(1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Deuxième partie — Chapitre III. La complication des sociétés »
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(1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Deuxième partie — Chapitre III. La complication des sociétés »

Chapitre III.
La complication des sociétés

Nous nous sommes demandé quelle orientation devaient donner aux idées sociales le nombre et le rapprochement, les ressemblances et les différences des individus associés : posons-nous cette même question élargie, en prenant comme unités d’observation, au lieu des seuls individus, les groupements mêmes qu’ils constituent.

Mais quelles espèces de groupements doivent occuper la sociologie ?

Il a pu sembler, qu’elle n’avait affaire qu’à ces êtres complexes, peuples, nations, États, qui ont une histoire proprement dite, et dont la grandeur ou la décadence sont les épisodes frappants de l’évolution de l’humanité. La sociologie biologique n’avait de regards que pour ces « corps » sociaux qui seuls paraissent naître et se développer à la manière des organismes. Quant aux associations partielles de toute espèce, parfois éphémères et souvent volontaires, par lesquelles les membres des peuples entrent en rapports, elle les laissait volontiers dans l’ombre : il est plus difficile de leur appliquer les métaphores naturalistes.

En réalité, restreintes ou larges, éphémères ou séculaires, volontaires ou spontanées, toutes les espèces d’associations réclament l’attention du sociologue : syndicats ou armées, clubs ou églises, familles ou réunions d’actionnaires, chacun de ces groupements modifie, de par sa constitution, les sentiments et les idées des individus qu’il rassemble ; à chacune de leurs formes correspondent des effets propres.

Et d’abord, c’est du nombre même et des rapports de ces groupements partiels qu’il faut tenir compte si l’on veut classer sociologiquement les grands êtres de l’histoire. Peuples, nations, États sont bien des unités, mais synthétiques ; la nature de ces ensembles sociaux dépend étroitement des relations réciproques des associations élémentaires, plus ou moins nombreuses, que l’analyse sociologique y distingue. De rares et nettement séparées, celles-ci deviennent-elles multiples et entrecroisées ? Nous disons que la complication sociale de leur ensemble augmente. Une société est très compliquée si les individus qui s’y rencontrent, au lieu d’appartenir à un seul groupe, peuvent faire partie d’un grand nombre de groupes en même temps.

Quelle influence la complication des sociétés ainsi définie peut-elle exercer sur l’idée qu’elles se font de la valeur des hommes ?

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L’histoire, d’abord, nous révèle-t-elle quelque rapport entre l’accroissement de la complication sociale et le progrès des idées égalitaires ?

De tous les traits caractéristiques des sociétés primitives, auxquelles manque l’idée d’un droit propre aux individus, s’il en est un qui semble établi, c’est l’absence de différenciation, et par suite l’absence de complication sociale.

Pour qu’une société soit compliquée, c’est-à-dire pour que des groupements partiels s’y entrecroisent, il faut d’abord qu’elle soit divisée, c’est-à-dire que des groupements partiels s’y distinguent : pas d’intersection possible sans délimitation préalable.

Or, malgré toutes les différences que ses espèces peuvent présenter, quels sont les caractères principaux de cette gens que les historiens reconnaissent partout à l’origine de notre civilisation ? — Elle réunit en elle toutes les fonctions qui seront plus tard distribuées entre des groupements spéciaux151. Les sociétés primitives sont des touts fermés, dont chacun veut se suffire. Chacun fabrique pour lui-même ce dont il a besoin, chacun a ses dieux propres, qui sont ses ancêtres. La famille antique idéale est à la fois État, Église, Armée, Atelier. Le père est à la fois roi, prêtre, général et patron. En conséquence peut-être l’homme primitif fait-il, toutes proportions gardées, plus de choses variées que le moderne ; mais il les fera toutes avec les mêmes compagnons, dans les mêmes cadres, sous les ordres d’un même chef. S’il n’est pas rivé à une seule occupation, il l’est à une seule association. Dire que l’absence d’une division du travail social entre groupes spécialisés est le signe distinctif des sociétés archaïques, c’est reconnaître que les individus qui les composent ne sauraient appartenir simultanément à des groupements divers.

Il est vrai que là où la division du travail commence, nous ne voyons pas l’égalitarisme apparaître ; au contraire. La distribution des tâches sociales une fois fixée, lorsqu’il est établi qu’une certaine catégorie de gens est faite pour parler aux dieux, une autre pour combattre les ennemis, une autre pour cultiver la terre ou manufacturer les produits, n’est-ce pas alors que l’idée de l’inégalité des castes inaugure son règne ?

C’est qu’autre chose est la différenciation, autre chose la complication sociale. Si une société ne peut être compliquée sans avoir été préalablement différenciée, la réciproque n’est pas vraie : elle peut rester différenciée sans devenir compliquée. C’est-à-dire qu’elle peut répartir ses membres en sections nettement distinctes, sans permettre à aucun d’entre eux d’appartenir à la fois à plusieurs d’entre elles. Une société qui interdirait a priori le chevauchement des individus sur les groupes se diviserait donc à l’infini sans se compliquer jamais. Ainsi, parce qu’une différenciation sociale coexiste souvent avec l’esprit anti-égalitaire, ne nions pas les rapports de l’esprit égalitaire avec la complication sociale : la multiplication des cercles veut être distinguée de leur intersection.

Il faut reconnaître, d’ailleurs, que celle-là entraîne le plus souvent celle-ci. Les cercles sociaux ne sauraient guère se multiplier à l’infini en se diversifiant sans arriver à se couper. Plus, dans une même société, augmente leur nombre et leur variété, plus un même individu a de chances d’être englobé par plusieurs d’entre eux.

