« Le critique, dit Sainte-Beuve, n’est qu’un homme qui sait lire, et qui apprend à lire aux autres. »Mais d’abord qui aime à lire, et qui aime à faire lire. La critique est mort-née, au principe et au cours de laquelle ne soit présent l’amour des Lettres. Il y a un amour des Lettres pour elles-mêmes, et dans leur esprit et dans leur matérialité, hors duquel il n’y a pas de critique ni d’histoire littéraire vivantes, comme il y a un amour physique du théâtre hors duquel il n’y a pas de vraie littérature dramatique, comme il y a un amour de l’État sans lequel il n’y a pas, dans un homme politique, d’âme politique. On voudra bien prendre ce tableau de la littérature française comme on a pris autrefois le Tableau de Paris de Mercier : l’auteur l’a écrit d’abord comme citoyen, bourgeois, badaud de la République des Lettres, ayant sa place à la terrasse du café de leur commerce, emboîtant le pas à leurs musiques militaires, fier des monuments de sa ville et assidu aux séances de la société qui les conserve, faisant le matin sa tournée des œuvres nouvelles, en rapportant une sous le bras comme un melon bien choisi, abritant sous son parapluie la jolie idée qu’il aura suivie, comme dit à peu près Diderot, et se résignant d’ailleurs à ce que son idée ait déjà été plus ou moins suivie par Diderot ou un autre. Et je sais bien qu’il y a des formes plus héroïques et plus fulgurantes de l’amour des Lettres. Alors elles transcendent la critique. Elles n’appartiennent plus au bourgeois de la ville, mais au dominateur de la cité. Cette fonction de Périclès de la République des Lettres, qu’ambitionnait Brunetière, n’est pas de notre plan. Un tel amour des Lettres n’est cependant la base de la critique que parce qu’il en est le plus bas degré. On pourrait dire des Lettres ce que le roi Édouard VII, à quelqu’un qui le buvait trop vite, disait d’un grand vin français : « Un vin comme celui-là, on le regarde, on le respire, on le goûte, on en boit, — et l’on en parle. » Les Lettres, il ne faut pas seulement apprendre à les aimer, à les goûter. Elles ne s’achèvent qu’au moment où, dans la hiérarchie protocolairement établie par le souverain expert de Grande-Bretagne, on en parle. Dès qu’on en parle, on passe des Lettres, dont on a le goût, à la Littérature qui a une durée d’histoire. Les Lettres sont une République, la Littérature est un État. En parler, c’est les penser, les connaître et les dire en y mettant un ordre, en y suivant des changements, en y épousant une durée. Il y a un style de la littérature, qui répond à la définition de Buffon ; l’ordre et le mouvement qu’on met dans les pensées de cette littérature, qui sont les œuvres et les hommes. Qu’on met… Il existe de l’arbitraire dans tout ordre et tout mouvement de cette nature : ils appartiennent au monde que Montaigne appelle le Discours ; leur suite est une suite qu’on leur donne en suivant d’ailleurs les articulations ébauchées ou amorcées dans le réel. On a le choix entre plusieurs systèmes de discours et de suites. Le type du Discours du parti le plus franc, le plus opposé par son parti-pris d’ordre à l’esprit de Montaigne, c’est le Discours sur l’histoire universelle. Il semble que les titres de ses trois divisions, les Époques, la Suite de la Religion, les Empires, nous fournissent les types des trois systèmes d’ordre appliqués à une continuité vivante, et singulièrement à la durée d’une littérature. La division par Époques est employée (et baptisée avec une satisfaction évidente d’un nom tiré de Bossuet) par Brunetière dans son Manuel d’histoire de la littérature française. Les Époques littéraires sont datées par des événements littéraires, mieux par des avènements littéraires, ceux des Essais, de l’Astrée, des Précieuses ridicules, du Génie du christianisme. Ce sont là autant de règnes nouveaux, avec un personnel, une action, une responsabilité. Les écrivains ont une importance et méritent une place en tant qu’ils font époque, ce qui est le cas d’Honoré d’Urfé et de Pierre Bayle. Et la logique du système exigeait et a obtenu que Brunetière ne parlât pas, dans ce Manuel, de Mme de Sévigné et de Saint-Simon, pour la raison que, les Lettres de l’une et les Mémoires de l’autre n’ayant paru qu’en 1725 et en 1834,
« leur influence n’est point sensible dans l’histoire », et que donc Saint-Simon n’a pas plus droit à une époque que le duc de Bourgogne à un règne. Une influence à retardement n’entre pas dans le plan des Époques. À partir de 1850 Adolphe agit et influe infiniment plus que le Génie du christianisme, et la fécondité d’influence de la marquise de Sévigné et du duc de Saint-Simon se justifie et s’affirme en Marcel Proust. Tant pis pour eux ! Il existe des époques de transition (et Brunetière leur fait grande place). Il n’y a pas d’époques de repêchage. Le second système de Discours, soit une Suite de la Religion, consiste à organiser une histoire selon une raison éminente, une idée supérieure qu’elle est appelée à réaliser, avec un certain degré de liberté et certaines difficultés intérieures et extérieures, de sorte que tantôt elle réussit et tantôt elle échoue, tantôt veut le bien et tantôt cède au mal, sans que le droit du bien se prescrive jamais. Chacun de nos régimes politiques a eu ainsi et a encore une histoire officielle, qui aboutit à