(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « X. M. Nettement » pp. 239-265
/ 1939
(1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « X. M. Nettement » pp. 239-265

X. M. Nettement

Histoire de la Littérature sous la Restauration

I

S’il est une époque dont nous soyons loin à celle heure, quoique nous paraissions y toucher, c’est ce moment de notre siècle que l’Espérance appela d’un nom qui restera dans l’histoire comme une ironie. En effet, la Restauration ne restaura pas… Ce qui nous sépare d’elle bien plus que les années, ce sont des ruines et des ruines de la plus triste espèce, — celles des monuments qui n’ont pas duré. En philosophie, en législation, en politique, en littérature, tout ce que la Restauration a essayé d’élever a croulé, tout ce en quoi elle a eu confiance s’est dissous, depuis la Charte que l’Éclectisme, la Domination intellectuelle d’alors, proclamait l’expression la plus haute de l’esprit humain, en matière de gouvernement, jusqu’à l’Éclectisme lui-même ; depuis le canapé de la Doctrine, commode Trépied, sans enthousiasme et sans oracles, jusqu’aux ambitieuses théories romantiques de M. Hugo et de son école. Tout est tombé, tout a disparu. D’où qu’on prenne son point de vue dans cette époque qui eut l’activité d’une belle matinée historique, mais qui devait rencontrer l’orage à midi et l’orage qu’elle avait formé, on ne trouve que débris d’édifices à moitié bâtis, affaissés dans un ciment humide encore, et que les architectes ne reprendront pas : car on ne reprend rien en histoire. Si tout s’y continue, rien ne peut s’y recommencer.

Eh bien ! dire pourquoi il en fut ainsi de la Restauration, montrer les causes de la fragilité de tout ce qu’elle pensa, voulut et entreprit, et par le mot de Restauration, qu’on nous comprenne bien ! nous n’entendons pas seulement un gouvernement, mais une époque, — rechercher comme le botaniste cherche dans la fleur le point noir qui doit la faire périr, rechercher le point d’erreur ou de faiblesse par lequel tout ce qui semblait si vivant devait s’altérer et durer si peu, qu’à quelques années de distance, c’était fini ou à peu près de ce qui paraissait éternel, n’est-ce pas là un magnifique sujet d’histoire, plus beau, selon nous, et plus tentant pour une forte pensée, que l’histoire d’une époque qui eût construit des œuvres durables et accompli tout son destin ? Il n’en est pas des temps comme des hommes. Quand les hommes meurent dans la fleur de leurs promesses, il n’y a pas d’histoire. On pleure sur la page blanche que laissent les ducs de Bourgogne derrière eux… Mais les époques qui promettaient beaucoup et qui n’ont pas tenu leurs promesses, ces époques de commencements splendides et d’avortements inattendus, ne laissent pas, elles, de blancs dans le livre des siècles. Il faut qu’on sache pourquoi elles n’ont pas tenu leurs promesses, et une fin prématurée ne les affranchit pas de l’histoire. La révolution de Juillet, née de toutes les idées que la Restauration tint pour vraies, n’a pas tué, à elle seule, la Restauration. Si ces idées-là survécurent à un gouvernement qui les partagea trop, ou qui ne put rien contre elles dès qu’il ne les partagea plus ; si elles triomphèrent, pour mourir plus tard de leur triomphe, car l’arrêt de mort de l’erreur, c’est sa victoire, suivre l’application de cette loi suprême dans une histoire contemporaine, dans une histoire dont nous sommes les fils, quelle plus noble tâche pour ceux qui écrivent ; et pour ceux qui lisent, quel plus majestueux enseignement !

II

Et voilà ce que nous disions avant d’ouvrir le livre que M. Alfred Nettement vient de publier. Ce livre n’était pas, il est vrai, l’histoire complète de la Restauration, ce n’en ôtait que l’histoire littéraire : mais l’histoire littéraire d’une époque, c’est sa pensée, et qui tient la pensée tient tout, quand il s’agit de l’homme et de l’humanité ! M. Alfred Nettement appartient à cette opinion monarchique qui, nous voulons le croire, est plus haute que le bâton d’un drapeau. C’est un homme qui a l’honneur d’être chrétien comme nous autres catholiques nous entendons qu’on le soit. Il n’est plus journaliste, du moins journaliste de tous les jours. Il pouvait donc dans un livre, cette œuvre personnelle, secouer le joug des petites réserves que les partis imposent à leurs serviteurs, et il était tenu plus que personne de nous donner sur la Restauration ce jugement qui nous manque encore, un de ces jugements qui peuvent déchirer le cœur de l’homme, mais qui sont la gloire de l’esprit dont ils confessent la mâle vigueur. Jusqu’ici la Restauration n’a pas été jugée. Elle a été attaquée et défendue, mais le bilan, discuté et justifié, de ses mérites et de ses fautes, n’a pas été fait. M. Nettement, qui finit son ouvrage d’aujourd’hui par le bilan intellectuel de la Restauration, n’a pas donné cet autre bilan qui eût complété et précisé le premier, le bilan du gouvernement et des partis. Il y eut des fautes de part et d’autre, nous dit-il en baissant les yeux comme s’il les fermait, — et il passe. Il ne se soucie pas d’entrer dans ces réalités terribles ! et, quoiqu’il soit assez éclairé et même assez juste pour vouloir toujours être impartial, son impartialité manque de hardiesse et n’ose pas descendre dans ces profondeurs.