Si la société est tranchée en sections de même nature, à l’intérieur desquelles presque tous les besoins des individus qu’elles enrégimentent peuvent être satisfaits, alors il n’y a pas de raisons pour que les individus s’affilient à plusieurs groupes à la fois. Mais imaginez une société composée de groupements spécialisés, dont l’organisation est orientée vers une certaine fin, — les uns destinés par exemple à servir certains intérêts économiques, les autres à contenter certaines aspirations religieuses, ou certains goûts esthétiques, — alors il semble impossible qu’une société ainsi composée ne se complique pas. Lorsqu’en effet les associations partielles sont assez différenciées pour ne prendre les hommes que par un côté et ne satisfaire qu’à un de leurs besoins, il est naturel que ces mêmes hommes, ayant plus d’un besoin à satisfaire, tiennent à plusieurs associations. La réunion de différentes fins dans ma personne ne peut se concilier que d’une façon avec la division des moyens par lesquels, dans la société, ces fins se réalisent : il faut que je m’inscrive sur plusieurs listes à la fois et adhère à plusieurs « sociétés ». Ainsi sur le théâtre de la civilisation, on voit souvent passer et repasser les mêmes figurants, mais diversement groupés, et changeant de costumes suivant les situations. L’unité sociale peut faire partie de plusieurs organisations à la fois.

Ce n’est pas là une des moindres différences qui séparent la spécialisation biologique de la spécialisation sociale. Tandis que le progrès biologique, sauf exceptions accidentelles, asservit les cellules une fois spécialisées à un certain organe unique, le progrès social permet aux hommes de participer, pour la satisfaction de leurs fins diverses, à diverses associations. Dans les sociétés la complication marche ordinairement de pair avec la différenciation. Et c’est une des raisons qui empêchent celle-ci de porter nécessairement les conséquences anti-égalitaires qu’on lui attribue.

En fait, l’histoire de la dissolution des cités antiques, qui devait aboutir à une première révélation de l’égalitarisme, est aussi celle de leur complication croissante. Systématiquement, leurs réformateurs, — qui le plus souvent d’ailleurs, comme Solon ou Clisthène ou Servius, tiennent par leurs origines ou leurs occupations à plus d’un groupe, — y introduisent des divisions nouvelles. C’était, semblait-il, le moyen le plus propre à affaiblir l’esprit aristocratique : « Si l’on veut fonder la démocratie, dit Aristote 152, on fera, ce que fit Clisthène chez les Athéniens : on, établira de nouvelles tribus et de nouvelles phratries ; aux sacrifices héréditaires des familles on substituera des sacrifices où tous les hommes seront admis ; on confondra autant que possible les relations des hommes entre eux, en ayant soin, de briser toutes les associations antérieures. » Et en effet, au nom des fins politiques, militaires ou économiques, prenant comme principes de classement, l’origine ou le métier, l’habitation ou la richesse, les réformateurs des cités antiques y manièrent et remanièrent sans trêve la matière sociale, de telle sorte que les rapports de ses éléments ne pouvaient manquer de se compliquer.

Il est vrai que l’effort des démocrates devait tendre à briser définitivement les cadres anciens, et non pas seulement à les croiser par des cadres nouveaux ; ils voulaient non pas enchevêtrer deux ordres sociaux, mais substituer l’un à l’autre. Mais on sait l’impossibilité de pareilles substitutions, brusques et totales. L’histoire ignore les changements à vue. Les antiques organisations restent longtemps mêlées aux nouvelles ; entre l’innovation et la tradition, des compromis s’instituent, qui ont pour conséquence la complication sociale. Par exemple, la loi renouvelée laissera valoir, en matière religieuse, la compétence de « comices » qu’elle ne reconnaît plus en matière politique. Ailleurs, des distinctions effacées par la loi restent inscrites dans les mœurs, Il arrive que le souvenir des hiérarchies légalement bouleversées survit pendant des siècles. Bien longtemps après que les divisions par familles ont cessé de s’imposer officiellement à l’organisation de la cité antique, les descendants d’un même sang reprennent, à de certaines fêtes, la conscience de leur parenté153. De même, le montagnard que son rang censitaire place dans les comices auprès de l’habitant des côtes n’oublie pas son lieu d’origine ni les relations qu’il y a contractées.

Ainsi, dans les cités réformées, les groupements territoriaux se surajoutent aux groupements familiaux, les groupements censitaires aux groupements territoriaux, les groupements militaires aux groupements censitaires bien plutôt qu’ils ne s’y substituent les uns aux autres. Des divisions simultanées, en vertu desquelles un même citoyen appartient en même temps, par des côtés différents, à différents groupes, y sont la conséquence naturelle des divisions successives qu’elles ont supportées : leur complication résulte de leurs révolutions.

Si l’on se rappelle que Rome, plus que toutes les autres, s’élargit jusqu’à recevoir en elle presque tout l’univers connu, on comprendra qu’elle devait être aussi plus compliquée que toutes les autres. Des groupements multiples, officiellement reconnus ou comme sous-entendus, devaient y résulter, non pas seulement des souvenirs des plus lointains ancêtres, mais de l’accession des contemporains les plus éloignés ; les associations d’origine étrangère venaient s’y mêler aux associations d’origine traditionnelle. On nous dit que plus de soixante peuples, divers, réunis à Lyon, élevèrent un autel à Auguste154. Ainsi les nouveaux « citoyens romains » de toutes provenances entraient dans les cadres de la société romaine, mais sans briser du même coup tous les liens de la race et du sol : ils se groupaient encore par « peuples » pour adorer un même dieu. Babel de groupements hétérogènes, l’Empire romain devait voir l’entrecroisement de classifications de toute nature et de toute date.

On sait, d’ailleurs, qu’indépendamment des liens quasi, naturels, comme ceux que tisse d’elle-même la communauté du sang ou du sol, les citoyens romains se forgeaient volontairement, pour les objets ou sous les prétextes les plus divers, des chaînes sociales de toutes sortes. L’histoire du développement des collèges et des sodalités en apporte la preuve.

