(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre IV. Des changements survenus dans notre manière d’apprécier et de juger notre littérature nationale » pp. 86-105
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(1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre IV. Des changements survenus dans notre manière d’apprécier et de juger notre littérature nationale » pp. 86-105

Chapitre IV.
Des changements survenus dans notre manière d’apprécier et de juger notre littérature nationale

Parmi les phénomènes que présente l’état actuel des choses, il en est qui frappent plus que d’autres, selon la disposition différente des esprits différents, Celui sur lequel je désire arrêter en ce moment l’attention, parce que je le crois de la plus grande importance, c’est le discrédit de la parole et la confusion du langage. Je préviens, au reste, qu’ici, comme dans toute la suite de cet écrit, je prends la parole dans le sens le plus général et le plus étendu. Cette observation doit toujours être présente à l’esprit du lecteur : sans cela je pourrais courir le risque de passer pour un homme que la trop grande préoccupation de certaines idées jette dans le paradoxe et dans l’exagération.

Les mots, il faut le dire, ne représentent plus les mêmes idées pour tous ; il en est même, s’il est permis de parler ainsi, qui sont devenus de simples sons, vides de sens, auxquels on ajoute plus aucune idée, le signe d’aucun sentiment. Notre littérature a vieilli, comme nos souvenirs : on n’ose pas encore l’avouer ; et certainement je serai soumis à d’amères censures, parce que j’aurai donné de la réalité à un fait que l’on voudrait refuser de constater, dont on voudrait même pouvoir douter. Mais je ne conçois point ce choix arbitraire et raisonné, dans nos anciennes illusions : les unes sont impitoyablement condamnées, et l’on voudrait continuer d’accueillir encore les autres, pendant que toutes se tiennent, que toutes sont en harmonie entre elles, que toutes doivent tomber ou subsister ensemble. L’état factice que nous voudrions créer ne peut donc durer : notre littérature doit subir le même sort que nos institutions. Consentons à être vrais et conséquents ; nos dénégations d’ailleurs ne peuvent changer rien à l’état des choses.

Les conceptions littéraires, pour produire le même effet qu’elles auraient produit autrefois, pour jouir de la même estime, pour exercer une influence semblable, doivent être essentiellement différentes ; et si nos chefs-d’œuvre n’étaient pas consacrés par une admiration traditionnelle, par une renommée continue, je pense que nous les apprécierions fort peu. N’entendez-vous pas déjà répéter de tous les côtés, et jusque dans nos chaires publiques, que nos grands écrivains du siècle de Louis XIV ne furent pas à leur aise dans les institutions de leur temps, que leur génie a manqué d’indépendance et de liberté, qu’ils ont imposé à la langue et à la littérature nationale des entraves dont elles gémissent, qu’ils nous ont mis à l’étroit dans leurs pensées trop circonscrites ? De telles accusations et l’expression de tels regrets, sans prétendre ici les discuter où les apprécier, ne sont-elles pas le signe d’un grand changement dans plusieurs de nos admirations, changement dont il n’est plus permis de douter, parce qu’il est de toute évidence ? Voilà pourquoi nous sommes si disposés à accueillir les jugements dépréciateurs que les étrangers portent de la plupart de nos grands écrivains ; et ces détracteurs ont parmi nous plus de complices qu’on ne pense.

Notre bienveillance enveloppe encore, par amour propre et par vanité, notre littérature tout entière ; mais notre goût réel est pour la partie de cette littérature qui est entrée plus ou moins dans les idées nouvelles. La morale elle-même a besoin d’emprunter un autre langage pour être entendue. Cependant, il est bon de le remarquer, ce que je dis est moins une opinion que l’expression d’un sentiment de malaise assez général pour que je doive m’y associer en quelque sorte, puisque je me rends l’historien de cette époque, et que je me suis imposé la tâche d’en saisir tous les caractères. Sans doute j’ai été moins atteint que beaucoup d’autres par ce discrédit de notre littérature, et je suis persuadé que plusieurs de mes lecteurs en auront été moins atteints encore : ceux-là seront déposés à me trouver étrange ; mais je ne puis raisonner sur des exceptions.

