(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre X. Seconde partie. Émancipation de la pensée » pp. 300-314
/ 2404
(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre X. Seconde partie. Émancipation de la pensée » pp. 300-314

Chapitre X. Seconde partie.
Émancipation de la pensée

Si la première partie de ce chapitre a pu paraître un peu trop affirmative, c’est parce que je me suis cru appuyé de l’autorité des siècles et des traditions. Maintenant que je suis abandonné à moi-même, puisqu’il faut que je rentre dans l’appréciation de l’époque actuelle, maintenant je ne puis avoir la même confiance en mes propres idées, et plus de circonspection m’est devenue nécessaire. Je ne dois pas dissimuler surtout qu’au point où nous sommes arrivés de la discussion, ce qui me reste à expliquer, afin d’achever la tâche que je me suis imposée, est trop conjectural pour ne pas m’inspirer une réserve extrême.

Je ne suis cependant point entièrement délaissé, et j’ai encore un appui d’une assez grande force : c’est la tendance même des esprits les plus remarquables de ce temps. Tous sentent que, s’il y a un grand mouvement dans la sphère de l’intelligence humaine, il y a néanmoins un centre fixe, un axe sur lequel repose tout le système. Il est impossible en effet de ne pas s’apercevoir des efforts qui se font, en ce moment, pour asseoir toutes nos connaissances primitives et acquises sur une base solide et inattaquable, celle de l’expérience.

En même temps que M. Alexandre de Humboldt rassemble des matériaux précieux pour toutes les sciences naturelles, il ne néglige point ceux qui peuvent enrichir les sciences intellectuelles. Il a voulu, par exemple, appliquer à l’étude de la langue des Mexicains le même génie d’observation qui lui a fait imaginer sa grande échelle des hauteurs atmosphériques, d’après la végétation des plantes spontanées.

Les vastes investigations de MM. Schlegel et de M. William Jones nous ouvrent les trésors de cette sorte de cosmogonie intellectuelle et morale qui est toute dans les langues. M. W. Schlegel surtout, en prouvant que la question de l’origine du langage devait être traitée historiquement, et non point par des théories spéculatives ; en prouvant ensuite, par les faits nombreux que lui-même a rassemblés ; en prouvant, dis-je, que cela était possible, ôte à ces sortes de recherches ce qu’elles avaient de conjectural et de hasardé, et vient déterminer ainsi un des plus grands pas qui puissent être faits dans la science réelle de l’homme.

Les beaux calculs de M. Duluc, les études immenses de M. Cuvier sur les états antérieurs de la terre que nous habitons, sont une heureuse préparation à l’histoire géologique du globe, qui elle-même est le commencement tout naturel de l’histoire du genre humain.

Les travaux de MM. Cuvier, de Humboldt, et de MM. Schlegel et W. Jones sont donc dans une analogie parfaite ; le génie de l’observation est donc appelé à faire désormais le même genre de découvertes à la fois dans le monde physique et dans le monde moral. L’archéologie va prendre, s’il est permis de parler ainsi, rang parmi les sciences naturelles. Il ne s’agira plus que d’étudier des monuments positifs, ou de suivre des vestiges certains.

Les philosophes allemands n’ont point été indociles à cette impulsion récente. Plusieurs d’entre eux, au milieu même des apôtres les plus exclusifs des idées nouvelles, se sont mis à étudier historiquement l’esprit humain. Déjà, chez plusieurs, l’expérience et les faits remplacent les théories et les hypothèses. M. Ancillon se distingue entre tous sous ce rapport. Le système social s’appuie dès lors sur une base inébranlable. Nous ne sommes plus, il est vrai, gouvernés par les doctrines anciennes ; mais nous sommes toujours régis par les institutions primitives, en ce sens que ce sont elles qui ont tout fondé. Lorsque Pascal disait que l’homme ne sait que ce qui lui a été enseigné, et que, par conséquent, nous ne pouvons nous dispenser de remonter toujours à un enseignement primitif comme à une cause première, il commençait à jeter le pont qui devait réunir un jour le monde ancien et le monde nouveau.

M. de Maistre a remarqué avec beaucoup de raison que les législateurs anciens n’ont rien écrit ; que l’Église n’a écrit que lorsqu’elle y a été contrainte, non pour établir, mais pour constater la croyance à des dogmes attaqués. Il a de plus remarqué que la constitution anglaise elle-même n’a rien innové, mais que les privilèges de la nation ayant été violés, il était devenu nécessaire de les constater.