Il est vrai que sous l’Empire, au moment même où s’élabore la notion d’un Droit égal pour tous, nous apercevons d’abord les efforts de l’État pour restreindre le nombre des associations partielles. À l’exception d’Alexandre Sévère, presque tous les empereurs rééditent des décrets contre elles. On sait, par les lettres de Trajan à Pline, combien ils les redoutaient. Gaïus, interprète de la doctrine officielle, écrit qu’« il y a très peu de motifs pour lesquels on permette d’établir de tels groupements ». — Mais, comme il arrive souvent dans l’histoire des institutions juridiques155, la sévérité des lois n’est ici qu’un indice de la force des coutumes qu’elles voudraient enrayer : l’impossible en droit est souvent l’invincible en fait. Les collèges se sont beaucoup plus multipliés sous l’Empire, qui les poursuivait, que sous la République, qui les laissait libres156. À côté des corporations professionnelles et industrielles, comme celle des fabricants de toiles de Lyon ou celle des nautes de la Seine, foisonnent les groupements qui n’ont en vue, suivant la distinction du Digeste, que « l’intérêt ou le plaisir de leurs membres ». Les collèges qui réunissent les voisins, comme celui des Capitoliens, à Rome, s’entrecroisent avec les collèges qui réunissent les gens de même race, comme celui des négociants asiatiques à Malaga. Les inscriptions montrent que non seulement en Italie, mais en Gaule, mais en Orient, plusieurs associations avaient, leur siège dans une même rue, sur une même place. La multiplicité en même temps que la diversité de ces groupements nous permet de supposer qu’un même individu appartenait à plusieurs d’entre eux. Les Antonins prennent soin d’interdire qu’un même citoyen fasse partie de plusieurs sociétés157 ; c’est donc que la chose était usuelle. Dans une société à la fois aussi antique et aussi ample que l’Empire romain, la complication sociale ne pouvait manquer d’être grande.

Qu’elle doive être plus grande encore dans notre civilisation moderne, rien n’est plus vraisemblable. — À vrai dire, nos institutions n’en offrent pas, tout d’abord, la preuve frappante qu’on pourrait en attendre. Dans la plupart des États modernes, le nombre des sociétés existant juridiquement est relativement restreint. Le droit de posséder, de contracter, d’ester en justice n’est accordé aux sociétés qu’avec parcimonie. Nos Droits, à l’image du Droit romain, n’aiment à traiter qu’avec des individus, et font difficulté pour accorder la personnalité aux groupements. Mais du moins, indépendamment de ces capacités juridiques que seule une reconnaissance officielle peut leur octroyer, les associations ne sont-elles pas libres de se former ? Sur ce point la législation des divers pays d’Europe est loin d’être uniforme158. Si, chez les Anglo-Saxons et les Flamands, la liberté d’association est une des libertés « cardinales », en Allemagne toute réunion reste soumise, à la haute surveillance de la police ; en France, lorsque plus de vingt personnes se réunissent sans autorisation préalable, c’est un délit159.

Mais en fait, « s’il fallait poursuivre et dissoudre toutes les associations qui fonctionnent sans autorisation, la moitié de la France serait condamnée160 » Les mœurs font la loi aux lois. Un règlement qui résiste ouvertement à la pression des besoins sociaux est tourné, ou fléchit. Déjà certaines réformes des institutions, aux États-Unis, en Angleterre, en Suisse, en Bavière, prouvent que beaucoup d’États s’apprêtent à se montrer moins avares de personnalités civiles161. En France, la jurisprudence corrige la sévérité du code. Elle admet pour les sociétés de fait, une existence de fait. La Cour de Cassation reconnaît à toute société autorisée, sinon la capacité de recevoir des libéralités, du moins la capacité d’ester en justice, — d’où suit la capacité de contracter. On sait enfin que des lois nouvelles facilitent la constitution des associations professionnelles. « Sous l’action combinée de la jurisprudence et des lois récentes, la concession de la personnalité civile s’étend peu à peu à toutes les associations ; il sera bientôt évident que le vieux principe est usé, et qu’il faut lui substituer le principe opposé de la personnalité de plein droit162 », — Ainsi nos institutions mêmes, malgré leurs tendances premières, laissent apercevoir le progrès des forces sociales contre lesquelles elles ne peuvent lutter. Les États sont désormais incapables d’arrêter la marée montante des associations particulières. Qu’on mesure seulement d’un coup d’œil le développement irrésistible des Trade-Unions en Angleterre, des Gewerk-Vereine en Allemagne, des Syndicats en France, et l’on se rendra compte que la multiplication des groupements est un des traits caractéristiques de notre âge.

Toutefois, nous l’avons reconnu, la multiplication des cercles n’est pas, à elle seule, preuve suffisante de leur interférence ; parmi ceux qui se sont ainsi constitués, il en est peut-être qui ont pour caractère d’accaparer en quelque sorte les individus qu’ils englobent, de leur interdire, au moins pratiquement, toute relation sociale avec le dehors, de s’opposer par suite à la complication de la société en général ?

Or, n’est-ce pas justement, nous dira-t-on, le cas de ces groupements dont vous rappelez la multiplication ? Trade-Unions, Gewerk-Vereine, Syndicats, ce sont là des groupements professionnels : c’est par le nombre et l’importance des associations fondées sur les intérêts de métiers que se caractérise notre civilisation actuelle, dominée par le progrès de l’industrie. Mais l’identité du métier est bien faite pour imposer aux « compagnons », en même temps que l’identité des intérêts, celle des sentiments, des idées, des manières ; de nos jours surtout, dans l’état actuel de notre organisation économique, le métier absorbant tout le temps et toutes les forces de ceux qui l’exercent, c’est tout l’homme qu’il prend. N’est-il pas à craindre par là que l’homme d’un métier ne reste, forcément, unius societatis, et qu’il lui devienne de plus en plus impossible de nouer association en dehors de sa profession ? — En ce sens la multiplication des groupements professionnels, rendant chaque jour plus difficiles les mélanges et les croisements sociaux, limiterait, bien loin qu’elle le favorise, le progrès de la complication des sociétés.

Et il est vrai que les exigences de notre organisation économique, fondée sur la division du travail, et, parquant, trop souvent, l’homme dans la profession, empêchent la dissolution de la « conscience de classe ».