Le livre que nous attendions est donc manqué et nous continuerons de l’attendre. Au lieu de cette œuvre généreuse et fière de vérité et de justice qu’une plume monarchique et catholique pouvait seule nous donner, nous avons un ouvrage qui a moins de grandeur, moins de sévérité et moins de portée, mais qui mérite cependant que la Critique s’y arrête, car il a été écrit dans un but évidemment plus élevé que la plupart des livres de ce triste temps. M. Nettement a voulu faire pour la France de la Restauration ce que Mme de Staël a fait autrefois pour l’Allemagne, — le tableau d’une littérature, mêlé à toute une galerie d’écrivains. Le talent de M. Nettement n’a pas l’éclat et la vie brûlante du talent de Mme de Staël. Le sujet qu’il traite ne pouvait pas avoir non plus cet intérêt de nouveauté qu’avait pour tout le monde le sujet de Mme de Staël, quand, pour la première fois, elle nous ouvrit les portes de l’Allemagne avec une clef enchantée. Mais tel qu’il est, ce livre intéresse. S’il ne prend pas l’esprit par la nouveauté, il le prend par les souvenirs et par les premières impressions que nous donna la littérature qui, dans l’ordre des temps, précéda immédiatement la littérature actuelle. Nous aimons à revoir passer devant nous, rajeunis par le récit et par les détails de la biographie, les hommes dont la gloire a grandi ou bien s’est fixée sous nos yeux. Parmi ces hommes, les uns sont morts, laissant leur gloire diminuée des passions de leur temps, éteintes, et de cet éclat tout personnel qui s’en va souvent avant la vie ! Les autres vivent, mais vivent peut-être en sentant, au fond de leur supériorité troublée, que l’histoire de ceux qui sont morts sera prochainement leur histoire. La critique que M. Nettement fait de leurs œuvres est certainement moins éloquente et moins brillante que la critique de Mme de Staël dans son livre de l’Allemagne, mais si l’expression et toutes les ressources de l’aperçu n’y sont pas au même degré, il y a une vigueur de moralité qui est, après tout, la vraie virilité de la pensée et qui prouve que la femme du plus éblouissant génie, quand elle est protestante et philosophe, reste néanmoins, sur les points les plus importants de la pensée et de la vie, fort inférieure à un catholique, de talent médiocre mais convaincu.

Et de fait, il serait injuste de le reconnaître : nulle part, jusque-là, M. Alfred Nettement n’avait donné l’exemple de ce mouvement, de ce relief, de cet entrain et de cette rondeur de discussion qui caractérisent aujourd’hui l’histoire littéraire qu’il publie. Sa conscience lui a porté bonheur, et ses principes religieux, cette lampe éternellement allumée au fond de nos âmes, ont donné à sa pensée la lumière et la flamme que naturellement elle n’avait pas. Plus préoccupé, comme critique, — et selon nous avec raison, — de la moralité des œuvres, de leur portée dans l’intelligence humaine et des épouvantables dangers qu’elles créent aux sociétés qui les admirent que de leur valeur esthétique, il se recommande et se distingue par cette noble préoccupation, devenue un peu trop la distraction de la Critique moderne, exclusivement attachée à l’autre côté des choses et ne voyant guère, comme on sait, que la question de la forme en littérature. Là est ce que les Anglais appelleraient la particularité de son livre et sa propre originalité. Si la timidité native de son esprit l’empêche quelque fois de conclure aussi ferme qu’il le pourrait du livre à l’écrivain, du système à l’homme, l’auteur de l’Histoire de la Littérature sous la Restauration voit cependant le mal toujours et le plus souvent il le signale. Seulement, après la part des influences dont il ne suit qu’à moitié les vastes ramifications, fait-il celle des hommes avec cette juste rigueur que nous aurions aimé à rencontrer dans son livre ? La pureté du regard qui discerne le vice des doctrines, quand il s’agit des systèmes, est-elle, quand il s’agit des hommes, accompagnée de cette force de main qui sait imprimer une condamnation sur une mémoire ? Telle est la question, et elle est grave, car les hommes tiennent plus de place qu’on ne croit dans leurs doctrines, et la meilleure manière d’atteindre ces dernières, c’est de les frapper, à travers eux.

Mais M. Nettement ne frappe personne. Ce burin de l’histoire qui coupe dans le bronze, et qui quand on écrit sur les choses contemporaines, trouve sous ce bronze le sang des amours-propres qui se met subitement à couler, ce burin tranchant, il ne s’en sert pas, et ce sang des amours-propres l’épouvante. Les hommes qui ont planté le rationalisme dans le cerveau faussé de ce pays, tous les écrivains plus ou moins aveugles qui nous ont inoculé cette fièvre de liberté dont nous étions malades, il y a quelques jours encore, défilent presque impunément devant l’historien, et il ne rejette pas sur leurs têtes, jeunes et brillantes alors, ce poids effroyable du mal commis qu’ils porteront pourtant devant la postérité. Vus à travers le double prestige du talent et du succès de leurs écrits, lui paraîtraient-ils moins coupables ? Une telle indulgence tient à plusieurs causes, et d’abord à la conception même du livre qui, avant tout, veut être littéraire et garder la fidélité de son titre, ensuite à ces illusions de jeunesse que M. Nettement partagea et dont tout reste longtemps doré dans nos esprits, alors qu’elles sont évanouies ; enfin qui sait ? peut-être encore à ces relations de parti conservées pendant des années avec des hommes dont on ménage la gloire aujourd’hui comme hier on ménageait leur vie, et ceci nous apparaît surtout avec une grande clarté dans l’Histoire de la Littérature sous la Restauration, quand il est question de Châteaubriand.

