(1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Appendices de, la deuxième édition »
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(1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Appendices de, la deuxième édition »

Appendices de
la deuxième édition

Appendice I.
Le voyage en boulet

Nous l’avons dit, mais nous ne saurions trop le répéter : le ralentissement des horloges par leur déplacement, dans la théorie de la Relativité, est tout juste aussi réel que le rapetissement des objets par la distance. Le rapetissement des objets qui s’éloignent est un moyen, pour l’œil, de noter leur éloignement. Le ralentissement de l’horloge qui se déplace est un moyen, pour la théorie de la Relativité, de noter le déplacement : ce ralentissement mesure en quelque sorte la distance, dans l’échelle des vitesses, entre la vitesse du système mobile auquel l’horloge est attachée et la vitesse, supposée nulle, du système de référence qui est immobile par définition ; c’est un effet de perspective. De même qu’en nous transportant à l’objet éloigné nous l’apercevons en vraie grandeur et voyons alors rapetissé l’objet que nous venons de quitter, ainsi le physicien, passant de système en système, trouvera toujours le même Temps réel dans les systèmes où il se sera installé et qu’il aura par là même immobilisés, mais devra toujours, selon la perspective de la Relativité, attribuer des Temps plus ou moins ralentis aux systèmes qu’il aura quittés, et qu’il aura par là même mobilisés avec des vitesses plus ou moins considérables. Maintenant, si je raisonnais sur un personnage distant, réduit par la distance à l’état de nain, comme sur un nain véritable, c’est-à-dire comme sur un être qui serait nain et se comporterait en nain là où il est, j’aboutirais à des paradoxes ou à des contradictions : en tant que nain, il est « fantasmatique », la diminution de sa taille n’étant que la notation de sa distance. Non moins paradoxales seront les conséquences si j’érige en horloge réelle, marquant cette heure pour un observateur réel, l’horloge tout idéale, fantasmatique, qui donne en perspective de Relativité l’heure du système en mouvement. Mes personnages distants sont bien réels, mais, en tant que réels, ils conservent leur grandeur : c’est comme nains qu’ils sont fantasmatiques. Ainsi les horloges qui se déplacent par rapport à moi, immobile, sont bien des horloges réelles ; mais, en tant que réelles, elles marchent comme les miennes et marquent la même heure que les miennes : c’est en tant que marchant plus lentement et marquant une heure différente qu’elles deviennent fantasmatiques, comme les personnages dégénérés en nains.

Supposez que Pierre et Paul, l’un et l’autre de taille normale, causent ensemble. Pierre reste où il est, à côté de moi ; je le vois et il se voit lui-même en vraie grandeur. Mais Paul s’éloigne et prend, aux yeux de Pierre et aux miens, la dimension d’un nain. Si maintenant, allant me promener, je pense à Pierre comme à un homme de taille normale et à Paul comme à un nain, si je laisse Paul à l’état de nain quand je me le figure revenu auprès de Pierre et reprenant sa conversation avec Pierre, nécessairement j’aboutirai à des absurdités ou à des paradoxes : je n’ai pas le droit de mettre en rapport Pierre demeuré normal et Paul devenu nain, de supposer que celui-ci puisse causer avec celui-là, le voir, l’entendre, accomplir n’importe quel acte, car Paul, en tant que nain, n’est qu’une représentation, une image, un fantôme. Pourtant c’est exactement ce que faisaient et le partisan et l’adversaire de la théorie de la Relativité dans la discussion qui s’engagea au Collège de France, en avril 1922, sur les conséquences de la Relativité restreinte 54. Le premier s’attachait seulement à établir la parfaite cohérence mathématique de la théorie, mais il conservait alors le paradoxe de Temps multiples et réels, — comme si l’on eût dit que Paul, revenu auprès de Pierre, se trouvait transformé en nain. Le second ne voulait probablement pas du paradoxe, mais il n’aurait pu l’écarter qu’en montrant dans Pierre un être réel et dans Paul devenu nain un pur fantôme — c’est-à-dire en faisant une distinction qui ne relève plus de la physique mathématique, mais de la philosophie. Restant au contraire sur le terrain de ses contradicteurs, il ne pouvait que leur fournir une occasion de renforcer leur position et de confirmer le paradoxe. La vérité est que le paradoxe tombe, quand on fait la distinction qui s’impose. La théorie de la Relativité demeure intacte, avec une multiplicité indéfinie de Temps fictifs et un seul Temps réel.

Telle est justement notre argumentation. Qu’on ait eu quelque peine à la saisir, et qu’il ne soit pas toujours facile, même au physicien relativiste, de philosopher en termes de Relativité, c’est ce qui ressort d’une lettre, fort intéressante, qui nous fut adressée par un physicien des plus distingués. Comme d’autres lecteurs ont pu rencontrer la même difficulté, et que nul, assurément, ne l’aura formulée d’une manière plus claire, nous allons citer cette lettre dans ce qu’elle a d’essentiel. Nous reproduirons ensuite notre réponse.

Soit AB la trajectoire du boulet dessinée dans le système Terre. Parti d’un point de la Terre A, point en lequel va rester Pierre, le boulet qui emporte Paul se dirige vers B avec une vitesse v ; arrivé en B, ce boulet rebondit et revient, avec la vitesse — v, au point A. Pierre et Paul se retrouvent, comparent leurs mesures, et échangent leurs impressions. Je dis qu’ils ne sont pas d’accord sur la durée du voyage si Pierre affirme que Paul est resté absent un temps déterminé, qu’il a mesuré en A, Paul lui répondra qu’il est bien certain d’être resté moins longtemps en voyage, parce qu’il a lui-même mesuré la durée de son voyage avec une unité de temps définie de la même manière, et l’a trouvée plus courte. Ils auront raison tous deux.

Je suppose que la trajectoire AB soit jalonnée par des horloges identiques entre elles, entraînées avec la Terre, donc appartenant au système Terre, et synchronisées par signaux lumineux. Au cours de son voyage, Paul peut lire l’heure marquée par celle de ces horloges auprès de laquelle il passe, et comparer cette heure à l’heure marquée par une horloge, identique aux autres, qu’il a emportée dans son boulet.