Qu’il me soit permis, avant d’aller plus loin, de faire observer combien est fausse l’accusation qu’on nous a faite si souvent de ne point avoir de littérature nationale. Notre littérature, nous devons en être convaincus à présent, fut tellement nationale, qu’elle commence à nous échapper depuis que nous commençons à cesser d’être la même nation. Si trop de développements n’étaient pas nécessaires, je pourrais expliquer ce qu’il y avait d’éminemment national dans notre littérature du siècle de Louis XIV ; et cette digression ne serait peut-être pas sans quelque utilité et sans quelque intérêt ; mais elle me mènerait trop loin, et elle séparerait par un trop grand intervalle des idées dont le rapprochement fait toute la clarté. Je me bornerai donc à établir quelques faits, encore sera-ce d’une manière affirmative, puisque je ne puis ni les développer, ni les justifier par des exemples. Le caractère particulier de notre littérature était d’être classique, parce que le caractère particulier de notre langue était d’être soumise aux lois rigoureuses de l’analogie ; c’est là, sans autre commentaire, ce qui a rendu notre langue universelle, et ce qui a fait de notre littérature la littérature de l’Europe. Notre versification était une langue ornée, une langue de choix, et non point une langue différente de la prose : voilà encore, sans autre commentaire aussi, pourquoi notre poésie n’était pas toute contenue dans notre langue versifiée. Soyons de bonne foi : uniquement parce qu’il y a des hommes, d’ailleurs de talent, qui n’ont pas senti notre poésie versifiée, cela prouve qu’elle n’est pas notre seule poésie, car le propre de la poésie est d’être sentie par tous. Notre poésie versifiée n’a reçu sa perfection que dans un siècle de politesse extrême : il en a été de même chez les Romains. Lorsque la poésie française a voulu s’exprimer en prose, elle a dû affecter l’imitation de la langue grecque ; lorsqu’elle a voulu s’exprimer en vers, elle a dû affecter l’imitation de la langue latine. Ainsi Horace, Virgile, Boileau, et Racine, sont, en quelque sorte, contemporains, et parlent presque la même langue. Les rapports ne sont pas aussi frappants pour la poésie dans la prose française ; mais ils n’en existent pas moins, et il me serait facile de citer des exemples qui ne laisseraient aucun doute à cet égard. C’est depuis moins de temps, au reste, que le nombre des formules de la prose s’est accru, par la raison toute simple que la prose est toujours la dernière à se perfectionner. Chez les Grecs, la poésie s’est souvent réfugiée dans la prose ; chez les Romains, elle a dédaigné cet asile. Nous, sans faire attention que nous nous sommes portés héritiers à la fois des Grecs et des Romains, nous voudrions encore conserver des limites artificielles, mais c’est en vain, puisque ces limites ne sont pas dans la nature même des choses. Notre persévérance à vouloir les maintenir telles qu’elles ont été posées par les premiers législateurs de notre langue, prouve que nous ne nous tendons pas compte de la distance où nous sommes du point de départ, et que nous ne nous faisons pas encore une idée juste de l’essence même de la poésie. Le seul écueil que nous ayons à éviter, lorsque nous voulons introduire la poésie dans la prose française, c’est, à mon avis, l’imitation de la poésie latine.

Je serais maintenant conduit à parler de cette littérature de mouvement, qu’on a appelée romantique, littérature absolument nouvelle, qui ne remonte pas plus haut que J.-J. Rousseau, et dont madame de Staël fut le dernier comme le plus brillant produit. Il faudrait également que je caractérisasse à la fois et Delille que nous venons de perdre, et M. de Chateaubriand qui est encore dans la force du talent, doués, l’un d’une immense richesse de détails poétiques, l’autre d’une imagination vaste et féconde, placés tous les deux sur les derniers confins de notre ancien empire littéraire, et venant terminer d’une manière admirable toutes les traditions de notre double langue classique dont le règne va finir : ce qu’il y a de plus remarquable dans l’association que je fais ici de ces deux noms, c’est que leurs ouvrages, honneur éternel de cette époque, sont à la fois des monuments littéraires et des monuments de nos anciennes affections sociales. Mais je ne puis envisager que l’ensemble de mon sujet, et je dois me borner à des aperçus.