lui, et l’on sait les systèmes du second tiers du siècle qui ont fait de l’histoire de France une Suite de la classe moyenne ou une Suite de la Révolution française. À ce temps et à ce thème général appartient l’Histoire de la littérature française de Nisard. Nisard établit sinon une définition, du moins une nature et un devoir de l’esprit français, qui se cherche, se trouve, se réalise, se trompe ; s’égare, se repent, se connaît à travers la littérature. Cette suite a trouvé son institution dans le xviie siècle classique, comme la Suite de la Religion trouve la sienne dans le Christ et les apôtres. Un discours sur l’histoire littéraire maintiendra cette institution, en dégagera la perpétuité, en restaurera l’autorité, en dénoncera les hérésies, formera sur ce meilleur du passé les générations nouvelles, et Nisard, professeur et directeur de l’École Normale, pouvait passer pour le précepteur d’un dauphin à cent têtes, responsable du bien de la littérature comme l’éducateur du prince l’était du bien de l’État. Ces suites sont d’ailleurs des doctrines d’école, qui ont séduit pendant soixante ans les esprits les plus divers, et qui font corps avec l’esprit oratoire. On les retrouve dans la classification des systèmes due à Cousin. On les retrouve dans la doctrine de la race, du milieu et du moment, charpente de la Littérature anglaise de Taine, avec cette différence, fondamentale, d’ailleurs, que la suite de Taille est déterminée et déterminante, la suite de Nisard inspirée par une idée très décidée de la liberté humaine. Dogmatisme, choix, esprit de gouvernement, ces tendances se sont, après Nisard et aussi après Brunetière, singulièrement affaiblies. S’il fallait donner un nom à la figure sous laquelle apparaît le plus naturellement et le plus ordinairement aujourd’hui l’ordre de la littérature française, nous emprunterions le titre de la dernière des divisions du Discours sur l’histoire universelle : les Empires. La littérature française apparaît comme une succession d’empires dont chacun est renversé par une guerre littéraire ou une révolution, et auquel un autre empire succède. Les quatre empires des Assyriens, des Perses, des Macédoniens et des Romains, on les verrait dans les quatre grands climats successifs du moyen âge chrétien, de l’humanisme, du classicisme et du romantisme, ces deux derniers, les Empires civilisateurs, continuant encore, dans un parallélisme qui rappelle les Grecs et les Romains de Plutarque, à former deux langues de l’esprit et des lettres, rivales et complémentaires. Les histoires de la littérature depuis trente ans, individuelles comme celle de Lanson, et surtout collectives, tendraient volontiers au syncrétisme que nous présentons ici cum grano salis. Dans les histoires collectives qui paraissent une nécessité d’aujourd’hui, laïques comme celle de l’atelier Bédier-Hazard, catholiques comme celle de l’atelier Calvet, chacun de ces empires est conduit par ses spécialistes à faire sa partie singulière : médiévistes pour le moyen âge, seiziémistes pour le xvie siècle, ce sont là des noms courants, auxquels certains ajouteraient volontiers celui de dix-septiémiste, en attendant celui de vingtiémiste, les liaisons dans la durée et dans l’espace étant faites par les comparatistes. Les histoires collectives ont placé la littérature française sous l’influence, ou, comme on dit, sous le signe de ces ateliers faits d’abord pour l’érudition. Ils répondent cependant à cette idée générale que nous avons exprimée sous les termes d’empires ou de climats. On peut distinguer dans l’ensemble des lettres françaises quatre grandes natures littéraires, seizième, dix-septième, dix-huitième, dix-neuvième siècles, entre lesquels il y a eu des révolutions du goût dans la durée, et dont chacune naît bien par une sorte de rupture et de commencement absolu. À l’ordre par époques d’un développement et à l’ordre par suite d’une idée, succéderait donc ici un ordre par remplacement d’ensembles, analogue à l’ordre de succession des systèmes philosophiques, à l’ordre de succession des quatre empires scolastique, cartésien, kantien, postkantien, un ordre aussi par dialogue et conflit entre ces quatre ordres littéraires, dont aucun ne disparaît jamais entièrement, non plus que les philosophies, et qui se trouvent encore aujourd’hui présents dans les conflits de formes et d’idées. Chacun de ces trois discours, Époques. Suite, Empires est un discours possible, répond à certaines articulations de la réalité littéraire, à certaines nécessités de l’histoire littéraire, explicatives, didactiques, organisatrices. Pour notre part, nous adopterons un ordre dont nous ne nous dissimulons pas les inconvénients et l’arbitraire, mais qui nous paraît avoir l’avantage de suivre de plus près la démarche de la nature, de coïncider plus fidèlement avec le changement imprévisible et la durée vivante, de mieux adapter aux dimensions ordinaires de la vie humaine la réalité et le produit d’une activité humaine : c’est l’ordre par générations. Les composés, dit Leibniza, symbolisent avec les simples. L’histoire d’une littérature symbolise avec le fait élémentaire de l’histoire d’une personne : fait tellement élémentaire qu’il pourrait être incorporé à l’état civil et religieux comme la vie, la naissance, le mariage et la mort.