Vous voyez dès à présent comment j’oriente la question : il s’agit de comparer directement des horloges voisines, de constater des événements voisins, d’observer une simultanéité d’indications d’horloges au même lieu. Nous ne nous égarons pas en dehors de la conception psychologique de la simultanéité, car, suivant votre propre expression, un événement E s’accomplissant à côté de l’horloge H est donné en simultanéité avec une indication de l’horloge H dans le sens que le psychologue attribue au mot simultanéité. À l’événement « départ du boulet », l’horloge de Pierre marque 0 h, celle de Paul marque aussi 0 h. Je suppose, bien entendu, que le boulet atteint instantanément sa vitesse. Voilà donc le boulet qui constitue un système S′ en mouvement rectiligne et uniforme par rapport au système Terre, avec une vitesse v. Je prends, pour fixer les idées v = 259 807 km/sec, de sorte que le facteur

équation
est égal à
équation

Je suppose qu’au bout d’une heure, marquée par l’horloge du boulet, celui-ci passe au milieu M de la distance AB. Paul lit l’heure à la fois sur son horloge (1 h) et sur l’horloge du système Terre placée en M. Quelle heure lira-t-il sur cette dernière ? Une des formules de Lorentz donne la réponse.

Nous savons que les formules de Lorentz donnent les relations qui lient les coordonnées d’espace et de temps mesurées par Pierre aux coordonnées d’espace et de temps mesurées par Paul, pour un même événement. Ici l’événement est la rencontre du boulet et de l’horloge du système Terre placée en M ; ses coordonnées sont, dans le système S′ du boulet, x′ = 0, t’ = 1 h ; la formule

équation

équation
équation

L’horloge du point M marque donc 2 h.

Paul constate donc que l’horloge du système Terre devant laquelle il passe est en avance d’une heure sur la sienne ; bien entendu, il n’a pas à donner de coup de pouce à son horloge ; il enregistre le désaccord. Poursuivant son voyage, il constate que la différence des heures entre son horloge et les horloges qu’il rencontre successivement croît proportionnellement au temps marqué par son horloge, si bien qu’en arrivant en B son horloge marque 2 h ; mais l’horloge du système Terre placée en B marque 4 h.

Arrivé en B, le boulet est renvoyé suivant BA avec la vitesse — v. Ici, il y a changement de système de référence. Paul quitte brusquement le système animé de la vitesse + v par rapport à la Terre et passe dans le système de vitesse — v. Tout est à recommencer pour le voyage de retour. Imaginons qu’automatiquement l’horloge du boulet et celle de B soient remises au zéro, et que les autres horloges liées à la Terre se trouvent synchronisées avec celle de B. Nous pouvons recommencer le raisonnement précédent : au bout d’une heure de voyage, marquée par l’horloge de Paul, celui-ci constatera en repassant en M que son horloge marque 1 h, alors que l’horloge liée à la Terre marque 2 h…. etc.

Mais à quoi bon supposer que les horloges ont été remises au zéro ? Il était inutile d’y toucher. Nous savons qu’il y a un décalage initial dont il faut tenir compte ; ce décalage est de 2 h pour l’horloge du boulet et de 4 h pour les horloges du système Terre ; ce sont des constantes à ajouter aux heures qui seraient marquées si toutes les horloges avaient été ramenées au zéro. Ainsi, si l’on n’a pas touché aux horloges, lorsque le boulet repasse en M, l’horloge de Paul marque 1 + 2 = 3 h, celle du point M marque 2 + 4 = 6 h. Enfin, au retour en A, l’horloge de Paul a enregistré 2 + 2 = 4 h, celle de Pierre 4 + 4 = 8 h.

Voilà le résultat ! Pour Pierre, resté en A sur la Terre, ce sont bien 8 heures qui se sont écoulées entre le départ et le retour de Paul. Mais si l’on s’adresse à Paul « vivant et conscient », il dira que son horloge marquait 0 h au départ et marque 4 h au retour, qu’elle a enregistré une durée de 4 h, et qu’il est bien resté, non pas 3 h, mais 4 h en voyage.

Telle est l’objection. Il est impossible, comme nous le disions, de la présenter en termes plus nets. C’est pourquoi nous l’avons reproduite telle qu’elle nous était adressée, au lieu de la formuler à notre manière et de nous l’adresser à nous-même. — Voici alors notre réponse :

« Il y a d’abord deux remarques importantes à faire.

« 1° Si l’on se place en dehors de la théorie de la Relativité, on conçoit un mouvement absolu et, par là même, une immobilité absolue ; il y aura dans l’univers des systèmes réellement immobiles. Mais, si l’on pose que tout mouvement est relatif, que devient l’immobilité ? Ce sera l’état du système de référence, je veux dire du système où le physicien se suppose placé, à l’intérieur duquel il se voit prenant des mesures et auquel il rapporte tous les points de l’univers. On ne peut pas se déplacer par rapport à soi-même ; et par conséquent le physicien, constructeur de la Science, est immobile par définition si l’on accepte la théorie de la Relativité. Sans doute il arrive au physicien relativiste, comme à tout autre physicien, de mettre en mouvement le système de référence où il s’était d’abord installé ; mais alors, bon gré mal gré, consciemment ou inconsciemment, il en adopte un autre, ne fût-ce que pour un instant ; il localise sa personnalité réelle dans ce nouveau système, qui devient ainsi immobile par définition ; et ce n’est plus alors qu’une image de lui-même qu’il aperçoit par la pensée dans ce qui était tout à l’heure, dans ce qui va redevenir à l’instant, son système de référence.

« 2° Si l’on se place en dehors de la théorie de la Relativité, on conçoit très bien un personnage Pierre absolument immobile au point A, à côté d’un canon absolument immobile ; on conçoit aussi un personnage Paul, intérieur à un boulet qui est lancé loin de Pierre, se mouvant en ligne droite d’un mouvement uniforme absolu vers le point B et revenant ensuite, en ligne droite et d’un mouvement uniforme absolu encore, au point A. Mais, du point de vue de la théorie de la Relativité, il n’y a plus de mouvement absolu, ni d’immobilité absolue. La première des deux phases que nous venons de décrire deviendra donc simplement un écart croissant entre Pierre et Paul, et la seconde un écart décroissant. Nous pourrons par conséquent dire, à volonté, que Paul s’éloigne et puis se rapproche de Pierre, ou que Pierre s’éloigne et puis se rapproche de Paul. Si je suis avec Pierre, lequel s’adopte lui-même comme système de référence, c’est Pierre qui est immobile et j’interprète l’élargissement graduel de l’écart en disant que le boulet quitte le canon, le rétrécissement graduel en disant que le boulet y revient. Si je suis avec Paul, s’adoptant lui-même alors comme système de référence, j’interprète élargissement et rétrécissement en disant que c’est Pierre, avec le canon et la Terre, qui quitte Paul et qui revient ensuite à Paul. La symétrie est parfaite 55 : nous avons affaire, en somme, à deux systèmes S et S′ que rien ne nous empêche de supposer identiques ; et l’on voit que la situation de Pierre et celle de Paul, se prenant respectivement chacun pour système de référence et par là même s’immobilisant, sont interchangeables.