Certes, s’il fut jamais un homme funeste à la Restauration, ce fut Châteaubriand. S’il fut un homme dont la trahison fut mortelle aux idées que les royalistes, comme M. Nettement, doivent tenir pour la vérité, ce fut cet enfant gâté de la Fortune qui passa toute sa vie à se plaindre d’elle, et qui, ingrat avec ses maîtres comme il l’était avec la Gloire, ne vit jamais, dans les idées ou les événements qui créent des devoirs aux âmes élevées, rien de plus que des occasions de colorer sa pensée et d’ajouter à sa popularité. Eh bien ! le croira-t-on ? un homme pareil, qui tient une si grande place dans l’histoire littéraire et politique d’un temps où la littérature et la politique confluaient comme elles n’ont peut-être jamais conflué, n’est pas jugé dans l’ouvrage de M. Nettement. On n’y trouve pas, sur son caractère et sur son génie, dont les diverses influences s’exercèrent en sens si contraires, l’opinion définitive que tout homme qui écrit l’histoire a pour prétention de faire accepter à l’avenir ; et cette faillance de cœur contre Châteaubriand n’est pas la seule qu’on puisse reprocher à l’auteur. D’autres hommes, moins coupables que Châteaubriand, il est vrai, sont traités dans cette histoire avec une indulgence qui n’est pas la forte miséricorde du pardon, comme on la rencontre parfois sous une plume chrétienne…

L’auteur de l’Histoire de la Littérature sous la Restauration n’a fait d’exception à la règle de la mansuétude que le tempérament de son esprit ou les circonstances lui ont imposées que pour deux hommes, assez dignes, du reste, de cette exception redoutable, Paul-Louis Courier, le pamphlétaire, et Béranger, le chansonnier. Du moins, en face de ces deux démolisseurs de toutes choses, devant ces deux hommes d’une gloire surfaite par les partis, et qui ont attaqué, les uns après les autres, les sentiments et les idées qui sont les bases des sociétés et de la conscience humaine, tous deux en riant, les malheureux ! l’un avec son grand vilain rire jaune que l’Envie avait dessiné sur sa face, et l’autre avec ce rire pincé qu’on prit pour de la gaieté, pendant vingt ans. En face de toute cette argile de Voltaire, l’homme religieux, en M. Nettement, a oublié ses circonspections ordinaires, il est monté jusqu’à cette indépendance où l’on ne craint plus de paraître implacable, et il l’a été en restant juste. L’appréciation des influences de Béranger, sous la Restauration, l’étude faite de ses opinions, de son talent et de sa vie, honoreraient toute plume vivante et même celles qui sont regardées par l’opinion comme bien supérieures à la plume de M. Nettement. Pour Courier, la tâche était moins difficile. Les illusions des partis n’en font plus l’espèce de colosse qu’il fut pour eux de son vivant. Ce petit Pascal politique, dont les Provinciales consistent en quelques méchants pamphlets, grimacés plutôt qu’écrits dans un style sans sincérité, n’a plus qu’une valeur littéraire assez chétive pour ceux qui s’occupent sérieusement des choses de la littérature, et qui comparent les sèches taquineries de cet esprit de paysan, qui fait des niches à son curé, avec les larges œuvres des Junius et des Cobbett, les demi-dieux du pamphlet politique. Classer Courier, le descendre, le mettre à terre, où il est bien, car c’est là sa place, ne demandait donc pas un effort grandiose, mais il n’en était pas de même pour Béranger, dont la gloire s’est mieux conservée, et en qui, comme poète, tant d’esprits, dupes sans doute des premières admirations de la vie, croient encore. Les pages virulentes que M. Nettement lui consacre nous ont fait regretter plus vivement que jamais, quand nous les avons lues, que l’ouvrage entier ne fût pas écrit avec ce courage de vérité, car, au lieu d’un livre plus ou moins agréable qui doit traverser les esprits, nous aurions une œuvre de grande critique, qui certainement ne passerait pas.

III

Car voilà le mérite de M. Nettement, et voilà ce qui est plus rare dans notre époque que le talent même ! Belle revanche de l’âme sur l’esprit, de la conscience sur la pensée ! Le sentiment moral, prenant sa source dans la vérité religieuse, équivaut à des facultés. Et, en effet, M. Nettement n’est pas comme écrivain doué de facultés de très haut parage. Il a des qualités, sans doute, mais des qualités secondaires. Ainsi, il est abondant, cultivé, élégant, et parfois spirituel. Mais il se noie dans son abondance ; mais son élégance manque de tournure, et le trait chez lui, — quand la pensée est le mieux tendue, — est toujours plus ingénieux que pénétrant. Le dard de sa flèche ressemble un peu trop aux plumes dont elle est empennée… Polémiste par habitude et par situation plus que par la nature de son intelligence, c’est en vain qu’il a été rompu à ces luttes incessantes du journalisme qui donnent à l’esprit tant de fil et tant de trempe, et l’assouplissent et l’affermissent comme une épée dont on passerait la lame au feu. Qui le croirait ? Ces longues luttes, l’occupation de toute sa vie, n’ont pas cependant durci cette main trop grasse et trop molle, qui souvent (nous ne le nions pas) frappa juste, mais ne frappa jamais bien fort. Un physiologiste résumerait le genre de talent de M. Nettement en quelques paroles : Plus de lymphe que de sang, plus de sang que de muscles et plus de muscles encore que de nerfs ! Si un talent pareil, sans grand ressort naturel, comme on vient de le voir, s’anime donc quelque part, et se met à vivre, comme dans cette histoire littéraire de la Restauration, par exemple, avec une intensité qui étonne, il faut chercher, dans la loyauté des convictions et la profondeur des croyances, le secret de cette vie soudaine et de cette inspiration sur laquelle, avec le talent, un peu cotonneux de l’auteur, on n’était pas en droit de compter.

