs de l’ami de son frère, mademoiselle Girault lui avait ménagé dans les environs de Rouen, chez une dame Burel, une agréable retraite. Bernardin de Saint-Pierre n’en profita point. Curieux de savoir pourquoi, M. Maury a de nouveau compulsé les papiers de la bibliothèque du Havre et il y a trouvé que tandis que mademoiselle Girault, battait pour lui la Normandie, le volage Bernardin était à Rennes, où il essayait de se faire marier par une autre de ses amies.

Ce qui est assez plaisant, à ce propos, mais bien humain, c’est la vivacité de son irritation contre les héritières de Rennes. Il en a plusieurs en vue, — trois ou quatre à la fois, — mais qui croirait que les mères de ces demoiselles « regardent sa bourse plus que sa figure » ? Évidemment les grosses dots lui paraissent assignées, par un décret de la Providence, aux hommes de lettres pauvres ; et il n’admet pas que l’on soit insensible à l’honneur de son choix. Il ne fait pas d’ailleurs attention que, n’ayant pas même encore publié son Voyage à l’Île de France, on ne pouvait guère soupçonner à Rennes qu’il y eût un homme de lettres en lui. Faute de jeunes filles, et dégoûté de deux ou trois échecs, il se rabattait donc sur les veuves, quand il en fut préservé par mademoiselle Girault. « Gardez-vous, lui écrivit-elle, de croire ceux qui vous conseillent d’épouser une veuve à si bon marché. Douze mille livres de rente ! Une fille du même prix vaudrait mieux à tous égards. » Il en crut mademoiselle Girault, et revint à Paris jouer le rôle de solliciteur.

Il ne le jouait pas, en effet, — on le sait peut-être, — avec moins d’obstination que celui de soupirant. Mais y réussissant moins bien encore, et ne recevant du Ministère que de rares gratifications, il se résolut, enfin, selon son mot, « à vivre du fruit de son jardin » et, en 1773, il faisait paraître son Voyage à l’Île de France. L’ouvrage le classa parmi les gens de lettres, lui ouvrit le salon de mademoiselle de Lespinasse, et l’enrôla pour un moment dans la troupe des philosophes. Si d’ailleurs le succès n’en eut rien d’éclatant, il fut pourtant plus qu’honorable, et assez grand pour que l’auteur commençât dès lors d’ébaucher ses Études de la nature.

Il y travailla dix ans, avec des alternatives d’ardeur et de lassitude qu’expliquent également son caractère, et la nouveauté de l’entreprise. Le vocabulaire pittoresque n’existait pas, nous l’avons dit, si l’on veut bien ici se souvenir que ni les Confessions ni les Rêveries de Rousseau n’avaient encore paru ; et d’ailleurs il s’en faut, même dans ces ouvrages, que le vocabulaire de Rousseau, s’il a d’autres qualités, ait l’étendue, et, pour ainsi dire, l’heureuse technicité de celui de Bernardin de Saint-Pierre. Et puis, entre ses Études, quand il ne s’occupait pas de « coloniser » la Corse ou de « conquérir » Jersey, ses velléités matrimoniales le reprenaient, et, de nouveau, d’écrire à quelqu’une de ses confidentes. Excès de travail, mécontentement des hommes, ou pour quelque autre cause que ce soit, il semble aussi qu’en ce temps-là il ait côtoyé tout près de la folie. « Il avait pour l’eau une horreur qui ne lui permettait pas de passer, sans une crise de nerfs, sur la Seine ou devant le bassin d’une place ». Il ne pouvait non plus « traverser un jardin public où se trouvaient plusieurs personnes rassemblées, sans les croire occupées à médire de lui ». Un de ses frères est mort fou… Mais enfin les Études de la nature parurent en 1784, et cette fois le succès passa son espérance. Bernardin de Saint-Pierre était désormais célèbre, et l’aisance n’allait pas tarder à lui venir avec la célébrité.

Si nous rappelons après cela que Paul et Virginie paraissait quatre ans plus tard, en 1788, avec le dernier volume des Études de la nature, — dont l’idylle était comme une sorte d’illustration, — nous aurons nommé les seuls ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre qui soutiennent encore la gloire de son nom. À l’exception peut-être de la Chaumière indienne, les autres auraient tous péri que l’auteur n’y eût rien perdu. Il ne fera guère désormais que se recommencer pendant un quart de siècle, et les Harmonies de la nature elles-mêmes ne seront, comme on l’a dit, qu’une « pâle répétition des Études ».

Quelques lettres de femmes nous aideront encore à bien comprendre la nature du succès de Bernardin de Saint-Pierre, à ce moment précis du siècle. Madame Mesnard, la femme de l’un de ses amis, auquel même il avait voulu dédier ses Études, lui écrit l’une des premières :

« J’admire surtout deux passages. L’un nous peint la tourterelle d’Afrique avec sa teinte coralière sur le cou. Si vous reconnaissez dans cette tache la livrée de l’amour, j’ai reconnu son pinceau dans la peinture suave que vous en faites. L’autre morceau nous offre le spectacle sublime du soleil se jouant dans les tropiques, à travers les nuages qu’il colore de la manière la plus variée et la plus riche… Vous jugez avec quel intérêt j’ai dû lire un morceau où vous enseignez si bien l’art de nuancer les couleurs. Je voudrais faire mon profit de ces aimables leçons, et je ne crois pas que l’on pût pour cela me taxer de coquetterie, car enfin notre but est de plaire, et ce but, selon vous, rentre dans le système harmonique de la nature. »

Une autre correspondante, madame Boisguilbert, lui écrit, au mois de novembre 1785 :

« Ces lectures, — celles qu’elle avait faites des « philosophes » ou des « encyclopédistes », — laissaient mon cœur vide, en contentant mon esprit. Je voyais l’histoire de la nature et n’entendais point parler de son auteur. Votre ouvrage, monsieur, bien différent, ne cherche, en nous éclairant, qu’à augmenter notre reconnaissance envers lui ; vous y faites rentrer l’homme dans ses droits, dont on cherche à le faire déchoir, en voulant lui persuader que c’est un orgueil insensé à lui de croire qu’il est entré pour quelque chose dans les vues du Créateur. » Et dans une autre lettre, où elle s’étonne de l’intérêt tout inattendu qu’elle se sent prendre à la botanique : « Cette science, lui dit-elle, dont tous les noms sont tirés de deux langues que je n’entends point, ne m’offrait que des mots sans idées, ne se gravait point dans ma mémoire. Vous la présentez sous un aspect bien plus intéressant, et elle redeviendra, je n’en doute pas, une de mes plus douces occupations3. »

L’originalité des Études de la nature est bien indiquée là. Si le charme de style en est délicatement senti dans le dernier de ces deux passages, l’idée maîtresse n’en est pas moins heureusement saisie dans le premier. Avec son idée de la Providence, Bernardin de Saint-Pierre, venant après Voltaire et l’Encyclopédie, a essayé, avant Chateaubriand, de réconcilier la « nature », non pas peut-être avec le « christianisme » encore, mais avec un Dieu dont la philosophie de son siècle avait étrangement appauvri la substance. Il réintégrait dans la pensée de son temps la notion de la personnalité divine. Flatté d’être si bien compris, il entretint donc avec madame Boisguilbert une assez longue correspondance, qui semble de sa part avoir changé promptement de caractère, et, d’un commerce épistolaire de félicitations réciproques, être devenue bientôt le courrier de ses confidences. La galanterie aussi s’en mêle, et les velléités amoureuses reparaissent. Il faut que madame Boisguilbert fasse pour lui son portrait : « Je suis grande, et, comme vous paraissiez le croire, une blonde aux yeux bleus… Je ne suis nullement jolie… Le soleil a bruni mon teint, et en outre j’ai eu quatre enfants… » Mais elle lui parle d’une de ses nièces. Comment est-elle faite ? demande aussitôt Bernardin ; et, les renseignements ne se trouvant pas favorables, peu s’en faut qu’il ne se fâche brutalement avec sa correspondante. « Je ne doute pas qu’une amitié intime ne charmât mes peines, — répond-il à la proposition que lui fait madame Boisguilbert de venir passer quelque temps auprès d’elle, à Pinterville, pour s’y soigner, — mais les affections exquises que j’ai éprouvées me rendent les communes indifférentes. »

Naturellement, Paul et Virginie ne pouvait qu’augmenter encore la ferveur, et on pourrait presque dire la piété de ses admiratrices. Les jeunes filles viennent à lui, mademoiselle Bauda de Talhouet, mademoiselle Lucette Chapelle, mademoiselle Audoin de Pompéry, mademoiselle de Constant, mademoiselle de Kéralio, mademoiselle Pinabel ; elles lui proposent le mariage ; et c’est lui toujours, dans cette revue de partis qui s’offrent à lui, c’est lui qui gronde, et qui gourmande, et qui se plaint, et qui blesse.

« Isabelle m’a demandé du café pour mardi dernier, écrit-il à l’une d’elles. Je l’ai attendue toute la matinée, et elle n’est point venue. Elle devait au moins m’écrire, et elle ne m’a pas écrit. J’ai été bien surpris d’entendre Isabelle se féliciter de ce qu’on l’avait trouvée ressemblante à la duchesse de Kingston… Isabelle, je vous dois la vérité, non désormais pour mon bonheur, mais pour le vôtre. Vous aimez le monde, qui s’amuse de tout et qui n’aime rien. Quand on veut plaire à tout le monde, on ne captive personne, et le bonheur d’une fille est d’avoir un mari… Je vous dois la vérité parce que vous l’avez demandée et que je vous crois capable de l’entendre, parce que vous êtes naïve, que vous avez désiré mon amitié, et que ma sincérité en est la plus grande preuve… Je ne fais plus de vœux pour mon bonheur, mais j’en ferai toujours pour celui des amies sensibles qui me témoignent de la confiance. » Pauvre Isabelle !

Moins à plaindre, cependant, — puisqu’elle ne l’épousa pas, — que Félicité Didot, sur laquelle enfin il détermina son choix, non sans s’être fait étrangement prier. Elle avait dix-sept ans, et il en avait cinquante-cinq ; on était en pleine Terreur ; mais il n’en poursuivait pas moins son amoureuse idylle ; et c’était Virginie qui craignait de ne pas assez plaire à ce vieux Domingo. « Jour heureux pour Félicité », écrivait-elle naïvement au bas d’une lettre du 22 août 1792, où son fiancé lui demandait « de bannir de ses lettrés l’expression froide de Monsieur » ! Et il avait beau se faire un rêve de ménage où, tandis qu’il remplacerait Buffon à l’intendance du Jardin des plantes, sa femme serait installée dans une île, du côté d’Essonnes, « avec une vache, des poules, et Madelon qui s’entend à merveille à les élever » ; il a beau lui proposer de n’être son mari que pour elle et les siens « sans que personne en sache rien à Paris » ; il a beau, pour l’amener à penser sur ce point comme lui, se démasquer sans plus de façons, et lui dire que « si tout le monde trouve tout simple qu’un homme âgé ait une jeune maîtresse, tout le monde le blâmerait d’épouser une jeune femme ». Rien n’y fait ! À peine si la jeune fille, de loin en loin, laisse échapper une plainte discrète, mais amoureuse encore. C’est elle qui est aveugle ; elle qui consent à se marier en cachette, — octobre 1793 ; — elle enfin qui ne voit dans l’époux que le grand homme, et à l’époque de leur union, je ne sais si l’on ne pourrait dire le gentilhomme, dont la fille des Didot semble vraiment trop heureuse d’accepter l’aristocratique alliance.

Les lettres de Félicité Didot ont été imprimées, en 1826, par Aimé Martin, dans la Correspondance de Bernardin de Saint-Pierre. Il en manquait pourtant quelques-unes à la collection, et Aimé Martin, selon l’usage des anciens éditeurs, ne s’était pas fait scrupule d’en « arranger » quelques autres. Grâce à l’obligeance de M. Gélis-Didot, M. Maury a pu rétablir le texte authentique des dernières, et nous en faire connaître un bon nombre d’inédites. Félicité ne fut pas heureuse. Pour complaire à son vieil époux, il lui avait fallu se confiner dans son « île », où les soins de la cuisine et du ménage remplaçaient désormais le mouvement affairé, les causeries, les fréquentations habituelles du magasin de son père. Elle malade. Son mari lui conseilla de « mettre toute sa confiance en Dieu ». — « Il est le grand médecin de la vie, lui disait-il encore, puisque c’est lui qui nous la donne. » Félicité le savait sans doute, mais elle eût bien aimé que son mari feignit au moins d’aider Dieu. Il n’en avait pas le temps. Il continuait de solliciter les faveurs du Directoire, comme autrefois il avait fait celles de l’ancien régime. Il demandait que la République achetât pour lui le papier nécessaire à l’impression de ses Harmonies. Il proposait d’entreprendre une tournée scientifique en France pour y vérifier « les correspondances » indiquées dans ses Études. Ou bien encore il voulait qu’on le chargeât de parcourir le pays « à la recherche des talents et des vertus précoces ». Félicité, dans sa solitude, continuait de mourir lentement. Elle s’éteignit enfin, dans les premiers mois de l’an VIII, victime peut-être de ses désillusions autant que de la phtisie, et laissant deux enfants en bas âge, une fille et un garçon. Ai-je besoin de dire que le garçon s’appelait Paul, et la fille Virginie ?

Elle n’eût pas plus tôt disparu que le séjour de son île devint insupportable à Bernardin de Saint-Pierre : « Les vergers qu’il avait plantés, cette petite rivière qui les environnait de ses eaux limpides, ces îles collatérales couvertes de grands saules et d’aulnes touffus, — raconte Aimé Martin, — tout ce qu’il avait aimé autrefois faisait alors couler ses larmes en lui rappelant celle qu’il avait perdue. » Il revint donc à Paris, et à soixante-trois ans sonnés, plus avide que jamais d’hommages féminins, il fit sa principale distraction de fréquenter un pensionnat de demoiselles. « Environné de jeunes personnes, M. de Saint-Pierre se plaisait à les suivre dans leurs promenades champêtres, et quelquefois il leur dictait de petits sujets de composition qu’il revoyait avec intérêt. » L’une de ces jeunes personnes, mademoiselle Désirée de Pelleporc, fit une vive impression sur ce cœur toujours jeune, trop jeune même ; et six mois n’étaient pas encore écoulés depuis la mort de Félicité qu’il volait à de nouvelles amours. Mademoiselle de Pelleporc avait dix-huit ou dix-neuf ans.

Il y a quelque chose de pénible à voir, dans les lettres inédites de Bernardin de Saint-Pierre, comment il s’y prit et de quels moyens il usa pour circonvenir mademoiselle de Pelleporc. Ce qui n’est guère moins grave, c’est la naïve impudeur des déclarations qu’il lui adresse : « Ne voudriez-vous être que la gouvernante de mes enfants ? Cette âme qui a pénétré dans la mienne par ses sentiments ? Êtes-vous plus sage que la nature et plus sublime que celui qui en a établi les lois ? Oh ! ma tendre Désirée, il m’est impossible de vous aimer à demi. » Une autre lettre, datée de l’Institut, est curieuse encore, et on est tenté de se demander, sans avoir d’ailleurs autrement de goût pour la statistique, si c’est à en écrire de semblables que s’emploient de nos jours les séances des Académies :

« J’écris ce peu de lignes encore dans notre séance, au milieu des distractions. D’un autre côté, votre charmante image m’en donne jour et nuit. Mon amour pour vous croît de nuit en nuit. Votre personne l’augmentera ; sous combien de rapports vous me serez chère ! Je développe en vous, chaque fois que je vous vois, de nouvelles grâces et de nouvelles vertus. Oh ! ma bonne amie, comment pouvez-vous craindre que je vous sois infidèle ? Vous serez jalouse, dites-vous. Mais ce serait à moi de l’être. Oh ! ne donnez à personne, ni des regards, ni des baisers semblables à ceux qui troublent mon repos. Ce sont des sceaux d’amour. Vous l’avez fixé pour jamais dans mon cœur. Je ne serai tout à fait heureux, ma chère amie, que quand tu seras en ma possession. Je m’en vais hâter l’heureux moment. »

Le mariage eut lieu dans le courant de brumaire an XI, et une vie nouvelle commença de ce jour pour Bernardin de Saint-Pierre. Plus aimée qu’aimante, peut-on dire avec M. Maury que Désirée de Pelleporc vengea Félicité Didot ? En tout cas, ce fut d’une manière que son vieil époux trouva singulièrement douce, et le barbon adora son servage. Même il fît les « commissions » à son tour, et de Paris à Éragny, où il s’était fixé, couleurs et pinceaux, parfumerie, bibelots, ce fut lui qui rapporta les mille futilités de femme dont la seconde madame Bernardin de Saint-Pierre, plus exigeante que la première, entendait bien ne pas se passer ; — et elle avait raison ! Il l’appelait aussi son « pigeon », et sa « colombe », et ses « amours », et ses « délices », et son « joli mois de mai ». C’est qu’elle avait à ses yeux deux grands avantages sur Félicité Didot : le premier, d’être presque née, comme l’on disait encore ; et le second, que la fortune était entrée avec elle dans la maison de Bernardin. Non qu’elle fût riche ! et au contraire, démentant ce jour-là les principes de toute sa vie, son mari l’avait épousée sans dot. Mais la « Providence » avait voulu que les « bienfaits » du consulat et de l’empire coïncidassent avec leur union, — deux mille quatre cents francs de pension d’un côté, sur les fonds de l’Intérieur ; six mille francs d’un autre ; deux mille francs d’un troisième, sur le Journal de l’empire ; trois mille quatre cents francs encore sur le grand-livre ; Paul au lycée Napoléon, Virginie à Écouen, etc., etc. — et l’imagination du vieillard, toujours romanesque, lui montrait dans sa jeune femme une bénédiction comme envoyée d’en haut pour le consoler de ses misères passées. Assurément ce sont là des sentiments trop nobles pour que nous osions les railler ; et puisque, après tout, quand, le vieux homme expira, le 21 janvier 1814, on peut dire que ce fut de bonheur, il y aurait du mauvais goût, de l’indiscrétion, ou de l’impudeur même à plaisanter trop vivement sur son second mariage.

Devenue veuve, on sait sans doute que madame de Saint-Pierre épousa en secondes noces Aimé Martin, le fidèle secrétaire et le pieux biographe de Bernardin. La remarque en serait superflue, s’il n’y fallait voir l’origine des travaux mêmes dont nous venons de parler, leur justification, pour ainsi dire, et la raison enfin que nous avons eue de n’en retenir ici que le côté anecdotique.

Car nous n’aimons pas beaucoup, en général, ces incursions, — presque toujours et nécessairement un peu hostiles, — dans la vie privée d’un grand artiste, mais c’est à une condition, qui est que l’on connaisse au moins, avec quelque précision, les lignes essentielles de sa biographie. Il faut aussi que ses admirateurs ne l’aient point défiguré, comme si par exemple on transformait Montaigne en un stoïcien, ou Rabelais en une espèce d’ivrogne

Qui, parmi les écuelles grasses
Sans nulle honte se touillant,
Allait dans le vin barbouillant
Comme une grenouille en la fange.

Et quand ce n’est point la légende, — laquelle peut avoir quelquefois ses raisons ; — quand ce n’est point quelque admirateur désintéressé ; quand c’est le secrétaire et le successeur d’un grand écrivain qui l’a ainsi métamorphosé, comme Aimé Martin l’a fait pour Bernardin de Saint-Pierre, quand c’est le mari de sa veuve, alors il y faut bien regarder de plus près. C’est ce que M. de Lescure avait fait trop négligemment dans son Bernardin de Saint-Pierre ; c’est ce que M. Arvède Barine a commencé de faire dans le sien ; c’est enfin ce que M. Fernand Maury a fait dans son Étude, avec autant d’impartialité que d’abondance, — et c’est ce que nous avons essayé de faire surtout d’après lui. Il n’y a pas de loi si générale qu’elle ne souffre des exceptions, ou, pour mieux dire que quelque autre loi ne limite.

Je ne crois pas, d’ailleurs, que cette connaissance plus précise de la vie de Bernardin de Saint-Pierre soit tout à fait inutile pour comprendre et mieux expliquer la nature de son talent. De qui donc a-t-on dit que l’on goûtait à le lire une « volupté » à laquelle il semblait que les sens mêmes fussent intéressés ? C’est de Massillon, si j’ai bonne mémoire ; mais on en peut dire autant de Bernardin de Saint-Pierre ; et dans ses Études de la nature, sous la sentimentalité de sa manière, qui va quelquefois jusqu’à la fadeur, il y a toujours quelque chose de vif, de pénétrant, et presque de passionné. En d’autres termes encore, il est dans l’histoire de notre littérature un des premiers auteurs de cette confusion qui consiste à mêler aujourd’hui presque universellement l’adoration de la femme au sentiment de la nature et à l’idée de la beauté.

Vous rappelez-vous ces lignes du Préambule de Paul et Virginie ? Il vient d’expliquer à sa manière les origines de la civilisation, et de célébrer en termes émus le « vertueux Penn », le « divin Fénelon », « l’éloquent Jean-Jacques », quand il change brusquement de thème, et il s’écrie :

« Mais les femmes ont contribué plus que les philosophes à former et à réformer les nations. Elles ne pâlirent point, les nuits, à composer de longs traités de morale ; elles ne montèrent point dans les tribunes pour faire tonner les lois. Ce fut dans leurs bras que les hommes goûtèrent le bonheur d’être tour à tour, dans le cercle de la vie, enfants heureux, amants fidèles, époux constants, pères vertueux…

« Ce fut autour d’elles que dans l’origine les hommes errants se rassemblèrent et se fixèrent…

« Non seulement les femmes réunissent les hommes entre eux par les liens de la nature, mais encore par ceux de la société. Remplies pour eux des affections les plus tendres, elles les unissent à celles de la divinité, qui en est la source…

« Ô femmes, c’est par votre sensibilité que vous enchaînez les ambitions des hommes…

« Vous êtes les fleurs de la vie. C’est dans votre sein que la nature verse les générations et les premières affections qui les font éclore…

« Vous êtes les reines de notre opinion et de notre ordre moral… Vous avez perfectionné nos goûts… Vous êtes les juges nés de tout ce qui est décent, gracieux, bon, juste, héroïque… C’est par vos souvenirs que nos soldats s’animent à la défense de la patrie… Vous avez inspiré et formé nos plus grands poètes et nos plus grands orateurs… À vos regards modestes le sophiste audacieux se trouble, le fanatique sent qu’il est homme, et l’athée qu’il existe un Dieu… »

Ce n’est pas aujourd’hui le temps d’insister sur cette indication, et nous nous contentons de l’avoir donnée. Les suites en ont été presque infinies dans le siècle où nous sommes, et les poètes ou les peintres de l’amour y ont gagné d’être supérieurs peut-être à tous ceux qui les avaient précédés dans l’histoire. Mais on comprendra sans peine que si Bernardin de Saint-Pierre, — je veux dire l’auteur de Paul et Virginie et des Études de la nature, — est aux origines de cet état d’esprit, il ne soit pas indifférent de savoir quel homme il fut lui-même ; les raisons personnelles qu’il eut de se louer des femmes ; et quelle fut ainsi la liaison nécessaire de son œuvre avec sa vie.

Lamennais4

Il y a des écrivains dont les œuvres suffisent d’abord à expliquer la réputation : tel, par exemple, l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg ; ou tel encore, dans un genre assez différent, l’auteur de la Pétition pour les villageois qu’on empêche de danser. Leur marque se connaît ou se reconnaît entre mille. On peut d’ailleurs les aimer ou ne les aimer pas ; nos goûts et nos idées peuvent différer des leurs ; celui-ci, Joseph de Maistre, abuse un peu du droit qu’on a de mettre « de l’impertinence dans de certains ouvrages, comme du poivre dans les ragoûts » ; et l’autre, Paul-Louis Courier, le faux « vigneron de la Chavonnière », avec tout son esprit, est trop déloyal dans la polémique. Mais ce n’est pas le point ; et le fait est qu’il demeure d’eux, non seulement des mots ou des traits, mais des pages entières comme gravées dans les mémoires. Quelque sujet qu’ils aient traité, la manière n’en a jamais appartenu qu’à eux. Ils sont originaux, enfin ; et pour écrire comme eux, ce ne serait pas assez d’être de leur famille, il faudrait être eux-mêmes.

Il n’en est pas ainsi de Lamennais. Assurément son œuvre abonde en belles pages, et si nous en voulions citer, nous n’aurions, comme on dit, que l’embarras du choix. Il y en a d’éloquentes dans l’Essai sur l’Indifférence ; il y en a dans les Affaires de Rome ; il y en a dans les Paroles d’un croyant ; il y en a de moins connues, de moins vantées, mais non pas de moins belles peut-être dans l’Esquisse d’une philosophie, sur l’art en général, et sur la musique en particulier, sur la cloche, par exemple, ou sur l’orgue. Justesse et clarté, force et précision, ampleur de la phrase, mouvement, véhémence, le style de Lamennais a toutes les qualités d’un grand style, et cependant… je ne sais pourquoi ni comment toutes ces qualités ont en lui quelque chose d’anonyme et d’impersonnel. Allons plus loin ; il a une manière, et même, comme dans les Paroles d’un croyant, une manière dont on peut aisément démêler l’artifice ; et cependant… sa prose, en vérité, n’est pas signée. On ne dit pas en le lisant : « Voilà du Lamennais », comme on dit : « Voilà du Joseph de Maistre » ou : « Voilà du Courier ». C’est un grand écrivain, très éloquent, très entraînant, dont les plus belles pages n’ont rien qui soit exclusivement de lui.

On ne peut s’empêcher de faire une autre observation. L’auteur de l’Essai sur l’Indifférence n’a rien eu d’un « moraliste », au sens du moins où l’on entend ce mot quand on songe aux Essais de M. Nicole, par exemple, ou aux Sermons de Bourdaloue. Il a connu l’homme en général, mais non pas les hommes en particulier. À cet égard, comparez encore, — dans l’accomplissement d’un dessein presque analogue, — la pauvreté psychologique de son premier volume à la richesse des Pensées de Pascal. Est-ce que peut-être pour observer le monde, il en a toujours vécu trop éloigné ? Mais, d’un autre côté, trop solitaire et trop orgueilleux, il semble avoir été toujours incapable aussi de ces retours sur soi, qui nous permettent parfois de lire, dans la contemplation de notre propre misère, un peu du secret de l’humanité.

Et l’appellerons-nous seulement un « penseur » ? C’est un titre au moins qu’Edmond Scherer, dans une très belle Étude, lui a jadis durement contesté. M. Ravaisson, dans son mémorable Rapport sur la philosophie en France au xixe  siècle, et M. Paul Janet, dans un bon livre sur la Philosophie de Lamennais, se sont montrés moins sévères. Si cependant Lamennais, plus heureux dans l’art de renouveler telle ou telle partie de l’apologétique ou de la philosophie, que dans l’art d’édifier un système, — ce qui est assez grave quand on en a prétendu construire deux, — s’est lui-même un peu égaré dans l’argumentation du premier de ses deux grands ouvrages et n’a pas très habilement ni très solidement ordonné le second, nous serons de l’avis d’Edmond Scherer. Quelque chose encore lui a manqué de ce côté. « Il ne s’est pas rendu compte à lui-même de ce qu’il voulait établir. » Et si j’ajoute qu’en fait d’idées « pures », pour ainsi parler, on n’en voit pas de vraiment féconde, ni surtout de vraiment nouvelle, dont on puisse faire honneur à Lamennais, quelle est donc cette espèce d’énigme ? et qu’y a-t-il en lui qui justifie sa réputation ?

Car elle est grande, et elle est méritée. Quand on en aura vu décroître et s’évanouir de plus éclatantes peut-être, la sienne continuera de durer. Il sera toujours l’un des grands noms du siècle. À quel titre et pour quelles raisons, c’est ce que je voudrais essayer de dire très rapidement. J’aurai d’ailleurs, pour m’y aider, la consciencieuse Étude de M. Spuller, et deux volumes récemment publiés par M. Alfred Roussel, de l’Oratoire de Rennes. Composés d’après les papiers du « dernier survivant des disciples de Lamennais », — le chanoine Houet, supérieur de l’Oratoire de Rennes, mort il n’y a pas encore tout à fait trois ans, — les deux volumes de M. Roussel sont riches de détails et de « documents inédits ». S’il ne s’en dégage pas un nouveau Lamennais, ils peuvent pourtant servir à préciser quelques traits de sa physionomie. Quant à M. Spuller, ce qu’il a sans doute le mieux vu, l’un des premiers, c’est que jamais les idées de Lamennais n’ont été plus « vivantes », que depuis qu’il est mort. Et j’en suis bien heureux, si c’est un nouvel exemple et une preuve nouvelle pour moi, que l’histoire, assurément, s’éclaire beaucoup de la lumière du passé, mais bien plus encore peut-être des clartés que projettent en tout temps sur elle les leçons du présent. En se plaçant à ce point de vue, l’énigme se débrouille, et ce qu’on ne discernait pas, — ce qu’on ne pouvait pas discerner aux environs de 1860, — nous commençons, nous, à l’entrevoir.

L’influence de Lamennais s’est surtout fait sentir comme qui dirait aux confins de l’action et de l’idée, dans cette région intermédiaire où l’abstrait et le concret se mêlent, dans ce domaine mal délimité où les idées, descendues des hauteurs, se transforment en moyens d’action. C’est ce qui la distingue assez profondément de l’influence de Bonald, ou de celle de Joseph de Maistre, sans compter qu’étant de 1817, le premier volume de l’Essai sur l’Indifférence a donc précédé les Recherches philosophiques, qui sont de 1818, et le livre du Pape, qui n’a paru qu’en 1819. Bonald ou de Maistre sont encore des philosophes, et le premier même, à sa manière, est un « idéologue » ou, comme l’a si bien dit M. Émile Faguet, un « scolastique », une sorte de docteur « irréfragable » ou « subtil ». Lamennais, lui, est un combattant. « Vous avez reçu de la nature un boulet — lui écrivait de Maistre, au mois de septembre 1820, en le remerciant de l’envoi du second volume de l’Essai sur l’Indifférence, — n’en faites pas de la dragée, qui ne pourrait tuer que des moineaux, tandis que nous avons des tigres en tête. » C’est cela même : il ne s’agissait point de parader alors, ni de faire la petite guerre. Deux grands partis étaient en présence, que tout ce qui peut émouvoir ou passionner les hommes animait l’un contre l’autre, et Lamennais était à l’avant-garde de l’un, sauf à devenir plus tard, on le sait, l’un des chefs de l’autre, mais, — on le verra aussi, — c’était bien le même Lamennais.

Son coup de génie avait été de reconnaître dans l’individualisme, — cet individualisme dont Benjamin Constant était alors le grand théoricien et Victor Cousin le prophète, — l’ennemi qu’il fallait combattre, et abattre, si l’on voulait reconstituer la société sur la base de la religion. À la vérité, je ne sais si, sous le nom commun d’individualisme, Lamennais ne confondait pas deux choses ; et, en tout cas, quand il reprochait à nos philosophes du xviiie  siècle leur insouciance ou leur incuriosité des intérêts généraux, il se trompait. La philosophie du xviiie  siècle en son ensemble est essentiellement une philosophie sociale, et les Montesquieu, les Voltaire, les Rousseau, les Diderot, — sans parler des moindres, — ne se sont préoccupés de rien plus, ou autant, que de consolider, d’améliorer, de perfectionner, ou de réformer l’institution sociale. Mais quand Lamennais s’en prenait aux excès de la « raison individuelle », quand il attaquait en elle sa confiance en elle-même, dans l’infaillibilité de ses lumières, dans la souveraineté de ses jugements, c’est là qu’il avait raison, et c’est là qu’il triomphait ! Sous ce rapport, nul n’a mieux montré ce qu’il y a d’antisocial, ou d’anti-humain même, à faire de l’individu la mesure de toutes choses, et que, si la logique réussissait jamais à démontrer qu’il l’est, il en faudrait douter encore, au nom de l’intérêt commun, de la nécessité sociale, et de la solidarité des générations. Aucun de nous n’a le droit de se poser en maître absolu de ses actes, ni de ses pensées même, parce qu’il n’est aucun de nous qui n’appartienne autant à la société qu’à lui-même, pour ce qu’il lui doit de bienfaits dans le passé, pour ce qu’il en réclame d’aide ou de secours dans le présent, pour l’espèce d’engagement qu’il a pris, rien qu’en naissant, de transmettre à ceux qui le suivront tout ce qu’il a reçu, et de le leur transmettre intact, ou, si possible, accru. Ceci, répétons-le, — parce qu’on ne saurait trop le redire, dans l’intérêt de la société, comme pour expliquer la vraie pensée de Lamennais — c’est ce qu’il a supérieurement vu, dans son Essai sur l’Indifférence, et plus tard encore mieux.

Il a sans doute été moins heureux quand, avec cette fougue de tempérament qui l’emportait d’abord aux extrêmes, il a voulu substituer à l’autorité de la « raison individuelle » celle du « consentement universel ». Il n’y a pas de « consentement universel ». Et il est vrai d’autre part qu’il n’y a pas non plus de « raison individuelle ». Ce qui revient à dire que les affaires humaines se déroulent ou se jouent, pour ainsi parler, entre les exagérations de l’individualisme et celles de son contraire. Nous ne sommes ni anges ni bêtes. L’individu n’a pas tous les droits, mais la société ne les a pas tous non plus. La sagesse est au milieu, comme le bonheur, à ce que l’on dit, dans la médiocrité. À chaque moment de l’histoire, trouver un moyen terme qui concilie les droits de l’individu avec ceux de la société, c’est l’éternel problème, dont la nature même est de ne pouvoir jamais être résolu que pour un temps. Et n’y ayant rien de plus raisonnable, il n’y a donc rien aussi qui soit d’une philosophie plus vulgaire ; — je le sais. Que faire cependant si, philosophiquement, la théorie individualiste et celle du « consentement universel » sont également intenables ? On fait comme Constant et comme Lamennais : on se porte tout entier d’un côté. Pourquoi d’ailleurs cela vaut-il mieux ? et qu’en résulte-t-il ? Il y a là-dessus une belle page de critique hégélienne dans l’Étude d’Edmond Scherer que j’ai déjà citée.

Ce qui nous importe ici davantage, — et pour aujourd’hui, — c’est que l’on voie bien comment sa théorie du consentement universel acheminait, dès 1820, l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence vers l’idéal futur de l’auteur du Livre du peuple. L’observation d’ailleurs en a souvent été faite, et je n’ai pas besoin d’y insister. Vox populi, vox Dei. C’est Dieu qui parle par la voix des foules, et Lamennais n’a reculé devant aucune des conséquences de son principe. Aussi, n’est-ce pas sans raison, — sans une espèce de raison instinctive, confuse, et profonde, — que la mémoire des foules lui est reconnaissante encore de ce qu’il a tenté pour fonder le droit du nombre sur un titre authentique. Dans un temps où personne peut-être encore n’y songeait que comme à une chose très lointaine, Lamennais a pressenti cette extension du droit de suffrage qui est actuellement en train de bouleverser les conditions de l’histoire, et son nom se trouve ainsi mêlé naturellement à l’origine de toutes les questions qui intéressent l’avenir de la démocratie. Ou plutôt, il en est devenu comme inséparable, et puisqu’il semble qu’à de certains égards cet « idéaliste forcené », comme l’appelle un de ses critiques, ait eu quelque chose d’un « voyant », qui peut répondre que, de ses principes et de ses idées, l’avenir ne dégagera pas encore des conséquences inaperçues ?

Mais avant d’abandonner l’Église, il devait lui rendre un autre grand service, qui est, comme on l’a dit, de l’avoir constituée en parti. L’expression est d’Ernest Renan. Entre 1815 et 1830, tout ayant donc changé depuis un demi-siècle, Lamennais comprit qu’il fallait que le catholicisme, aussi lui, changeât, dans la mesure, assez large d’ailleurs, où le permettait l’immutabilité nécessaire de son dogme. À des attaques nouvelles, il comprit qu’il fallait répondre par des moyens nouveaux. Liberté de la presse, liberté d’enseignement, — et généralement toutes les formes que peut prendre la liberté de penser, de parler ou d’écrire, — puisque les adversaires de la religion en usaient, il fallait que, comme eux, ses défenseurs apprissent à s’en servir. Ce n’était pas assez que le prêtre se contentât de prêcher dans sa chaire la morale ou le dogme, et encore moins d’être inscrit au budget ; mais il fallait qu’il descendît des hauteurs paisibles où il affectait de se tenir ; qu’il eût, comme citoyen et comme chrétien, sa politique ; et, pour tout dire enfin, qu’il parût dans la place publique. C’est ce que fit Lamennais, dans les livres fameux sur la Religion dans ses rapports avec l’ordre civil, sur les Progrès de la révolution et de la guerre contre l’Église, et surtout par la fondation du journal l’Avenir et la reconstitution de l’Agence catholique.

Ce qu’il voulait, où il tendait par là, il nous l’a dit lui-même : à ruiner le gallicanisme, et, en le ruinant, à dégager la religion même de « l’édifice politique » où il la trouvait comme emprisonnée. « On doit peu s’étonner des progrès du libéralisme, écrivait-il de la Chênaie, le 16 juillet 1830, à l’abbé de Hercé, c’est la marche naturelle des choses, et dans les desseins de la Providence, la préparation au salut ; je le crois du moins. La religion, emprisonnée dans le vieil édifice politique, véritable cachot de l’Église, ne reprendra son ascendant qu’en recouvrant sa liberté, et c’est là le service que ses ennemis, instruments aveugles d’une puissance qu’ils méconnaissent, ont reçu d’en haut l’ordre de lui rendre. Tout se prépare pour une grande époque de restauration sociale, mais qui devra, comme il arrive toujours, être achetée par beaucoup de travaux, de souffrances et de sacrifices. Pour nous, qui ne serons plus là quand elle s’accomplira, saluons de loin cette espérance, comme les prophètes celle du Messie, et supplions Dieu de répandre, parmi les catholiques et le clergé surtout, les lumières qu’exige sa position présente, et que tant d’hommes d’ailleurs estimables ne savent pas même encore désirer. »

Si j’ai cité cette lettre, c’est qu’elle est inédite, et à ce propos je ne sais ce qui me retient d’en revenir à l’éternelle question : que trouvera-t-on bien qu’elle ajoute à ce que nous connaissions déjà de Lamennais ? Peu de chose, assurément ; et dans sa Correspondance déjà publiée, il y en a vingt autres où il exprime les mêmes idées. Telle est la lettre à M. de Senfft, datée du 18 avril 1831 :

« Pour moi, je crois profondément à une transformation universelle de la société sous l’action du catholicisme qui, affranchi et ranimé, reprendra sa force expansive et accomplira ses destinées en s’assimilant les peuples qui ont résisté jusqu’ici à son action ; tout se prépare pour cela, et la politique européenne n’a été et n’est encore que l’instrument aveugle de la Providence, qui se sert d’elle comme du libéralisme antichrétien pour réaliser cette grande promesse. Et erit unum ovile et unus pastor. Si les puissances comprenaient cela, elles sauveraient aux peuples d’effroyables calamités et elles se sauveraient elles-mêmes. Tout le monde aujourd’hui agit contre soi, et c’est à mes yeux une des plus fortes preuves que tout ce qui est, est réprouvé, et que Dieu a pris en main le gouvernement du monde pour y établir un ordre nouveau. S’il existait, dans une certaine position, — c’est-à-dire sur le Saint Siège, — un homme qui sentît cela et qui se plaçât, pour ainsi dire, au milieu de l’action divine, jamais il n’aurait paru sur la terre rien de si grand que cet homme. » On reconnaît ici les idées de Joseph de Maistre, exagérées sans doute, et poussées déjà jusqu’au mépris sinon jusqu’à la haine encore des « puissances ». Mais, de plus, Lamennais a essayé de susciter cet homme « qui se placerait au milieu de l’action divine », — ou de suppléer à son absence par l’organisation du catholicisme en parti.

Que si maintenant l’une des plus cruelles déceptions qui puissent atteindre un grand agitateur est de devenir l’hérétique du parti qu’il a lui-même constitué ; de voir en quelque sorte son œuvre le renier ; et l’arme enfin qu’il avait forgée servir à le frapper, on sait quand et comment Lamennais l’éprouva. L’Église, qui s’était assez naturellement émue du troisième et du quatrième volume de l’Essai sur l’Indifférence, pouvait-elle en 1833 accepter pour siennes les Paroles d’un croyant ? Toujours est-il qu’elle ne le crut pas. Il lui sembla que Lamennais l’engageait dans une voie dangereuse, et elle le condamna sans ménagement ni pitié. L’encyclique Singulari nos déclara ce mince volume aussi funeste qu’il était petit, —  mole quidem exiguum, pravitate tamen ingentem  ; — et l’auteur fut comme retranché du nombre des fidèles qu’il avait disciplinés lui-même à l’obéissance et à la soumission. Non seulement aucun des siens, — aucun de ceux qu’il avait rendus, pour ainsi dire, à l’ultramontanisme, — ne le suivit dans sa résistance, mais quelques-uns d’entre eux se séparèrent de leur ancien maître avec plus de hâte, et surtout de fracas, que ne le demandait peut-être le souci de leur orthodoxie. Ce « retour aux idées romaines » dont Lamennais avait été le principal ouvrier ; ce grand mouvement « qui devait aboutir à la décision suprême et irrévocable du Vatican », et dont on lui fait un titre de gloire d’avoir été l’initiateur, il en fut la première victime ; et, par la profondeur du coup qui l’atteignait, il put juger lui-même de ce qu’il avait rendu de vigueur à la main qui le lui portait.

Ce serait faire injure à sa mémoire que d’imputer sa révolte au seul ressentiment de l’orgueil outragé. Car je ne dis rien de sa « sincérité ». Personne, je crois, ne l’a jamais sérieusement mise en doute, et M. Roussel eût peut-être pu se dispenser de la démontrer. Il y a, comme on dit, des accents qui ne trompent pas ! Mais ce qui est moins trompeur encore, c’est la liaison nécessaire des idées de Lamennais entre elles. Telle qu’il la concevait dès le temps même de l’Essai sur l’Indifférence, la religion était pour lui, la religion des humbles. « Philosophes, s’écriait-il, parlez moins de la dignité de l’homme, ou respectez-la davantage. Quoi ! c’est au nom de la raison, c’est en exaltant avec emphase ses droits imprescriptibles que vous condamnez hardiment plus des trois quarts du genre humain à être la dupe de l’imposture… Et vous vous imaginez qu’en jetant la religion au peuple, et en lui disant que c’est pour lui un frein nécessaire, il s’empressera de le saisir, en vous abandonnant les rênes ! Vraiment, je crois que cela serait assez commode. Il s’abstiendrait pour vous et vous jouiriez pour lui. » Et en effet, telle était bien, comme on sait, la religion de Voltaire. Bonne pour la « canaille », ce que Voltaire ne pardonnait pas à la religion chrétienne, c’était tout justement l’humilité de ses origines. Mais, au contraire, c’était ce que Lamennais en devait surtout aimer, glorifier, prêcher un jour, et si l’on ne saurait nier, je pense, qu’il y ait quelque chose de démocratique dans l’Évangile, c’est d’abord ce qu’il y a lu.

Aussi longtemps donc qu’il a cru pouvoir, par les moyens dont il disposait, ou qu’il essayait d’organiser, ramener le christianisme à la pureté de son institution primitive, le débarrasser de la rouille des temps, et renouveler en lui, pour ainsi dire, le caractère démocratique, ou populaire, si l’on veut, de sa première propagande, Lamennais est demeuré non seulement catholique, mais le plus ferme soutien et le défenseur le plus hardi du catholicisme. Lorsqu’il lui a semblé que, bien loin de soutenir l’Église et la religion, l’alliance des puissances, — qu’il fallait qu’on payât, et souvent de quel prix ! de quelle servitude ou de quelles complaisances ! — rendait la religion et l’Église suspectes aux « peuples », il n’a pas hésité à dénoncer publiquement une solidarité désormais dangereuse, et, sans déclarer encore la guerre aux rois, il a commencé de les traiter en alliés pour le moins inutiles. Et, en effet, n’étaient-ils pas au premier rang de ces « indifférents » pour qui la religion n’était en somme qu’une politique, un instrument de règne, un moyen d’oppression au besoin ? Mais quand il se vit enfin abandonné de la papauté même, il ne se plaignit point, il s’indigna plutôt, et comme il était de ceux que la contradiction enfonce dans leurs opinions, il devint hérétique pour n’avoir pas voulu renoncer à des convictions qu’on avait jadis encouragées en lui, qui faisaient d’ailleurs le fond ou la substance de sa pensée, qui étaient sa personne même. C’est alors que, débarrassé désormais de toute contrainte, il se laissa naturellement entraîner à la pente sur laquelle, non sans effort, il s’était jusque-là retenu. Sans avoir besoin pour cela de l’aiguillon de la colère, mais surtout, sans se laisser, comme on l’a dit, enivrer aux fumées de l’orgueil, n’ayant plus rien à ménager, il fut alors ouvertement ce qu’il avait toujours été dans le secret de son cœur. Y a-t-il rien de plus logique ? où voit-on là de contradiction ? et qui pourrait avoir l’idée, je dis un seul instant, de suspecter sa sincérité ?

Je n’ai garde, à ce propos, de vouloir toucher le fond de la question. Il y aurait trop à dire. Mais s’il y a plus d’une manière d’entendre et surtout de « sentir » le christianisme, il suffit que celle de Lamennais ne soit pas absolument contraire à la lettre, ni même, je pense, à l’esprit de l’Évangile. On ne peut pas seulement lui reprocher, après avoir mis dans l’autorité le critérium de la certitude, d’avoir secoué le joug de cette autorité, si, quelque respect qu’il eût pour elle, il ne l’a jamais séparée, dans ses écrits, mais encore moins dans sa pensée, du consentement universel dont elle était à ses yeux la manifestation extérieure et visible. S’il s’est trompé, comme je le crois, d’ailleurs, en plus d’un point, et gravement, c’est dès l’origine, et en ce cas, c’est à l’origine qu’on aurait eu tort de saluer ou d’applaudir en lui, sans voir où tendaient ses doctrines, un « nouveau Bossuet ». Mais nous ajouterons qu’il s’est trompé d’une manière qui l’honore ; et que, par conséquent, dans ce qu’on appelle son « apostasie », avec une preuve de sa sincérité et de sa fidélité à lui-même, il ne faut voir qu’une illusion de sa générosité.

Ce n’est pas, en effet, la moindre raison de la juste popularité de Lamennais qu’au contraire de la plupart des hommes, son cœur, bien loin de s’endurcir et de se rétrécir, se soit élargi plutôt et comme attendri par le progrès de l’âge. Si c’est un livre de colère, c’est un livre aussi de pitié que les Paroles d’un croyant. Je consens que la forme en soit souvent déclamatoire, et parfois même l’inspiration haineuse. Lamennais, on le sait, comme aussi bien Joseph de Maistre, a eu le génie de l’invective, et déjà, dans les Paroles d’un croyant, on peut citer plus d’une page qu’il eût mieux fait, dans l’intérêt même de sa cause, ou d’effacer ou au moins d’adoucir. Mais, après tout, sous son air de pastiche biblique, c’est la flamme de l’amour et de la pitié qui brille ou qui brûle dans ce livre, et si l’on ne saurait s’étonner des cris de colère, encore moins s’étonnera-t-on de l’enthousiasme d’admiration qui l’accueillit dans sa nouveauté. Si l’auteur avait voulu, comme il l’écrivait à M. de Vitrolles, « en flétrissant les iniquités des puissances mondaines, consoler les faibles, les pauvres, les opprimés, les petits, et leur montrer dans leur retour aux sentiments de justice, de charité, d’humanité, l’espérance certaine d’un meilleur avenir », c’est bien ainsi qu’il fut compris. Avant même que d’avoir paru, le livre, si l’on en croit Sainte-Beuve, qui s’était chargé d’en surveiller l’impression, « soulevait et transportait » les ouvriers eux-mêmes de l’imprimerie où on le composait. On eût dit une révélation ; et au fait c’en était une au moins du changement qui s’était opéré, non pas dans l’esprit, mais bien dans le cœur de Lamennais. Le dur auteur de l’Essai sur l’Indifférence avait déposé la cuirasse dont il s’était jadis revêtu pour combattre les incrédules. Ce n’était plus à la dialectique ou au raisonnement, mais au sentiment et à la persuasion qu’il faisait appel. Sa religion devenait celle de la souffrance humaine. Et le succès des Paroles d’un croyant n’était-il pas ainsi comme le signe ou la révélation d’un sourd travail qui commençait de se faire dans les profondeurs mêmes du sentiment religieux ?

Car enfin, s’il s’était trompé, — puisque Rome l’a condamné, — qui répondra cependant que l’erreur de Lamennais ne devienne pas peut-être la vérité de demain ? Dans le second volume de son intéressant ouvrage, à la page 171, M. Roussel s’indigne éloquemment qu’on ait pu prêter à Lamennais la double intention « de démocratiser l’Église, et, par elle, de démonarchiser l’État ». Mais, à la page 287, c’est lui-même qui dit, en propres termes, que « ce crime qui semblait alors, vers 1834, doublement abominable, plus d’un catholique, du moins en France, l’excuserait doublement », si l’on voulait un peu s’entendre sur la valeur de ces mots. Et il dit encore, en un autre endroit : « Le grand tort de Lamennais fut toujours de devancer son époque ». C’est aussi bien ce que pensent tous ceux qui, depuis de longues années déjà, voient la religion s’efforcer à se rendre indépendante de toutes les formes de gouvernement, ou véritablement à se démocratiser, puisque nous venons d’écrire le mot, en adressant aux masses, comme l’on dit, avec ses plus éloquentes consolations et ses plus sages conseils, son suprême appel aussi. Mais alors l’erreur de Lamennais n’était donc pas si profonde ? Il avait donc raison, lorsqu’il se plaignait à l’abbé Gerbet, au mois de janvier 1832, « que le pape ne sût rien des choses de ce monde, et qu’il n’eût aucune idée de l’état réel de l’Église » ? Et s’il avait raison, que signifient les anathèmes dont on charge encore aujourd’hui sa mémoire ?

Aussi ne saurait-on savoir à M. Roussel trop de gré de la conclusion de son livre. « Plaignons Lamennais, y dit-il, de n’avoir pas été à l’honneur, après avoir été si longtemps à la peine, et nous rappelant, suivant le mot de monseigneur de Lesquen, qu’il a fait beaucoup de bien à l’Église et ne lui a pas fait de mal, gardons-nous de le maudire ! Ce serait pour nous, Français et catholiques, pis qu’une simple faute contre la charité : ce serait de l’ingratitude. » C’est ce qui nous dispense d’insister sur ses dernières années. Mais ce qu’il est curieux et instructif de noter, c’est qu’en somme les conclusions du Lamennais de M. Spuller ne diffèrent qu’à peine de celles du livre de M. Roussel. Sans doute, — et on ne trouvera rien de plus naturel, — M. Spuller loue dans le Livre du peuple dans les Amschaspands et Darvands, dans les Réflexions sur les Évangiles, ce qu’au contraire M. Roussel y déplore ; et, là même où M. Roussel ne voit que le progrès croissant d’une incrédulité qu’il regrette, c’est là que M. Spuller, au contraire, voit d’année en année Lamennais s’affranchir des anciennes contraintes. Mais, au fond, n’est-ce pas la même chose qu’ils appellent de noms différents ? et sous ces noms différents, ce qu’ils s’accordent tous deux à reconnaître, n’est-ce pas, à vrai dire, la continuité, la logique intérieure, et l’unité de la vie et de la pensée de Lamennais ? Grâce au seul mouvement des idées, par cela même et par cela seul que depuis une quarantaine d’années de nouveaux événements ont jeté sur l’histoire du passé des lumières toutes nouvelles, cette espèce de contradiction qui scandalisait autrefois les amis de Lamennais, ou qui les embarrassait, a vraiment cessé d’en être une, et personne aujourd’hui n’oserait dire que Lamennais se soit renié lui-même. « Il s’est continué » ; selon le mot de M. Spuller ; « il n’a point changé », trop raide, au surplus, et trop cassant même pour être capable de changement ; et dans ses « variations » ou dans ses contradictions », il suffit qu’on y regarde assez attentivement pour ne voir enfin « qu’évolution ».

Nous pouvons maintenant nous rendre compte de l’énigme ou du paradoxe de sa réputation ; et c’est d’abord qu’aujourd’hui même encore nous retrouvons partout la trace de son influence. Un de ses amis lui reprochait une fois, — ou plutôt il ne lui reprochait pas, mais il lui faisait observer, — que le christianisme de ses Réflexions sur l’Évangile n’était pas celui de ses Réflexions sur l’Imitation et Lamennais lui répondait : « C’est que l’Imitation, comme le christianisme du moyen âge, dont elle est la plus parfaite expression, ne s’occupe que de l’individu, point de la société : elle tend à séparer les hommes des hommes par une sorte d’égoïsme spirituel, qui fait que chacun, dans la solitude et dans la quiétude, ne s’occupe que de soi, de ce qu’il appelle son salut… L’Évangile, au contraire, pousse à l’action, à tout ce qui rapproche les hommes et les dispose à concourir à une œuvre commune, qui n’est autre que la transformation de la société… Il y a un monde entre ces deux tendances et entre ces deux esprits. » Que si son œuvre a donc été, comme on l’a vu, de travailler de tout son effort au triomphe de l’esprit de l’Évangile sur l’esprit de l’Imitation, on peut dire qu’il a consacré toute sa vie à préparer la solution de l’un des plus grands problèmes du siècle. Non seulement il a mieux vu que personne le danger croissant de l’individualisme ; non seulement il a constitué le parti catholique ; et non seulement enfin il a dégagé du christianisme même l’élément démocratique, ou presque socialiste, qu’il contient en effet ; mais, à vrai dire, il a comme incorporé sa personne tout entière à une grande controverse dont l’histoire fait elle-même la partie toujours la plus vivante et presque la plus considérable de notre temps. Qu’il s’agisse de raconter l’histoire de la ruine du jansénisme et du gallicanisme, et par là du retour du catholicisme français aux idées ultramontaines, ou qu’il s’agisse d’étudier la formation du catholicisme libéral, on le trouve partout, comme encore aux origines de ce que l’on appelait, il y a seulement quelques années, du nom de socialisme chrétien. C’est quelque chose que cela, sans doute ! À quoi, s’il est permis d’ajouter que ces idées elles-mêmes n’ont pas encore épuisé toutes leurs conséquences, il est permis aussi de croire, comme nous le disions, que l’action de Lamennais n’a donc pas encore fini de s’exercer. Ce grand agitateur a eu quelque chose d’un « voyant » ; et quand son œuvre écrite s’évanouirait tout entière, sa réputation lui survivrait toujours.

 

C’est ce que j’ai tâché de montrer. J’aurais d’ailleurs voulu pouvoir le mieux montrer encore, avec plus de clarté ; mais la question est de celles qui ne sont pas près de périr ; et nous entrons dans un temps où les occasions ne manqueront pas de la reprendre. En attendant, je me suis attaché surtout, comme l’avait fait M. Spuller, à mettre en lumière la continuité de la pensée de Lamennais. Ne me pardonnera-t-on pas, si j’ai cru que cela valait mieux que de raconter une fois de plus l’histoire de sa vie ou de chercher dans son œuvre la trace, assez difficile à saisir, de son éducation et surtout de sa race ? Il était de Saint-Malo, mais La Mettrie, par exemple, l’auteur de l’Homme machine, n’en était-il pas aussi ? Et il était Breton, mais s’il y a quelque chose au monde qui diffère des Paroles d’un croyant, c’est le Diable boiteux, j’imagine, ou Gil Blas, qui sont pour tant d’un Breton aussi, et d’un Breton de Sarzeau ! I nunc ! Allons maintenant, et tâchons de définir les caractères du génie celtique !

Victor Hugo après 18305

On a si vivement reproché à M. Edmond Biré d’avoir, dans ses deux volumes sur Victor Hugo après 1830, manqué de respect à une illustre mémoire, qu’il me prend envie de le défendre un peu, — pour commencer.

Ses deux volumes abondent, j’en conviens, en anecdotes qui nous montrent un très petit homme dans un grand poète. Mais puisqu’elles sont vraies, ne serait-il pas assez plaisant que l’on s’en prît à M. Biré ? La faute en est à Hugo, d’abord, et ensuite à l’indiscrétion ou à l’intempérance de quelques-uns de ses admirateurs.

Il va sortir de vous un livre ce mois-ci,

lui disait un jour M. Vacquerie,

Une nature encor dans votre tête est née
Et le printemps aura son jumeau cette année.
Ici-bas et là-haut vous serez deux Seigneurs…

Le bon sens français ne s’accommode point aisément de ce genre d’hyperboles ; il cherche l’homme sous le dieu ; et quand il l’y trouve, je ne dirai pas qu’il s’en réjouisse, mais pourquoi ne l’y signalerait-il pas ? C’est ce que M. Biré n’a pas cru qu’il lui fût interdit de faire.

Encore, si Hugo se fut contenté, comme Vigny, comme Musset, d’être poète et romancier ! Nous ne trouverions pas mauvais, en ce cas même, ou plutôt nous trouverions bon, utile, et nécessaire que l’on cherchât dans l’histoire de sa vie le commentaire ou l’explication de son œuvre. Mais nous savons assez qu’il a voulu jouer son rôle dans l’histoire politique de son siècle ; — et il l’a joué. Refusera-t-on à M. Biré le droit d’apprécier ce rôle ? de juger l’acteur et la pièce ? d’avoir au besoin, sur la question romaine ou sur la liberté d’enseignement, une opinion qui diffère de celle de l’auteur de l’Âne ; — et de l’exprimer ? Mettons d’ailleurs, si on le veut, qu’au lieu de se tenir dédaigneusement enfermé dans sa « tour d’ivoire », ce soit l’honneur d’Hugo que de s’être mêlé de sa personne aux luttes de son temps.

Honte à qui peut chanter, tandis que Rome brûle !

Mais aussi, cet honneur se paie. Le poète rentre alors sous la loi commune. Il redevient l’un de nous. Et nous, si nous estimons qu’il a mal servi nos intérêts, la Prière pour tous ou la Tristesse d’Olympio, Booz endormi ni la Rose de l’infante ne sauraient nous empêcher de lui en demander compte. De beaux vers sont de beaux vers, mais ils ne font pas que de mauvais votes ne soient de mauvais votes.