« J’arrive alors au point essentiel.

« Si l’on se place en dehors de la théorie de la Relativité, il n’y a aucun inconvénient à s’exprimer comme tout le monde, à dire que Pierre et Paul existent en même temps comme êtres conscients, voire comme physiciens, l’un étant absolument immobile et l’autre absolument en mouvement. Mais, du point de vue de la théorie de la Relativité, l’immobilité dépend d’un libre décret : est immobile le système où l’on se place par la pensée. Là est donc, par hypothèse, un physicien « vivant et conscient ». Bref, Pierre est un physicien, un être vivant et conscient. Mais Paul ? Si je le laisse vivant et conscient, à plus forte raison si je fais de lui un physicien comme Pierre, par là même je suppose qu’il se prend lui-même comme système de référence, par là même je l’immobilise. Or, Pierre et Paul ne peuvent pas être l’un et l’autre immobiles à la fois, puisqu’il y a entre eux, par hypothèse, écart continuellement grandissant d’abord, et ensuite continuellement décroissant. Il faut donc que je choisisse ; et, par le fait, j’ai choisi, puisque j’ai dit que c’était Paul qui était lancé à travers l’espace et que, par là même, j’ai immobilisé le système de Pierre en système de référence 56. Mais alors, Paul est bien un être vivant et conscient à l’instant où il quitte Pierre ; il est bien encore un être vivant et conscient à l’instant où il revient à Pierre ; (il resterait même un être vivant et conscient dans l’intervalle si l’on convenait, pendant cet intervalle, de laisser de côté toute considération de mesure et plus spécialement toute physique relativiste) ; mais pour Pierre physicien, prenant des mesures et raisonnant sur des mesures, acceptant les lois de la perspective physico-mathématique, Paul une fois lancé dans l’espace n’est plus qu’une représentation de l’esprit, une image — ce que j’ai appelé un « fantôme » ou encore une « marionnette vide ». C’est ce Paul en route (ni conscient, ni vivant, réduit à l’état d’image) qui est dans un Temps plus lent que celui de Pierre. En vain donc Pierre, attaché au système immobile que nous appelons le système Terre, voudrait-il interroger ce Paul-là, au moment où il va rentrer dans le système, sur ses impressions de voyage : ce Paul-là n’a rien constaté et n’a pas eu d’impressions, n’étant qu’une représentation de Pierre. Il s’évanouit d’ailleurs au moment où il touche le système de Pierre. Le Paul qui a des impressions est un Paul qui a vécu dans l’intervalle, et le Paul qui a vécu dans l’intervalle est un Paul qui était à chaque instant interchangeable avec Pierre, qui occupait un temps identique à celui de Pierre et qui a vieilli juste autant que Pierre. Tout ce que la physique nous dira des constatations de Paul en voyage devra s’entendre des constatations que le physicien Pierre attribue à Paul lorsqu’il se fait lui-même référant et ne considère plus Paul que comme référé, — constatations que Pierre est obligé d’attribuer à Paul du moment qu’il cherche une représentation du monde qui soit indépendante de tout système de référence. Le Paul qui sort du boulet au retour du voyage, et qui fait de nouveau partie alors du système de Pierre, est quelque chose comme un personnage qui sortirait, en chair et en os, de la toile où il était représenté en peinture : c’était à la peinture et non pas au personnage, c’était à Paul référé et non pas à Paul référant, que s’appliquaient les raisonnements et les calculs de Pierre pendant que Paul était en voyage. Le personnage succède à la peinture, Paul référé redevient Paul référant ou capable de référer, dès qu’il passe du mouvement à l’immobilité.

« Mais il faut que je précise davantage, comme vous l’avez fait vous-même. Vous supposez le boulet animé d’une vitesse v telle qu’on ait

équation
Soient alors AB la trajectoire du boulet dessinée dans le système Terre, et M le milieu de la droite AB. « Je suppose, dites-vous, qu’au bout d’une heure marquée par l’horloge du boulet, celui-ci passe par le milieu M de la distance AB. Paul lit l’heure à la fois sur son horloge (1 h) et sur l’horloge du système Terre placée en M. Quelle heure lira-t-il sur cette dernière, si les deux horloges marquaient 0 h au départ ? Une des formules de Lorentz donne la réponse : l’horloge du point M marque 2 h. »

« Je réponds : Paul est incapable de lire quoi que ce soit ; car, en tant que se mouvant, selon vous, par rapport à Pierre immobile, en tant que référé à Pierre que vous avez supposé référant, il n’est plus qu’une image vide, une représentation. Pierre seul devra être traité désormais en être réel et conscient (à moins que vous n’abandonniez le point de vue du physicien, qui est ici celui de la mesure, pour revenir au point de vue du sens commun ou de la simple perception). Il ne faut donc pas dire : « Paul lit l’heure… ». Il faut dire : « Pierre, c’est-à-dire le physicien, se représente Paul lisant l’heure… ». Et, naturellement, puisque Pierre applique et doit appliquer les formules de Lorentz, il se représentera Paul lisant 1 h sur son horloge mobile au moment où, dans la représentation de Pierre, cette horloge passe devant l’horloge du système immobile qui marque aux yeux de Pierre 2 h. — Mais, me direz-vous, il n’en existe pas moins dans le système mobile, une horloge mobile qui marque une certaine heure par elle-même, indépendamment de tout ce que Pierre s’en pourra représenter ? — Sans aucun doute. L’heure de cette horloge réelle est précisément celle qu’y lirait Paul s’il redevenait réel, je veux dire vivant et conscient. Mais, à ce moment précis, Paul serait le physicien ; il prendrait son système pour système de référence et l’immobiliserait. Son horloge marquerait donc 2 h, — exactement l’heure que marquait l’horloge de Pierre. Je dis « que marquait », car déjà l’horloge de Pierre ne marque plus 2 h ; elle marque 1 h, étant maintenant l’horloge de Pierre référé et non plus référant.