Toutefois, sans parler encore de tout ce qui peut limiter ces exigences propres, est-il vrai que ces influences soient, partout et toujours, aussi « isolantes » qu’on le prétend ? Notre organisation économique force les individus à se spécialiser tout entiers s’ils veulent subsister ? Mais il arrive aussi qu’elle les force, s’ils veulent subsister, à exercer plus d’une profession à la fois — elle bat en brèche, par là, les groupements professionnels exclusifs. Et qu’on ne croie pas que ce chevauchement des artisans sur les métiers soit un phénomène accidentel et négligeable. Suivant une statistique allemande163, près de 5 millions d’habitants de l’Empire ont « plusieurs cordes à leur arc » ; plus de 3 500 000 ouvriers ou employés sont en même temps cultivateurs : au total il n’y aurait pas moins d’un tiers de travailleurs, dans l’Empire, à pratiquer, à côté de leur métier principal, un métier accessoire. Né de l’excès même de la division du travail, le « cumul des fonctions » accompagne souvent ainsi, comme pour en neutraliser certains effets, leur spécialisation.

D’ailleurs, si, dans bien des cas, l’organisation économique moderne force les hommes à exercer simultanément plusieurs professions, plus souvent encore elle les forcera à les exercer successivement, D’après des observations faites sur les ouvriers anglais, qui paraissent sentir, plus promptement que les autres, les exigences du système de production actuel, le travailleur idéal, le travailleur de l’avenir serait celui qui serait, apte à changer de métier suivant les variations de la demande164. Marx l’avait remarqué ; la Vielseitigkeit devient de plus en plus nécessaire au travailleur ; l’état, économique de l’industrie tend de lui-même à substituer, à l’individu qui n’est que partiellement développé et ne sait exercer toute sa vie qu’une fonction de détail (Theil Individuum), l’individu développé intégralement, capable d’exercer tour à tour des fonctions différentes. En ce sens l’excès même de la grande industrie « mobilise » le travailleur ; et cette mobilité, autant que la variété des métiers exercés, l’empêche de s’enfermer exclusivement dans les cadres d’un groupement professionnel unique.

D’ailleurs, on méconnaîtrait étrangement les caractères que la civilisation impose tant aux besoins qu’aux activités des hommes, si l’on considérait comme seuls importants pour la vie sociale les groupements d’ordre économique. L’homme ne se laissera plus emprisonner dans le métier. Ceux-là mêmes qui attendent, des progrès de l’industrialisme, la restauration d’une organisation corporative reconnaissent que la corporation moderne ne saurait, comme l’ancienne, accaparer tout, l’individu165. De plus en plus les associations partielles, spécialisées, instituées en vue d’une fin déterminée et ne demandant à leurs membres que la part d’activité exigée par cette fin, remplacent les associations totales et absorbantes166.

Les membres des ghildes du moyen âge avaient raison de s’appeler frères ; car cette fraternité n’est pas une alliance délibérément conclue en vue d’un certain but ; c’est une union de tous les instants, embrassant tous les côtés de l’homme. La ghilde est à la fois une société religieuse qui fait dire des messes en l’honneur de son saint patron, — une société mondaine, qui donne des fêtes et des banquets, — une société de secours mutuels, qui vient en aide à ses membres malades, volés ou incendiés, — une société de protection juridique, qui poursuit ceux qui ont lésé ses adhérents, — une société morale enfin, avec ses censeurs chargés de faire respecter les devoirs de camaraderie ou les devoirs professionnels167. C’est dire que l’homme tout entier lui appartient : le métier détermine les droits et les devoirs, les croyances et les habitudes ; c’est avec les mêmes compagnons qu’on travaille et qu’on mange, qu’on prie et qu’on s’amuse. Le compagnon moderne ne saurait être aussi esclave de sa profession. D’une manière générale, le perfectionnement de l’activité sociale entraîne, en même temps que la multiplication des associations, la limitation des demandes de chacune d’elles.

L’organisme le plus parfait est celui qui est capable d’exécuter le plus d’actes divers, et de ne mettre en branle, pour exécuter chacun d’eux, que juste les muscles nécessaires. De même, dans une société très civilisée, les associations deviennent de plus en plus nombreuses, mais chacune tend à préciser sa fin et à n’exiger que les portions des activités individuelles qui sont directement intéressées à cette fin même. Les modernes sont portés à demander, à tous les groupements, même à l’État, ce pour quoi ils sont constitués, et à mesurer en conséquence la part de liberté qu’ils leur aliènent. Avec la civilisation prédominent les associations « finalistes », volontaires ou contractuelles, dont chacune ne saurait interdire à ses adhérents d’adhérer à une autre. Leur variété augmente en même temps que leur nombre : ce ne sont pas seulement des intérêts économiques, ce sont des mobiles politiques, religieux, moraux, qui suscitent de toutes parts Vereine, sectes et partis. Et ainsi, au lieu qu’il soit enfermé dans une seule association exclusive et jalouse qui, en satisfaisant tous ses besoins, accaparerait toute son activité, une multitude de sociétés s’ouvrent à l’homme : à chacune d’elles il ne prête son activité que dans la mesure de ses besoins.

Qu’il soit difficile d’étayer cette conclusion par des statistiques, on s’en rend compte. Seules les associations d’ordre économique sont dûment dénombrées. Pour la plupart des autres, ou leur dénombrement est impossible, ou il a été jugé inutile. On pourra, sur quelques points, prouver la multiplication d’un certain ordre de sociétés, celle par exemple des sociétés savantes168, ou des sociétés charitables169. Ou encore, grâce aux autorisations qu’elles sont obligées de demander aux préfectures, on pourra relever, dans nos départements, la progression du nombre des associations constituées. Mais de pareils relevés, même étendus, laisseraient encore échapper la majeure partie des groupes dont nous sommes les points d’intersection.