Et des injures sont aussi des injures, en vers comme en prose ; et si personne, dans ce siècle, à l’exception de Louis Veuillot peut-être, n’en a vomi de plus grossières que Victor Hugo, disputera-t-on à ceux qu’il a si copieusement insultés le droit de s’en plaindre, ou de s’en venger ? Il n’y a pas de représailles que l’auteur des Châtiments n’ait autorisées par l’outrageuse violence de ses invectives ; et puisqu’il n’y a pas un de ses adversaires politiques, ou seulement de ses ennemis littéraires, qu’il n’ait traité « d’âne » et de « cuistre », de « coquin » et de « flibustier », de « voleur » et « d’assassin », il n’y en a pas un qu’il n’ait libéré vis-à-vis de lui de toute obligation, — je ne dis pas de courtoisie, — mais de politesse même ou d’indulgence. Patere legem quam ipse fecisti. Au mépris de sa propre dignité, s’il a fait parler à sa Muse le langage du cabaret et du bouge, il ne pourrait pas s’étonner, et bien moins s’indigner, qu’on lui répondît du même style.

Ai-je besoin de dire ici que M. Biré s’en est bien gardé ? Tout le monde n’a pas la fécondité du maître dans l’insulte, ni surtout n’en voudrait user, quand il l’aurait, s’il essayait. Mais, aussi souvent que l’occasion s’en présentait, si M. Biré a cherché la première origine des haines du poète, et s’il l’a généralement trouvée dans les griefs les plus mesquins, pourquoi ne l’aurait-il pas dit ? « Tout ce qui lui est cher », à lui, Biré, si Victor Hugo, pendant plus de trente ans, ne l’a pas seulement combattu, mais outragé, qui lui reprochera d’avoir essayé de le défendre ? et quel est ce nouveau privilège que l’on réclame ici pour l’homme qui, dans sa longue existence, n’a jamais rien oublié, ni pardonné, ni su taire… que le bien qu’on lui avait fait et les services qu’on lui avait rendus ?

Nous avions assez d’apologies d’Hugo, sans compter celle qu’il a dictée lui-même dans son Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie. Avant que la légende se formât, il était enfin temps, grand temps même, que l’on essayât de fixer la vérité de l’histoire. M. Biré a pris pour lui cette tâche difficile et ingrate. Bien loin de lui en vouloir, quiconque a plus de souci de connaître la vérité des choses que « d’admirer comme une brute », l’en remerciera donc. Et cela ne signifie pas que nous approuvions toutes ses opinions ! mais, nous l’avons dit jadis et nous le répétons, quand on n’y trouverait qu’à contredire, nul n’écrira désormais sur Victor Hugo sans être obligé de recourir au livre de M. Biré.

J’aurais d’ailleurs voulu que l’esprit de parti s’y montrât moins, en moins d’endroits, et moins ouvertement.

Par exemple, déjà, dans son premier volume, au chapitre d’Hernani, M. Biré n’avait pas oublié de noter que l’Henri III de Dumas et l’Othello de Vigny avaient précédé le drame de Victor Hugo. Mais ce qu’il avait négligé de dire, et ce qui change pourtant un peu les choses, c’est que. Marion Delorme était écrite avant Hernani, d’une part, et, de l’autre, que Cromwell avait également précédé Henri III et la traduction d’Othello. Dans son Victor Hugo après 1830, il revient à la charge. Il croit avoir retrouvé le sujet ou l’idée de Ruy Blas dans un mauvais mélodrame de Bulwer : la Dame de Lyon, jouée à Londres, nous dit-il, « cinq mois avant le jour où Victor Hugo écrivît le premier vers de Ruy Blas ». Il n’ose pas affirmer que Victor Hugo ait « démarqué » le drame de Bulwer, mais il l’insinue seulement. Et il ajoute : « Mais tandis que Bulwer avait compris que, pour rendre vraisemblable la transformation si soudaine et l’interversion si complète du rang social de son héros, il fallait placer la scène dans un pays où toutes les situations venaient d’être bouleversées » — c’est-à-dire dans la France du Directoire — Hugo, lui, « a transporté son action dans le pays, à l’époque les moins appropriés, les plus contraires même au développement de son sujet, au caractère de son héros. » Que ne dit-il en propres termes qu’Hugo, l’ayant pillé d’abord, a ensuite gâté le drame de Bulwer ?

Pourquoi faut-il cependant que, ce qu’il y a dans Ruy Blas de plus heureusement inventé ou trouvé, ce soit précisément le choix du pays et de l’époque. « Transformations soudaines », ou « interversion des rangs sociaux », rappellerai-je à M. Biré que l’histoire de notre ancien régime en est pleine, et qu’un Alberoni, qu’un Dubois, qu’un Mazarin en sont peut-être des exemples assez fameux ? Qu’il relise là-dessus son Gil Blas, ou ses Lettres persanes : « Le corps des laquais est plus respectable en France qu’ailleurs ; c’est un séminaire de grands seigneurs ; il remplit le vide des autres états… » Voilà pour « l’époque ». Mais, pour en venir maintenant au « pays », le Ruy Blas d’Hugo n’est-il pas le Fernand Valenzuela de l’histoire ? Picaro devenu Grand d’Espagne, élevé des bas emplois de la domesticité du palais, par la faveur ou le caprice d’une femme, au premier rang de la monarchie, si Valenzuela n’a pas été l’amant de la reine Marie-Anne d’Autriche, mère de Charles II, le bruit en a couru. Hugo en a retrouvé l’écho, — comme aussi bien presque tous les traits dont il a composé la physionomie de son personnage, — dans les Mémoires sur la cour et Espagne, de madame d’Aulnoy, lesquels ne sont point du tout une source qu’on doive mépriser. La valeur de Ruy Blas comme drame historique est donc tout à fait analogue, — je ne dis pas égale, — à celle du don Sanche d’Aragon ou du Cid même de Corneille, et le poète n’a pas pris avec l’histoire plus de libertés que son devancier. Supposé qu’il ait emprunté à Bulwer le sujet de son drame, le coup de génie a été justement de le dépayser ou de le transporter. Et M. Biré l’aurait bien vu s’il ne s’était pas fait une étrange illusion sur le mélodrame de Bulwer, mais surtout s’il n’avait pas cru beaucoup rabaisser Hugo en l’accusant de plagiat.

Quand en finira-t-on de cette accusation ridicule ? et quand mettra-t-on l’invention où elle est : je veux dire partout ailleurs que dans l’imagination des faits qui servent de support au drame et au roman ? M. Biré compare encore le sujet de Ruy Blas à celui des Précieuses ridicules : il trouve dans Lucrèce Borgia des réminiscences du Richard III de Shakspeare et de la Duchesse d’Amalfi, de Webster, — que Victor Hugo n’avait sans doute jamais lus. Quand il en trouverait d’autres encore, et quand Hernani lui rappellerait Cinna, — ou Ruy Blas, comme à J.-J. Weiss, le Jeu de l’amour et du hasard, — s’ensuivrait-il que les idées d’Hugo se fussent associées comme les siennes ? Pour parler de plagiat, ce n’est pas assez que de pouvoir signaler des ressemblances, même indiscutables ; il faut encore établir la réalité de la contrefaçon. Et quand on l’a établie, qu’en résulte-t-il enfin, si, comme tout le monde le sait, il n’y a presque pas une pièce de Molière, ou de Shakspeare même, dont le sujet leur appartienne en propre ? Véritablement, je regrette cette concession de M. Biré à l’un des préjugés les plus répandus, je le sais, mais aussi l’un des plus vulgaires et des plus faux qu’il y ait au monde.

Je regrette encore qu’il se soit servi de certains arguments qui ne sont pas d’assez bonne guerre, comme quand il reproche à Victor Hugo d’avoir, en 1842, « le premier en France, — le premier après Voltaire, — désiré et célébré l’agrandissement de la Prusse ». Car, enfin, avant Hugo, et avant Voltaire, il y en a d’autres aussi qui ont désiré l’agrandissement de la Prusse ou qui même y ont travaillé ; le roi Louis XV, par exemple ! Mais si cela prouve que Louis XV, Voltaire et Hugo ont manqué de sens ou de perspicacité politique, M. Biré n’insinue-t-il pas ici quelque chose de plus, et de trop ? Il nous rappelle un peu plus loin qu’en 1845 le poète, par l’intermédiaire d’Humboldt, fit parvenir au roi de Prusse un exemplaire de Notre-Dame de Paris, avec son Discours en réponse au Discours de réception de Sainte-Beuve. Quel besoin d’ajouter : « Tout le monde, du reste, dans la maison de Victor Hugo, aimait, célébrait le roi de Prusse ? » M. Biré, par hasard, a-t-il craint que nous n’eussions pas entendu sa première insinuation ? Mais il sait bien qu’en 1845 ou 1842 nous n’étions pas en 1891, et s’il le sait, pourquoi écrit-il comme s’il ne le savait pas ?

Aussi bien touchons-nous ici le grand défaut du livre de M. Biré. D’une manière générale, il a donné trop d’importance au personnage politique du poète. Il a pris trop au sérieux des prétentions dont en vingt endroits il plaisante lui-même ; qui semblent avoir été sans portée, puisqu’elles ont été sans grandes conséquences ; et, avec sa grande connaissance de l’histoire contemporaine, avec l’intérêt passionné qu’il prend aux choses de la politique, il s’est trop complaisamment étendu sur les discours ou sur les votes du pair de France et du membre des Assemblées de la seconde république. C’est là, dans cette complaisance même, bien plus que dans ses jugements, que l’on sent percer l’esprit de parti. Pour ne rien vouloir nous laisser ignorer des défaillances ou des palinodies de l’homme politique, M. Biré a vraiment trop oublié le poète, et ainsi, une biographie qui devait surtout être littéraire, se termine en brochure ou plutôt en pamphlet. Si j’ai dit que c’était le droit de M. Biré, je ne m’en dédis certes point, mais j’aurais souhaité qu’il en usât avec plus de discrétion, et j’ose l’assurer que son livre n’y eût rien perdu de son intérêt.

Ce que du moins il a très bien vu, si d’ailleurs il ne l’a pas assez dit, c’est que l’œuvre d’Hugo ne se sépare pas aisément de sa personne, et que les défauts de l’homme sont en lui, pour ainsi parler, la rançon même des qualités ou du génie du poète. Rien n’est plus triste à dire, et rien pourtant ne semble plus vrai ! Oui, s’il avait été plus capable de s’aliéner de lui-même, si son égoïsme, si son orgueil avait été moins naïf à la fois et moins démesuré, s’il n’avait pas été soixante ans la dupe et quelquefois la victime de son imagination grossissante, de ce que Sainte-Beuve appelait « son fastueux et son pomposo », je doute qu’il eût été le poète qu’il fut. Eût-il écrit les Châtiments s’il avait eu des rancunes moins tenaces ? Et si seulement enfin il avait été moins avide de popularité, moins soucieux d’être toujours du « côté du succès », de ne jamais perdre en aucun temps le contact de l’opinion, sans doute, il aurait changé moins souvent de partis et de brigues, et on ne l’aurait pas vu légitimiste, orléaniste, bonapartiste, républicain tour à tour, mais il n’aurait pas été non plus le poète des « idées communes » de son siècle ; et, son œuvre, moins banale, — ou, si l’on veut, moins accessible à tous, — ne serait pas assurée contre l’injure du temps justement par ce qu’elle contient d’éloquentes ou de splendides banalités.

À la place de M. Biré, c’est sur cette complaisance d’Hugo pour les « idées communes » que j’aurais d’abord insisté, comme formant l’un des traits à la fois de son caractère et de son génie poétique. Nul moins qu’Hugo n’a eu l’horreur de penser ou plutôt de sentir comme tout le monde, avec les masses, pour ainsi parler ; et, en prose comme en vers, nul n’a fait de plus belles variations sur des thèmes apparemment plus usés. Relisez la Prière pour tous, ou la Tristesse d’Olympio, ou les Mages : je vous défie bien d’y trouver un sentiment ou une idée qui ne soient pas la banalité même :

Que peu de temps suffit pour changer toutes choses ;
Nature au front serein, comme vous oubliez !
Et comme vous brisez, dans vos métamorphoses
Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés…

ou encore :

Quoi donc, c’est vainement qu’ici nous nous aimâmes,
Nous y sommes venus, d’autres y vont venir,
Et le songe qu’avaient ébauché nos deux âmes,
Ils le continueront sans pouvoir le finir !

Il n’y a là d’Hugo, comme aussi bien dans la pièce entière, que l’accent, le mouvement, les images ; mais les sentiments et les idées nous appartiennent à tous, pour les avoir tous éprouvés ; et c’est ce qui en prolonge la résonance comme à l’infini dans nos cœurs. Avec une voix plus puissante et une plus longue haleine, le poète ici chante à l’unisson de tout le monde, et il sait bien qu’avec le triomphe de son art là est le secret de sa force.

Mais ne voyez-vous pas aussi que là est la condition de son succès ? Malheur à lui s’il voulait penser ou sentir seul ! Pour qu’il nous enchante ou qu’il nous étonne, il faut que nous le soutenions, et lui, pour que nous le soutenions, il faut qu’il nous caresse et qu’il nous flatte. Ainsi fait-il ! et de là, son souci de l’opinion ; de là, dans son œuvre, tant de pièces de « circonstance », — l’événement du jour transposé sur le mode lyrique ; — de là, aussi, dans sa vie, tant de défaillances et de palinodies. Il suit son siècle, comme autrefois Voltaire, ou plutôt il va où l’entraîne la foule. Ses opinions politiques, religieuses, philosophiques ont quelque chose de l’inconstance des opinions populaires, irraisonnées, presque instinctives, extrêmes surtout comme elles. Et à cet égard j’ose dire que si quelqu’un, dans notre langue, a donné le modèle d’une poésie démocratique et révolutionnaire, c’est lui. N’est-ce pas quelque chose, que l’on peut bien ne pas aimer, j’y consens, mais pourtant quelque chose, et quelque chose d’assez grand ?

Comment cependant a-t-il pu se défendre de la vulgarité ? Car c’était là l’écueil ; et s’il ne s’en est pas toujours défendu, — je veux dire s’il y a bien de la grossièreté, bien du rabâchage aussi dans son œuvre, — il n’en demeure pas moins l’un des plus grands poètes que le monde ait connus, et l’un des plus originaux. Il le doit à la qualité de son imagination visionnaire, à la fécondité de son invention verbale, à l’ampleur encore de sa rhétorique, aux ressources infinies de sa virtuosité. Si tous les sujets lui sont bons, jusqu’à lui être indifférents, c’est qu’il n’y en a pas de si banal dont il ne sache tirer des effets qui ne sont qu’à lui… Mais la vraie raison, je crois la voir surtout dans ce que l’on appelle à bon droit son égoïsme ou son orgueil, ou, si l’on veut, dans l’excès même de sa personnalité.

Nous l’avons dit plus d’une fois : il semble qu’en vérité l’excès de l’individualisme ou l’hypertrophie de la personnalité soit l’une au moins des sources ou des conditions du lyrisme ; et n’est-ce pas pour cela que, dans le siècle où nous sommes, drame ou roman, histoire ou critique même, le lyrisme a tout renouvelé d’abord, tout envahi, et tout dénaturé ? Prenez Goethe, prenez Byron, prenez Rousseau : si différents qu’ils soient les uns des autres, ils ont ce trait de commun entre eux qu’ils n’ont aimé, qu’ils n’ont connu, qu’ils n’ont vu qu’eux-mêmes au monde, et qu’en eux-mêmes, sous les noms de Saint-Preux, de don Juan, de Werther, ils n’ont pris d’intérêt qu’aux aventures de leur sensibilité. Ainsi d’Hugo : « Lui toujours, lui partout ! » et si peut-être jamais le Moi ne s’est plus largement ni plus splendidement étalé que dans son œuvre, — jusque dans les parties épiques ou dramatiques de son œuvre, dans Ruy Blas ou dans Hernani comme dans les Misérables et dans la Légende des siècles, — c’est par là, qu’il est et pour cela, dirai-je le plus grand ? mais le moins intermittent et le plus continu de nos lyriques.

Ce que l’on lui donne donc, ou ce qu’il emprunte, ou ce qu’il tire du patrimoine et du trésor commun, il se l’approprie, il se le convertit en sang et en nourriture, sans en avoir à personne d’obligation ni de reconnaissance, puisqu’à vrai dire il ne se souvient plus de l’avoir pris, emprunté, ou reçu. Par un autre effet de la même cause, tout ce que les suggestions des sens, ce que son intérêt, ce que sa colère ou les fumées de son amour-propre lui dictent, il le dit, il le laisse échapper, sans plus d’égards aux convenances qu’aux règles, à sa propre dignité qu’au bon sens, à la vérité même qu’à la logique. Il y va pour lui d’être ou de ne pas être ; et critiquer un drame où il a comme engagé sa propre conception de l’amour, de l’honneur, de la justice, lui refuser ou lui marchander ce qu’il a décidé qui lui convenait, c’est en quelque sorte l’atteindre ou le blesser aux sources de la vie, attenter aux droits de son Moi, outrager enfin le Dieu qu’il s’en est fait. Mais c’est aussi le frapper aux sources de l’inspiration et les faire jaillir :

Ô drapeaux du passé, si beaux dans nos histoires,
Drapeaux de tous nos preux et de toutes nos gloires
               Redoutés du fuyard,
Percés, troués, criblés, sans peur et sans reproche,
Vous qui dans vos lambeaux mêlez le sang de Hoche
               Et le sang de Bayard.

S’il a suffi qu’on ne lui donnât pas un portefeuille de ministre, et ainsi qu’on irritât la plaie vive de sa vanité pour qu’il trouvât ces vers, son génie a donc la même origine que son égoïsme ou que son orgueil ; ce qu’il y a de plus beau dans son œuvre est donc solidaire de ce qu’il y a de plus puéril et de plus insupportable à la fois dans son caractère ; et, assurément, nous ne devons pas excuser ceci sur cela, mais nous devons pourtant subordonner l’histoire de sa vie au commentaire de son œuvre.

Je me contente ici d’indiquer le thème : un autre le développera, l’élargira. Il montrera sans peine que, si Victor Hugo avait eu l’âme plus haute, et en quelque manière plus dégagée des sens, moins esclave des réalités, son vers, le vers des Orientales, celui des Contemplations et de la Légende des siècles, n’aurait sans doute pas les qualités extraordinaires de relief, et de précision jusque dans l’obscur, qui le distinguent du vers philosophique et laborieux de Vigny, du vers souvent si éloquent, mais si peu plastique de Musset, du vers ondoyant et amorphe de Lamartine. Qui donc encore a dit des Chansons des rues et des bois qu’elles étaient « le plus bel animal de la langue française » ? Mais le seraient-elles si la pensée d’Hugo s’était habituellement nourrie de préoccupations plus pures ? Ou bien encore, entre tous nos grands poètes, croyez-vous qu’il fût celui qui peut-être a le plus éloquemment exprimé la terreur, et l’horreur, et la peur de la mort, s’il avait moins aimé la vie, et de la vie ce qu’elle avait de plus matériel ?

C’est ce que j’aurais voulu que M. Biré nous montrât surtout dans son livre, dont il n’eût eu, comme on le voit peut-être maintenant, sans en presque rien retrancher, qu’à changer ou à intervertir la disposition. Tel qu’il l’a conçu, je ne dis pas d’ailleurs qu’il en soit moins piquant, ni même moins utile. Les anecdotes caractéristiques y abondent : sur Hugo lui-même, sur les circonstances de la publication de ses œuvres, sur ses familiers, sur ses contemporains, sur ses rivaux de gloire et de popularité. On ne connaît pas mieux que M. Biré l’histoire secrète du romantisme ; on n’est pas plus curieux de l’information précise et du document authentique ; on n’est pas plus heureux en trouvailles. M. Adolphe Jullien, dont nous attendons impatiemment l’ouvrage sur le Romantisme et l’éditeur Renduel, lui a communiqué les « traités » de Victor Hugo, et M. Biré en a tiré des renseignements du plus vif intérêt. Une famille d’Angers, la famille Pavie, étroitement mêlée à l’histoire du romantisme, lui a permis de puiser librement dans ses « cartons », tous pleins de lettres d’Hugo, de madame Hugo, de Sainte-Beuve, de David d’Angers… qui encore ? Et de tous ces documents, choisis et présentés avec son industrie habituelle, contrôlés par la rigueur de sa méthode, commentés enfin avec son ordinaire malice, M. Biré a formé les deux volumes les plus amusants… si l’on n’éprouvait toujours quelque tristesse de ne pouvoir estimer ni aimer un grand poète autant qu’on l’admire. Qu’il nous pardonne après cela si nous avons trouvé que la littérature n’y tenait pas assez de place, et qu’au contraire de ce que nous attendions, les œuvres n’y servaient que de prétexte à raconter l’histoire de la vie d’Hugo !

Il est entre autres une petite question que j’aurais bien aimé qu’il effleurât au moins : c’est celle de la langue et de « l’impeccabilité » du style de Victor Hugo. Dans ses plus grands excès, Victor Hugo passe pour avoir toujours respecté la langue, et tandis que l’on se complaît à relever chez Lamartine des négligences ou des incorrections qui n’en sont point souvent, il est admis qu’on en chercherait vainement dans l’œuvre entière d’Hugo. Qu’en pense M. Biré ?

Que pense-t-il de cette phrase, qu’il a lui-même citée pour en faire la conclusion de son livre : « Il est, — dit Hugo dans la préface de l’édition définitive de ses Œuvres, — il est un don suprême qui se fait souvent seul, qui n’en exige aucun autre, qui quelquefois reste caché, et qui a d’autant plus de force qu’il est plus renfermé. Ce don, c’est l’estime. » Oserai-je avouer que je n’entends pas bien ce que c’est que ce don, « qui se fait souvent seul », et qui, tout « suprême » qu’il soit, cependant « n’en exige aucun autre ». Mais pourquoi a-t-il « d’autant plus de force » qu’il est « plus renfermé » ? c’est ce que j’entends encore moins. On dira que le poète était bien vieux alors ? Prenons-le donc dans sa jeunesse et lisons les Deux îles :

Il est deux îles dont un monde
Sépare les doux océans.

Cela veut-il dire qu’il y aurait quelque part deux îles séparées des deux océans par un monde ? On est tenté de le croire d’abord. Mais comme il s’agit de la Corse et de Sainte-Hélène, il faut entendre que les deux îles, avec les deux océans qui les baignent, sont séparées l’une de l’autre par le continent africain. C’est une amphibologie bien caractérisée.

L’air était plein d’encens, et les prés de verdures
Quand il revit ces lieux, où par tant de blessures,
               Son cœur s’est répandu :

il faudrait, si je ne me trompe :

Où son cœur s’était répandu ;

comme l’on dit : « Il faisait beau quand je revis les lieux où s’était écoulée ma jeunesse ». Hugo lui-même, nous le savons, aimait à « éplucher » ainsi Corneille et surtout Racine, — Racine, dont il a presque aussi mal parlé que M. Vacquerie ! Mais aimez-vous encore beaucoup ces vers, et pourriez-vous me les expliquer :

Quand notre âme, en rêvant, descend dans nos entrailles,
Comptant dans notre cœur, qu’enfin la glace atteint,
………………………………………………………
Chaque douleur tombée et chaque songe éteint ?

Musset, à qui l’on reproche aigrement l’incohérence de ses métaphores, n’en a pas au moins de plus bizarre que celle de cette âme qui descend dans les entrailles et qui, je ne sais comment, y rencontre le cœur ; — et voilà bien des affaires pour dire : « Quand nous repassons en mémoire les jours que nous avons vécus !… »

En tout cas, puisque je n’ai pas rougi de proposer la question, je voudrais qu’on prît la peine de l’étudier quelque jour d’un peu près. Il y a des Lexiques de la langue de Molière : n’en pourrait-on pas dresser un de la langue d’Hugo ? On ne négligerait pas aussi, par la même occasion, d’étudier ses rimes, que peut-être on ne trouverait pas aussi riches ni aussi neuves que l’a prétendu Théodore de Banville dans un petit traité de versification, qui est un chef-d’œuvre d’humour en même temps que de flatterie à l’adresse du maître. Et peut-être qu’après tout, le problème ne serait pas moins intéressant que de rechercher ce que Victor Hugo n’a pas répondu, le 21 mai 1850, à une voix de droite qui l’interrompait. Il apprenait ses discours par cœur.

Que si maintenant quelqu’un nous reprochait qu’au lieu de prendre le livre de M. Biré pour ce qu’il est, nous lui offrons, en en rendant compte, un moyen de le refaire, la réponse est facile. Il y a, comme on disait jadis, une « constitution » des sujets, et par suite, il y a une manière de les traiter qui est telle, que toute autre est moins bonne, comme étant moins conforme à cette « constitution ». En fait, si quelques-uns de nous s’intéressent encore au personnage politique de Victor Hugo, nous sommes les derniers ; il faut bien le savoir ; et déjà les jeunes gens ne voient plus en lui que le poète. Ils ont raison ; car ni l’histoire ne serait possible, ni la vie même ne serait tenable, si les générations nouvelles héritaient fidèlement des moindres rancunes de celles qui les ont précédées. Mais, au contraire, puisque, aussi longtemps que durera la langue française, on continuera de lire et d’étudier l’œuvre de Victor Hugo, il ne nous faut dès à présent retenir de sa vie que ce qui importe à l’intelligence de son œuvre, et n’y rien chercher de plus que les raisons de ce qui nous choque ou de ce que nous admirons dans son œuvre. Pour justifier un jour l’un des hommes qui sans doute ont le plus insolemment foulé aux pieds tous les droits de l’humanité, — mais dont les intérêts anglais ne perdront pas de sitôt la mémoire, — Clive, ou Warren Hastings peut-être, Macaulay a quelque part écrit que les « hommes extraordinaires, qui ont accompli des choses extraordinaires, ont droit à une mesure d’indulgence extraordinaire ». Je ne voudrais pas aller jusque-là ! Quelques devoirs sont les mêmes pour tous les hommes ; et surtout si l’on considère combien la différence est petite, souvent, d’un homme « extraordinaire » à celui qui l’est moins. Pouvons-nous cependant parler d’Hugo ou de Lamartine comme on ferait d’un membre quelconque de nos Assemblées délibérantes ? de ceux qui n’ont vécu que par et pour la politique ? et ne devons-nous pas, en dépit de nous-mêmes, essayer de prévenir et de préparer le jugement de la postérité ? C’est le scrupule qu’en terminant je soumets à M. Biré ; — et j’espère qu’il ne le trouvera pas contradictoire au souci que j’ai eu, en commençant, de revendiquer pour lui le droit d’être un peu partial ?

Octave Feuillet

Peu d’écrivains, au cours d’une carrière de près d’un demi-siècle, ont remporté plus de succès, de plus flatteurs, de plus glorieux, — de plus légitimes aussi, — que l’auteur du Roman d’un jeune homme pauvre, de Sibylle, de Monsieur de Camors, de Julia de Trécœur, du Journal d’une femme, de la Morte ; et cependant peu d’écrivains, jusqu’à leur dernier jour, ou jusqu’au lendemain même de leur mort, ont trouvé la critique plus malveillante, plus hostile, et, disons le mot, plus injuste…

Je ne fais point allusion à ceux de ses rivaux, ou de ses successeurs, qui, comme l’auteur de la Bête humaine, ont cru l’avoir jugé d’un mot, en l’appelant, celui-là : « le Musset des familles », ou celui-ci : « l’auteur favori de l’impératrice Eugénie ». Nous reviendrons dans un instant sur « le Musset des familles ». Mais si ce n’est pas, sans doute, une preuve de talent que de savoir plaire aux impératrices, en serait-ce donc une que de les offenser, comme on a fait depuis, elle et tout leur sexe, dans la préférence qu’il est naturel, — et même heureux, — qu’elles donnent à ce qui est noble sur ce qui est vulgaire, à ce qui est distingué sur ce qui l’est moins, à ce qui est « propre » sur ce qui ne l’est pas ? Cette manière d’envelopper la réputation d’un écrivain dans la disgrâce d’une femme malheureuse et d’un régime tombé, a d’ailleurs quelque chose de niais et de perfide à la fois, qui ne mérite pas seulement qu’on y réponde…

Mais ce sont les critiques eux-mêmes qui, pendant quarante ans, ont affecté de marchander à Octave Feuillet tout ce qu’ils prodiguaient d’éloges plus qu’excessifs aux Flaubert, aux Goncourt, aux Feydeau, et qui, même en le louant, n’ont pu se tenir de mêler, à ce que la force de la vérité leur arrachait en dépit d’eux, je ne sais quelle expression de mécontentement ou de mauvaise humeur. C’est Sainte-Beuve, non plus le Sainte-Beuve des Consolations et Volupté, mais un Sainte-Beuve revenu du monde, le Sainte-Beuve bourgeois et quelque peu cynique des Nouveaux lundis, qui a jadis écrit, sur l’Histoire de Sibylle, deux longs et venimeux articles, où il reprochait à Feuillet non seulement son succès, mais la nature de ce succès, — comme s’il en eût lui-même encore été jaloux, — et jusqu’aux « équipages de ses élégantes lectrices ». C’est Edmond Scherer qui s’étonnait, qui s’indignait que l’auteur de Bellah, de la Petite Comtesse, du Roman d’un jeune homme pauvre, de Sibylle, osât, comme il disait, « se poser en romancier » ; et, depuis lors, ce qu’il y avait, je ne dis pas d’outré, mais d’impertinent dans ce jugement, ni Monsieur de Camors, ni Julia de Trécœur, ni le Journal d’une femme, ne lui ont inspiré, que je sache, le désir de l’atténuer ou de le rétracter. Il préférait les Confidences d’un joueur de clarinette ! Plus près de nous encore, après l’Histoire d’une Parisienne, après la Veuve, après la Morte, ai-je besoin de rappeler à ses lecteurs comment M. Lemaître a parlé d’Octave Feuillet ? avec autant de légèreté que d’esprit, mais avec moins d’esprit que d’injustice, et sans une parcelle de cette sympathie dont il nous reproche de manquer quand nous parlons, nous, de la Terre ou du Rêve. Et l’autre jour, enfin, dans une petite note du Temps, tout ce que M. France voulait bien accorder à Feuillet, c’était que ses romans, datés comme ils sont du « règne de la crinoline », revivraient peut-être avec elle, quand ils auront comme elle, ainsi que les « paniers » et que les « falbalas », à défaut d’autre charme, celui des choses pour toujours passées. Est-ce que, par hasard, aux romans d’Octave Feuillet M. France, aussi lui, préférerait ceux de M. Fernand Calmettes et de madame Jane Dieulafoy ?

Non pas qu’à notre tour, en rendant à Octave Feuillet l’hommage que nous lui devons, nous nous proposions de nous aveugler volontairement sur ses défauts, ni même que notre amitié, qui fut grande pour lui, se croie tenue de les passer sous silence. Aussi bien que personne, nous savons, — et nous le disons tout de suite, — qu’une partie de son œuvre est déjà caduque, et ni d’Onesta ni de Bellah, ni même du Roman d’un jeune homme pauvre, nous ne faisons plus d’estime ou de cas qu’il ne faut. Son théâtre non plus, — nous le craignons du moins, — ne lui survivra guère, ni la Tentation, ni la Belle au bois dormant, ni Montjoie, ni Julie, ni le Sphinx. Faut-il seulement faire exception pour le Village, pour le Cheveu blanc, pour le Cas de conscience, et la valeur proprement dramatique n’en est-elle pas très inférieure à la valeur morale ?… Mais, après tout cela, ce que nous osons bien dire, et ce que nous allons essayer de montrer, c’est que peu de romanciers ont mieux connu le « monde » ; c’est que nul, dans notre siècle, n’a mieux peint la femme, — non pas même l’auteur de Valentine et d’Indiana, qui ne connut en réalité que madame Sand ; — et nul surtout, depuis Prévost ou depuis Racine même, n’a su le secret, en faisant servir le roman à de plus nobles usages, de nous conter en même temps, dans une langue d’abord plus précieuse ou plus nerveuse, et ensuite plus ferme et plus simple, mais toujours élégante et aisée, de plus jolies, de plus hardies, de plus tragiques histoires d’amour.

I

Je ne parlerai pas de l’homme. Il n’a point caché sa vie, mais il ne l’a pas étalée non plus ; et, pour me servir de ses propres expressions, « l’un des mérites comme l’un des bonheurs en fut d’être obscure ». Je n’insisterai pas davantage sur les premiers essais de l’écrivain. Il suffit de savoir que, lorsque Feuillet débuta, aux environs de 1846, le romantisme, encore que mal remis du retentissant échec des Burgraves, régnait pourtant toujours. Et, en effet, ce n’était pas Scribe ou Ponsard dont l’influence pouvait contrebalancer celle des Dumas et des Hugo, des Balzac et des George Sand, des Musset et des Mérimée. Il y avait d’ailleurs en Feuillet un goût inné de la distinction, et, quoiqu’il n’eût pas été bercé « sur les genoux d’une duchesse », il y avait une habitude naturelle d’esprit, si je puis ainsi dire, déjà trop aristocratique, pour qu’il pût s’accommoder de ce que les ennemis du romantisme, en ce temps-là, mêlaient à leur solide et louable bon sens, d’inélégance, de lourdeur, et même de vulgarité. Comme tous les jeunes gens, Feuillet commença donc par imiter les maîtres qu’il avait admirés du fond de sa province ou qu’il avait lus en cachette au lycée : George Sand, dans Onesta, sa première nouvelle ; Musset, dans le Fruit défendu, dans Alix, qu’on lit encore avec plaisir, dans Rédemption, — qui est sa Marion Delorme ou sa Dame aux camélias, — dans le Pour et le Contre, dans le Cheveu blanc ; Balzac enfin ou Jules Sandeau dans Bellah, son premier roman, ressouvenir à peine déguisé des Chouans et de Mademoiselle de La Seiglière. Entre tous ses récits, disons-le pour n’y plus revenir, Bellah est le seul, comme l’a fait jadis observer M. Montégut, où Feuillet n’ait rien mis de lui-même ; le seul dont on ne voit pas qu’il ait eu des raisons de l’écrire.

L’influence de Sandeau se retrouve encore dans le Roman d’un jeune homme pauvre, et même beaucoup plus tard, jusqu’en 1865, dans la Belle au bois dormant. Si l’on y ajoute l’influence de Scribe, aisément reconnaissable dans une petite comédie : Péril en la demeure, qu’on ne croirait jamais qui fût de l’auteur de Sibylle et de Monsieur de Camors, on aura dit, je pense, tout ce que Feuillet dut à ses prédécesseurs, — et on peut commencer de l’étudier dans la partie vraiment originale et vraiment personnelle de son œuvre.

Sans parler, en effet, de ceux qui, comme ils le disent en leur style, n’ont voulu voir dans son œuvre entière qu’un « délayage de Musset et de George Sand », a-t-on bien assez remarqué ce qu’il y a déjà de lui, qui n’appartient qu’à lui, dans quelques-unes de ces « imitations » ? et, pour quelques autres — la Crise, par exemple, ou l’Ermitage, ou la Clef d’or, ou le Village, l’Urne même et Dalila surtout — a-t-on bien assez loué ce qu’elles avaient alors de tout à fait neuf ? « Commérages, bavardages, menus propos, petites manières de toutes sortes de gens », ni Musset dans ses proverbes, ni George Sand dans ses romans, ne les avaient ainsi rendus au naturel, avec cette aisance et cette vérité, avec cette justesse d’accent et ce bonheur d’imitation. George Sand et Musset étaient peut-être au-dessus, mais ils étaient en dehors du ton ; et les clercs de notaire parlaient chez eux comme des poètes, mais quelquefois aussi les marquis comme des confiseurs. Autre mérite, à nos yeux, et mérite qu’on chercherait en vain dans les proverbes de Musset ou dans les comédies mêmes de Marivaux, — car que signifie Arlequin poli par l’amour et à quoi dirons-nous bien que riment les Caprices de Marianne ? — chacune de ces petites pièces avait un sens ; elle tendait, sans en avoir l’air, à prouver quelque chose ; et, sans qu’on y prît garde, elle le prouvait. Enfin une même idée, que nous retrouverons dans Sibylle et jusque dans la Morte, reliait entre elles ces « esquisses » ou ces « études » de la vie mondaine… Mais en insistant, je craindrais de donner à la Crise ou à l’Urne plus d’importance que l’auteur ne leur en attribuait lui-même. Je craindrais surtout d’imiter ces critiques, dont quelques-uns, en louant les Scènes et Proverbes, n’y ont cherché, en vérité, qu’un prétexte à déprécier ses romans.

Comme si, cependant, quelques qualités qu’on apprécie dans les Scènes et Proverbes, ce n’était pas les mêmes qu’on retrouve dans la Petite Comtesse, dans le Roman d’un jeune homme pauvre, dans l’Histoire de Sibylle ! Elles y sont seulement plus apparentes et plus fortes. C’est ainsi que le style, plus franc et plus direct, y est déjà presque entièrement dépouillé de ce qu’il avait encore d’affectation ou d’afféterie même, dans l’Ermitage par exemple, ou la Partie de dames. La rapidité n’en a plus rien de romantique : peu de portraits, peu de descriptions, à peine quelques dissertations ; mais des faits, des sentiments ; et les personnages presque uniquement caractérisés par leurs discours ou par leurs actions. Notons et retenons ce point. Si le dialogue est une partie considérable de l’art du romancier, et si peut-être il n’y a rien de plus rare que le talent de le faire servir à la peinture des caractères, aucun romancier contemporain, — je dis aucun, ni George Sand, ni Balzac, — ne l’a possédé chez nous au même degré que Feuillet ; et la Petite Comtesse ou le Roman d’un jeune homme pauvre en sont déjà la preuve. Ces premiers romans témoignaient encore d’un art de traiter, ou, comme on disait jadis, de manier les passions, presque plus rare que celui de les faire parler. S’il n’y avait de l’inexpliqué dans la Petite Comtesse, et trop de sentimentalisme ou de convention dans le Roman d’un jeune homme pauvre, mais surtout si la pauvreté passagère et trop dorée du héros ne mentait, en quelque sorte, au titre de ce roman célèbre, — « le plus grand succès de larmes » du xixe  siècle, — Feuillet, dès ce temps-là, n’eût eu qu’à se recommencer. Mais aussi bien ou mieux que personne, il savait ou il sentait ce qui lui manquait encore. Il savait aussi ce qu’il lui fallait faire pour l’acquérir ; et dans l’intervalle des six ans qui séparent le Roman d’un jeune homme pauvre et la Petite Comtesse de l’Histoire de Sibylle, c’est à quoi, sans se laisser ni décourager par la critique, ni étourdir par le succès, il allait travailler.

Il avait l’imagination naturellement romanesque et le tour d’esprit volontiers optimiste. Ce sont deux choses qui vont assez habituellement ensemble : ce sont deux mots aussi qui demandent qu’on les explique un peu ; — et surtout le premier. Puisque nous ne voyons pas, en effet, que l’on reproche à une comédie d’être trop « comique », d’où vient que l’on blâme un roman d’être trop « romanesque » ? et cela ne serait-il pas presque plus contradictoire encore que plaisant. Pourquoi nos romanciers ne se défendent-ils aujourd’hui de rien tant que d’être « romanesques » ? Pourquoi ce mot, lui tout seul, emporte-t-il je ne sais quelle idée de ridicule ? Et s’il y a sans doute plus d’une manière d’être « romanesque » ; s’il y en a même beaucoup ; si celle de George Sand dans Indiana ou dans Valentine diffère de celle de Balzac dans la Dernière incarnation de Vautrin, ou si celle de Dumas dans les Trois Mousquetaires n’est pas celle de Sandeau dans la Maison de Penarvan, n’y en a-t-il pas une bonne ? plus d’une, peut-être ? Et, quand on a dit de Feuillet qu’il avait l’imagination romanesque, est-ce assez ? ou même qu’en a-t-on dit ? Mais, ce qu’il faut savoir, c’est en quoi le romanesque a consisté pour lui, et rien n’est plus facile, puisqu’il a lui-même pris soin de nous l’apprendre.

Je crois bien qu’en effet il songeait moins à Scribe qu’à lui-même quand il s’exprimait ainsi, dans son Discours de réception à l’Académie française :

« Ce qui répugnait à Scribe, ce qui lui semblait dangereux et haïssable, c’était l’exagération vaine, la chimère, l’affectation, le faux ; c’était la fantaisie substituée à la morale ; c’était la passion érigée en maîtresse vertu, en devoir suprême, en règle unique de la vie. Mais autant que personne, il avait dans le cœur et dans l’esprit l’intelligence bienveillante, l’amour même, et le culte de ces sentiments désintéressés, de ces délicatesses exquises, de ces nobles exaltations qui forment, dans une région supérieure au devoir lui-même, le domaine de la beauté morale ; mais autant que personne il savait qu’il y a dans les limites du vrai et du possible, un idéal généreux, qui est le romanesque des honnêtes gens ; et cet idéal, il le propose, il le recommande sans cesse à ceux qui peuvent être tentés de le méconnaître ou de le dédaigner. »

N’est-ce pas lui visiblement, n’est-ce pas l’esprit de son œuvre qu’il définissait en ces termes, et non pas, — quoi qu’il en crût peut-être, — la nature d’imagination de l’auteur de la Camaraderie ? C’est l’Ermitage et la Clef d’or qui sont ce « romanesque des honnêtes gens », et non pas Bataille de Dames. C’est le Roman d’un jeune homme pauvre ; ce n’est pas le Domino noir ou Piquillo Alliaga. C’est lui, Feuillet, — avec Augier, dont la Gabrielle est de 1849, et avant Flaubert, — qui a dénoncé le premier « l’exagération vaine, la chimère, le faux, l’affectation, la passion érigée en devoir suprême ou en règle de la vie », et généralement ce qu’il y avait, dans l’esthétique du romantisme, de plus dangereux encore pour la morale des honnêtes gens que pour la littérature. Ce « romanesque » a, en un mot, commencé la déroute du « romantisme » ; et quand on lui reproche d’être ou d’avoir été trop « romanesque », nous, au contraire, nous l’en louons, si par hasard c’est cela qu’on veut dire ! Ô duperie des mots, et fureur de « blasonner » les gens ! Si nous avons quelque chose dans notre littérature qui ressemble aux petits chefs-d’œuvre du naturalisme hollandais, à quelque Miéris ou à quelque Gérard Dow, — pour la familiarité de la donnée, pour l’intimité du caractère, pour le fini de l’exécution — c’est le Village, où Feuillet a si bien exprimé qu’il peut y avoir de poésie cachée, sous la règle, et dans l’uniformité d’une humble destinée provinciale. Et ce n’est pas un hasard, ce n’est pas une rencontre ; et c’est ainsi qu’il a toujours entendu le « romanesque » ; et j’en trouve encore la preuve, bien des années plus tard, dans ce passage du Journal d’une femme :

« Ah ! mon Dieu ! ce n’est pas contre les idées romanesques qu’il faut mettre en garde la génération présente… le danger n’est pas là pour le moment… Et puis, je ne comprends pas cette manie qu’on a d’opposer toujours la passion au devoir, — la passion par-ci, le devoir par-là, — comme si l’un était nécessairement le contraire de l’autre… Mais on peut mettre la passion dans le devoir… et non seulement on le peut, mais on le doit… car le devoir tout seul est bien sec, je vous assure… Vous dites qu’il n’est pas poétique ?.. C’est parfaitement mon avis… mais il faut qu’il le devienne pour qu’on ait du plaisir à le pratiquer… et c’est précisément à poétiser le vulgaire devoir, que servent ces dispositions romanesques contre lesquelles on lance l’anathème. »

C’est une grand-mère qui parle, à des jeunes gens, à des jeunes filles, et son langage aisé n’a pas sans doute la précision ni le pédantisme de celui d’un théoricien du romanesque, mais on entend assez ce qu’elle veut dire ; et elle le dit assez clairement pour que ce soit le romancier qui parle par sa bouche.

Le romanesque et l’optimisme ont donc consisté pour Feuillet, non point du tout à croire qu’une providence, une fortune, ou un hasard propice finissaient toujours pas « arranger » les choses, puisque personne, à vrai dire, n’a écrit des romans plus tragiques, dont les dénouements soient plus cruels, sanglants, et irréparables. Sous ce rapport, aux romans de Balzac, les romans de Feuillet sont à peu près ce que sont les tragédies de Corneille aux comédies de Molière : ils sont aux romans de George Sand, — qui finissent presque toujours trop bien, par quelque bon mariage ou par quelque adultère confortable, — ce que la tragédie de Racine est aux comédies de Marivaux. N’est-ce pas dire encore que le romanesque n’a pas non plus consisté pour lui dans l’extraordinaire des aventures ou dans l’invraisemblance des événements : — si de même que le Village en effet, la Crise, l’Ermitage, la Clef d’or sont des scènes de la vie réelle ; — ni dans l’idéalisation des personnages : — si M. de Camors ou M. de Maurescamp, par exemple, dans l’Histoire d’une Parisienne, pour ne rien dire de madame de Campvallon, de Julia de Trécœur, ou de Sabine Tallevaut, dans la Morte, ne sont pas très éloignés d’être de simples criminels ? Ou bien le trouverait-on « romanesque » peut-être, d’avoir mis en scène dans ses romans tant de comtesses et tant de marquis, au lieu de chefs de gare et de demoiselles de magasin ?… Mais tout ce qu’il faut dire, c’est qu’il a commencé par croire la vie plus facile et l’humanité meilleure qu’elles ne le sont ; le devoir plus agréable ; et la passion plus aisée, je ne dis pas précisément à vaincre, mais à diriger.

Sainte-Beuve l’avait assez bien démêlé, qu’une part au moins de son « romanesque », l’auteur de la Petite Comtesse et des Scènes et Proverbes la tenait « de l’éducation première qu’il avait reçue, de son milieu d’enfance et de jeunesse, de l’ensemble de ses habitudes et de ses mœurs ». Il voulait dire, et, en somme, il disait que, pour écrire le vrai « roman d’un jeune homme pauvre », ce qui manquait surtout à Feuillet, c’était d’avoir éprouvé lui-même, ou coudoyé la vraie pauvreté, celle que les hommes secourent, mais qu’ils ne haïssent pas moins à l’égal d’un vice. Dans ce milieu « bourgeois et distingué » que fréquentait l’auteur, s’il avait été, par là même, préservé de bien des contacts, il avait été privé de plus d’un sujet d’observation et de bien des occasions d’expérience. À peine même pouvait-on dire qu’il eût traversé « la vie littéraire », la vie de bohème ; et tout ce que ses aristocratiques modèles avaient déployé devant lui de grâces apprises et de beaux sentiments convenus, s’il n’en avait pas été la dupe, comme on le devinait à la légère et piquante ironie de sa manière, on pouvait craindre qu’il ne le devînt. C’est ce qu’il comprit, et sans changer de modèles, il étudia de plus près, d’un œil toujours charmé, mais déjà plus attentif, ceux qu’il avait accoutumé d’imiter, et que d’ailleurs il ne devait jamais cesser de préférer aux autres. Il était ainsi fait qu’il aimait mieux les salons que les bouges, et je dirai tout à l’heure ce que nous avons gagné, nous qui le lisons, à cette préférence. Mais au lieu de se jouer à la superficie des choses, il attacha son observation aux drames éternellement humains, qui se jouent entre marquis et baronnes, comme entre couturières et mécaniciens. Il vit qu’un sourire, une rougeur, un air de tête, une épigramme trahissaient quelquefois plus d’ardeur, ou de violence même de passion, que n’en expriment, dans un autre monde, les interjections, les larmes ou les injures. Et de la peinture de ces passions, enveloppées, ou si je puis ainsi dire, comme ouatées de discrétion, mais intérieurement exaspérées de toutes les contraintes que leur imposent l’éducation et l’usage, il conçut l’ambition d’en faire quelque chose qui fût aussi noble et aussi « fort » à la fois que la tragédie de Racine, qu’Andromaque ou que Bajazet. Et nous, — maintenant que la mort nous a délié la langue, — serons-nous suspects de flatterie, si nous disons qu’il y a presque réussi ?

Ce qui d’ailleurs ne laissait pas encore, vers le même temps, entre 1850 et 1860, de contribuer à préciser ce qu’il y avait d’inconsistant et d’un peu vague dans le romanesque de sa première manière, c’était l’expérience qu’il faisait du théâtre, avec sa Dalila d’abord ; puis avec son Roman d’un jeune homme pauvre, adapté pour la scène ; et successivement avec la Tentation, avec Montjoie, — celle de toutes ses pièces que je crois qu’il aimait le plus, — et avec la Belle au bois dormant.

Parmi beaucoup de conventions, que l’on peut bien, si l’on le veut, qualifier d’arbitraires, il est pourtant vrai que le théâtre a des exigences de clarté, de rapidité, de logique, et de précision que n’a point le roman. Les caractères, par exemple, n’y sauraient avoir cette espèce de flottement, pour ainsi parler, ou d’indétermination qu’on leur souffre, et qui souvent même nous charme, dans le roman. Pareillement, l’imitation de la vie n’y est pas plus fidèle, mais, comme l’inexactitude en est plus promptement aperçue ou sentie, il faut donc que la ressemblance y soit aussi plus apparente, et par conséquent le détail plus réel. On n’y peut pas « situer » ou « planter » des scènes de la vie réelle dans un décor de féerie ou de ballet, et le marquis ou le bourgeois n’y sauraient porter la même redingote, les mêmes gilets, les mêmes cravates. Il faut encore que le dialogue y ait quelque chose de plus vif et de plus large à la fois ; de plus décisif et de plus « coupant », si je puis ainsi dire. Pour tous ceux dont l’errante imagination s’abandonnerait volontiers au cours sinueux de leur rêverie, comme aussi pour tous ceux dont l’observation subtile, ayant quelque chose de trop « choisi », risquerait, par là même, d’avoir quelque chose de trop étroit, le théâtre est la meilleure école…

Feuillet en fit l’épreuve, et il en profita. Non pas, comme je l’ai déjà noté plus haut, que, s’il a remporté de grands succès au théâtre, je les croie vraiment durables. On joue, dit-on, souvent encore la Tentation en Allemagne, mais je ne conseillerais à aucun de nos directeurs de la remettre à la scène ; et ni Montjoie, ni Julie, ni le Sphinx ne s’inscriront au répertoire. J’en ai peur, si je n’en suis pas sûr ! Était-il peut-être trop romancier pour être auteur dramatique aussi ? Car, s’il n’y a guère de sujet de roman qui ne puisse devenir un sujet de drame — et réciproquement — cependant la manière de les traiter diffère ; et lui-même le savait bien, qui n’a mis que bien peu de ses romans à la scène ! La correction un peu froide et la sobriété de son style, dont il affectait, quand il écrivait pour la scène, de retrancher les moindres ornements, y font-elles peut être l’effet de la sécheresse ? Ou bien encore son genre de talent, ennemi de la vulgarité, mêlé de délicatesse et de force, s’accommodait-il assez mal des conditions matérielles de la scène ? de son optique grossissante ? de la qualité du public ? et de certaines concessions qu’il faut toujours lui faire ? Je ne sais ; et c’est, d’ailleurs, une question qu’on peut se passer de décider. Mais je sais, en revanche, qu’il avait certainement quelques-uns des dons de l’auteur dramatique, s’il ne les avait pas tous ; et il faut dire ici que, de les avoir transportés dans le roman, c’est une autre part, et non pas la moindre encore de son originalité.

Tous ses romans sont dramatiques ; — et pour apercevoir le prix de ce genre de mérite jusque dans l’Histoire de Sibylle, il suffit de la comparer à Mademoiselle La Quintinie. Les « situations » y abondent, toujours fortes, jamais invraisemblables, et quand elles sont le plus extraordinaires, toujours sauvées, toujours rendues probables ou nécessaires par la longueur et l’habileté des préparations. J’en ait fait jadis la remarque : Feuillet n’entre pas brusquement, brutalement en matière, in medias res ; et il en a d’excellentes raisons, que j’ai essayé de donner, et qui sont des raisons d’auteur dramatique. Ses caractères sont d’ailleurs et d’abord entiers, constants, semblables à eux-mêmes, « posés » et suivis, savamment nuancés, mais non pas anatomisés, compliqués et brouillés à force de « psychologie ». Telle est Sibylle, telle est Julia de Trécœur, tel est M. de Camors, tel est M. de Maurescamp. Ils ne se font pas sous nos yeux, ils se développent, ou, pour mieux dire, ils développent l’idée que Feuillet nous a donnée d’eux. Leurs attitudes et leurs gestes encore ne sont pas indiqués avec moins de précision que le jeu de leurs physionomies. On en trouvera partout d’innombrables exemples, dans Julia de Trécœur, dans Monsieur de Camors, dans l’Histoire d’une Parisienne : un acteur n’aurait qu’à s’y conformer. Le style enfin, direct et agissant, net et rapide, impersonnel et objectif, s’il a d’autres qualités, a surtout celle-ci, qui est dramatique entre toutes, de ne pas attirer ou débaucher l’attention, mais au contraire de l’aider, de la soulager, d’en sauver la fatigue.

Si Feuillet ne laissera donc pas dans l’histoire du théâtre la trace ineffaçable qu’il laissera dans l’histoire du roman contemporain, il ne faut pas regretter pour lui, ni nous plaindre qu’il ait fait du théâtre. À s’enfermer dans le roman, il eût écrit plus de Roman d’un jeune homme pauvre que de Petite Comtesse. Mais les nécessités de la scène achevèrent de l’enlever à son romanesque. En sortant du petit monde où il s’était confiné jusqu’alors, il lui fallut modifier, avec la nature de son observation, les moyens de la rendre. Et, après l’expérience de la vie, ce qui lui manquait encore, la pratique du théâtre le lui donna.

Joignons-y l’influence des idées ambiantes.

« Il y aurait quelque naïveté, — disait J.-J. Weiss, en 1858, dans un article célèbre sur la Littérature brutale, — à signaler, après mille autres, ce développement excessif des intérêts matériels qui tend à devenir la loi de la société… Mais ce phénomène en entraîne d’autres, dont nous sommes plus particulièrement responsables, et contre lesquels il est possible de réagir ; tous ensemble se résument dans une lente et singulière corruption des mœurs publiques, dont la bourgeoisie opulente et les classes aisées ne paraissent point assez craindre de se rendre responsables. Tout ce qui est idéal est aujourd’hui méprisé. » C’est ce que devraient savoir ceux de nos critiques, — puisqu’il en est encore quelques-uns, — qui reprochent aux romans de Feuillet d’être trop « romanesques ». Ne seraient-ils pas trop « positifs » eux-mêmes, trop « réalistes », sans le bien savoir ? et parce que c’est un beau roman que Madame Bovary, les autres n’ont-ils donc de valeur et de prix qu’autant qu’ils approchent de celui de Flaubert, et, au besoin, qu’ils le recommencent ? Mais, en réalité, lorsque l’auteur des Scènes et Proverbes, après avoir lui-même rétabli contre le faux idéalisme des derniers romantiques les droits de la nature et de la vérité, vit le « naturalisme » ou le « positivisme » à leur tour envelopper et confondre dans la même dérision insultante tout ce qui fait l’agrément ou l’ornement de la vie, le poète ou le moraliste qu’il y avait en lui se révoltèrent à la fois. Puisque l’on contestait les titres de l’idéal, il se proposa de les retrouver. Non content de plaire, il conçut, aussi lui, l’ambition, s’il le pouvait, « d’encourager et de consoler les cœurs qui luttent », ainsi que l’y avait plusieurs fois invité la critique. Il sortit de sa calme retraite pour entrer dans la lutte et se mêler de sa personne à la bataille des idées. Il revendiqua pour l’art en général, et pour le roman en particulier, le droit « de discuter les idées les plus hautes » ; et il résolut de faire servir la fiction à quelque chose de plus utile qu’à distraire une heure ou deux de leurs graves travaux les ennuyés de la politique et de l’administration.

J’essaierai tout à l’heure de dire comment il y a réussi. Mais ce que l’on voit dès à présent, c’est combien sa seconde manière, pour ce seul motif, allait nécessairement différer de la première. C’en était fait de l’épicurisme élégant où son imagination délicate s’était complu jusqu’alors ; et c’en était fait de ce goût du romanesque et du rêve où l’on avait pu craindre qu’il ne s’attardât. Désormais, il n’en devait retenir que ce qui servirait, en rendant ses fictions plus séduisantes, à les rendre aussi plus persuasives. Pour agir plus efficacement sur son temps, il allait en étudier les idées et les hommes de plus près qu’il n’avait fait encore. Il allait soumettre ses convictions ou ses croyances à cet examen qu’il faut bien que tout homme digne de ce nom en fasse une fois dans sa vie. Mieux encore : il allait, pour ainsi dire, inviter ses lecteurs à le faire avec lui. S’il y avait un moyen de réagir contre cette « corruption des mœurs publiques », il allait le chercher avec eux, et, persuadé que, comme on le disait, si quelqu’un était responsable de cette corruption, c’était « la bourgeoisie opulente » et les « classes aisées », c’est à elles qu’il allait s’adresser. Depuis l’Histoire de Sibylle, qui parut dans la Revue des Deux Mondes en 1862, jusqu’à la Morte, qui est de 1885, ce n’est pas à une autre fin, comme on le va voir, que presque tous ses romans allaient tendre.

II

« Les vrais conquérants sont ceux qui se modèrent : je voudrais donc que le roman, dans l’intérêt de sa gloire et même aussi de nos plaisirs, fût un peu moins ambitieux. Vous parliez tout à l’heure, monsieur, d’un chef-d’œuvre que vous nommiez à bon droit immortel ; or savez-vous, sans compter beaucoup d’autres raisons, ce qui pour moi fait que Gil Blas est vraiment un chef-d’œuvre ? C’est qu’il consent de bonne grâce à n’être qu’un roman, à nous amuser sans fatigue, à nous donner tout simplement, dans un miroir légèrement moqueur, mais lucide et fidèle, le spectacle de la vie humaine. » Ainsi parlait, le 26 mars 1863, M. Vitet, recevant, en sa qualité de directeur de l’Académie française, l’auteur de l’Histoire de Sibylle. Mais si l’usage permettait au récipiendaire de reprendre à son tour la parole, Feuillet aurait pu lui répondre : « En fait de conquérants, le croirez-vous, monsieur, j’en ai connu de toutes les manières, et je n’ai pas vu que les moins modérés, Alexandre ou Napoléon, aient passé pour les moindres. J’ai parlé de Gil Blas, mais j’ai parlé d’un autre chef-d’œuvre. Or savez-vous, sans compter beaucoup d’autres raisons, ce qui fait pour moi que l’Héloïse est un chef-d’œuvre ? C’est qu’elle ne consent pas à n’être qu’un roman, à nous amuser sans nous faire penser ; c’est que l’auteur s’y est proposé quelque chose de plus ; c’est que Saint-Preux et Julie y discutent quelques-unes des questions les plus hautes qui puissent intéresser les hommes et la société. » N’est-ce pas Feuillet qui aurait eu raison ? Quiconque écrit prend un peu charge d’âmes ; et les idées qu’un romancier croit justes, il a, je pense, autant qu’un député, le droit de les répandre, et aussi de faire servir à leur diffusion les moyens de son art.