« Je n’ai pas besoin de poursuivre le raisonnement. Tout ce que vous dites des heures lues par Paul sur son horloge quand il arrive en B, puis quand il revient en M, et enfin quand il va, au retour, toucher A et rentrer à l’instant même dans le système Terre, tout cela s’applique non pas à Paul vivant et conscient, regardant effectivement son horloge mobile, mais à un Paul que Pierre physicien se représente regardant cette horloge (et que le physicien doit d’ailleurs se représenter ainsi, et que le physicien n’a pas à distinguer de Paul vivant et conscient : cette distinction concerne le philosophe). C’est pour ce Paul simplement représenté et référé qu’il se sera écoulé 4 heures (représentées) pendant qu’il se sera écoulé 8 heures (vécues) pour Pierre. Mais Paul conscient, et par conséquent référant, aura vécu 8 heures, puisque c’est à lui qu’il faudra appliquer tout ce que nous venons de dire de Pierre. »

En somme, nous donnions dans cette réponse, une fois de plus, le sens des formules de Lorentz. Ce sens, nous l’avons déterminé de bien des manières ; nous avons cherché, par bien des moyens, à en donner la vision concrète. On pourrait aussi bien l’établir in abstracto en prenant la déduction classique de ces formules 57 et en la suivant pas à pas. On reconnaîtrait que les formules de Lorentz expriment tout simplement ce que doivent être les mesures attribuées à S′ pour que le physicien en S voie le physicien imaginé par lui en S′ trouver la même vitesse que lui à la lumière.

Appendice II.
Réciprocité de l’accélération

 

Dans l’appendice qui précède, comme dans notre quatrième chapitre, nous avons décomposé le voyage du boulet en deux trajets de sens opposés qui fussent, l’un et l’autre, des translations uniformes. Il était inutile de soulever les difficultés qui s’attachent, ou qui semblent s’attacher, à l’idée d’accélération : nous n’avons jamais, au cours du livre, affirmé la réciprocité que là où elle est évidente, dans le cas du mouvement uniforme. Mais nous aurions aussi bien pu faire entrer en ligne de compte l’accélération qui détermine le changement de sens, et considérer alors le voyage du boulet, dans son ensemble, comme un mouvement varié. Notre raisonnement se fût conservé tel quel, car on va voir que l’accélération est elle-même réciproque et que, de toute manière, les deux systèmes S et S′ sont interchangeables.

On hésite parfois à admettre cette réciprocité de l’accélération, pour certaines raisons spéciales dont il sera question à l’appendice suivant, quand nous traiterons des « lignes d’Univers ». Mais on hésite aussi parce que, dit-on couramment, le mouvement accéléré se traduit, à l’intérieur du système mobile, par des phénomènes qui ne se produisent pas, symétriquement, dans le système censé immobile qu’on a pris pour système de référence. S’il s’agit d’un train qui se meut sur la voie, on consent à parler de réciprocité tant que le mouvement reste uniforme : la translation, dit-on, peut être attribuée indifféremment à la voie ou au train ; tout ce que le physicien immobile sur la voie affirme du train en mouvement serait aussi bien affirmé de la voie, devenue mobile, par le physicien devenu intérieur au train. Mais que la vitesse du train augmente ou diminue brusquement, que le train s’arrête : le physicien intérieur au train éprouve une secousse, et la secousse n’a pas son duplicata sur la voie. Plus de réciprocité, donc, pour l’accélération : elle se manifesterait par des phénomènes dont certains au moins ne concerneraient que l’un des deux systèmes.

Il y a ici une confusion grave, dont il serait intéressant d’approfondir les causes et les effets. Bornons-nous à en définir la nature. On continue à voir un système unique dans ce qui vient de se révéler assemblage de systèmes, multiplicité de systèmes différents.

Pour s’en convaincre tout de suite, on n’a qu’à rendre effectivement indécomposables les deux systèmes considérés, à en faire par exemple deux points matériels. Il est clair que si le point S′ est en mouvement rectiligne varié par rapport à S censé immobile, S aura un mouvement rectiligne varié, de même vitesse au même moment, par rapport à S′ censé immobile à son tour 58. Mais nous pouvons aussi bien attribuer aux systèmes S et S′ les dimensions que nous voudrons, et un mouvement quelconque de translation : si nous maintenons notre hypothèse, à savoir que chacun des deux est et reste un système, c’est-à-dire un ensemble de points astreints à conserver invariablement les mêmes positions les uns par rapport aux autres, et si nous convenons de n’envisager que des translations 59, il est évident que nous pourrons les traiter comme s’ils étaient deux points matériels, et que l’accélération sera réciproque.

À ces systèmes S et S′ qui sont en état de translation réciproque quelconque s’appliquera d’ailleurs, en ce qui concerne le temps, tout ce que nous avons dit du déplacement réciproque quand il était uniforme. Soit S le système de référence : S′ aura des vitesses variables, dont chacune sera conservée par lui pendant des périodes finies ou infiniment petites ; à chacun de ces mouvements uniformes s’appliqueront naturellement les formules de Lorentz ; et nous obtiendrons, soit par une addition de parties finies soit par une intégration d’éléments infiniment petits, le temps t’ qui est censé s’écouler en S′ pendant que le temps t s’écoule en S. Ici encore t’ sera plus petit que t ; ici encore il y aura eu dilatation de la seconde et ralentissement du Temps par l’effet du mouvement. Mais ici encore le temps plus court sera du temps simplement attribué, incapable d’être vécu, irréel : seul, le Temps de S sera un temps qui puisse être vécu, un temps qui l’est d’ailleurs effectivement, un temps réel. Maintenant, si nous prenons S′ comme système de référence, c’est en S′ que va s’écouler ce même temps réel t, en S que se sera transporté le temps fictif t’. En un mot, s’il y a réciprocité dans le cas du mouvement accéléré comme dans le cas du mouvement uniforme, c’est de la même manière que se calculera dans les deux cas le ralentissement du Temps pour le système supposé mobile, ralentissement d’ailleurs uniquement représenté et qui n’atteint pas le Temps réel.

La symétrie est donc parfaite entre S et S′, tant que S et S′ sont bien deux systèmes.

Mais, sans y prendre garde, on substitue parfois à celui des deux systèmes qui est censé mobile une multiplicité de systèmes distincts animés de mouvements divers, que l’on continue pourtant à traiter comme un système unique. C’est ce qu’on fait même souvent quand on parle des phénomènes « intérieurs au système » qui se produisent par l’effet du mouvement accéléré de ce système, et quand on nous montre, par exemple, le voyageur secoué sur sa banquette par l’arrêt brusque du train. Si le voyageur est secoué, c’est évidemment que les points matériels dont son corps est fait ne conservent pas des positions invariables par rapport au train ni, en général, par rapport les uns aux autres. Ils ne forment donc pas avec le train, ils ne constituent même pas entre eux, un système unique : ce sont autant de systèmes S″, S‴, … qui se révèlent, dans la « secousse », comme animés de mouvements propres. Dès lors, aux yeux du physicien en S, ils auront leurs Temps propres t″, t‴, etc. La réciprocité sera d’ailleurs complète encore entre S et S″, entre S et S‴, comme elle l’est entre S et S′. Si nous installons le physicien réel, tour à tour, en S″, S‴, etc. (il ne saurait être en plusieurs à la fois), en chacun d’eux il trouvera et vivra le même Temps réel t, attribuant alors successivement au système S les Temps simplement représentés t″, t‴, etc. C’est dire que la secousse du voyageur n’introduit aucune dissymétrie 60. Du point de vue où nous devons nous placer, elle se résout en manifestations parfaitement réciproques intéressant les systèmes invariables, et même ponctuels, auxquels nous avons affaire. Le point de vue où nous devons nous placer est en effet celui de la mesure du temps dans la théorie de la Relativité, et les horloges dont parle cette théorie peuvent évidemment être assimilées à de simples points matériels, puisque leurs dimensions n’entrent jamais en ligne de compte : ce sont donc bien de simples points matériels qui se déplacent, dans le cas du mouvement accéléré comme dans celui du mouvement uniforme, quand ces horloges sont en mouvement les unes par rapport aux autres et que l’on compare entre eux des Temps dans la théorie de la Relativité. Bref, le mouvement peut être uniforme ou varié, peu importe : il y aura toujours réciprocité entre les deux systèmes que nous aurons à mettre en présence.