Histoire de la Littérature française sous le Gouvernement de Juillet

IV

Quelque temps après son Histoire de la Littérature sous la Restauration, M. Alfred Nettement publia son Histoire de la Littérature française sous le Gouvernement de Juillet. Si le premier de ces ouvrages ne révélait, comme on l’a vu, aucune qualité forte et personnelle, telle qu’elle était, cependant, il avait été écrit sous l’influence de ces principes religieux qui importent plus, que l’originalité littéraire, et qui, si rare qu’elle soit dans notre temps, sont plus rares qu’elle. Nous avons rendu hommage à cette rareté et fait ressortir l’extrême bonheur qu’il y avait pour M. Nettement, écrivain catholique, d’appartenir à une doctrine constituée, car les doctrines constituées sont comme de grands bureaux de bienfaisance, établis au profit des indigents intellectuels.

En publiant son Histoire de la Littérature sous le Gouvernement de Juillet, M. Nettement ne nous a donné que la seconde partie d’un travail qui doit se diviser en trois phases. Mais, le croira-t-on ? cette seconde partie, qui renferme dix-huit ans d’édifications et de renversements philosophiques et littéraires, cette période, la plus importante et la mieux remplie de celles que l’écrivain a entrepris de raconter, cette histoire enfin de la littérature sous le gouvernement de juillet, qui est l’histoire de la jeunesse et de la maturité du xixe  siècle, est inférieure à l’Histoire de la Littérature sous la Restauration, qui l’a précédée. Pourquoi cette infériorité ?… Nous savons bien que les esprits qui ont la lourdeur sans le poids, et l’épaisseur sans la résistance, s’affaissent parfois avec une rapidité singulière, mais il faut être juste, dans l’intervalle de ces deux publications, M. Nettement ne s’est pas éboulé à ce point que nous ne puissions le reconnaître. En si peu de temps, il n’a pas si complètement changé ! C’est bien toujours lui, M. Nettement. Il est ici, dans ce nouvel ouvrage, sinon debout et fièrement campé comme le Romulus des Sabines, au moins sur son séant ordinaire, dans l’attitude d’un esprit qui s’empâte chaque jour un peu davantage, mais assez lentement cependant pour qu’on puisse encore constater l’identité de l’écrivain. Ce n’est pas un phénix. Il ne s’est pas brûlé pour renaître. C’est toujours cette même plume, abondante et redondante qui résiste au temps par sa mollesse même, comme le sac de laine au boulet, et ce sont aussi les mêmes principes, quoique, hélas ! dans cette étrange histoire, ils se voilent la face et retirent leur main, dès qu’il s’agit de frapper les hommes ! Pourquoi donc, malgré l’intérêt profond du sujet qu’il traite, le dernier livre de M. Nettement ne monte-t-il pas jusqu’au niveau modeste du livre qui l’a précédé, — à cette hauteur peu escarpée qui n’a pu donner le vertige à personne… surtout à l’auteur ? Telle est la question que la Critique se pose et que, blasée d’œuvres médiocres et inutiles, elle aurait peut-être oublié de se poser, si en ce moment on ne capitonnait pas avec beaucoup de soin l’oreiller commode et doux d’un succès au livre de M. Nettement, — à ces deux gros volumes gardés contre la Critique, comme si c’étaient les pommes d’or des Hespérides et qu’on voulût être parfaitement sûr des Atalantes qui vont les ramasser !

L’ouvrage de M. Nettement mérite bien, du reste, le succès qu’on lui manigance. Si c’était un livre grand d’aperçu on de déduction, un livre rude et fort qui serait allé au fond des hommes et des choses littéraires que le gouvernement de juillet a vus naître et a vus mourir ; si c’était enfin, en quelque degré que ce fût, de la critique impartiale… ou passionnée, peu importe ! mais haute et courageuse, on ne penserait pas à lui arranger de petits succès plus ou moins habiles, et comme toutes les œuvres qui peuvent se moquer du temps et des hommes, parce qu’elles ont la solidité, il atteindrait dans une paix obscure son tour et son heure. Mais l’histoire de M. Nettement n’est rien de tout cela ; c’est un esprit faible, ayant précisément cette vulgarité d’idées à laquelle tous les sots de la terre, quand ils la rencontrent, ôtent leur chapeau comme à une ancienne connaissance ; et, de plus, c’est un livre systématiquement doucereux, qui s’est donné, dans un but facile à discerner, la mission la plus chère aux lâchetés contemporaines, — la mission de la sympathie.

