(1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — II »
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(1900) Taine et Renan. Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud « Taine — II »

II

Le protestantisme de M. Taine

Aux obsèques de M. Taine, le pasteur Roger Holard prononçant l’éloge du défunt, a déclaré que ce n’était pas seulement pour se conformer au désir de Mme Taine et de ses enfants qu’un service funèbre était célébré, mais pour obéir à la volonté de M. Taine, nettement exprimée dans son testament.‌

Cette adhésion in extremis au protestantisme est très frappante en ce sens que M. Taine est né catholique, et que d’ailleurs nous étions autorisés à croire qu’il voyait d’inconciliables contradictions entre toute religion et les méthodes scientifiques. Voici donc que cet illustre penseur nous fournit, en sortant de la vie, un document très grave sur la qualité de son caractère et sur l’interprétation de ses idées. Par quelle pente est-il arrivé à aller prendre son suprême sommeil dans la famille protestante ?‌

Ce secret, nous eussions eu quelque malaise à le vouloir surprendre au lendemain de cette mort dont nous portons le deuil, mais après deux semaines, rapprochons-nous, osons interroger notre maître vénéré.‌

Le problème semblera d’autant plus important que l’esprit protestant apparaît non pas seulement chez Taine, mais chez ceux qui l’entouraient, chez Bourget (cf. Terre promise), chez Vogüé; chez tant d’hommes réfléchis du Collège de France, de la Sorbonne, de l’Institut.‌

Ah ! que ne pouvons-nous feuilleter avant qu’on les brûle, ces dossiers, ces fameux dossiers, où il classait ses conversations. Je sais que nous y trouverions des faits, des renseignements de tous ordres, des discussions d’hommes et nullement un journal intime. Mais la direction même de la curiosité de notre maître ne nous renseignerait-elle pas sur sa tendance morale ? Et puis souvent, à ces précieuses interviews, il dut joindre un bref examen de conscience : c’est prudence, en effet, de regarder la construction de son instrument, avant d’en enregistrer les résultats. Les impressions que nous ressentons des autres dépendent de ce que nous sommes.‌

Je me suis permis de reconstituer ci-dessous quelques-unes des fiches que, sans invraisemblance, M. Taine a pu rédiger, à des intervalles divers, depuis vingt ans, et classer sous ce titre qui exprime, je crois, son principal souci moral : Préparation à la mort.

Note I. — Depuis les années 1870 et 1871 qui ont beaucoup assombri mon caractère, mon esprit se reporte avec complaisance à la préparation à la mort. C’est que la raison et les sentiments prennent d’eux-mêmes la pente de la nature. Et malgré ma promenade quotidienne de Paris, en dépit du bienfaisant séjour de Menthon, je suis dans la période déclinante.‌

Je ne m’épouvante pas de la mort, c’est une fonction régulière de l’univers qui entraîne incessamment hors de la lumière les créatures pour faire place à d’autres. Mais il faut que ma raison participe de cette unité vers laquelle je m’achemine. Avant de rentrer dans ce grand tout, je veux m’y préparer. Je ne veux pas être une pensée mutilée, fragmentaire, dans l’universelle raison, un être isolé dans la communauté des hommes : j’entends servir la société et non point par goût des louanges, ni par désir d’être aimé, ni par sympathie pour mes contemporains, mais parce que le monde est un et que je veux me conformer à ses lois, qui sont d’ailleurs harmonieuses avec ma raison.‌

Accepter, s’accorder avec l’univers, voilà la vraie préparation à la mort. C’est à m’avancer dans cette soumission que j’emploierai les dernières années de ma vie.‌

Note II. — Pour Marc-Aurèle qui, selon moi, est la plus belle âme de l’humanité, se soumettre à la nature était un mot d’un sens suffisant. C’est cette formule qui a soutenu toute sa conduite, l’a décidé à s’abstenir des plaisirs, à modifier son pouvoir, à respecter la dignité de tout être et à s’épuiser, sans illusion d’ailleurs, pour le bien de l’empire. Toutefois, M. de Vogüé m’a dit aujourd’hui que dans son monde ce mot ne suffit pas.‌

Il m’a parlé de plusieurs personnes favorisées par la fortune, par la beauté, par une grande situation sociale, et qui pourtant mènent une vie morale digne de la plus haute estime. Or, il considère qu’elles n’eussent pas été telles et ne se seraient pas abstenues des plaisirs, si elles n’avaient eu pour précepteurs moraux que notre Marc-Aurèle ou notre Spinoza. Ce sont des catholiques.‌