C’est d’ailleurs ce qu’on va voir avec plus de précision dans l’appendice suivant, où nous envisagerons dans toute sa généralité la réciprocité de l’accélération. Les points M₁ et M₂ auxquels nous aurons d’abord affaire pourront aussi bien être considérés comme des horloges.

Appendice III.
Le « temps propre  » et la « ligne d’Univers  »

 

Nous venons de montrer, d’abord dans un cas particulier, puis d’une manière plus générale, la réciprocité de l’accélération. Il est naturel que cette réciprocité échappe à l’attention quand la théorie de la Relativité se présente sous sa forme mathématique. Nous en avons implicitement donné la raison dans notre sixième chapitre 61. Nous disions : 1° que la théorie de la Relativité est obligée de mettre sur le même plan la « vision réelle » et la « vision virtuelle », la mesure effectivement prise par un physicien existant et celle qui est censée avoir été prise par un physicien simplement imaginé ; 2° que la forme donnée à cette théorie depuis Minkowski a précisément pour effet de dissimuler la différence entre le réel et le virtuel, entre ce qui est perçu ou perceptible et ce qui ne l’est pas. La réciprocité de l’accélération n’apparaît que si l’on rétablit cette distinction, accessoire pour le physicien, capitale pour le philosophe. En même temps se comprend la signification du « retard » que l’accélération imprimerait à une horloge qui se déplace. Elle se comprend, sans qu’il y ait rien à ajouter à ce que nous avons dit en traitant du mouvement uniforme : l’accélération ne saurait créer ici des conditions nouvelles, puisque ce sont nécessairement les formules de Lorentz qu’on applique encore (en général à des éléments infinitésimaux) quand on parle de Temps multiples et ralentis. Mais, pour plus de précision, nous allons examiner en détail la forme spéciale que présente, dans ce cas, la théorie de la Relativité. Nous la prendrons dans un livre récent qui fait déjà autorité, dans l’important ouvrage de M. Jean Becquerel (op. cit., p. 48-51).

Dans un système de référence lié à une portion de matière, c’est-à-dire dans un système dont tous les points sont dans le même état de mouvement, d’ailleurs quelconque, que cette portion de matière, la distance spatiale entre deux événements concernant la portion de matière est toujours nulle. On a donc, dans ce système où dx = dy = dz = 0,

ds = c d

équation
,

équation
est l’élément de temps propre de la portion de matière considérée et de tout le système qui lui est lié. Le temps propre
équation
d écoulé entre deux événements A et B est le temps que mesurera un observateur, c’est le temps qu’enregistreront les horloges dans ce système.

 

Une horloge liée à un mobile (dont le mouvement n’a plus besoin ici d’être soumis à la restriction de la translation uniforme) mesure la longueur, divisée par c, de l’arc de ligne d’Univers de ce mobile.

Considérons maintenant un point matériel libre M₁. La loi d’inertie de Galilée nous enseigne que ce point est en mouvement rectiligne et uniforme : à cet état de mouvement correspond, dans l’Espace-Temps, une ligne d’Univers formée par l’ensemble des événements qui représentent les diverses positions successives de ce mobile dans son état de mouvement uniforme, positions qu’on peut repérer dans un système quelconque.

Sur la ligne d’Univers de M₁, choisissons deux événements déterminés A et B… Entre ces événements nous pouvons imaginer dans l’Espace-Temps une infinité de lignes d’Univers réelles… Prenons l’une quelconque de ces lignes d’Univers ; il suffit pour cela de considérer un second mobile M₂, parti de l’événement A, qui, après avoir parcouru, avec une vitesse plus ou moins grande, un trajet spatial plus ou moins long, trajet que nous allons repérer dans un système en translation uniforme lié à M₁ rejoint ce mobile M₁, à l’événement B.

En résumé, nos données sont les suivantes : les deux mobiles M₁, et M₂, sont en coïncidence absolue aux événements A et B ; entre ces événements, leurs lignes d’Univers sont différentes ; M₁, est supposé en translation uniforme. Enfin nous repérons les événements dans un système S lié à M₁.

Il importe de remarquer que M₂, ayant quitté en A le système uniforme S pour y revenir en B (ou seulement pour y passer en B), a nécessairement subi une accélération entre les événements A et B.

Prenons deux époques t et t + dt du temps du système S, comprises entre les époques tA, et tB auxquelles se produisent, toujours dans le système S lié à M₁, les événements A et B. Aux époques t et t + dt, le second mobile M₂ est repéré x, y, z, t ; x + dx, y + dy, z + dz, t + dt dans le système S ; ces coordonnées déterminent, sur la ligne d’Univers de M₂, deux événements C et D infiniment voisins, dont l’intervalle est ds ; on a 62

équation
,

mais on a aussi

équation
,

équation
étant l’élément de temps propre du mobile M2. On déduit de là63

équation
,

v étant la vitesse du Mobile M₂ à l’époque t, vitesse et temps mesurés dans le système uniforme du mobile M1.

On a donc finalement

[1]    

équation
,

ce qui signifie : le temps propre d’un mobile M2 entre deux événements de sa ligne d’Univers est plus court que le temps mesuré entre les mêmes événements dans un système en translation uniforme ; il est d’autant plus court que la vitesse du mobile par rapport au système uniforme est plus grande…

Nous n’avons pas encore tenu compte de la coïncidence absolue des mobiles M₁ (en translation uniforme) et M₂ (mouvement quelconque) aux événements A et B. Intégrons [1]

équation
,

plus le mouvement du mobile M₂, entre les événements A et B communs aux deux mobiles différera d’un mouvement rectiligne et uniforme, plus, par conséquent, les vitesses par rapport à M₁ seront grandes, puisque la durée totale t′, − t, est fixe, et plus le temps propre total sera court.