Néanmoins, quel que soit mon désir d’abréger, je ne puis m’abstenir de redresser quelques idées qui ont été émises dans ces derniers temps. Nous ne connaissions point jusqu’à présent de genre classique ; nous appelions auteurs classiques ceux qui ont fixé la langue, et qui font autorisé sous ce rapport ; ensuite, par extension, nous donnions encore le nom de classiques aux auteurs qui sont restés fidèles au génie de la langue et à toutes les convenances de notre littérature nationale. La même acception se trouve chez les Italiens. Maintenant, le sens le plus général de ce mot a pris une bien autre extension. Nous appelons littérature classique celle qui est fondée sur l’étude et les traditions des langues anciennes, celle qui a puisé ses règles dans l’analyse des chefs-d’œuvre de ces mêmes langues, celle enfin qui s’astreint à l’imitation de ces chefs-d’œuvre, et qui prend ses sujets à la même source. Par opposition à la littérature classique, on a nommé littérature romantique celle où l’on professe une plus grande indépendance des règles, où l’on se permet de nouvelles alliances de mots, et surtout de nouvelles inventions de style ; où l’on secoue les lois de l’analogie, où l’imitation étend son domaine, où la pensée fait effort contre la parole fixée, la parole écrite ; où les sujets sont tirés des traditions modernes. Nous luttons, en ce moment-ci, de toutes nos forces, contre l’invasion de la littérature romantique ; mais les efforts mêmes que nous faisons prouvent toute la puissance de cette littérature. Bientôt peut-être, en France comme en Italie, car les états d’au-delà des Alpes participent au même mouvement, bientôt la littérature classique ne sera plus que de l’archéologie.

Sans porter un jugement sur les deux littératures qui se disputent aujourd’hui l’empire du monde, et sur lesquelles nous aurons, au reste, occasion de revenir, qu’il nous soit permis de remarquer d’abord que la littérature romantique a pris naissance au sein d’une langue qui est encore, pour ainsi dire, dans le travail de l’évolution ; c’est la langue allemande que je veux désigner. Remarquons, de plus, que les envahissements de cette littérature ont commencé chez nous à une époque où la langue était fixée, et, qu’il me soit libre de le dire, au moment où nos traditions nationales perdaient déjà de leur autorité et de leur vénération parmi les peuples. Nous nous sommes donc trouvés de suite dans un double esprit d’opposition. Qui ne sait tout ce que Voltaire montra de mauvaise humeur contre le projet d’une traduction complète de Shakespeare ? Voltaire cependant venait de flétrir de sa plume cynique et impie l’un de nos plus beaux souvenirs historiques ; et il recueillait des applaudissements égaux pour toutes ses injustices, comme si on eût voulu verser le discrédit à la fois sur notre passé et sur notre avenir.

Quoi qu’il en soit, et il faut bien l’avouer, nous nous étions créé une littérature trop exclusive. Un petit nombre d’écrivains dominés par l’ascendant de la pensée se sont réellement trouvés à l’étroit dans une langue où les limites de l’expression ne sont point assez incertaines ; ils ont voulu franchir cette borne immobile : il en est résulté quelques succès et bien des revers. Un phénomène si nouveau dans l’histoire des langues sera expliqué plus tard. Mais, ce qu’il est permis d’affirmer dès à présent, c’est que si l’on peut gagner des avantages dans des combats partiels contre la force des choses, jamais on ne remportera de victoire décisive. Toutefois, nous ne pouvons nous passer d’une littérature classique et nationale : si celle de Louis XIV cesse de faire loi, nous en aurons une autre qui sera en harmonie avec nos institutions. On a vu, une seule fois, deux siècles littéraires sur le même sol : ainsi l’Italie a son Virgile et son Tasse ; mais c’est dans deux langues différentes. Il est possible que nous soyons destinés à présenter un spectacle tout nouveau, celui de deux siècles littéraires sur le même sol et dans la même langue. Alors aussi, et par suite du mouvement général de l’Europe, cette Italie, si une d’esprit et de mœurs, produira un troisième siècle littéraire dont il n’est pas facile d’apercevoir encore les éléments épars.