Ai-je besoin de résumer l’Histoire de Sibylle, de rappeler ce qu’elle excita d’émotion en son temps, ce qu’elle provoqua de vives controverses ? et comment George Sand y voulut répondre, en écrivant Mademoiselle La Quintinie ? « L’aigle puissante s’est irritée comme au jour de son premier essor, écrivait à ce propos Sainte-Beuve ; elle a fondu sur la blanche colombe, l’a enlevée jusqu’au plus haut des airs, par-dessus les monts et les torrents de Savoie ; et à l’heure qu’il est, — le roman était alors en cours de publication, — elle tient sa proie comme suspendue dans sa serre. » Hélas ! vingt-huit ans écoulés ont quelque peu rabattu de l’ambition de cette métaphore ; et je ne dis pas que les défauts que Sainte-Beuve relevait aigrement dans Sibylle y soient devenus autant de qualités, — ce qui s’est vu cependant quelquefois, — mais encore peut-on lire Sibylle avec plaisir, avec émotion même, et c’est Mademoiselle La Quintinie qui est devenue parfaitement illisible. Quelle absence d’intérêt ! quelle abondance de mots ! quelle ingénuité de pensée ! « L’aigle puissante » avait-elle seulement compris le livre de « la blanche colombe » ? Je serais tenté d’en douter, et je dirais pourquoi, s’il n’était plus intéressant de montrer dans l’Histoire de Sibylle la suite et le développement d’une idée qui a toujours été celle de Feuillet, qui fait l’âme de son œuvre, et qu’on trouvait déjà dans les Scènes et Proverbes. Écoutez plutôt Suzanne d’Athol, dans la Clef d’or :

« Dieu sait qu’aucune femme ne fut jamais plus disposée que moi à se contenter du rang modeste, des humbles devoirs que notre conscience nous assigne dans le monde ; mais il m’est difficile, monsieur, — c’est à son mari qu’elle parle, un mari qui ne l’est pas tout à fait, — il m’est difficile de nous croire condamnées à n’être qu’une espèce de créatures subalternes dont vous pouvez à votre fantaisie refouler, maîtriser, anéantir même toutes les facultés, tous les instincts, toutes les passions. Sommes-nous en pays chrétien ? Avons-nous une âme ? Qu’est-ce, enfin ? Voyons. Quoi ! monsieur ! parce qu’il vous a plu de jeter sur ma personne, ou plutôt sur ma terre de Chesny, un coup d’œil favorable, me voilà forcée, moi, d’oublier tout à coup mes sentiments les plus chers, de commander à ma tête de ne plus penser, à mon cœur de ne plus battre ; me voilà réduite à vieillir éternellement dans le port, en vue des brillants horizons où m’emportaient mes songes ; à partager votre lassitude, moi qui n’ai pas voyagé, — et votre mort, enfin, moi qui n’ai pas vécu. »

Dira-t-on que Suzanne d’Athol ne réclame encore dans le mariage que le droit au roman ? mais une autre, Hélène d’Orthez, dans l’Ermitage, réclamait quelque chose de plus :

« Qu’appelez-vous un bon mari ? Le mariage est donc, à votre avis, une de ces transactions, une de ces affaires purement humaines où il suffit d’apporter le facile honneur, les qualités superficielles qui font un galant homme, comme vous dites ?… Oui… vous vous mariez comme les prêtres de certaines religions barbares accomplissent les rites de leurs ancêtres, dont le sens est perdu pour eux ; vous vous mariez pour obéir à la vague influence de l’exemple, de la tradition, de la routine… Vous enfermez toute la vie d’une femme dans un épisode indifférent de la vôtre, et voilà le mariage !… Eh bien ! monsieur, tenez, le conseil que vous me demandez, je vais vous le donner avec une franchise qui vous déplaira peut-être… Eh bien ! ne vous mariez pas ! Vous avez, je le crois sincèrement, beaucoup de loyauté et même de bonté… Vous seriez un bon mari… à votre compte… mais pas au nôtre… Je vous le prédis, vous seriez, comme tant d’autres, malheureux, jaloux à bon droit, trompé peut-être, parce qu’il vous manque, comme aux autres, l’intelligence sérieuse, élevée, morale… et, laissez-moi vous le dire, la pensée religieuse de ce que vous faites, de l’acte où vous vous engagez ; parce que vous formez trop légèrement ces liens que vous voulez si solides, et qui ne tiennent à rien quand ils ne tiennent pas au ciel ; parce que vous manquez de foi, comprenez-moi bien : de foi en vous-mêmes, en nous, et en Dieu. »

On le voit, je pense, assez clairement, c’est ici toute l’Histoire de Sibylle : seulement, tandis que les Suzanne et les Hélène des Scènes et Proverbes semblent badiner encore, — puisqu’enfin elles cèdent, et que leurs discours n’ont pas la vertu de les persuader elles-mêmes, — ce qu’elles disent presque en riant, Sibylle de Férias, elle, l’a pris au sérieux. Laissons de côté, pour un moment, la question religieuse ; n’appelons pas, avec Sainte-Beuve, saint Paul en témoignage ; ne cherchons pas « si la femme fidèle justifie le mari infidèle » : voilà de la théologie, et même de la mauvaise ! Mais ce que craint Sibylle de Férias, en épousant un homme qui ne partage point ses convictions ou ses croyances, chrétiennes ou autres, quelles qu’elles soient, c’est qu’il ne se glisse tôt ou tard entre eux, jusque dans l’amour même, un principe subtil de mésintelligence et de division. Libre penseuse en effet ou athée, tout ce qu’elle dit, elle pourrait également le dire, et tout ce qu’elle exige, elle pourrait encore l’exiger : une foi commune pour fonder la vie commune ; l’union des esprits, avant celle des cœurs, pour n’être pas dupe de l’attrait ou de l’illusion des sens ; l’égalité dans le mariage ; et, de la part de l’homme, le même esprit de sacrifice ou d’abnégation qu’il impose lui-même à la femme. Je n’en veux pour garant que le discours de madame de Vergnes, l’une des grand-mères de Sibylle, à son vieux beau de mari, qui lui a durement reproché de n’avoir pas « deux idées dans le cerveau ».

« Toute jeune fille qui se marie, et qui a un brave cœur, est prête, comme je l’étais, à se faire l’élève soumise, heureuse, passionnée de son époux… Une femme apprend tout de celui qu’elle aime, et n’apprend rien que de lui… C’est vous qui nous tirez du néant ou qui nous y laissez… Vous m’y avez laissée !… Vous n’avez pas voulu sacrifier un seul de vos goûts, une seule de vos habitudes, une seule de vos soirées pour faire de cette enfant qui vous adorait une femme qui vous comprît… Et vous me reprochez ma nullité qui est votre ouvrage !… Et vous me reprochez, grand Dieu ! la folie, le vide, la dissipation de ma vie !… Mais qui donc, de nous deux, a déserté le premier ce foyer de famille ?… »

Il faut bien le reconnaître à ces preuves ; une préoccupation a passé, pour Feuillet, avant toutes les autres : c’est celle de la condition de la femme dans notre société moderne ; celle du sort que lui fait le mariage ; et celle des satisfactions que la coutume ou le préjugé lui refusent.

On l’a trop oublié, quand on a cherché uniquement dans le tour de son imagination romanesque l’explication ou le secret des sympathies féminines que ses romans éveilleront toujours. Car, en réalité, les femmes ne sont pas plus romanesques que nous ; ou du moins c’est nous, c’est notre égoïsme qui travaille à entretenir en elles, « au profit de nos passions et de nos plaisirs », ce goût d’un certain romanesque dont nous nous plaignons ensuite. Au romancier qui, le premier parmi nous, l’a osé dire, et revendiquer pour elles le droit d’être traitées comme des personnes morales, est-il donc étonnant qu’elles aient d’abord accordé leur confiance ? Pour lui, s’il a flatté quelque chose en elles, c’est ce qu’elles avaient de meilleur. Même dans ceux de ses romans où il les maltraite, c’est leur cause, encore et toujours, qu’il plaide. Mieux que cela : les trahisons qu’il leur impute, — comme dans la Petite Comtesse, comme dans les Amours de Philippe, comme dans l’Histoire d’une Parisienne, — et jusqu’aux crimes qu’il leur fait commettre, — dans Monsieur de Camors, dans le Sphinx, dans la Morte, — à peine est-ce elles qu’il en rend responsables… En vérité, elles seraient bien ingrates si elles ne l’avaient pas aimé, mais plus ingrates encore si elles ne se faisaient pas un scrupule, un point d’honneur, et comme un devoir pieux de garder fidèlement sa mémoire !

Ce que cette conception du droit de la femme a en effet de généreux en même temps que d’original ou de personnel, on le voit sans que j’y insiste ; et l’auteur même d’Indiana et de Valentine n’a pas plus éloquemment plaidé la cause de son sexe. Mais ce qui est curieux, ce qui nous appartient ici, c’est d’en suivre les conséquences ; et, rien qu’en les suivant, c’est de voir tant de figures charmantes ou tragiques venir l’une après l’autre, en enchantant notre imagination, nous prouver qu’une idée, et le désir de la répandre, n’ont jamais rien gâté dans un drame ou dans un roman. Il y faut seulement un art supérieur, des qualités plus rares, et un détachement de soi-même, une préoccupation de son sujet qui ne fut pas la moindre des vertus littéraires de Feuillet, Le plus « romanesque » de nos romanciers n’est pas seulement l’un de ceux qui a créé le plus de figures vivantes et réelles, c’est l’un aussi de ceux qui a le mieux connu son temps, et dont les fictions auront enseigné le plus de nobles et de hautes leçons.

Car, d’où vient et comment se fait-il que, dans une société qui se croit civilisée, la condition de la femme ne soit pas meilleure ? égale à celle de l’homme ? et que, dans l’amour masculin, il entre, si l’on y regarde bien, tant de mépris ou tant de dédain pour celles qui en sont l’objet ?

Chose étrange d’aimer ! et que, pour ces traîtresses,
Les hommes soient sujets à de telles faiblesses !
Tout le monde connaît leur imperfection :
Ce n’est qu’extravagance et qu’indiscrétion,
Leur esprit est méchant et leur âme fragile,
Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile,
Rien de plus infidèle ; et, malgré tout cela,
Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là !

L’esprit de ces vers grossiers, nous le retrouvons dans presque toute notre littérature ; et le pays du monde où l’on va contant que les femmes ont eu le plus de pouvoir, est celui où, de tout temps, les hommes les ont le moins respectées.

La faute en est d’abord au monde, qui ne prépare point les jeunes filles à leur métier de femmes, ni surtout au mariage, et là, — pour le dire en passant, — est la raison d’une certaine dureté que Feuillet, en aimant à les peindre, a toujours témoignée pour les jeunes filles et pour le monde.

« Je ne pense pas que la précocité des jeunes filles, en ce temps-ci, doive être attribuée à l’insouciance morale des mères… Mais il n’y a que l’aveuglement des maris à l’égard de leurs femmes qui soit comparable à celui des mères à l’égard de leurs filles. Elles semblent croire que tout, dans la nature, est susceptible de corruption, excepté leurs filles. Leurs filles peuvent braver les plus dangereux contacts, les plus troublants spectacles, les entretiens les plus équivoques. Tout ce qui passe par les yeux, par les oreilles et par l’intelligence de leurs filles se purifie instantanément. Leurs filles sont des salamandres qui peuvent impunément traverser le feu, fût-ce le feu de l’enfer. Pénétrée de cette agréable conviction, une mère n’hésite pas à livrer sa fille à toutes les excitations dépravantes de ce qu’on appelle le mouvement parisien, lequel n’est autre chose, en réalité, que la mise en train des sept péchés capitaux. »

La faute en est encore aux jeunes filles elles-mêmes, qu’une éducation — non moins timide à de certains égards que corruptrice en un autre sens — n’a pas habituées à stipuler pour elles-mêmes, comme le prétend faire Sibylle de Férias, et comme l’essaie, sans y réussir, dans le roman de la Morte, Aliette de Courteheuse. Hélas ! elles sentent bien qu’entre deux âmes « que l’étendue des cieux sépare », il n’y aura jamais rien de vraiment commun, et que la vie, bien loin de combler l’intervalle, au contraire ne pourra que l’élargir encore. Mais l’amour est le plus fort ! Elles cèdent ; elles mettent leur main dans celle de ce séduisant Camors ou de cet aimable Bernard de Vaudricourt ; et, c’en est fait, leur malheur est accompli ! Car, quand ils ne leur demandent pas, comme le premier, de servir de protection ou, si je puis ainsi dire, de paratonnerre à leurs amours coupables, ils n’en exigent, comme le second, que « bienséance, confortable de la vie, respectabilité, descendance légitime, bonne cuisine bourgeoise » ; et comme le dit ailleurs un troisième, plaisamment, mais brutalement, une femme les gênerait beaucoup « qui les emmènerait au clair de la lune, dans les bois, pour leur parler de l’immortalité de l’âme ». Passe encore pour une maîtresse !

C’est aussi bien la théorie que professe un autre personnage, — homme d’esprit d’ailleurs, et de beaucoup d’esprit, — M. de Talyas, dans le roman des Amours de Philippe :

« Nous dépravons nous-mêmes nos femmes, disait-il, en excitant trop vivement leurs passions. Nous ne les respectons pas assez… Voyez les Romains… mon Dieu ! les Romains n’étaient pas des anges plus que nous ; mais quand ils avaient des fantaisies d’amour poétiques et dramatiques, ils n’y mêlaient pas leurs femmes, il y avait de belles esclaves grecques élevées pour cela ; quant à leurs femmes, ils les traitaient comme des saintes, et il en résultait qu’elles étaient en effet des saintes.

« Pour se conformer à ses théories, M. de Talyas avait toujours observé dans son intimité avec sa femme la gravité d’une étiquette espagnole, gardant ses principaux transports pour les esclaves grecques ; mais la marquise s’en doutait, et elle ne le trouvait pas bon. »

Qu’arrive-t-il cependant de ces paradoxes égoïstes ? Tantôt que les femmes se résignent, comme la comtesse de Vergnes, dans l’Histoire de Sibylle, en essayant de se tromper elles-mêmes, à moins que, comme madame de Vaudricourt, elles ne meurent de leur résignation. « Rien ne m’est plus, plus ne m’est rien. » Quiconque de nous a manqué le but qu’il avait assigné à sa vie, qu’importe comment il en vit le reste ? et la mort même, qu’a-t-elle de si terrible, quand, après tant d’agitations, elle n’est plus que l’entrée dans l’éternel repos ? C’est aussi bien encore ici l’un des caractères des romans de Feuillet : on n’y craint pas la mort, et c’est ce qui fait la réelle noblesse de la plupart de ses personnages. Elle n’est pas pour eux, comme pour les personnages du roman contemporain, ce qui leur peut arriver de pire. Et il y en a quelques-uns pour lesquels, n’étant que le commencement d’autre chose, bien loin de rien avoir qui les puisse effrayer, ils ne se la donneraient pas, mais ils l’appellent, et quand elle approche, ils la trouvent douce.

Plus énergiques cependant, d’autres femmes ne se résignent pas si facilement : elles luttent ; elles se défendent, comme madame de Rias, l’héroïne d’un Mariage dans le monde ; et, finalement, en dehors du mariage, elles cherchent ce que leur a refusé le mariage.

« Après les premiers désenchantements d’une union mal assortie, elles se remettent du choc et se recueillent ; elles reprennent leur rêve interrompu ; elles reforment leur idéal un moment ébranlé. Elles se disent, non sans raison, qu’il est impossible que le monde fasse autour de l’amour tant de bruit pour rien ; qu’il est impossible que cette grande passion qui remplit la fable et l’histoire, chantée par tous les poètes, glorifiée par tous les arts, éternel entretien des hommes et des dieux, ne soit en réalité qu’une vraie et déplaisante chimère ; elles ne peuvent imaginer que de tels hommages soient rendus à une divinité vulgaire, que de si magnifiques autels soient dressés de siècle en siècle à une plate idole. L’amour demeure donc malgré tout, et à travers tout, la principale curiosité de leur pensée, et la perpétuelle obsession de leur cœur. Elles savent qu’il est, que d’autres l’ont connu, et elles se résignent difficilement à vivre et à mourir elles-mêmes sans le connaître.

« C’est assurément un danger pour une femme que de garder et de nourrir, après les déceptions communes du mariage, cet idéal d’un amour inconnu, mais il y a pour elle un danger plus grand encore, c’est de le perdre. »

Sont-ce peut-être des phrases comme celle-ci qui, naguère encore, ont fait accuser Feuillet d’immoralité par nos naturalistes ? Mais ce qu’en tout cas ils ne sauraient lui refuser, c’est la hardiesse alors de quelques-unes de ses idées, — et surtout de la vérité de son observation.

Et d’autres femmes enfin se vengent, madame de Talyas, dans les Amours de Philippe, Blanche de Chelles dans le Sphinx, madame de Maurescamp dans l’Histoire d’une Parisienne. Elle aussi, comme madame de Rias, comme madame de Camors, comme Sibylle de Férias :

« Le rêve le plus cher de sa jeunesse avait été de continuer avec son mari, dans la plus tendre et la plus ardente union de leurs deux âmes, l’espèce de vie idéale à laquelle sa mère l’avait initiée en partageant avec elle ses lectures favorites, ses pensées et ses réflexions sur toutes choses, et enfin ses enthousiasmes devant les grands spectacles de la nature, ou les belles œuvres du génie… Cette vie idéale, si salutaire à tous, si nécessaire aux femmes, M. de Maurescamp la refusa à la sienne, non seulement par grossièreté et par ignorance, mais aussi par système. À cet égard même il avait un principe : c’était que l’esprit romanesque est la véritable et même l’unique cause de la perdition des femmes. En conséquence, il estimait que tout ce qui peut leur échauffer l’imagination, — la poésie, la musique, l’art sous toutes ses formes, et même la religion, — ne doit leur être permis qu’à très petites doses. »

Ce que vaut le « principe » ou le « système » de M. de Maurescamp, nos lecteurs le savent, qui n’ont pas oublié, sans doute, l’Histoire d’une Parisienne. Si je n’oserais dire de tous les romans de Feuillet ce soit le meilleur, — quoique ce ne soit pas celui que le public a le mieux accueilli — c’en est peut-être le plus significatif, celui qui résume le mieux sa conception du mariage, de la femme, et de la vie. Ces grandes amoureuses qui traversent son œuvre, si je puis ainsi parler, — les marquises de Campvallon, les Julia de Trécœur, les marquises de Talyas ou les Blanche de Chelles, — nulle part il n’a mieux montré comment elles sommeillaient, ignorantes d’elles-mêmes, dans le cœur des « petites filles bien sages » qu’il s’est amusé quelquefois aussi à peindre, et comment il suffisait, pour les y éveiller, de l’imprudence, ou de la sottise d’un M. de Maurescamp.

Avions-nous tort de dire que, même en maltraitant les femmes, c’est toujours cependant leur cause qu’il a plaidée ? Ce sont les hommes qui sont coupables : coupables comme M. de Trécœur de ne pas mieux élever leurs filles ; coupables comme M. de Talyas et comme M. de Vaudricourt de ne vouloir voir dans leur femme qu’un jouet qu’on abandonne quand il a cessé de vous plaire ; coupables enfin, comme M. de Maurescamp, d’essayer de détruire en elles ce goût romanesque qui leur est peut-être si « salutaire » et même si « nécessaire », comme le croyait Feuillet. Il le croyait déjà, nous l’avons vu, quand il n’était l’auteur encore que des Scènes et Proverbes ; il le croyait encore vingt-cinq ou trente ans plus tard, quand il avait déjà presque achevé son œuvre ; et ce qu’il avait dit en 1850, dans l’Ermitage ou dans la Clef d’or, il le redisait encore dans un Mariage dans le monde. S’il est quelque remède aux maux dont souffre cette fin de siècle, il n’y en a pas de plus sûr que l’effort individuel ; et de même que la nature ne procède point par révolutions brusques, mais par une longue et lente accumulation d’insensibles efforts, ainsi ce ne sont point des lois qui refont ou qui corrigent les mœurs, mais le travail de chacun de nous sur lui-même :

« Mon Dieu ! je le sais, écrit madame de Loris à M. de Rias, — dans le ménage duquel elle s’est donnée pour tâche de faire renaître la concorde et la paix, — les femmes sont élevées trop légèrement en France ; leur éducation est frivole, superficielle, exclusivement mondaine, elle les prépare fort mal au métier sérieux de femme mariée : tout cela, je vous l’accorde ; mais, malgré tout cela, j’ose affirmer qu’en thèse générale il n’y en a pas une qui ne soit moralement supérieure à l’homme qu’elle épouse, et plus capable que lui des vertus domestiques. Et je vais vous dire pourquoi : c’est que les femmes ont toutes à un plus haut degré que vous la vertu maîtresse du mariage, qui est l’esprit de sacrifice, mais il leur est difficile de renoncer à tout quand leur mari ne renonce à rien ; — et c’est cependant ce qu’il leur demande. »

La lettre est un peu longue, et je ne puis la citer tout entière, mais on me permettra d’en détacher encore ces quelques lignes :

« Le mariage est une entreprise qui promet d’inestimables bénéfices ; mais il y a un cahier des charges. L’aviez-vous lu, monsieur ? Je crains que non, car vous y auriez vu qu’une grande part de l’éducation de la femme revient à son mari, que c’est à lui de modeler à son gré, de former suivant ses vœux, d’élever à la dignité de ses sentiments et de ses pensées, ce jeune cœur et ce jeune esprit qui ne demandent qu’à lui plaire : vous y auriez vu qu’il est à la fois sage et charmant d’ajouter aux liens qui unissent une femme à son mari, ceux qui unissent l’élève à son maître, à son instituteur, à son guide, à son ami… Mais vous n’avez pas essayé seulement… Vous avez espéré que cette enfant que vous épousiez allait devenir brusquement, du jour au lendemain, par la seule vertu du sacrement, une femme accomplie… Eh bien ! non, monsieur, c’était un miracle qu’il fallait avoir la bonté d’opérer vous-même. »

Après treize ans passés, c’est le langage que nous avons entendu tenir à la comtesse de Vergnes, et dix ans plus tard, en 1885, nous le retrouverons encore dans la Morte. Mais dans ce dernier roman, dont sans doute le souvenir est encore dans toutes les mémoires, il y a quelque chose de plus : la thèse religieuse reparaît ; et puisqu’enfin c’est sur elle et d’après elle qu’il semble qu’on ait surtout jugé Feuillet, il nous faut bien en dire ici quelques mots.

« C’est une chose singulière, a-t-on dit, qu’une si belle orthodoxie dans des romans qui exhalent une telle odeur de femme ! » Nous avons essayé de montrer, et peut-être a-t-on vu comment et pourquoi la chose était moins « singulière » qu’il ne le paraît d’abord, — ou plutôt qu’elle est logique et toute naturelle. Admettons, en effet, qu’on ait tort, et nous le croyons volontiers, de mêler le monde et la religion, toujours est-il qu’ils sont mêlés, et que de refuser à l’auteur dramatique, au poète ou au romancier le droit de nous les présenter dans leur confusion, cela équivaut à lui refuser le droit de toucher, je ne dis pas à la religion, mais au monde. « Il n’y a que bien peu de sujets de conversation, s’il y en a, disait Feuillet lui-même, qui par un côté ou par un autre ne touchent à la question religieuse, laquelle, en réalité, est au fond de tout » ; et, chez les femmes surtout, qui sont un peu moins simples que les hommes, les concessions qu’elles font à la mondanité n’ont jamais ou rarement altéré le fond de la croyance.

Quant au point particulier de savoir si la moralité se fonde nécessairement sur la croyance, et, en dehors du spiritualisme ou du christianisme s’il n’y a point de vertu, je commencerai, pour mieux raisonner, par faire une profession absolue d’incroyance, et je dirai alors d’autant plus librement que la question ne se décide point, comme on a l’air de se le figurer, par un simple haussement d’épaules. On l’a dit plus d’une fois, et nous ne craignons pas de le répéter : il est vrai qu’actuellement nous pouvons être, — sans rien croire, ni croire à rien, — honnêtes, probes, et vertueux. Mais deux choses sont également vraies : l’une, qu’il n’y a jamais eu jusqu’ici de morale qui ne s’appuyât sur une métaphysique, ou qui n’en dérivât, pour mieux dire ; et l’autre, qu’il n’y a pas d’idées qui ne se transforment tôt au tard en principes ou en mobiles d’action. J’en ajoute une troisième : c’est que dix-huit cents ans de christianisme nous ont inoculé, pour ainsi dire, la religion ; et que, sans le vouloir ou sans le savoir, notre conduite se guide sur des motifs dont l’indépendance religieuse et le caractère purement scientifique ne sont rien moins que prouvés. C’en est assez pour permettre à un philosophe, et davantage encore à un romancier, de soutenir la thèse que Feuillet a soutenue dans Sibylle et dans la Morte, sans que personne ait le droit de lui reprocher son étroitesse d’esprit ou sa naïveté. Si rien n’est sans doute plus commode que de prendre ainsi d’abord ce que j’appellerai le dessus de la discussion, et de se donner, sur ceux que l’on contredit, la facile supériorité de les renvoyer à l’école pour y apprendre les raisons qu’on rougirait de leur donner, il n’y a rien aussi de moins probant, ni qui sente davantage son échappé de collège.

En abordant ces hautes questions et en les traitant avec le sérieux qu’elles exigent, l’auteur de la Morte n’a donc dépassé ou excédé ni les limites de son art, ni le droit ou le devoir qu’on a, dans des temps troublés, d’affirmer sa façon de penser. Ce sera son honneur et ç’a été son originalité. Mais ce qu’il faut ajouter, c’est que jamais thèses plus graves n’ont été incarnées dans des figures plus vivantes, ou encadrées dans de plus agréables intrigues et dans des drames plus passionnés. Je le dirai mieux en prenant plus de place, — et en passant à toute une partie de l’œuvre de Feuillet, que j’ai dû négliger un moment pour mieux mettre en lumière celle de ses idées à laquelle je crois pouvoir dire que lui-même il tenait le plus.

III

Il me semble, en effet, que s’il y a jamais eu, dans notre littérature, ou même dans aucune, des romans de mœurs mondaines, ce sont ceux de Feuillet : l’Histoire de Sibylle, Monsieur de Camors, Julia de Trécœur, un Mariage dans le monde, le Journal d’une femme, la Morte, Honneur d’artiste ; — et, à vrai dire, je n’en connais point d’autres que les siens. Là-dessus, je sais bien qu’il en est des « mœurs mondaines » comme de la « couleur locale ». Qu’y a-t-il donc de si « carthaginois » dans la Salammbô de Flaubert, ou de tellement « nilotique » dans les romans égyptiens de M. George Ebers ? Pareillement, qui dira ce que c’est qu’un roman de mœurs mondaines ? ou seulement ce que c’est que le monde ? Carde même qu’il ne suffit pas, pour être assez carthaginois, d’invoquer « Siv, Sivan, Tammouz, Eloul, Tischri, Schebar », il ne saurait non plus suffire, pour qu’un roman soit assez mondain,

Qu’on n’y cite en parlant que duc, prince ou princesse !

Je conviendrai même, qu’excusables encore quand, du fond d’une bibliothèque, avec la Bible ou Hérodote en main, nous discutons la fidélité d’un détail de mœurs égyptiennes, nous prêtons toujours à rire quand, pour dîner quelquefois en ville ou pour nous être mis de quelque club, nous affectons, romanciers ou critiques, de nous ériger en arbitres des élégances. Mais, après tout cela, si nous trouvons dans les romans de Feuillet, dans Monsieur de Camors ou dans le Journal d’une femme, je ne sais quel air de distinction sans effort ; si nous y respirons une atmosphère plus aristocratique ; si nous avons enfin l’illusion d’y vivre en compagnie d’une humanité plus choisie que n’est celle même du Marquis de Villemer ou du Cabinet des antiques, c’est un trait qu’il faut bien que l’on note ; — et c’est tout ce que l’on veut dire quand on dit du Journal d’une femme ou de Monsieur de Camors que ce sont des romans mondains.

La qualité sociale des personnages y est assurément, à elle toute seule, pour quelque chose. Dans un pays comme le nôtre, où l’esprit démocratique, en dépit qu’il en ait, n’a pas encore tout à fait triomphé de la superstition de la noblesse, aucun de nous, pour cette raison, n’est tout à fait insensible à l’honneur de frayer avec les marquises. Si le temps est passé peut-être où, — comme le disait du bon de son cœur une madame de Chaulnes, pour s’excuser de convoler avec un avocat, « une duchesse n’avait toujours que vingt ans pour un bourgeois », — il est encore bien près de nous ; et, le dirai-je ici tout bas ? mais je crois avoir observé que plus on se moquait de ce genre de « snobisme », comme nous l’appelons maintenant, et plus, au fond, on en était la dupe. C’est qu’une baronne peut bien être une coquine, et un vidame peut bien être une brute, mais la qualité nous procure toujours, au théâtre comme dans le roman, l’illusion de l’aristocratie, de même que l’étalage du luxe, encore qu’il puisse être du mauvais goût, ne nous donne pas moins la sensation de la richesse ; — et toutes les raisons du monde n’y peuvent et n’y pourront rien. À la condition donc de ne leur faire rien faire qui déroge à leur qualité, mais pour peu qu’on ait le talent de leur prêter un langage qui continue, qui complète, qui précise, et qui remplisse l’idée que leurs titres nous ont donnée d’eux, il n’est pas douteux que nous sachions gré à Jeanne Bérengère de Latour-Mesnil ou au commandant du Pas-Devant de Frémeuse de se nommer de leur nom. Comment en serait-il autrement, si le nom, lui tout seul, parmi nos bourgeois, décide encore des mariages ; ou, dans un cercle plus étendu, si les railleries haineuses qu’il provoque témoignent du cas que l’on en fait toujours ?

N’est-ce pas aussi bien ce que Feuillet lui-même, dans Honneur d’artiste, son dernier roman, semble avoir voulu dire, quand il a mis sur les lèvres de la baronne de Montauron ce discours délicieux d’aristocratique impertinence ? Elle s’adresse au peintre Fabrice, qui vient lui demander la main de mademoiselle de Sardonne, sa lectrice, et elle s’efforce de lui faire sentir les inconvénients de cette union disproportionnée :

« Je sais ce que vous allez me dire… Vous allez me parler de la Révolution. Mon Dieu ! certainement, il y a eu la Révolution… Mais si la Révolution nous a enlevé nos privilèges, et même nos têtes, elle n’a pu nous enlever le privilège de ce que vous appelez, je crois, l’atavisme… c’est-à-dire, en vieux français, la qualité d’un sang qui s’est distillé et raffiné dans les veines de génération en génération pendant cinq ou six cents ans… C’est ce sang-là, mon cher maître, qui se révolte malgré nous quand on le mélange avec du sang plus jeune… plus pur peut-être… mon Dieu ! je ne dis pas le contraire… mais qui, enfin, n’est pas de la même essence, ni du même azur… N’oubliez pas, monsieur Fabrice, — et ici je vous parle en véritable amie, — n’oubliez pas, en effet, que, dans nos longues successions et sélections de famille, ce n’est pas seulement le sang qui se raffine… c’est aussi l’éducation, le goût, le tact, le savoir-vivre… tous les sens et toutes les facultés… De là cette distinction supérieure qui vous enchante chez mademoiselle de Sardonne et qui sera pour vous à la fois un grand charme et un grand danger… Car une nature si perfectionnée et si exquise sera froissée d’un rien, révoltée d’une menace… Il faudra faire bien attention !… »

On ne saurait ni mieux faire parler son personnage, ni faire aussi plus galamment la leçon à tous ceux qui n’ont pas compris ou qui ont affecté de ne pas comprendre les raisons qu’un romancier peut avoir de préférer une sorte de héros à une autre. Les raisons que Feuillet a eues de ne mettre que comtes et marquises en scène sont analogues, à celles qu’a eues jadis Racine, par exemple, de n’y mettre que des rois ou des impératrices, des sultanes et des princes, des Agrippine et des Néron, des Mithridate et des Roxane ; et, au seul point de vue de l’art, il en a presque tiré les mêmes avantages.

En effet, tout ce qui est décor, costume ou détail de la vie matérielle, la qualité des personnages permet de le reléguer au second plan, quand encore elle n’autorise pas à le supprimer tout à fait. Par exemple, si les gens de qualité ne méprisent point l’argent, il n’est pas de bon ton parmi eux d’en parler. Ils ne nous demandent pas, comme les Grandet et les Nucingen, de nous intéresser aux efforts qu’ils font pour se procurer les moyens de soutenir leur rang, ou d’arrondir leur fortune ; et, par suite, cette chasse au million ou à la pièce de cent sous qui tient tant de place dans le roman de Balzac, — dans le Père Goriot ou dans la Cousine Bette, — n’en prend pas beaucoup plus dans les romans de Feuillet que dans les tragédies de Racine. On n’y mange point non plus, ou du moins on n’y mange pas en public ; et pour ce motif, le romancier ne se croit point obligé, comme l’auteur de Madame Bovary, de nous parler du « parfum des fleurs et du beau linge », du « fumet des viandes et de l’odeur des truffes », des « pattes rouges des homards qui dépassent des plats », ni des cailles « qui ont encore leurs plumes ». Toutes ces recherches du luxe de la table, qui peuvent bien séduire la fille au père Rouault, elles sont l’ordinaire de madame de Camors ou de madame de Vaudricourt, à peu près, comme, au dire de madame du Maine, cinquante ou soixante personnes, toujours présentes et empressées autour d’elle, faisaient jadis le « particulier » d’une princesse. Pas de descriptions de costumes non plus, de robes ou de corsages…

Mais si ce sont toutes ces choses qui font qu’un roman date, il suffira déjà, pour qu’il date moins, de ne les y pas mettre. C’est ce que n’ont point vu ceux qui nous disaient, hier encore, qu’à défaut d’autre mérite, le Roman d’un jeune homme pauvre, et Sibylle, et Monsieur de Camors, vivraient au moins comme images fidèles des modes, et des mœurs, et de la société française du second empire. Disons cela, si nous le voulons, de Madame Bovary, ou de l’Éducation sentimentale, les plus « documentaires » des romans ; disons-le de Fanny ; disons-le des romans d’About ; mais ne le disons pas de ceux de Feuillet. Précisément parce que le costume et le décor, parce que le mobilier, parce que les robes y tiennent peu de place, l’intérêt en est fait de ce qu’il y a de plus durable et de plus permanent dans la peinture des passions ou du monde. Et pour que cette préoccupation d’une vérité psychologique plus générale ne nuisît pas à la réalité de ses personnages, c’est pour cela que Feuillet les a pris dans un monde où l’imagination du lecteur compose inévitablement le décor de ce qu’il y a de plus somptueux chez les tapissiers et chez les couturiers de son temps.

Mais il en résulte un autre avantage encore, ou plutôt deux : c’est qu’en éliminant ainsi ce qu’il y a de plus matériel dans le détail descriptif, l’action, dégagée de tout ce qui pourrait la retarder, marche d’un pas plus rapide vers des dénouements plus émouvants ; et, d’autre part, la passion, libérée de tout ce qui lui est étranger, s’y développe à l’état presque pur. Si par exemple Julia de Trécœur était née dans une condition plus humble, l’amour qu’elle éprouve pour M. de Lucan, — lequel est à peu près de la même nature que celui de la Phèdre de Racine pour le fils de Thésée, — ne se développant qu’à travers mille incidents ou mille obstacles vulgaires, n’aurait pas sans doute le caractère ardent et passionné qui en fait la sombre beauté. Mais n’aurait-il pas quelque chose de plus honteux que criminel, si nous pouvions supposer qu’il s’y mêle quelque pensée de lucre ; et qu’en essayant de séduire son beau-père, elle songeât à sa fortune autant qu’à sa passion ? Inversement, si Charlotte d’Erra, l’héroïne du Journal d’une femme, tenant boutique au Palais-Royal, était détournée de l’amour qu’elle nourrit dans son cœur pour M. d’Éblis, par les préoccupations de la vie quotidienne, — comme de ne savoir de quels fonds elle fera face à ses échéances, ou comme d’être obligée de faire elle-même sa cuisine, — est-ce que la nécessité de vivre ne triompherait pas en elle de son amour ; et surtout est-ce que son sacrifice, n’ayant plus le même caractère de liberté, aurait encore pour nous le même caractère de grandeur ? Débarrassés de ce que la vulgarité de la vie étroite mêle à la passion, si l’on peut ainsi dire, de néant qui la ravale, les héros des romans de Feuillet, ne vivant que de leur passion et que pour leur passion, comme ceux de Racine, deviennent ainsi l’incarnation même de ce qu’ils représentent. Julia de Trécœur est l’inceste, comme Charlotte d’Erra le sacrifice. L’action en change de nature. Elie tend d’elle-même à la rapidité, mais surtout à l’unité du drame. De telle sorte que, dans le roman comme dans la tragédie, la qualité des personnages a cet effet singulier, mais certain de modifier à la fois la qualité de la psychologie, celle du drame, et, conséquemment, celle de l’émotion.

Car, ce qu’il faut encore ajouter, c’est que, quoi que l’on soit, bon ou mauvais, vicieux et vertueux, compatissant ou féroce, intelligent ou sot, — je ne sais pas même si je ne devrais pas dire belle ou laide, — on l’est d’autant plus que l’on est né dans un milieu social plus élevé. Les « monstres » ne manquent pas dans l’œuvre de Feuillet, — depuis madame de Campvallon, dans Monsieur de Camors, jusqu’à madame de Maurescamp dans l’Histoire d’une Parisienne ;  et je me trompe peut-être, mais je les trouverais moins complets, moins brillants et moins « beaux », s’ils se développaient moins harmonieusement dans le crime. C’est qu’en tout temps et par tous pays, les aristocraties sont la création de leur volonté, si je puis ainsi dire ; et qu’habituées, par l’hérédité comme par l’éducation, à mettre leur honneur dans l’orgueil de cette volonté, la dernière chose qu’elles perdent, c’est le sentiment ou l’illusion de leur liberté. On peut, je crois, reprocher à Feuillet de ne nous l’avoir pas toujours suffisamment expliqué. Pas plus qu’à décrire, il n’aimait à disserter, et personne n’est plus clair que lui, mais quelques-uns des sujets qu’il aimait à traiter exigeaient peut-être qu’il le fût encore davantage. Il n’est jamais trop long, mais il ne l’est pas toujours assez, et avec Mérimée, c’est sans doute le seul écrivain de ce siècle à qui l’on puisse adresser une semblable critique. J’aurais donc voulu, plus d’une fois, qu’il s’engageât lui-même plus à fond dans ses propres intrigues, et je crois qu’il l’eût pu. J’aurais voulu surtout que tout ce que je viens de dire péniblement de la raison du choix de ses personnages, il m’en eût dispensé en le disant lui-même. Mais il suffira que l’on voie qu’en se limitant à la peinture du monde, il a eu ses raisons ; que ces raisons sont esthétiques ; et qu’à travers les siècles écoulés, elles rattachent ses romans à la lignée de la Princesse de Clèves, si l’on ne veut pas que ce soit plutôt encore à celle de la tragédie de Racine.

N’est-ce pas ce qui lui a permis, tout en demeurant jusqu’au bout le plus « mondain » des romanciers contemporains, d’en être souvent le plus hardi et le plus pathétique ? Je ne connais guère de situations plus « fortes » que celles de Monsieur de Camors, ou que celles de Julia de Trécœur, ou que celles de l’Histoire d’une Parisienne. Je ne connais guère non plus de dénouements plus cruels que les siens. Mettons à part le Roman d’un jeune homme pauvre, un Mariage dans le monde, et les Amours de Philippe : tous ses romans finissent mal, comme on dit vulgairement : par la mort, et plus souvent encore par le suicide. Est-ce qu’il avait donc l’imagination sombre et mélodramatique ? Non, pas plus encore qu’autrefois nos tragiques. Mais rien ne lui paraissait digne d’être étudié qui ne se terminât par quelque catastrophe irréparable, et il n’était pas l’homme des adultères confortables ou des passions bourgeoises. Pour que l’amour l’intéressât, il fallait qu’on y risquât sa personne tout entière, et il n’admettait pas qu’on se donnât pour se reprendre. On remarquera que c’est là le contraire même du romanesque, et pour s’en convaincre, on comparera ses romans avec ceux de George Sand. La différence est justement celle de la tragédie à la comédie de la vie. Feuillet ne s’est guère intéressé qu’à la tragédie de la vie ; et le plus « romanesque » de nos romanciers se trouve être, à cet égard, celui dont l’œuvre enferme le plus de sens et le plus de moralité.

Ce dernier trait achève la ressemblance ; et tandis que de certains romans n’ont qu’une valeur purement anecdotique ou documentaire, et ne servent qu’à nous divertir, au contraire, les siens nous font penser. Habituellement et habilement cachée, la préoccupation morale s’y fait pourtant toujours sentir ; et, à la vérité, nul ne s’est moins soucié que lui de « punir le vice », ou de « récompenser la vertu » ; mais nul n’a plus scrupuleusement évalué les actions humaines à leur taux moral, ni guidé son lecteur, d’une main plus sûre en même temps que plus discrète, vers un juste discernement de ce qui fait l’honneur des hommes et la vertu des femmes. Il n’a point hésité à faire mourir le commandant du Pas-Devant de Frémeuse ou madame de Vaudricourt, parce que cela était conforme à la logique de leur situation et à la vérité de la vie. Il n’a point hésité davantage à laisser vivre même madame de Talyas ou madame de Maurescamp, parce qu’en réalité l’audace des « monstres » leur assure l’impunité. Mais sans presque en avoir l’air, il a déterminé le jugement que nous devions porter sur les uns et sur les autres, et c’est là toute la morale. Je veux dire qu’en tout temps la quantité du mal étant toujours égale à elle-même parmi les hommes, la seule chose qui importe, c’est de savoir appeler le mal par son nom et de ne pas inventer, comme avait fait le romantisme, en faveur du vice ou du crime, des excuses qui finissent tôt ou tard par devenir des justifications. En ce sens, on retrouve dans sa dernière manière le souvenir de sa première, et la fin de son œuvre en rejoint le commencement.

C’est qu’il avait l’âme noble et naturellement haute. Lorsqu’il est mort, presque subitement, voilà tantôt un mois, ceux-là mêmes qui n’ont point pour son œuvre l’admiration et la sympathie qui sont les nôtres n’ont pu s’empêcher de louer en lui « le galant homme », et de rendre au nom d’Octave Feuillet l’hommage qu’ils refusaient à l’auteur de Monsieur de Camors. Si les mots ont un sens, je voudrais donc qu’on m’expliquât une fois, — lorsqu’un « galant homme », après tant de succès, laisse derrière lui une œuvre aussi considérable et, pendant quarante ans, si manifestement inspirée du même esprit — je voudrais que l’on m’apprît comment les qualités de son caractère n’auraient point passé jusques à son talent. Eh oui ! sans doute, nous le savons, ni le talent n’est toujours à la hauteur du caractère, ni non plus le caractère à la hauteur du talent. Mais qu’entre l’un et l’autre il n’y ait rien de commun, que la vulgarité du talent n’ait pas souvent sa cause dans la bassesse du caractère, ou, réciproquement, que la dignité de la vie ne se retrouve pas dans le caractère de l’œuvre, c’est ce qu’il nous est impossible d’admettre ; et — je n’en ai pas fait le compte — mais c’est de quoi je doute que l’on trouvât un exemple. La disjonction ne va pas jusque-là. Laissons le style, qui n’est pas aussi propre à l’homme qu’on le prétend quelquefois encore ; où il peut d’ailleurs entrer trop d’école et de procédés ; qui n’a toujours été qu’un moyen pour Feuillet, et jamais une fin. Je dis qu’on ne saurait être l’homme qu’il fut, très simple et très fier, « froissé d’un rien, révolté d’une nuance », très discret et très réservé, sans que ces qualités se retrouvent dans son œuvre, où, pour y prendre d’autres noms, elles ne sont pas moins les mêmes. Peu d’artistes avaient reçu sa forte éducation morale ; peu d’artistes ont travaillé plus patiemment, plus constamment que lui à la perfectionner encore ; et c’est pourquoi peu d’artistes ont laissé une œuvre plus noble en son ensemble et où l’on voie plus distinctement ce que peuvent, dans un même écrivain, l’alliance du talent et du caractère.

Aussi, comme à ses débuts, les paradoxes du romantisme avaient glissé sur lui sans l’émouvoir, on s’est trompé quand on a voulu signaler dans ses œuvres les plus récentes l’influence ou l’involontaire contagion des grossièretés du naturalisme. Au contraire, les derniers de ses grands romans : Honneur d’artiste et la Morte, sont des protestations contre le naturalisme, tout de même qu’il y a plus de quarante ans maintenant, c’est aux exagérations du romantisme qu’il opposait la Crise et le Village, la Clef d’or et Dalila. Ai-je besoin de rappeler, d’ailleurs, qu’au sens où l’on prend aujourd’hui le mot, ses plus grandes hardiesses sont Monsieur de Camors, qui est de 1867, et Julia de Trécœur, qui est de 1872 ? Ils les auraient plutôt atténuées dans un Mariage dans le monde et dans les Amours de Philippe, deux de ses rares romans qui « finissent bien », comme le Roman d’un jeune homme pauvre. Non pas peut-être que dans le secret de son cœur il n’ait rendu justice au talent de quelques-uns de nos naturalistes ; et j’en pourrais donner des preuves, s’il ne me paraissait, d’ailleurs, tout à fait indécent de faire parler les morts dans les querelles des vivants. Mais si les romantiques avaient jadis abusé du droit d’extravaguer, les naturalistes, eux, ont abusé de celui qu’on a d’être grossier ou même obscène ; et c’était un emploi du talent qu’il en considérait comme la prostitution. Il eût trouvé honteux de réussir par de certains moyens ; et supposé qu’étant homme, il eût pu concevoir l’idée de rivaliser de « hardiesse » avec ses successeurs, c’est la qualité de son éducation, c’est la sûreté de son goût, c’est la noblesse de ses sentiments et la hauteur de son caractère qui l’en auraient encore préservé.

Que restera-t-il de son œuvre ? Dès à présent, comme ceux de George Sand, comme ceux de Balzac, comme ceux de Flaubert, — pour ne parler que des morts, — les romans de Feuillet, depuis Sibylle jusqu’à la Morte, appartiennent à l’histoire du roman contemporain. Combien y en a-t-il dont on en puisse dire autant ? De même que l’histoire de notre vie ne se compose pas, même pour nous, de la totalité des jours que nous avons vécu, mais seulement du petit nombre d’heures, tristes ou lumineuses, que le temps ne nous a pas ravies comme à mesure qu’il nous les accordait ; ainsi, l’histoire d’une littérature ou d’un genre ne se compose pas de tous les efforts qu’une génération a tentés pour se sauver du néant, mais seulement de ceux qui ont réussi. Tels sont bien les romans de Feuillet. Peut-être écrira-t-on l’histoire du théâtre contemporain sans trouver l’occasion de nommer ni Montjoie, ni Dalila, ni le Sphinx. On n’écrira pas celle du roman, on ne pourra pas l’écrire, si même on le voulait, sans y faire une place au Roman d’un jeune homme pauvre, — qu’il est pourtant vrai que je n’aime guère, — et une plus grande encore à Sibylle, à Monsieur de Camors, à Julia de Trécœur, au Journal d’une femme, à la Morte. Elle aurait sans eux quelque chose d’obscur, d’incomplet, et de mutilé.

C’est qu’en effet, s’il y a des romans que l’on puisse appeler idéalistes, ce sont ceux de Feuillet. Ils le sont à tous égards, de toutes les manières, dans tous les sens du mot, comme j’ai tâché de le faire voir, en évitant jusqu’ici d’user de ce terme d’école ; et, certes, on peut, chacun selon son goût, en préférer de plus naturalistes ; mais on ne saurait avancer, sans quelque ridicule, que le naturalisme, à lui seul, égale, remplisse, épuise la définition ou l’idée du roman. Si l’imitation fidèle de la nature et de la vie est sa doute l’une des fins du roman ou du théâtre, il y en a d’autres, dont l’interprétation ou l’idéalisation du monde et de la réalité en est une. De l’Assommoir à Madame Bovary, de Madame Bovary au Père Goriot ou à Eugénie Grandet, d’Eugénie Grandet à Tom Jones, de Tom Jones à Manon Lescaut, de Manon Lescaut à Gil Blas, le roman naturaliste a sa généalogie bien prouvée, ses titres d’honneur et de gloire, qu’on ne lui dispute point. Mais le roman idéaliste n’a-t-il pas aussi les siens, de la Princesse de Clèves au Doyen de Killerine, du Doyen de Killerine à Clarisse, de Clarisse à la Nouvelle Héloïse, de la Nouvelle Héloïse à Delphine, de Delphine à Indiana, d’Indiana à Sibylle ou à Monsieur de Camors ; et quel est le barbare qui les lui contestera ? Parmi les romans idéalistes, ceux de Feuillet sont et resteront au premier rang, moins éloquents peut-être, mais combien moins déclamatoires que ceux de George Sand ; plus nombreux — ce qui est toujours quelque chose, — et surtout mieux écrits que ceux de madame de Staël ; moins longs que ceux de Rousseau et de Richardson.

Je viens de les relire encore, et j’y ai retrouvé, non seulement les mêmes émotions qu’autrefois, mais la même sensation d’art, si je puis ainsi dire, et surtout cette vérité d’observation ou de généralisation, qui, parce qu’elle fait la difficulté de l’art idéaliste, en est aussi le triomphe, quand on y peut atteindre. On a rarement écrit de plus tragiques histoires d’amour que Monsieur de Camors, que Julia de Trécœur, que le Journal d’une femme, que l’Histoire d’une Parisienne. Rarement on a mieux fondu, dans l’unité d’un art supérieur, la satire du monde, la peinture de la passion, et, jusque dans le désordre de la passion même, le sentiment persistant de la dignité humaine. Et rarement enfin des figures plus vivantes, plus individuelles, ont mieux représenté, en même temps qu’elles-mêmes, ces types de grandes amoureuses dont l’histoire est remplie, les La Vallière humbles et modestes, les superbes Montespan, les ardentes et passionnées Marie Stuart. Que veut-on davantage ? quelle est cette autre « vérité » dont on regrette l’absence dans les romans de Feuillet ? et n’est-ce pas reprocher aux Andromaque, aux Bérénice et aux Phèdre d’avoir quelque chose de plus achevé, de plus durable, et de plus vrai que les modèles de cour dont on croit reconnaître quelques traits dans leur physionomie ?

Le naturalisme contemporain s’est chargé de faire lui-même l’opinion sur son propre compte. Il est bruyant ; il a pris pour complices les pires instincts de ses lecteurs ; il est surtout intolérant. Les romans de Feuillet pourront donc quelque temps encore n’être pas mis à leur véritable place, et jugés au-dessous de leur valeur. Mais ils y remonteront. Ce sera quand l’idéalisme, et le romanesque même, auront reconquis leurs droits, qu’ils n’ont jamais perdus, qu’ils ont seulement négligé de faire assez valoir, mais que nous voyons, depuis déjà quelques années, qu’ils commencent à revendiquer. Monsieur de Camors, Julia de Trécœur, le Journal d’une femme et la Morte s’inscriront alors parmi les livres qu’on relit, à côté de la Princesse de Clèves ou de Manon Lescaut, et on leur rendra la justice qu’ils n’ont pas toujours reçue de leurs contemporains. Nous serions heureux d’y avoir contribué ;

       … Et fantôme sans os
Par les ombres myrteux prenant notre repos,

plus heureux encore si ceux qui liront en ce temps-là Julia de Trécœur ou la Morte associaient le souvenir de notre admiration à la gloire du nom d’Octave Feuillet.

La statue de Baudelaire

À qui se fier, je vous le demande, ô compagnons de la vie nouvelle, et sur qui compterons-nous désormais, si M. Paul Desjardins lui-même fait défaut à la cause du « devoir présent » ? Lorsque j’ai lu quelque part qu’il était question d’élever un buste, ou une statue tout entière, — là-haut, devers l’Élysée-Montmartre ou du côté du Moulin-Rouge, — à Charles Baudelaire, je n’ai rien dit ; et j’attendais, comme tout le monde, la généreuse protestation de M. Desjardins. Il me semblait qu’en effet il nous en devait une, ou même deux, en sa double qualité d’ouvrier du « devoir présent », et de professeur de rhétorique. Comme professeur de rhétorique, il ne se peut pas, me disais-je, qu’une Charogne, ou le Voyage à Cythère n’offensent et ne révoltent la délicatesse de son goût. Mais, comme ouvrier du « devoir présent », quelle sera donc cette « littérature infâme », qu’il avait pris l’engagement de combattre, si ce n’est celle à laquelle appartiennent une Martyre ou les Femmes damnées ? Cependant, il a gardé jusqu’ici le silence, et j’en cherche vainement les raisons. Est-ce que peut-être il se réserve pour le jour de l’inauguration ? ou n’a-t-il jamais lu Baudelaire ? ou attend-il à intervenir que l’on ait proposé de dresser sur la place publique, dans une attitude analogue à leurs œuvres, la statue de Restif de la Bretonne, ou celle de Casanova ?

Mais, en ce cas, qu’il nous pardonne alors d’être moins ambitieux, ou moins dégoûtés que lui ! Assurément, il l’eût mieux dit lui-même, — avec plus de pleurs dans la voix, et je ne sais quoi de plus navré, de plus abandonné, de plus démissionnaire dans toute sa personne ; — mais enfin, si ce serait un scandale, ou plutôt une espèce d’obscénité que de voir un Baudelaire en bronze, du haut de son piédestal, continuer de mystifier les collégiens, il faut bien que quelqu’un le dise. Où les apôtres hésitent, il se pourrait qu’après tout un modeste « littérateur » réussît. Et, en vérité, nous ne croirions pas avoir fait une besogne inutile si nous avions détourné de souscrire au « monument » de Baudelaire, un seul de ses admirateurs.

Pour cela, nous nous garderons bien de disputer au poète son talent, non plus qu’aux Fleurs du mal leur place, et leur part d’influence, depuis une trentaine d’années dans le mouvement de la littérature. La place est grande ; l’influence a été, n’est encore, de nos jours même, que trop considérable ; et de plus illustres que Baudelaire, de mieux doués, de plus simples surtout et de plus sains, n’en ont certainement pas exercé de semblable.

Il a dû beaucoup à ses prédécesseurs : Gautier, Vigny, Sainte-Beuve. Supposé qu’il existe une poésie de l’hôpital ou du mauvais lieu, pathologique, pour ainsi dire, vicieuse et profondément gangrenée, c’est, en effet, Sainte-Beuve qui l’avait jadis imaginée le premier, qui s’y était même hypocritement essayé dans son Joseph Delorme ; et Baudelaire, plus franc ou plus cynique, n’a fait que la réaliser. D’un autre côté, quand il louait lui-même Théophile Gautier « d’avoir exprimé sans fatigue, sans effort, toutes les attitudes, tous les regards, toutes les couleurs qu’adopte la nature, ainsi que le sens intime contenu dans tous les objets qui s’offrent à la contemplation de l’œil humain », ou encore, et principalement, « d’avoir ajouté des forces à la poésie française, d’en avoir agrandi le répertoire et augmenté le dictionnaire, sans jamais manquer aux règles les plus sévères de sa langue », s’il ne parlait peut-être pas très bien, le disciple se mirait dans l’éloge qu’il décernait à son maître. Et foncièrement pessimiste, il n’avait pas attendu pour s’inspirer de Vigny, tout en le dégradant, qu’une main pieuse eût réuni les Destinées en volume, et il avait déjà transposé dans sa langue réaliste ce qu’il y a d’horreur ou d’effroi de la nature dans la Maison du berger, par exemple, ou de haine de Dieu dans le Christ au mont des Oliviers. Mais, de tous ces éléments contradictoires et en apparence ennemis, dont les affinités entre eux, très secrètes, si elles sont très réelles, avaient comme échappé jusqu’alors à la poésie ou à la critique même, combinés dans ses vers, mêlés ensemble, fondus en un, Baudelaire n’a pas moins dégagé quelque chose d’absolument original, et les Fleurs du mal, — on peut m’en croire, si je l’avoue — n’en composent pas moins un livre unique dans la littérature française.

Là est le secret de son influence, comme aussi de l’intérêt qu’il faut bien que l’on prenne à son œuvre. L’œuvre forme un anneau de la chaîne des temps. C’est ce que l’on ne pourrait pas dire des Odes funambulesques de Théodore de Banville, des Fossiles de Louis Bouilhet, ou des poésies décidément trop vantées de madame Ackermann. Mais l’influence dure encore, et, pour la retrouver partout, il ne faut que jeter un coup d’œil sur la littérature contemporaine.

C’est ainsi que Baudelaire a certainement « ajouté des forces à la poésie française » ; il en a, selon son expression, « agrandi le répertoire » ; et, par exemple, s’il n’a pas inventé la poésie des odeurs, il a su du moins lui donner une place et une importance toute nouvelle, — une importance légitime et une place durable, — dans l’art encore alors tout musical, plastique, ou pittoresque des Lamartine, des Hugo, des Gautier :

En ouvrant un coffret venu de l’Orient,
Dont la serrure grince, et rechigne en criant ;

Où, dans une maison déserte, quelque armoire
Pleine de l’âcre odeur des temps, poudreuse et noire ;
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D’où jaillit toute vive une âme qui revient.

Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,
Frémissant f dans les lourdes ténèbres,
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or.

Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l’air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l’âme vaincue, et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains…

Si la forme, si la facture de ces vers n’a rien de très original, ou si peut-être encore, cette poésie de la sensation n’était pas absolument nouvelle aux environs de 1858, cependant on ne l’avait pas demandée jusqu’alors au plus suggestif peut-être, mais le plus « animal » aussi de tous nos sens : j’entends le seul dont les plaisirs n’aient jamais en soi rien d’intellectuel, le plus grossier par conséquent ; et, pour cette raison peut-être, le seul dont aucun poète, avant Baudelaire, ne se fût avisé de se faire un art, une « manière », ou un procédé, de noter les impressions. Il était d’ailleurs naturel, ou plutôt inévitable que la poésie, que le roman même fissent du procédé d’autant plus d’emploi qu’ils se matérialiseraient davantage ; et c’est effectivement ce qui est arrivé. Les « symphonies » d’odeurs où se complaisait naguère M. Zola, celles qui « chantent » quelquefois encore dans les romans de M. Huysmans, ou dans les vers de M. Paul Verlaine, tout cela, c’est du « baudelairisme » ; et, possible que depuis lors on en ait abusé jusqu’à la ridiculiser, mais ce n’en est pas moins là l’une de ses trouvailles ou de ses « notes » originales.

Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Celui de Baudelaire nage sur les parfums….