Il faut se rendre compte en effet qu’un grand nombre des sociétés, et non des moins influentes, auxquelles nous tenons, n’ont ni charte, ni acte de naissance. Il en est, comme la famille ou la patrie, auxquelles on appartient sans le vouloir et dont on subit l’action sans le savoir ; c’est sans se nommer, pour ainsi dire dans l’ombre et le silence que beaucoup tissent leurs filets autour de nous. La province dont je suis, le « monde » où je vis, le public du journal que je lis, sont des groupements dont la mainmise sur ma conduite, mes goûts, mes idées est manifeste, mais ils ne sont pas officiellement constitués, ils n’ont pas demandé d’autorisation pour vivre, la statistique les laisserait échapper.

De plus, quand bien même elle pourrait compter tous les groupes qui se rencontrent dans l’Europe moderne, cela ne suffirait pas encore à prouver directement notre thèse, qui est, non pas seulement que les sociétés se multiplient, mais encore qu’elles s’entrecroisent. Pour le démontrer par la statistique, il faudrait que dans les dénombrements de la population, on pût demander aux citoyens et que les citoyens pussent déclarer, non seulement leur profession, mais tous les groupements auxquels ils tiennent.

À ces renseignements objectifs, qu’il est impossible de recueillir, peut-être un appel à l’expérience personnelle peut-il suppléer. Que chacun de nous fasse, autant qu’il le peut, un examen de conscience sociologique, qu’il dresse le compte des sociétés grandes ou petites, anciennes ou nouvelles, spontanées ou volontaires dont il fait partie à quelque titre que ce soit, et par lesquelles il se trouve en relations, expresses ou tacites, actuelles ou virtuelles, avec les associés les plus différents, qu’il compare cet enchevêtrement de chaînes diverses à la rareté de celles que peut distinguer le primitif, enfermé dans son clan, — et il comprendra que si le progrès de notre civilisation nous entraîne vers l’égalitarisme, l’accroissement de la complication sociale — accompagne aussi le progrès de notre civilisation.

Comment cette complication des sociétés peut-elle hâter le succès de l’égalitarisme ! Il nous reste à en rechercher l’explication psychologique.

La forme sociale dont nous venons d’établir la réalité peut, d’abord, exercer sur le mouvement des idées une influence indirecte, par l’intermédiaire d’autres formes sociales qu’elle provoque et dont l’influence nous est déjà connue. Ne contribue-t-elle pas à modifier, soit la quantité, soit la qualité des unités sociales dans un sens favorable à l’égalitarisme ?

Par exemple, il est vraisemblable qu’une nation qui admet en elle et fait vivre ensemble les groupements les plus nombreux et les plus variés comprendra, toutes choses égales d’ailleurs, un plus grand nombre d’individus qu’un clan qui ne tolère aucune union partielle ; et plus les groupements distingués seront entrecroisés, plus aussi il y aura de chances pour que, entre les individus agglomérés, les contacts se multiplient, c’est-à-dire pour que la densité sociale augmente. On pourrait donc dire que la complication des sociétés, parce qu’elle accroît normalement leur densité, les prépare indirectement à la démocratie.

De même, cette complication ne doit-elle pas avoir pour résultat et d’effacer les distinctions collectives et, de multiplier les variations individuelles ? Parce qu’elle établit, dans un troisième groupe, des relations constantes entre les membres de deux groupes différents, elle contribue à les assimiler : elle unit leurs mains par-dessus les anciennes barrières et inaugure entre étrangers des ressemblances. D’un autre côté, parce qu’elle fait d’un individu le point d’entrecroisement de cercles très nombreux et très divers, elle concourt à distinguer sa personnalité des autres. Suivant M. Simmel 170 de même que l’individualité d’une chose augmente à proportion du nombre des idées auxquelles elle participe, ainsi l’augmentation du nombre des groupes dont elles font partie accroît l’originalité des personnes : elles apparaissent comme des synthèses uniques, carrefours de groupes qui ne se rencontrent pas deux fois absolument les mêmes. — Et ainsi la complication sociale, aidant au raffinement des différences en même temps qu’à l’élargissement des ressemblances, conduirait indirectement, pour les raisons que nous avons déjà notées, à l’égalitarisme.

Mais il faut remarquer ce qu’ajoutent, à ces influences déjà analysées, les caractères propres à la forme sociale que nous venons de définir.

Si les ressemblances qui s’établissent entre individus, naguère répartis en masses toutes différentes, aident à la constitution de l’idée des droits de l’humanité parce qu’elles élargissent la « conscience de l’espèce », la complication de leurs associations y travaillera plus directement encore, en élargissant le concept même de société. Un groupement dont les membres appartiennent librement, en même temps qu’à lui-même, à une multitude d’autres, sera par définition moins exclusif et moins jaloux que celui dont les membres, comme emprisonnés, n’entretiennent aucune relation avec le dehors : dans un milieu où se rencontrent les représentants de tant de sociétés différentes, l’idée naîtra plus aisément d’un Droit général supérieur aux Droits étroits des sociétés particulières. La variété des corps dont les hommes deviennent, les éléments diminue en eux l’étroitesse de l’esprit de corps.

L’office des grands groupements intersociaux, quelles que soient d’ailleurs leur origine et leurs fins, les intérêts ou les sentiments qu’ils servent, est d’élargir ainsi les idées sociales. En ce sens, l’humanisme de la Renaissance, créant, par l’amour des lettres et des arts, de précieux traits d’union entre gens de races et de conditions différentes, préparait l’avènement de la personne humaine171.

En ce sens le commerce, faisant la navette entre les mondes étrangers et tissant, des uns aux autres, tout un réseau de relations complexes, méritait d’être appelé le destructeur de l’esprit des cités antiques172. En ce sens encore, les grandes religions prosélytiques élevaient, par-dessus les frontières, d’immenses monuments à l’humanité. L’Orient, caractérisé par la confusion de la plupart des sociétés que l’Occident distingue, et en particulier par l’identité du groupement politique avec le groupement religieux, est par là même moins apte à comprendre l’idée des droits de l’homme.

Qui vit au contraire dans la complication de notre civilisation moderne, habitué à rencontrer les individus les plus nombreux et les plus divers dans les mêmes associations, et inversement les mêmes individus dans les associations les plus nombreuses et les plus variées, est porté à se représenter ce nombre et cette variété comme susceptibles de s’accroître indéfiniment, se figure aisément, au-dessus de ces groupements réels, les groupements possibles, et arrive ainsi à concevoir sans répugnance une sorte de vaste société idéale dont tous les hommes, à quelque société partielle qu’ils pussent appartenir par ailleurs, seraient également les membres.