Oui, la sympathie, l’aimable sympathie, voilà l’idée fixe du livre de M. Nettement. En a-t-il la rouerie ? En a-t-il l’innocence ? C’est une question encore, mais c’est là sa visée. Être sympathique, avant tout ! Il croit l’avoir été et il en est très fier. Écoutez-le plutôt dans sa préface, quand il nous rapporte avec l’accent d’un homme flatté l’impertinent éloge qu’un homme d’État du gouvernement de juillet fit un jour tomber sur son livre. « Vous avez mis — lui écrivait cet atroce railleur qu’il ne nomme pas — vous avez mis la sympathie à la place de la controverse. » Et le mot est vrai dans sa flatterie cruelle. C’est la vérité que M. Nettement, dans son Histoire de la Littérature sous le Gouvernement de Juillet, n’a mis que de la sympathie partout où il aurait dû mettre de la discussion, de la justice, de la sévérité. Et cette sympathie, qui a remplacé la controverse, c’est-à-dire l’examen, c’est-à-dire le procès que l’Histoire fait aux choses et aux hommes, et pour lesquels elle a comme la Justice une balance et un glaive, cette sympathie à tout venant, il ne l’a pas même gouvernée. Rien n’écume et ne bat largement sa rive dans les œuvres de M. Nettement, mais le sentiment qui déborde aujourd’hui dans son histoire finit par noyer en ses flots, encore plus troubles que troublés, les anciennes opinions de l’auteur. Légitimiste fatigué, qui n’a pas attendu à être Louis XII pour oublier les cruelles injures du duc d’Orléans, il embrasse aujourd’hui ses ennemis de dix-huit ans et il n’a pas les bras qu’il faudrait pour les étouffer ! Certes, jamais M. Nettement ne nous a paru organisé pour les âpretés de la haine ou les profondeurs de l’hypocrisie. C’est un homme rond et bienveillant, une de ces natures sphériques qui ne sont pas un monde pourtant et qui ont été créées pour rouler, tant elles sont polies ! sur les pentes inclinées des plus charitables sentiments : mais aujourd’hui (il faut bien le dire) il a trop roulé. L’embrassade dans laquelle il enveloppe les vieux ennemis de sa cause a trop de pantomime pour que nous puissions regarder cette gesticulation passionnée comme le pur résultat d’un tempérament affectueux qui se débonde jusqu’à l’enthousiasme de la tendresse. Non, évidemment, quelle que soit la bonté facile de M. Nettement et sa puissance d’admiration naturelle, il y a autre chose que ces dons heureux dans les caresses qu’il prodigue aujourd’hui aux adversaires de toute sa vie. Évidemment, pour qui lit cette étonnante Histoire de la Littérature sous le Gouvernement de Juillet, il y a là un parti pris ou un mot d’ordre. Vous cherchiez un esprit littéraire, occupé de choses littéraires, et vous ne trouvez plus que le soldat d’un parti qui fait l’exercice, en douze temps, de l’embrassade avec tout le monde, pour le compte de la Fusion !

Telle est la signification et la portée du livre de M. Nettement. C’est un livre à intention politique masquée de littérature, ce n’est rien de plus. Sans vérité, sans science réelle, sans profondeur d’accent, il doit périr sous le poids de son titre, car les situations équivoques sont mauvaises aux livres comme aux hommes et tueraient dix fois des talents plus mâles et plus vigoureux que celui de M. Nettement. Ce livre, en effet, s’annonçait comme une large composition d’histoire littéraire et de critique, dominée par une philosophie, — ou comme parle l’auteur, et nous aimons ce langage — par une théodicée, il devait donc être cela, — purement et doctement. Il devait être hardi avec les hommes comme avec les doctrines. Il devait s’appuyer sur les idées pour juger les œuvres, sur les œuvres pour juger les écrivains, ne séparant pas les unes des autres, ne repoussant pas les idées dans leur hauteur abstraite pour être plus à l’aise avec les hommes dans leur en-bas. Voilà ce que devait être dans son inspiration première et dans l’ensemble de son dessein l’Histoire de la Littérature sous le Gouvernement de Juillet, qu’elle fût écrite, d’ailleurs, par M. Nettement ou par tout autre. Voilà le programme de rigueur que tout écrivain qui se mêle d’apprécier les manifestations de l’esprit humain, dans un moment de son histoire, doit s’imposer d’abord comme une règle suprême, — oui, d’abord ! il aura, s’il peut, du talent après ! Eh bien ! c’est à la lumière de ce programme que nous allons juger le livre de M. Nettement.

V

Ce livre, à le prendre comme il nous est donné, pour une œuvre de critique non pas seulement sincère, mais réfléchie, ce livre était tenu de s’ouvrir par une exposition de la théorie qui doit préexister à toute critique et à toute histoire de la théorie, sans laquelle toute histoire et toute critique ne sont plus qu’un casse-tête de faits qui s’entrechoquent. Nous ne sommes nullement de l’opinion de cet écrivain (Gustave Planche) qui, parlant un jour de M. Nettement, se vantait avec l’orgueil de la pauvreté « de ne juger la littérature qu’avec des doctrines littéraires ». Des doctrines littéraires ne se font pas toutes seules. Elles dépendent de quelque chose de plus élevé qu’elles, et ce quelque chose, tout homme qui ne veut pas être le Bridoison de sa propre critique, est obligé de dire ce que c’est. M. Nettement est catholique, c’est son honneur et ce pourrait être sa force. Mais ce qui suffit pour la conscience d’un homme ne suffit pas pour la pensée d’un écrivain. Puisqu’il est catholique, M. Nettement devait tirer de la théologie, qui est la véritable philosophie catholique, tout un système d’idées qui aurait été le criterium de sa critique, la législation même d’après laquelle, comme critique et comme historien, il allait juger. Travail nécessaire, qui aurait été curieux, attendu que, jusqu’ici, il n’a été fait encore par personne appartenant à l’opinion religieuse de M. Nettement. La Philosophie est plus heureuse. La Philosophie a son esthétique. La critique catholique attend toujours le Kant qui dégagera la sienne ; mais il est bien probable que ce ne sera pas M. Nettement. Au lieu de se préoccuper de cette théorie nécessaire, seule introduction qui convenait à son histoire, M. Nettement, qui n’a que des aspirations confuses, et dont le genre de cerveau brise la cohérence et diminue l’étendue de la vérité, M. Nettement ne va pas chercher ses points de départ si avant. Il brusque la difficulté et il commence son histoire du pied d’un fait, et d’un fait politique : la Révolution de Juillet. C’est dans la recherche des influences raccourcies de cette révolution qu’il borne l’effort de son regard. Il croit tout expliquer par elles, et, en définitive, il n’explique rien, car la Révolution de Juillet, qui n’a eu sur les choses littéraires qu’une influence de seconde ou de troisième portée, est elle-même congénère de la révolution littéraire qui l’a suivie. Ce sont là deux faits semblables dans deux ordres de chose différents. Qui sait ? La cause s’en trouve peut-être dans une déviation de l’intelligence générale ; seulement, comment parler de la déviation quand on n’a pas posé la loi ?…