On peut dire aussi que la cause de la parole n’a été défendue que lorsque cette cause a été attaquée. M. de Bonald n’est donc pas venu pour faire entrer dans la société une vérité nouvelle ; mais il est venu pour empêcher une vérité ancienne de sortir de la société. Ainsi, quoique l’ouvrage de M. de Bonald semble s’appliquer à un ordre de choses qui n’existe plus, cet ouvrage n’en est pas moins d’une très grande importance et d’une utilité incontestable, parce que la vérité est toujours la vérité, parce que le don primitif de la parole n’a pas cessé d’être l’origine de nos connaissances. Il a donc montré le tuf sur lequel est assis l’édifice.

M. de Maistre et M. de Bonald, qui ont suivi la même route dans les errements de la société ancienne, paraissent avoir méconnu les faits nouveaux de l’esprit humain. Ils n’ont pas fait attention que ce qui avait été fondé au commencement continuait d’exister par son énergie propre, et non point par une impulsion sans cesse renouvelée.

Dieu ne répète pas à chaque instant l’acte de sa toute-puissance par lequel il créa le monde ; et le monde cependant est une suite de créations successives, qui s’opèrent par l’effet toujours le même de cet acte de la volonté de Dieu. Lorsque Dieu tira les étoiles du néant, et qu’il les appela chacune par son nom, il leur marqua l’aire de l’espace qu’elles devaient parcourir jusqu’à la fin des temps ; depuis elles ont invariablement décrit leurs ellipses immenses. Dieu n’a donné qu’une fois à tous les êtres la faculté de se perpétuer ; et les espèces continuent leur vie immortelle.

De même la parole fut douée, au commencement, d’une puissance et d’une fécondité dont elle ne jouit plus, il est vrai, mais dont les effets se perpétuent encore, Dieu n’a pas besoin de renouveler à chaque instant les miracles de la première création.

La parole a répandu dans le monde toutes les idées qu’elle avait à y répandre : sa mission est en quelque sorte finie ; mais ce qui existe par elle continue d’exister. Si Dieu lui a retiré la puissance dont il l’avait revêtue, c’est sans doute parce que son ministère de création est accompli ; et qu’il ne lui reste plus qu’un ministère de développement. La société des êtres intelligents subsiste par les idées morales et intellectuelles que la parole y a semées. Ne voyez-vous pas le papillon mourir lorsque une fois il a confié aux arbres des forêts les œufs qui contiennent sa postérité future ?

La parole s’étant successivement matérialisée, comme nous l’avons précédemment remarqué, la pensée a dû lutter continuellement pour rentrer dans cette indépendance et cette liberté dont elle jouissait lorsqu’elle était intimement unie à la parole. À mesure que la parole, séparée de la pensée, s’est plus fixée dans une sphère sensible, les efforts de la pensée ont augmenté de vigueur et de puissance pour secouer des chaînes qui devenaient de plus en plus pesantes. Mais n’oublions pas que si nous pouvons à présent nous passer du secours de la parole pour penser, c’est parce que originairement la parole nous a donné nos pensées. L’esprit humain a contracté des habitudes, s’est fait des méthodes, enfin a pris une direction que la parole seule a pu lui imprimer. Mais si la parole a cessé de régner, elle est restée premier ministre de la pensée.

Notre attention a été fixée un instant sur un phénomène bien singulier de nos langues actuelles, qui manquent, avons-nous dit, du sentiment de la continuité d’existence ; et cependant il est impossible qu’un tel sentiment ait jamais été banni des conceptions de la pensée. Des esprits inattentifs ont souvent, comme on sait, accusé le peuple hébreu de n’avoir pas connu autrefois le dogme de l’immortalité de l’âme, parce que, prétendaient-ils, ce dogme n’est nulle part textuellement énoncé dans la loi judaïque ; mais il était bien plus formellement énoncé que par des mots ou des propositions, puisqu’il jaillissait du génie même de la langue, si fortement empreint du sentiment de la continuité d’existence. Nos langues actuelles, au contraire, étant dépourvues de ce sentiment, nous étions obligés de le chercher dans le sanctuaire de la pensée, où il fut déposé primitivement pour y subsister à jamais. Il arrivait donc pour cela, par exemple, que, dans le verbe, la pensée manquait d’expression, et était obligée de ne s’appuyer que sur elle-même. Poursuivons cette démonstration, sans toutefois l’épuiser. Notre éducation se perfectionnant par l’étude de différentes langues, il en résultait, dans notre intelligence, un travail continuel quoique inaperçu, pour comparer les procédés et les expressions de notre langue maternelle avec les procédés et les expressions des langues acquises par une éducation postérieure. Cette comparaison nous accoutumait à sentir des nuances d’idées, bientôt même des catégories entières d’idées, que soit notre langue maternelle, soit les autres langues acquises étaient inhabiles à rendre. Notre esprit se tendait involontairement à considérer la pensée, abstraction faite de l’expression ; et il en venait à s’exercer même sur la langue maternelle comme si c’eût été une langue étrangère, c’est-à-dire qu’il venait à traduire sa pensée au lieu de l’exprimer. Pendant que ces choses se passaient dans l’entendement, l’analyse resserrait de plus en plus les limites de nos langues : les mots consacrés par elles avaient subi tant d’épreuves de tous les genres, qu’ils avaient fini par recevoir un sens trop fixe et trop déterminé, qui était en opposition avec l’indépendance naturelle de la pensée. L’infini est dans l’âme humaine : elle se révolte dès qu’elle aperçoit des bornes dans sa sphère d’activité. Ainsi la liberté morale, qui est, en définitive, la vraie liberté, et dont la liberté politique n’est, pour ainsi dire, qu’une image, s’agitait dans les liens de la parole pour les rendre moins pesants.