Je dis que la même langue n’a jamais eu deux siècles littéraires ; car, sans vouloir déprécier les services qu’a rendus l’école d’Alexandrie, on peut remarquer qu’elle a produit seulement une imitation servile de la littérature des anciens âges de la Grèce, lorsqu’elle ne s’est pas bornée à les expliquer et à les commenter. Mais nous ne savons pas ce que va faire naître l’établissement d’une académie à Athènes, d’un collège grec dans l’ancienne Tauride, du mouvement imprimé aux îles Ioniennes, et de tant de circonstances nouvelles dont nous ne pouvons prévoir tous les résultats. Enfin, je n’ignore point que souvent les royaumes de l’Orient ont présenté le spectacle de deux siècles littéraires sur le même sol et dans la même langue ; mais il serait facile de démontrer combien doivent différer tous les éléments de calcul dans les considérations qui s’appliquent à l’Orient. C’est un autre monde relativement à nous ; hâtons-nous donc de rentrer dans celui que nous habitons : tout ce que nous pouvons y apercevoir, quant à présent, c’est qu’il se forme quelque chose de nouveau, pour succéder à ce qui est menacé d’une mort si prochaine.

Voyez, en effet, comme nous avons besoin déjà de nous transporter au temps où notre littérature classique et nationale a paru tout à coup avec tant d’éclat, si nous voulons l’apprécier et la sentir, du moins en partie. Nos habitudes, nos mœurs, notre goût, notre existence, tout est changé. Certaines idées qui furent vulgaires et triviales ne sont plus comprises. Je ne parle point ici de ces idées fugitives et délicates qui tiennent seulement aux usages du monde, à une élégance convenue : ces idées, tout en nuances, sont, par leur nature même, mobiles et passagères. Je parle de ces idées fondamentales qui sont comme le pivot sur lequel toutes les autres roulent, de ces idées centrales vers lesquelles toutes les autres gravitent, enfin de ces idées fécondes qui engendrent toutes les autres. Pour me servir d’une métaphore déjà employée plus haut, c’est une dynastie qui a fini de régner. Je ne parle même pas de ces heureux préjugés qui subsistaient encore naguère, sans raison de leur existence, débris vénérables des temps anciens, qui viennent de disparaître du milieu de nous, sans autre raison aussi de leur fin.

Est-il besoin de l’apprendre encore aux hommes ? Il est des choses qui tombent et s’évanouissent, uniquement parce qu’on veut les soumettre à l’examen. Ces choses ne peuvent, il est vrai, supporter l’analyse et la discussion : elles disparaissent comme le diamant dans le creuset de Lavoisier ; mais cela ne prouve ni contre ces idées, ni contre le diamant. Rien ne peut faire que le diamant ne contînt de la lumière avant d’entrer dans le creuset mortel ; rien ne peut faire non plus que les idées qui ont cessé d’être à notre usage n’aient longtemps éclairé le monde. Il ne faut pas cesser de le répéter, parce qu’il ne faut pas cesser d’entourer de respect ce qui a été : venir en son propre nom, pour employer une expression heureuse de Bacon, suppose une haute vanité, une présomption condamnable, un orgueil qui doit être réprimé. Professons un culte religieux pour la cendre de nos ancêtres, si nous voulons que notre poussière, lorsque nous aurons cessé de vivre, ne soit pas, à son tour, jetée aux vents. Je demanderai donc aux partisans des idées nouvelles si, parce que ces idées, qui leur paraissent être la raison même, eussent été méconnues et même honnies à de certaines époques, le mépris dont on les aurait couvertes aurait pu prouver contre elles. Ne soyons pas aussi exclusifs, et consentons à croire qu’avant nous il y avait de la sagesse et de la raison sur la terre. Mais la sagesse et la raison eurent jadis d’autres formes. Lorsque l’homme doué de génie prenait cette lyre d’or que lui avait donnée le ciel, il en tirait des sons qui lui étaient inconnus à lui-même ; et il n’y avait alors que ces sons divins qui eussent reçu le pouvoir d’adoucir les mœurs, d’élever les sentiments, d’agrandir les facultés. Les miracles d’Orphée et d’Amphion ne sont point de vaines fables. Sans cette lyre d’or les peuples de la Thrace seraient restés sauvages, et les murs de Thèbes ne se seraient jamais élevés. Essayez, si vous le pouvez, de faire pénétrer, par le moyen de vos codes arides, les bienfaits de la civilisation parmi les hordes barbares qui n’ont point encore vécu sous le joug et sous la protection des lois !