D’autre part, je croise au Luxembourg des groupes de jeunes gens isolés, dont l’allure indique l’usage des bibliothèques, voire une belle culture, et qui sont pauvres. A l’éclat de leurs yeux, à la dureté de leurs regards, je sens que leurs rêveries sont d’un ordre funeste pour la paix sociale. A ceux-là aussi Marc-Aurèle sera insuffisant ; il faudrait leur donner des frères, et qu’ils prissent contact avec un groupe. Je voudrais entre eux un lien social, peut-être une religion, pourvu toutefois qu’en fortifiant la société, elle n’étouffât point l’individu.‌

Note III. — A., B., C., avec qui je cause, ne partagent point mes inquiétudes sur l’avenir de la société française. Mais la confiance de ces jeunes gens, si irraisonnée augmente encore ma défiance. Pour moi, je ne connaîtrai plus la sécurité avant ma mort.‌

A l’École Normale, où je m’occupais de choisir les principes qui ont déterminé ma vie, une phrase de Stendhal m’a frappé : « Tant qu’on n’a pas six mille francs de rentes, ne penser qu’à cela ; quand on les a, n’y plus penser. » Il faudrait ajouter : « Se choisir un milieu social, un ordre où passer sa vie avec régularité, et, cette élection faite, n’y plus penser. » Un ordre dans lequel on puisse d’ailleurs travailler en toute indépendance.‌

C’est dans cet esprit que j’ai voulu faire partie de l’Université, sans en adopter au reste les préjugés. Dans cet esprit encore, je fus heureux d’un fauteuil à l’Académie. A l’abri de ces antiques institutions, je pensais travailler sans tracas. Dès la première heure, pour ma thèse de doctorat, je vis l’Université me rejeter ! Et la haute situation d’académicien ne suffit pas à m’autoriser, devant l’opinion, à traiter librement de la période révolutionnaire, ni d’aucun sujet délicat.‌

Toutes expériences faites, je ne vois que la société protestante qui protège, défende les siens, leur soit une assurance, enfin. Elle leur passe les hardiesses essentielles et ne leur demande que des concessions d’attitude, dont s’agace peut-être un Parisien vif, irrespectueux, provocant, mais qui ne coûtent rien ni aux races du Nord, ni à moi.‌

Note IV. — Je crois prévoir que mes amis, au lendemain de ma mort, me traiteront de saint : c’est le genre de considération que je préfère. J’ai toujours voulu trouver une valeur morale à la recherche de la vérité. La curiosité scientifique me paraît une vertu, et il me répugne de n’y voir qu’une gymnastique de mon cerveau. Ce titre de saint, je le donne, moi aussi, à un Spinoza ou même à M. Littré. Pourtant, cette expression est mal justifiable ; elle fait partie d’une terminologie désormais sans emploi. C’est un mot sous lequel il n’y a plus un fait, et j’ai passé ma vie à combattre ce genre de vague. Comment ce titre vide éveille-t-il encore des sentiments en nous ? Pour mon cœur, la religion a-t-elle encore des raisons que ma raison ne connaît pas ?‌

Note V. — Bourget attache beaucoup d’importance à ce domaine de l’incognoscible, à ce « domaine des choses qui ne peuvent pas être connues ». La science positive préfère de n’y rien nier, de n’y rien affirmer ; en un mot, elle ne connaît pas l’inconnaissable, mais elle en connaît l’existence. Le vieux Littré a magnifiquement parlé, me rappelait Bourget, de cet océan de mystère qui bat notre rivage, que nous voyons devant nous réel et pour lequel nous n’avons ni barque, ni voile…1 . Pourquoi ne pas installer là tous ces rêves religieux qui satisferaient notre besoin de poésie, qui autoriseraient notre conception morale de la vie ? Voilà peut-être l’expédient par lequel, sans rien sacrifier de la rigueur de notre méthode, nous pourrons unir de nobles esprits dans la paisible idée de l’infini et dans l’aspiration vers le bien idéal. C’est en maintenant ce « domaine de l’inconnaissable » que Spencer, sans avoir par ailleurs d’autre souci que la vérité pure, s’accorde en pratique avec ses compatriotes d’un protestantisme si soupçonneux.‌

Note VI. — Aujourd’hui, en écrivant mon Sonnet VI sur les chats, j’ai constaté que mon point de vue moral ne s’est jamais déplacé.‌

Deux sages ont connu la vérité suprême :‌
Mais chacun dément l’autre et le condamne à tort.‌
L’un nous dit : Soutiens-toi, sois patient et fort.‌
Et l’autre : Sois heureux, jouis à l’instant même. ‌