Plus directement encore que leur caractère exclusif, la complication des sociétés diminuera leur caractère oppressif, et aidera l’individu à se poser comme le centre du droit. Une collectivité l’absorbera plus difficilement si d’autres collectivités le lui disputent. Au milieu du conflit des autorités qui se font contrepoids, la liberté individuelle peut rester debout. Ainsi s’explique, par exemple, l’espèce de jeu de bascule dont l’histoire de la compétence judiciaire au moyen âge nous donne le spectacle. On y voit les justiciables invoquer alternativement le régime des lois dites personnelles et le régime des lois dites territoriales173 ; lorsqu’ils sont dans la main du seigneur, ils en appellent au roi ; dans la main du roi, au seigneur. C’est qu’ils cherchent à balancer un pouvoir par l’autre ; collectif ou individuel, un maître unique devient vite un tyran. Partout où la société manque de complication, sa mainmise sur l’individu est plus lourde.

Il est remarquable que, dans les pays absolutistes, les Églises sont le plus souvent autocéphales et font un avec l’État ; les individus y perdent du même coup cette faculté de recourir contre la puissance gouvernante, et de lui dérober une part de leur personnalité, que l’indépendance de l’Église vis-à-vis de l’État a plus d’une fois garantie174. L’Église catholique a pu, en fait, mettre souvent ses forces organisées au service de l’absolutisme, et lui offrir l’appui de ses dogmes. Mais il faut distinguer, des visées et des idées d’une association, les effets qu’elle produit par son existence même, par sa seule présence dans une nation. En installant à côté des groupements laïques un groupement nouveau, l’Église catholique instituait une forme sociale favorable au libéralisme. Guizot l’observe justement, lorsqu’il oppose, à l’influence bienfaisante du catholicisme, l’influence funeste du mahométisme : « C’est dans l’unité des pouvoirs temporel et spirituel, dans la confusion de l’autorité morale et de la force matérielle que la tyrannie, qui paraît inhérente à la civilisation mahométane, a pris naissance175. » Ce serait au contraire le privilège de notre civilisation que la multiplicité des principes176. Plusieurs organisations s’y rencontrent et s’y enchevêtrent : c’est peut-être une des raisons pour lesquelles l’émancipation des hommes devait être la mission propre des sociétés occidentales.

De quelque nature qu’elles soient en effet, la multiplication des sociétés est cause de libération. Livré à ses seules forces, l’individu n’aurait pu, sans doute, dresser son droit contre les collectivités ; mais parce qu’il appartenait à beaucoup de collectivités à la fois. Il pouvait opposer, à chacune d’elles, la résistance des autres ; de la multiplication des dépendances est née son indépendance.

D’ailleurs, ce n’est pas seulement la puissance effective de l’individu que la complication sociale augmente, mais encore et surtout ses prétentions ; elle est faite pour mettre en relief la valeur propre à la personne.

Lorsqu’un individu n’appartient qu’à une société, c’est alors qu’il lui appartient tout entier. Toutes ses idées sont déterminées comme toutes ses actions sont commandées par la collectivité ; sa personnalité reste fondue dans la masse, et on ne mesure l’estime qu’on lui accorde qu’à la valeur du groupe auquel il est inféodé. Au contraire, si les différents côtés de sa personne ressortissent à des sociétés différentes, il n’est plus si facile à l’esprit de le classer du premier coup et une fois pour toutes ; nous établissons plus malaisément entre sa valeur et la valeur reconnue de telle collectivité cette solidarité qui nous empêche, comme le veut l’égalitarisme, de rendre à chacun ce qui lui est personnellement dû.

Si surtout les groupements dont l’individu a fait partie ont changé, et que nous ayons le sentiment qu’ils peuvent changer encore, alors nous éprouvons de plus en plus le besoin de l’estimer en lui-même et pour lui-même. Ainsi, décrivant l’évolution de la franchise électorale en Angleterre, M. Boutmy montre177 comment « ce droit ne peut plus prendre son assiette sur les vieilles corporations, trop de fois remaniées et morcelées. Il faut descendre plus bas et l’asseoir définitivement sur l’individu, seul être résistant et immuable dans cette ruine ou cette refonte incessante des personnalités collectives ». Par la complication sociale, « l’individu passe au premier plan de la scène, tandis que les anciennes personnes morales dont il était englobé naguère se dissipent comme des ombres derrière cette unique figure en vif relief. »

Comment, d’ailleurs, la complication sociale combat directement cette notion de classe, ennemie née de l’égalitarisme, c’est chose aisée à apercevoir. Quand les relations entre membres de groupes autrefois nettement séparés se multiplient, les respects ou les dédains collectifs ne survivent pas longtemps : le système des hiérarchies consacrées se disloque et porte à faux, car les classes sont brouillées.

Par là s’expliquent les avantages démocratiques de tout événement ou institution qui enchevêtre les différents ordres de la société. N’a-t-on pas souvent dit des croisades qu’elles avaient ébranlé les catégories féodales ? C’est qu’elles mêlaient dans une même troupe, orientée vers une même fin, seigneurs, bourgeois, manants, hommes de toutes les situations et de toutes les provinces. De ce même point de vue, en Angleterre, on a justement remarqué l’heureuse influence de ces « cours de comté » qui, réunissant toute la population locale, noble ou roturière, urbaine ou rurale, hâtaient la fusion des éléments divers du peuple anglais ; ou, encore, dans le même pays, celle de la constitution du Parlement, qui mêlant les ordres deux par deux dans ses deux Chambres, contrariait l’esprit de caste178. Les ordres privilégiés pressentent bien, d’ailleurs, l’effet de ces croisements, puisque, le plus souvent, pour sauver leur prestige et garder leurs distances, ils recommandent à leurs membres de ne pas se commettre avec ceux des autres ordres : lier partie avec un inférieur, c’est déjà déroger. Qu’un commerce constant et réglé par les usages mondains mette en présence, dans les salons du xviiie  siècle, le roturier et le gentilhomme, et ils se rapprocheront insensiblement ; c’est ainsi que, plus encore peut-être que leurs théories, la vie mondaine de nos grands écrivains préparait le succès des idées égalitaires. En ce sens, on a raison de dire que les casernes ou les lycées, où se coudoient des gens qui étaient la veille, non pas seulement géographiquement, mais socialement éloignes, sont des écoles de démocratie. Tout ce qui entrecroise les groupes embrouille les distinctions de classes, et invite l’esprit à en faire abstraction pour mesurer la valeur propre aux individus.