Maintenant, je le sais, la poésie semble être exilée de la société : tôt ou tard elle rentrera dans son domaine, tôt ou tard nous redeviendrons attentifs aux sons échappés de la lyre des poètes. Nous voulons une doctrine positive qui puisse nous être démontrée à l’égal d’un problème de mathématiques. Comment faire ? Dieu et ses attributs, l’homme et ses facultés resteront toujours des objets mystérieux ; les bases de toute société échapperont également au flambeau indiscret de la raison humaine. Qu’on examine avec un chagrin superbe l’origine du pouvoir ; cette témérité ne fera jamais que porter atteinte à la religion sociale, sans rien affermir, sans améliorer le sort des hommes. En général, on sait bien qu’il s’est opéré un changement considérable dans les opinions ; mais on ne sait pas assez combien ce changement est intime et profond. C’est à peu près comme si nous voulions juger, par exemple, le théâtre grec d’après notre spectacle actuel. Pour avoir sur cet objet des idées justes et vraies, ne faudrait-il pas rétablir, par la pensée, les idées qui dominaient à l’époque où Eschyle, Euripide et Sophocle régnaient sur la scène tragique ? Ne faudrait-il pas créer de nouveau la puissance de ces traditions mythologiques, la pompe de ces solennités religieuses et nationales qui donnent la vie à ces admirables compositions ? Ne faudrait-il pas même connaître la forme matérielle des théâtres anciens, les fonctions du chœur, enfin tout cet ensemble qui fut imaginé pour produire l’effet qu’il devait produire ? Lisez Pindare, même dans la langue harmonieuse qui lui inspira ses beaux vers ; vous n’aurez rien fait encore, si vous n’êtes pas entré dans le génie de cette inspiration. Ne souriez pas à ces généalogies de héros et de coursiers, car votre pitié accuserait votre ignorance. Laissez-vous entraîner aux digressions du poète, pour témoigner que vous vous êtes identifié avec les imaginations vives et mobiles des peuples de la Grèce. Apprenez à secouer le joug des transitions, puisqu’il s’agit des mouvements impétueux de l’âme, et non point d’un discours mesuré de la raison. Ne vous plaignez pas de ce que votre oreille entend d’autres récits que ceux auxquels vous aviez peut-être quelque droit de vous attendre. Vous n’êtes point trompé : on vous avait promis de l’or, et c’est de l’or que l’on vous donne. Ayez vécu au milieu de ces mœurs si différentes des nôtres, et assisté à ces festins de rois, d’écuyers et d’athlètes, soyez-vous enfin rendu familière l’histoire domestique de ces temps : alors toutes les allusions seront vivantes, et vous saurez que Pindare n’est pas seulement le chantre de la gloire, mais le chantre de l’ivresse même de la gloire.

Notre littérature du siècle de Louis XIV a cessé d’être l’expression de la société ; elle commence donc à être déjà pour nous, en quelque sorte, comme nous l’avons dit, une littérature ancienne, de l’archéologie. Voyons-nous à présent beaucoup de femmes lire avec charme et Nicole et Bourdaloue, et préférer Corneille à Racine ? Mais, entre tous les faits que je pourrais citer pour prouver la thèse où je me suis engagé, je vais en choisir un qui frappera peut-être d’autant plus que, sans doute, on l’attend moins.