En d’autres termes : entre deux événements déterminés, la plus LONGUE ligne d’Univers est celle qui correspond au mouvement de translation uniforme.

[Il importe de remarquer que, dans la démonstration précédente, il n’y a pas réciprocité entre les systèmes de référence liés à M₁ et à M₂, parce que M₂ n’est pas en translation uniforme. C’est l’accélération de M₂ qui a créé la dissymétrie : on reconnaît ici le caractère absolu de l’accélération.]

D’étranges conséquences se déduisent des résultats qui viennent d’être établis.

Dans un système en translation uniforme — la Terre, par exemple, car son accélération est faible — deux horloges identiques et synchrones sont au même endroit. On déplace l’une très rapidement et on la ramène près de l’autre au bout du temps t (temps du système) ; elle se trouve en retard sur l’autre horloge, de

équation
 ; si l’accélération a été instantanée au départ comme à l’arrivée et si la vitesse est restée constante en grandeur, le retard est
équation
.

On ne saurait s’exprimer avec plus de précision. Du point de vue physico-mathématique, le raisonnement est d’ailleurs irréprochable : le physicien met sur la même ligne les mesures effectivement prises dans un système et celles qui, de ce système, apparaissent comme effectivement prises dans un autre. C’est avec ces deux espèces de mesure, confondues dans le même traitement, qu’il construira une représentation scientifique du monde ; et comme il doit les traiter de la même manière, il leur attribuera la même signification. Tout autre est le rôle du philosophe. D’une manière générale, il veut distinguer le réel du symbolique ; plus précisément et plus spécialement, il s’agit ici pour lui de déterminer ce qui est temps vécu ou capable d’être vécu, temps effectivement mesuré, et ce qui est temps simplement représenté à la pensée, temps qui s’évanouirait à l’instant même où un observateur en chair et en os se transporterait sur les lieux pour le mesurer effectivement. De ce point de vue nouveau, ne comparant plus que du réel à du réel, ou bien alors du représenté à du représenté, on verra reparaître, là où l’accélération semblait avoir apporté la dissymétrie, une parfaite réciprocité. Mais examinons de près le texte que nous venons de citer.

On remarquera que le système de référence y est défini « un système dont tous les points sont dans le même état de mouvement ». Par le fait, le « système de référence lié à M₁ » est supposé en translation uniforme, tandis que le « système de référence lié à M₂ » est en état de mouvement varié. Soient S et S′ ces deux systèmes. Il est clair que le physicien réel se donne alors un troisième système S″ où il se suppose lui-même installé et qui est, par là même, immobilisé : c’est seulement par rapport à ce système que S et S′ peuvent se mouvoir. S’il n’y avait que S et S′, nécessairement c’est en S ou en S′ qu’il se placerait, et nécessairement l’un des deux systèmes se trouverait immobilisé. Mais alors, le physicien réel étant en S″, le temps réel, je veux dire vécu et effectivement mesuré, est celui du système S″. Le temps du système S, étant le temps d’un système en mouvement par rapport à S″, est déjà un temps ralenti : ce n’est d’ailleurs qu’un temps représenté, je veux dire attribué par l’observateur en S″ au système S. Dans ce système S on a supposé un observateur qui le prend pour système de référence. Mais, encore une fois, si le physicien prenait réellement ce système pour système de référence, il s’y placerait, il l’immobiliserait ; du moment qu’il reste en S″ et qu’il laisse le système S en mouvement, il se borne à se représenter un observateur qui prendrait S pour système de référence. Bref, nous avons en S ce que nous appelions un observateur fantasmatique, censé prendre pour système de référence ce système S que le physicien réel en S″ se représente en mouvement.

Entre l’observateur en S (s’il devenait réel) et l’observateur réel en S″ la réciprocité est d’ailleurs parfaite. L’observateur fantasmatique en S, redevenu réel, retrouverait aussitôt le temps réel du système S″, puisque son système se serait immobilisé, puisque le physicien réel s’y serait transporté, puisque les deux systèmes, en tant que référants, sont interchangeables. En S″ aurait passé le temps fantasmatique.

Maintenant, tout ce que nous venons de dire de S par rapport à S″, nous pourrons le répéter, par rapport à ce même système S″, du système S′. En S″ immobile sera encore le Temps réel, vécu et effectivement mesuré par le physicien en S″. Ce physicien, prenant son système pour système de référence, attribuera à S′ un Temps ralenti, à rythme cette fois variable, puisque la vitesse du système varie. À tout instant, d’ailleurs, il y aura encore réciprocité entre S″ et S′ : si l’observateur en S″ se transportait en S′, aussitôt S′ s’immobiliserait et toutes les accélérations qui étaient en S′ passeraient en S″ ; les Temps ralentis, simplement attribués, passeraient avec elles en S″, et c’est en S′ que serait le Temps réel.

Nous venons de considérer le rapport de S″ immobile à S en translation uniforme, puis le rapport de S″ immobile à S′ en état de mouvement varié. Dans l’un et l’autre cas il y a réciprocité parfaite, — pourvu que l’on prenne comme tous deux référants, en s’y transportant tour à tour, les systèmes que l’on compare, ou qu’on les prenne tous deux comme référés en les abandonnant tour à tour. Dans l’un et l’autre cas il y a un seul Temps réel, celui que le physicien réel constatait d’abord en S″, et qu’il retrouve en S et en S′ quand il s’y transporte, puisque S et S″ sont interchangeables en tant que référants, comme aussi S′ et S″.

Reste alors à envisager directement le rapport de S en translation uniforme à S′ en état de mouvement varié. Mais nous savons que, si S est en mouvement, le physicien qui s’y trouve est un physicien simplement représenté : le physicien réel est en S″. Le système de référence réellement adopté est S″, et le système S est non pas un système de référence réel, mais le système de référence supposé qu’adopterait l’observateur simplement imaginé. Déjà fantasmatique est cet observateur. Doublement fantasmatique sera alors la notation faite par lui de ce qui se passe en S′ ; ce sera une représentation attribuée à un observateur qui n’est lui-même qu’une représentation. Lors donc qu’on déclare, dans le texte ci-dessus, qu’il y a dissymétrie entre S et S′, il est clair que cette dissymétrie ne concerne pas les mesures réellement prises en S ni les mesures réellement prises en S′, mais celles qui, du point de vue de S″, sont attribuées à l’observateur en S et celles qui, du point de vue de S″ encore, sont censées être attribuées à l’observateur en S′ par l’observateur en S. Mais alors, entre S réel et S′ réel, quel est le véritable rapport ?