On dira peut-être que, pour diverses que soient les associations entrecroisées, il subsiste ordinairement en chacune d’elles une hiérarchie, des rangs, des situations sociales supérieures et inférieures. Il peut donc arriver qu’un même homme se retrouve, dans des associations très différentes, politiques ou religieuses, mondaines ou économiques, placé au même rang. Il entre dans des combinaisons multiples, mais il y conserve toujours le même numéro d’ordre, toujours commandant, ou servant toujours. En ce cas, est-il vrai que la multiplicité des groupes dont un homme fait partie tend à l’égaliser aux autres hommes ? Ne serait-on pas, au contraire, porté à juger a priori, indépendamment de ses actes propres, de la valeur d’un individu par la place qui lui paraît marquée d’avance dans toutes les sociétés, et à le tenir, avant toute expérience, comme digne de respect ou de dédain, suivant la hauteur de ce rang toujours le même ? — Et il faut reconnaître que souvent la même dignité suit l’homme à travers les cercles les plus variés, et qu’ainsi, changeant de groupe, on peut dire qu’il ne change pas de classe. La complication sociale laisserait, de la sorte, la hiérarchie intacte.

Toutefois, plus les sociétés entrecroisées sont nombreuses, plus il y a de chances pour qu’il s’en trouve, dans le nombre, qui fassent profession de ne pas tenir compte des distinctions antérieures, et d’interdire l’importation des rangs.

Le christianisme, par exemple, égalise en principe tous les fidèles. La cité céleste ignore les différences terrestres. À la porte de l’Église tous les honneurs humains doivent être dépouillés : le Dieu unique est si grand qu’à ses yeux les plus grands de la terre ne dépassent pas les plus humbles. Il ne voit que les âmes, et l’âme d’un pâtre pieux lui est mille fois plus chère que l’âme d’un roi corrompu. Courber ainsi tous les hommes devant cette puissance infinie, c’était abaisser les puissances finies qui se disputaient leur respect. La notion des rapports qui relient les créatures à Dieu devenait ainsi capable de bouleverser celle des rapports des créatures entre elles. Elle inaugurait une société des esprits qui, pour être idéale, n’en devait pas moins, par sa forme propre et la situation qu’elle occupait au milieu des autres sociétés, acheminer l’humanité à l’égalitarisme.

Par des voies très différentes, le commerce produit des effets analogues. Dans les relations économiques, on tient compte non de « la qualité » des hommes, mais, à quelque classe qu’ils appartiennent, de la quantité d’argent qu’ils peuvent offrir en échange de telle marchandise. C’est en ce sens que Jhering a pu soutenir ce paradoxe : « L’argent est le grand apôtre de l’égalité179. » Marx le dit de son côté180 : « L’argent en qui s’effacent toutes les différences qualitatives entre les marchandises, efface à son tour, niveleur radical, toutes les distinctions. » Sur le marché il n’y a plus qu’un échangiste, en face d’un échangiste — race, nation, religion, tout ce qui distingue les hommes est momentanément oublié.

Il est vrai que, dans certains cas, l’oubli n’est pas complet. On refusera d’acheter à un juif dans certains pays d’Orient. En France, après 1870, des maisons de commerce avaient, dit-on, inscrit sur leurs devantures : « On ne vend pas aux Allemands » ; et il paraît que les Américains, pour se venger de l’attitude prise par la presse française lors de la guerre de Cuba, se sont proposé de « boycotter » notre commerce. Mais le cours normal des affaires a vite raison de ces exceptions accidentelles. Normalement, par l’acte de l’échange, les qualités sont effaces. Il est dès lors naturel que les sociétés où ces actes, loin d’être comme aux temps anciens relativement exceptionnels, singuliers et quasi solennels, se multiplient à toutes les secondes et sur tous les points, soient aussi plus habituées que les autres à faire abstraction des classifications sociales établies. En fait, dans le temps où celles-ci s’imposaient encore avec rigueur, n’est-ce pas dans les places commerciales que se montrait d’abord un certain égalitarisme ? À l’origine de l’époque moderne les grands courants commerciaux, qui passent par les villes de l’Italie et du Rhin, fraient la voie à l’émancipation des hommes181. Le « droit du marché » ne voulait connaître aucune différence de naissance, et c’est peut-être parce que le droit urbain est sorti de ce droit commercial qu’on a pu dire, de l’air des villes, qu’il rendait tous les hommes également libres : « Städtische Luft macht frei182. »

D’ailleurs, il n’est pas nécessaire, pour que l’entrecroisement des sociétés aide au succès de l’idée de l’égalité, que l’une ou l’autre des sociétés entrecroisées soit hostile à toute espèce de hiérarchie ; il suffit que les hiérarchies qu’elles acceptent diffèrent, qu’on ne les voie pas toujours parallèles et de même sens, mais que l’une, parfois, renverse l’ordre de l’autre.

Et c’est ce qui devient de plus en plus probable à mesure qu’avec leur nombre augmente la variété des sociétés enchevêtrées ; lorsqu’elles diffèrent réellement par leur nature et leurs fins, conséquemment par ce qu’elles demandent à l’individu, il est rare que les premiers dans l’une soient aussi les premiers dans l’autre. Le déplacement des points de vue de l’estime sociale doit bouleverser les situations, et reporter par suite notre respect de la classe à l’individu.