J’arrive donc enfin à cette conclusion que j’avais annoncée : Le christianisme a été une première émancipation du genre humain, dans l’ordre moral ; l’extension des limites de la liberté morale par l’affranchissement des liens de la parole est une seconde émancipation, dans l’ordre intellectuel. Nous n’avons point à expliquer ici les bienfaits de la première émancipation ; nous n’avons à nous occuper que de la seconde émancipation, pour laquelle l’esprit humain est encore dans le travail douloureux de la crise.

Nous avons remarqué que les langues différentes ont été affectées de diverses prérogatives ; nous pouvons ajouter, en d’autres termes, qu’elles ont eu la mission de faire entrer dans les trésors de l’esprit humain, où rien ne se perd, différents ordres d’idées. M. Ancillon a dit : « Rien ne prouve davantage qu’originairement et dans le principe, les existences et la réalité sont données à l’homme que de voir la métaphysique tout entière, en quelque sorte, déposée dans les langues, à l’insu de ceux qui les ont créées et perfectionnées. Les termes qui expriment les notions primitives, les faits et les rapports primitifs, ont proprement occasionné et amené les recherches métaphysiques. Beaucoup de philosophes qui, dans leurs méditations, sont partis de ces termes, se sont imaginé créer ce que l’âme humaine y avait placé sans le savoir, et en cédant à une espèce d’instinct de vérité ; tandis que, dans la réalité, ils n’ont fait que découvrir ce qui reposait dans les langues, et révéler aux yeux de l’âme surprise les trésors qu’elle-même y avait cachés ! »

Ce passage est très curieux, en ce qu’il renferme une exposition claire, précise et complète du problème, non pas de la formation des langues, mais de leur existence. Il est étonnant que ce problème si exactement formulé par un esprit aussi juste et aussi plein de raison n’ait pas été le simple corollaire du don primitif de la parole. Il ne faut plus se plaindre lorsqu’on voit un homme tel que M. Ancillon subjugué à ce point par les préjugés de la philosophie moderne, lui qui a su se garantir le plus souvent de l’influence de ces préjugés. On peut en dire autant à l’occasion de Euler et de Charles Bonnet, qui ne furent aussi séparés de la vérité que par la préoccupation d’une idée antérieure, contradictoire même avec l’ensemble de leurs autres idées.

J’aurais pu citer ailleurs ce passage, mais j’ai dû le réserver pour cette partie de la discussion, parce qu’il explique parfaitement ma pensée sur les fonctions que les langues ont à remplir. Au reste, M. de Bonald et M. Ancillon professent tous les deux la même doctrine, sous le rapport qu’ils voient l’un et l’autre la métaphysique tout entière déposée dans les langues ; sous le rapport qu’ils pensent l’un et l’autre que les termes qui expriment les notions primitives, les faits et les rapports primitifs, ont proprement occasionné et amené les recherches métaphysiques ; sous le rapport enfin que les philosophes qui sont partis de ces termes, c’est-à-dire les partisans de la philosophie expérimentale, comme M. de Bonald et M. Ancillon lui-même, n’ont fait que découvrir ce qui reposait dans les langues.

M. Ancillon s’est donc arrêté à une cause seconde sans chercher s’il était possible de remonter à une cause première ; mais ce qui a dû se passer dans son entendement lorsqu’il a été retenu ainsi sur les dernières limites du système de l’invention du langage par l’homme, est un exemple de plus ajouté à tous ceux que j’ai cités et aux autres faits que j’ai présentés pour prouver l’émancipation de la pensée.