La Génération de 1789
« Cette contemplation est pour moi un tranquille asile où le souvenir de mes persécuteurs ne peut m’atteindre. »La Révolution jette bien des âmes dans ces asiles. Ainsi la génération qui avait vingt ans en 1789 à été contrainte à un genre de vie et d’œuvres littéraires autres que ceux qu’elle aurait pratiqués si le cours des temps eût été normal. Elle s’est formée sans doute aux dépens d’un mouvement littéraire purement français qui eût été le produit direct, délicat, peut-être exténué du xviiie siècle finissant. Nous avons vu dans le volume précédent1 vers quel horizon et pour quel départ s’infléchissait la courbe du courant littéraire à la veille de la Révolution. Ce départ est plus ou moins contremandé par la Révolution. Dans les huit années qui précèdent, de 1782 à 1788, ont paru les Liaisons dangereuses, le Mariage de Figaro, Paul et Virginie. Or il est remarquable que Laclos, Beaumarchais, Saint-Pierre, ces trois témoins de la génération précédente, bien que dans la force de l’âge, et ayant tous trois survécu à la Révolution, y ayant adhéré, ayant été employés par elle, ne survivent pas littérairement à l’Ancien Régime, ne produisent plus rien qui compte.
« ne rougirent pas de porter à l’étranger les secrets de notre industrie », elle a été littérairement bienfaisante. Elle a institué des expériences nouvelles. Elle a enrichi la sensibilité française. Elle a brassé des courants européens. Elle a apporté un contrepoids d’autonomie et de liberté au conformisme officiel sous lequel la Révolution et Napoléon risquaient d’écraser et de stériliser les lettres. Elle a préparé la société parisienne de la Restauration, les premiers feux du romantisme, les formes les plus délicates du libéralisme intellectuel et de l’intelligence esthétique, l’Europe paisible, concordante, tolérante et cultivée des années 1815-1848. Les élites émigrées vivent tragiquement. Elles sont contraintes à une vie hasardeuse, solitaire, humiliée. Elles sont amenées par l’exil et l’épreuve à réviser leurs valeurs, et à en connaître ou à en créer d’autres. Les dieux qu’elles ont emportés prennent contact et font alliance avec les dieux étrangers. Sainte-Beuve indiquant que l’originalité de Chateaubriand lui vient de son déracinement, dit :
« C’est à cela que servent du moins les révolutions ; elles triomphent en déracinant, elles rompent ce qui suit de trop près, et recommencent le grand mélange. Il y a chance pour qu’au sortir de là il se produise quelque chose d’original et de nouveau. »Il y a les émigrés qui perdent leur pays et ceux qui en découvrent d’autres. Il y a les émigrés qui n’ont plus de société et ceux qui s’en font une nouvelle, il y a les émigrés qui n’ont pas de jeunesse et ceux qui créent une jeunesse. Trois dissonances, qui produisent chacune leur étincelle de vie littéraire. L’émigré qui perd son pays, qui n’a plus de société, qui n’a plus de jeunesse, représente au bilan le passif, la négation, la déficience. L’émigration est mortelle aux faibles. S’il vient de ce côté des faibles une voix littéraire, c’est une voix désespérée. Cette voix désespérée s’est exprimée précisément dans un des plus beaux livres de l’émigration, l’Oberman de Senancour. Chateaubriand a traversé cette phase avec René.