Ajoutons que, par cela même qu’il est le moins « spirituel » de tous, l’odorat est le sens dont les impressions s’échangent le plus aisément avec celles des autres. Disons mieux encore : il les sollicite ou il les provoque ; et tandis que les couleurs ou les formes limitent, pour ainsi parler, la liberté du rêve, en en dessinant les contours avec quelque précision, les odeurs au contraire l’émancipent, la favorisent, et l’exaltent. C’est ce que Baudelaire a mieux su que personne, et c’est ce qu’il a si bien exprimé dans le sonnet célèbre intitulé Correspondances :

Comme de longs échos, qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Lisez encore la Vie antérieure, Parfum exotique, ou les vers adressés à une Malabaraise. Quelque évident, et facile à imiter qu’il soit, le procédé est cependant légitime. Pas d’impression qui ne puisse, de sa langue originelle, se transposer en une autre, et le tout est d’en trouver l’exacte équivalence.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

Il y a bien dans ces vers quelque chose de légèrement ridicule, mais aussi de profondément sensuel, et en tout cas d’assez original. Le symbolisme contemporain nous est venu de là. D’autres éléments, sans doute, s’y sont joints, dont l’origine est plus intellectuelle, et, depuis Baudelaire, l’art s’est encore compliqué d’intentions ou de prétentions nouvelles. Mais c’est bien là le point de départ, et les Fleurs du mal, à défaut d’autre mérite ou d’autre intérêt littéraire, auraient celui de l’avoir indiqué.

La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles,
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Veut-on achever de s’en convaincre ? et veut-on, comme qui dirait, avec une preuve « expérimentale » de l’influence de Baudelaire, une explication aussi du prestige qu’il continue d’exercer ? Que l’on prenne donc la pièce intitulée les Phares, et, du premier vers de chacune des stances, que l’on retranche le premier mot : il semblera que ce soit le désordre, l’incohérence, ou la folie mêmes.

… Fleuve d’oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse
Comme l’air dans le ciel, et la mer dans la mer.

… Miroir profond et sombre
Où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays.

Triste hôpital, tout rempli de murmures,
Et d’un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement.

En vérité, ne diriez-vous pas de quelque sonnet de M. Mallarmé ? Mais, maintenant, rétablissez l’intégrité du texte, et lisez :

Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse…
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre…
Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures…

Vous pourrez bien, encore ici, discuter la juste équivalence de ces transpositions ; et, si vous êtes « du monde », vous pourrez bien vous égayer de cette comparaison de Rembrandt avec « un triste hôpital », ou de Rubens avec « un oreiller de chair fraîche », mais vous n’en méconnaîtrez pas au moins la singularité, — ni surtout l’étroite ressemblance avec la définition que nos symbolistes donneraient volontiers de leur art. La poésie n’est point du tout pour eux l’art « d’exprimer » ou « d’idéaliser » l’objet ; et encore bien moins de le « généraliser », ou même d’en dégager la signification secrète. Non ; mais elle est l’art de sentir à l’occasion de l’objet, et comme de s’abandonner aux suggestions qu’il provoque, jusqu’à ce qu’ayant pris elles-mêmes quelque chose de l’inconsistance du rêve, elles se traduisent à leur tour par des sensations qui en imitent le caractère flottant, irréel et bizarre. Baudelaire fut un maître en cet art ; et puisque nos symbolistes n’ont rien encore produit qui réalise pleinement leur conception de la poésie, les Fleurs du mal, après trente ans passés, en demeurent le chef-d’œuvre.

Que faut-il encore que je loue en Charles Baudelaire ? la profondeur ou la sincérité de son pessimisme ? Très volontiers, s’il ne vous avait pas lui-même avertis qu’en « parfait comédien » il avait dû « façonner son esprit à tous les sophismes comme à toutes les corruptions » ; et j’aime les comédiens au théâtre, mais je m’en défie à la ville. La générosité de son intention satirique ? Ce serait là-bas, dans sa tombe, lui prêter vraiment trop à rire ; et seul au monde, je crois, ce vieux paradoxe ambulant de Barbey d’Aurevilly s’est avisé de voir dans les Fleurs du mal une manifestation de « la justice de Dieu » ! Ou bien encore, parlerai-je de la facture de son vers et de la trame de son style ? Théophile Gautier, — dans la Notice qu’on peut lire en tête de l’édition la plus répandue des Fleurs du mal, — a tout dit à ce sujet, et en d’autres temps, j’en aurais peut-être à en rabattre, mais je n’y saurais rien ajouter. C’est donc assez si l’on a vu que, bien loin de vouloir diminuer la réputation littéraire de Charles Baudelaire, nous la défendrions au besoin. Mais ce n’est pas là le point, et il est temps après cela d’en venir à la vraie question, qui est de savoir si nous devons lui élever une statue.

Car enfin, si grand qu’il puisse être, ou si rare — je veux dire si singulier — le talent, le génie même n’a rien en soi de plus respectable que la beauté, par exemple, ou que la force ; et tout dépend de l’usage qu’on en fait. Qui donc a dit que le péché, dont Baudelaire aimait tant à parler, « ne consiste point à user de choses mauvaises », puisque la Nature ou Dieu n’en ont point fait de telles, « mais à mal user des bonnes » ? Comme on peut appliquer la force aux plus criminels emplois, et faire servir la beauté même aux pires besognes, on peut, Semblablement, faire de son talent un fâcheux ou coupable usage ; et cela s’est vu plus d’une fois dans l’histoire ; et cela se voit malheureusement tous les jours. Tout le monde le sait, personne n’en doute. Cependant nous parlons, nous raisonnons, nous agissons comme si nous ne le savions pas. Pour ne rien dire ici de ceux qui corrompent systématiquement la morale, nous ne demandons à ceux qui dénaturent, qui dégradent, qui déshonorent la notion même de l’art, que de le faire avec art ; et en réduisant à ce seul point les exigences de notre critique, nous croyons faire preuve d’indépendance, de liberté, de largeur d’esprit. Mais la vérité vraie, c’est que, si nous pouvons, si nous devons pardonner quelque chose à la sottise ou à la médiocrité, — quoique d’ailleurs elles fissent mieux de ne pas écrire, — ni le talent ni le génie n’ont de droits qui ne leur imposent des devoirs, auxquels, quand ils manquent, il importe qu’on les rappelle. Puisqu’il n’y a pas de livre, même de vers, qui ne soit un acte en quelque manière, il ne nous est pas permis de ne pas envelopper la considération de ses conséquences dans le jugement que nous en portons. Reconnaître, ou même admirer le talent, et l’approuver, sont deux choses ; lui élever des statues en est une troisième encore ; — et voilà pourquoi je proteste contre le projet d’élever une statue à l’auteur des Fleurs du mal.

Je sais ce que diront là-dessus les sceptiques, et j’entends d’ici les bons plaisants. Que de bruit pour un morceau de marbre ! et s’il plaît à quelques jeunes gens d’en consacrer tout un bloc à la mémoire de Charles Baudelaire, non seulement c’est leur affaire, mais n’y a-t-il pas quelque chose d’outrageusement prudhommesque à vouloir les en dissuader ? Qu’est-ce que prouve une statue ? Combien d’imbéciles, depuis quelques années, n’a-t-on pas, ici taillés en pierre, et là, coulés en bronze ! Quel mal cela fait-il ? Du haut d’une fontaine, sur la place publique du chef-lieu de son arrondissement, si cet ancien ministre ne présidait pas aux commérages des ménagères, en seraient-elles par hasard moins bavardes, ou l’eau de la fontaine plus limpide ? Mais du fond d’un massif de verdure, si ce bohème de lettres ne mêlait pas sa face de marbre aux entretiens du militaire avec la nourrice, la verdure en serait-elle plus fraîche ou la nourrice moins tendre ? Puisque rien ne change rien à rien, qu’on laisse donc aller les choses.

Le vrai feu d’artifice est d’être magnanime…

Pareillement, la « vraie statue » est d’avoir inscrit son nom avec son œuvre dans l’histoire de la littérature ou de l’art. La cérémonie banale de l’inauguration d’un buste, qui n’enlèvera pas sans doute un lecteur aux Fleurs du mal, ne leur en attirera pas non plus qui n’en fissent depuis longtemps leurs délices. Après comme avant la statue, Baudelaire sera tout ce qu’il était. Ou plutôt, avec le goût que les hommes, en général, ont pour la contradiction, qui répondra que ce n’est pas nous, en l’attaquant, dont la maladresse lui suscitera des sympathies inattendues ? On voudra voir ; on le trouvera moins « noir » que nous ne le représentons ; et si trente-cinq années écoulées sont peut-être un long espace de temps, tout ce que nous aurons ainsi fait, ce sera d’avoir comme ranimé une popularité qui commençait à s’user.

Nous, cependant, à notre tour, ce qui nous paraîtrait vraiment plus prudhommesque encore que de protester contre la statue de Baudelaire, ce serait de répondre à ce bel argument ! Aussi, pour ne pas trop étendre et dénaturer la question, nous suffira-t-il de faire observer qu’une statue qu’on élève est toujours, dans l’intention de ceux qui l’élèvent, un hommage et un exemple. C’est une opinion qu’on affirme, c’est une conviction qu’on étale, c’est quelquefois une victoire qu’on proclame, mais c’est toujours un modèle qu’on propose. Homme politique ou soldat, poète ou philosophe, en souscrivant à sa statue, nous souscrivons, si je puis ainsi dire, à l’idée qu’un homme a représentée dans l’histoire. Celui-ci, c’est la « tolérance », et celui-là, c’est le « patriotisme ». Quelques reproches que l’on puisse d’ailleurs adresser à leur mémoire, ou quelque illusion que l’on se fasse trop souvent sur eux, on reconnaît et on déclare qu’en somme, et tout considéré, ils ont, comme on disait jadis, bien mérité de leurs contemporains, de leur patrie ou de l’humanité. Si on ne le croyait pas, on soulèverait contre soi l’opinion. Mais qui ne voit qu’en même temps on conseille de les imiter ? que du haut de leur piédestal, ils invitent eux-mêmes l’enfance ou la jeunesse à faire ce qu’ils ont fait ? qu’ils se dressent là, sur nos places publiques, en objet d’émulation à ceux qui viendront après eux ? Et qui refusera d’en convenir, à moins qu’ayant vécu je ne sais dans quelle indifférence ou dans quel éloignement orgueilleux de ses semblables, il ignore le pouvoir de l’opinion, la contagion de l’exemple, et l’autorité de l’éducation ?

Baudelaire est-il de ceux que l’on puisse proposer en exemple ? Je ne parle ici, comme on l’entend bien, ni de l’homme, ni de sa vie privée, — que je ne connais point, que je ne veux pas connaître, — mais uniquement du poète et de son œuvre. Je n’examine même pas, je l’ai dit, s’il fut toujours ou habituellement sincère, et, dans ses plaintes ou dans ses blasphèmes, s’il ne s’est pas glissé parfois, avec beaucoup de rhétorique, une intention de mystifier son monde. Mystifier le monde, il se peut qu’après tout ce soit une façon d’être sincère, si c’en est une de lui témoigner son mépris ; et d’ailleurs le poète ou l’écrivain sont toujours assez sincères pour nous, dès qu’ils ont réussi à nous faire éprouver les sentiments qu’ils expriment. On pourrait ajouter qu’en matière d’art ou de littérature, il est bien peu de mystificateurs qui ne finissent par être leur propre dupe. — Et d’autres encore, s’ils le veulent, reprocheront à l’auteur des Fleurs du mal ce qu’ils appellent, non sans quelque raison, son immoralité. Mais nous, nous lui reprochons quelque chose d’autre, et, en un certain sens, de plus grave, qui est d’avoir volontairement corrompu la notion même de l’art.

S’il a, en effet, « ajouté quelques forces » à la poésie, nous lui devons aussi quelques tours de main, pour ainsi parler, dont le moins fâcheux n’est pas celui qui consiste à salir ou à souiller presque tout ce que l’on touche. Une Charogne en est un éloquent exemple :

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant :
On eût dit que le corps enflé d’un souffle vague
Vivait en se multipliant.

Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Rien n’est plus simple, on le voit, ni d’ailleurs ne se confectionne à moins de frais. On prend le thème le plus banal, c’est ici celui du néant de la créature, et, — pour rien, pour le plaisir, pour l’honneur, sans aucune intention de morale ni de satire, — on le « renouvelle » en le développant au moyen de métaphores ou de comparaisons tirées de tout ce que l’homme, depuis six mille ans, s’est efforcé d’écarter de sa vue. Lisez encore à cet égard un Voyage à Cythère ou l’Hymne à la Beauté.

Il est vrai qu’en revanche, on peut essayer « d’idéaliser » tout ce que le vice a de plus répugnant, comme dans les Femmes damnées, ou tout ce que, comme dans une Martyre, le crime a de plus dégoûtant.

Dans une chambre tiède où, comme en une serre.
L’air est dangereux et fatal,
Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre.
Exhalent leur soupir final.
Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,
Sur l’oreiller désaltéré,
Un sang rouge et vivant…

Mais d’idéaliser le vice, ou de faire un peu plus que de matérialiser l’idéal, cela ne se compense pas ; cela s’ajoute ; et le résultat le plus clair en est d’avoir introduit dans notre poésie française une constante préoccupation de l’ignominie. La mettre aujourd’hui dans le choix des sujets, et demain dans la manière de les traiter, c’est toute une part du baudelairisme ; et j’entends bien qu’il faut le constater ; mais de l’admirer, c’est une autre affaire, et de le glorifier, c’est ce qui serait monstrueux. Il faut passer à l’art toutes les libertés, excepté celle d’employer ses moyens à se détruire lui-même.

C’est cependant à quoi Baudelaire s’est évertué d’une autre manière encore, en affectant comme théoricien de ne voir dans l’art que l’artificiel ; et, par ce mot, nous dit Gautier dans sa Notice, « il entendait une création d’où la nature est complètement absente ». Nous pouvons ajouter que, s’il ne la justifiait pas, il défendait du moins par des arguments très subtils, cette préférence qu’il s’était donnée pour la bizarrerie, et personne peut-être, de notre temps, n’a mieux plaidé la cause de l’art pour l’art ou celle de la décadence. La place nous manque aujourd’hui pour les discuter à notre tour. Mais, en tout cas, ce que Baudelaire n’a pas établi, c’est que la décadence ne fût pas le commencement de la décomposition finale ; et quant à la théorie de l’art pour l’art, il n’a pas triomphé de la contradiction qu’elle implique, si l’art, sous toutes les formes, est une création de l’homme. Le séparer de l’homme et de la vie, que dis-je ! lui donner pour objet de les « dénaturer », c’est donc tout simplement lui enlever sa raison d’être, puisqu’en le coupant de ses communications nécessaires, c’est tarir pour lui la source même de son renouvellement.

Quel intérêt pourrions-nous prendre à des vers comme ceux-ci :

Non d’astres, mais de colonnades,
Les étangs dormants s’entouraient,
Où de gigantesques naïades,
Comme des femmes se miraient…

Des nappes d’eau s’épanchaient, bleues,
Entre des quais roses et verts,
Pendant des millions de lieues,
Vers les confins de l’univers.

Pensée, sentiment, sensation même, tout y manque ; ce ne sont que des formes vides ; et la seule impression qu’on en garde est celle d’un vain cliquetis de mots.

N’est-ce pas aussi bien où il faut que l’art aboutisse, quand on commence par poser en principe qu’il doit se suffire à lui-même ? Si l’on ne saurait évidemment lui donner « la Science » ou « la Morale » pour but, on ne peut sans doute lui proposer davantage « la Désillusion » ou « l’Immoralité » pour objet. Mais en vain voudra-t-on le consacrer à la réalisation de ce qu’on appelle emphatiquement « la Beauté pure », et il faut toujours bien que cette beauté soit prise elle-même de la nature et de l’humanité. Baudelaire, égaré par ce mépris transcendant du vulgaire qui a perdu tant d’artistes et tant d’écrivains, a voulu que l’art devint proprement un grimoire, dont la lecture ne fût permise qu’à de rares initiés, et d’ailleurs dont les caractères cabalistiques ne cacheraient ni n’exprimeraient rien. Il n’y a réussi qu’à moitié pour sa part, et certainement nous n’aurions pas, après trente ans, à reparler des Fleurs du mal, si, par malheur pour sa réputation, elles étaient conformes à ses théories. Mais sont-ce bien ces théories que nous voulons que l’on glorifie ? à quel titre ? comme prétentieusement paradoxales, ou comme insolemment aristocratiques ? n’ont-elles pas fait assez de mal ? et quel bien en est-il résulté ?

L’une des pires conséquences qu’elles puissent entraîner, c’est, en isolant l’art, d’isoler aussi l’artiste, d’en faire pour lui-même une idole, et comme de l’enfermer dans le sanctuaire de son moi. Non seulement alors il n’est plus question que de lui dans son œuvre, — de ses chagrins et de ses joies, de ses amours et de ses rêves, — mais, sous prétexte de se développer dans le sens de ses aptitudes, il n’y a plus rien qu’il respecte ou qu’il épargne, s’il n’y a plus rien qu’il ne se subordonne, ce qui est, pour le dire en passant, la vraie définition de l’immoralité. Se faire soi-même le centre des choses, au point de vue philosophique, l’illusion est aussi puérile que de voir dans l’homme « le roi de la création », ou dans la terre ce que les anciens appelaient « le nombril du monde » ; mais, au point de vue purement humain, c’est la glorification de l’égoïsme, et par suite la négation même de la solidarité. Dans l’œuvre de Baudelaire, les derniers liens qui rattachaient encore le lyrisme romantique à l’humanité sont rompus, et le monstrueux orgueil du poète n’est fait que de son mépris pour ses semblables.

Tous ceux qu’il veut aimer l’observent avec crainte,
Ou bien, s’enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l’essai de leur férocité.

Dans le pain et le vin destinés à sa bouche,
Ils mêlent de la cendre avec d’impurs crachats,
Avec hypocrisie ils jettent ce qu’il touche,
Et s’accusent d’avoir mis leurs pieds dans ses pas…

Indépendamment du procédé que nous avons indiqué plus haut, et dont on saisira facilement l’application dans ces vers, il n’y a là de personnel ou d’un peu nouveau que l’accent de haine ou de colère, la satisfaction d’être soi-même, et la fausse conscience de sa supériorité. N’y a-t-il pas aussi la promesse et comme l’engagement de continuer, selon l’expression de Baudelaire lui-même, à cultiver « son hystérie avec jouissance et avec terreur », pour se faire, en quelque manière, de sa maladie même, entretenue soigneusement, une originalité comme pathologique ? Sainte-Beuve, jadis, en son Joseph Delorme, avait trouvé, comme on le sait, intéressant d’être phtisique, et peut-être se rappelle-t-on le portrait qu’il traçait de sa Muse :

Elle file, elle coud, et garde à la maison
Un père aveugle, et vieux, et privé de raison.
Si, pour chasser de lui la terreur délirante,
Elle chante parfois, une toux déchirante
La prend dans sa chanson, pousse en sifflant un cri,
Et lance les graviers de son poumon meurtri.

Baudelaire eût pu peindre la sienne sous des traits analogues, mais avec cette différence qu’au lieu d’en faire une malade comme on n’en voit que trop, il en eût fait une comme on en voit moins, affligée ou ornée de quelque affection rare, elle-même définie par des accidents, par des déformations, par des colorations plus rares encore, et capable au besoin de trouver des raisons de s’admirer dans l’énormité de sa propre hideur. Étrange conception de l’art, véritablement inhumaine, dont on ne saurait dire s’il y entre plus de mépris de la souffrance des autres, ou plus d’amour et d’orgueil de soi ! qui conduit l’artiste ou le poète non seulement à s’isoler de ses semblables, mais à s’opposer lui tout seul à eux tous ! et que la gravité de ses conséquences condamnerait encore de fausseté, s’il n’y suffisait pas du paradoxe de son principe ! Mais c’est assez d’un Baudelaire ! Si nous ne pouvons pas effacer son œuvre de l’histoire de la littérature, ne la glorifions pas en lui dressant des statues ! N’émancipons pas de l’espèce de honte qu’ils éprouvent à l’admirer d’honnêtes, de bons jeunes gens, qui, dans quelques années, quand la vie leur aura donné ce qui leur manque encore d’expérience, jugeront sans doute les Fleurs du mal à leur véritable valeur ! Et, sous prétexte qu’il confondait volontiers, lui, Baudelaire, l’horrible ou l’ignoble avec le beau, ne prenons pas, nous, l’étonnement du dégoût pour l’enthousiasme de l’admiration.

Après cela, discuterons-nous le talent de l’artiste ? Et parlerons-nous du prosaïsme fréquent de son vers, de l’impropriété de sa langue, de l’obscurité de sa pensée ? Nous n’aurions qu’à choisir :

Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé,
Et mon esprit subtil, que le roulis caresse,
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé…

ou encore :

Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne,
Ô vase de tristesse, ô grande taciturne,
Et t’aime d’autant plus, belle, que tu me fuis,
Et que tu me parais, ornements de mes nuits,
Plus ironiquement accumuler les lieues,
Qui séparent mes bras des immensités bleues.

Mais nous avons promis de n’en rien dire, et encore une fois, bien loin de vouloir diminuer le talent de Baudelaire, il nous importe aujourd’hui qu’il en ait eu beaucoup. Plus en effet on lui en reconnaîtra, plus il sera coupable d’en avoir fait un détestable usage. C’est le seul point sur lequel je voudrais voir enfin ses admirateurs s’expliquer, et nous dire s’ils croient que, d’avoir corrompu la notion même de l’art, ce soit un honneur à mériter des statues.

Que si d’ailleurs on s’étonnait de nous voir attribuer tant d’importance à un hommage aussi banal que celui qui consiste à tailler en marbre l’image approximative d’un Baudelaire, nous avons déjà répondu, mais il ne sera pas inutile d’ajouter quelques mots encore. Tout au rebours des dilettantes et des sceptiques, — dont le dilettantisme ici s’accommode merveilleusement avec les intérêts de leur tranquillité, — nous croyons que rien au monde n’est ce qu’ils nomment indifférent, et que, comme tout a sa raison d’être, tout aussi a ses conséquences. Quand on aura donc plus ou moins spirituellement plaisanté quelques héros douteux ou quelques cérémonies ridicules, — et, en vérité, ce genre de plaisanterie, qui n’a rien aujourd’hui de bien neuf, n’a rien non plus de bien difficile ! — il ne restera pas moins qu’étant une forme du respect de ceux qui ne sont plus, un perpétuel témoignage de la continuité de la patrie, et une manière de placer l’objet de la vie en dehors et au-dessus d’elle-même, l’usage d’élever des statues fera toujours une partie de l’éducation publique. Il en fera surtout partie dans une société démocratique, où il n’est pas seulement bon, mais nécessaire que l’urgente préoccupation des intérêts matériels soit, comme à tout instant, contrepesée par quelque ambition plus noble ; et dont le principe actif est de favoriser ou de provoquer à tous les degrés de la hiérarchie sociale, l’effort du mérite personnel. De dire là-dessus qu’il n’importe pas qu’on propose un Baudelaire ou un Restif en exemple à la jeunesse, c’est comme si l’on disait qu’il n’importe pas que l’on apprenne à lire dans les Liaisons dangereuses ou dans les Amours du chevalier de Faublas. Mais, comme font quelques-uns, de s’éclater de rire au seul nom de l’amour de la gloire, c’est se moquer du monde, puisque nous voyons que l’on a toujours grand soin de signer en toutes lettres les railleries que l’on fait de l’ambition des autres ; c’est méconnaître, entre tous les mobiles qui depuis quatre ou cinq cents ans ont dégagé « l’homme moderne » de l’homme du moyen âge, le plus puissant peut-être ; et enfin, dans le temps surtout où nous sommes, c’est essayer, pour autant qu’on le peut, de limiter l’activité de l’esprit à ses emplois les plus bas. En vérité, je ne vois pas les avantages qu’on en attend, si d’ailleurs je conçois le plaisir inintelligent qu’on y trouve !

Élevons donc des statues sur nos places publiques, mais choisissons ceux à qui nous les élevons. Puisqu’un grand homme est toujours petit par quelques-uns de ses côtés, n’y regardons pas de trop près, et souffrons que l’éclat d’un grand service rendu à la patrie ou à l’humanité nous cache quelquefois les erreurs de ceux à qui nous le devons ; mais n’admettons pas cependant,

Qu’un pourceau secouru pèse un monde égorgé,

ni que nous devions l’immortalité du bronze à ceux qui nous ont fait du mal, — parce qu’ils nous en ont fait beaucoup. Ne proposons pas non plus en exemple la débauche et l’immoralité. C’est ce que l’on ferait, j’ai tâché de le montrer, en élevant une statue à Charles Baudelaire. Et je le répète en terminant, si je n’avais réussi à détourner d’y souscrire qu’un seul de ses admirateurs, je me tiendrais encore pour satisfait.

Leconte de Lisle

Lorsque le directeur de la Contemporary Review m’a demandé de parler à ses lecteurs du grand poète que nous venons de perdre, j’achevais précisément de revoir la « Leçon » que je lui avais consacrée dans mon Cours sur l’Évolution de la poésie lyrique au xixe siècle. Il vivait encore à l’époque où je faisais cette leçon ! et, certes, nous ne nous attendions guère qu’il dût nous quitter sitôt. J’avais d’ailleurs parlé de son œuvre avec une entière liberté, comme aussi bien il est toujours facile de le faire quand on parle de ceux qui n’ont mis dans leur œuvre que le moins qu’ils pouvaient d’eux-mêmes. C’est leur juste récompense de n’avoir exprimé que ce qu’ils ont cru pouvoir réaliser, selon le beau mot du philosophe, sous « l’aspect de l’éternité ». Ayant fait de la vie deux parts, dont ils ont abandonné l’une, la plus extérieure, au courant rapide et changeant de l’actualité, mais dont ils avaient secrètement engagé l’autre à la religion de la science ou de l’art, ils n’ont point connu les joies tumultueuses de la popularité, mais ils n’en ont pas non plus éprouvé l’inconstance ; ils ne l’éprouveront pas ; et parce qu’ils ont écarté de leur œuvre l’élément passionnel, ni leur art n’a connu l’hésitation ou le trouble, ni leur talent ne les a quittés avec leur jeunesse. Évitons les passions ! Nous ne sentons plus aujourd’hui, nous n’aimons plus comme on faisait en 1830, à la manière forcenée des héros de Dumas ou d’Hugo, et cela nous suffît pour nous rendre Antony ou Ruy-Blas insupportables :

Mais la Beauté flamboie, et tout renaît en elle,
Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs.

C’est précisément ce que je m’étais efforcé de mettre en lumière, dans la leçon à laquelle je m’excuse d’avoir fait allusion tout à l’heure, et, à cet égard, je n’en voudrais aujourd’hui rien retrancher, ni rien corriger. Pour les raisons que je viens de dire, la mort inattendue de Leconte de Lisle ne m’a rien révélé dans son œuvre que je n’y eusse vu du vivant du poète. Mais c’est le propre des grands écrivains que l’on en puisse toujours reparler sans se répéter, et quand on croit en avoir tout dit, il en reste encore quelque chose à dire, ou les mêmes choses, mais d’une autre manière. On les dit mieux aussi quand on les dit pour la troisième ou quatrième fois. Et puisque après tout la vérité ne s’enfonce et ne se grave dans les esprits distraits des hommes qu’à force de répétitions, la dernière vanité dont se doive piquer le critique ou l’historien de la littérature, n’est-ce pas celle de paraître neuf ?

I

Si l’on veut se faire d’abord une juste idée de J’œuvre de Leconte de Lisle, et mesurer l’importance des Poèmes antiques et des Poèmes barbares dans l’histoire de la poésie contemporaine, il y faut voir avant tout, comme dans l’œuvre de Flaubert, — que j’en rapprocherai plus d’une fois, — comme dans la Tentation de Saint Antoine et comme dans Salammbô, une protestation contre le romantisme. Ce n’est pas à dire que Leconte de Lisle et Flaubert n’aient largement profité l’un et l’autre de la révolution opérée par Hugo. La solidarité qui lie les générations des hommes ne nous permet jamais d’échapper entièrement à l’influence de ceux qui nous ont précédés ; et à cet égard, on ne s’expliquerait pas plus Leconte de Lisle sans Hugo, que Racine autrefois sans Corneille, ou Malherbe encore sans Ronsard. Mais quand la dette de l’auteur de Phèdre et d’Athalie serait plus considérable encore qu’elle ne l’est envers celui de Polyeucte et du Cid, personne aujourd’hui n’ignore que le système dramatique de Racine diffère profondément de celui de Corneille, si même il ne faut avouer qu’il en est la contradiction ; et c’est ainsi que Leconte de Lisle a bien pu prendre sa part des libertés rendues au poète par Hugo, mais les Poèmes antiques et les Poèmes barbares n’en ressemblent pas pour cela davantage à la Légende des siècles. J’ai fait observer à ce propos que, tandis que la religion de la beauté grecque emplissait, pour ainsi parler, les Poèmes antiques, au contraire la Légende — la première, celle qui parut en 1859 — ne contenait pas une seule pièce inspirée de la mythologie, de la légende, ou de l’histoire de la Grèce. Dans cette vaste fresque où le poète, selon son expression « ne s’était proposé rien de moins que de dépeindre l’Humanité successivement et simultanément sous tous les aspects : histoire, fable, religion, philosophie, science… » il n’y avait pas de place pour les dieux, il n’y en avait pas pour les héros, il n’y en avait pas pour les artistes ni pour les poètes de la Grèce ; et Rome même n’y est représentée que par le Lion d’Androclès. En revanche, les opinions personnelles du poète s’y retrouvaient, jusque dans le choix lui-même de ses sujets ; et par exemple, il n’a conçu tel de ses chefs-d’œuvre : la Rose de l’Infante, que pour y dire leur fait à Philippe II, roi d’Espagne ; au Pape ; et au catholicisme. Ce fanatisme anti-chrétien est le seul trait de ressemblance que je puisse apercevoir entre Hugo et Leconte de Lisle.

Mais pour tout le reste ils diffèrent, et si le romantisme, issu en partie d’une révolte contre la tyrannie des « Grecs et des Romains » demeurait fidèle encore jusque dans la Légende des siècles, à ses premières origines, le titre lui seul des Poèmes antiques était assez significatif et assez éloquent. Je ne dis rien de la préface qui figurait en tête des premières éditions, et puisque le poète a cru devoir la supprimer, je n’en citerai rien. Mais quelques vers, que j’emprunte à la belle pièce d’Hypatie, — la vierge d’Alexandrie et la victime de Cyrille, — ne sont pas moins caractéristiques :

Ô vierge, qui d’un pan de ta robe pieuse,
Couvris la robe auguste où s’endormaient tes dieux,
De leur culte éclipsé prêtresse harmonieuse
Chaste et dernier rayon détaché de leurs cieux,

Je t’aime et te salue, ô vierge magnanime ;
Quand l’orage ébranla le monde paternel,
Tu suivis dans l’exil cet Œdipe sublime,
Et tu l’enveloppas d’un amour éternel.

C’était vraiment une profession de foi. Avec une nuance d’impiété, par-delà ce moyen âge dont les romantiques, tout en en exploitant le bric-à-brac pittoresque, s’étaient d’ailleurs formé l’idée la moins conforme à la vérité de l’histoire, le poète remontait jusqu’aux sources grecques, pour y retrouver, avec le thème favori de ses inspirations, le sentiment perdu de la beauté plastique.

Marbre sacré, vêtu de force et de génie,

s’écriait-il en s’adressant à la Vénus de Milo,

Déesse irrésistible au port victorieux,
Pure comme un éclair et comme une harmonie,
Ô Vénus, ô beauté, blanche mère des Dieux.

Mais ce qui suivait, était plus clair encore :

Tu n’es pas Aphrodite, au bercement de l’onde,
Sur ta conque d’azur posant un pied neigeux
Tandis qu’autour de toi, vision rose et blonde,
Volent les Rires d’or, avec l’essaim des Jeux.

Tu n’es pas Kythérée, en ta pose assouplie.
Parfumant de baisers l’Adonis bienheureux,
Et n’ayant pour témoins, sur le rameau qui plie,
Que colombes d’albâtre et ramiers amoureux.

Et tu n’es pas la Muse aux lèvres éloquentes,
La pudique Vénus, ni la molle Astarté
Qui le front couronné de roses et d’acanthes
Sur un lit de lotos se meurt de volupté.

Et plus loin encore :

Îles, séjour des dieux ! Hélas, mère sacrée,
Oh ! que ne suis-je né dans le saint archipel
Aux siècles glorieux où la Terre inspirée
Voyait le Ciel descendre à son premier appel.

On ne pouvait pas déclarer plus ouvertement la guerre au romantisme ; se mettre plus résolument du côté de ces « classiques » dont il croyait avoir pour jamais renversé les autels ; s’inscrire plus hardiment en faux, pour ainsi parler, contre le Génie du christianisme ; et renouer plus délibérément la tradition de Chénier, de Racine, de Ronsard.

C’est qu’à vrai dire, nous le voyons bien aujourd’hui, ce que le romantisme avait le moins senti, c’était la beauté, qu’il avait même niée, — dans la Préface de Cromwell ; — et à la réalisation de laquelle, comme objet ou comme fin de l’art, il avait substitué la représentation de ce qu’il appelait « le caractère ». Il eût été plus franc de dire l’expression de la laideur. De tous les héros de l’épopée d’Homère Hugo n’a jamais aimé que Thersite, l’Ursus ou le Quasimodo de la guerre de Troie ; et du théâtre grec je doute qu’il ait compris autre chose que les basses plaisanteries des Grenouilles ! Mais la beauté, qui n’était qu’un mot pour les romantiques, et un mot qu’ils ne comprenaient pas, était une réalité pour l’auteur des Poèmes antiques. Elle était même la seule réalité. Si le modèle idéal n’en existait peut-être nulle part, l’honneur de l’art était de l’avoir inventé. Quelque chose en avait passé dans le Parthénon ou dans la Vénus de Milo, quelque chose dans ces légendes qui le consolaient seules du spectacle de la laideur ou de la médiocrité contemporaines. Une idylle de Théocrite, ou une odelette même du faux Anacréon, lui paraissaient aussi supérieures, pour la justesse du sentiment, pour la perfection de l’exécution, pour la profondeur de l’émotion esthétique, aux Nuits de Musset, par exemple, ou aux Orientales d’Hugo, qu’un marbre de l’école, — déjà corrompue cependant — de Pergame, que le Taureau Farnèse ou le Laocoon, qu’une Vénus de Praxitèle, à la sculpture déclamatoire de David d’Angers. Et je ne dis pas qu’il eût absolument raison ! Si je discutais ici ses idées, je lui reprocherais un peu d’injustice pour les romantiques, un peu de superstition aussi pour l’antiquité. Vingt siècles ne se sont pas écoulés depuis lors sans profit pour l’humanité, ni par conséquent pour l’art même. Mais ce qui est ici plus important, c’est de suivre dans l’œuvre du poète le développement de ses prémisses, et, à mesure, de voir ses leçons s’opposer point par point à celles des romantiques.

Ce que son exemple enseignait donc d’abord, c’était la religion de l’art et le respect étroit de la forme. Aucune leçon plus nécessaire alors, aux environs de 1852, si, dans le silence que gardait Hugo depuis une douzaine d’années, la désinvolture de Lamartine et le dandysme littéraire de Musset ayant fait école, on n’avait besoin de rien tant que de rapprendre à faire des vers qui fussent des vers. Il n’y en pas de plus beaux dans la langue française que ceux de Leconte de Lisle. C’est toujours Midi qu’on en cite pour preuve :

Midi, roi des étés, épandu sur la plaine
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu ;

et j’ose au moins les rappeler à mon tour, maintenant que le poète est mort. Car, je dois en convenir, il n’aimait pas beaucoup qu’on les citât, et de voir son nom les ramener comme invinciblement sur les lèvres, cela lui faisait un peu le même effet qu’à. Flaubert de s’entendre toujours appeler l’auteur de Madame Bovary. Mais on peut parcourir au hasard le recueil des Poèmes antiques.

Ô jeune Thyoné, vierge au regard vainqueur,
Aphrodite jamais n’a fait battre ton cœur,
Ah ! si les Dieux jaloux, vierge, n’ont pas formé
La neige de ton corps d’un marbre inanimé
Viens au fond du grand bois, sous les larges ramures
Pleines de frais silence et d’amoureux murmures.
L’oiseau rit dans les bois, au bord des nids mousseux.
Ô belle chasseresse ! et le vent paresseux
Berce du mol effort de son aile éthérée
Les larmes de la nuit sur la feuille dorée.

Et en voici d’un autre genre, moins idyllique et moins gracieux, que j’emprunte à la pièce d’Héraklès au Taureau :

Or, dardant ses yeux prompts sur la peau léonine
Dont Héraklès couvrait son épaule divine,
Irritable, il voulut heurter d’un brusque choc,
Contre cet étranger son front dur comme un roc,
Mais, ferme sur ses pieds, tel qu’une antique borne,
Le héros d’une main le saisit par la corne,
Et sans rompre d’un pas, il lui ploya le col,
Meurtrissant ses naseaux furieux dans le sol.
Et les bergers en foule, autour du fils d’Alcmène,
Stupéfaits, admiraient sa vigueur surhumaine,
Tandis que, blancs dompteurs de ce soudain péril
De grands muscles roidis gonflaient son bras viril

Ut pictura poesis ! si jamais on a peint en vers, ou pour mieux dire, si jamais on a « sculpté », c’est dans des vers comme ceux-ci ; et, naturellement, je ne les ai pas choisis sans quelque intention de montrer comment le souci de la forme se lie au respect de l’antiquité. Le bon Gautier, qui n’était pas un grand clerc, ni surtout un « grand Grec », en avait bien soupçonné quelque chose. Mais il aimait trop l’Espagne ! et puis, comment se fût-il dégagé de ses origines romantiques ? Les Poèmes antiques firent ce que n’avaient pu faire ni la Psyché de Victor de Laprade — pour laquelle on a quelquefois réclamé, mais qui n’est à vrai dire que du Lamartine plus nuageux ou plus embrouillé ; — ni quelques pièces trop rares d’Émaux et Camées ; et Leconte de Lisle n’en devint pas célèbre, ni surtout populaire, mais l’antiquité fut relevée du sot mépris qu’on affectait pour elle depuis un quart de siècle ; la tradition classique renouée par-delà le romantisme ; et le romantisme lui-même atteint mortellement dans la race des faux élégiaques qui croyaient le représenter.

II

Et au fait ils le représentaient, puisque, si l’on cherche quel a été chez nous, en France, le caractère essentiel du romantisme, on n’en trouvera pas de plus général ni de plus profond, — et je crois l’avoir assez montré, — que l’exaltation ou l’hypertrophie de la personnalité du poète. Sous le nom spécieux de liberté dans l’art, les romantiques en général, y compris les peintres eux-mêmes, n’ont tendu qu’à s’émanciper de toutes les contraintes que leur imposaient les usages sociaux, la tradition littéraire, et les conditions de l’art même. Aussi n’ont-ils réussi que dans l’Ode et dans l’Elégie, ou encore dans la Satire lyrique. Mais là même, — dans ces genres que l’on peut appeler proprement « personnels », avec ce génie de l’exagération, ou, comme on dit encore, de l’outrance en tout, qui n’est pas l’un des traits les moins intéressants et les moins déplaisants de leur physionomie commune, — on sait peut-être où ils avaient finalement abouti, à quelle ridicule anatomie et à quel insolent étalage d’eux-mêmes ! Si leur maîtresse les trompait, ils croyaient devoir en informer l’univers. Et en effet, Lamartine, Hugo, Musset, Sainte-Beuve ne leur en avaient-ils pas donné l’exemple ? comme aussi celui de se confesser publiquement ; et certes Dieu n’y gagnait rien, non plus que la morale, mais la poésie ne s’en portait pas mieux.

Rien n’était plus contraire au génie de Leconte de Lisle, et sur ce point encore on ne saurait imaginer de contradiction plus flagrante que celle des Poèmes antiques, et des Feuilles d’automne, par exemple, ou des Nuits, de Musset.

Tel qu’un morne animal, meurtri, plein de poussière,
La chaîne au cou, hurlant au chaud soleil d’été,
Promène qui voudra son cœur ensanglanté
Sur ton pavé cynique, ô plèbe carnassière !

Pour mettre un feu stérile en ton œil hébété
Pour mendier ton rire ou ta pitié grossière
Déchire qui voudra la robe de lumière
De la pudeur divine et de la volupté.

Dans mon orgueil muet, dans ma tombe sans gloire,
Dussé-je m’engloutir pour l’éternité noire,
Je ne te vendrai pas mon ivresse ou mon mal,

Je ne livrerai pas ma vie à tes huées,
Je ne danserai pas sur ton tréteau banal,
Avec tes histrions et tes prostituées.

Tous ceux qui l’ont connu savent avec quelle fidélité ces vers célèbres exprimaient le fond de sa pensée. Peu communicatif de sa nature, et mêlant d’ordinaire à des façons d’une politesse exquise une nuance d’ironie hautaine, mais toujours maître de lui, si l’on voulait le faire sortir de sa réserve habituelle, on n’avait qu’à le mettre sur ce thème, et on voyait bien alors qu’il ne pardonnerait jamais aux romantiques cette prostitution de l’art à des usages indécents. Les Montreurs ! c’est le titre qu’il a donné lui-même à ce sonnet, dont l’énergique brutalité témoigne de la profondeur de son indignation. Je n’ai pas besoin d’ajouter après cela qu’observateur religieux de ce premier article de son esthétique, c’est à peine si, deux ou trois fois dans son œuvre, il a fait allusion à l’histoire de ses sentiments personnels, — dans le Manchy, l’une de ses pièces les plus connues, et dans l’Illusion suprême, — 

Celui qui va goûter le sommeil sans aurore,
Dont l’homme ni le Dieu n’ont pu rompre le sceau,
Chair qui va disparaître, âme qui s’évapore,
S’emplit des visions qui hantaient son berceau.

Rien du passé perdu qui soudain ne renaisse :
La montagne natale et les vieux tamarins,
Les chers morts qui l’aimaient au temps de sa jeunesse.
Et qui dorment là-bas dans les sables marins.

Encore n’est-ce qu’un soupir, aussitôt réprimé qu’échappé du cœur trop plein du poète ; et l’involontaire aveu s’évanouit dans la splendeur du paysage :

Sous les lilas géants où vibrent les abeilles,
Voici le vert coteau, la tranquille maison,
Les grappes de letchis et les mangues vermeilles
Et l’oiseau bleu dans le maïs en floraison.

Mais, presque autant que de leur perpétuelle préoccupation d’eux-mêmes, — et par une suite assez naturelle, — il en voulait aux romantiques de l’énormité de leur ignorance. Et en effet, si quelques-uns d’entre eux ont figuré dans la politique, cependant il faut bien convenir qu’en dehors de la politique et des vers nos romantiques n’ont rien connu. Mettons en deux ou trois à part, dont Sainte-Beuve au premier rang. Mais on ne saurait imaginer, et je ne pense pas qu’on ait jamais vu de plus profonde indifférence que celle de Musset, si ce n’est celle d’Hugo, pour ce grand mouvement historique, philosophique, scientifique, dont ils étaient les contemporains. Leconte de Lisle s’en indignait, lui qui croyait « que l’art et la science, longtemps séparés par suite des efforts de l’intelligence, devaient tendre à s’unir étroitement, sinon à se confondre ». Il écrivait en effet : « L’art a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure ; la science en a été l’exposition raisonnée et lumineuse. Mais l’art a perdu cette spontanéité intuitive, ou plutôt il l’a épuisée, c’est à la science de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres. » Et c’est ainsi qu’après s’être rendu maître de ces « formes » pour composer ses Poèmes antiques, il s’est trouvé conduit à ne leur rien faire exprimer que d’« objectif » ou d’impersonnel comme elles, « et dans ses Poèmes barbares, à réaliser d’une manière inattendue, par l’alliance de la science et de la poésie, un idéal plus contemporain, si l’on peut ainsi dire, que celui des plus déterminés partisans de la « modernité dans l’art ». Essayons de le préciser et d’en faire sentir la différence avec l’idéal romantique.

« Sur les monuments de Persépolis, a dit quelque part Ernest Renan, on voit les différentes nations tributaires du roi de Perse représentées par un personnage qui porte le costume de son pays et tient entre ses mains les productions de sa province pour en faire hommage au souverain. Telle est l’humanité : chaque nation, chaque forme intellectuelle, religieuse, morale, laisse après elle une courte expression qui en est comme le type abrégé, et qui demeure pour représenter les millions d’hommes à jamais oubliés, qui ont vécu et qui sont morts groupés autour d’elle. » C’est d’abord cette représentation, ce « type abrégé » de la race que Leconte de Lisle a essayé d’immortaliser dans ses vers, — dans Qaïn, dans la Vigne de Naboth, dans Néférou-Ra, dans la Vérandah, dans la Mort de Valmiki, dans l’Épée d’Angantyr, — et tant d’autres poèmes qui diffèrent des poèmes en apparence analogues de la Légende des siècles exactement dans la mesure où la vérité de l’érudition diffère du caprice de l’imagination.

Ils s’en venaient de la montagne et de la plaine,
Du fond des sombres bois et du désert sans fin,
Plus massifs que le cèdre et plus haut que le pin,
Suants, échevelés, soufflant leur rude haleine,
Avec leur bouche épaisse, et pleins de faim.

C’est ainsi qu’ils rentraient, l’ours velu des cavernes
À l’épaule, ou le cerf, ou le lion sanglant,
Et les femmes marchaient géantes, d’un pas lent
Sous les vases d’airain qu’emplit l’eau des citernes,
Graves, et les bras nus, et les mains sur le flanc…

Les ânes de Khamos, les vaches aux mamelles
Pesantes, les boucs noirs, les taureaux vagabonds,
Se hâtaient sous l’épieu, par files et par bonds,
Et de grands chiens mordaient les jarrets des chamelles
Et les portes criaient en tournant sur leurs gonds.

Il n’y a pas dans ces beaux vers un mot, pas un détail dans ce tableau, qui ne concoure à fixer quelque trait des âges préhistoriques ; il n’y en a pas un qui soit de l’invention du poète ; et c’est tout le contraire de la Conscience ou du Cain d’Hugo. Les Poèmes barbares sont à la Légende des siècles ce que la Madame Bovary de Flaubert, par exemple, est à la Valentine ou à l’Indiana de George Sand ; ou encore, dans un autre ordre d’idées, ce que les Origines de la France contemporaine de Taine sont aux Girondins de Lamartine ou à la Révolution de Michelet. Comme l’historien et comme le romancier, le poète, abdiquant sa personnalité, s’est efforcé de ressaisir la vérité des choses, et, s’entourant pour cela de tous les renseignements que pouvait lui fournir l’érudition de son temps, il a commencé par faire vraiment œuvre de critique ou de naturaliste. C’est à Champollion le jeune qu’il a demandé les éléments de l’idée qu’il s’est formée de l’Égypte ; et si l’ignorance de la langue ne lui a pas permis de lire le Baghavatapourana ou le Lalita-Vistara dans le texte, il n’a du moins parlé de l’Inde et du bouddhisme que sur le témoignage des Lassen et des Burnouf. En d’autres termes encore, il n’a pas vu dans la légende ou dans l’histoire un prétexte personnel à beaux vers, mais il a consacré ses vers à l’expression des vérités acquises de l’histoire et de la légende. Son attitude intellectuelle a été celle non seulement de l’érudit, mais à vrai dire celle du zoologiste ou du botaniste en présence de l’espèce qu’ils étudiaient ; et d’une manière vraiment nouvelle, vraiment conforme à son ambition, c’est ainsi qu’il a réalisé d’abord l’alliance ou l’union de la science et de la poésie.

C’est pourquoi, si sa conception de l’histoire diffère essentiellement de celle de nos romantiques, sa conception de la nature n’en diffère pas moins profondément. La leur était encore au fond celle de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand : la sienne est celle d’Humboldt et déjà de Darwin. Tout imprégnés d’humanisme et d’anthropomorphisme, les Lamartine et les Hugo faisaient encore de la terre le centre du monde, et de l’homme lui-même le chef-d’œuvre et surtout l’enfant gâté de la création.

Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime
Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours ;

et, comme Hugo, Lamartine entendait par là qu’une divinité bienfaisante avait semé le ciel d’étoiles et la terre de fleurs pour la joie de nos yeux. Et Ruth se demandait :

Quel Dieu ! quel moissonneur de l’éternel été
Avait en s’en allant négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles !

Telle était leur manière de voir la nature. Ils la rapetissaient à la mesure de l’homme, — et d’ailleurs ils n’ont pas laissé de la célébrer magnifiquement, — mais ils réduisaient le système du monde au champ de leur vision. Mieux encore que cela ! L’homme, pour eux, avait reçu l’univers comme en fief, et les oiseaux du ciel, comme les poissons des eaux, n’avaient en quelque sorte été créés qu’à son usage. Mais, précisément, quand nous le voudrions, c’est ce qu’aujourd’hui nous ne pouvons plus croire ; et c’est ce que n’a jamais cru l’auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares. Il a compris que nous n’étions nous-mêmes, comme les animaux, que des hôtes d’un jour à la surface de la planète, et que, dans l’échelle infinie des êtres, si nous sommes actuellement le dernier terme de la série, nous ne laissons pas d’en faire partie ; et de là, dans son œuvre, les caractères de tant de descriptions qui ne s’opposent pas moins à celles de Lamartine ou d’Hugo qu’à celles mêmes de l’abbé Delille ou de Lemercier : les Éléphants, les Hurleurs, le Sommeil du Condor, le Rêve du Jaguar, la Panthère noire, la Chasse de l’Aigle.

Sous les noirs acajous, les lianes en fleurs
Dans l’air lourd, immobile et saturé de mouches,
Pendent, — et s’enroulant en bas parmi les souches,
Bercent le perroquet splendide et querelleur,
L’araignée au dos jaune, et les singes farouches.
C’est là que le tueur de bœufs et de chevaux,.
Le long des vieux troncs morts à l’écorce moussue,
Sinistre et fatigué revient à pas égaux.
Il va, frottant ses reins musculeux qu’il bossue ;
Et du mufle béant par la soif alourdi
Un souffle rauque et bref, d’une brusque secousse,
Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,
Dont la fuite étincelle à travers l’herbe rousse.
En un creux du bois sombre, interdit au soleil,
Il s’affaisse, allongé sur quelque roche plate ;
D’un large coup de langue il se lustre la patte
Il cligne ses yeux d’or hébétés de sommeil ;
Et dans l’illusion de ses forces inertes,
Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,
Il rêve qu’au milieu des plantations vertes,
Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants,
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.

Lisez encore le Bernica, la Ravine Saint-Gilles, la Forêt vierge, un Coucher de soleil. Incomparables de vérité, sans analogues dans l’histoire de notre poésie — comme les animaux de Barye le sont dans l’histoire de la sculpture, — toutes ces descriptions ont un sens et une portée philosophiques. Dans les appétits ou dans les instincts des animaux le poète se plaît à nous montrer l’origine lointaine, la genèse obscure des nôtres, et en effet, nous nous y reconnaissons. Nous ne formons pas dans la nature un empire dans un empire et il n’y a pas de « règne humain ». Là est la nouveauté, là l’originalité de ces « tableaux » qu’on croirait détachés du Cosmos de Humboldt. Éléphants en marche à travers le désert, ou chiens qui hurlent sur les plages, si leur âme est rudimentaire, ils en ont pourtant une :

Devant la lune errante aux livides clartés,
Quelle angoisse inconnue, au bord des noires ondes,
Faisait pleurer une âme en vos formes immondes,
Pourquoi gémissiez-vous, spectres épouvantés ?

La réponse est facile : quelque chose se passe en eux d’analogue à ce qui se passe en nous, ou plutôt, comme nous, ils ne sont que le support mobile et changeant des manifestations de la nature en eux. Car la nature est une, identique en son fond sous la diversité des apparences, et c’est ce que l’antique sagesse de l’Inde ou les mythologies en général avaient si bien compris.. Roi de l’espace et des « mers sans rivages » quand l’Albatros :

Vole contre l’assaut des rafales sauvages,

il ne saurait le dire, mais l’orgueil de la lutte et la joie de la victoire se lisent dans la sûreté de son coup d’aile. Et quand l’aigle, à travers la plaine, cherchant une proie pour ses aiglons, l’emporte, il n’est, comme nous le disons, dans notre ordinaire incapacité de sortir de nous-mêmes, ni pillard, ni cruel, ni sanguinaire, mais il suit sa nature, ainsi que nous faisons la nôtre ; il est l’aigle ; et sa prétendue férocité n’est faite que de la puissance de l’instinct maternel en lui : il travaille à sa conservation, et à celle de son espèce. Voilà, je pense, qui n’est pas vulgaire, et si ce sentiment est bien l’âme des descriptions de Leconte de Lisle, c’est ce que nous voulions dire tout à l’heure en disant qu’elles sont avant tout scientifiques et philosophiques.

Par une conséquence assez naturelle, — ou nécessaire même, comme on pourrait le montrer, — cette préoccupation de la nature, ainsi définie, le conduisait à s’occuper particulièrement des religions, comme n’étant, en réalité, que l’expression des rapports de l’homme et de la nature ambiante. C’est ce qu’Ernest Renan, vers le même temps, disait à sa manière, quand il avançait ce paradoxe célèbre que « le désert était monothéiste ». Comme Renan donc, et je ne suis pas le premier qui en fasse la remarque, ce type abrégé, cette formule ethnique que les races disparues laissent en mémoire d’elles aux races qui les remplacent, c’est dans les symboles de la religion que l’a cherchée l’auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares. Tel est le sens de Surya, de Bhagavat, de la Vision de Brahma, de Kybèle, de Khiron, — qu’en passant nous aimerions mieux qu’il eût appelés Chiron et Cybèle comme tout le monde, — ou encore de Qaïn, de la Légende des Nomes, du Massacre de Mona. Dans cette revue qu’il a faite de l’histoire, à la suite et comme sur la trace des érudits, des orientalistes et des ethnographes, c’est des formes successives ou contradictoires de la conception du divin que le poète s’est surtout montré curieux.

Salut, Vierge aux beaux yeux, rayonnante de gloire,
Plus blanche que le cygne et que le pur ivoire,
Qui sur ton cou d’albâtre enroules tes cheveux !
Reçois, belle Ganga, l’offrande de mes vœux.
Mon malheur est plus fort que ta pitié charmante,
Ô Déesse ! Le doute infini me tourmente ;
Pareil au voyageur dans les bois égaré,
Mon cœur dans la nuit sombre erre désespéré,
Ô Vierge ! qui dira ce que je veux connaître !
L’origine, et la fin, et les formes de l’être ?

On ne pouvait manquer là-dessus de l’accuser d’impiété, — et en effet on n’y a point manqué. Si l’impiété consiste, pour les croyants d’une religion quelconque, à ne pas excepter cette religion du nombre infini des autres, et, tout en la traitant d’ailleurs avec respect, à ne la vouloir juger que sur son rôle historique, nul ne fut assurément plus impie que l’auteur du Dies Iræ qui termine les Poèmes antiques :

Soupirs majestueux des ondes apaisées,
Murmurez plus profonds en nos cœurs soucieux !
Répandez, ô forêts, vos urnes de rosées,
Ruisselle en nous, silence étincelant des cieux.

Consolez-nous enfin des espérances vaines,
La route infructueuse a blessé nos pieds nus ;
Du sommet des grands caps, loin des rumeurs humaines,
Ô vents ! emportez-nous vers des Dieux inconnus.

Mais si rien ne répond dans l’immense étendue,
Que le stérile écho de l’éternel Désir !
Adieu ! déserts où l’âme ouvre une aile éperdue,
Adieu, songe sublime impossible à saisir !

Et toi, divine Mort où tout rentre et s’efface,
Accueille tes enfants dans ton sein étoilé,
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace,
Et rends-nous le repos que la vie a troublé.

C’est le cri d’Alfred de Vigny dans ses Destinées :

Le juste opposera le dédain à l’absence,
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.

Mais la vibration s’en est comme accrue de tout ce que la contemplation de l’universelle misère a comme ajouté d’intensité nouvelle à la conscience de la misère humaine, et l’anathème du poète s’est étendu désormais à l’œuvre des six jours de la création tout entière.

Si c’est là ce qui fait la portée vraiment métaphysique de son œuvre, ai-je besoin d’ajouter que rien encore ne la distingue plus profondément de celle du romantisme ? Au moins je ne connais pas d’optimismes plus déterminés que Lamartine ou Alfred de Musset, et si les Victor Hugo, par exemple, ou les George Sand ont semblé croire quelquefois à l’existence du mal, ils ont toujours cru d’autre part, — et les Misérables ou le Compagnon de Tour de France ne tendent pas à une autre fin, — et ils sont morts convaincus qu’un peu de bonne volonté pouvait suffire à chasser la misère, la souffrance, l’injustice, le vice et le crime de la surface de leur planète. Leconte de Lisle au contraire, a toujours considéré que le premier bonheur pour l’homme étant « de ne pas naître », le second était de mourir, ce qui est la formule même du pessimisme de Schopenhauer et de Çakya-Mouni. Dans la nature et dans l’histoire, mais surtout dans les religions, n’ayant aperçu que motifs de désespérer de Dieu, l’auteur des Poèmes antiques, des Poèmes barbares et des Poèmes tragiques est allé d’abord au fond de la doctrine. Rien de moins romantique : il en faut bien convenir. Le romantisme, c’est l’espérance, la chimère ou l’hippogriffe qu’on chevauche à travers l’impossible ; c’est la croyance aussi, les raisons du cœur qu’on oppose victorieusement « aux raisons de sa raison ». Et sans doute, c’est une forme de la poésie, mais le Dies Iræ que nous citions à l’instant même est une preuve qu’il en existe une autre. Elle n’est pas moins haute ni moins noble, pour avoir observé jusque dans la négation cette sérénité qui fait peut-être partie de la définition de l’art ; et pour être moins « sentimentale » elle n’en est pas cependant plus « impassible ».

Il ne faut pas confondre, en effet, deux choses très différentes, qui sont la facilité toute naturelle que nous avons à nous plaindre éloquemment de nos maux, et au contraire la difficulté que nous éprouvons à comprendre ceux des autres. Je ne reviens pas ici sur l’Illusion suprême et sur le Manchy, mais évidemment le poète qui a écrit la Fontaine aux Lianes :

Jeune homme qui choisis pour la couche azurée
La fontaine des bois aux flots silencieux
De quelles passions ta jeunesse agitée
Vint-elle ici chercher le repos dans la mort

Pourquoi jusqu’au tombeau cette tristesse amère,
Ce cœur s’est-il brisé pour avoir trop aimé ?
La blanche illusion, l’espérance éphémère.
En s’envolant au ciel l’ont-elles vu fermé ?

ce poète n’est pas un impassible, ni un insensible ; et j’ai déjà cité quelques vers de Qaïn ; mais lequel de ses glorieux émules a jamais rien écrit de plus largement humain que cette seule strophe de la Mort de l’Homme ?