Je ne sais si je suis parvenu à me faire comprendre : une courte observation sur la musique achèvera peut-être de rendre sensible le phénomène nouveau de l’intelligence humaine. Je ne veux parler que de la musique telle que nous la connaissons, parce qu’il paraît que la musique ancienne, celle qui opéra tant de prodiges, d’après le témoignage même des plus graves historiens ; celle qui pénétrait également tous les hommes et non point quelques hommes mieux organisés que d’autres ; celle qui agissait sur l’âme au lieu de n’ébranler que les sens ; il paraît, dis-je, que la musique des âges primitifs avait le secret d’une harmonie essentielle. Mais dans la musique des âges suivants, on reconnut l’impossibilité d’arriver à un accord parfait entre les quintes et les octaves. La dissonance étant cachée dans le fond même de l’art, on voulut la fondre et la disperser sur toute l’étendue du clavier. Alors on parvint à atténuer la dissonance au point de la faire disparaître ; mais, il finit l’avouer, vous n’obtenez ainsi qu’une harmonie d’à-peu-près, comme le demandait Aristoxène, faute de mieux, au lieu d’une harmonie rigoureuse comme l’exigeait Pythagore ; tranchons le mot, vous avez une harmonie de convention, au lieu d’une harmonie essentielle, fondée sur la nature même du son et de l’ouïe.

De même, la pensée ne trouvait que des expressions approximatives dans nos langues modernes. Alors l’union intime de la pensée et de la parole ne pouvait plus subsister comme dans les premiers temps. En un mot, la pensée, ainsi que le sentiment musical, manquait d’une expression franche, nette, énergique, dont la force fût en elle-même. Rousseau dit que la nécessité du tempérament se fit sentir tout à coup lorsque le système musical se perfectionna. Je pense que rien ne se fait sentir tout à coup ; et ce perfectionnement du système musical pourrait bien avoir une grande analogie avec le genre de perfectionnement dont parle Smith pour les langues. N’est-il pas permis de présumer qu’à l’époque où les débats de Pythagore et d’Aristoxène partageaient la Grèce, les véritables traditions musicales étaient déjà fort altérées ? Ceci expliquerait assez bien, au reste, comment plusieurs philosophes ont été portés à attribuer l’invention du langage à l’homme.

En effet, à force d’admettre, dans tous les moyens qui ont été donnés à l’homme pour exprimer ou communiquer ses sentiments et ses pensées, à force, disons-nous, d’y admettre des choses de convention, nous avons délayé et perdu les types primitifs. Dès lors ce qu’il y avait d’essentiel et de subsistant par son énergie propre a cédé la place aux signes variables et plus ou moins arbitraires ; dès lors le génie individuel a remplacé le génie général ; dès lors les impressions ont été reçues par un plus ou moins grand nombre, mais n’ont pas été reçues par tous ; dès lors enfin l’art est venu au secours de la nature. C’est ainsi qu’on a été graduellement amené à penser que tout était d’invention humaine ; c’est ainsi que, ne pouvant expliquer les prodiges de l’harmonie ancienne, on a trouvé plus simple de les nier, ou de les attribuer à des causes indépendantes de l’essence même de la musique primitive ; c’est ainsi qu’on a imaginé d’établir en théorie que l’homme avait pu fonder la société et parvenir à instituer le langage, sans savoir toutefois ce qu’il faisait.

Comme nous avons souvent en occasion de le remarquer, tout marche du même pas dans les sociétés humaines, parce que tout marche ensemble dans l’esprit humain : voyons donc à présent ce qui doit résulter de l’émancipation de la pensée.

Nous allons nous enfoncer plus que jamais dans la région des conjectures. Mais, quoi qu’il en soit, j’ai besoin de le redire, et je voudrais faire passer dans mes lecteurs la conviction intime où je suis que Dieu ayant fait l’homme pour vivre en société, la providence de Dieu ne cessera point de veiller sur les sociétés humaines ; quoi qu’il en soit, répéterons-nous, s’il est vrai que jusqu’à présent Dieu se soit servi de la parole pour diriger les destinées du genre humain, si la parole enfin a été jusqu’à présent une révélation toujours subsistante au sein de la société, et que ce moyen ait cessé de lui paraître utile ou nécessaire, il saura bien en faire sortir un autre de la force même des choses, en supposant que celui-là manquât d’une manière absolue, ce que je suis loin d’admettre, ainsi qu’on a pu le voir, ou en supposant qu’il soit devenu insuffisant, ce qu’on sera beaucoup plus porté à croire. La nouvelle puissance de l’opinion, qui sort en effet d’un tel état de choses, et dont nous avons déjà parlé, cette puissance de l’opinion peut, au reste, fort bien être considérée comme une sorte de parole vivante, qui se renouvelle continuellement sans passer par les longs canaux des traditions. Mais ce qui, au défaut de toute autre cause, assurerait encore la perpétuité des sociétés humaines, c’est la nécessité imposée à l’homme de tout apprendre. L’homme ne sait rien de lui-même, l’homme a besoin d’être instruit sur toutes choses, ainsi que l’affirmait Pascal. Si nous n’avions pas blâmé toute comparaison entre l’homme et les animaux, nous pourrions dire que l’homme en naissant ne sait rien de ce qu’il doit savoir, même pour se conserver ; que les animaux, au contraire, savent tout, qu’ils n’ont besoin de rien apprendre.