Mais, encore une fois, M. Alfred Nettement se soucie bien de toute cette métaphysique. Homme politique avant d’être un homme littéraire, journaliste, c’est-à-dire improvisateur, il est impatient d’aller tout d’abord, — et il y va, — aux détails d’une histoire qui n’est plus qu’une série d’impressions personnelles, si l’on n’a pas dans la main le flambeau qui doit l’éclairer. Ce flambeau manque à M. Nettement, et c’est là le grand, le profond reproche que l’on doit faire à son histoire. Tous les autres qu’on peut lui faire aussi restent inférieurs à celui-là. Pour un écrivain qui a la prétention d’avoir des doctrines, que sont quelques bévues de fait comme celles qu’on a reprochées si amèrement à l’auteur de l’Histoire de la Littérature sous le gouvernement de Juillet ? Il y a bien pis que l’ignorance qui ne sait pas les faits et que l’étourderie qui les fausse : c’est l’absence d’idées qui serviraient à les mesurer. Or, en regardant avec beaucoup d’attention dans le livre de M. Nettement, on ne trouve pas un seul aperçu nouveau qu’on puisse signaler et qui lui appartienne en propre. Et cependant, il y est parlé de toutes les choses qui ont ébranlé puissamment le sol de ce siècle et qui l’ont retourné sous le glaive qui lue ou sous la charrue qui féconde. Le Rationalisme, le Panthéisme, le Romantisme, passent devant l’auteur, qui en parle comme tant de gens en ont parlé depuis qu’on en parle et dont le regard ne voit pas plus loin que le regard de tout le monde. On reconnaît que M. Nettement a surtout les notions courantes, ou plutôt les notions qui ont couru et que le journalisme a usées à force de les faire courir, ce journalisme qui porte encore sur ses oreilles la poussière du moulin où la France intellectuelle a fait moudre sa farine pendant dix-huit ans… Et non seulement M. Nettement en a les notions, mais il en a même la forme qui n’est pas plus neuve et que le talent serait de rajeunir. Parfois dupe de cette forme dont les regains, quand elle en a, sont dus à l’habitude d’une plume longtemps exercée, l’esprit du lecteur s’imagine que quelque chose va enfin sortir de cette intelligence qui a des velléités de vérité, mais rien ne vient. L’écrivain s’arrête quand on croit qu’il s’est dégourdi. Ce n’est pas là de l’impuissance radicale, absolue, mais c’est une nuance délicate dans l’impuissance que la Critique est bien obligée d’indiquer.