Salut ! ô noirs rochers, cavernes où sommeille
Dans l’immobile nuit tout ce qui me fut cher.
Hébron ! muet témoin de mon exil amer,
Lieux déserts ! où veillant l’inexprimable veille,
La femme a pleuré mort le meilleur de sa chair !

On n’est pas impassible, — je crois l’avoir dit, mais je le répète, — pour n’avoir pas voulu prendre l’univers à témoin de ses amours trahies, ce qui est d’ailleurs une indiscrétion et même une lâcheté, puisqu’enfin nos amours ne nous appartiennent jamais à nous seuls. On n’est pas insensible pour n’avoir voulu prêter sa voix qu’à la douleur ou à l’angoisse communes, au lieu de consacrer son génie à l’élégie de sa propre souffrance. Mais la vérité vraie, c’est que le romantisme avait prostitué la signification du mot même de sensibilité. C’en était l’exagération, et presque la caricature, qu’il en avait donnée comme l’expression fidèle. Nous avons dû, contre lui, la rétablir dans la simplicité de sa définition ; l’étendre loin au-delà de la circonférence d’égoïsme où l’avaient comme enfermée les plus illustres des romantiques et si quelques esprits superficiels ont pu croire qu’en l’étendant de la sorte on la dénaturait, c’est tout justement le contraire. Nous sommes hommes avant d’être nous-mêmes, et le poète n’a le droit de rien exprimer dans ses vers qui lui soit proprement et absolument unique.

III

Que valent cependant ces exemples et ces leçons ? On ne peut au moins leur disputer d’avoir beaucoup agi. Si Leconte de Lisle, pendant de trop longues années, n’a guère été connu que des habitués ou des initiés du Parnasse ; des poètes, ses émules ; et de quelques passionnés de critique ou d’art, comme Flaubert et comme Sainte-Beuve ; son influence n’en a pas été moins considérable, puisqu’elle s’est précisément exercée sur les rares disciples, sur les disciples choisis, qui suffisent en tout genre à soutenir et à propager l’enseignement d’un maître. Qu’importe après cela que la foule, et quelques poètes même, comme Lamartine et Hugo, n’aient appris que beaucoup plus tard à prononcer le nom de Leconte de Lisle ! Il avait passé la soixantaine quand il vint s’asseoir à l’Académie française dans le fauteuil d’Hugo. Mais il n’y avait pas moins de vingt ans alors, ou davantage, qu’il était le maître incontesté de toute une jeune école, et on en trouverait la preuve matérielle, s’il en fallait une, dans la manière dont Gautier dans son Rapport sur l’État de la Poésie en 1867, a parlé des Poèmes antiques. Beaucoup plus récemment, dans une lettre qui servait de Préface à ses Trophées, M. José Maria de Heredia se plaisait à rappeler le temps où Leconte de Lisle « enseignait aux jeunes poètes, avec les règles et les secrets subtils de son art, l’amour de la poésie pure et du pur langage français ». Et jusqu’aux environs de 1860, il serait difficile de nommer un poète qui ne procédât à quelques égards de l’auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares. La dignité de sa vie, la sûreté de son commerce, la sévérité de sa discipline retenaient auprès de lui ceux que l’éclat de son talent avait d’abord attirés. M. Stéphane Mallarmé lui-même et M. Paul Verlaine ont commencé par suivre assez docilement ses traces. L’influence de Baudelaire n’est venue que plus tard.

C’est qu’aussi bien la nature de son talent et l’inspiration la plus générale de sa poésie se trouvaient en parfait accord avec les tendances de son temps. Nous avons rapproché ses intentions de quelques-unes au moins des intentions de Renan, et nous avons dit en passant que l’analogie n’en avait pas échappé à quelques-uns de leurs contemporains. Si la Préface de ses Poèmes antiques était seulement d’un prosateur plus habile au maniement des idées abstraites, on serait frappé de voir comme le dessein en ressemble à celui des parties essentielles de la Philosophie de l’Art de Taine. « Pour atteindre à la connaissance des causes permanentes et génératrices desquelles son être et celui de ses pareils dépendent, l’homme a deux voies : la première, qui est la science, par laquelle, dégageant les causes et les lois fondamentales, il les exprime en formules exactes et en termes abstraits ; la seconde, qui est l’art, par laquelle il manifeste ces causes et ces lois fondamentales d’une façon sensible, en s’adressant, non seulement à la raison, mais au cœur et aux sens de l’homme le plus ordinaire ». Ôtez seulement ce « plus ordinaire », sur lequel on pourrait parler longtemps : n’est-ce pas la même idée que Leconte de Lisle exprimait tout à l’heure ? Et si l’on voulait enfin un « commentaire perpétuel » du sens le plus intérieur de ses principales œuvres, on n’en trouverait assurément ni de plus abondant, ni de plus instructif, ni de plus naturellement improvisé que la Correspondance de Gustave Flaubert. Il serait d’ailleurs bien plus élogieux encore, si Flaubert, dans le secret de son cœur, n’avait réservé à son ami Louis Bouilhet, — l’auteur des Fossiles et de Melænis, — le rôle qu’allait prendre, sans l’avoir cherché, celui des Poèmes antiques.

Ces indications rapides peuvent sans doute suffire. On était lassé des exagérations du romantisme finissant, et de toutes parts, dans tous les genres, au théâtre même, on attendait alors, entre 1850 et 1860 —< car il faut un peu laisser ici flotter les dates< — ce que Pascal appelle « un renversement du pour au contre ». L’école du bon sens y avait plutôt échoué, comme certaine école, utilitaire ou industrielle, qui s’était avisée de vouloir mettre en vers la vapeur, les ballons, et le télégraphe. Maxime du Camp, si je ne me trompe, en fut l’un des maîtres ou des « hommes forts ». Mais au contraire, il se trouva que les premiers vers de Leconte de Lisle étaient ceux que l’on demandait. Thyoné, Kybèle, Khirôn, en réaction contre le romantisme, étaient précisément ce retour à l’antiquité dont la Lucrèce de Ponsard et la Psyché de Laprade avaient plutôt failli compromettre la fortune ; et qui lisait des vers comme ceux-ci :

Le bambou grêle sonne au vent ; les mousses hautes,
Entendent murmurer leurs invisibles hôtes ;
L’abeille en bourdonnant s’envole, et les grands bois
Épais, mystérieux, pleins de confuses voix,
Où les sages, plongés dans leur rêve ascétique,
Ne comptent plus les jours tombés du ciel antique,
Sentant courir la sève et circuler le feu
Se dressent rajeunis dans l’air subtil et bleu ;

s’il n’en pouvait méconnaître ni la supériorité de facture sur les vers de la Chute d’un ange, ni la supériorité de précision sur les vers des Orientales, ni la supériorité de calme enfin sur les vers comme ensanglantés des Nuits, il y retrouvait pourtant ces couleurs éclatantes, ces sonorités, cet air même d’étrangeté dont le romantisme avait fait pour nos oreilles et pour nos yeux une seconde nature. C’était encore la même chose, et c’était déjà le contraire ; et dans l’histoire de la littérature et de l’art, tout justement c’est à ce signe, c’est à ce caractère d’originalité dans le déjà vu que l’on reconnaît les évolutions légitimes.

Que maintenant nos poètes aient à leur tour dépassé le point où s’étaient arrêtés les Poèmes barbares et les Poèmes antiques, c’est une autre question, qui nous entraînerait trop loin, si nous voulions l’examiner aujourd’hui. Bornons-nous donc à rappeler que peut-être, en réagissant contre les libertés extrêmes du romantisme, et en rappelant le poète au respect de la forme comme à l’une de ses raisons d’être, Leconte de Lisle a contraint l’inspiration dans des bornes quelquefois trop étroites. « Honneur et respect à la beauté de la forme ! » s’écrie quelque part George Eliot. Et en effet, avant tout, — et avant même d’être pleins de pensées profondes, — il se pourrait que des vers dussent être des vers. Il est certain également que des vers qui ne sont ni rythmés ni rimés ne sont pas des vers, en français du moins, mais de la prose. Quelle que soit cependant la rigueur de ces principes, on n’a jamais nié qu’elle pût fléchir, et Boileau lui-même n’a pas craint de l’accorder. Mais c’est un autre problème aujourd’hui qui se pose, et, sans nous attarder à d’inutiles détails, on demande si quelque vague, et quelque imprécision, ne seraient pas une partie de la définition même de la poésie. La poésie peut-elle enchaîner la liberté de l’imagination et lier les ailes du rêve ? Son pouvoir propre ne tient-il pas autant de celui de la musique que de celui de la plastique ? et ne détruit-on pas son charme le plus subtil en l’emprisonnant elle-même dans l’armure d’une technique trop savante ? Je ne résous pas la question. Mais on voit aisément que, si jamais on la décidait dans le sens de la moindre contrainte, c’en serait fait alors de l’influence de Leconte de Lisle ; elle aurait cessé d’agir ; et de l’intention générale de son œuvre nous ne retiendrions plus que ce que l’esprit contemporain en a comme incorporé dans sa propre substance. Par exemple, aucun Cassagnac ne traitera désormais de « polisson » le divin auteur d’Andromaque et de Phèdre ; aucun Goncourt ne soupçonnera les anciens de s’être eux-mêmes inventés pour devenir après deux mille ans « le pain des professeurs » ; et personne enfin ne niera qu’une poésie « naturaliste et athée » puisse en égaler une autre en grandeur. Il est vrai qu’on devrait le savoir depuis qu’un certain Lucrèce a écrit le De natura Rerum.

Je pourrais dire encore quelques mots de la théorie de l’art pour l’art, qui fut celle de Leconte de Lisle, et à laquelle il n’a pas cru moins fermement ou moins passionnément que Flaubert même.

Du bonheur impassible ô symbole adorable,

s’écriait-il, en s’adressant à la Vénus de Milo,

Calme comme la mer en sa sérénité,
Nul sanglot n’a brisé ton sein inaltérable,
Jamais les pleurs humains n’ont terni ta beauté !

À quoi peut-être on pourrait répondre, un peu brutalement, que l’humanité s’éteindrait, à placer si haut son idéal ! et après tout, dans sa brutalité, la réponse ne manquerait pas de bon sens. On ne saurait entièrement séparer l’art d’avec la vie. Mais je n’insiste pas, si la doctrine de l’art pour l’art, dangereuse en tant d’autres genres, l’est sans doute beaucoup moins qu’ailleurs en poésie ou en peinture. Au surplus, comme je l’ai montré, si Leconte de Lisle s’est fait une religion de la doctrine de l’art pour l’art, il n’a pas laissé d’oublier quelquefois ce que les observances pouvaient en avoir d’étroit ou de rigide, et son œuvre, telle que je viens d’essayer de la résumer, est pénétrée de plus « d’humanité » qu’il ne croyait lui-même peut-être y en avoir mis.

Ô nuit ! Déchirements enflammés de la nue,
Cèdres déracinés, torrents, souffles hurleurs,
Ô lamentations de mon père ! ô douleurs !
Ô remords ! vous avez accueilli ma venue
Et ma mère a brûlé ma lèvre de ses pleurs !

Buvant avec son lait la terreur qui l’enivre
À son côté, gisant livide et sans abri,
La foudre a répondu seule à mon premier cri ;
Celui qui m’engendra m’a reproché de vivre,
Celle qui m’a conçu ne m’a jamais souri !

Ce cri de Qaïn vivra sans doute autant que la langue française, et, — pourrait-on dire, — de quoi l’éloquence en est-elle faite, sinon de la fatalité que le péché d’Adam continue de faire peser, depuis tant de siècles, sur sa race ; et qu’y a-t-il de plus humain ?

Il est temps de conclure. Les influences passent, mais les œuvres demeurent, et ceux-là, dans l’histoire de la littérature et de l’art sont les vrais maîtres, dont les œuvres survivent à l’influence. Leconte de Lisle est l’un d’eux. Marqués pour l’éternité dès leur première apparition, les Poèmes antiques et les Poèmes barbares n’ont pas pris depuis lors une ride ;

Les ans n’ont pas pesé sur leur grâce immortelle ;

ou, pour mieux dire, et ne pas sacrifier la justesse de l’expression au plaisir de citer un dernier vers du poète, le temps n’en a ni terni le durable éclat, ni entamé la solidité. Sans doute ils ne se valent pas tous, et l’avenir fera son choix entre eux. Mais ce que l’on peut affirmer dès aujourd’hui, c’est que personne en français, ni Ronsard dans ses Odes et surtout dans ses Hymnes, ni Chénier dans ses Idylles, ne nous ont donné de la beauté grecque une plus vive et plus ressemblante image que l’auteur de la Plainte du Cyclope ou d’Héraklès au Taureau. Que si cependant quelques délicats, trouvant que ce mérite est d’un archéologue ou d’un érudit autant que d’un poète, le reconnaissaient, mais ne l’admiraient que du bout des lèvres, on n’insisterait pas — et par exemple, on ne leur ferait pas observer qu’ils n’en louent pas eux-mêmes de plus éminent dans Théocrite ou dans Virgile — mais on leur rappellerait que personne n’a peint avec plus de grandeur et de vérité que Leconte de Lisle ces tableaux de la nature, dont la Panthère noire et le Sommeil du Condor, les Éléphants et les Hurleurs, les Jungles et la Forêt vierge sont peut-être les chefs-d’œuvre. Et comme il faut enfin tâcher de tout prévoir, quand on lui disputerait d’avoir ainsi donné à la description poétique, — en la rendant d’énumérative, pittoresque, et de didactique, vraiment lyrique, — une valeur qu’elle ne possédait pas avant lui dans notre langue, il faudrait du moins saluer encore dans l’auteur de Qaïn et de la Mort de l’homme l’un des poètes qui sans doute ont traduit le plus éloquemment ce que le pessimisme a de plus universel, de plus douloureux, et de plus tragique.

Un roman de M. Paul Bourget6

Amusante pour les sceptiques, c’est une chose vraiment attristante, inquiétante même pour les autres, que l’incapacité de la critique, — telle que les journaux nous l’ont faite, — je ne dis pas à exprimer elle-même, ou à discuter, mais à comprendre seulement des idées. Nous venons d’en avoir une preuve nouvelle dans l’accueil qu’elle a fait à la Terre promise, le dernier roman de M. Paul Bourget. Non pas assurément que M. Paul Bourget ait le droit de s’en plaindre trop haut, et il passerait pour trop exigeant. Généralement même, on a senti, si peut-être on ne l’a pas assez dit, que l’on se trouvait en présence d’une œuvre d’une autre envergure, — ou d’une autre carrure, pour ainsi parler, — que la Rôtisserie de la reine Pédauque, par exemple ; en présence aussi d’une œuvre d’une autre portée, mais surtout d’une autre qualité d’esprit que la Débâcle elle-même. On a donc loué, comme il convenait, la simplicité de l’intrigue, l’originalité des caractères, le pathétique profond d’un drame tout intérieur, la générosité, la noblesse, la hauteur de l’inspiration. J’y ajouterais volontiers, pour ma part, l’art curieux, subtil et savant, avec lequel M. Paul Bourget mêle ensemble la description des lieux et l’analyse aiguë des états d’âme de ses personnages. L’analyste en lui se double d’un peintre ou d’un poète, et si le premier, comme nous le dirons, ne s’est jamais montré plus pénétrant, — non pas même dans le Disciple ou dans Mensonges, — le second, ayant lui-même rarement éprouvé des sensations plus exquises, les a rarement mieux rendues. Et pourquoi, dès à présent, ne le féliciterais-je pas, dans ce dernier roman, d’avoir abjuré le culte un peu puéril qu’il professait, — naguère encore, — pour les moindres futilités de l’élégance mondaine ? L’auteur de Mensonges et de Cœur de femme ne saura jamais, en effet, combien cette sorte d’affectation lui a presque aliéné de lecteurs, de lectrices même, et nous ne saurions trop lui souhaiter d’y avoir renoncé pour toujours… Mais, après cela, s’il y avait, s’il y a dans la Terre promise deux ou trois idées qui fassent l’âme du roman, et si, dans une Préface que l’on attendait, M. Paul Bourget, en définissant les caractères du roman psychologique, a voulu provoquer une discussion d’art, la critique en général a semblé ne pas s’en apercevoir, ni se douter seulement de l’intérêt ou de l’importance de ces idées.

Les uns donc se sont dérobés, en déclarant « que la polémique engagée sur la question du roman d’analyse était un peu vaine à leurs yeux », et, en ajoutant : « comme tout ce qui tend à trop définir et à enfermer trop strictement dans des règles étroites le génie ou le talent de l’écrivain ». C’est avec ce bel argument que, sous prétexte de libéralisme ou de largeur d’esprit, on en arrive à faire, du plaisir personnel et actuel qu’un roman ou un tableau nous procure, le juge unique et souverain de sa valeur d’art. Comment cependant ne voit-on pas ce que cette manière d’entendre la critique a d’innocemment insultant pour l’artiste, qu’elle réduit à la condition d’amuseur public, et pour le lecteur, qui n’est que rarement curieux de savoir ce qui nous plaît ou ce qui nous déplaît, à nous qui lui parlons ? Le bon critique ne met point le public dans la confidence de ses goûts ; et, dans un genre faux, bâtard ou douteux, il n’est écrivain qui ne perde la moitié de son talent. Une polémique n’est donc jamais « vaine », qui peut servir à préciser l’esthétique d’un artiste ou d’un genre ; si M. Paul Bourget a écrit sa Préface, il en a eu ses raisons ; et c’est pourquoi je me plains que la critique n’ait pas cru devoir les discuter.

Aussi bien, veut-on voir l’utilité d’une discussion de ce genre, et le profit que pourrait en tirer une certaine critique elle-même ? « Les premières lignes de la préface de la Terre promise m’ont tout d’abord donné le frisson, écrivait quelqu’un l’autre jour. J’ai eu crainte d’avoir affaire au roman à thèse, à ce roman doctrinaire et raisonneur, où l’auteur passe à chaque instant sa tête à travers le rideau, de façon à vous ôter toute illusion sur la réalité des personnages qu’il met en scène. » Le romancier qui s’exprimait ainsi, — car c’est un romancier, paysagiste souvent exquis, inventeur abondant et facile, observateur précis de la réalité, peintre véridique et aimable des mœurs de province, — se doute-t-il que ce qui manque à ses propres romans, c’est la « thèse », comme il l’appelle, ou « l’idée » ? Oui ; s’ils étaient quelque chose de plus que des anecdotes ou des tableaux de genre ; que des faits divers qui ne se dépassent pas eux-mêmes, pour ainsi dire ; que des histoires dont la dernière efface le souvenir de la précédente, la réputation en égalerait le nombre ! Mais, l’étrange illusion de confondre le « roman psychologique » avec le « roman à thèse » ! et que cela prouve bien la nécessité de les définir ! Un autre ne l’opposait-il pas au « roman d’aventures » ! Adolphe peut-être aux Trois mousquetaires, et les Affinités électives aux Mystères de Paris !…

Quant aux raisons plus personnelles, que l’auteur de la Terre promise avait de s’expliquer sur le roman psychologique, on les connaît sans doute. C’est que la mode s’est répandue, depuis déjà quelques années, de railler les « psychologues ». Sans essayer d’ailleurs de les comprendre, — et pour ne rien dire à ce propos de quelques critiques, — c’est un plaisir que n’ont cru devoir se refuser ni M. Pierre Loti, ni M. Émile Zola. M. Bourget, dans sa Préface, en semble avoir surtout aux critiques, et je viens de montrer qu’il n’avait pas tort. Mais ce sont bien plus encore les romanciers ses confrères qui se sont égayés, plus ou moins spirituellement d’ailleurs, aux dépens de la psychologie. Quelques critiques ont bien pu trouver ce mot de « psychologie » pédantesque ; et j’avoue, quant à moi, que je ne vois pas pourquoi. D’autres ont pu prétendre qu’on en faisait trop de mystère ; et, pour cette raison, ils ont pu réclamer en faveur de l’expression « d’observation morale », plus classique sans doute, quoique d’ailleurs infiniment plus vague. Et d’autres enfin, qui se trompaient, ont pu surtout penser que, si le mot de « psychologie » n’était pas de lui-même assez clair, les romans de M. Paul Bourget n’en éclaircissaient pas assez le sens. Mais aucun d’eux n’a nié, je crois, qu’il y eût dans Andromaque ou dans Bérénice une observation plus fine que dans le Cid ou dans Horace dans la Marianne, de Marivaux, que dans le Gil Blas, de Le Sage ; ou, pour en venir aux contemporains, dans Mensonges que dans l’Assommoir, dans Mariage blanc que dans le Maître de forges, — et c’est là presque toute la question entre la critique et M. Bourget. Mais les romanciers, eux, moins désintéressés, ont vraiment fait une discussion d’école de ce qui n’était qu’une querelle de mots. M. Zola s’est parfaitement rendu compte que Crime d’amour ou Mensonges réintégraient dans la littérature contemporaine une forme d’art qu’il se flattait d’avoir anéantie. Peintre et poète autant que romancier, l’auteur de Mon frère Yves et de Pêcheur d’Islande a voulu protester contre une conception du roman qui n’a guère avec la sienne qu’un ou deux points de communs, tout au plus. C’est donc à eux que M. Paul Bourget, dans sa Préface, eût dû surtout répondre, — et peut-être avec d’autres raisons que celles dont il s’est servi.

Il s’est en effet efforcé de montrer que le roman psychologique était « possible », d’une part, et, de l’autre, « inoffensif » ou du moins innocent des méfaits qu’on lui impute. L’analyse n’est pas un dissolvant ou un poison de la volonté ; et l’étude attentive de la vie peut bien avoir pour effet d’en rendre la complexité plus difficile à reproduire, elle n’en fait pas évanouir la réalité. Mais ce qu’on aurait aimé que M. Paul Bourget nous développât de préférence, c’est sa définition du « roman psychologique » et de la « psychologie ».

Car, il nous a bien dit que l’objet de ce genre de roman était « de reproduire les mille tragédies taciturnes et secrètes du cœur, d’étudier la genèse, l’éclosion et la décadence de certains sentiments inexprimés, de reconnaître et de raconter les situations d’exception, les caractères singuliers, enfin tout un détail, inatteignable par le roman de mœurs, lequel doit, pour rester fidèle à son rôle, éviter précisément ce domaine de la nuance, et poursuivre le type à travers les individualités, les vastes lois d’ensemble à travers les faits particuliers ». Mais nous aurions voulu quelque chose de plus précis encore, et nous craignons que M. Bourget n’ait défini plutôt là le roman d’exception que le « roman psychologique ». Nous sommes déjà plus près de nous entendre avec lui quand il revendique pour le roman psychologique un droit propre et particulier de poursuivre « sur la vie intérieure et morale » une enquête analogue et parallèle à celle que le roman de mœurs poursuit « sur la vie extérieure et sociale ». Si nos actions extérieures ne sont jamais, en effet, — comme nos sentiments et comme nos sensations, — qu’un total, une combinaison ou un système d’actions plus élémentaires ; si notre conduite nous est souvent dictée par des principes ignorés de nous-mêmes ; et si nos résolutions enfin, par toutes leurs racines, plongent, pour ainsi parler, dans les profondeurs de l’inconscient, l’objet du roman psychologique est d’explorer ces profondeurs ; de nous révéler à nous-mêmes ces principes secrets de nos actes ; et là enfin où nous n’avions vu qu’un ensemble, de le décomposer en ses éléments. Dimisit invitus invitam  : c’est tout le sujet de la Bérénice de Racine. Mais comment, par quelle succession d’états d’âme, alternatifs et contradictoires, par quelle métamorphose, par quelle opération du dedans, ou quelle intervention du dehors, deux amants, qui ne le voudraient pas, se décident cependant à se séparer l’un de l’autre, voilà l’objet des observations de la « psychologie », qui peut, comme on le voit, n’avoir rien d’exceptionnel, et elle aussi, par conséquent, sous des faits particuliers, découvrir ou retrouver ce qu’on appelle « des lois d’ensemble ». Nous soumettons cette définition à M. Paul Bourget. À défaut d’autres avantages, elle en a deux au moins sur la sienne. Elle fait rentrer le roman psychologique dans la définition sociale de l’art, en ne le réduisant pas à la représentation des singularités, laquelle mènerait infailliblement à la peinture des monstruosités : je prends ce dernier mot dans son sens propre et étymologique. Elle promet à un genre de roman que l’on a taxé quelquefois d’étroitesse un avenir comme illimité, puisque son progrès se lie manifestement à celui de la complexité croissante de la vie. Mais elle a pour nous un dernier avantage encore : c’est de dire avec exactitude ce qui fait le mérite essentiel du dernier roman de M. Paul Bourget en rattachant M. Paul Bourget lui-même à la lignée de ses vrais maîtres, Stendhal et Balzac, Sainte-Beuve et Laclos, Marivaux et Racine.

J’éprouve toujours quelque embarras ou quelque gêne, pour mieux dire, à résumer l’intrigue d’un roman. La besogne, en elle-même, a je ne sais quoi d’inférieur ou d’ingrat ; on n’apprend rien au lecteur qu’il ne sache ; et on fait tort au romancier du meilleur de son œuvre. Cependant, il faut bien s’y résoudre, et donner au moins une courte idée du sujet de la Terre promise.

Un jeune homme, ou plutôt un homme jeune encore, Francis Nayrac, et une jeune fille, Henriette Scilly, sont fiancés l’un à l’autre, et n’attendent pour se marier que le rétablissement de madame Scilly, la mère d’Henriette.

Leur bienvenue au jour leur rit dans tous les yeux.

Sous ce ciel de Sicile, où madame Scilly reprend tous les jours des forces nouvelles, ils vivent « en plein rêve » ; et, très nobles l’un et l’autre, ils ne souhaitent que de ne pas voir finir ce songe de félicité. Quand un matin, sur la liste des étrangers, Francis Nayrac lit le nom d’une dame Raffraye, qu’il a jadis aimée passionnément, et brutalement abandonnée d’ailleurs, dans un accès de cette frénésie de défiance qui est la fin commune des amours irrégulières.

Que vient-elle faire en Sicile, elle aussi, à Palerme, dans l’hôtel même qu’habite Francis ? Après dix ans écoulés vient-elle peut-être empêcher son mariage ? essayer de le ressaisir ? revendiquer sur lui les droits d’une vieille maîtresse ? Elle y vient tout simplement mourir. Mais elle n’est pas seule. Sa fille l’accompagne, une enfant de neuf ans, dont la ressemblance avec une sœur de Francis Nayrac a frappé d’abord les yeux de mademoiselle Scilly. Cette enfant, Francis veut la voir ; et cette ressemblance à son tour le frappe, ou plutôt l’étonne, le fascine en quelque sorte, et le cri sourd de la voix du sang s’éveille aussitôt dans son cœur. C’est sa fille ! et l’émotion qu’il avait ressentie de l’arrivée de madame Raffraye, pour avoir changé de nature, n’en est que plus violente, plus tumultueuse, plus désordonnée. Que faire ? où est le devoir ? où l’honneur ? où la probité ? Renoncera-t-il maintenant à son amour ? et sacrifiera-t-il son rêve à cette paternité ? dira-t-il tout à sa fiancée ? ou au moins à madame Scilly ?

Pendant qu’il hésite et qu’il se débat dans ces perplexités, Henriette revoit l’enfant, s’y intéresse innocemment, la fait involontairement parler, sent passer quelque chose dans son naïf langage qu’elle ne comprend pas, mais qui l’inquiète, l’assombrit et l’oppresse. Avec la gaucherie de sa parfaite ingénuité, elle essaie de provoquer une explication de Francis. Cette explication difficile, c’est la mère qui la reçoit, mais, par un hasard mortel à son amour, Henriette l’entend, et peu s’en faut qu’elle ne succombe sous le poids de son émotion. Elle en revient, lentement, avec une lenteur qu’entretient son irrésolution. Un sourd travail se fait en elle. Si son amour vit toujours dans son cœur, ce n’est plus le même amour, car son fiancé n’est plus le même Francis. Elle se décide enfin, contre elle-même, malgré les larmes de sa mère, et l’inutile repentir de son fiancé : Henriette Scilly n’épousera pas Francis Nayrac ! Peu d’événements, comme on le voit, et peu de matière ; une histoire d’âmes ; et l’étude infiniment nuancée de trois sentiments qui n’ont rien en soi de très rare : la jalousie dans l’adultère ; une forme curieuse de l’amour paternel ; et le sacrifice de la passion à la dignité personnelle.

Il n’y aurait pas lieu d’insister sur la première, si nous n’en voulions louer la pénétration très singulière, très aiguë, — et pourquoi ne le dirions-nous pas ? — l’intention morale. « Ce qu’il y a, dit M. Bourget, de terrible dans l’adultère, et son châtiment immédiat, c’est que l’amant ne saurait lutter contre la preuve constante d’immoralité que lui apporte sa maîtresse, par ce simple fait qu’elle est sa maîtresse. » Nous dirons plus crûment encore que l’adultère est une chose… malpropre. M. Zola lui-même l’a bien prouvé jadis : dans Pot-Bouille, par exemple, si j’ai bonne mémoire, dans la Bête humaine, dans l’Argent. Ce n’était point qu’il se proposât de réformer les mœurs sur ce point, ni non plus qu’il se piquât d’aucune « psychologie ». Mais il se rendait bien compte qu’une seule littérature au monde, — la romantique, — avait honoré, magnifié, poétisé, glorifié, divinisé l’adultère, et, comme il est brave homme, au fond, il lui paraissait franchement qu’il n’y avait pas de quoi ! S’il faut qu’il y ait des adultères, qu’on en commette, semblait-il dire, mais que l’on ne s’en vante point ! et qu’on n’en parle pas comme d’une partie de plaisir, car, selon le mot de Flaubert, vraiment, « ça ne se passe pas comme ça » !

M. Bourget, lui, n’a pas traité la question tout à fait de la même manière. Mais il a insisté sur la dégradation morale, sur la fureur jalouse, sur l’inévitable inclination au mensonge, sur la diminution de probité réelle dont s’accompagne l’adultère. Il ne s’est pas attardé cette fois à d’inutiles détails ; il n’a pas même mis en scène le mari de madame Raffraye ; il a laissé la faute opérer d’elle-même, pour ainsi dire ; s’étendre, insensiblement, pour finir par l’empoisonner tout entière, à l’existence des deux amants ; abolir en eux leur personnalité pour lui en substituer une autre. En un mot, comme nous le disions, il a analysé, plus minutieusement encore qu’on ne l’avait fait peut-être, les conséquences psychologiques de l’adultère, et, — par une communication dont on verra tout à l’heure un autre et curieux exemple, — c’est à peine s’il l’a voulu ou cherché, mais la précision de l’observation psychologique s’est changée dans son étude en une démonstration morale.

Au contraire, c’est bien pour elle-même qu’il a posé « la question du droit de l’enfant », dans la seconde partie de son roman. « Jusqu’à quel point le fait d’avoir donné la vie à un autre être nous engage-t-il envers cet être ? et dans quelle mesure notre personnalité est-elle obligée d’abdiquer son indépendance devant cette existence nouvelle ? » Ce serait même là, si on l’en croyait, le vrai sujet de son livre ; et, nous l’avons dit, ce n’est pas nous qui le lui reprocherons. Quelle raison y aurait-il en effet de s’abstenir de traiter les questions sociales dans un genre de fiction dont on pourrait, en vérité, dire que le propre est d’être une image sociale ? et, s’il y fallait des exemples illustres, l’auteur de Valentine et d’Indiana, celui de Monsieur de Camors et de l’Histoire de Sibylle, celui du Fils naturel et de l’Affaire Clémenceau, ont-ils fait autre chose ? Si je comprends que l’on n’ait pas d’idées, je ne comprends pas que l’on s’en fasse un mérite, — et bien moins encore que l’on se moque de ceux qui en ont.

Ce n’était pas une tentative médiocrement hardie que d’essayer, à cette occasion, de réhabiliter en quelque sorte la voix du sang, et on ne saurait trop admirer M. Paul Bourget d’y avoir pleinement réussi. L’analyse encore et la psychologie auront fait ce miracle. N’est-ce pas aussi bien ce qui arrive presque toutes les fois que l’on s’en sert, comme d’un instrument plus délicat ou d’une pointe plus subtile, pour anatomiser ce que des esprits qui se croient libres appellent du nom de préjugés ? Non certainement, Francis Nayrac n’aurait pas cru, sans en avoir éprouvé lui-même la mystérieuse puissance, à cette « révélation de son sang », et comme à cette invasion brusque du sentiment de la paternité. Il n’aurait pas cru qu’une vague ressemblance portât pour ainsi dire en soi cette force d’évidence, ni qu’un regard d’enfant pût émouvoir ainsi, jusque dans les profondeurs de son être, des fibres qu’il n’y connaissait pas. Mais ce qu’il aurait encore moins cru sans doute, c’est que son passé continuât de vivre obscurément en lui, et de peser du poids de toutes ses fautes sur un avenir qu’il se flattait d’en avoir allégé. Car tout se tient ou se communique. Selon qu’il est ou qu’il n’est pas le père de cette enfant, toute sa vie d’autrefois en est comme changée d’aspect, de signification mondaine ou de valeur morale ; « l’indépendance de son développement » en est interrompue ; et quoi qu’il puisse faire, et de quelques sophismes qu’il essaie de se payer, ou quelque douteux triomphe qu’il remporte sur son devoir, un nouvel élément est mêlé désormais à sa vie. La voix de son sang a crié ; et de ce moment, il n’est plus, lui, Francis Nayrac, il ne sera jamais plus ce qu’il était trois mois encore, huit jours, une heure auparavant…

Dirai-je ici qu’il semble que le récit dévie ? et que M. Bourget, s’il n’oublie pas peut-être la « question du droit de l’enfant », s’intéresse pourtant, et nous intéresse davantage, dans la dernière partie de la Terre promise, au drame de l’amour de Francis Nayrac et d’Henriette Scilly ! Sans doute, j’entends bien qu’il n’y aurait pas de drame, ni de roman même, à vrai dire, s’il n’y avait pas l’enfant. Mais, jusqu’à présent, si nous nous étions surtout intéressés à Francis Nayrac, il semble maintenant qu’il s’efface ; et qu’une seule chose, qui est de savoir la décision que prendra sa fiancée, soutienne, suspende encore et passionne notre curiosité. Ne nous en plaignons pas ! Le charme pur et douloureux de cette figure de jeune fille a séduit évidemment M. Bourget lui-même, et ce que nous y avons gagné, c’est ce qu’il faut essayer de montrer.

Henriette Scilly n’épouse pas Francis Nayrac, et on a généralement trouvé sa résolution bien pharisaïque. « Une fille qui aime sérieusement, a-t-on dit, si virginale et pieuse qu’elle soit, garde des trésors d’indulgence pour l’homme qui l’a initiée à l’amour » ; et moi, je veux bien le croire, quoique, d’ailleurs, je n’en sache rien, et qu’il puisse y avoir plus d’une manière d’aimer « sérieusement ». Mais ce n’est ni à sa piété, ni à sa « virginité » qu’Henriette Scilly sacrifie son bonheur, et s’il se mêle sans doute un peu de jalousie dans sa résolution, s’il lui serait assurément pénible de voir quelquefois entre elle et son mari passer le fantôme de l’ancienne maîtresse, elle obéit cependant, en se séparant de Francis Nayrac, à des raisons plus hautes et plus nobles. Il l’a « initiée à l’amour », mais il l’a surtout initiée à la vie. Lorsqu’elle a surpris le secret de sa confession, elle a frissonné d’épouvante ou de dégoût bien plus que de colère, comme si quelque mystère impur lui avait été soudainement révélé. Elle a jugé la vie, comme à la lumière d’une clarté subite, avec ses compromissions, ses lâchetés, ses vilenies, ses hontes, et elle en a eu peur. Tout ce que les apparences de la correction bourgeoise, et le voile élégant des convenances mondaines, peuvent dissimuler de misérable ou de bas, elle en a eu l’intuition et elle a senti l’horreur de s’y mêler l’envahir tout entière.

Et elle a aussi jugé son fiancé. Dégradé pour elle par sa conduite même à l’égard de madame Raffraye, et surtout de l’enfant ; déchu, par son propre mensonge et son inutile duplicité, de la hauteur d’estime et d’amour ou elle l’avait placé, Francis Nayrac est devenu un autre homme pour Henriette Scilly, n’ayant presque plus de commun avec celui qu’elle aimait que le visage et le nom. La confiance est détruite. — « J’ai vu mentir celui que j’aimais ! je l’ai entendu confesser devant moi des actes dont la honte me poursuit avec obsession… Il feignait de vivre de notre simple et paisible vie, tandis qu’à côté et en silence il en vivait une autre. » Quoi qu’il puisse dire, quoi qu’elle puisse faire, la déchéance est irréparable. Consentir à l’épouser, ce serait donc, pour essayer de ressaisir un rêve évanoui, se condamner tous les deux à une vie de souffrance. Et il se peut qu’Henriette Scilly se trompe, — je dis sur elle-même ; — il se peut qu’un jour, quand elle saura combien de choses le temps emporte avec lui dans sa course insensible, elle pleure son bonheur perdu ; il se peut qu’elle meure de son sacrifice. Mais, en attendant, elle n’a rien fait qui ne s’explique par les données de son caractère ; — et il faut enfin savoir qu’en amour, comme en tout, une partie de notre dignité consiste à nous priver de ce que nous désirerions le plus.

Si j’appuie sur ce point, c’est qu’en regrettant le dénouement de la Terre promise, on a reproché à Henriette Scilly « d’obéir aux plus néfastes préjugés d’une éducation pharisienne, dont les scrupules, quand ils ne sont pas une basse hypocrisie, sont un outrage au plus pur sentiment de l’amour ». Voilà de bien grands mots ! Le même critique lui reproche encore « au point de vue social » le dangereux exemple de son sacrifice. « Force perdue, s’écrie-t-il, et quelle force ! un couple heureux et fécond ! » Je serais curieux de savoir ce que M. Paul Bourget a pensé de cette exclamation ! Car, d’abord, il n’a point répondu qu’Henriette Scilly ne se marierait jamais, et, d’autre part, il s’est porté pour ainsi dire garant que Francis Nayrac élèverait Adèle Raffraye. Mais surtout j’imagine qu’il pense comme nous que le nombre de ceux qui donnent en ce monde « l’exemple de la richesse » ou celui du bonheur, étant toujours assez considérable, « l’exemple du sacrifice », et celui du dévouement ne sont jamais à redouter. On n’a pas plus besoin d’inviter les hommes à « aimer » qu’à « s’enrichir », et ils y sont toujours assez portés d’eux-mêmes. Mais, de sacrifier quelquefois leur « amour » ou leur avidité naturelle du lucre à quelque considération plus haute, c’est ce qu’on ne saurait trop leur conseiller. Il est bon, puisqu’il est nécessaire, qu’il y ait des « couples heureux et féconds » ; peut-être n’est-il ni moins nécessaire ni moins bon de ne pas borner l’idéal de l’homme au bonheur dans la fécondité.

Si c’est, comme je le crois, la leçon, ou l’une des leçons qui se dégagent de la conclusion du roman de M. Bourget, nous sommes donc de ceux qui la trouvent excellente. Il n’y a dans le dénouement de la Terre promise ni « force perdue », ni, dans la résolution d’Henriette Scilly, rien de « pharisaïque ». Elle fait ce qu’elle doit faire, étant donné son caractère, pour des raisons très pures et très nobles ; et, ces raisons étant très nobles et très pures, je ne crains qu’une chose, « au point de vue social », c’est que sa résolution ne trouve pas assez d’imitateurs. On ne pourrait reprocher à M. Paul Bourget d’avoir trop idéalisé la personne de son Henriette que si par hasard on ne la trouvait pas assez vivante, assez réelle, assez vraie. Mais elle est seulement moins vulgaire et plus rare. Sans être ce que l’on appelle une nature d’exception, c’est une nature plus fine que celle de madame Raffraye, par exemple ; mais pourquoi la finesse ne serait-elle pas, elle aussi, dans la vérité ? Le réel est plus vaste, il est aussi plus varié que l’épopée des Rougon-Macquart, et une femme peut être « vraie », sans ressembler nécessairement aux héroïnes de M. Zola.

Ce qu’il est d’ailleurs intéressant de noter, c’est ce que la figure d’Henriette Scilly doit de plus fin et de plus délicat, à la conception même et aux exigences du roman psychologique. Ainsi pourrait-on dire que les Araminte et les Silvia de Marivaux ont quelque chose de plus « distingué » que les Elmire, que les Arsinoé de Molière, et les femmes de Racine quelque chose de plus féminin que les amazones de Corneille. Ces comparaisons, je l’espère, n’offenseront ni M. Bourget, ni M. Zola même. Non pas qu’aux yeux des psychologues le corps ne soit qu’une enveloppe ; et ils savent que ce qu’il y a de plus intérieur en nous se traduit souvent avec fidélité dans notre attitude ou dans notre physionomie. Mais, comme nous n’attachons pas tous le même sens aux mêmes mots, et que le langage n’exprime jamais que la moindre partie de notre pensée, ils savent aussi combien de sentiments différents s’expriment par des gestes ou des mouvements extérieurs analogues, et ils veulent pénétrer plus avant. Leur dessin, plus précis, semble donc d’abord avoir quelque chose de plus grêle. Voulant rendre et fixer des nuances plus fugitives ou plus particulières, les couleurs qu’ils emploient ont quelque chose aussi de plus conventionnel, ou de plus spiritualisé. Leurs personnages ont donc enfin quelque chose de moins matériel. Tel est un peu le cas d’Henriette Scilly. Le procédé même dont M. Paul Bourget a usé pour la peindre ou pour la dessiner, l’idéalise. De tout ce qu’elle a de commun avec les autres femmes, le romancier n’a retenu, pour le faire entrer dans la composition de sa figure, que tout juste ce qu’il en fallait. Il en a épuré la réalité de tout ce qui n’était pas nécessaire à la ressemblance, comme s’il avait craint autrement qu’elle ne perdit de sa vérité. C’est qu’on ne peint pas un portrait comme on brosse un décor de théâtre ; mais quand surtout c’est l’âme qu’on y veut faire parler, il y faut je ne sais quelle exécution moins matérielle en ses moyens, la lucidité dans la complication, et la transparence dans la profondeur.

Et à ce propos — quoique de pareilles suppositions soient toujours hasardeuses, — nous nous demandions si la Terre promise n’aurait pas été conçue sous l’impression, récente encore en sa mémoire, des fines Sensations que M. Bourget avait rapportées d’Italie. Car nous connaissions Francis Nayrac, ou du moins ses semblables, pour les avoir autrefois rencontrés dans Mensonges ou dans Crime d’amour. Ils étaient plus jeunes alors, d’une élégance plus apprêtée peut-être, moins graves aussi ; mais il est bien un peu de leur famille.

Henriette Scilly est plutôt de la famille des saintes ou des vierges dont les primitifs italiens aimaient à peindre eux aussi les âmes. Son ingénuité fait songer à leur candeur ; son innocence est sœur de leur mysticité. Il y a de leur gaucherie dans ses actes, et, comme dans leurs élans, il y a dans ses discours quelque chose de chastement passionné. Ceci, plus pur, est plus nouveau dans l’œuvre de M. Paul Bourget, et plus aussi qu’une impression d’art. Quand, après avoir publié le Disciple, il avait écrit Cœur de femme, on eût dit qu’il voulait dérouter la critique. Mais la Terre promise, venant après les Sensations d’Italie, nous le montre décidément engagé dans une route où l’on ne croyait pas que dût le conduire un jour le dilettantisme de ses premiers débuts.

Ce n’est pas qu’il n’y eût dans ses premiers vers, et surtout dans ses Essais de psychologie contemporaine, un fond de sérieux, ou de gravité même ; et quoiqu’il admirât ou qu’il aimât passionnément Stendhal et Baudelaire, il savait déjà qu’il y a un juge au moins de la valeur ou de la qualité morale de nos actions, qui est le mal qu’elles font aux autres. Mais on put croire un moment qu’il l’avait oublié. C’est, comme le disait un jeune et habile écrivain, M. René Doumic, dans la Revue Bleue, quand M. Paul Bourget vit ses romans réussir, par « leurs qualités les plus superficielles, et leurs plus aimables défauts ». Les meilleurs amis de son talent craignirent alors pour lui que, comme il est si souvent arrivé, la nature même de son succès ne le gâtât. On louait surtout, dans Cruelle Énigme ou dans Crime d’amour, une imitation des mœurs mondaines qui semblait en être une approbation ; et le vrai, le solide mérite en échappait aux plus bruyants admirateurs du romancier. Il n’en était pas cependant moins réel, et je ne sais si l’on ne pourrait dire qu’à l’insu même de M. Bourget, il continuait en lui de se développer. Le psychologue ou le moraliste qu’il est ne m’en démentira pas, ni l’artiste, non plus, qui connaît le pouvoir de l’inconscient. Peintre ou poète, le plus grand d’entre eux ne sait jamais tout ce qu’il a mis dans son œuvre, et c’est par là justement qu’il est grand, et vraiment poète ou peintre.

Ainsi, de roman en roman, sous son dilettantisme apparent, sous son air d’élégante indifférence aux perversités qu’il se complaisait à décrire, le contraire même du dilettantisme, si je puis ainsi dire, perçait de toutes parts, et se trahissait jusque dans cette Physiologie de l’amour moderne, où ce n’était plus même avec Stendhal que M. Bourget semblait vouloir rivaliser, mais avec Laclos, — dont je constate avec chagrin qu’il fait toujours une singulière estime. Mais c’est le dernier livre de ce genre qu’il ait écrit, sans doute ; et, si nous en jugeons par les Sensations d’Italie ou par la Terre promise, c’est dans un autre sens qu’il laissera désormais se développer et grandir encore son talent. Nous le saurons dans quelques jours, quand nous aurons lu Cosmopolis.

Ai-je besoin de faire observer que cette faculté de développement ou de transformation, — quelque surprise qu’elle puisse un jour ménager à la critique, — est ce qui fait de M. Paul Bourget l’un des écrivains les plus intéressants que l’on puisse étudier ? Heureusement différent en cela de tant d’autres, il est de ceux qui se laissent instruire par l’expérience de la vie, dont le siège n’est jamais fait, qui le refont et qui le recommencent toujours. C’est ce qui le distingue de quelques-uns de ceux qu’on lui oppose, l’auteur de la Débâcle, ou encore celui de la Rôtisserie de la reine Pédauque. Je néglige aujourd’hui le second, dont je dirai tôt ou tard les grâces péniblement apprises. Mais, dans la Débâcle, j’en appelle à tous les lecteurs, il n’y a rien de plus que dans l’Assommoir, et vingt ans ont passé sans qu’aucune clarté nouvelle ait filtré dans l’esprit puissant, mais opaque de M. Émile Zola. Tel il était voilà vingt ans, et tel il est encore aujourd’hui. Ses excursions « documentaires » ne lui ont rien appris. Changez seulement le titre, c’est toujours le même roman, avec les mêmes qualités. Une fois pour toutes, il a jadis fixé sa vision du monde, — avec défense au temps même d’y rien modifier, — et les années, depuis lors, ont coulé vainement pour lui. Mais le psychologue ou le moraliste, qui a le sens de la complexité des choses ; qui sait que la connaissance du monde ou de l’homme ne s’improvise point ; qui se défie toujours de l’insuffisance de son expérience, celui-là se renouvelle insensiblement tous les jours ; il s’enrichit tous les jours d’impressions encore inéprouvées ; tous les jours il explore quelque province encore mal connue. C’est ce que M. Bourget a fait depuis vingt ans ; c’est ce qu’il fera, nous l’espérons, longtemps encore ; et si, de toutes les raisons qu’on peut donner pour défendre le « roman psychologique », il a, dans sa Préface, omis la meilleure, comme étant la plus personnelle, nous serions bien injuste, en terminant, de ne pas la signaler. Entre tant de formes ou d’espèces du roman, le roman d’aventures est la plus amusante, le roman de mœurs est la plus passagère, le roman à thèse est la plus amusante, la plus passionnante, mais le roman psychologique est peut-être la plus conforme à la notion même du genre, la plus intellectuelle, et d’ailleurs la plus difficile à traiter.

À propos de l’histoire d’Israël

À l’occasion de l’Histoire du peuple d’Israël, au lieu de parler de l’Abbesse de Jouarre, et de faire ainsi du livre de M. Renan comme si je ne l’avais pas lu, j’ai pensé qu’il ne saurait déplaire à M. Renan lui-même que l’on parlât plutôt de l’Histoire du peuple d’Israël. Quand, en effet, un écrivain a mis le meilleur de sa vie dans un livre ; et que ce livre, — auquel il rapportait, comme à leur but ou à leur centre, les travaux mêmes qu’on y eût crus le plus étrangers, — paraît enfin, on ne peut pas, sans quelque impertinence, traiter l’œuvre de quarante ans comme on ferait un caprice ou une fantaisie de son imagination. Par préférence à tant d’autres sujets dont il se fût également rendu maître, s’il a choisi l’histoire du peuple d’Israël, on lui doit de croire qu’il en avait d’autres raisons, moins personnelles, plus générales, que de faire les honneurs de son propre talent, et de nous en donner en spectacle la vigueur ou les grâces. Et lorsque enfin, comme ici, ces raisons ne sont point cachées, mais évidentes, mais « actuelles », mais vivantes, pour ainsi dire, alors on conviendra qu’il y aurait peu de bravoure à feindre de ne pas les voir, et qu’en refusant de juger au fond, ce serait nous-mêmes que nous jugerions. « Quand on écrit sur les maîtres de Ninive ou sur les Pharaons d’Égypte disait Strauss il y a vingt ans, — dans la Préface de sa Nouvelle vie de Jésus, — on peut n’avoir qu’un intérêt historique, mais le christianisme est une question tellement vivante, et le problème de ses origines implique de telles conséquences pour le présent le plus immédiat, qu’il faudrait plaindre les critiques qui ne porteraient à ces questions qu’un intérêt purement historique. » Ceux qu’il faudrait plaindre encore davantage, si par hasard ils existaient, ce serait ceux qui n’y prendraient qu’un intérêt purement littéraire.

I

Non pas qu’en un pareil sujet nous affections d’être insensible aux qualités personnelles ou proprement littéraires. Même, nous savons assez que la manière de dire ou de présenter les choses fait une partie de leur vraisemblance, de leur vérité peut-être, et, en tout cas, du pouvoir qu’elles ont pour nous convaincre ou pour nous persuader. Si, par exemple, dans le temps de Voltaire et de Rousseau, le talent et le génie, au lieu d’être du côté de la « philosophie », comme on disait alors, se fussent trouvés du côté de « l’autel et du trône », évidemment la physionomie du xviiie  siècle en était changée tout entière, et notre histoire prenait sans doute un autre cours. Aussi n’est-ce point à M. Renan, c’est à son livre que l’on ferait tort, c’est à sa thèse et à « sa vérité », si l’on négligeait, avant de l’exposer et de la discuter, de dire les moyens originaux et hardis qu’il a pris pour l’établir. Personnels à M. Renan, ils n’en sont pas moins de la constitution du sujet, si même, en un certain sens, ils ne sont le sujet lui-même. Je veux dire par là que, dans l’Histoire du peuple d’Israël, comme autrefois dans celle des Origines du christianisme, la méthode présume les conclusions de tout l’ouvrage, qu’elle les enveloppe au moins, et qu’il n’est pas, on va le voir, jusqu’à la tonalité du style où nous ne retrouvions l’intention assez marquée de ramener ce qu’on appelle encore quelquefois « l’histoire sainte » aux proportions et aux conditions de toute histoire humaine.

Avant tout, et avant même que d’être œuvre d’historien, cette Histoire du peuple d’Israël est donc œuvre de philologue, d’érudit, de critique, et si ce n’en est pas assurément le seul mérite, c’en est du moins la principale ou la première originalité. Des recherches ingrates et ardues, qui jusqu’alors étaient demeurées comme enfermées dans la cellule du théologien ou dans le cabinet de l’hébraïsant ; des recherches dont les gens de lettres eux-mêmes, bien loin d’en soupçonner l’importance, ne voyaient pas l’évidente liaison avec les objets les plus généraux de leurs propres préoccupations : religion, philosophie, histoire ; des recherches enfin dont « le monde », non content de faire le dégoûté, se moquait volontiers comme d’un emploi maniaque de l’intelligence, voilà en effet ce que M. Renan, par cette Histoire du peuple d’Israël, complétant, achevant et coordonnant son Histoire générale des langues sémitiques, ses Études d’histoire religieuse, — et tout ce qu’il y a de travaux de lui, moins connus du public, dans la collection du Journal des savants ou dans celles des Mémoires de l’Académie des inscriptions, — voilà ce qu’il aura fait entrer, pour n’en plus sortir désormais, dans le domaine de la littérature générale, de la discussion publique, et de la conversation mondaine. Ai-je besoin d’ajouter en passant qu’après l’honneur de faire « concurrence à l’état civil », et de donner la vie aux créations du roman ou de la poésie, il n’y en a pas de plus grand, qui mette un écrivain plus haut, que de réussir à transposer ainsi, dans la langue de tout le monde, les matières qui, jusqu’à lui, ne se traitaient qu’entre initiés, pour ne pas dire entre pédants ? Ce que d’autres avaient fait avant lui pour la jurisprudence, Montesquieu, par exemple, ou pour l’histoire, comme Voltaire, de les tirer des in-folio poudreux et de l’ombre des bibliothèques, M. Renan l’a donc fait pour cette partie de l’érudition qu’on appelle du nom d’exégèse. Comme il avait autrefois résumé, dans ses Origines du christianisme, et jugé en le résumant, par l’usage même qu’il en faisait, tout ce que la science allemande avait accumulé de travaux sur la vie de Jésus, sur le temps probable de la rédaction des Évangiles, sur la lutte intérieure, au sein du christianisme naissant, de l’apôtre des juifs et de celui des gentils, de même, dans son Histoire du peuple d’Israël, avec la même décision et la même netteté, tous ces problèmes, dont l’érudition germanique avait étouffé l’intérêt sous les broussailles de la philologie, si M. Renan ne les tranche pas tous, il en indique au moins les solutions, mais surtout il nous fait sentir à quel point de grandes questions, que l’humanité n’est pas près de cesser de tenir pour vitales, sont engagées dans celle de la formation du Canon de l’Ancien Testament ou de la composition des Livres historiques. C’est ce qu’aucun philologue de profession n’avait fait avant lui, à l’exception d’Eugène Burnouf, et encore dans des travaux dont on eût dit qu’il mettait une espèce de point d’honneur à interdire l’accès au public ; et c’est ce qu’un grand écrivain ne pouvait faire qu’à la condition de se soumettre d’abord, comme l’historien d’Israël, à toute la rigueur des méthodes philologiques.

Si l’on osait, en effet, se servir d’une expression quelque peu singulière, on dirait assez bien que le récit lui-même, — ce récit qui jadis était presque toute l’histoire et dont on rejetait les « preuves » en notes ou en appendices, — n’est dans le livre de M. Renan que le prolongement, l’épanouissement naturel, et la fructification enfin du problème philologique. Étant posé, ou supposé, si l’on veut, que la Bible soit un livre comme un autre, c’est-à-dire auquel on puisse appliquer, pour l’étudier, les mêmes moyens que, par exemple, au Bhagavata-Pourana, M. Renan les lui applique et ne fait rien de plus. La Bible est formée d’un certain nombre de livres, — historiques, prophétiques, poétiques, etc., — et ces livres, assignés par la tradition à de certains auteurs, sont classés dans un certain ordre : le seul droit que M. Renan revendique, et qui va lui suffire pour renouveler l’histoire d’Israël, c’est celui d’examiner cette classification traditionnelle, et au besoin de la modifier. En quel temps donc ou dans quelles circonstances a été composé l’Hexateuque ? en quel temps le Livre de Job ? en quel temps celui d’Isaïe ? ou plutôt, — car il ne saurait s’agir ici de dates précises, à quelque cinquante ou cent ans près, — étant donnés Isaïe, Job et l’Hexateuque, M. Renan ne se propose que de chercher quels en sont les rapports, et quelle en est, chronologiquement, la situation respective. Mais, réduit à ces termes, le problème, on le voit, est purement philologique. Si la philologie a en effet un sens, une raison d’être, un intérêt général, qui justifie, en le dépassant, l’objet habituel de ses recherches, n’est-ce pas de résoudre, ou de préparer pour l’avenir, la solution de semblables questions ? Et les conséquences que ces solutions entraînent à leur suite, voilà presque toute l’Histoire du peuple d’Israël.

Un exemple plus moderne rendra peut-être tout ceci plus clair, et montrera du même coup que la tentative n’a rien de trop ambitieux, puisque le problème n’a rien d’insoluble. Si, par exemple, de tout ce que le christianisme a suscité dans notre littérature d’apologies ou d’expositions de lui-même, il ne nous restait que l’Institution chrétienne de Calvin, les Pensées de Pascal, et le Génie du christianisme, est-il quelqu’un qui doute que l’on reconnût aisément dans ces trois ouvrages, non seulement des génies différents, mais aussi et d’abord des états différents de la conscience chrétienne ? Rien qu’en se fondant sur des raisons philologiques, uniquement tirées de la richesse du vocabulaire, des particularités de la syntaxe, de la distinction des styles, et de celle des « moments » de la langue, — dont la succession est écrite, pour ainsi parler, dans la diversité de ces styles eux-mêmes, — admettra-t-on qu’il vînt à l’esprit de personne de croire les Pensées antérieures à l’Institution chrétienne, et bien moins encore l’Institution chrétienne postérieure au Génie du christianisme ? Et si de la forme, alors, on passait au fond, et que l’on cherchât de quelle conception de la religion, de quelle manière de comprendre ses rapports avec la vie, de quel état des âmes chrétiennes, ou de quelle crise de la foi le Génie du christianisme, les Pensées ou l’Institution chrétienne peuvent être contemporains, ne verra-t-on pas bien qu’il fallait, pour que Chateaubriand pût écrire son livre, que Pascal eût écrit le sien, comme aussi que Pascal ne pouvait pas écrire ses Pensées au xvie  siècle, mais seulement après la révolution religieuse dont l’Institution chrétienne demeure l’évangile ? Je ne dis rien de vingt autres moyens, plus contingents et plus particuliers, qu’il y aurait de dater les œuvres, comme les allusions ou les renvois que fait Chateaubriand lui-même au livre des Pensées ; ou comme encore cette conciliation dont il semble que les Pensées, si Pascal les eût achevées, dussent être le suprême effort, entre la dureté du dogme calviniste et la douceur d’une religion plus appropriée à la faiblesse humaine.