C’est avec le premier que je me range. Outre que j’avais le goût de comprendre tous les états d’âme, j’avais trop de sens esthétique pour flétrir ceux qui jouissent. Je crois avoir bien parlé du Paradis terrestre qu’est Venise, mieux encore de l’héroïsme charnel de Rubens ; j’ai mis en valeur aussi les fougueux aventuriers de la Renaissance ; mais toute ma complaisance, je la donne à ceux qui souffrent et qui acceptent. Selon moi, ils possèdent la vraie poésie de la vie.‌

Aujourd’hui comme jadis, il me paraît très profond le mot de l’homme que j’ai le plus estimé, de ce Franz Wœpke qui disait : « J’ai pris la vie par le côté poétique. » Sous le nom de Paul, dans les Philosophes classiques 2, puis dans le musicien du dernier chapitre de Graindorge, et ailleurs encore, bien souvent, j’ai décrit cette résignation, ce calme, cette politesse, ce labeur désintéressé. Se pénétrer du sentiment des nécessités qui nous plient et qui nous traînent, se persuader que toute la sagesse consiste à les comprendre ou à les accepter, c’est le stoïcisme des anciens, et voilà qui est pour moi de qualité religieuse.‌

Note VII. — Une jeune femme a fait, devant moi, un mot fort spirituel et profond. Parlant de son mari, qui s’occupe de « la réfection sociale des jeunes gens » et dont elle annonçait le départ pour Rome, elle a dit : « Il va demander au Pape la permission d’être protestant. »‌

Pour moi, ce n’est pas au Pape que je demande cette permission, c’est au Taine que j’étais il y a vingt ans. Dans ce temps-là, j’écrivais : « La religion et la philosophie sont produites par des facultés qui s’excluent réciproquement, se déclarent impuissantes… Le système qui essayerait de les réconcilier et de les confondre ne sera jamais qu’un roman. » J’allais même plus loin, et je disais : « Affirmer qu’une doctrine est vraie parce qu’elle est utile ou belle, c’est la ranger parmi les machines du gouvernement, ou parmi les inventions de la poésie3‌. »

Eh bien ! aujourd’hui, au terme de ma course, je prends la résolution de donner mon suprême témoignage à une religion, parce qu’elle donne satisfaction à ma conception poétique de la vie et parce qu’elle aide à refréner les tendances naturelles des hommes qui sont la brutalité et l’égoïsme.‌

Je répugne au catholicisme romain, à cause de son administration formidable et parce qu’il ne laisse pas assez de jeu à la libre interprétation de l’Univers par chaque individu. Je mourrai dans la communauté protestante. Aujourd’hui comme jadis, ma règle morale, c’est le stoïcisme de Marc-Aurèle, et ma méthode, c’est l’analyse scientifique ; mais ce serait un trait de jacobinisme de vouloir imposer par le raisonnement mon état d’esprit à ceux qui ne l’ont pas atteint. Séparons l’ordre moral de l’ordre scientifique, usons de distinctions, sans quoi il n’y aurait que désordre et mauvaise foi, mais fortifions ceux qui aspirent, eux aussi, au bien idéal.‌

Mes livres, qui sont écrits pour une minorité, n’enseignent rien que le déterminisme scientifique et la soumission d’un Marc-Aurèle ou d’un Spinoza ; mes obsèques religieuses, qui sont un argument mieux saisissable par la foule, contribueront à approcher mes contemporains de cette haute moralité. Mon esprit, nourri hors des temps et des milieux, demeurera, dans mes livres, tout au service de l’humanité non conditionnée ; mon corps, au service du pays et de l’époque auxquels j’ai dû les bonheurs de l’amitié et la sécurité du travail.‌

Voilà, j’en suis certain, par quel noble souci moral et par quels raisonnements M. Taine, qui est né catholique et qui a vécu en libre-penseur, est mort protestant.‌

Au début de ce siècle, Chateaubriand nous incitait à être catholiques, parce que le catholicisme est beau et bienfaisant. C’est aussi au nom de l’utilité que M. Taine préconise le protestantisme. Seulement, l’auteur du Génie du christianisme procédait par des élans de sensibilité et des peintures poétiques. L’auteur des Origines de la France contemporaine est un logicien qui nous souhaite un bien religieux parce que l’anarchie et le manque de tradition sont le mal de notre pays depuis cent ans, et qui préfère le protestantisme au catholicisme par haine de la centralisation excessive et par respect de l’individu.‌

Résolument hostile à toute nuance de protestantisme, je suis, pour ma part, complètement opposé à ces manières de voir du regretté philosophe, mais je me suis proposé ici de les exposer et non point de les réfuter.‌