Ainsi, voyez où nous en sommes ! Nul criterium déduit d’une doctrine première et fondamentale, et quand il s’agit de juger les grands faits intellectuels de l’époque, nulle vue profonde, mais un lieu commun d’une superbe venue, un lieu commun de dix-huit ans qui prend aujourd’hui dans ce gros livre solennellement sa robe prétexte et qui rencontre un autre lieu commun du même âge, lorsqu’il s’agit de juger les œuvres et les hommes. En effet, les appréciations individuelles de M. Nettement ne sont pas plus nouvelles que ses appréciations générales. L’instinct chez lui n’a pas remplacé les principes. Dans cette histoire de la Littérature sous le Gouvernement de Juillet apparaissent nécessairement dans leur ordre de dates MM. Guizot, Thiers, Cousin, Thierry, Victor Hugo, Alexandre Dumas, de Vigny dans sa tour d’ivoire, etc., etc. ; mais ces appréciations tardives font-elles saillir en ces écrivains et dans leurs œuvres, ou quelque grand défaut qu’on n’avait pas remarqué encore, ou quelque supériorité dont on ne se doutait pas ?… Y a-t-il sur ces hommes qu’il fallait classer définitivement, puisqu’on se piquait d’être historien, un mot, un seul mot qui ne soit connu comme la tour d’ivoire de M. de Vigny (dont M. Nettement nous donne une trente-sixième édition), et qui modifie l’opinion publique en l’éclairant davantage ?… Et s’il n’y en a pas, cependant, le but de la critique est manqué, manqué misérablement et sans excuse. Quand Mme de Staël écrivait son livre de l’Allemagne, dont l’idée a peut-être donné à M. Nettement la pensée du sien, elle avait le facile avantage de raconter une littérature étrangère ; et n’aurait-elle pas eu ce style inouï, ce mirage d’idées, comme disait Byron, qui lui aurait permis de se passer de pensées fortes et d’aperçus vrais, si elle n’en avait pas eu, elle apprenait du moins à la France ce que la France ne savait pas. Mais, chez nous, chez nous qui vivons dans l’intimité de notre propre littérature, pour qu’on se croie le droit de toiser les hommes et les œuvres, il faut, si on n’est pas un maître, en savoir pourtant un peu plus long que le premier venu littéraire, il faut une personnalité. Quelle est celle de M. Nettement ? La seule originalité de ses opinions sur les hommes célèbres de son temps, c’est peut-être l’embarras visible dont elles sont empreintes, quand il faut accorder la sympathie dont nous avons éventé le secret avec des opinions religieuses qui ont toujours régné sur la pensée de l’auteur et dont il veut maintenir l’autorité dans son livre. Nous n’en citerons qu’un exemple, mais il suffira pour montrer comment M. Nettement, dont le talent n’était pas précisément la légèreté, est tout à coup devenu souple entre la vérité et la sympathie. Lorsqu’il est question de M. Cousin dans son histoire, il ne lui est guère possible de nier que le célèbre professeur ne soit coupable de panthéisme, sinon de fait largement et fièrement articulé, du moins de conséquence inévitable. Mais ce reproche à peine risqué, l’historien l’éteint bien vite dans ce qu’il appelle avec complaisance « la gloire du spiritualisme de M. Cousin », comme si aux yeux d’un catholique tel que M. Nettement, c’est-à-dire d’un adorateur du Dieu personnel de la croix, le spiritualisme de la Philosophie avec sa Providence sans visage pouvait jamais constituer un titre de gloire à quelqu’un !

Mais la préoccupation politique explique tout, et, nous le répétons, voilà la cause de ces tristes concessions et de ces mollesses du livre de M. Nettement. Pour nous, cette préoccupation y rayonne, malgré les préoccupations de l’auteur. Dans ce tableau, qui devrait être complet et qui ne l’est pas, de toutes les forces de la littérature française sous le gouvernement de juillet, il n’y a d’exagéré ou de grandi que les hommes vivants qui peuvent être pris par la reconnaissance, et de diminué ou d’oublié que les hommes morts qui ne peuvent témoigner la leur. Spéculant sans doute sur tous ces amours-propres qu’il flatte, l’historien de la Littérature semble être de l’avis du Fabuliste : « Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré », et on le conçoit, si c’est moins l’histoire du passé qu’il écrit que l’histoire d’un avenir qu’il espère… Sans cela, comment expliquerait-on que, dans cette histoire, pleine de titubations singulières, certains talents et certaines renommées tinssent hardiment et presque effrontément la place à laquelle d’autres talents et d’autres renommées auraient droit ?

Comment expliquerait-on que les écrivains qui ont le plus rendu de services à la cause de M. Nettement, c’est-à-dire, à la cause de l’autorité, de l’Église, de la Monarchie, eussent trouvé, dans le livre qu’il publie aujourd’hui, une mémoire si ingrate, et les autres…, les ennemis déclarés ou hypocrites de cette cause, des respects serviles ou des admirations inconséquentes ? Comment, par exemple (il est bon de citer des noms), un homme comme Audin, l’une des plus charmantes plumes et des plus poignantes aussi du catholicisme de ces derniers temps, Audin, l’historien et le biographe, n’a-t-il que l’aumône dérisoire d’une mention chétive, quand, à côté, M. Charles Rémusat, le philosophe, compte vingt pages d’éloges à outrance, nous ne disons pas à tout prix ? Voyons ! Est-ce que l’illustre auteur du Léon X, du Luther, du Calvin, etc., ce talent vivant, étincelant, armé, qui a fait de la polémique avec l’histoire, sans jamais en fausser la vérité dans le combat, est inférieur, aux yeux connaisseurs de M. Nettement, le grand juge, à l’auteur rationaliste d’Abeilard ? Est-ce qu’il préférerait à l’érudition spirituelle d’Audin l’érudition académique de M. Mignet ? Il oublie Beyle, un scélérat d’idées, je le sais, mais l’écrivain qui a pensé avec tant de vigueur le Rouge et Noir et la Chartreuse de Parme, cet homme qui, avec ses noirceurs et ses perversités, brille d’une lueur sombre et dure au premier rang des puissances littéraires de son époque. Il l’oublie. C’est peut-être rancune. Beyle fut un ennemi du christianisme et de toutes les idées que M. Nettement admet et respecte. Mais Balzac, notre grand Balzac, n’était pas un ennemi, celui-là ! et comment salue-t-il sa gloire ? Parti du royalisme pour s’élever jusqu’à la notion de la monarchie, Balzac, qu’on pourrait appeler autoritaire, est traité, dans l’histoire de M. Nettement, avec une injustice qui méconnaît jusqu’à son génie. Éternellement en retard avec toutes choses, M. Nettement, cet Épiménide qui n’a pas dormi et qui a toujours l’air de s’éveiller, reproduit contre le moraliste et l’écrivain toutes les objections de la petite critique de 1837, à laquelle, depuis, Balzac répondit si magnifiquement, quand il démasqua l’ensemble de son monument (la Comédie humaine), et quand il publia cette fameuse préface des Œuvres Complètes, que M. Nettement n’a pas lue ou qu’il n’a pas comprise, car, s’il avait lue — nous le croyons — il se serait épargné des erreurs qui mériteraient un nom moins doux, et il aurait laissé, à ses pieds, toute cette vieille poussière, faite, comme toutes les poussières, avec de la fange qui a séché !