Pour le savoir, nous n’avons qu’à placer notre observateur réel, tour à tour, en S et S′. Nos deux systèmes vont ainsi devenir successivement réels, mais aussi, successivement, immobiles. C’est d’ailleurs le parti que nous aurions pu prendre tout de suite, sans passer par un si long détour, en suivant à la lettre le texte cité et en considérant seulement le cas particulier où le système S, qu’on nous dit en translation uniforme, est animé d’une vitesse constante égale à zéro. Voilà donc notre observateur réel en S, cette fois immobile. Il est clair que cet observateur en S trouvera qu’il n’y a pas réciprocité entre son propre système, immobile, et le système S′ qui le quitte pour venir ensuite le rejoindre. Mais, si nous le plaçons maintenant en S′, qui se trouvera ainsi immobilisé, il constatera que le rapport de S à S′ est identiquement ce qu’était tout à l’heure le rapport de S′ à S : c’est maintenant S qui quitte S′ et qui vient le rejoindre. Ainsi, encore une fois, il y a symétrie, réciprocité parfaite entre S et S′ référants, entre S′ et S référés. L’accélération ne change donc rien à la situation : dans le cas du mouvement varié comme dans celui du mouvement uniforme, le rythme du temps ne varie d’un système à l’autre que si l’un des deux systèmes est référant et l’autre référé, c’est-à-dire si l’un des deux temps est susceptible d’être vécu, effectivement mesuré, réel, tandis que l’autre est incapable d’être vécu, simplement conçu comme mesuré, irréel. Dans le cas du mouvement varié comme dans celui du mouvement uniforme, la dissymétrie existe non pas entre les deux systèmes, mais entre l’un des systèmes et une représentation de l’autre. Il est vrai que le texte cité nous montre précisément l’impossibilité où l’on se trouve, dans la théorie de la Relativité, d’exprimer mathématiquement cette distinction. La considération des « lignes d’Univers », introduite par Minkowski, a même pour essence (le masquer, ou plutôt d’effacer, la différence entre le réel et le représenté. Une expression telle que

équation
semble nous placer hors de tout système de référence, dans l’Absolu, en face d’une entité comparable à l’Idée platonicienne. Alors, quand on en use pour des systèmes de référence déterminés, on croit particulariser et matérialiser une essence immatérielle et universelle, comme fait le platonicien quand il passe de l’Idée pure, contenant éminemment tous les individus d’un genre, à l’un quelconque d’entre eux. Tous les systèmes viennent alors se placer sur la même ligne ; tous prennent la même valeur ; celui où l’on a
équation
n’est plus qu’un système comme les autres. On oublie que ce système était celui du physicien réel, que les autres sont seulement ceux de physiciens imaginés, qu’on avait cherché un mode de représentation convenant en même temps à ceux-ci et à celui-là, et que l’expression
équation
avait précisément été le résultat de cette recherche : on commettrait donc une véritable pétition de principe en s’autorisant de cette expression commune pour mettre tous les systèmes au même rang et pour déclarer que tous leurs Temps se valent, puisqu’on n’avait obtenu cette communauté d’expression qu’en négligeant la différence entre le Temps de l’un d’eux — seul Temps constaté ou constatable, seul Temps réel — et les Temps de tous les autres, simplement imaginés et fictifs. Le physicien avait le droit d’effacer la différence. Mais le philosophe doit la rétablir. C’est ce que nous avons fait 64.

 

En somme, il n’y a rien à changer à l’expression mathématique de la théorie de la Relativité. Mais la physique rendrait service à la philosophie en abandonnant certaines manières de parler qui induisent le philosophe en erreur, et qui risquent de tromper le physicien lui-même sur la portée métaphysique de ses vues. On nous dit par exemple ci-dessus que, « si deux horloges identiques et synchrones sont au même endroit dans le système de référence, si l’on déplace l’une et si on la ramène près de l’autre au bout du temps t (temps du système), elle retardera de

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sur l’autre horloge ». Il faudrait en réalité dire que l’horloge mobile présente ce retard à l’instant précis où elle touche, mouvante encore, le système immobile et où elle va y rentrer. Mais, aussitôt rentrée, elle marque la même heure que l’autre (il va de soi que les deux instants sont pratiquement indiscernables). Car le Temps ralenti du système mouvant n’est que du Temps attribué ; ce temps simplement attribué est le temps marqué par l’aiguille de l’horloge mouvante aux yeux d’un physicien simplement représenté ; l’horloge devant laquelle ce physicien est placé n’est alors qu’une horloge fantasmatique, substituée pour toute la durée du voyage à l’horloge réelle : de fantasmatique elle redevient réelle à l’instant où elle est rendue au système immobile. Réelle elle fût d’ailleurs restée pendant le voyage pour un observateur réel. Elle n’eût pris alors aucun retard. Et c’est justement pourquoi elle ne présente aucun retard quand elle se retrouve horloge réelle, à l’arrivée.

Il va sans dire que nos remarques s’appliqueraient aussi bien à des horloges placées et déplacées dans un champ de gravitation 65. D’après la théorie de la Relativité, ce qui est force de gravitation pour un observateur intérieur au système devient inertie, mouvement, accélération pour un observateur situé au-dehors. Alors, quand on nous parle des « modifications subies par une horloge dans un champ de gravitation », s’agit-il de l’horloge réelle perçue dans le champ de gravitation par un observateur réel ? Évidemment non : aux yeux de celui-ci, gravitation signifie force et non pas mouvement. Or c’est le mouvement, et le mouvement seul, qui ralentit le cours du Temps d’après la théorie de la Relativité, puisque ce ralentissement ne peut jamais être posé que comme une conséquence des formules de Lorentz 66. Donc, c’est pour l’observateur extérieur au champ, reconstituant par la pensée la position de l’aiguille sur le cadran mais ne la voyant pas, que la marche de l’horloge est modifiée dans le champ de gravitation. Au contraire le Temps réel, marqué par l’horloge réelle, vécu ou capable de l’être, reste un Temps à rythme constant : seul est modifié dans son rythme un Temps fictif, qui ne pourrait être vécu par rien ni par personne.