On voit également par là combien d’autres questions se trouvent enveloppées dans les questions de pure philologie. On demande si Moïse est le rédacteur de l’Hexateuque. Évidemment, c’est demander si Moïse a existé. On demande si les Psaumes qui nous sont parvenus sous le nom de David, et l’Ecclésiaste sous celui de Salomon, sont ou ne sont pas effectivement de David et de Salomon. C’est encore une autre question ; et l’existence de Salomon, comme celle de David, étant d’ailleurs absolument certaine, il s’agit de savoir si le contenu de l’Ecclésiaste et des Psaumes répond à ce que nous savons de David et de Salomon, de leur histoire, de leur personne, de leur caractère, du temps où ils vécurent. Mais, à leur tour, si l’Hexateuque ou les Psaumes représentent manifestement des états différents de la pensée religieuse, ou si les Livres historiques et les Livres prophétiques en représentent de contradictoires, c’est peu de chose que de le constater ou de les définir, et ce qui importe, c’est de montrer comment, par quelles transitions insensibles ou quelles brusques révolutions, sous l’influence de quelles circonstances du dehors, par quel travail d’elle-même sur elle-même la pensée religieuse a évolué de l’Hexateuque aux Psaumes, ou des Livres historiques aux Livres prophétiques. De telle sorte qu’à mesure que le problème philologique se précise, il s’élargit, pour ainsi dire ; les questions se transforment, et en se transformant elles s’élèvent ; de la solution qu’on en donne sortent des questions nouvelles, qui en engendrent d’autres à leur tour ; la discussion s’en mêle au récit, ou plutôt ne fait qu’un avec lui ; et ainsi, sans que l’historien paraisse y songer, tandis qu’il n’a l’air que de contrôler des dates ou d’interpréter des textes, qu’il semble mettre même une espèce de coquetterie à s’enfermer dans le rôle étroit d’un peseur juré de syllabes, l’histoire entière d’Israël se défait, se refait, se recrée sous nos yeux, se déroule, avec ses preuves, en un magnifique tableau, dont l’air de vraisemblance n’est peut-être égalé que par son air d’aisance et de souveraine facilité.

Est-il besoin de dire ce que cette méthode, si du moins nous en avons pu donner quelque idée, a de hardi et d’élégant, d’audacieux et de précis à la fois ? Pour de nombreuses raisons, que l’on nous pardonnera de ne pas rechercher, l’exégèse biblique était demeurée jusqu’ici négative ; elle s’était contentée de faire valoir des motifs de doute ; elle n’avait pas essayé de substituer une vue synthétique nouvelle de l’histoire d’Israël à cette « histoire sainte » qu’elle avait renversée. C’est le pire défaut des philologues, et généralement des érudits. Comme si la recherche n’avait d’autre fin qu’elle-même, ou le plaisir qu’elle leur procure, à eux, et qu’il leur importât, — pour le faire durer davantage, — d’éterniser les problèmes, ce qu’ils ont « déchiré », si l’on peut ainsi dire, nos érudits n’aiment pas qu’on essaie de le « recoudre » ; et quiconque s’y risque, ils l’accusent aussitôt d’introduire le roman dans l’histoire. Rappelez-vous de quelle manière, il y a déjà plus d’un quart de siècle, ils accueillirent la Vie de Jésus, et vous trouverez, en effet, que, parmi les critiques qu’ils en firent, ils ne reprochèrent rien tant à M. Renan que d’avoir voulu substituer à l’ancienne une nouvelle image de personne de Jésus. Là cependant était la nouveauté, l’originalité du livre, et c’est par là que, faisant révolution dans l’histoire de l’exégèse, il y faisait époque. Aussi M. Renan n’a-t-il eu garde d’être infidèle à lui-même ; et la preuve qu’il a eu raison, c’est qu’on louera dans l’Histoire du peuple d’Israël précisément ce que l’on avait critiqué dans la Vie de Jésus : une reconstruction, si je puis ainsi dire, de l’histoire des Beni-Israel faite avec les débris de l’histoire du peuple de Dieu ; la synthèse de tout ce que la philologie sémitique a produit de travaux depuis Spinoza jusqu’à M. Renan lui-même ; et l’œuvre enfin sans laquelle, n’ayant d’autre intérêt que de servir à faire passer le temps, l’exégèse biblique n’aurait pas de raison d’être. Car il faut bien quelquefois rebâtir ; nous avons besoin de classer, d’ordonner nos idées, de ne pas attendre pour cela, comme le demande une certaine école, un temps qui ne viendra jamais ; et de ne pas laisser la réalité de l’histoire ou de la vie s’écouler, se dissoudre ou se volatiliser dans les opérations mêmes qui n’avaient pour objet que de la fixer.

D’assurer maintenant que cette méthode soit infaillible, M. Renan ne l’oserait pas lui-même, et nous encore bien moins, qui manquons pour cela de la science et de la compétence nécessaires. Ceux qui savent l’hébreu lui refuseront donc, s’il y a lieu, telle ou telle de ses conclusions, et, — puisque c’est une plaisanterie qui ne manque jamais son effet en France, — ils prétendront que c’est lui qui ne le sait pas. Mais ce qu’il faudra qu’ils reconnaissent, et ce qui suffirait à prouver que M. Renan, quand on le convaincrait d’erreur dans le détail, ne s’est pas trompé sur l’ensemble, c’est la liaison, c’est l’enchaînement, c’est la correspondance de toutes les parties de son livre, et, plus encore que tout le reste, — car la contradiction n’est pas toujours marque d’erreur, ni l’incontradiction de vérité, — c’est son air de ressemblance avec la réalité et avec la vie. Les choses ont dû se passer comme les rapporte M. Renan, parce que, telles qu’il nous les rapporte, elles sont à la fois plus complexes et plus claires, moins simples, et par cela même plus vraies.

Je regrette pourtant, — et je ne crois pas être le seul, — que, pour nous mieux faire sentir cette ressemblance avec la vie, l’auteur de l’Histoire du peuple d’Israël abuse de certains procédés et de certains rapprochements, dont je dirais volontiers qu’ils sont d’un goût parfois assez douteux, si je n’étais encore plus frappé de ce qu’ils ont d’excessif, et, conséquemment, d’illusoire ou de faux. Non que l’usage en soit illégitime ; que, par-dessous les différences locales, il n’y ait toujours un vif intérêt à nous montrer l’humanité foncièrement identique à elle-même ; et que, parmi ces rapprochements, il n’y en ait de tout à fait heureux, qui éclairent d’un mot toute une situation, comme, par exemple, quand M. Renan compare le prophète Osée « à un prédicateur de la Ligue ou à quelque pamphlétaire puritain du temps de Cromwell », ou comme encore quand il nous dit que « le premier article de journalisme intransigeant a été écrit 800 ans avant Jésus-Christ », par le prophète Amos. Mais j’ai déjà quelque répugnance à me figurer Isaïe « sous les traits d’un Girardin », c’est-à-dire d’un brasseur d’affaires, ou même « sous ceux d’un Carrel », c’est-à-dire d’un journaliste bonapartiste et libéral du temps de la Restauration ; et, quoique n’étant pas ombrageux de nature, je crains que l’on ne se moque de moi quand on me représente les prophètes « parcourant en monome » les campagnes de la Palestine. Était-ce la peine, en vérité, de reprocher si vivement à Voltaire, dans la préface du premier volume de cette même Histoire du peuple d’Israël, son « incapacité de comprendre la différence des temps » ? Et si l’on observe que M. Renan fait exprès de fausser ou de supprimer les perspectives de l’histoire, en rabattant ainsi le plan de l’histoire d’Israël sur celui de l’histoire contemporaine, alors, n’est-il pas vrai que le ton de sa plaisanterie ressemble étrangement à celui de la Bible expliquée par les aumôniers du roi de Pologne ? J’en donnerais de trop nombreux exemples.

Hâtons-nous toutefois de dire que ces plaisanteries ou ces comparaisons, si elles font « l’ornement » du livre, n’en sont point la substance. M. Renan, qui ne se les serait pas autrefois permises, les concède au goût du jour, et s’en sert comme d’un moyen d’intéresser à l’histoire d’Israël ce qu’il y a, ce qu’il croit qu’il y a, parmi ses lecteurs, de plus « moderne » et de plus « parisien ». Je trouve le moyen fâcheux ; et, quant au genre de succès qu’il lui vaut, je crains bien que M. Renan ne se méprenne, et que ce ne soit pas toujours aux dépens de Iahvé qu’il nous fasse rire. Mais, après cela, quand on en a pris une fois son parti, c’est vraiment en présence d’une grande œuvre que l’on se trouve, et dès aujourd’hui, quoique l’ouvrage ne soit pas encore terminé, c’est en présence de l’une des plus belles généralisations historiques dont notre temps se puisse honorer. Le mérite même de l’actualité ne manque pas à l’Histoire du peuple d’Israël, et, comme on va le voir, elle nous apporte la réponse de la science ou de l’érudition à quelques-unes des questions qui agitent non seulement la France, — qu’elles agitent peu, — mais l’Europe contemporaine.

II

Quelle est la part d’Israël dans l’œuvre de la civilisation ? Telle est en effet la question, tel est le point de vue, pour mieux dire, où s’est placé M. Renan, et voici textuellement sa réponse : « Pour un esprit philosophique, c’est-à-dire pour un esprit préoccupé des origines, il n’y a vraiment dans le passé de l’humanité que trois histoires de premier intérêt : l’histoire grecque, l’histoire d’Israël, l’histoire romaine. Ces trois histoires réunies constituent ce qu’on peut appeler l’histoire de la civilisation, la civilisation étant le résultat de la collaboration alternative de la Grèce, de la Judée et de Rome. » Il ajoute encore plus loin : « Ce que la Grèce, en effet, a été pour la culture intellectuelle, ce que Rome a été pour la politique, les Sémites nomades l’ont été pour la religion… Les promesses faites à Abraham ne sont mythiques que dans la forme. Abraham, l’ancêtre fictif de ces peuples, a été réellement le père religieux de tous les peuples. » Les deux volumes parus de l’Histoire du peuple d’Israël ne sont que le développement et la démonstration de cette idée.

N’est-il pas curieux, là-dessus, qu’ayant, depuis tantôt cent cinquante ans, si souvent et si injustement reproché à l’auteur du Discours sur l’histoire universelle de n’avoir vu le monde, comme le disait un homme d’esprit, qu’à travers son anneau d’évêque gallican, la dernière démarche de l’érudition contemporaine soit d’en revenir au point de vue de Bossuet ? Car, il savait bien, aussi lui, ce « rhéteur », comme l’a quelque part appelé M. Renan, il savait bien qu’il existait une Chine et des Indes ; il connaissait l’œuvre des Missions étrangères ; et il est vrai qu’il n’eût pas pu écrire sur le bouddhisme les éloquentes études que nous devons à M. Renan, mais enfin, pour parler de Confucius ou de Sammanocodom, ce n’est pas les documents ou les « mémoires », comme on disait alors, qui lui eussent manqué. Seulement, de la Chine et des Indes, il croyait avoir des raisons de se taire, et, quand on essaie de les préciser, il se trouve justement que ce sont les meilleures de celles de M. Renan pour ne reconnaître dans le passé de l’humanité que trois histoires de « premier intérêt ».

Excentriques à l’histoire de la civilisation occidentale ou méditerranéenne, nées d’elles-mêmes et développées sur place, les civilisations de l’Inde et surtout de la Chine, si jamais elles doivent entrer dans le dessein d’une histoire « universelle », ce ne sera qu’à compter du jour où elles sont entrées en contact avec les civilisations qui tirent leur origine de celles d’Israël, de la Grèce, et de Rome. Immobilisées de bonne heure dans des formes rigides, assez semblables à celles, nous dit encore M. Renan, qui maintiennent toujours dans leurs cadres « les républiques des abeilles et celles des fourmis », c’est d’ailleurs une question de savoir si les civilisations rudimentaires, et cependant achevées en leur genre, de l’Inde et de la Chine, étant hors du mouvement, ne sont pas en dehors de la notion même de civilisation. Et arrêtées enfin, ou nouées, si l’on veut, dans leur développement, par des causes qui, pour être inconnues, n’en sont pas moins certaines, elles ne font jusqu’ici partie de l’histoire même de l’humanité que dans la mesure où l’histoire des royautés nègres de l’Afrique centrale ne lui est pas tout à fait étrangère. C’est ce que prouve au surplus l’exemple de tous ceux qui, de notre temps, ont prétendu les faire entrer dans leurs Histoires, — je ne dis pas universelles ou de l’antiquité, — mais de l’Ancien Orient. Ils les y ont juxtaposées à celles de la Grèce ou de Rome ; ils n’ont pas pu les y incorporer ; et ceux qui viendront après eux ne le pourront pas plus qu’eux. Car, en réalité, nous ne devons rien à la Chine ou à l’Inde ; et l’histoire de la civilisation n’est que l’histoire de Rome et de la Grèce, modifiées l’une par l’autre, et plus profondément encore par l’action du ferment israélite.

Si nous ne devons rien à la Chine ou à l’Inde, rien au Chi-King et rien au Mahabharata, si l’histoire même du bouddhisme est en quelque sorte extérieure à notre histoire universelle, il est facile, au contraire, de montrer ce que nous devons à la Bible, et que, sans elle, nos civilisations modernes auraient manqué de quelques-unes de leurs parties les plus hautes. Même lorsque nous n’y verrions, comme dans l’Iliade ou dans l’Odyssée, que ses qualités esthétiques ou littéraires, et, au lieu de « l’esprit de Dieu », lorsque nous ne sentirions passer dans la Genèse, selon l’expression de M. Renan, que « le souffle du printemps du monde », ou, dans les livres des Prophètes, que « le clairon des néoménies et la trompette du jugement », il serait encore vrai qu’avant de lui devoir une manière de penser, nous devons à la Bible une manière de sentir. Dans les autres littératures, et notamment dans la grecque, il y a peut-être des idylles qui égalent celle de Ruth, et, dans les autres mythologies, il y a des fables cosmogoniques dont la transparente naïveté charme encore, d’une façon plus sensuelle, après trois mille ans, nos imaginations fatiguées ; mais il n’y a rien, dans aucune littérature, qui soit d’une inspiration plus extraordinaire ou plus haute que la Genèse, plus clair dans la profondeur, plus humain, et cependant à la fois plus mystérieux et plus saisissant. C’est ce qu’oublient trop volontiers ceux qui croient n’avoir besoin pour composer la civilisation que de l’histoire de la Grèce et de Rome. « L’histoire littéraire du monde est l’histoire d’un double courant qui descend des Homérides à Virgile, des Conteurs bibliques à Jésus, ou, si l’on veut, aux Évangélistes. » Voilà pour l’antiquité ; mais, dans une histoire plus moderne, si l’on supposait taries ou desséchées les sources de l’inspiration hébraïque, ni les Allemands n’auraient Luther, ni les Anglais le Paradis perdu, ni nous-mêmes Pascal, Bossuet, Hugo, les poètes de l’obscur et de l’inaccessible, si l’on peut ainsi dire, ceux qui nous ont donné le frisson de l’infini, et ceux enfin qui, parmi les hommes, ont entretenu le sentiment et la notion du divin. Les Grecs ont trop aimé la vie, l’ont conçue trop riante, n’ont pas imaginé qu’elle eût d’autre objet qu’elle-même ; ils ont manqué du sens de l’au-delà.

C’est ici, pour me servir de l’expression de M. Renan, quoique j’en aimasse mieux une autre, ce qui range Israël parmi les unica de l’histoire de l’humanité. Car il semble bien qu’il y ait, sinon des religions, tout au moins des civilisations athées, celle de la Chine, par exemple, où la nécessité de maintenir le lien social, comme elle en est l’origine, est la seule raison qui perpétue l’observation des « rites » et les apparences d’un culte. D’autres races, comme la race aryenne, ne paraissent pas s’être élevées au-dessus du polythéisme, à ce point même qu’il a fallu que le christianisme, pour se les inféoder, nous donnât dans ses Saints l’équivalent populaire des anciens dieux domestiques ou municipaux de la Grèce et de Rome. Mais les Sémites seuls ont conçu le Dieu un et universel, transcendant, non pas immanent, et, dans la grande famille sémitique, ç’a été le rôle ou la mission d’Israël que de dégager du milieu des idolâtries environnantes, et au besoin de la sienne propre, la notion du monothéisme.

Faute autrefois d’avoir bien compris sur ce point la pensée de M. Renan, assez clairement énoncée pourtant dans son Histoire générale des langues sémitiques ; faute aussi d’avoir senti ce que de semblables affirmations comportent toujours d’atténuations, de restrictions, de corrections ; faute enfin d’avoir sur la question de certaines lumières que lui seul peut-être était capable de nous donner, se rappelle-t-on encore avec quelle véhémence, et quelle éloquence, et quel vain étalage de science, on avait attaqué cette thèse du monothéisme sémitique ? Bien loin de l’abandonner, M. Renan, depuis lors, n’avait rien négligé pour la fortifier. Mais les deux premiers volumes de l’Histoire du peuple d’Israël l’auront mise hors d’atteinte ; d’abord, en nous montrant le monothéisme inhérent au caractère le plus caché de la langue hébraïque, impliqué dans l’horreur instinctive du Sémite, ou même du nomade, pour les représentations plastiques, favorisé par la simplicité, la nudité, l’uniformité des horizons du désert ; et surtout en nous faisant voir qu’aussi souvent la notion du Dieu un s’est obscurcie ou dégradée en Israël, aussi souvent on en trouve des causes purement historiques.

Elles sont de diverse nature. Le passage des tribus israélites nomades à l’état fixe en a été une première, leur concentration, si l’on peut ainsi dire, à l’état national. Pour qu’Israël conquit le monde, il fallait qu’il fût autre chose lui-même qu’une poussière de peuple perdue parmi les sables. Mais, en devenant une nation, et pour soutenir la concurrence de celles qui lui disputaient le droit d’exister, il ne le pouvait qu’en s’aidant contre elles de leurs propres moyens, dont la protection d’un Dieu national, exclusif et jaloux, — qui supposait les autres, puisqu’il leur était supérieur, — passait alors pour le plus efficace. Une autre cause d’affaiblissement ou d’éclipse de l’idée monothéiste en Israël, ce fut le contact, la fréquentation, l’imitation des nations étrangères, de l’Égypte ou de l’Assyrie. Pendant le séjour d’Israël sur la terre d’Égypte, l’ancien culte, le culte patriarcal, le culte sommaire de la tente se matérialisa, glissa dans les observances, et le Dieu un, figuré sous les apparences de l’homme, borné dans son contour et limité dans ses attributions, se multiplia. « L’Égypte donna le veau d’or, le serpent d’airain, les oracles menteurs, le lévite, la circoncision, qui fut la plus grande erreur d’Israël et faillit un moment contrebuter ses destinées », toutes les pratiques, en un mot, et toutes les institutions dont on peut dire qu’en particularisant les religions elles leur enlèvent ce qu’elles ont de divin. Enfin, nous pouvons ajouter que, lorsque Israël eut des rois, la nécessité politique, en donnant à Intolérance des « faux dieux » une justification ou une excuse, contribua pour sa part à faire évanouir la notion du Dieu universel dans les fumées de l’encens qu’on offrait à Baal. Des alliances, des mariages, l’introduction des mœurs de cour, le luxe du harem, tout cela détacha les princes de l’ancien idéalisme, les détourna de la voie d’Israël, les rendit favorables aux pompes des cultes idolâtriques. Mais le monothéisme n’en continua pas moins de subsister, de s’épurer même dans la lutte qu’il dut soutenir contre les exemples d’en haut et contre la superstition d’en bas, de se ressaisir enfin d’une prise plus énergique et plus tenace, — jusqu’au jour où les prophètes allaient en assurer le triomphe.

Ce sont, en effet, les prophètes qui représentent ce que l’on pourrait appeler la conscience d’Israël dans l’histoire, comme ses artistes, ses poètes, ses philosophes ont en quelque sorte incarné celle de la Grèce, et ses politiques ou ses jurisconsultes celle de Rome. Ces hommes extraordinaires, qui paraissent avoir été de toutes les conditions, — cette remarque est capitale, — un bouvier comme Amos, un petit propriétaire campagnard comme Michée, un citoyen de naissance presque illustre comme Isaïe, sont vraiment, ainsi qu’on l’a dit, les « grands hommes » d’Israël. « C’est par le prophétisme qu’Israël occupe une place à part dans l’histoire du monde. La création de la religion pure a été l’œuvre, non pas des prêtres, mais de libres inspirés. Les cohanim de Jérusalem, de Béthel n’ont été en rien supérieurs à ceux du reste du monde ; souvent même l’œuvre essentielle d’Israël a été retardée, contrariée par eux. » Si je n’oserais affirmer que cette vue sur le prophétisme appartienne en propre à M. Renan, si même je crois bien savoir où je l’ai déjà rencontrée, je puis et je dois dire en revanche que, par la place qu’il lui a donnée dans son Histoire du peuple d’Israël, par la nature, par l’ampleur, par l’éclat des développements qu’il en a tirés, il l’a faite vraiment et entièrement sienne.

Il n’a pas moins heureusement caractérisé ou précisé le rôle des prophètes en disant qu’il avait consisté « à faire entrer la morale dans la religion » ; et nous ne saurions trop admirer la profondeur et la fécondité de cette simple formule. Car jetez seulement les yeux sur les religions de l’antiquité, sur celles de l’Inde, ou de la Grèce, ou de Rome ? Dirai-je qu’elles justifient tout ce que les Pères de l’Église en ont dit ? qu’il n’est pas de vices qu’elles n’aient mis sous l’invocation d’un dieu de leur Olympe ? et que le seul moyen qu’elles aient enseigné de résister aux tentations vulgaires, c’est d’y succomber, pour les anéantir dans la satiété ? Mais ce qui ne semble pas douteux, c’est qu’à Rome, et surtout en Grèce, la morale et la religion sont demeurées étrangères l’une à l’autre, ne se sont pas compénétrées, n’ont pas essayé de se prêter un mutuel appui, se sont même développées plutôt en sens contraire, pour ne pas dire hostile. On a soutenu plus d’une fois que le christianisme était fait quand Jésus apparut, et, comme les dogmes chrétiens ne sont que la métaphysique des Grecs, on a voulu que la morale chrétienne aussi ne fût que celles des philosophes païens, d’Aristote et de Platon, de Cicéron et de Sénèque. La question n’est pas de celles que l’on examine ou que l’on décide en passant. Mais ce qu’en tout cas on eût dû ajouter, c’est que la morale païenne s’était formée en s’opposant à la religion, que ses progrès ont suivi en quelque sorte pas à pas la décadence du culte, et qu’elle n’a finalement établi l’autorité de ses commandements que sur les ruines de ses dieux. L’originalité du judaïsme et des religions qui en sont issues, et, au sein du judaïsme, l’originalité des prophètes, ç’a été de mêler, de confondre, et de solidariser dans un tout indivisible la morale et la religion.

C’est par les prophètes que la conception du Dieu particulier d’Israël s’est insensiblement transformée en celle du Dieu universel, dont le vrai temple est le cœur du juste :

Que m’importe la multitude de vos sacrifices ! dit Iahvé ;
Je suis rassasié d’holocaustes de béliers et de graisses de veaux ;
Le sang des taureaux, des agneaux et des boucs, je n’en veux plus.

C’est eux qui, débarrassant l’humanité de la rouille des vieilles superstitions, « de son sot et bas empressement à apaiser des dieux chimériques », ont fondé le vrai culte sur le respect de la justice et la pratique de la vertu :

Homme, on t’a dit ce qui est le bien,
Ce que Iahvé demande de toi :
Tout se réduit à pratiquer la justice,
À aimer la bonté,
À marcher humblement avec ton Dieu.

C’est par eux que la justice est entrée dans le monde, et ce monde, c’était l’ancien, si dur aux misérables, le même dont on oublie toujours, quand on en parle, qu’étant fondé sur l’esclavage, il l’était sur la force et sur l’iniquité :

     Cessez de faire le mal,
     Apprenez à faire le bien,
     Cherchez la justice,
     Aidez celui qui souffre violence,
     Soyez justes pour l’orphelin,
     Défendez la veuve ;
Venez, alors, et nous verrons, dit Iahvé.

C’est eux encore qui en des temps où « l’idée du droit existait à peine, se portant comme les défenseurs du faible et de l’opprimé », ont élargi et humanisé les voies de la justice, pour ainsi dire, en y faisant entrer la pitié :

Couchés sur des lits d’ivoire,
Étendus sur leurs divans,
Nourris d’agneaux pris dans le troupeau [des indigents],
De veaux arrachés à l’étable [du pauvre].
Ils boivent le vin aux lèvres des amphores,
Ils s’oignent d’huiles de choix,
Et ne souffrent rien des maux de Joseph.

C’est eux qui ont remporté la première et peut-être la plus grande victoire « que les hommes de l’esprit aient jamais remportée » ; et c’est eux enfin qui, par une transposition hardie des souvenirs de l’âge patriarcal, mettant le passé dans le futur, ont animé les espérances et l’effort de l’humanité vers la réalisation du royaume de Dieu.

« Gloire au génie hébreu ! » s’écrie ici M. Renan, qui ne se dissimule point, qui s’empresse même, — et peut-être un peu trop, — de montrer les dangers de cette étroite alliance ou de cette confusion de la morale et de la religion. Car, sont-ils aussi grands qu’il le croit ? et de fonder la morale sur la religion, ou de donner la religion pour sanction à la morale, pourquoi veut-il que cela mène inévitablement à la théocratie ? « Mieux vaut, dit-il à ce propos, le soldat que le prêtre, car le soldat n’a aucune prétention métaphysique » ; et M. Renan raisonne comme si le gouvernement du prêtre était une conséquence nécessaire de l’alliance de la morale et de la religion. On peut différer d’avis avec lui sur ce point, et au lieu de concevoir la religion comme une politique il suffît de la concevoir comme une philosophie. Mais la vraie question, c’est celle que M. Renan a jadis posée lui-même, celle de savoir ce qu’il adviendra de la morale quand elle sera privée de son support, et si les dangers de la séparation, pour être d’une autre nature que ceux de la confusion, ne sont pas peut-être aussi grands. Je remarque du moins que toutes les fois que la séparation s’est opérée, et que l’idéal grec l’a emporté sur l’idéal hébreu, dans l’Italie du xve  siècle, la règle des mœurs a fléchi, les instincts se sont débridés, et l’homme a reparu, pour user encore d’une expression de M. Renan, dans la hideur de sa « férocité » et de sa « lubricité » natives.

Ce n’est pas tout encore, et il faut faire honneur aux Juifs, sinon de l’invention, tout au moins de leur conception très particulière d’une autre grande idée : c’est l’idée de la Providence. « Nos races, dit M. Renan, se contentèrent toujours d’une justice assez boiteuse dans le gouvernement de l’univers. » Et même, si l’on veut bien y regarder d’un peu près, il ne paraît pas, qu’à moins de les atteindre elles-mêmes, l’iniquité les ait jamais profondément émues. Ni l’immoralité de la nature ni l’injustice sociale ne leur ont semblé mériter ces noms d’injustice et d’immoralité, et, généralement, elles les ont acceptées comme inhérentes à la constitution même de l’univers. Douées à un haut degré du sens du relatif, elles conçoivent aisément, trop aisément peut-être, que le mal de l’un fasse le bien de l’autre ; elles ne sont pas, comme l’est Israël, plus âpre et plus pressé, « affamées de justice et de justice immédiate ». Mais lui, au contraire, l’iniquité le révolte. Elle l’outrage, en quelque manière, dans l’idée même qu’il se fait de la toute-puissance de son Dieu. De là toute une théologie, ou plutôt encore toute une philosophie de l’histoire et de l’homme. L’homme offense le Dieu qui l’avait créé ; l’injustice qui semble gouverner le monde est la punition de cette offense ; et nul ne la vaincra qu’en se remettant lui-même aux mains de Dieu. Car ce Dieu n’a point abandonné sa créature ; il ne l’a point condamnée sans appel ; il continue de veiller sur elle. Il y a donc un point de perspective d’où l’on doit débrouiller ce chaos, et c’est ce point que cherche le prophète, c’est ce point qu’il a trouvé dans la conception de la « réparation finale » et de la « transformation du monde ». — « Isaïe, nous dit M. Renan, est le vrai fondateur de la doctrine messianique et apocalyptique, Jésus et les apôtres n’ont fait que répéter Isaïe. Une histoire des origines du christianisme qui voudrait remonter aux premiers germes devrait commencer à Isaïe. »

En effet, toutes ces idées sont passées dans le christianisme, et nous tenons, dans les livres qu’on appelle Prophétiques, l’anneau de la chaîne des temps qui rattache les récits de la Genèse aux enseignements des Évangiles. Pour cette seule raison, nous croirions volontiers que M. Renan, s’il se trompe, ne se trompe guère quand il place vingt-cinq ou trente ans avant le temps d’Amos, et cinquante ou cent ans avant celui d’Isaïe, le « premier essai d’histoire sainte », et non pas la composition, mais la compilation ou la rédaction des livres de Moïse. Il faut lire les cinq ou six chapitres où M. Renan nous fait en quelque sorte assister à ce travail, et de ce travail même, il faut le voir déduire le caractère, la nature d’esprit, le sentiment religieux des rédacteurs. Je n’y relèverai que cette phrase : « Les récits de la création de la femme, de la tentation, de la pudeur naissant avec la faute, les larges feuilles du figuier indien servant à voiler les premières hontes, sont les mythes les plus philosophiques qu’il y ait dans aucune religion. » M. Renan avait déjà dit, dans son premier volume, en parlant du même récit : « La fausse simplicité du récit biblique, l’horreur exagérée qu’on y remarque pour les grands chiffres et les longues périodes ont masqué le puissant esprit évolutionniste qui en fait le fond, mais le génie des Darwin inconnus que Babylone a possédés il y a quatre mille ans s’y reconnaît toujours… La grande vérité de l’unité du monde et de la solidarité de ses parties, méconnue par le polythéisme, est au moins clairement aperçue dans ces récits où toutes les parties de la nature éclosent par l’action de la même pensée et l’effet du même verbe. » On a si souvent opposé, de notre temps, l’infécondité métaphysique ou scientifique du Sémite à l’aptitude originelle et maîtresse de l’Aryen pour les grandes généralisations de la science ou les hautes spéculations de la philosophie, que, sur un point de cette importance, et au lieu de les commenter ou de les paraphraser, j’ai tenu à citer les propres paroles de l’historien d’Israël.

À la vérité, M. Renan le fait remarquer ailleurs, il eût peut-être mieux valu, pour l’avenir même de la science et le progrès général de l’esprit, que ces mythes fussent moins « philosophiques », plus difficiles à recevoir, moins raisonnables en un certain sens, et que les premiers balbutiements de la science babylonienne n’eussent point passé, depuis dix-huit cents ans, pour une révélation d’en haut. Très supérieure, dans ses grandes lignes, à celle des Indous ou des Grecs, quoique non pas pour cela plus voisine de la vérité vraie, la cosmogonie de la Bible, après avoir été, « en nettoyant le ciel », un merveilleux instrument de progrès religieux, « est devenue, dans le christianisme, le principal obstacle à l’avancement de la science expérimentale et à la recherche des causes mécaniques du monde… La théologie chrétienne, avec sa Bible, a été, depuis le xvie  siècle, le pire ennemi de la science ». On pourrait ajouter qu’elle l’était depuis longtemps. Car, si vous y songez, il n’y a pas de raison pour que les grands docteurs de la scolastique, un Duns Scot ou un Thomas d’Aquin, n’aient pas joué dans l’histoire des idées le rôle que la fortune réservait aux Descartes et aux Bacon. Ou du moins il y en a une, il n’y en a qu’une : c’est que les solutions des problèmes qu’ils agitaient leur étaient comme imposées par avance, et que les principes de la science, tout ainsi que ses conclusions, étaient donnés par la Bible.

Si j’ai donc pu comparer tout à l’heure le dessein de M. Renan à celui de Bossuet dans son Discours sur l’histoire universelle, je crois qu’après les rapports on en voit maintenant les différences. Elles se réduisent exactement à celles que les progrès des sciences naturelles, ceux de l’érudition et de la philosophie, ont mises entre le siècle de Bossuet et celui de M. Renan. Sans doute, je ne veux pas dire que, si Bossuet vivait de nos jours, il écrivît cette Histoire du peuple d’Israël, ni que M. Renan, s’il eût vécu du temps de Louis XIV, eût composé pour le Dauphin de France l’Histoire universelle. Mais comptez les deux ou trois changements profonds qui se sont opérés depuis tantôt deux cent cinquante ans dans les sciences de la nature, dans les méthodes de l’érudition, et dans la conception de la philosophie, vous serez étonné qu’en vérité M. Renan semble avoir écrit pour venger « le déclamateur Bossuet » des sarcasmes inconvenants de Voltaire et de son école. Bossuet croyait aux miracles de la Bible, et M. Renan n’y croit plus, d’abord « parce qu’on n’a jamais observé qu’un Être supérieur s’occupât des choses de la nature », ce qui n’est pas d’ailleurs un bien fort argument, — notre expérience est si courte ! — et en second lieu parce que d’admettre le surnaturel, ce serait poser en principe l’impossibilité de la science. Bossuet croyait aux renseignements de la tradition sur l’inspiration de la Bible, et M. Renan ne voit dans la Bible qu’un livre tout humain, plus beau qu’un autre, mais auquel il pense être en droit d’appliquer les mêmes règles de critique et d’interprétation qu’aux poèmes homériques ou aux épopées indoues. Et Bossuet enfin considérait l’histoire du peuple de Dieu comme une histoire « miraculeuse », tandis que, pour M. Renan, s’il y a des histoires « miraculeuses », alors, il faut qu’il y en ait au moins trois, la juive n’ayant rien de plus « miraculeux » en soi que la romaine et surtout que la grecque…

Mais, après cela, sur presque tout le reste, et en particulier sur la « vocation religieuse » des Juifs ou sur leur rôle « providentiel », ce sont les mêmes idées, si ce n’est pas le même esprit ; et la preuve, comme vous le verrez, c’est qu’on leur adressera les mêmes critiques, et du même côté. Comme à Bossuet jadis, on reprochera à M. Renan d’avoir si longuement raconté « l’histoire d’un malheureux peuple, qui fut sanguinaire sans être guerrier, usurier sans être commerçant, brigand sans pouvoir conserver ses rapines ». On lui reprochera d’avoir si consciencieusement étudié « la politique des rois de Juda et de Samarie, qui ne connurent que l’assassinat, à commencer par leur David ». On lui reprochera d’avoir essayé pour sa part « de consacrer l’histoire d’un tel peuple à l’instruction de la jeunesse ». Ces gentillesses, où rien ne manque tant que l’esprit, sont de Voltaire, et je ne doute pas qu’il y ait encore aujourd’hui, parmi nous, des voltairiens pour les trouver plaisantes. Mais les autres, en dépit de Voltaire, continueront de croire que le rôle d’un peuple dans l’histoire ne se mesure pas uniquement au nombre de ses citoyens ; que, le christianisme étant inexplicable sans le judaïsme, la connaissance du judaïsme est un élément nécessaire de l’histoire de la civilisation ; et que l’on ne saurait, pour conclure, savoir à M. Renan trop de gré de l’avoir démontré avec la triple autorité de sa science, de son talent, et de son indépendance d’esprit.

III

Nous pourrions en demeurer là, si l’Histoire du peuple d’Israël, en même temps que d’un philologue et d’un historien, n’était aussi l’œuvre d’un philosophe, ou, comme on dit, d’un « penseur ». Mais, on le sait assez, très différent en ceci de la plupart des philologues et de beaucoup d’historiens, M. Renan n’a jamais écrit, je ne dis pas une « Histoire », je dis un simple « Mémoire » — sur l’Agriculture nabatéenne, par exemple — sans y insinuer quelques-unes de ces idées générales, dont ceux-là seuls affectent le mépris qui ne savent pas les former. Ils en ignorent peut-être l’usage, qui est de faire sentir les rapports d’une monographie avec l’ensemble dont elle fait partie, et de cet ensemble lui-même avec une conception totale de l’histoire et de la vie. C’est ce qui fait le charme et la portée de tout ce qu’écrit M. Renan. De la discussion de l’âge d’un texte ou de la valeur d’une particule, M. Renan ne tire point, comme certains Allemands, des conséquences à l’infini, qui n’élargissent point, qui noieraient plutôt l’objet de la discussion, mais il excelle à les suggérer ; ou, mieux encore, il va droit et d’abord à la plus générale, dont l’intérêt réagit sur celui du point particulier de grammaire ou de chronologie qu’il traite. On avance ainsi, en même temps que dans l’Histoire du peuple d’Israël ou dans celle des Origines du christianisme, non seulement dans l’histoire de la pensée de l’auteur, mais dans la connaissance même de l’homme et de l’évolution de l’humanité. Comment l’homme s’est dégagé de l’animalité primitive et quelles forces ont jadis aggloméré les premières sociétés ; comment les nations se forment et comment les religions se fondent ; comment le caractère d’une langue détermine ou conditionne la pensée de ceux qui la parlent ; et comment le Dieu d’un clan est devenu celui d’une cité, puis d’un peuple, ou de l’univers même : toutes ces questions, et bien d’autres encore, M. Renan les effleure ; du moins il n’a pas l’air de les approfondir ; mais il n’en est pas une dont il n’indique la solution d’un trait presque également rapide, sûr et heureux. Ou, en d’autres termes encore, et de même que, dans la seule manière de poser le problème philologique, on voyait se dessiner une nouvelle histoire d’Israël, ainsi, dans sa manière d’écrire l’histoire, on voit paraître toute une philosophie de l’homme et de la vie. C’est ce qui nous oblige, avant de le quitter, à lui soumettre une ou deux objections.

Tout en admettant donc avec M. Renan qu’il n’y ait, dans le passé de l’humanité, que « trois histoires de premier intérêt », je suis beaucoup moins sûr qu’il n’y ait qu’une religion, et que cette religion soit celle d’Israël, de Jésus et de Mahomet. En effet, si le monothéisme sémitique, la philosophie grecque et la politique romaine suffisent pour nous rendre raison de la formation, de l’ascendant, et du développement du christianisme, ces trois éléments sont-ils également simples, je veux dire indécomposables, irréductibles par l’analyse, et la philosophie grecque, par exemple, s’est-elle formée d’elle-même, d’elle seule ? ou, au contraire, des influences venues de l’Orient ne l’ont-elles pas, en différents temps de son histoire, assez profondément modifiée ? C’est une question toujours pendante. Mais quand cette question ne se poserait point, est-ce que peut-être on ne retrouverait pas dans l’histoire des religions de l’Inde, et en particulier dans la métaphysique ou dans la morale du bouddhisme, quelques-unes au moins de ces idées qui rangent Israël, d’après M. Renan, parmi les unica de l’humanité ? Vers le même temps qu’en Israël Amos ou Isaïe prêchaient le « culte en esprit », faisaient entrer la morale dans la religion, prenaient en main la cause du « faible et de l’opprimé », Çakya-Mouni, sur les bords du Gange, et, de l’un à l’autre bout de cette énorme péninsule de l’Inde, ses apôtres après lui ne répandaient-ils pas les mêmes enseignements ? Ou plutôt encore, cette solidarité de la morale et de la religion, dont M. Renan fait honneur aux prophètes comme de leur plus pure, de leur plus haute et de leur plus noble inspiration, n’est-elle pas en un certain sens le bouddhisme lui-même et le bouddhisme tout entier ?

Je propose la question, je ne la décide point. Mais alors, c’est-à-dire s’il y a question, la vocation religieuse d’Israël, toujours unique dans l’histoire de la civilisation occidentale, ne l’est-elle pas un peu moins, si l’on peut ainsi dire, dans l’histoire de l’humanité ? Si quelque chose de ce qui s’est vu dans Jérusalem ou dans Samarie s’est également vu dans Kapilavastou, quelques parties de la prédication des prophètes, et les plus générales, — sans rien perdre assurément de leur grandeur ou de leur originalité, — ne perdent-elles pas un peu de leur singularité ? Et, en tout cas, si ces ressemblances, moins étroites, plus illusoires peut-être que nous ne les croyons, n’empêchent pas la morale judaïque de différer encore beaucoup de la morale bouddhique, qui pouvait mieux que M. Renan les réduire à leur juste valeur ?

Mais d’autres assertions et d’autres omissions m’étonnent davantage dans cette Histoire du peuple d’Israël. « Le vrai Dieu de l’univers, nous dit M. Renan, est établi pour l’éternité… Le progrès de la raison n’a été funeste qu’aux faux dieux… C’est la conviction que mon livre sera utile au progrès religieux qui me l’a fait aimer. » Et je voudrais le croire, ou même je le crois, puisque M. Renan me le dit, mais je ne comprends pas, et j’aurais ici besoin de quelques explications.

Car d’abord, dans ces plaisanteries que j’ai déjà rappelées, et auxquelles rien ne serait si facile que d’en joindre beaucoup d’autres, — sur le Iahvé des Juifs, « une créature de l’esprit le plus borné », ou sur le « Dieu pleureur du christianisme », — je ne vois rien de très « religieux », pour ma part ; et même, si les Dieux sont faits dans l’histoire de tout ce qu’ils ont inspiré de tendre ou de fort à l’humanité, je trouve cette façon d’en parler assez irréligieuse. M. Renan s’égaie aux dépens du « Dieu à qui on fait de la peine, qu’on afflige en l’offensant » ; mais en s’en égayant, n’oublie-t-il pas ce que cette conception de Dieu a produit de nobles pensées, de bonnes actions, de dévouements héroïques ? et ne craint-il pas de faire ainsi mettre en doute la sincérité de son « sens religieux » précisément par ceux qu’il lui importerait surtout d’en convaincre ? À moins encore que, sous le nom de religion, M. Renan ne veuille que nous entendions désormais quelque chose d’entièrement différent de ce que nous étions accoutumés d’entendre. Et, au fait, c’est à peu près ainsi que l’on parle aujourd’hui couramment d’une conscience inconsciente, ou d’une mémoire qui ne se souvient point.

Cependant — et quoiqu’il soit d’un petit esprit, je le sais, de vouloir attacher aux mots des sens précis et déterminés — ce qu’il peut bien rester de la notion de religion quand on en a successivement éliminé, comme M. Renan, la notion du Surnaturel, celle de l’Immortalité de l’âme, et celle enfin de la Providence, — on ne le voit point. Ou du moins, je me trompe, et on le voit trop bien : il reste une adoration mystique des énergies de la nature, et, sous le nom d’idéal, un sentiment plus vague et plus confus qu’élevé de la destinée future de l’espèce. Or, sur le Surnaturel, c’est-à-dire sur le miracle, qui est dans l’histoire à la base de toutes les religions, sans lequel même une religion n’est plus qu’une métaphysique, l’auteur de l’Histoire du peuple d’Israël s’est vingt fois expliqué. « On n’a jamais constaté, répète-t-il, qu’un être supérieur intervienne dans le mécanisme de l’univers. » Quant aux croyances à la spiritualité de l’âme ou à l’immortalité, ses déclarations ne sont pas moins formelles, et « bien loin d’être un produit de réflexion raffinée, elles ne sont au fond qu’un reste de conceptions enfantines d’hommes incapables d’opérer dans leurs idées une analyse sérieuse ». Et pour la Providence enfin, M. Renan nous dit que « l’idée exagérée de la Providence particulière, base du judaïsme et de l’islam, … a été vaincue par la philosophie moderne, fruit non de spéculations abstraites, mais d’une constante expérience ». Mais, dans ces conditions, j’aurais aimé qu’il nous expliquât ce que c’est alors que sa « religion », et ce qu’il peut bien entendre, avec sa « force supérieure, qui continue de vouloir la justice, le vrai, le bien ».

Serait-ce peut-être qu’en renonçant à la chose, on tiendrait à garder le mot, pour des raisons plus ou moins politiques ? l’ombre sans le corps, le parfum sans le vase ? « Les religions, comme les philosophies, sont toutes vaines, mais la religion, pas plus que la philosophie, n’est vaine. » C’est encore une idée familière à M. Renan, et qui depuis déjà longtemps a passé dans les livres de ses nombreux disciples. Mais qui ne voit qu’en bon français, la religion, c’est « les religions », et la philosophie, c’est « les philosophies » ? La philosophie, c’est ce qui fait l’objet commun des philosophies d’Aristote et de Platon, de Descartes et de Spinoza, de Kant et d’Hegel ; et si cet objet commun est démontré chimérique ou inaccessible, ce ne sont pas seulement les « philosophies » qui croulent, c’est la « philosophie » même, en même temps qu’elles, puisqu’elle n’est qu’elles. S’est-on jamais avisé d’opposer « les littératures », comme vaines, à la « littérature », comme éternellement subsistante, ou « les arts », comme illusoires, à « l’art », comme éternellement vrai ? Pareillement les religions », c’est le judaïsme, c’est le christianisme, c’est l’islamisme, c’est encore le brahmanisme, le bouddhisme, l’indouisme, et « la religion », c’est ce qui fait, par-dessous les différences particulières, la matière commune de toutes les religions ; c’est ce que l’analyse trouve d’analogue ou d’identique au fond de son creuset, quand elle a comme évaporé ce que la race, le temps, les lieux, les circonstances, l’histoire, ont introduit d’individuel ou de local dans « les religions » ; et si vous n’y voyez rien, comme vous dites, que d’enfantin, c’est bien « la religion » même dont vous le dites, en ne le disant pas, ou même en ayant l’air de dire le contraire.

C’est le même manque encore de netteté ou de fermeté que j’ose reprocher aux conclusions de M. Renan, et généralement à sa philosophie de l’histoire. « Le mouvement du monde, nous dit-il, est la résultante du parallélogramme de deux forces : le libéralisme d’une part, le socialisme de l’autre, — le libéralisme d’origine grecque, le socialisme d’origine hébraïque, — le libéralisme poussant au plus grand développement humain, le socialisme tenant compte, avant tout, de la justice entendue d’une façon stricte, et du bonheur du grand nombre, souvent sacrifié dans la réalité aux besoins de la civilisation et de l’État. Le socialiste de notre temps, qui déclame contre les abus inévitables d’un grand État organisé, ressemble fort à Amos présentant comme des monstruosités les nécessités les plus évidentes de la société, le paiement des dettes, le prêt sur gage, l’impôt. » Et, grâce à l’ordinaire lucidité du style de M. Renan, rien ne paraît sans doute plus clair, mais, au fond et en réalité, je pense que rien ne l’est moins. Qu’est-ce, en effet, que « le plus grand développement humain » ; en quoi consiste-t-il ? et pourquoi, tout de même qu’il enferme, dans la pensée M. Renan, l’idée du progrès à l’infini de l’intelligence et de la raison, n’enfermerait-il pas aussi celle de la réalisation de la justice ? De quelle espèce ou de quelle nature sont donc ces prétendus « besoins » qui exigent qu’on leur sacrifie « le bonheur du grand nombre » ; et, quelque définition que l’on en donne, en vertu de quel idéal ou de quelle conception théorique les proclame-t-on supérieurs à celui du bonheur ou de la réalisation de la justice ? Qui a dit que le « bonheur du grand nombre » dût consister à ne point payer ses dettes ou à ne pas acquitter l’impôt ; et le choix de pareils exemples ne témoigne-t-il pas assez qu’il y a plus de subtilité que de vérité dans l’antithèse ? Comment les « nécessités les plus évidentes de la société » sont-elles « d’inévitables abus », et ce mot même d’abus n’enveloppe-t-il pas en lui l’arrêt de sa condamnation ? Rien de tout cela n’est clair qu’en apparence ; toutes ces expressions sont agréablement équivoques ; et ces conclusions n’en sont point.

Mais ce qui suit est plus obscur, ou plus flottant encore : « Pour oser dire laquelle de ces deux directions a raison, continue-t-il, il faudrait savoir quel est le but de l’humanité. Est-ce le bien-être des individus qui la composent ? Est-ce l’obtention de certains buts abstraits, objectifs, comme l’on dit, exigeant des hécatombes d’individus sacrifiés ? Chacun répond selon son tempérament moral, et cela suffît. L’univers, qui ne nous dit jamais son dernier mot, atteint son but par la variété infinie des germes. Ce que veut Iahvé arrive toujours. » Je ne demande pas à M. Renan ce que vient faire ici Iahvé, « cette créature d’un esprit si borné » ; qui d’ailleurs n’existe point ; et dont la volonté, pour avoir un objet, devrait cependant commencer par avoir un support dans sa personne. Mais je crains bien que l’opposition ne soit uniquement dans les mots, pas du tout dans les choses, et je ne sais précisément ni de quels buts « abstraits ou objectifs » il est ici question, ni je ne vois, quand j’essaie de m’en faire une idée, qu’ils exigent de telles « hécatombes d’individus sacrifiés ». La science ou l’art, par exemple, la recherche de la vérité ou la réalisation de la beauté, sont-ils de ces « buts objectifs ou abstraits » ? la morale ou la politique ? Si oui, il est trop évident qu’on ne saurait leur offrir des hécatombes d’individus ; qu’il n’y a pas de chef-d’œuvre ou de vérité dont le prix soit tellement au-dessus de celui d’une vie humaine qu’on puisse l’y sacrifier ; et que la morale même ou la politique ne réclament ce genre de sacrifices qu’au nom de l’intérêt, du bien-être et du « bonheur du grand nombre ».

Mais je craindrais, en insistant, de m’éloigner trop de l’Histoire du peuple d’Israël, et en donnant trop de développement à ces objections, j’aurais l’air d’en exagérer l’importance. Revenant donc au livre lui-même de M. Renan, nous espérons que le lecteur en aura vu l’intérêt, et qu’il est considérable. Si quelques historiens persistent encore à nier la part d’Israël dans l’histoire de la civilisation, nous les renvoyons avec confiance au livre de M. Renan, et particulièrement à son second volume, celui qu’il considère comme contenant dès à présent « la partie la plus importante de l’histoire du judaïsme ». Pas de civilisation moderne sans le christianisme reçu ou combattu ; pas de christianisme sans le judaïsme ; pas de judaïsme sans un petit peuple qui ait sacrifié sa fortune politique à sa vocation religieuse ; et pas de confiance enfin, ou de sentiment de cette vocation, sans les prophètes qui l’ont soutenue parmi les défaillances, qui lui ont donné sa forme avec sa voix, et dont on serait tenté de dire qu’ils l’ont créée. Disputer maintenant si cette civilisation n’eût pas pu prendre un autre cours, ou encore, et telle qu’elle est, si celles de la Grèce et de Rome n’eussent pu suffire pour la former, ce serait, je crois, disputer dans le vide, comme on en voit qui se demandent ce qu’il serait advenu de la réforme du xvie  siècle sans Luther et Calvin, ou de la révolution française si Louis XVI était mort plein de jours, — et que conséquemment elle n’eût pas éclaté. Bon ou mauvais, les Juifs ont joué dans le monde un rôle de première importance, voilà ce que le monde, pendant dix-huit siècles, ne s’était pas avisé de nier, et si nos philosophes, il y a cent ans ou un peu davantage, ont cru faire merveille en le contestant, ce serait faire preuve aujourd’hui d’une singulière étroitesse d’esprit, pour les mieux honorer, que de les imiter dans leurs pires erreurs. Ce serait aussi faire preuve, on l’a vu, d’un rare aveuglement et de beaucoup d’ignorance, puisque ce serait méconnaître ce que l’érudition générale, ce que la philologie sémitique, ce que la science des religions ont accompli de progrès depuis un siècle, et pour jouer au libre penseur, ce serait en vérité reculer de cent ans sur son temps.

La lutte des races7

S’il y a certainement des questions plus « littéraires », au sens usuel et banal du mot, je ne sais s’il y en a, — même en « littérature », — de plus intéressante, ou de plus attirante, mais surtout de plus importante que la question de « race ». Toutes les autres, en effet, n’y viennent-elles pas comme aboutir ? Si les mêmes genres n’ont pas fait, en tout temps ni partout, sous toutes les latitudes, la même fortune littéraire ; et par exemple, depuis Ronsard jusqu’à nos jours, si tous nos poètes ensemble n’ont pu nous donner une Jérusalem seulement ; ou encore, si l’évolution du drame anglais dans l’histoire n’a sans doute pas ressemblé à celle de la tragédie française, la cause ou l’explication dernière ne s’en trouve-t-elle pas dans le mystère même des aptitudes originelles des races ? Pourquoi les Allemands n’ont-ils pas de théâtre, à vrai dire ? ou pourquoi l’Europe, dont nos prosateurs ont fait si aisément la conquête, n’a-t-elle jamais franchement accepté nos poètes, en général, et nos lyriques, en particulier ? Mais les genres eux-mêmes, lorsque l’on essaie d’en reconstituer l’histoire et d’en reconnaître la première origine, d’où viennent-ils, et que sont-ils peut-être, si ce n’est autant de symboles, d’expressions plastiques et figurées de ce qu’il y a de plus original, de plus intérieur, et de plus permanent dans l’âme même ou le génie des races ? Puisque donc il n’y a pas de question littéraire un peu complexe qui n’aboutisse à la question de race, il n’en est pas non plus qui n’en dépende ; si toutes les autres y retournent, c’est qu’elles ont commencé jadis par en sortir ; et c’est pourquoi nos lecteurs ne s’étonneront pas de nous voir parler du livre de M. Gumplowicz sur la Lutte des races.

Intéressant, curieux et ambitieux, ce livre est-il d’ailleurs aussi neuf, aussi paradoxal, et aussi « dangereux » que le croit son auteur ? Car on n’a jamais pris plus de précautions que M. Gumplowicz pour se défendre contre les conséquences que « la passion, alliée à l’infamie », pourrait tirer, si nous l’en voulons croire, des « connaissances nouvelles » contenues dans son livre ; et vous diriez qu’étonné lui-même ou effrayé de son audace, et de la portée de ses découvertes, ce sociologue ne s’admire qu’en tremblant. La raison s’en trouve-t-elle peut-être dans quelque circonstance que nous ne savons point ? En ce cas nous n’avons rien à dire. Mais si peut-être, dans cette affectation, M. Gumplowicz n’avait cherché qu’un moyen de provoquer la curiosité, nous lui dirons sans aucune flatterie qu’il n’en avait pas besoin. Trop d’intentions, à la vérité, se mêlent ou plutôt s’entrecroisent dans son livre, s’y opposent ou s’y contrarient, qui en rendent la lecture pénible, quand encore et surtout elles n’en obscurcissent pas le principal dessein. Mais toute sorte de questions y sont traitées, ou indiquées, dont le rapport avec la question de race, pour n’être pas d’abord apparent, n’en est pas moins réel, et habilement mis en valeur. Toute sorte d’hypothèses y sont tour à tour critiquées ou suggérées par de bonnes raisons. Toute sorte de paradoxes s’y opposent aux lieux communs de la philosophie de l’histoire, pour nous inquiéter utilement sur leur solidité. On n’en saurait demander davantage ; et après cela, si M. Gumplowicz, mieux informé, rendait plus de justice à quelques-uns de nos Français, dont les idées, en plus d’un point, sont voisines des siennes, nous n’aurions plus qu’à le féliciter d’avoir écrit son livre.

Existe-t-il un Règne humain ? ou, pour user ici de la forte expression de Spinoza, dans son Éthique : « L’homme est-il dans la nature comme un empire dans un autre empire ? » C’est la grande question que se pose d’abord M. Gumplowicz, et, pour la mieux résoudre, il commence par la transformer. Il la divise alors, et sans autrement s’embarrasser des raisons des anatomistes, — lesquels aussi bien n’auraient rien prouvé quand ils auraient démontré la parenté réelle de l’homme et des animaux supérieurs, — il examine premièrement si nous avons quelque pouvoir en nous de nous soustraire aux lois de la nature. C’est une question de fait. Mais la seconde est une question de méthode, si les phénomènes historiques ou sociaux, étant seuls de leur espèce, ne peuvent sans doute être étudiés que par des moyens qui leur soient propres et exclusifs. La conséquence est assez claire. Quand les métaphysiciens réussiraient à démontrer, si je puis ainsi dire, l’inexistence du libre arbitre, et quand les anatomistes, au nom de leur science, arriveraient un jour à prouver qu’il n’y a pas de règne humain, il nous faudrait encore le concevoir ou le poser comme tel, pour pouvoir l’étudier ; et les exigences de l’histoire suffiraient à elles seules pour le rétablir dans ses droits. L’hypothèse d’un règne humain est la condition même de l’histoire, et quelle que soit l’origine de l’homme, l’histoire est sans doute une réalité. Mais on peut aller plus loin. On peut, avec M. Gumplowicz, essayer de prouver que « l’homme depuis sa première apparition a toujours été homme ». Formé d’abord à l’image de Dieu, ou dégagé comme homme, par une lente évolution, de l’anthropopithèque qui le contenait en puissance, on peut essayer de prouver « que s’il n’a jamais été ange, ou jamais plus parfait qu’aujourd’hui, jamais non plus il n’a été plus animal que maintenant, ni jamais dépourvu de raison ». On le peut, si l’on sait interpréter les conclusions de la science du langage ou celles encore de la science des religions ; et tout le monde, à vrai dire, depuis cinquante ou soixante ans, s’y est tour à tour efforcé, mais personne avec plus de succès que M. Gumplowicz.

J’ose en effet recommander aux linguistes eux-mêmes sa longue digression sur l’origine, sur la formation, et sur l’évolution du langage. On ne saurait plus habilement opposer Schleicher à Steinthal ou Max Müller à Lazarus Geiger, ni mieux mettre, au besoin, leurs propres contradictions en lumière ; et de cette rencontre ou de ce choc d’opinions adverses, on ne saurait plus adroitement faire sortir soi-même des conclusions plus probables. « Ce qui a poussé nécessairement et naturellement l’homme à la formation des sons et du langage, c’est le besoin puissant de faire des conventions réciproques et de s’entendre avec ses semblables… Il n’y a pas de rapport de dépendance nécessaire entre les notions et les sons qui servent à les exprimer… un son quelconque peut désigner une notion quelconque… et lorsqu’un son à la longue a fini par désigner une notion spéciale, ce fait n’a jamais été que le résultat du hasard… L’organisme des langues est issu de la faculté et du besoin de parler, universel chez les hommes, et il provient de la nation entière… Le langage n’est pas un produit libre de l’homme considéré isolément, il appartient toujours à la nation entière… C’est par un très grand nombre de langues que les hommes primitifs commencent à exprimer leurs pensées. Au fur et à mesure que les relations se multiplient, certaines langues disparaissent sans laisser de traces, ou passent à l’état de langues mortes, d’autres survivent et ne cessent de gagner du terrain. » Si ces conclusions ne semblent rien avoir de très original, la linguistique n’a pas mis cependant moins d’un demi-siècle à les fonder, et M. Gumplowicz ne les a point inventées, mais empruntées aux maîtres de la science. Ai-je besoin de faire voir comment elles tendent toutes à prouver que le langage est un attribut essentiel de l’homme, je veux dire inséparable, non seulement de sa nature, mais de sa définition ? qu’entre le cri de l’animal et le langage de l’homme elles mettent ou elles creusent un abîme sur la profondeur duquel on ne jettera jamais aucun pont ? et qu’en faisant ainsi de l’existence du règne humain la condition du langage, elles la prouvent, — puisque nous parlons ?