Ainsi, à Rome, la hiérarchie primitive fondée sur la religion de la famille devait être ébranlée le jour où un fils, chargé de veiller aux intérêts de l’État, commandant le respect aux vieillards, pouvait, entouré de ses licteurs, exiger le salut même de son père. Pour les mêmes raisons, peu d’institutions devaient plus contribuer au relèvement de l’esclave que les collèges de l’Empire. Non seulement ils lui permettaient de sortir de la famille où il était sévèrement enfermé, mais encore de dépasser son rang ordinaire, et, nommé trésorier ou président, de dominer, pour quelques instants au moins, des hommes libres. Combien un esclave qui avait revêtu, ne fût-ce que pour quelques heures, la robe du magistrat, ne devait-il pas gagner en dignité183 ? Par là s’explique encore l’avidité avec laquelle les affranchis, désireux de se rehausser dans l’estime générale, recherchaient toute espèce de distinctions : un inférieur à qui sur certains points on reconnaît une supériorité doit bientôt être traité en égal.

De même, plus tard, parce que la hiérarchie de l’Église chrétienne admettait des esclaves dans les ordres et les nommait ainsi pasteurs d’hommes libres, elle travaillait indirectement au nivellement des conditions184. De nos jours, l’administration anglaise, dans l’Inde, ébranlera l’esprit de caste, non pas seulement en mêlant dans ces cadres les gens de toutes castes, mais encore et surtout en permettant aux membres des castes réputées inférieures de s’élever, dans la hiérarchie des grades, au-dessus des autres, s’ils l’on mérité par leurs qualités propres de fonctionnaires185.. Les salons du xviiie  siècle ne préparent pas seulement l’égalité des hommes parce qu’ils réunissent et confondent seigneurs et hommes de lettres, mais parce que, prisant l’esprit par-dessus tout, ils fournissent aux roturiers l’occasion de racheter par la supériorité du talent l’infériorité de la naissance : dans le royaume de l’esprit un enfant trouvé peut être roi. En un mot, la diversité des situations sociales que l’individu occupe dans des groupements très variés aide l’esprit dans son lent effort pour se déshabituer de mesurer, aux situations sociales, la valeur personnelle.

L’effet est naturellement renforcé si, à la diversité des situations occupées simultanément par un même individu, s’ajoute la diversité des situations qu’il occupe successivement.

La mobilité physique, qui permet aux hommes de courir d’un point à l’autre d’un territoire, est déjà, nous l’avons vu, favorable à l’égalitarisme : a fortiori cette mobilité proprement sociale, grâce à laquelle les hommes montent et descendent les différents degrés de l’échelle des situations. Leurs distances, dirait-on, semblent se raccourcir à mesure qu’elles sont plus souvent franchies. L’homme qui s’élève à une classe supérieure élève avec lui la classe à laquelle il appartenait antérieurement ; les honneurs qu’il reçoit rejaillissent sur elle. C’est pourquoi l’imagination populaire se plaît parfois à attribuer aux grands la plus basse origine ; plus d’un roi, à en croire les légendes, aurait été berger, et aurait conservé, dans quelque cachette de son palais splendide, la houlette et le sayon d’autrefois. En fait, qu’un petit employé de commerce devienne premier ministre, ou le fils d’un tonnelier général en chef, de pareilles « ruptures de ban » frappent les esprits, et les préjugés aristocratiques ne peuvent manquer d’en être ébranlés. Tout ce qui aide à la mobilité sociale aide à leur ruine.

L’état économique de nos sociétés, par exemple, trouve ici un nouveau moyen de servir les idées égalitaires. Au temps où la principale richesse est la propriété foncière, les mêmes familles possèdent ordinairement les mêmes choses ; les grands sont aussi les riches, et, chacun restant à son rang, la hiérarchie sociale est comme pétrifiée. On a eu raison de dire en ce sens que, la souveraineté, féodale dépend de la propriété : la condition de la terre emporte celle de l’homme. Mais, à ce régime dormant, substituez l’animation de notre fièvre commerciale : production à outrance, circulation incessante, hausses et baisses inattendues, — dans ce mouvement perpétuel de toutes les valeurs, les fortunes se font et se défont en un clin d’œil. Des « parvenus » entrent dans les cercles antérieurement fermés que la richesse leur ouvre et y sont incessamment remplacés. Des hommes à chaque instant nouveaux se succèdent dans les hautes situations. « Dans toutes les sociétés, dit M. Boutmy 186, l’accroissement de la richesse mobilière, masse illimitée et accessible à tous, nivelle les supériorités fondées sur la prépondérance de la richesse foncière, masse limitée et objet naturel de monopole. »

La vitesse du va-et-vient social est ainsi décuplée, On s’habitue dès lors à voir un même homme remplir successivement des places très différentes, à imaginer par suite, à coté de celles qu’il a remplies déjà, celles qu’il pourra remplir encore. Le prestige des « places » tend par là même à diminuer, en même temps qu’augmente l’idée de la valeur propre à l’individu. On nous dit ; que quand tous les citoyens d’Athènes furent tour à tour fonctionnaires, le prestige de la fonction s’effaça187. D’une manière générale, par le « roulement » même, l’attention sociale tend à se reporter des fonctions aux hommes, et leurs titres n’empêchent plus de mesurer la valeur qui leur est propre.

Ainsi, par la variété aussi bien que par la multiplicité des situations sociales d’un même individu, l’opinion publique est comme désorientée dans son respect des distinctions collectives ; elle n’a plus d’autres ressources que d’asseoir sur leur seul mérite personnel son estime des hommes.

En résumé la complication sociale, multipliant le nombre des associations dont peut faire partie, à des titres divers, un même individu, permet à chacun d’eux de se détacher de chacune d’elles, et de poser, en face des collectivités quelles qu’elles soient, sa personnalité : brouillant les distinctions collectives au profit des distinctions individuelles, elle prépare les hommes à obéir, pour porter les uns sur les autres ces jugements d’estimation qui règlent leur conduite, aux prescriptions de l’égalitarisme.