À quoi serviraient, en effet, de timides ménagements ? Pour introduire de suite le lecteur dans le sens intime d’une pareille discussion, je vais le mettre aux prises avec le plus grand nom des lettres françaises, avec Bossuet : encore ne prendrons-nous pas Bossuet tout entier. Nous n’arrêterons nos regards que sur les Oraisons funèbres et sur l’Histoire universelle. Cette économie des desseins de la Providence, dévoilée avec la prévision d’un prophète ; cette pensée divine gouvernant les hommes depuis le commencement jusqu’à la fin ; toutes les annales des peuples, renfermées dans le cadre magnifique d’une imposante unité ; ces royaumes de la terre, qui relèvent de Dieu ; ces trônes des rois, qui ne sont que de la poussière ; et ensuite ces grandes vicissitudes dans les rangs les plus élevés de la société ; ces leçons terribles données aux nations, et aux chefs des nations ; ces royales douleurs ; ces gémissements dans les palais des maîtres du monde ; ces derniers soupirs de héros, plus grands sur le lit de mort du chrétien, qu’au milieu des triomphes du champ de bataille ; enfin l’illustre orateur, interprète de tant d’éclatantes misères, osant parler de ses propres amertumes, osant montrer ses cheveux blancs, signe vénérable d’une longue carrière honorée par de si nobles travaux, et laissant tomber du haut de la chaire de vérité des larmes plus éloquentes encore que ses discours : tel est le Bossuet de nos habitudes classiques, de notre admiration traditionnelle. Mais je demande si déjà nous n’avons pas besoin de nous rappeler la personne même de Bossuet, et l’assemblée imposante devant laquelle il parlait, et l’autorité de sa parole, fortifiée par le caractère auguste dont il était revêtu, et l’empire irrésistible de doctrines non contestées, et toutes les gloires et toutes les renommées de cette époque si brillante, et tous les souvenirs de la vieille monarchie, pour sentir les éminentes beautés de l’Oraison funèbre du grand Condé. Mais je demande si le Discours sur l’Histoire universelle est maintenant autre chose, pour un grand nombre, qu’une magnifique conception littéraire, une sorte d’épopée qui embrasse tous les temps et tous les lieux, et dont la fable, prise dans de vastes croyances, est une des plus belles données de l’esprit humain.

Que serait-ce donc si j’embrassais tous les ouvrages de Bossuet ; si je descendais avec lui dans l’arène de cette haute polémique où il consuma une partie de ses forces ; si j’interrogeais avec lui les oracles des anciens jours, afin de m’initier moi-même et d’initier mon lecteur aux secrets de cette Politique sacrée que l’on croirait appartenir à un autre âge, tant pour les princes que pour les peuples ; si je m’élevais sur ses ailes à la contemplation des mystères du christianisme ; si je creusais avec son analyse lumineuse et pénétrante les profondeurs d’un mysticisme exalté où s’égarèrent quelques âmes tendres ? Sans doute, dans tous les ouvrages de Bossuet, l’esprit resterait étonné par un style vif, énergique et pittoresque ; par la grandeur des images et la hardiesse des figures ; par ce quelque chose de rude et de heurté d’un fier génie pour qui la faible langue des hommes est une condescendance de la pensée, car le feu de sa pensée, à lui, s’allume dans une sphère plus élevée. Mais, je le demande encore, désaccoutumés que nous sommes de la forte nourriture des livres saints, pourrions-nous remarquer dans ce dernier Père de l’Église, sa merveilleuse facilité à s’approprier les textes sacrés, et à les fondre tout à fait dans son discours qui n’en éprouve aucune espèce de trouble, tant il paraît dominé par la même inspiration ?

Plus d’un lecteur hésitera sans doute à admettre la rigoureuse vérité ; et moi-même qui viens éclairer sur de tels résultats, moi-même je recule devant l’incroyable entraînement de mes propres méditations. Oui, continuant de m’associer aux idées du temps, aux pensées des hommes qui vivent en ce moment, aux nouveaux errements de la société ; oui, je trouve dans Bossuet je ne sais quoi de plus vieux que l’antiquité, je ne sais quoi de trop imposant pour nos imaginations qui ne veulent plus de joug. Il est devenu comme le contemporain de ces textes sacrés qui se mêlent à ses paroles d’une manière à la fois si audacieuse et si naturelle. Ne dirait-on pas que notre langue, remuée par lui avec tant de puissance, est ensuite demeurée immobile ainsi qu’un géant endormi ? Ne sent-on pas qu’elle ne reprendra plus ces attitudes si naïvement majestueuses qui lui furent données par le prophète des temps modernes ? Oui, encore une fois, il me semble voir Bossuet s’enfoncer avec Isaïe et Jérémie dans la nuit des traditions antiques ; et le voile de l’inusité commencer à tomber sur sa grande stature.

Comment se fait-il donc que nous ayons déjà besoin d’un tel effort de l’imagination pour contempler Bossuet, bien que nous n’ayons pas cessé de le pratiquer, bien que la première admiration ait un retentissement qui a toujours duré ? C’est, il faut l’avouer, que nous n’habitons plus la même sphère d’idées et de sentiments ; et, s’il en est encore parmi nous qui soient restés citoyens de la vieille patrie, ceux-là n’ont plus que des sentiments solitaires, qui ne peuvent ni se communiquer ni se propager. Cette génération mourra sans postérité.