On en peut dire autant des conclusions de la science des religions. Si quelques anthropologistes ont jadis essayé de découvrir dans quelque forêt du centre de l’Afrique ou dans quelque île perdue de l’Océanie, des peuplades athées, on convient aujourd’hui, comme d’une vérité d’observation scientifique, indiscutable et prouvée, de « l’universalité des phénomènes religieux ». Il ne semble pas, d’autre part, qu’en dépit des efforts qu’on a faits pour signaler dans l’animalité « des facteurs mythogéniques », il y ait rien de commun, ni de vaguement analogue, entre l’espèce de vénération que l’on prête au chien pour son maître et la terreur sacrée que ses idoles inspirent au Polynésien. Mais ce qu’au contraire tant de recherches, si patiemment poursuivies depuis tantôt un siècle, dans toutes les directions, pour ainsi dire, — et quelle qu’en fût l’intention première, — paraissent avoir établi solidement, c’est l’existence d’un sentiment religieux, et c’en est la liaison plus qu’étroite, si c’en est la connexité nécessaire, avec deux sentiments qui n’appartiennent qu’à l’homme : celui du peu d’étendue qu’il remplit dans l’espace et celui du peu de place qu’il occupe dans le temps. J’insisterais si M. Gumplowicz avait lui-même insisté davantage. Et qui ne jugera qu’en vérité le sujet en valait la peine ? Car le sentiment religieux offre ceci d’unique peut-être, et en tout cas de très particulier, que plus haut on essaie de remonter dans l’histoire de l’humanité, plus large, et surtout plus profonde est la place qu’il tient dans l’âme humaine ; et qu’à mesure que la civilisation se développe, il s’épure sans doute, il s’ennoblit, il se spiritualisé, mais c’est aux origines qu’ayant toute sa force, il a toute sa puissance aussi de domination. Qu’est-ce que le pouvoir d’un prêtre de nos jours ou d’un pasteur protestant auprès de celui d’un brahmane antique ? De telle sorte que, si l’homme était sorti de l’animal, c’est quand il était le plus voisin du gorille ou du chimpanzé qu’il en aurait différé le plus, par celui de ses attributs qui le fait le plus homme ; et quel autre argument prouverait à la fois d’une manière plus simple et plus décisive l’existence ou, pour mieux dire, la réalité d’un règne humain ? Mais M. Gumplowicz était pressé d’en venir à l’objet essentiel de son livre, qu’on résumerait assez bien en disant qu’il s’y est proposé de renouveler la manière d’écrire l’histoire ; de définir la notion de race avec plus de précision qu’on ne l’avait encore fait ; et de fonder enfin, sur un nouveau principe, la philosophie de l’histoire.

Il y a trois manières, on le sait, de concevoir et, par conséquent, de traiter la philosophie de l’histoire. Nous pouvons nous représenter les actions des hommes comme dirigées, par la main de Dieu même, vers des fins inconnues, et l’histoire de l’humanité, comme n’étant ainsi, dans sa suite irrégulière, que le développement d’un dessein providentiel caché. C’est la conception de Bossuet, dans son Discours sur l’histoire universelle, et c’est celle de Joseph de Maistre, dans ses Considérations sur la France, ou encore dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg. Ou bien, nous pouvons nous représenter la transformation des institutions et des mœurs comme étant l’œuvre originale de la liberté de l’homme, et cette liberté, guidée par la raison, comme tendant, d’âge en âge, vers une conscience plus haute et plus claire d’elle-même. Cette conception, qui est un peu celle de Voltaire, dans son Essai sur les mœurs, est surtout celle de Condorcet, dans son Esquisse d’un tableau des progrès humains. Et nous pouvons enfin nous représenter l’évolution de l’espèce comme étant soumise en son cours à des lois inflexibles, lois de fer et d’airain, lois analogues ou plutôt identiques, — puisqu’elles n’en sont peut-être qu’autant de cas particuliers, — à celles qui gouvernent le mouvement des mondes. Ébauchée ou entrevue par Montesquieu, dans son Esprit des lois, la conception est celle d’Auguste Comte dans sa Philosophie positive, et généralement de tous ceux qui n’ont retenu de l’histoire que ce que j’en appellerai l’élément quantitatif. « De ces trois conceptions, dit M. Gumplowicz, celle qui peut revendiquer, dans l’histoire humaine, les plus grands triomphes, c’est la première ; aujourd’hui la seconde, celle qui se réclame de la raison, lui tient tête victorieusement ; la troisième, elle, ne peut enregistrer que de timides tentatives et d’éclatants échecs. » Mais je crains ici que le traducteur n’ait un peu trahi l’auteur ; et ce que M. Gumplowicz a l’air de dire du fond de ces trois conceptions, j’ai quelque idée qu’il ne doit le dire en réalité, que de leur succès littéraire ou philosophique. La théorie de la Providence a donc rencontré jusqu’ici de plus nombreux partisans et de plus nombreux défenseurs, de plus illustres ou de plus éloquents. Mais la théorie du progrès, depuis cent cinquante ou deux cents ans bientôt, s’enorgueillit d’en compter tous les jours davantage. Et quant à la théorie de l’évolution enfin, si ses disciples ont semblé se faire comme un jeu de la compromettre dans les pires aventures, c’est d’elle cependant que se réclame l’auteur de la Lutte des races, et c’est elle qu’il s’est proposé de rendre vraiment « scientifique ».

Pour cela, s’étant d’abord interdit toute espèce de spéculation, — théologique ou métaphysique, — négligeant même de discuter la question du libre arbitre, et s’enfermant pour ainsi dire entre les bornes de l’histoire, M. Gumplowicz s’est demandé quel était, de tous les faits sociaux, le plus constant, le plus universel, celui dont tous les autres ne sont que des « fonctions », et il a trouvé que c’était la guerre. « L’histoire et le présent, dit-il, nous offrent l’image de guerres presque ininterrompues entre les tribus, entre les peuples, entre les États, entre les nations » ; et il ajoute : « Le but de toutes ces guerres est toujours le même, quelles que soient les formes différentes sous lesquelles ce but est visé ou atteint, et ce but, c’est de se servir de l’ennemi comme d’un moyen de satisfaire ses propres besoins ».Durus hic sermo  : mais si la doctrine est dure, qui niera qu’elle soit sans doute plus vraisemblable encore ? Peuples ou nations, de quelque nom qu’on les appelle, n’est-ce pas la guerre qui les pose, comme qui dirait un philosophe, en les opposant à tout ce qui gêne leur expansion, tout ce qui limite leur indépendance, tout ce qui menace leur sécurité ? Les arts eux-mêmes de la paix, considérés dans leur essence, que sont-ils autre chose qu’une forme de la guerre, si, dans l’antiquité comme dans les temps modernes, que ce soient les Phéniciens qui l’aient jadis exercé en Grèce ou les Anglais aujourd’hui dans l’Inde, le commerce n’a toujours été que l’exploitation de la faiblesse ou de l’ignorance d’une race par l’habileté, l’avidité, la cupidité d’une autre ? Mais que signifie encore, dans une même nation, et d’où procèdent, à quoi répondent, comment s’expliquent la subordination ou la superposition des classes sociales, si ce n’est par l’établissement effectif du pouvoir d’une population conquérante sur une population conquise, c’est-à-dire par un fait de guerre ? Et si l’on descend enfin jusqu’à la famille ou jusqu’à l’individu, qu’est-ce que la vie, sinon l’effort que fait chacun de nous pour persévérer dans son être, pour le développer, pour l’accroître, et, tout autour de lui, pour obliger ses semblables à se rendre les artisans de sa fortune, les instruments de son pouvoir, la matière de ses plaisirs, ou, plus généralement et d’un mot qui dit tout, les moyens de son égoïsme ?

On reconnaît sans doute ici non seulement les idées de Darwin ou de Malthus, mais celles aussi de Joseph de Maistre, et, à ce propos, — si nous avons négligé de signaler plus haut la ressemblance ou l’analogie de quelques-unes des vues de M. Gumplowicz avec celles d’Edgar Quinet, dans son Génie des religions, par exemple, ou de M. de Bonald, dans ses Recherches philosophiques, — nous ne saurions aller jusqu’à faire tort du plus éclatant peut-être de ses paradoxes à l’éloquent auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Du droit du génie sur les idées qu’il a popularisées par la beauté de la forme, c’est à Joseph de Maistre, en effet, qu’elle appartient, cette idée de la valeur ou de la signification mystique de la guerre, et les Darwin et les Hæckel, pour l’avoir laïcisée, ne lui ont pas ravi l’honneur de l’avoir aperçue le premier. L’ont-ils perfectionnée seulement, s’ils n’ont pas vu ce que l’extension du paradoxe à l’homme avait d’insoutenable, ou, l’ayant vu, s’ils n’ont rien fait pour en établir la légitimité ? Car « les loups ne se mangent pas entre eux », comme dit le proverbe, et le proverbe a sans doute raison. Si la guerre est la loi du monde, elle ne s’exerce que d’une espèce à l’autre, — du tigre à la gazelle ou du vautour à la colombe, — et tous les hommes ensemble ne forment peut-être qu’une seule espèce. Pour établir l’universalité de la loi de la guerre, il fallait donc essayer de ruiner la doctrine de l’unité de l’espèce humaine, et c’est ce que M. Gumplowicz a en effet essayé de faire.

Il n’entre pas à ce sujet dans les discussions des anthropologistes, et il ne demande pas aux lois du métissage ou de l’hybridation la solution d’un problème historique. Mais il se borne à constater que, si la doctrine de l’unité de l’espèce a de nombreux et savants défenseurs parmi les naturalistes, la doctrine opposée, celle du polygénisme, n’en a ni de moins savants ni peut-être de moins nombreux. Il cite en exemple, pour les rassurer, à tous ceux qui redouteraient les conséquences morales de la seconde, le naturaliste Agassiz et le théologien Pffeiderer, puis, fidèle à sa méthode, il se restreint alors, pour traiter la question, aux seules données de l’histoire. Mais elles sont bien incertaines, et sans doute on ne saurait citer une seule race au monde qui soit parfaitement pure, je veux dire dont le sang ne soit un mélange et comme une amalgamation de vingt autres. Qui de nous se vantera d’être Aryen ? Qui prouvera seulement qu’il est Celte ? Nous ne sommes assurés que d’être Français ou Allemands, Italiens ou Anglais, Américains ou Chinois. Comment donc l’histoire résoudra-t-elle le problème et comment sortirons-nous de la difficulté ? Ce sera par la difficulté même, et, pour ainsi parler, en nous aidant des lueurs qu’elle jette en s’augmentant. Chinois ou Américains, Anglais ou Italiens, Allemands ou Français, si nous sommes assurés en effet d’une chose par l’histoire, c’est que ces noms enveloppent ou confondent sous l’unité d’une même désignation vingt races autrefois différentes ou ennemies. Grande ou petite, aucune patrie ne s’est formée qu’aux dépens de ce que l’on pourrait appeler les indépendances locales ; et — sans examiner ici, pour le moment, les moyens que l’on a pu prendre, — aucun peuple n’est jamais sorti que de l’agglomération et de la fusion ensemble d’une multiplicité de tribus ou de clans. Bien loin d’être dans le passé, c’est dans l’avenir que serait l’unification de l’espèce humaine. Le passage qui s’est fait ailleurs de l’homogène à l’hétérogène s’est fait au contraire ici de l’hétérogène à l’homogène. C’est la pluralité des races qui est ancienne. Tout le mouvement de l’histoire ne semble avoir tendu qu’à en diminuer le nombre. Puisque d’ailleurs il en est de même de l’évolution des langues et de celle des religions, l’analogie confirme les résultats de l’observation directe. Et le polygénisme se trouve ainsi rendu vraisemblable — sinon tout à fait démontré — par les mêmes moyens que les grandes hypothèses de la science moderne, sur l’attraction par exemple, ou sur l’unité des forces physiques : il concorde avec toutes les données de l’histoire ; et, presque tous les faits dont le monogénisme est impuissant à rendre compte, il les explique.

Nous comprenons alors la nécessité de la guerre, et selon l’expression de M. Gumplowicz, nous comprenons la nécessité de la « lutte des races pour la domination ». Comme les espèces dans la nature, si les races humaines sont nées pour ainsi dire ennemies ; s’il y a de la défiance, et de la haine déjà prête à surgir dans la curiosité qu’elles s’inspirent ; où même si, réciproquement, on en voit ressentir les unes pour les autres, — la blanche pour la jaune, ou la jaune pour la noire, — une sorte d’horreur ou de dégoût physiologiques, ce n’est point à un calcul qu’elles obéissent quand elles se ruent in mutua funera , comme disait l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, mais à quelque chose de plus impérieux, si c’est à l’impulsion du sang, à la force obscure de l’instinct, et je ne sais à quelle voix du dedans dont les suggestions les mènent en dépit d’elles à la victoire ou à la ruine. Inégalement douées, inégalement développées, il y en a d’humbles et de douces, il y en a de hardies et de féroces, dont les unes sont faites pour obéir et les autres pour commander. Viennent-elles à se rencontrer, sur quelque terrain que ce soit, il faut qu’elles prennent leur niveau, si l’on peut ainsi dire, et que, la loi s’accomplissant, la prospérité des secondes se compose de la destruction ou de l’asservissement des autres. Mais, en ce sens et de ce point de vue, la guerre n’est alors « que la manifestation des tendances et des forces qui règnent dans les éléments hétérogènes de l’humanité ». Race ou espèce, de quelque nom que l’on se serve pour exprimer et résumer les différences qui séparent l’homme de l’homme, elles existent et elles sont profondes, et la guerre n’est que l’issue sanglante par où elles cherchent à se satisfaire. La guerre se trouve donc ainsi rattachée, par sa définition même, à quelque chose de plus qu’humain, si nous ne sommes pas les auteurs, mais les instruments, les dupes, ou les victimes de nos propres instincts. Fondée sur l’hostilité naturelle des races, elle est aussi nécessaire ou fatale « que l’est en tout ordre de choses la perpétuité d’action des forces qui y prennent part ». Et comme, d’autre part, à mesure qu’elles se détruisent les unes les autres en tant que formations naturelles, les races se reconstituent en tant que formations historiques ou sociales, on ne prévoit même pas que la guerre doive jamais cesser de les précipiter les unes contre les autres. Elle est vraiment dans le sang de nos veines, et le langage, par exemple, ou le sentiment religieux ne nous sont pas plus innés.

Cette manière de définir la race a plusieurs avantages, dont le moindre n’est pas de soustraire le problème ethnique à la compétence des naturalistes pour le rendre à celle des historiens. S’il a pu jadis exister des races naturelles, c’est-à-dire dont tous les représentants fussent issus d’un auteur commun, l’histoire n’en connaît pas de telles, mais seulement des races historiques. « La notion de race aujourd’hui, dit très bien M. Gumplowicz, n’est plus partout qu’une notion historique… La race est une unité qui, au cours de l’histoire, s’est produite dans le développement social et par lui… Ses facteurs initiaux sont intellectuels : langue, religion, coutume, droit, civilisation… Ce n’est que plus tard qu’apparaît le facteur physique : l’unité du sang : celui-ci est bien plus puissant, il est le facteur qui maintient l’unité. » Nous dirons la même chose d’une manière encore plus brève : ce n’est pas le sang qui fait la race, mais, au contraire, la race fait le sang. Par là, une question, non seulement obscure, mais contradictoire dans les termes, — car, si l’on ne peut nulle part observer de races naturelles, comment, en vérité, les définirait-on ? — se trouve ramenée à une question purement historique. Tout ce que le mot exprimait de lointain et de mystérieux s’éclaire en se rapprochant de nous. Des races, encore aujourd’hui, se forment sous nos yeux, prennent conscience d’elles-mêmes comme races, se posent et s’opposent à d’autres comme telles. Observons-les. La complexité des phénomènes, qui peut bien en masquer la nature, ne saurait cependant la modifier dans son fonds. L’homme étant toujours l’homme, les lois qui le gouvernent sont aussi toujours les mêmes, si Montesquieu les a bien définies en les appelant les rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses. Le problème ethnique, reculé jusqu’alors dans les profondeurs de la préhistoire, a donc désormais une base expérimentale. Comment naît un peuple ? Nous pouvons nous proposer de répondre à une question dont nous avons pour ainsi dire les éléments sous la main ; et, de la philosophie de l’histoire ainsi renouvelée, par une définition nouvelle de la race, M. Gumplowicz essaie, pour compléter son œuvre, de tirer maintenant une manière nouvelle de concevoir et d’écrire l’histoire.

Au lieu donc de se proposer, comme autrefois, pour unique ou principal objet, de raconter des batailles ou des révolutions, de célébrer des grands hommes ou de flétrir des tyrans, de démontrer encore le mécanisme des institutions politiques, ou de décrire les mœurs, l’historien s’attachera désormais à reconnaître et à démêler ce que M. Gumplowicz appelle le « processus de formation des races ». Là, en effet, est, comme on l’a vu, le phénomène essentiel de l’histoire de l’humanité ; là est, par conséquent, la raison d’être de l’histoire ; là enfin pour chacun de nous est l’intérêt de l’histoire nationale. Comment s’est formée la race française ? par quels mélanges de sang ? dans quelles circonstances ? à la faveur de quels événements ? Dans cette formation lente et successive, quelle a été la part des Gaulois, des Romains, des Germains ? Par quels moyens la population conquérante s’est-elle assimilé la population conquise ? la première a-t-elle asservi la seconde, ou la seconde a-t-elle absorbé la première ? Quelle combinaison nouvelle est résultée de l’échange de leurs défauts ou de leurs qualités, du conflit de leurs aptitudes, de la fusion de leurs intérêts ? Quels obstacles cette fusion a-t-elle rencontrés ? intérieurs, comme la diversité des langues et des religions, ou extérieurs, dans la formation des nationalités et des races voisines ? Comment encore en a-t-on triomphé ? quand et qui ? par la force ou par l’adresse ? au prix aussi de quels sacrifices ? La race étant en voie de formation, quels accidents, de quelle nature, l’ont peut-être un moment détournée de son but ? Quelle influence l’exemple de l’étranger a-t-il peut-être exercée sur elle ? ou comment enfin a-t-elle opéré son mouvement de concentration sur elle-même, et du Rhin jusqu’aux Alpes, ou des rives de la Méditerranée jusqu’aux bords de l’Océan, comment, dans un jour de victoire ou de défaite, peut-être, a-t-elle senti, comme un grand corps, le même sang couler dans ses veines et battre dans son cœur ? Si l’on se plaçait à ce point de vue pour écrire une histoire de France, elle ne serait pas sans doute la plus scientifique seulement, mais aussi la plus nationale. Mais si l’on appliquait ensuite la même méthode à l’histoire universelle, comme le voudrait M. Gumplowicz, qui ne voit ce que l’histoire y gagnerait d’intérêt et de clarté, de richesse dans le détail, de simplicité dans les grandes lignes, de profondeur dans les perspectives, et de mouvement dans sa suite ? N’y eût-il que cette indication dans le livre de M. Gumplowicz, c’en serait assez pour le remercier de l’avoir écrit.

Ce n’est pas maintenant que nous l’approuvions de tous points, et, au contraire, il nous reste à formuler plus d’une objection. Nous nous sommes contenté jusqu’ici d’exposer les idées de M. Gumplowicz et nous avons essayé d’en mettre non seulement la nouveauté, mais la vraisemblance aussi dans tout son jour. Peut-être même a-t-il pu sembler que nous les faisions nôtres. S’il s’en faut de beaucoup pourtant, c’est donc le moment de le dire, et s’il se mêle, dans ce livre, à de lumineuses vérités, plus d’un paradoxe, la matière est assez importante, et nous avons assez loué M. Gumplowicz, pour qu’il nous permette quelques observations.

Et d’abord, si l’histoire de la formation des races est sans doute, — comme nous venons de le dire nous-même, — un des objets les plus intéressants que l’historien se puisse proposer, pourquoi serait-il donc le seul, ou même le principal ? Lassé que l’on est d’entendre appeler l’histoire du nom d’art, et de la voir traiter comme tel, avec tout ce que ce nom lui seul suppose ou exige de perspicacité dans l’érudition, de bonheur dans le choix des faits, d’invention ou d’inspiration même dans le plan, et d’originalité dans la forme, on en voudrait faire une science, dont les conclusions tireraient, de la rigueur et de l’impersonnalité de sa méthode, une certitude analogue à celle des lois de l’histoire naturelle ou de la physiologie. Mais quel avantage y voit-on ? Si quelques historiens, ou plutôt quelques poètes, comme un Carlyle et comme un Michelet, en ne proposant d’autre objet à l’histoire que « la résurrection du passé », l’ont sans doute plus d’une fois refaite au gré de leur imagination visionnaire, de quelles vives lueurs aussi n’ont-ils pas éclairé plus d’une fois les profondeurs de la tradition, et l’intelligence du passé n’est-elle pas d’abord au prix de cette résurrection ? D’autres historiens n’ont jamais séparé la notion de leur art de celle de son utilité pratique, et, Français ou Allemands, ils se sont crus chargés, en écrivant, d’entretenir le culte de la tradition. M. Gumplowicz les flétrit, si je puis ainsi dire, du nom d’Ethnocentriques. Ethnocentriques est dur ! Mais fait-il attention que ces ethnocentriques, s’ils contribuent sans doute pour leur part à la formation ou au développement de la « race » dont ils sont, opèrent donc ainsi, comme des forces de la nature, dans le sens même de la philosophie de l’histoire, et combattent à leur manière le bon combat pour la domination ? Nous ne concevrons jamais que l’on ne tienne pas compte du point de vue français dans une histoire de France, ou du point de vue allemand dans une histoire d’Allemagne ; et d’ailleurs, aussi longtemps qu’il continuera d’exister une Allemagne et une France, c’est ce qu’aucun historien ne pourra certainement pas concevoir. « Quand on écrit sur les maîtres de Ninive ou sur les Pharaons d’Égypte, a dit quelque part le fameux docteur Strauss, on peut bien n’avoir qu’un intérêt purement historique, mais le christianisme est une puissance tellement vivante, et la question de ses origines implique de si fortes conséquences pour le présent le plus immédiat, qu’il faudrait plaindre l’imbécillité des critiques qui ne porteraient à cette question qu’un intérêt purement historique. » L’imbécillité ! Décidément, ces Allemands sont terribles les uns pour les autres ! Mais Strauss, au fond, avait raison. Cette fausse impartialité, ce désintéressement théorique dont on voudrait faire la vertu maîtresse de l’historien, n’ont de lieu, pour parler le langage de M. Gumplowicz, qu’autant qu’on les applique à des processus de formation achevés et comme refroidis, l’histoire des rois pasteurs ou la guerre du Péloponèse. On se paie de mots quand on en croit pouvoir transporter la rigueur à l’observation de faits dont les conséquences ne sont pas encore épuisées. Et, pour preuve, combien serions-nous de Français qui prendrions intérêt à l’histoire de la Révolution, ou d’Allemands à celle de la Réforme, si nous ne sentions pas bien que, de siècle en siècle et d’âge en âge, puisqu’il en sort des effets nouveaux, il faut aussi, de nécessité, que les idées que l’on s’en formait se modifient et se renouvellent ? Il n’est d’histoire que des choses vivantes, et tout le reste n’est qu’érudition.

Il n’en est aussi que des choses particulières ou même individuelles, ce qui est justement le contraire de la définition de la science ; et, de ne voir dans l’histoire que la formation des races historiques, c’est en expulser, si je puis ainsi dire, le principe actif de son évolution. Pour considérable, en effet, que puisse être l’influence, ou, si l’on veut, la pression des circonstances environnantes, il est sans exemple, je crois, que les masses se soient ébranlées d’elles-mêmes, et toujours il a fallu qu’un homme leur donnât le signal du mouvement. Point de guerres d’esclaves sans quelque Spartacus, point de guerres de paysans sans quelque Muncer, point de guerres de classes sans un Mirabeau ; et, dans un autre ordre d’idées, quoi qu’on en puisse dire, point de mahométisme sans Mahomet, point de christianisme sans Jésus, point de bouddhisme sans Çakya-Mouni. C’est ce que M. Gumplowicz semble avoir tout à fait oublié. Ou plutôt il ne l’a pas oublié, mais, en bon déterministe, il s’est contenté d’affirmer que dans le cas même où l’individu résistait au mouvement de son groupe, « son action n’en était pas moins déterminée, en tant qu’opposition, par le mouvement dudit groupe ». Voilà certainement une étrange plaisanterie ! Eh quoi ! dans une famille où tout le monde est blond, s’il vient à naître un enfant très brun, la couleur de sa peau sera déterminée, en tant qu’elle en diffère, par la couleur de celle de ses générateurs et de ses ascendants. Quel abus du vrai sens des mots ! Il n’y a de déterminé que ce qui ne pouvait pas ne pas être, et l’histoire, en ce sens, est précisément la région de l’indéterminé. Rien ne s’y passe comme il devrait, et, au contraire, c’est là qu’on voit tout arriver. Une bataille gagnée change pour des années la fortune d’un peuple ; et il se trouve qu’on l’a gagnée, mais tout le monde sait bien qu’on pouvait la perdre. Le vainqueur même en est de tous le plus fermement convaincu. Pareillement, quelles que soient les lois qui régissent la famille ou la propriété, rien ne les empêchait d’être autres qu’elles ne sont, et ceux-là le savent bien qui ne les ont justement portées que pour empêcher les effets qu’ils craignaient des autres. Lycurgue d’ailleurs pouvait être Solon et Solon pouvait être Lycurgue. Et pourquoi ne se pourrait-il pas que ni Solon ni Lycurgue n’eussent jamais existé ? Ai-je besoin d’insister et de multiplier les exemples ? « Le nez de Cléopâtre… s’il eût été plus court ! » ou « Cromwell, si un grain de sable ne se fût pas mis dans son uretère ! » Je ne connais pas de philosophie déterministe de l’histoire qui puisse prévaloir contre ces deux petites lignes de Pascal. En tout temps, comme en tous lieux, le pouvoir de l’individu contrepèse celui des masses, et là même peut-être est l’attrait intérieur et profond de l’histoire. Elle apprend l’homme à l’homme ; elle nous révèle en combien de manières la nature peut varier ses combinaisons ; elle nous enseigne qu’il n’y a pas de fatalité dont la persévérance de l’espèce ne puisse triompher ; elle nous assure enfin que « nous ne descendons pas deux fois dans le même fleuve » et qu’étant toujours nouvelle, c’est pour cela que la vie, si misérable d’ailleurs et si douloureuse parfois, vaut cependant la peine d’être vécue.

Les déterministes voudront bien remarquer là-dessus que cette conclusion est tout à fait indépendante de quelque solution que l’on donne du problème du libre arbitre. Sommes-nous libres ? ne le sommes-nous pas ? Je l’ignore ou je veux l’ignorer. En morale même, il me suffit que nous soyons responsables. Mais, en histoire, pour fonder le droit de l’individu, pour lui faire sa part, pour lui attribuer le pouvoir de troubler, rien qu’en paraissant, les prétendues lois de la science, nous n’avons qu’à concevoir l’individu lui-même comme réalisant parmi ses semblables une combinaison en quelques points nouvelle. Si vous versez dans une eau pure quelques gouttes seulement d’une essence rare, subtile et concentrée, toute la masse du liquide en est aussitôt comme changée de nature. C’est ainsi que les individus agissent dans l’histoire, et qu’un homme ou deux, rien qu’en s’y mêlant, modifient tout un milieu social. Ils n’ont besoin ni de le vouloir, ni de le savoir : il leur suffit de s’y développer. Comme d’ailleurs un poison ne diffère qu’en degré d’un remède, ou même, d’une substance inoffensive et vulgaire, que par la disposition de ses parties atomiques — ce qui est l’un des grands mystères de la chimie, — semblablement, entre les hommes, l’individualité se définit par une combinaison plus rare, ou quelquefois unique, des caractères ou des pouvoirs qui sont indistinctement ceux de tous les hommes. Il naît des hommes rares comme il en naît de parfaitement beaux, parce que la nature est fertile ou infinie même en combinaisons. Funeste ou salutaire, désastreuse ou bienfaisante, la combinaison s’introduit dans la notion même de l’humanité, que tantôt elle élève et tantôt elle abaisse. Le libre arbitre, si je ne me trompe, n’a rien à voir dans tout ce « mécanisme ». Existe-t-il ? c’est une cause de perturbation qui s’ajoute à tant d’autres pour compliquer les calculs des savants. Mais qu’on le reconnaisse ou qu’au contraire on le nie, si le pouvoir de l’individu s’en augmente dans le premier cas, il n’est pas diminué dans le second ; et, de toutes les manières, l’individualité demeure une force historique, toujours indépendante et toujours imprévue, qu’on ne saurait retirer de l’histoire sans réduire à la mathématique ce qu’il y a de plus complexe, de plus variable, et de plus vivant au monde.

Ainsi balancée par l’influence de l’individu, — dont tout ce que l’on pourrait dire pour la diminuer, c’est qu’elle est moins constante peut-être, et d’une appréciation plus délicate, — l’influence de la « lutte des races » dans l’histoire, ou dans le processus même de leur formation, ne laisse pas d’être déjà singulièrement réduite. Mais une autre objection se présente, ou deux même, pour ne rien dire de la troisième, l’anatomique ou la physiologique, qu’il ne nous appartient ni de discuter, ni de soulever seulement. En quoi donc, premièrement, la notion de race, telle que la définit M. Gumplowicz, diffère-t-elle essentiellement de celle de peuple ou de nation, par exemple ? Et, secondement, les considérations d’ordre moral qu’il semble que l’on puisse faire valoir contre le polygénisme ne sont-elles pas peut-être beaucoup plus fortes qu’on ne le croit ! M. Gumplowicz nous l’a dit lui-même, et nous le répétons volontiers avec lui : « La race est une unité qui s’est constituée au cours de l’histoire, dans le développement social et par lui. » Point de communauté de sang, point de physiologie là-dedans, mais des faits historiques et sociaux, et rien de moins, ni rien de plus. La race française est une création de l’histoire de France ; elle est la suite, elle est le résultat — et pourquoi craindrions-nous d’employer le vrai mot ? — sa formation est la récompense de douze ou quinze siècles d’efforts communs vers l’unité. Il n’y aurait pas de race française si quelques-uns ne l’avaient pas voulu, j’entends si quelques-uns n’avaient pas conçu l’unité comme chose désirable en soi. Il n’y en aurait pas non plus si quelques autres n’avaient consenti de sacrifier une part d’eux-mêmes à la réalisation de cette même unité. Mettons que ceux-ci, les petits et les humbles, Jeanne d’Arc les représente ou les symbolise ; et les grands et les puissants, incarnons-les en Charles V, par exemple, ou Louis XI. Mais alors, dans une question purement historique, dont il ne faut pour réussir à démêler les éléments que du temps, que de la patience, — avec un peu de bonheur et de talent ou d’art aussi, — quelle utilité d’introduire la notion de race, que personne jamais ne dépouillera de toute signification physiologique, et à la faveur de laquelle on fera rentrer dans l’histoire tout ce que l’on en voulait éliminer d’obscur ? À moins que, sans le dire, on n’ait quelque intention de fonder, sur le fait de leur diversité d’origine, la doctrine de l’inégalité des races humaines et je crains, en vérité, qu’il n’y ait un peu de cela dans le livre de M. Gumplowicz ; — ou que quelqu’un ne l’y découvre.

Car le grand nom d’Agassiz, qui rassure ici M. Gumplowicz, m’inquiéterait plutôt, et, des opinions de ce naturaliste illustre, il me semble me rappeler quel parti les esclavagistes ont autrefois tiré. N’insistons pas. Mais soyons sûrs que, de la théorie de la multiplicité des centres de création à celle de l’inégalité des races humaines, il n’y a comme on dit, que deux doigts de distance. Franchissons l’intervalle : nous arriverons plus vite encore à proclamer le droit des races supérieures sur les autres, et si ce droit n’est, à vrai dire, que celui d’en faire les instruments de nos besoins ou les victimes de nos caprices, nous retournerons à une barbarie plus féroce que l’ancienne. Est-ce pour cela que M. Gumplowicz s’est défendu dans sa Préface de toute intention de vouloir justifier des tendances odieuses ? Il a bien fait de s’en défendre. Mais dans une question comme celle du polygénisme, où des deux parts on ne saurait rien avancer qui ne soit hypothétique, et peut-être à jamais invérifiable, il eût mieux fait encore si les conséquences de sa théorie l’avaient mis en défiance de sa solidité. Car, nous le dirons une fois de plus, et toujours plus hardiment : s’il importe que l’homme soit sacré pour l’homme, c’est ce que ne sauraient oublier toutes les sciences qui touchent à l’homme ; et moquons-nous de leurs conclusions, elles sont fausses, dès qu’elles contredisent la vérité nécessaire de ce premier principe !

C’est assez dire sans doute que nous ne saurions voir avec M. Gumplowicz, dans « la lutte des races pour la domination », ce qu’il appelle quelque part « le principe propulseur », et en un autre endroit « la force motrice de l’histoire ». Aussi bien essaie-t-il vainement de brouiller le sens des mots et, par exemple, de nous montrer dans le commerce une forme atténuée de la guerre. En vérité, j’aimerais autant qu’il prétendit nous montrer dans le mariage une forme atténuée de la débauche ou de la luxure. Et on le pourrait, en s’y prenant bien ! Mais ce que l’on montrerait plus aisément encore, c’est qu’il en est le contraire, comme la paix l’est de la guerre, et que, pour pouvoir théoriquement passer de l’une à l’autre par une série de gradations ou de transformations insensibles, cependant la séparation n’en est pas moins nette et tranchée. La guerre commence, pour ainsi parler, avec l’effusion du sang humain, et toute « lutte », concurrence ou rivalité, dont cette effusion de sang n’est pas l’objet même ou le moyen nécessaire, est autre chose, n’est pas la guerre, n’en saurait être appelée sérieusement ni l’atténuation, ni l’imitation, ni l’image. Prendre une métaphore pour une réalité, si c’est l’une des grandes causes d’erreur qu’il y ait dans toutes ces « sciences » de formation récente, — linguistique, anthropologie, ethnographie, sociologie, — M. Gumplowicz n’a pas assez su s’en garder. Aussi, toute une partie de son livre, qui ne repose en quelque sorte que sur une métaphore, tombe-t-elle aussitôt qu’ayant éprouvé le titre de la métaphore, on l’a trouvé douteux. La guerre est la guerre, et définie strictement comme telle, on voit facilement qu’elle n’a dans l’histoire de l’humanité ni la continuité, ni peut-être même l’importance qu’on aime parfois à lui attribuer.

A-t-elle seulement la valeur mystique qu’on lui prête quelquefois encore ! Et, si nous avons tant fait que de rendre à Joseph de Maistre tout l’honneur de son paradoxe, lui ferons-nous celui de le prendre au sérieux ? Utile et souvent nécessaire, pieuse encore même, et sainte, si l’on veut, conviendrons-nous cependant que la guerre soit « divine » ? Y verrons-nous une loi du monde ? Croirons-nous que l’homme s’y régénère ? Et, quelques bienfaits que nous lui devions, nous cacheront-ils les maux qu’ils ont coûtés ? Combien ici je préfère, aux brillantes variations de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, la parole toute simple de celui de la Politique tirée des paroles de l’Écriture sainte ! Il vient de traiter, aussi lui, de la guerre, — en quatre longs articles, qui font ensemble trente-trois propositions, — de ses justes motifs, des règles que l’on y doit suivre, des raisons du Dieu de Jacob pour avoir donné à son peuple élu « des rois belliqueux et de grands capitaines » quand, tout à coup, comme inquiet, surpris, étonné de la force de son discours, il s’arrête, il réfléchit, et il conclut par ces paroles, où l’on croirait entendre combattre son respect du texte biblique et son humanité : « Dieu, néanmoins, après tout, n’aime pas la guerre et préfère les pacifiques aux guerriers. » C’est lui qui a raison ! Ne craignons ni la mort ni la guerre. Mettons beaucoup de choses, le plus de choses que nous pourrons, — la gloire, l’honneur, la patrie, le devoir, — au-dessus de l’horreur instinctive que la guerre et la mort nous inspirent. Allons même au-devant d’elles ! Mais ne nous félicitons pas d’être obligés d’en subir les lois. La guerre n’est pas divine, si du moins on entend par là qu’en expiation de quelque crime autrefois commis, un Dieu demanderait notre sang. Elle n’est pas humaine, si quelques heures lui suffisent pour anéantir des années ou des siècles de travail humain accumulé. Elle n’est que naturelle, — et c’est pour cela même, si je l’ose dire, qu’elle n’est ni divine ni surtout humaine.

Je touche ici le point le plus faible, à mon sens, du livre de M. Gumplowicz, et généralement, de toute sociologie qui se réduit à n’être, comme la sienne, qu’une histoire naturelle de l’humanité. Non point du tout que je veuille essayer de faire contre lui l’apologie du progrès à l’infini. L’homme a toujours été et sera toujours homme. Il ne triomphera point des lois de sa nature, et sa nature en son fond ne cessera pas d’être identique à elle-même. Les mêmes instincts l’animeront toujours, et toujours aussi les mêmes passions l’agiteront. Mais il n’en est pas moins vrai que, depuis six mille ans qu’il sait quelque chose de son histoire, l’homme a pourtant vu quelques changements s’accomplir dans sa condition. Ce qui est encore plus certain, c’est que tous ces changements n’ont tendu qu’à l’affranchir de la nature. Ou plutôt, disons mieux, et sortons une fois de l’équivoque où l’on se jette. Ce qui est nature en l’homme est justement ce qui le distingue du reste de la nature. M. Gumplowicz le sait bien, et nous aussi, qui l’avons vu s’efforcer d’établir sur la possession du langage et du sentiment religieux l’existence d’un règne humain. Mais comment donc, après l’avoir établie, retombant aussitôt au sophisme des sociologues, a-t-il remis dans l’homme, avec sa théorie des races, l’animal qu’il semblait en avoir voulu d’abord ôter ?

Car là est bien toute la question. Si les races humaines, encore que séparées de l’animalité par des caractères qui ne permettent pas de l’en faire descendre, sont cependant séparées les unes des autres par ce que l’on pourrait appeler des haines de sang, alors, oui, nous consentons que la guerre soit éternelle, et que passant, comme de veine en veine, des pères aux enfants, et des enfants aux leurs, sa nécessité s’impose à l’histoire, comme une loi même de l’humanité. Mais si le progrès consiste au contraire à développer en nous ce qu’il y a de plus humain, et conséquemment à réagir contre ce qu’il y a d’impulsif dans les suggestions du physique, nous pouvons transformer la lutte entre les races, de sanglante qu’elle était jadis, en une concurrence presque pacifique, et au fait, nous l’avons déjà transformée. M. Gumplowicz le reconnaît lui-même. « Il est impossible, dit-il, que la somme des forces sociales agissant depuis les temps les plus lointains dans le domaine de l’humanité diminue jamais. Autrefois elles se manifestaient dans d’innombrables guerres entre hordes, et d’innombrables hostilités entre tribus. Au fur et à mesure que le processus social se développe dans d’autres domaines que l’amalgamation sociale progresse, et que la civilisation augmente, ces forces ne se perdent pas, elles ne font que changer de forme. » Nous ne lui en demandons pas davantage. Nous lui faisons observer seulement qu’au regard de l’histoire, comme de la vie, « changer de forme », cela équivaut à « changer de nature », et que, par exemple, de se « battre à coups de tarifs », si cela est moins naturel que de « se battre à coups d’ongles et de dents », cela est d’ailleurs plus humain. Sans nous flatter de voir jamais disparaître la guerre, agissons donc, pensons surtout comme si, ne procédant que des passions des hommes, on en pouvait, peut-être, un jour, diminuer les maux en diminuant la violence des passions. Mais, pour cela, gardons-nous de la présenter à l’humanité comme une loi nécessaire, et surtout incommutable, de son développement. Car, j’ai tâché de le montrer, cette vue de la guerre n’est pas conforme à la vérité de l’histoire. Le fût-elle pour le passé, nous avons en nous ce qu’il faut pour faire que l’avenir ne ressemble pas au passé. N’attendons rien de trop du progrès, et, au besoin, rabattons quelque chose des espérances démesurées qu’il a suscitées jadis parmi les hommes ; rabattons-en même beaucoup. Mais cependant ne le nions pas en tout ; et, pour n’être pas aussi plein de sens que nous le voudrions, ni surtout aussi riche de promesses, ne croyons pourtant pas que le mot en soit tout à fait vide !

Il nous reste à dire quelques mots de la tendance la plus générale, et la plus intéressante, à de certains égards, du livre de M. Gumplowicz. Elle lui est, d’ailleurs, commune encore avec plus d’un de nos Français, parmi lesquels nous citerons M. Guyau pour son livre sur l’Art au point de vue sociologique, et M. G. Tarde, pour ses Lois de l’Imitation ou ses Transformations du Droit. Mais elle répond surtout à une transformation, pour ne pas dire à un renversement de la méthode des sciences sociales, et c’est à ce titre qu’elle mérite ici qu’on la signale. Au lieu donc qu’il n’y a pas si longtemps encore, on partait en sociologie de la considération de l’Individu, comme on faisait en linguistique de celle du Mot ou même de la Racine, au contraire, on part aujourd’hui de la considération de la Phrase ou de la Proposition en linguistique, et de la considération du Groupe en sociologie. Quoi de plus naturel, si jamais ni nulle part, on n’a rencontré l’homme isolé, ni la famille même autrement qu’à l’état de tribu ? Quoi de plus légitime, — je veux dire de plus conforme à l’observation et à la raison en même temps, — si de nos jours même encore, dans nos sociétés civilisées, l’individualité se greffe pour ainsi parler, s’ente et se nourrit sur un fonds de ressemblance avec tous les hommes du même sang ? Et quoi de plus fécond, si cette méthode ne peut manquer de diriger notre attention sur une quantité de faits jusqu’à présent inobservés ? Aussi, sous ce rapport, ne saurions-nous trop recommander la lecture du livre de M. Gumplowicz. C’est à cet égard qu’il est vraiment instructif, et, comme on dit, suggestif. C’en est aussi là, je crois, la partie solide, celle qui demeurerait encore, si d’ailleurs toutes les objections que nous avons faites aux autres étaient ou paraissaient justifiées. Être avant tout social ou sociable, comme l’appelait Aristote, on ne peut que se tromper sur l’homme aussi souvent que, pour le mieux étudier, on l’isole ; et bien loin que la connaissance de l’individu doive commencer par lui-même, au contraire, c’est toujours par celle de sa race ou de sa nation, de son groupe, de sa tribu, de son clan, de sa famille.

Reviendrons-nous maintenant, pour finir, de ces considérations sociologiques à des considérations purement littéraires ? Nous le pourrions, au moins, et sans beaucoup de peine. Car l’influence que l’on a longtemps attribuée à la Race, dans la détermination du caractère essentiel des littératures, ne se trouve-t-elle pas ramenée par les théories de M. Gumplowicz à une influence de Moment ; et serait-il difficile de montrer les conséquences qui en résultent ? Ou bien encore, si l’on admet avec lui — et, si je ne me trompe, avec plus d’un linguiste aussi — que la richesse des langues, en tant qu’elle consiste en celle de leur vocabulaire, se rencontre à leur origine, qui ne voit à quel point aussitôt l’idée que l’on se forme aujourd’hui, trop souvent encore, de la vraie richesse d’une langue doit être profondément modifiée ? Mais surtout, si nulle part une race ne retrouve d’image ou d’expression plus fidèle d’elle-même que dans sa littérature ; si c’est plus d’une fois autour de sa littérature qu’elle s’est groupée pour arriver à prendre en elle conscience de sa propre unité ; si cette littérature en demeure le lien ou le principe ; si c’est dans cette littérature enfin que les générations nouvelles puisent, avec le sentiment de la solidarité nationale celui de la perpétuité de la race, comment pourrait-on mieux établir, sur quel fondement plus solide, le rôle historique d’une grande littérature, sa fonction vraiment sociale, son titre de gloire et d’honneur ? Et puisque ce n’est pas sans doute la vérité qui se renouvelle, mais les moyens qu’on trouve de la démontrer, qu’y a-t-il de plus intéressant que de voir la sociologie la plus récente, pour ainsi parler, et la plus audacieuse, arriver aux mêmes conclusions que la critique la plus classique ? Si nous n’avons pas le temps d’y insister, et surtout d’en triompher, — parce qu’en fin d’article le triomphe en serait trop modeste, et nous le voudrions plus bruyant, — on concevra du moins que nous ne nous soyons pas refusé le plaisir de le constater.

Appendice

I. Discours de réception à l’Académie française prononcé le 15 février 1894

Messieurs,

Si la franchise était un jour bannie du reste de la terre, il serait beau pour vous qu’elle se retrouvât dans les discours académiques. Je ne m’étonnerai donc pas de me voir parmi vous, puisqu’on ne s’y voit point sans l’avoir demandé ; je ne m’excuserai pas de mon peu de mérite, j’aurais l’air de vouloir déprécier votre choix ; et enfin, et surtout, je ne dissimulerai pas la satisfaction profonde que j’éprouve à vous remercier de l’honneur que vous m’avez fait en m’accueillant dans votre Compagnie.

Vous représentez, en effet, messieurs, le pouvoir de l’esprit ; vous êtes la tradition littéraire vivante ; et si la langue, la littérature, les chefs-d’œuvre de la prose et de la poésie d’un grand peuple expriment peut-être ce que son génie national a de plus intérieur et de plus universel à la fois, c’est vous qui, depuis plus de deux siècles passés, en ayant reçu le dépôt, l’avez, — de Corneille à Racine, de Bossuet à Voltaire, de Chateaubriand à Hugo, — religieusement conservé, transmis, et enrichi. Le Français qui le dit n’apprend rien à l’étranger : je serais heureux qu’il le rappelât à quelques Français qui l’ont trop oublié.

Dans la faible mesure où le zèle et l’application d’un seul homme peuvent imiter de loin l’œuvre de toute une Compagnie, me pardonnerez-vous, messieurs, de dire que c’est ce que j’ai tâché de faire ? Il y a vingt ans bientôt que j’affrontais pour la première fois la redoutable hospitalité de la Revue des Deux Mondes ; il y en a tantôt dix que j’enseigne à l’École normale supérieure ; et professeur ou critique, par la parole ou par la plume, c’est à fortifier la tradition, c’est à maintenir ses droits contre l’assaut tumultueux de la modernité, c’est à montrer ce que ses rides recouvrent d’éternelle jeunesse que j’ai consacré tout ce que j’avais d’ardeur. Je serais assurément ingrat de ne pas témoigner aujourd’hui, puisque l’occasion s’en offre à moi, toute ma reconnaissance à ceux qui m’ont soutenu, aidé, encouragé dans cette lutte. J’ai du plaisir à proclamer bien haut ce que je dois au grand, au terrible vieillard qui, sans autre recommandation que celle de ma bonne volonté, m’ouvrit jadis l’accès de sa maison. Je n’en ai guère moins à remercier publiquement celui de vos confrères, le savant helléniste, l’élégant historien de l’art oriental et grec, l’habile directeur de l’École normale supérieure, qui, sans me demander ni diplômes, ni titres, — ni boutons de cristal, — n’hésita pas à me confier la chaire autrefois illustrée par l’enseignement de Désiré Nisard et de Sainte-Beuve. Mais, ni lui, ni l’ombre de celui qui fut François Buloz, ne m’en voudront si j’ose avouer que, de tant d’encouragements, ce sont encore les vôtres qui m’ont été le plus précieux ; et si j’ajoute qu’en m’appelant parmi vous, vos suffrages, messieurs, m’ont seuls achevé de délivrer d’un doute qu’aux heures de lassitude je n’ai pu quelquefois m’empêcher d’éprouver. Non ! vous en êtes la preuve et les garants, il n’est donc pas vrai que le respect ou l’amour du passé ne se puisse allier à la curiosité du présent, comme au souci de l’avenir ! et plutôt, s’il y a quelque chose d’insolemment barbare, c’est de prétendre, en cette vie si brève, ne dater, ne compter, ne relever que de nous-mêmes. Nos morts sont aussi de notre famille ; c’est leur sang qui coule dans nos veines ; rien ne bat en nous qui ne nous vienne d’eux ; et, pour ce motif, le progrès même n’est possible que par la tradition. En dehors d’elle et sans elle, nous ne saurions bâtir qu’en l’air, dans les nuages, des cités idéales, mensongères, utopiques, aussitôt évanouies qu’entrevues ou rêvées. Le passé n’est pas seulement la poésie du présent, il en fait peut-être aussi la vie même ! Et c’est pourquoi, messieurs, en tout temps, ce que nous devons d’abord à ceux qui viendront après nous, ce que nous devons à nos fils, pour les aider à continuer l’œuvre de l’humanité, c’est de leur léguer, accru, si nous le pouvons, mais intact en tout cas, le patrimoine que nous avons nous-mêmes hérité de nos pères. Si je l’avais ignoré, vous me l’auriez appris ; et si quelquefois, comme je le disais, j’en ai failli douter, c’est vous qui m’avez rassuré.

J’ai rencontré de loin en loin dans le monde, je ne puis pas dire que j’aie beaucoup connu le galant homme, le spirituel écrivain, le hardi journaliste à qui j’ai l’honneur de succéder parmi vous. On ne l’abordait pas aisément ; et ses meilleurs amis ne m’ont-ils pas fait entendre que si j’avais essayé de pénétrer dans sa familiarité, je ne l’eusse pas connu davantage ?

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère !

M. John Lemoinne aimait à citer ce vers d’un sonnet célèbre, et, quand il le citait, sa physionomie mobile s’animait d’un sourire légèrement ironique. Grand admirateur et ami de Chateaubriand, avait-il, comme René, désiré les orages ? les avait-il traversés peut-être ? Quelles épreuves avait-il subies ? celles de la passion ? ou plutôt celles du doute ? Personne au monde n’en a jamais rien su. Sa politesse un peu dédaigneuse arrêtait les questions sur les lèvres, et ses manières aristocratiques, — plus voisines de la brusquerie d’Alceste que de la condescendance universelle de Philinte, — eussent défié tranquillement l’interrogante subtilité du plus adroit des interviewers… Causeur charmant, étincelant quand il le voulait bien,

Dont il partait des traits, des éclairs et des foudres,

M. John Lemoinne ne disait jamais qu’exactement ce qu’il lui plaisait de dire, et quand il l’avait dit, se retirant en soi, s’y renfermant et s’y taisant, les plus ingénieuses provocations ne l’en eussent pas fait sortir.

Est-ce pour cela qu’ayant cherché dans son œuvre quelques renseignements sur lui, je n’y en ai pas découvert ? Sans doute, ne livrant de lui-même que son esprit à ses amis, il n’aura cru devoir que ses opinions au public. Et, à cet égard, messieurs, si les parallèles étaient encore à la mode, on ne saurait guère imaginer, bien que tous deux nourris dans la même maison, d’homme plus différent de son ami, confrère, et prédécesseur parmi vous, Jules Janin. Les lecteurs de Janin étaient ses confidents. Ce gros homme les entretenait volontiers de lui-même, étant, je crois, l’objet qui l’intéressait le plus au monde ; et comme il en parlait, sinon sans quelque vanité, du moins avec rondeur, — vous vous rappelez, messieurs, qu’il avait trouvé le rare secret de joindre ensemble la rondeur et la préciosité, — on le lisait… Je préfère, pour ma part, à la capricieuse exubérance du « prince des critiques » la discrétion de M. John Lemoinne.

Né à Londres, pendant les Cent-Jours, d’un père français et d’une mère anglaise, observerai-je là-dessus qu’il y avait, dans son talent comme dans sa personne, quelque chose d’éminemment britannique ? Oui ; si les Anglais ayant déjà tant d’autres monopoles, il ne m’était pénible de leur abandonner encore celui de la discrétion ! Puisqu’aussi bien M. John Lemoinne, amené de bonne heure en France, y fit toutes ses études, au collège Stanislas, n’attribuerons-nous pas quelque chose à l’influence des maîtres qui dirigèrent sa jeunesse ? Et puis, et surtout, messieurs, ne faut-il pas nous souvenir que si la race, le milieu, l’éducation peuvent rendre compte au besoin de ce qu’il y a de moins personnel en nous, de plus semblable aux autres, le génie au contraire, le talent, l’originalité mettent à s’en moquer une espèce de coquetterie ? N’est-ce pas à Saint-Malo que, non loin de la chambre où naquit Chateaubriand, on pourrait montrer le berceau de Lamennais ? Si de Dijon à Mâcon, je ne crois pas qu’il y ait trente lieues, la distance n’est-elle pas infinie de Lamartine à Piron ? Et vous savez, dans notre histoire littéraire, — ou plutôt dans l’histoire de la pensée moderne, — quel est le nom du plus brillant élève que les jésuites aient formé dans leur collège de Clermont ! Gens de goût avant tout, les bons pères eux-mêmes ne parlent jamais sans quelque coupable complaisance de ce petit polisson d’Arouet. Laissons donc à M. John Lemoinne le mérite entier des qualités que nous louons en lui, et, sans nous soucier d’en démêler les origines, souhaitons, messieurs, que sa discrétion, ou sa froideur même, trouvent toujours parmi nous quelques imitateurs.

Car, comment s’expliquerait-on avec un peu de liberté sur les choses de son temps, et comment sur les hommes, si d’abord on n’opposait à l’envahissante familiarité des uns, comme à l’ordinaire banalité des autres, une défense que, dans l’affaiblissement des mœurs contemporaines, je qualifierai tout simplement d’héroïque. Dure condition de la critique ! Mais pour s’acquitter de sa tâche, elle ne saurait fréquenter en ville ; ou du moins, quand elle y fréquente, elle est obligée d’y porter un air de résistance que le monde prend volontiers pour de la mauvaise humeur. Et le monde a raison ! mais la critique n’a pas tort ! Le monde a raison, s’il n’est effectivement, lui, qu’une association pour le luxe et pour le plaisir ; mais la critique n’a pas tort, si son devoir est en tout de discerner et de reconnaître, sous la tromperie des apparences, la vraie réalité des choses. Et je veux bien, messieurs, qu’en raison de la malignité trop ordinaire à notre espèce, il y ait peu de devoirs dont on s’acquitte plus allègrement. Mais ceux-là mêmes qui s’irritent le plus des libertés de la critique, se sont-ils demandé quelquefois ce qu’ils lui doivent de reconnaissance, si c’est elle, en tout aussi, qui les empêche d’être dévorés, selon le beau mot d’Ernest Renan, « par la superstition et la crédulité » ? Dehors pompeux, grands mots et grandes phrases, vain étalage de beaux sentiments, préjugés de toute sorte, conventions hypocrites, admirations mal placées, — dont le moindre inconvénient n’est pas de transporter à la médiocrité triomphante le prix naturel du mérite, — préférences injustement, scandaleusement données aux Scudéri sur les Corneille, aux Voiture sur les Molière, aux Pradon sur les Racine, comme en général à ce qui passera sur ce qui doit durer, c’est tout cela, messieurs, que la critique a pour mission de combattre sans trêve, sans ménagements ni complaisance, dans l’intérêt du talent lui-même, de la vérité, de la justice ! et comment y réussirait-elle si, par son langage et par son attitude, se séparant de ceux qu’elle doit juger, elle ne faisait de son isolement ou de sa prétendue « mauvaise humeur », le moyen, la condition et la garantie de son impartialité ?

Ainsi pensait M. John Lemoinne… La chose du monde à laquelle il a toujours le plus fermement tenu, c’est son indépendance. Il n’en a point fait parade, mais, sans affectation, il a toujours, et de tous, exigé qu’on la respectât. Lui en a-t-il coûté, peut-être, le jour, — c’était à l’époque de la guerre d’Italie, — où, pour pouvoir plus librement défendre une politique qu’il croyait bonne, il se démit de l’honorable emploi d’où dépendait son existence ? Je ne sais ! Mais, plus tard, — à l’âge où nos habitudes obtiennent de nous tant de concessions, — ce ne fut assurément pas sans tristesse que, pour ne pas s’associer à une politique qui n’était plus la sienne il sortit de cette grande maison du Journal des Débats. Il y était entré vers 1840, sous les auspices de Chateaubriand, après avoir complété son éducation de publiciste par un assez long séjour en Angleterre, et depuis, dans les fonctions de confiance qu’il avait remplies auprès du très noble historien des Négociations relatives à la succession d’Espagne, M. Mignet, alors directeur des Archives au ministère des Affaires étrangères.

Il écrivait en même temps dans la Revue des Deux Mondes, à laquelle il devait collaborer pendant plus de vingt ans, et même, pendant six mois, y rédiger la chronique politique. Parmi les articles qu’il y donna, j’en ai remarqué de très intéressants, qui témoignent tous d’une connaissance approfondie des choses d’Angleterre, et dont la forme humoristique n’a rien perdu de son agrément ni de sa vivacité. Tels sont deux articles sur l’Histoire de la Caricature en Angleterre, ou tel encore un article sur la Vie de Brummell, ce roi des dandies, — qui naquit dans une arrière-boutique de pâtissier confiseur ; qui dut à son talent de mettre sa cravate l’amitié d’un prince de Galles ; et qui mourut à Caen, je ne sais dans quelle chambre d’hospice. D’autres articles, d’un autre ton, plus tendu, plus grave et plus éloquent, sur O’Connell et la Jeune Irlande, ou sur la Vie des noirs en Amérique, — à l’occasion de la Case de l’Oncle Tom, — respirent cet incompressible amour de la liberté qui semble avoir été la seule passion de M. John Lemoinne. « Comme tous les grands problèmes de ce monde, s’écrivait-il dans un de ces articles, daté de 1852, le problème de l’esclavage sera résolu par le fer et le feu, et Spartacus ramassera encore son droit de cité dans la poussière et dans la cendre des batailles. C’est le prix de toutes les grandes initiations. » Je les préfère à meilleur marché ! Non moins remarquables, pour d’autres qualités, sont les travaux qu’il consacra, dans le même recueil, à la rivalité des Anglais et des Russes dans l’Asie centrale : grande question, pleine encore d’obscurités redoutables, et dont il a bien vu, l’un des premiers chez nous, l’importance future. Bizarrerie des choses humaines ! Tous ces articles étaient signés ; le nom de John Lemoinne s’y lisait en toutes lettres au bas de la dernière page ; ceux des Débats étaient anonymes ; et c’étaient eux pourtant qui allaient faire la réputation de leur auteur !