Du reste, la méconnaissance de Balzac, par M. Nettement, n’est pas uniquement un jugement faux sur la moralité et la beauté des œuvres de ce robuste génie, mais c’est aussi un dénigrement et un rapetissement de sa personne, qu’on ne sait vraiment plus comment caractériser. L’historien de la Littérature sous le Gouvernement de Juillet prétend avoir connu l’auteur de la Comédie humaine, et il l’insulte jusqu’à l’anecdote et jusqu’au visage. Il raconte qu’un jour Balzac, traitant d’un feuilleton à la Gazette de France, osa demander à M. de Genoude ce qu’il préférait « de sa ménagerie » (il appelait ainsi ses romans dans ses quarts d’heure de misanthropie ou de modestie), mais M. Nettement, qui est bien au-dessus de toutes les hermines, même de celles que la Bretagne porte dans ses armes, et qui ne souffre pas sans des angoisses mortelles la tache de la moindre plaisanterie sur la pureté de son sérieux, M. Nettement vit dans cet affreux mot « ménagerie » une irrévérence et des horizons de cynisme, non pas à ravir, mais à souiller inexprimablement la pensée ! Après cela, on comprend très bien que, jugé physiquement à travers des mots si effroyablement dissolus, Balzac dut avoir pour cette combinaison d’hermine et de lynx, qu’on appelle M. Nettement, la figure de ses plaisanteries comme Mirabeau avait l’âme de son visage. On comprend que M. Nettement nous le peigne comme une espèce de satyre en gaîté, ce qui prouve d’ailleurs qu’il n’avait vu Balzac que quand Balzac le regardait. Mais nous qui l’avons vu écoutant Beethoven ou encore se livrant au mouvement de ses propres idées, nous affirmons qu’il avait souvent dans sa physionomie, ce satyre, de l’invention de M. Nettement, l’expression idéale du génie qui a créé Séraphitus. Il est vrai que l’auteur de l’Histoire de la Littérature a contre nous pour appuyer son opinion (Voir page 243, 2e volume) l’opinion de son domestique, un fier juge, le Lavater des laquais ! C’est là quelque chose d’imposant, sans doute, mais franchement, nous aimons mieux encore nous en rapporter à nos impressions et à nos souvenirs !

VI

Nous avons dit maintenant à peu près ce qu’il y avait à dire de cette Histoire de la Littérature française sous le Gouvernement de Juillet. Libre de tout engagement avec cette littérature, nous n’avions, nous ! de carte de visite à mettre chez personne. Nous n’avions pas à remplacer les jugements de l’auteur sur les hommes et sur les choses par nos jugements particuliers. Il nous eût fallu trop de temps et d’espace. La Critique ne pouvait pas refaire, dans un seul chapitre, un livre en deux volumes comme le livre de M. Nettement. Elle avait seulement à montrer dans quelle inspiration ces jugements prenaient leur source, ce qu’ils prouvaient de force intellectuelle ou de conséquence d’opinion, et ce que valait enfin toute cette monnaie de jugements qui n’appartiennent pas plus à M. Nettement qu’à tout autre, et dont la circulation a usé l’empreinte. Eh bien ! nous le répétons avec la modération d’une critique sincère, mais déçue : ce billon, dont on veut payer tout le monde, sonne faux quand il ne sonne pas creux. L’Histoire de la Littérature sous le Gouvernement de Juillet est encore à faire, et celle de M. Nettement est faite de manière à ce qu’elle ne puisse pas servir beaucoup à cette histoire future, même à titre de renseignement !

Quant au style, dont il reste à parler, il ne sauvera pas la faiblesse d’une œuvre qui, plus qu’aucune autre, avait besoin, pour arrêter et contenir ce qu’elle a de trop facile et de trop lâché, du ferme tissu d’une langue bien faite. Malheureusement M. Nettement n’a point cette langue-là. Il n’a pas plus l’expression qu’il n’a la réflexion, qu’il n’a la méthode, qu’il n’a quelque chose, si ce n’est de pousser devant lui sa plume d’une main qui défie la fatigue de l’alourdir. L’auteur de l’Histoire de la Littérature vise au style pompeux. On voit qu’il a pris l’ordre longtemps chez M. de Chateaubriand ; mais il tempère la manière du maître par la sienne, et de ce mélange il résulte je ne sais quelle phraséologie solennelle et verbeuse qui se remue mal, s’étale, s’affaisse et devient, au bout d’un certain nombre de pages, un modèle de style accroupi. Pour notre compte, nous aimons mieux la Vénus sur la tortue que ce style, immobile sur sa masse épatée et qui ne porte absolument rien. Grave, mais non retentissant comme M. de Salvandy, M. Nettement n’a pas plus dans sa phrase incorrecte, nombreuse, et comme grasse, que dans son esprit qui n’est jamais tendu que parce qu’il est un peu enflé, les jointures dont parle quelque part La Rochefoucauld. S’il fallait le peindre, comme penseur et comme écrivain, par un seul mot qui dût bien exprimer son être et sa manière, nous dirions, après avoir lu les deux volumes d’aujourd’hui, que M. Nettement est l’Odilon Barrot de la littérature, et en disant cela nous aurions accompli le précepte des vieilles rhétoriques qui enseignent que toute comparaison doit grandir l’objet comparé.