Prenons un cas simple, choisi par Einstein lui-même 67, celui d’un champ de gravitation produit par la rotation d’un disque. Dans un plan S adopté comme système de référence, et par là même immobilisé, nous considérerons un point O immobile. Sur ce plan nous poserons un disque absolument plat dont nous ferons coïncider le centre avec le point O, et nous ferons tourner le disque autour d’un axe fixe perpendiculaire au plan en ce point. Nous aurons ainsi un véritable champ de gravitation, en ce sens qu’un observateur placé sur le disque constatera tous les effets d’une force le repoussant du centre ou, comme il dira peut-être, l’attirant vers la périphérie. Peu importe que ces effets ne suivent pas la même loi que ceux de la gravitation naturelle, qu’ils croissent proportionnellement à l’éloignement du centre, etc. : tout l’essentiel de la gravitation est là, puisque nous avons une action qui, émanant du centre, s’exerce sur les objets découpés dans le disque sans tenir compte de la matière interposée et produit sur tous, quelle que soit leur nature ou leur structure, un effet qui ne dépend que de leur masse et de leur distance. Maintenant, ce qui était gravitation pour l’observateur quand il habitait le disque, et quand il l’immobilisait ainsi en système de référence, deviendra effet de mouvement rotatoire, c’est-à-dire accéléré, quand il se transportera en ce point O du système S avec lequel le centre du disque coïncide, et quand il érigera ce système, comme nous le faisons nous-mêmes, en système de référence. S’il se représente, sur la surface du disque, des horloges situées à des distances différentes du centre, et s’il les considère pendant un temps assez court pour que leur mouvement circulaire soit assimilable à une translation uniforme, il se dira naturellement que, leurs vitesses respectives à ce moment étant proportionnelles à la distance qui les sépare du centre, elles ne peuvent pas marcher synchroniquement : les formules de Lorentz indiquent en effet que le Temps se ralentit quand la vitesse augmente. Mais quel est ce Temps qui se ralentit ? Quelles sont ces horloges qui ne sont pas synchrones ? S’agit-il du Temps réel, des horloges réelles que percevait tout à l’heure l’observateur réel placé dans ce qui lui apparaissait comme un champ de gravitation ? Évidemment non. Il s’agit d’horloges qu’on se représente en mouvement, et elles ne peuvent être représentées en mouvement que dans l’esprit d’un observateur censé à son tour immobile, c’est-à-dire extérieur au système.

On voit à quel point le philosophe peut être induit en erreur par une manière de s’exprimer qui est devenue courante dans la théorie de la Relativité. On nous dit qu’un physicien, parti du point O avec une horloge et la promenant sur le disque, s’apercevrait, une fois revenu au centre, qu’elle retarde maintenant sur l’horloge, auparavant synchrone, laissée au point O. Mais l’horloge qui, partant du point O, commence aussitôt à prendre du retard est une horloge devenue, dès ce moment, fantasmatique, n’étant plus l’horloge réelle du physicien réel : celui-ci est resté avec son horloge au point O, ne détachant sur le disque envisagé comme mobile qu’une ombre de lui-même et de son horloge (ou bien alors, chaque point du disque où il se placera effectivement devenant, par là même, immobile, son horloge restée réelle se trouvera partout immobile et fonctionnera partout de la même manière). Où que vous mettiez le physicien réel, il apportera avec lui l’immobilité ; et tout point du disque où siège le physicien réel est un point d’où l’effet observé ne devra plus s’interpréter en termes d’inertie, mais en termes de gravitation ; celle-ci, en tant que gravitation, ne change rien au rythme du Temps, rien à la marche des horloges ; elle ne le fait que lorsqu’elle se traduit en mouvement aux yeux d’un physicien pour lequel les horloges et le Temps du système, où il ne siège plus 68, sont devenus de simples représentations. Disons donc, si nous maintenons notre physicien réel en O, que son horloge, après avoir voyagé vers la périphérie du disque, rentrera en O telle quelle, marchant comme elle marchait, n’ayant pris aucun retard. La théorie de la Relativité exige simplement ici qu’il y ait eu un retard à l’instant précis où elle allait rentrer en O. Mais à cet instant précis elle était encore, comme elle l’était déjà à l’instant précis où elle quittait le système, fantasmatique.

On tombe d’ailleurs dans une confusion analogue, admissible chez le physicien, dangereuse pour le philosophe, quand on dit que, dans un système tel que le disque tournant, « il n’est pas possible de définir le temps au moyen d’horloges immobiles par rapport au système ». Est-il vrai que le disque constitue un système ? C’est un système, si nous le supposons immobile : mais alors, nous plaçons sur lui le physicien réel ; et en quelque point du disque que soit ce physicien réel avec son horloge réelle, il y a, comme on vient de le voir, le même Temps. Le Temps ne subit des ralentissements divers en divers points du disque, les horloges situées en ces points ne cessent d’être synchrones, que dans la représentation du physicien qui n’adopte plus le disque et pour qui le disque, se retrouvant ainsi en mouvement, relève des formules de Lorentz. Mais alors, le disque ne constitue plus un système unique ; il se dissocie en une infinité de systèmes distincts. Traçons en effet un de ses rayons, et considérons les points où ce rayon coupe les circonférences intérieures, en nombre infini, qui sont concentriques à celle du disque. Ces points sont animés au même instant de vitesses tangentielles différentes, d’autant plus grandes qu’ils sont plus éloignés du point O : pour l’observateur immobile en O, qui applique les formules de Lorentz, ils appartiennent donc à des systèmes différents ; pendant que s’écoule en O un temps dt, c’est un temps ralenti  dt que notre observateur devra attribuer à l’un quelconque de ces points mobiles, dépendant d’ailleurs de la vitesse du mobile et par conséquent de sa distance au centre. Donc, quoi qu’on dise, le champ « tournant » a un temps parfaitement définissable quand il constitue un système, puisque alors, portant le physicien, il ne « tourne » pas : ce temps est le temps réel que marquent effectivement toutes les horloges, réelles et par conséquent synchrones, du système. Il ne cesse d’avoir un temps définissable que lorsqu’il « tourne », le physicien s’étant transporté au point immobile O. Mais alors ce n’est plus un système, c’est une infinité de systèmes ; et l’on y trouvera naturellement une infinité de Temps, tous fictifs, en lesquels se sera pulvérisé ou plutôt évaporé le Temps réel.

En résumé, de deux choses l’une. Ou le disque est censé tourner et la gravitation s’y résout en inertie : alors on l’envisage du dehors ; le physicien vivant et conscient n’y habite pas ; les Temps qui s’y déroulent ne sont que des Temps représentés ; il y en aura évidemment une infinité ; le disque ne constituera d’ailleurs pas un système ou un objet, ce sera le nom que nous donnons à une collectivité ; nous aurons, pour l’application des formules de Lorentz, autant de systèmes distincts que de points matériels animés de vitesses différentes. Ou bien ce même disque tournant est censé immobile : l’inertie de tout à l’heure y devient alors gravitation ; le physicien réel y habite ; c’est bien un système unique ; le Temps qu’on y trouve est du Temps vécu et réel. Mais alors on y trouve partout le même Temps.