Vous ne vous attendez pas, messieurs, que je vous raconte, à ce propos, l’histoire du Journal des Débats, et encore moins celle de la presse française depuis plus de cent ans. Trop vaste ou trop ambitieux pour moi, le dessein en passerait mes forces ; et que serait-ce si, pour vous retracer l’étonnante fortune du « quatrième pouvoir », j’essayais de remonter jusqu’à ses premiers commencements ? Vive Renaudot ! cet habile homme, le fondateur de la Gazette de France, et l’inventeur des bureaux de placement ! Mais, à l’abri de ce nom fameux, nos journalistes se sont eux-mêmes assez loués l’an dernier pour n’avoir pas besoin du tribut de mon admiration. Peut-être aussi que je les louerais mal !

La presse a fait beaucoup de bien, elle en fait même tous les jours encore ; et je commencerais par le déclarer. Je dirais d’elle ce qu’Ésope le Phrygien disait de la langue à son maître Xanthus : « Eh ! qu’y a-t-il de meilleur que la langue ? C’est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l’organe de la vérité et de la raison : par elle on bâtit les villes et on les police, on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées… » On fait plus, messieurs, et on fait mieux ! On inquiète l’égoïsme ; on dénonce l’injustice ; on nous rappelle au sentiment de la solidarité qui nous lie ! La liberté de tout dire n’est-elle pas le plus sûr moyen que les hommes aient trouvé d’ôter à quelques-uns d’entre eux la licence de tout faire ? Mais, pour être sincère, j’ajouterais avec le fabuliste, que la langue est aussi « la mère de tous les débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si l’on dit qu’elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur et, qui pis est, de la calomnie : par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses… ». Et nos journalistes, qui ont bien plus d’esprit que Xanthus, ne s’en fâcheraient sans doute point : je ne me ferai pas une affaire avec eux pour cela ! Ils me remercieraient encore, bien loin de m’en garder rancune, si je regrettais avec eux ce qu’ils dépensent quotidiennement, ce qu’ils dissipent, ce qu’ils gaspillent de verve, d’esprit, de talent inutiles. Combien de poètes, et d’auteurs dramatiques, et de romanciers, la presse, depuis cinquante ans, n’a-t-elle pas dévorés ! Et quel reproche en effet lui pourrais-je adresser qui la flattât plus délicieusement. Mais si je prétendais lui contester le titre qu’elle s’arroge de représenter le pouvoir de l’esprit ; si j’entreprenais de lui faire voir que, toutes les idées dont nous vivons aujourd’hui, qui forment en quelque manière la substance de l’intelligence contemporaine, nous étant venues des Kant et des Hegel, des Comte et des Darwin, des Claude Bernard et des Pasteur, des Taine et des Renan, la presse, après avoir souvent commencé par les railler, n’a rien fait, ou peu de chose, pour les répandre ou pour les développer ; si je tentais enfin de lui prouver que tous ses « organes » ensemble, et toutes ses forces conjurées, très capables, trop capables, de renverser un ministère, — et un gouvernement, s’il le faut, — ne le sont pas, hélas ! d’empêcher la foule de déserter les théâtres pour courir aux cafés-concerts, oh ! alors, messieurs, c’est alors que la guerre éclaterait ; … et à Dieu ne plaise que je la provoque ! Me permettrai-je d’insinuer seulement qu’au temps de M. John Lemoinne la presse n’était pas tout à fait ce qu’elle est aujourd’hui ? Quoique ce soit bien do l’audace encore, on ne peut pas toujours reculer ; et, en vérité, messieurs, je croirais trahir la mémoire de mon prédécesseur si je n’insistais un moment sur ce point.

De son temps donc, pour devenir journaliste, il fallait quelque étude et d’assez longues préparations. La connaissance de l’histoire, celle d’une ou deux langues étrangères, la connaissance des intérêts généraux de la politique européenne, une certaine expérience des hommes, une instruction littéraire étendue, telles étaient les moindres qualités que réclamaient de leurs collaborateurs le journal d’Armand Carrel et celui des Bertin, le National et les Débats. Vous rappelez vous l’histoire des débuts de Littré ? Trois ans entiers, messieurs, — je dis trois ans, — sous l’œil d’Armand Carrel, la besogne de cet helléniste, de ce philologue, de ce philosophe, de ce savant, fut d’extraire les journaux étrangers. Voilà sans doute un long apprentissage ; et en effet, on n’estimait pas alors, on ne s’était pas avisé que de tous les dons du journaliste, le premier fût celui de l’improvisation !

Et comme on avait raison ! Car enfin, messieurs, sait-on bien, lorsque l’on s’en vante, sait-on ce que c’est qu’improviser ? Mais l’orateur même, dont il semble que ce soit le métier, n’improvise pas. Il improvise une réplique, il n’improvise pas un discours : Cicéron écrivait les siens, et nous avons les brouillons des Sermons de Bossuet ! Encore, quand on parle, et que l’on s’anime, l’expression du ton de la voix, l’éloquence physique du geste, la circulation d’émotion qui va de l’orateur à l’auditoire et de l’auditoire à l’orateur peuvent-elles suppléer à l’insuffisance des mots, qui sont alors comme devinés avant qu’on les prononce, ou suscités au besoin par la sympathie du public. Mais dès que l’on écrit ! Ah ! quand on écrit, je crains que l’improvisation ne soit la déplorable, la redoutable, la détestable facilité de parler de tout sans rien avoir appris, et quelque question qui vienne à s’élever, — de politique ou d’histoire, de littérature ou d’art, de science ou d’administration, d’hygiène ou de voirie, de droit ou de morale, de toilette, messieurs, ou de cuisine ! — je crains que l’improvisation ne se réduise à l’art de donner le change, par un vain cliquetis de mots, sur l’étendue, la profondeur, l’universalité de notre ignorance ! Est-ce bien là de quoi se vanter ? Sed nos vera rerum amisimus vocabula  : nous avons perdu les vrais noms des choses ; et, ce qui est proprement le faible du journalisme, il fallait vivre de notre temps pour le voir lui-même s’en féliciter.

Les journalistes n’improvisaient pas en 1840 ; mais, sachant que les moindres questions sont en quelque sorte infinies, ils se faisaient une spécialité d’en approfondir quelques-unes ; et, avant de les traiter, on en voyait qui les étudiaient. M. John Lemoinne en fut un exemple. Quand on le chargea de la « correspondance anglaise » au Journal des Débats, il savait l’anglais, il avait vécu en Angleterre, il avait fait, sous un vrai maître, ses caravanes d’historien ou de diplomate même. Il lui parut donc naturel que l’on appliquât son talent à ce qu’il savait faire, et, connaissant admirablement les mœurs électorales de l’Angleterre ou la question de l’Afghanistan, il ne demanda point à s’occuper de critique d’art, ni que l’on fit l’essai de ses forces dans le feuilleton dramatique. À chacun son métier !… Mais ce qu’il savait faire, et bien faire, il mit son ambition à le mieux faire encore, et pendant de longues années, laissant aux Saint-Marc Girardin ou aux Silvestre de Sacy les questions de politique intérieure, il n’employa lectures, voyages, réflexions, fréquentations, qu’à s’acquérir une compétence unique dans les questions de politique étrangère. Là, furent vraiment et seront son honneur et sa gloire. Ce qu’à la même époque un Jean-Jacques Ampère, un Marmier, ce qu’un Philarète Chasles faisaient pour développer parmi nous la curiosité des littératures étrangères, pour élargir ainsi nos horizons purement français, pour nous rappeler enfin, que nous ne sommes pas les seuls hommes, ni les seuls Européens, M. John Lemoinne l’a fait en politique ; — et le service est de ceux dont le nom d’un homme ne se sépare plus dans l’histoire.

Non pas d’ailleurs qu’il s’abstint de faire quelquefois des excursions hors de son domaine, — quand l’Anglais ou le Turc lui laissaient des loisirs, — et de parler, très agréablement, quand l’occasion s’en présentait, de Manon Lescaut, par exemple, de Goethe ou de Shakespeare. C’était sa manière d’entretenir avec les chefs-d’œuvre une familiarité nécessaire, et il n’ignorait pas que le journaliste est perdu pour les lettres dès qu’il a pris son parti de ne plus vivre que de la vie de son temps. Je sens, messieurs, que je marche ici sur des charbons ardents. Mais puisque nos journalistes s’étonnent volontiers qu’on ne leur fasse pas dans l’histoire de la littérature une place plus large… puisque même ils s’en plaignent… ne me laisserez-vous pas leur en signaler quelques-unes des raisons, dont la principale est celle-ci, qu’on ne saurait servir deux maîtres ni faire comme il faut deux choses à la fois ?

Ils ne se trompent certes pas, — je m’empresse de leur en donner acte, — quand ils croient qu’ils n’écrivent pas plus mal, ou qu’ils écrivent mieux que beaucoup d’hommes qui se disent de lettres : j’en appelle aux lecteurs de Ponson du Terrail et de Pigault-Lebrun ! Pour les incorrections qui leur échappent dans la rapidité d’une improvisation continue, les néologismes dont ils abusent, les métaphores inattendues qu’on leur a si souvent reprochées, je n’y vois rien non plus qui les distingue de tant d’écrivains ; et quand il leur en échapperait encore davantage, vous le savez, messieurs, c’est le jargon moderne, dont vous vous efforcez d’arrêter les progrès menaçants, mais qui règne, — doit-on le dire ? — à la tribune comme au barreau, non seulement là, mais au théâtre, mais dans le roman, comme dans la presse même, et jusque dans la poésie. Mânes de Racine, fantômes errants de Lamartine et d’Hugo, que diriez-vous, si vous pouviez parler ? et où, dans quelle autre enceinte vous réfugierez-vous si je lisais ici quelques-uns de ces vers inégaux, polymorphes et invertébrés, qu’admirent aujourd’hui nos jeunes gens ? Sur quelques poètes et quelques romanciers, — dont on serait tenté de croire qu’ils font consister le grand secret de l’art à n’être entendus que de la cabale, ou d’eux-mêmes, et d’eux seuls, — nos journalistes ont à tout le moins cet avantage d’être toujours tenus de se faire comprendre, et que le premier mérite qu’on exige d’eux, c’est la clarté.

Mais comment y réussissent-ils ? de quelle manière ? à quel prix ? et s’il leur faut trop souvent commencer par mettre leur langage au ton de celui de la foule ? ou, pour guider l’opinion, s’ils doivent en subir d’abord et en flatter les pires caprices, qu’y a-t-il de moins littéraire ? Je les prie de me bien entendre… Comme l’orateur politique, c’est aux intérêts ou aux passions qu’il faut que le journaliste s’adresse ; et nos passions ou nos intérêts, mais surtout les moyens de les satisfaire, n’ayant rien que d’instable et de quotidiennement changeant, c’est ainsi que la presse est devenue l’esclave de l’actualité. Elle ne nous donne, et nous ne lui demandons que des informations. Si le vaudeville qu’on jouait hier n’est qu’une insigne platitude, nous voulons pourtant qu’on nous en parle, — afin de n’y pas aller voir, — et nous ne permettons pas que le feuilletoniste se dérobe en considérations sur le théâtre de Favart ou de Collé. Nous ne souffrons pas que le chroniqueur nous fasse tort des moindres détails du crime ou du procès dont la marquise en son salon n’est pas moins avide que la portière dans sa loge. Mais quels cris enfin ne pousserions-nous pas s’il tombait quelque part un ministère ou un fonds d’État, un trois pour cent, sans que notre journal eût l’air d’en rien savoir ? Pardonnez-moi, messieurs, l’expression un peu familière : ce que nous demandons au journaliste, — son nom même l’indique, — c’est le « plat du jour » et nous exigeons qu’il nous le serve chaud ! ou, en d’autres termes, — moins culinaires, plus académiques — ce qu’il y a de transitoire, de passager, d’éphémère, ce qui périra demain avec l’occasion qui l’a vu naître, l’élément mobile ou relatif des choses, voilà ce qu’il s’agit pour lui d’attraper à la course et de saisir comme un vol, sans se préoccuper de savoir ce que le temps en conservera.

L’écrivain, au contraire ! et comme si le spectacle apparent du monde, l’illusion de l’heure présente en masquaient pour lui le vrai sens, il les écarte, et ce qu’il y a de permanent au fond des choses, c’est ce qu’il essaie d’atteindre pour le fixer sous l’aspect de l’éternité. Poète ou romancier, dramaturge, historien ou critique, il ne lui suffit pas d’être le peintre ingénieux ou le spirituel traducteur des mœurs et des idées du jour. Il vise plus haut ! il vise plus loin ! Et son ambition, de quelque nom qu’on l’appelle, — amour de l’idéal ou préoccupation de la postérité, souci de perpétuer son nom ou désir d’exceller, — sa véritable ambition est de vaincre la mort et le temps. N’est-ce pas, messieurs, ce que voulait dire un grand musicien, l’illustre confrère dont vous regrettez la perte toute récente, Charles Gounod, — quand, ici même, aux jeunes prix de Rome, il adressait en votre nom ces belles paroles : « Ne tombez pas, leur disait-il, dans cette étrange et funeste méprise de confondre l’existence avec la vie : bien que soudées l’une à l’autre par la loi créatrice, il n’y a pas deux notions au monde qui soient plus disparates. C’est le relatif, le fugitif qui est le milieu propre de l’existence ; mais la vie ne se dilate et ne s’alimente que dans la tendance vers l’absolu… Souvenez-vous qu’on ne meurt que d’avoir préféré l’existence à la vie. » Je ne pense pas, messieurs, que vous me repreniez de cette éloquente citation, si ce qui est vrai de la musique ne l’est pas moins, l’est presque plus de la littérature. On n’est un écrivain qu’à la condition de vouloir se survivre ; mais, pour se survivre, il faut que l’on commence par détacher sa pensée du présent, et soi-même se soustraire à la préoccupation de l’actualité ? Tant de livres qui naissent, mais qui meurent aussi tous les ans, n’en sont-ils pas la preuve ? Oublieux des conditions et de l’objet de l’art d’écrire, l’auteur a confondu l’existence et la vie. Pour n’avoir voulu plaire qu’à ses contemporains, son succès ne dure pas au-delà de sa génération. Courtisan de la mode, son triomphe devient la matière de sa perte ; et qu’importe après cela le talent qu’il y a dépensé, si la mémoire ne saurait manquer de s’en évanouir avec celle de l’accident d’hier ou du scandale d’aujourd’hui ?

Le reprocherons-nous à nos journalistes ? Messieurs, ce serait s’armer contre eux de leur probité même, et méconnaître, à vrai dire, les exigences de leur profession. Nous ne demandons pas à nos avocats de faire intervenir les choses éternelles dans une action de bornage ; et, pourvu seulement qu’ils nous gagnent nos procès, est-ce que nous ne les tenons pas quittes de toute espèce de littérature ? Si c’est un sacrifice pour eux, la nature même des intérêts dont ils ont pris la charge en revêtant la robe, le réclame de leur conscience. Les grands procès, les beaux procès sont rares ! Et ainsi ce qui empêche l’éloquence du barreau d’être habituellement littéraire, c’est le sentiment même qu’elle a de ses devoirs. Il n’en va pas autrement de la presse. Elle est soumise à l’actualité comme à sa raison d’être ; la préoccupation de l’absolu la rendrait trop inattentive aux conditions de ce que j’appellerai son contrat avec nous ; et, par exemple, selon le mot célèbre d’Émile de Girardin à Théophile Gautier « le style générait l’abonné ». Des faits, encore des faits, des chiffres, des renseignements, des nouvelles, c’est ce que nous attendons de notre journal, et si le meilleur a jadis été le mieux écrit ou le mieux pensé, ce ne sera plus à l’avenir que le mieux informé. Les petits télégraphistes, ou les demoiselles du téléphone, suffiront alors à le rédiger, et un journaliste, en ce temps-là, cachera soigneusement son talent, de peur qu’il ne lui nuise… Qu’est-ce à dire, messieurs, sinon, que par des chemins eux-mêmes tout différents de ceux de la littérature, la presse, à chaque pas qu’elle fait vers son but, s’éloigne de celui que l’artiste ou l’écrivain proposent à leur effort ? et s’il en est ainsi, pourquoi, dans quel intérêt, brouillerions-nous ensemble ce qu’il y a de plus contradictoire, le souci du relatif et la préoccupation de l’absolu ?

Qu’il n’en ait pas été toujours ainsi, je le sais bien, messieurs, et les genres littéraires, comme les espèces dans la nature, ne se différencient qu’avec le temps. Quand la presse française n’était pas encore grande fille, elle aimait, je le sais, à discuter ces questions de doctrine qui ne semblent plus guère intéresser aujourd’hui que quelques rares journalistes…

D’adorateurs zélés à peine un petit nombre.
Ose des anciens temps nous retracer quelque ombre !

L’esprit de Benjamin Constant et celui de Montesquieu régnaient encore alors dans la politique. Ils étaient quelques-uns qui ne voyaient rien, disaient-ils, de « plus méprisable qu’un fait », et, à l’occasion d’une loi de finances, on invoquait la nécessité « d’étudier le génie des peuples ». On pensait par principes, et on agissait par maximes : on en avait du moins la prétention. On avait aussi, on avait surtout le goût des idées générales ; on s’efforçait de convertir son lecteur à celles que l’on s’était formées, par l’expérience, par l’étude, par la méditation ; — et tout cela, c’était encore, c’était vraiment de la littérature.

Ce qui en était également, c’était de s’occuper des actes ou des œuvres plutôt que des personnes ; et, — passez-moi le mot, qu’il faudra bien que vous insériez dans une prochaine édition de votre Dictionnaire, — le reportage n’était pas né. La description du mobilier de Scribe ou l’hygiène de Victor Hugo ne faisait point une partie nécessaire du compte rendu des Burgraves ou de la Camaraderie. C’était un tort, évidemment ; et la suite l’a bien prouvé ! De savoir ce que valent Jocelyn ou Indiana, Chatterton ou les Nuits, ce sont aujourd’hui questions secondaires, bonnes pour amuser quatre pédants entre eux, tenues d’ailleurs pour fort indifférentes aux lecteurs de Musset et de Vigny, de George Sand et de Flaubert. Mais ce qu’il y a d’eux, ce qu’ils ont mis de leurs amours dans leurs vers ou dans leurs romans, le secret de leur confession ; mais le vrai nom de Jocelyn ou du colonel Delmare ; mais les singularités, les manies et, s’il se peut, les ridicules de George Sand ou de Vigny ;

Voilà ce qui surprend, frappe, saisit, attache ;

voilà ce que réclame expressément le lecteur ; et voilà comme on entend aujourd’hui les rapports de la presse et de la littérature. Une génération nouvelle a grandi, dont l’ardeur d’indiscrétion ne le cède qu’à son indifférence entière pour les idées. Semblables à cet orateur qui ne pensait pas, disait-il, quand il ne parlait pas, ces jeunes gens ne pensent point, quand ils n’interrogent point. Leurs victimes les fournissent de « copie », et ils y ajoutent les inexactitudes… C’est justement ce qu’on appelle être bien informé !

Est-ce qu’en essayant de définir ainsi quelques-uns des caractères qui distinguent le journalisme d’aujourd’hui de celui d’autrefois, je me suis fort éloigné de M. John Lemoinne ? Non, messieurs ; ou du moins je ne l’ai pas perdu de vue, et c’est d’après lui que j’ai tâché de peindre. C’est aussi d’après ceux de nos contemporains qui sont l’honneur de la presse française. Prompt et agile comme il était, capricieux, un peu fantasque même, quelque peu sceptique aussi, M. John Lemoinne était d’ailleurs trop habile, il était trop maître de son talent pour ne pas profiter de cette révolution du journalisme. Avec souplesse, avec prestesse, avec adresse, il en prit donc ce qu’il en fallait prendre. Il allégea, il abrégea sa manière, si je puis ainsi dire ; il la ramassa, il la concentra. Ce qu’il y avait en lui d’humoristique et de caustique perça sous l’air de gravité dont il l’avait enveloppé jusqu’alors ; et, comme aiguillonné par l’exemple des plus brillants de ses jeunes confrères, il s’éleva plus d’une fois, dans ses dernières années, jusqu’à… l’impertinence transcendante. Je n’aurais jamais osé caractériser ainsi son genre de talent, si l’expression n’était de l’un de ses plus aimables collaborateurs ! Mais il n’oublia pas que ce sont les idées qui gouvernent le monde, et que, si l’art d’écrire consiste à savoir quelquefois aiguiser une piquante épigramme, il consiste pour une plus grande part à dégager des choses qui passent les leçons durables qui leur survivent. Aussi, sous l’agrément ironique de la forme, — et sous un air de légèreté, qui ne va pas quelquefois sans un peu d’affectation, — demeura-t-il toujours en lui du doctrinaire, comme il convenait à un ami de M. Guizot ; et, messieurs, vous ne me croiriez pas, c’est ici que je manquerais de franchise, si j’hésitais à l’en féliciter. Qui de nous n’a ses faiblesses ? La mienne, l’une des miennes, a toujours été d’aimer les doctrinaires, et voyez quelle est mon indulgence pour eux, si je leur pardonne, non seulement d’avoir eu des doctrines, et de les avoir bravement soutenues, mais encore d’en avoir changé, toutes les fois qu’ils en ont produit des raisons… doctrinales.

Ne craignez pas, messieurs, que j’entreprenne ici l’apologie de l’inconsistance. Lorsque tout change autour de nous, ce serait sans doute une étrange prétention que de nous obstiner dans une immobilité d’ailleurs bien illusoire ; et ce serait une plus étrange duperie que d’avoir vécu, travaillé, réfléchi cinquante ans, pour être encore, sur le déclin de l’âge, le timide captif des préjugés de sa vingtième année ! Mais ce qu’il vaut mieux dire, comme étant moins paradoxal, c’est que, pour fonder une doctrine entière, il faut moins de principes qu’on ne le semble croire. Armé de son levier, le géomètre ne demandait qu’un point d’appui pour soulever le monde ; et, sur une seule pierre, combien de philosophes n’ont-ils pas bâti tout l’édifice de la métaphysique, de la morale, de la politique ! Uniquement fidèle à son amour de l’indépendance et de la liberté, si M. John Lemoinne les a toujours défendues l’une et l’autre, il a donc pu changer de tactique avec les circonstances, on ne peut pas dire qu’il ait changé d’opinions. — Et pourquoi n’ajouterai-je pas que les gouvernements eux-mêmes ont changé parfois de conduite ? Si l’allié de la veille se trouve être alors l’adversaire du lendemain, est-ce bien lui qui a varié ? Pas plus en vérité que si, ses ennemis adoptant ses principes, il se trouvait être aujourd’hui le défenseur involontaire de ceux qu’il attaquait hier. Au milieu du siècle dernier, la France, longtemps ennemie de la maison d’Autriche, contracta — beaucoup moins brusquement qu’on ne l’enseigne dans nos histoires, — une étroite alliance avec Marie-Thérèse, l’impératrice-reine. L’opinion philosophique s’en montra scandalisée. Bien loin pourtant de changer de politique, le cabinet de Versailles n’avait fait qu’adapter à un récent déplacement de l’équilibre européen ses principes traditionnels et presque deux fois séculaires. La morale qui juge la conduite des grands États ne peut-elle pas juger celle aussi des particuliers ?

C’est ce que je me demanderais, messieurs, si d’ailleurs je m’étais soigneusement abstenu de toucher à la politique dans cet éloge de mon prédécesseur. Il faut savoir s’accommoder au temps ! « Le duc de Wellington, a-t-il écrit quelque part, avait combattu toute sa vie l’émancipation des catholiques : quand elle fut devenue inévitable, non seulement il cessa de la combattre, mais il la proposa lui-même. » Les principes n’avaient point changé, mais les faits avaient marché. Je ne sache pas de meilleure excuse aux variations d’un homme d’État ou plutôt, si ! j’en connais une meilleure : c’est quand ses variations, eussent-elles été plus graves que celles de M. John Lemoinne, ont toujours été parfaitement désintéressées.

Ce fut encore un trait du caractère de M. John Lemoinne. Nul ne fut plus désintéressé ni ne composa plus dignement sa vie. Journaliste influent, mêlé, s’il l’eût voulu, aux plus grandes affaires ; homme politique, de ceux dont tous les gouvernements, à défaut de l’alliance, eussent recherché la neutralité, M. John Lemoinne, avec autant de sollicitude qu’on en voit d’autres courir après les occasions de fortune, sembla toujours les fuir ; — et il réussit à les éviter. Vous me permettrez de lui en savoir gré. Quelque dédain de la fortune, pourvu qu’il n’ait rien d’emphatique ni de farouche, ne messied pas à l’homme de lettres ; il lui va bien ; et j’aime assez que, dans un journaliste, le pouvoir de l’esprit, pur de tout alliage, ne rayonne que de son propre éclat. Certainement, il n’est pas mauvais, je trouve même bon que, de loin en loin, quelques-uns d’entre nous donnent l’exemple… de la richesse. Je n’oublierai jamais que du jour où Voltaire a pu rivaliser de luxe avec un fermier général, et mettre aux genoux de « sa belle Émilie » quelque chose de plus que M. Turcaret aux pieds de sa baronne, de ce jour, messieurs, une existence nouvelle a commencé pour l’homme de lettres, émancipé désormais de la protection du traitant ou de la tutelle même du prince. On a compris, ce jour-là, que, s’il faut d’une certaine sorte d’esprit pour faire ses affaires, l’homme de lettres n’en était pas nécessairement incapable ; et c’est depuis lors que le pouvoir de l’intelligence a vraiment balancé dans l’estime publique celui de la naissance et celui de l’argent. Grâces en soient rendues, comme à Voltaire lui-même, à tous les écrivains qui, pour maintenir parmi nous cet heureux équilibre, si nécessaire à tout le monde, ont imité son ordre et son économie ! Mais ne devons-nous pas aussi quelque reconnaissance aux autres, à tous ceux qui ne se sont souciés ni de richesses, ni de places ; qui se seraient crus en vérité moins libres, s’ils s’étaient mis dans la dépendance de leur propre fortune ; qui n’ont enfin voulu devoir qu’à eux-mêmes, à eux seuls, toute leur considération ; et leur exemple n’a-t-il pas bien son prix ? Tel fut M. John Lemoinne, et vous, messieurs, qui l’avez connu, vous savez si je dis vrai quand je loue son désintéressement, mais surtout, vous savez, si je l’en avais moins loué, quel tort j’eusse fait à sa mémoire.

Vous rappellerai-je en terminant, et, — quelque tentation que j’en eusse, — m’appartient-il de vous rappeler l’intérêt qu’il prenait aux travaux de l’Académie ? Ce que du moins je puis dire, c’est qu’il aimait passionnément sa langue. Il ne pouvait se consoler, je le cite en propres termes : « que les temps fussent passés où, quand deux hommes de nations différentes se rencontraient, c’était en français qu’ils parlaient pour s’entendre ». Il se plaignait, avec un sentiment de patriotique amertume, que : « de plus en plus l’humanité pensât et parlât en anglais ». Il s’affligeait enfin de voir poindre le jour où la langue française, — c’est toujours lui qui parle, — aurait à jamais perdu « l’empire, la papauté, la monarchie de la parole et de l’écriture ». Retenons, messieurs, ces fortes expressions, et admirons la sincérité de son inquiétude.

Mais je ne saurais partager ses craintes, et je ne saurais surtout admettre avec lui que « la langue dans laquelle les hommes pourront parler le plus, le plus longtemps, le plus souvent, tous les jours, sera celle qui finira par vaincre et monter sur le trône ». Non ! la fortune littéraire d’une langue, et de la nôtre en particulier, ne dépend pas du nombre des hommes qui la parlent, quand il y en a d’ailleurs la moitié qui l’écorchent. Elle dépend, elle dépendra, dans l’avenir comme dans le passé, du nombre, de la nature, de l’importance des vérités que ses grands écrivains lui auront confiées. D’autres langues peuvent donc avoir d’autres qualités : l’anglais, si on le veut, ou l’espagnol, qui n’est guère moins répandu dans le monde ; et d’autres langues, d’une autre famille, comme le chinois, peuvent être parlées par plusieurs centaines de millions d’hommes. Mais depuis plus de quatre cents ans, si nos grands écrivains ont fait du français la langue la plus logique, la plus claire, la plus transparente que les hommes aient jamais parlée ; s’ils ont réussi à mettre en elle, de façon qu’on ne l’en puisse ôter sans déchirure ni mutilation, je ne sais quelle vertu sociale ; et si l’on pourrait dire qu’avant d’écrire pour eux-mêmes ou pour leurs compatriotes, ils ont écrit pour l’humanité, nous n’avons pas à craindre qu’ils périssent ; ni que notre langue, supplantée par une autre dans les usages du commerce ou de la banque, le soit dans l’échange ou dans la communication des idées ; ni que les hommes cessent de l’apprendre, aussi longtemps qu’ils continueront d’avoir quelque conscience de l’œuvre commune, obscure et lointaine à laquelle ils travaillent ensemble. Le vrai Rodrigue, la vraie Chimène, les seuls, seront toujours ceux de Corneille ; la vraie Phèdre toujours celle de Racine ; et qui voudra prendre une vue perspective de l’histoire de l’humanité, c’est toujours à nous, messieurs, qu’il la demandera, c’est au Discours sur l’histoire universelle, c’est à l’Esprit des Lois, c’est à l’Essai sur les mœurs.

L’unique danger que je redouterais, ce serait donc que notre langue, mal informée de sa propre fortune, en vînt à méconnaître un jour les vraies raisons de son universalité. Oui ; si nos écrivains, enragés de modernité, prétendaient rompre sans retour avec une tradition plus de quatre fois séculaire et consacrée par tant de chefs-d’œuvre ; s’ils songeaient moins dans leurs écrits aux intérêts de l’humanité qu’à eux-mêmes, et s’ils mettaient les conseils de leur amour-propre au-dessus de la vérité ; s’ils s’évertuaient enfin à poursuivre une originalité décevante, qui ne s’atteint guère en français qu’aux dépens de la clarté, oui, je conviens qu’alors nous serions au hasard de perdre notre ancien empire, et, pour avoir voulu parler allemand ou norvégien dans la langue de Voltaire et de Bossuet, de Lamartine et de Racine, de Chateaubriand et de George Sand, nous aurions compromis en même temps l’influence et l’action nécessaires du génie français dans le monde. Nos jeunes gens le veulent-ils ? et s’ils ne le veulent pas, comment ne voient-ils pas que c’est le prix dont nous paierons certainement leur funeste dédain du passé ?

Mais vous êtes là, messieurs, pour défendre et sauver les écrivains d’eux-mêmes. Institués en effet, par ce grand Cardinal, — dont je suis heureux de ramener dans un discours académique l’éloge autrefois obligatoire, — institués et comme patentés, « pour rendre le langage français non seulement élégant, mais capable de traiter tous les sciences », et le faire ainsi succéder dans la royauté du latin, vous n’avez pas failli, depuis votre première origine, à cette noble tâche. Pour vous en acquitter, vous vous êtes gardés d’imiter tant d’autres compagnies, — que l’on pourrait nommer, — mortes presque en naissant de n’avoir prétendu former que des sociétés de gens de lettres. Vous avez au contraire libéralement accueilli parmi vous, pour les faire concourir ensemble au perfectionnement de la vie civile, toutes les forces sociales. Les grands seigneurs, dans vos assemblées, ont discuté le sens des mots de Politesse et d’Indépendance avec le fils du notaire Arouet ou celui du greffier Boileau. Vous avez tenu à honneur d’associer à vos travaux des princes même de l’Église. Et ainsi, sans que vous y eussiez songé peut-être, par un effet du cours insensible des choses, l’égalité académique a été la première que la France ait connue ! C’est ce qui m’a donné, messieurs, la hardiesse de solliciter vos suffrages ; c’est ce qui me rend presque aussi fier, comme citoyen que comme homme de lettres, de les avoir obtenus ; et c’est en travaillant pour ma modeste part à la grande œuvre qui est la vôtre que je m’efforcerai de justifier l’honneur de votre choix.

II. Discours prononcé à Lyon pour l’inauguration de la statue de Claude Bernard le 28 octobre 1894

Messieurs,

Soucieuse, ou jalouse, avant tout, de rendre à Claude Bernard un hommage qui fût également digne de lui et d’elle, ce n’est pas d’abord à moi que l’Académie française en avait voulu confier le périlleux honneur, et je pense qu’elle ne me reprochera pas de trahir le secret de ses délibérations si je vous apprends que c’était à mon savant et illustre confrère, M. Joseph Bertrand. Personne assurément n’eût mieux loué Claude Bernard que l’auteur de tant de beaux Éloges, eux-mêmes devenus classiques, et croyez bien, messieurs, qu’en osant prendre ici la parole à sa place, nul ne sait mieux que moi ce que vous y perdrez. Mais, par un scrupule de délicatesse, — où se mêlait sans doute un excès de courtoisie pour un tout nouveau confrère, — M. Bertrand a paru craindre que vous ne vissiez surtout en lui le secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences. Il a donc souhaité qu’avant les discours que vous allez entendre, — et où il savait bien que les maîtres de la physiologie contemporaine estimeraient à leur prix les travaux scientifiques de Claude Bernard, — une voix moins autorisée, mais non pas moins sincère, essayât de vous dire le rang que ces travaux assignent à leur auteur dans l’histoire des lettres ou de la pensée françaises. Claude Bernard en son temps fut en effet plus qu’un physiologiste, et plus, comme on l’a dit, que « la physiologie même » : il fut vraiment un maître des intelligences. Quelque profit que la science de la vie ait tiré de ses découvertes, l’art de penser n’en a pas tiré peut-être un moindre. Et si nous commençons à discerner les vrais caractères de la révolution qui, vers le milieu du siècle où nous sommes, a transformé l’esprit moderne, nous savons dès aujourd’hui que Claude Bernard en fut, et qu’il en demeurera dans l’avenir un des principaux ouvriers. Je ne fais ici que répéter ce que me disait, il y a plus de vingt-cinq ans, — quand j’avais l’honneur d’être un de ses élèves, — l’homme éminent à qui je suis heureux de témoigner publiquement toute ma gratitude, et que je serais plus heureux encore, pour lui, pour vous, et pour le pays même, de pouvoir saluer du titre de recteur de l’Université de Lyon.

Vous ne vous attendez pas que je vous parle des essais dramatiques de Claude Bernard ; et, puisqu’il a voulu lui-même qu’ils fussent ensevelis dans l’ombre, je les y laisserai. Je ne m’attarderai pas davantage à louer les qualités de sa manière d’écrire, comme je pourrais faire celles d’un poète ou d’un romancier. Si je ne partage pas à cet égard les idées d’Ernest Renan, et si je ne crois pas du tout avec lui que « la première qualité de l’écrivain soit de ne pas songer à écrire », le mérite littéraire de Claude Bernard n’en est pas moins très différent de celui qu’on admire dans un artiste de mots. Claude Bernard ne s’est point piqué de donner une forme personnelle et originale à des idées communes, ce qui est d’ailleurs l’un des objets de l’art d’écrire ; et, vous le savez bien, qu’ont fait autre chose, dans notre siècle même, les Lamartine, par exemple, les Hugo, les Musset ? Mais, au contraire, à des idées nouvelles, comme les découvertes elles-mêmes qui en étaient les commencements ou les suites, il a donné la forme qu’il fallait pour nous les rendre intelligibles à tous ; et n’est-ce pas là justement ce que l’on pourrait appeler la fonction supérieure de l’art d’écrire ? Oui, mettre le pied le premier sur une terre inexplorée, la reconnaître, s’en emparer, la défricher alors, et, si je l’ose dire, la civiliser ; de la brousse ou du steppe, de la plaine inféconde ou du marais stérile faire une grasse province ; l’annexer à l’ancien empire, et de son superflu grossir la commune épargne, ainsi font les vrais conquérants, et ainsi, messieurs, dans l’histoire de notre langue et de notre littérature, ont fait l’un après l’autre, — pour n’en nommer ici que quelques-uns, — les Descartes, les Pascal, les Buffon, les Cuvier, les Claude Bernard. Après avoir eux-mêmes organisé leur science, d’une manière qui plus d’une fois a ressemblé à une création, ils en ont fait entrer jusqu’au vocabulaire dans la circulation quotidienne de l’usage. L’un a ainsi dégagé la philosophie même de l’ombre des écoles et de la poussière des bibliothèques. L’autre a tiré l’histoire naturelle du secret des laboratoires ou du mystère des salles de dissection. Grâce à celui-ci, la langue du calcul des probabilités nous est devenue presque familière. Grâce à celui-là l’imagination du poète s’est enrichie des métaphores que lui apportait la botanique ou la zoologie. C’est une révélation du même genre que nous devons à Claude Bernard. Pour exposer les résultats des sciences de la vie, son génie d’écrivain a trouvé dans la langue de tout le monde des ressources inconnues, et ce que l’on n’exprimait guère avant lui qu’en termes spéciaux, techniques et rébarbatifs, il a inventé les moyens de le dire en termes non moins précis, non moins scientifiques, et cependant généraux. Rappelons-nous ici, messieurs, le précepte de Buffon ! Les termes généraux, ce ne sont pas, comme on l’a cru souvent, comme on le répète encore tous les jours, ce ne sont pas les termes vides, inconsistants et décolorés d’une rhétorique banale : ce sont tout simplement les termes du commun usage. Un véritable écrivain n’aura donc garde de les proscrire. Mais par une manière nouvelle, par une manière à lui de les associer, il leur fera dire des choses nouvelles ; il en fera sortir ce qu’ils contenaient de sens et de richesse cachés ; il leur donnera, je ne sais comment, une profondeur, une étendue, une portée dont on ne les savait pas capables. Aucun physiologiste assurément, mais aucun écrivain surtout ne me démentira si je loue Claude Bernard d’y avoir souvent réussi. Dirai-je à ce propos qu’il a « popularisé » la physiologie ? Non ; puisque ce mot de « populariser » ne va pas sans quelque nuance de défaveur. Mais il y a intéressé tout ce qu’il y a d’esprits cultivés, — d’« honnêtes gens », comme on parlait jadis, — et s’il n’est permis à personne d’ignorer aujourd’hui les problèmes essentiels de la science de la vie, c’est à ses découvertes qu’on le doit sans doute, mais c’est bien plus encore à la lucidité des expositions qu’il en a lui-même données.

Il était donc trop modeste quand il parlait de son « insuffisance littéraire », et j’en appelle à tous ceux qui l’ont lu ! Je connais, vous connaissez tous, messieurs, dans son Introduction à la médecine expérimentale, ou dans ses Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, des pages qui sont des modèles de style scientifique ou philosophique, — je veux dire dont la netteté, la précision, la solidité ne le cèdent point aux pages même les plus vantées des Époques de la Nature ou du Discours de la Méthode. Si l’on veut qu’elles manquent de cet éclat dont les romantiques, dans le siècle où nous sommes, ont fait arbitrairement la première des conditions de l’art d’écrire, elles sont éclairées du dedans par une lumière toujours égale, uniformément diffuse, qui n’éblouit pas, mais aussi qui n’aveugle point. Et si l’on s’avisait que le tour n’en a rien d’oratoire, ni de lyrique, c’est apparemment que Claude Bernard n’était ni Michelet ni Bernardin de Saint-Pierre, mais il faut l’en louer encore ; et, puisque les plus éloquentes effusions ne remplacent pas une bonne expérience, il faut justement le féliciter de se les être toujours interdites. On ne trouverait pas une apostrophe ou une exclamation dans les dix-huit volumes de son œuvre ; et sous ce rapport, la sobriété de son style n’en est égalée que par le caractère de sereine impersonnalité.

Je viens, messieurs, de nommer les Époques de la Nature et le Discours de la Méthode. J’ai pensé plus d’une fois en effet que l’Introduction à la médecine expérimentale n’avait pas exercé moins d’influence, à son heure, que ces livres fameux ; et je n’ignore pas que c’est beaucoup dire, mais je le dis pourtant, et je ne crois pas trop dire. Quand ses qualités d’écrivain n’auraient pas fait de Claude Bernard l’héritier naturel de la réputation d’un Buffon ou d’un Descartes, il le serait encore à titre de philosophe, ou, si vous le voulez, de penseur. Car, il n’a certes créé ni la physiologie ni la science expérimentale, mais il les a transformées, et de la façon qu’il les a transformées, il a renouvelé non seulement les méthodes, mais en un certain sens la conception même qu’on se formait avec lui de la science. Les plus illustres de ses prédécesseurs en ont à peine fait davantage ; et c’est pour ce motif que, depuis plus d’un quart de siècle, ceux qu’on entend peut-être le plus souvent invoquer le nom de Claude Bernard, ce ne sont pas les physiologistes, ce sont les philosophes.

Lorsque ce livre parut, Locke et Bacon régnaient encore sur la science. Comme on appelle Boileau « le législateur du Parnasse », quand on veut lui être désagréable, on appelait donc Bacon « le législateur de l’induction », mais c’était une manière d’honorer sa mémoire. On le vengeait ainsi des attaques de Joseph de Maistre ; et tout ce que tes sciences physiques ou naturelles ont réalisé de progrès depuis trois ou quatre cents ans, on voulait dire qu’elles le devaient à l’impulsion de son génie. Il avait inventé la méthode ! Cependant, quand on essayait de définir cette méthode si féconde, il se trouvait, — chose assez surprenante ! — qu’elle consistait précisément à n’en être pas une. L’horreur du syllogisme en formait le premier article. Point de raisonnement, ni de raisons, mais des observations et des faits. On regardait tomber les pommes, et on en concluait qu’à moins sans doute qu’on ne les cueille, toutes les pommes tombent, et c’était une loi. On versait des acides dans de la teinture de tournesol, elle rougissait, et c’était une loi. On injectait à une grenouille du venin de crapaud, elle en mourait, et c’était une loi. Pour se faire d’ailleurs pardonner tant de hardiesse, on admettait qu’un fait est toujours à la merci d’un autre, si je puis ainsi dire ; et sentant bien qu’avec des contingences additionnées il était difficile de faire du nécessaire, toutes ces lois n’étaient vraies que jusqu’à preuve du contraire. Je n’exagère, vous le savez, messieurs, ni d’un mot ni d’une syllabe, et je ne vous parle pas de temps bien reculés ! Si ce n’est pas ainsi que Cousin a défini lui-même l’induction, il ne s’en faut que du prestige de sa rhétorique ; et c’est bien de cet empirisme que Stuart Mill, avec ses « résidus » et ses « concomitances », a prétendu donner la théorie dans son Traité de logique inductive.

Claude Bernard est venu renverser tout cela. Sans en faire autant de bruit que Bacon, il a nié que le refus de raisonner fût une forme de raisonnement ; et il a montré que, bien loin d’être deux manières de raisonner différentes et inverses, l’induction et la déduction n’en faisaient qu’une au fond. « Toutes les variétés apparentes du raisonnement, — a-t-il dit en propres termes, — ne tiennent qu’à la nature du sujet que l’on traite, et à sa plus ou moins grande complexité. Mais, dans tous les cas, l’esprit de l’homme fonctionne toujours de même par syllogisme, et il ne pourrait pas se conduire autrement. » L’avait-on dit peut-être avant lui ? C’est ce que je n’examine point, si personne assurément ne l’avait dit ni n’eût pu le dire avec la même autorité. Le nombre et la grandeur de ses découvertes scientifiques donnaient à sa parole une autorité qui participait de leur valeur et de leur certitude. Le Discours de la Méthode aurait passé peut-être inaperçu si Descartes n’avait pas été le créateur de la géométrie analytique ; et pareillement, le crédit qu’en semblable matière on eût volontiers refusé à un philosophe, qui donc l’eût osé disputer à l’auteur des immortels travaux sur la glycogenèse animale ?

En même temps que le raisonnement, si les philosophes, et les savants eux-mêmes, avaient chassé l’imagination du domaine de la science, on ne saurait être trop reconnaissant à Claude Bernard de l’y avoir rétablie dans ses droits « Un fait n’est rien par lui-même ; — c’est encore lui qui parle, — il ne vaut que par l’idée qui s’y rattache ou par la preuve qu’il fournit. Quand on qualifie un fait nouveau de découverte, ce n’est pas le fait lui-même qui constitue la découverte, mais bien l’idée nouvelle qui en dérive, et quand un fait prouve, ce n’est point le fait lui-même qui donne la preuve, mais seulement le rapport qu’il établit entre le phénomène et sa cause. » Et plût aux Dieux, messieurs, que, pour ne rien dire de nos savants, plût aux Dieux que nos philosophes, nos historiens, nos critiques eussent retenu la leçon de ces fortes paroles !

Il est donc vrai, messieurs, que sans une « idée directrice », de même que le savant ne saurait instituer aucune expérience, ainsi ni le critique, ni l’historien, ni le philosophe ne sauraient rien entreprendre, ou seulement rien comprendre. « C’est l’idée, comme le dit Claude Bernard, qui est le principe de tout raisonnement et de toute invention ; c’est à elle que revient toute espèce d’initiative » ; et ailleurs encore : « C’est l’idée qui constitue le point de départ de out raisonnement scientifique, et c’est elle qui en est également le but dans l’aspiration de l’esprit vers l’inconnu ». Mais, de même qu’autrefois dans les sciences de la nature une fausse induction, fondée sur le respect du fait et sur le mépris de l’idée, voilà combien d’années qu’une érudition fallacieuse opprime dans les sciences de l’esprit l’essor de l’hypothèse et de l’imagination ! Vous rappellerai-je ici l’étrange abus que, jusque dans l’art même, on a fait du document ! « Gardez-vous des idées, dit-on encore parfois à la jeunesse, ou, si par hasard vous en aviez, cachez-les ! La pensée n’a pas été donnée à l’homme pour s’en servir, mais pour qu’il apprenne d’elle à s’en passer. Un certain Claude Bernard, qui fut d’ailleurs en son temps le maître de la science expérimentale, n’a pas craint d’enseigner que “la méthode n’enfantait rien” ! Mais ne l’en croyez pas ! C’est la méthode qui est tout ! Et, grâce à elle, quand vous aurez accumulé documents sur documents, il est vrai que vous succomberez sous le poids de vos matériaux, mais du moins tomberez-vous avec gloire, et l’on ne vous fera pas ce reproche, le plus cruel qu’on puisse aujourd’hui faire à un critique ou à un historien : c’est d’avoir eu des idées, ou de n’avoir cherché dans les documents qu’à vous en former d’autres, de nouvelles, — et de plus générales. » De « plus générales » ! Ose-je bien me servir de ce mot ! Qui, je sais qu’on affecte encore aujourd’hui la haine des « idées générales », et, pour en triompher plus aisément, je sais que la consigne est de les confondre avec les idées toutes faites. Mais moi qui les aime ! et qui sais pourquoi je les aime ! quand je n’aurais pas vu depuis vingt-cinq ans que les deux grands « penseurs », qui en ont le plus abusé, — je veux dire Taine et Renan, — sont aussi ceux qui les ont le plus vivement attaquées chez les autres, comme, en vérité, s’ils eussent voulu s’en réserver le monopole ! il me suffirait, pour me rassurer, de cette belle page de Claude Bernard : « Ceux qui font des découvertes sont les promoteurs d’idées neuves et fécondes. On donne généralement le nom de découverte à la connaissance d’un fait nouveau, mais je pense que c’est l’idée qui se rattache au fait découvert qui constitue en réalité la découverte. Les faits ne sont ni grands ni petits par eux-mêmes. Une grande découverte est un fait qui, en apparaissant dans la science, a donné naissance à des idées lumineuses, dont la clarté a dissipé un grand nombre d’obscurités, et montré des voies nouvelles. » Voilà, messieurs, la meilleure définition qu’on ait jamais donnée des « idées générales » ; et, pour ma part, je n’en demande pas, je n’en propose pas d’autre. Quelle qu’elle soit, l’idée directrice ne devient elle-même féconde que dans la mesure de sa généralité ; — et sa généralité se mesure tour à tour ou en même temps au nombre, à la diversité, à la complexité des faits dont elle est le résumé, l’explication, et la loi.

Mais Claude Bernard a fait un pas de plus, ou, si vous le voulez, il a creusé plus profondément, et sa définition de l’« idée organique » ou « organisatrice » n’est pas moins riche ou, comme on dit, moins suggestive, que celle qu’il a donnée de l’« idée générale » et de l’« idée directrice ». « Dans tout germe vivant, — a-t-il dit, — il y a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l’organisation ». Et de cette observation, qui est d’un physiologiste, il en tire ailleurs, il en induit, ou il en déduit celle-ci, qui est d’un philosophe : « Quand un phénomène quelconque nous frappe dans la nature, nous nous faisons une idée sur la cause qui le détermine… Mais cette idée a priori, qui surgit en nous à propos d’un fait particulier, renferme toujours implicitement et en quelque sorte à notre insu un principe auquel nous voulons ramener le fait particulier. » Ceci, messieurs, revient à dire que rien au monde n’a d’intérêt ou de sens en soi, mais uniquement dans ou par le rapport qu’il soutient avec un ensemble. Les seules monographies qui soient dignes qu’on les retienne sont celles dont les conclusions subsisteraient toujours, si l’on supposait que l’objet en eût disparu. Croyons donc fermement qu’il ne sert à rien de décrire le lapin ou le chat, si la description n’en apporte quelque chose de neuf aux conclusions dernières de la physiologie générale ou de l’anatomie comparée. Rappelons-nous bien que « la science ne peut avancer que par révolution, et par absorption des vérités anciennes dans une forme scientifique nouvelle. » N’oublions enfin jamais que, pour avancer dans la connaissance du détail des parties, il faut d’abord avoir quelque idée préconçue du tout. C’est par investissement qu’il faut que l’on procède ; — et en effet, de tous les moyens de réduire une place, il y en a peut-être de plus rapides, mais je ne pense pas qu’il y en ait de plus sûrs, ni de moins coûteux.

S’il est impossible de méconnaître la grandeur et la simplicité de ces idées, il est impossible de ne pas voir qu’elles tendaient à renouveler la conception même de la science ; et c’est bien aussi ce qu’elles ont opéré. Non seulement elles ont renversé l’idée fausse que l’on se formait de la méthode, et à « l’induction baconienne » elles ont substitué ce que Claude Bernard a lui-même appelé « la critique expérimentale. » Mais en outre, à l’idée d’une science morte, elles ont substitué celle d’une science vivante, et pour ainsi parler, d’une science toujours en mouvement.

Pas plus en physique ou en chimie qu’en physiologie même, le progrès de la science n’est arithmétique, et ne se constitue par une simple addition de vérités nouvelles à des vérités anciennes, mais il est proprement « organique », et, de chacune de ses acquisitions successives, le corps de la science en est tout entier modifié. Il n’y a qu’un principe immuable et fondamental : c’est celui du déterminisme absolu des phénomènes. Et, conformément à la loi de ce déterminisme, les faits sont toujours les faits ; ils sont acquis à la science et à l’humanité dès que l’expérience et la critique les ont déterminés ; on n’en changera point la nature ni les conditions. Je dis seulement que la science est tout autre chose que la somme de ces faits. Elle est l’interprétation qu’on en donne, ou, si vous le voulez, elle est l’édifice que nous démolissons d’âge en âge pour le reconstruire, avec les mêmes matériaux, sur un plan toujours différent. Précisément parce qu’ils ne valent que par « l’idée qui s’y rattache », ou par « la preuve qu’ils fournissent », les mêmes phénomènes changent perpétuellement de signification. Le déterminisme de chacun d’eux n’en soustrait pas l’ensemble à cette loi d’évolution qui peut-être, c’est une parole encore de Claude Bernard, « est le trait le plus remarquable des êtres vivants et par conséquent de la vie ». Et à la vérité, messieurs, je le sais bien, j’étends un peu le sens qu’il a donné lui-même à ce mot d’évolution. L’évolution, dans sa pensée, ne se séparait pas de l’idée d’une destruction qui en est comme le terme nécessaire et préfix. Mais l’infidélité n’est pas grande, si du sein même de la mort, nous voyons la vie renaître tous les jours, et, puis, si peut-être, en louant aujourd’hui Claude Bernard, il faut bien faire quelque chose aussi pour Darwin. Lui-même, d’ailleurs, me pardonnerait-il d’oublier que, les grands hommes, ainsi qu’il l’a dit, étant toujours « fonction de leur temps », il y a donc une solidarité qui les lie quand ils ont vécu dans le même temps ? Évolution ou révolution, c’est à la même œuvre qu’ils ont travaillé l’un et l’autre, — eux, avec un troisième dont je n’ai même pas besoin de prononcer le nom, — et j’ose croire que la pensée moderne est orientée pour longtemps, pour des siècles peut-être, dans la direction qu’ils lui ont indiquée.

Car j’oublierais sans doute un des titres de Claude Bernard à notre gratitude si je ne disais, avant de terminer, que nul à son heure n’a fait autant ou plus que lui, pas même Auguste Comte, pour renouer, resserrer, et consolider l’alliance nécessaire de la science et de la philosophie. Ne nous lassons point de citer l’Introduction à la médecine expérimentale. « La séparation de la science et de la philosophie ne pourrait être que nuisible au progrès des connaissances humaines. La philosophie, tendant sans cesse à s’élever, fait remonter la science à la cause ou à la source des choses. Elle lui montre qu’en dehors d’elle il y a des questions qui tourmentent l’humanité et qu’on n’a pas encore résolues. Cette union solide de la science et de la philosophie est utile aux deux, elle élève l’une et contient l’autre. Mais si le lien qui unit la philosophie à la science vient à se briser, la philosophie, privée de l’appui ou du contrepoids de la science, monte à perte de vue et s’égare dans les nuages, tandis que la science, testée sans direction et sans aspiration élevée, tombe, s’arrête ou vogue à l’aventure. » C’est en 1865, il y a trente ans, messieurs, qu’il écrivait ces lignes, à une époque, s’il vous en souvient, où la paisible indifférence des savants pour les philosophes n’était égalée que par l’indulgent mépris des philosophes pour les savants. La publication du Cours de Philosophie positive d’Auguste Comte, en 1842, n’y avait rien fait ! Cousin avait continué d’ignorer Magendie, et Magendie d’ignorer Cousin. L’illustre et fougueux rhéteur s’obstinait à se renfermer dans son Moi, comme dans sa citadelle imprenable ; le célèbre et sceptique physiologiste se refusait à sortir de son laboratoire, comme d’un antre inaccessible. Le plus coupable était sans doute Cousin. Historien de la philosophie, Cousin ne pouvait pas ne pas savoir que, depuis Aristote, aucun philosophe de quelque valeur n’avait vécu dans cette indifférence ou dans cette incuriosité de la science. Nous avons de l’auteur de la Critique de la Raison pure d’excellents travaux astronomiques. Les préoccupations de ses immortelles découvertes n’avaient pas détourné Newton de la théologie même, et l’homme qui lui dispute la gloire de l’invention du calcul infinitésimal, ai-je besoin de le nommer, c’est Leibniz. Malebranche était géomètre ; Pascal physicien ; et que dirai-je de Descartes ? Science et philosophie, c’est Claude Bernard qui a opéré la réconciliation de ces deux sœurs ennemies ; et c’est depuis la publication de son Introduction à la médecine expérimentale que nous avons vu les philosophes se remettre à l’école pour prendre d’un physiologiste des leçons de « logique » et de « psychologie ». Ils y en trouveraient, ils y en trouveront quand ils en voudront, de « critique générale », et au besoin de métaphysique.

Je ne finirais pas, messieurs, si je voulais énumérer les conséquences qui sont sorties de là, mais je ne puis me dispenser de toucher un dernier point. L’une des idées sur lesquelles Claude Bernard a le plus souvent insisté ; qui lui tenait évidemment à cœur ; et dont on peut dire aussi bien qu’elle est l’idée maîtresse de la conception de la médecine expérimentale : c’est que les phénomènes de vie ne diffèrent pas des phénomènes de l’ordre physicochimique, et qu’ainsi les sciences biologiques « se soudent » aux sciences naturelles et physiques. « La vie n’est rien qu’un mot qui veut dire ignorance — écrivait-il dans son Introduction — et quand nous qualifions un phénomène de vital, cela équivaut à dire que c’est un phénomène dont nous ignorons la cause prochaine ou les conditions. » Et trois ans plus tard, dans son Rapport sur les progrès de la Physiologie, je lis encore : « Sous le rapport physico-mécanique, la vie n’est qu’une modalité des phénomènes généraux de la nature, elle n’engendre rien, elle emprunte ses forces au monde extérieur et ne fait qu’en varier les manifestations de mille et mille manières. » Je ne sais, messieurs, quel est aujourd’hui l’état au vrai de la science ; et, si j’insinuais seulement que l’opinion de Claude Bernard s’est dans la suite un peu modifiée sur ce point, je craindrais de m’avancer beaucoup. Mais a-t-on pu, peut-on s’autoriser de ses idées et de ses découvertes pour « souder » à leur tour les sciences psychologiques ou morales aux sciences biologiques ? et lui-même qu’a-t-il pensé de ce rattachement ? Je me rappelle à cet égard une curieuse promesse que je regrette qu’il n’ait pas tenue : « Notre esprit, a-t-il dit, quand il le voudrait, ne pourrait pas raisonner autrement que par syllogisme, et si c’était ici le lieu, je pourrais essayer de prouver ce que j’avance par des arguments physiologiques. » Les phénomènes psychologiques relevaient donc à ses yeux, comme les physiologiques, de son déterminisme, et — pour en faire en passant la remarque — toute une science nous est venue de là : c’est la psycho-physiologie. Mais, d’un autre côté, dans ses dernières Leçons sur les Phénomènes de la vie commune aux animaux et aux végétaux, il s’est efforcé de distinguer profondément le « déterminisme philosophique » du « déterminisme physiologique », et il a cru devoir dire expressément : « Le déterminisme, loin d’être la négation de la liberté morale, en est au contraire la condition nécessaire, comme de toutes les autres manifestations vitales. » N’y a-t-il pas là, messieurs, quelque contradiction ? et si l’universel déterminisme, en conditionnant la liberté morale, la laisse pourtant subsister, le fait seul de son existence, une fois reconnu lui-même, ne la soustrait-il pas à la loi d’un déterminisme ultérieur ? C’est ce que je pense, pour ma part. La liberté morale introduit dans le problème général de la critique ou de l’histoire un élément d’indétermination — disons, si vous le voulez, un élément perturbateur, — et là même est la limite de l’assimilation des sciences morales aux sciences biologiques ou naturelles. Je conviens seulement qu’on ferait mieux de ne pas donner aux premières le nom de « sciences ».

Vous ai-je fait comprendre, messieurs, les raisons de mon admiration pour Claude Bernard ? Ce que fut le savant, l’expérimentateur, et le maître, de plus compétents que moi vont maintenant vous le dire, et je n’ai voulu vous parler que du philosophe, du critique, et de l’écrivain. La tâche en était lourde, et j’ai grand peur de n’y avoir pas réussi. Mais dans une occasion comme celle qui nous rassemble aux pieds de cette statue, ce que vous attendiez de moi, j’aime à me dire en terminant que c’était surtout une preuve de bonne volonté. Je ne crois pas, messieurs, qu’il m’arrive souvent d’en donner où je prenne personnellement plus de paît, ni de célébrer, en présence d’une plus savante assemblée, un plus grand maître dans l’art d’écrire et de penser.