« Le grand principe de ne pas ensanglanter la scène, dit un arrêté du département, est absolument mis en oubli, et elle ne cesse pas d’offrir le tableau hideux du vol et de l’assassinat. Il est à craindre que la jeunesse, habituée à de telles représentations, ne s’enhardisse à les réaliser, et ne se livre à des désordres qui causeraient et sa perte et le désespoir des familles. »Le théâtre donne toujours du mal au gouvernement. Cependant le gaufrier de la tragédie traverse intact la tourmente. Il suffira que Napoléon protège l’outil et que Talma vende les gaufres : voilà le genre en sursis pour une génération.
« Soldats, vous êtes nus… »Elle inaugure ce qu’on pourrait appeler la rhétorique napoléonienne. Il n’y a d’ailleurs pas d’action oratoire sur les hommes sans rhétorique. Les proclamations, les exhortations, les appels, les discours de Napoléon peuvent, à distance, sonner le creux sous les poncifs. Ils ont réussi. Ils appartiennent à un ordre de mouvement militaire qui emporte la victoire sur les âmes et les foules. Ils franchissent les lieux communs comme des ponts. La force de cette littérature dynamique n’est pas encore épuisée.
« La victoire marchera au pas de charge. L’aigle avec les couleurs nationales volera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre Dame. »Cela doit se mesurer à son effet sur les « populations » et alors c’est grand comme cet espace de la carte de France que Michelet dans le Tableau voit se dérouler du haut du Jura. Le 12 mars 1815, Ney, envoyé contre lui et qui s’est vanté (Napoléon le sait) de le ramener dans une cage de fer, reçoit cette lettre :
« Mon Cousin, mon major général vous expédie l’ordre de marche. Je ne doute pas qu’au moment où vous aurez appris mon arrivée à Lyon, vous n’ayez fait reprendre à vos troupes le drapeau tricolore. Exécutez les ordres de Bertrand et venez me joindre à Chalon. Je vous recevrai comme le lendemain de la bataille de Moskowa. »Le premier mot de Ney est : « Jamais les Bourbons ne sauront parler comme ça. » Le lendemain des adieux de Fontainebleau, parlant à Briare de son discours à la vieille garde, lui-même dit : « Voilà comment il faut parler. » Qui a su, dans ce plein sens du mot, au xixe siècle, parler aux Français ? Napoléon, Lamartine, Gambetta. Aucun des lieutenants de Napoléon ne le peut. En 1808, il écrit à Murat :
« Votre ordre du jour aux soldats sur l’affaire de Barjos est misérable… le Français a trop d’esprit pour ne pas se moquer de pareilles proclamations, vous n’avez point appris cela à mon école. »Le monument de beaucoup le plus considérable en quantité de l’œuvre napoléonienne, ce sont les trente mille lettres jusqu’ici publiées de la Correspondance. Toujours dictées debout elles nous rendent comme un phonographe le ton, le commandement, les colères, l’intelligence active de l’Empereur. Elles appartiennent plus à l’ordre des propos enregistrés qu’à la littérature écrite. En campagne, Napoléon continue à gouverner, reçoit tous les jours les courriers des ministres, répond à tout en dictant, souvent à plusieurs secrétaires à la fois, qui le suivent difficilement. C’est le graphique d’un gouvernement, le graphique surtout du cerveau qui gouverne. La réponse est toujours pertinente, claire, directe. L’homme est là, gourmande, invective ou loue, dit sur tout son mot, qui est souvent un trait de feu. À ces dictées directes de la Correspondance, il faut joindre les conversations rapportées par les témoins, Roederer, Molé, Metternich, surtout les compagnons de Sainte-Hélène. La force dominatrice est telle qu’ils ne peuvent pas ne pas écrire du Napoléon, que la parole remémorée modèle toujours le style écrit du témoin, phénomène qu’on ne peut comparer qu’au dialogue socratique ou aux entretiens de Pascal. Cependant les propos sténographiés sont quelquefois décevants : c’est le cas des séances du Conseil d’État où s’élaborait le Code Civil et auxquelles assistait souvent Bonaparte. Les interventions ont pu paraître aux jurisconsultes, comme aujourd’hui à nous, bizarres ou naïves. Mais ce maquis lui est moins familier que celui de son île, et en ces matières subtiles, s’il est le maître, il n’est pas un maître. On attachera peu d’importance aux écrits historiques, qu’il a dictés à Sainte-Hélène expressément pour la postérité. Leur authenticité intégrale a d’ailleurs pu être discutée. C’est quand il raconte à distance les événements de son temps et de son règne qu’il est le moins croyable. Ce qu’il dit de ses intentions et de ses projets est fabriqué à Sainte-Hélène, et d’ordinaire démenti par les documents contemporains. Ses plaidoyers sont des plaidoyers que le jugement de l’histoire ne confirme pas très souvent. Il paraît d’ailleurs avoir toujours appelé vérité l’affirmation qui pouvait le mieux se convertir en action. Par imagination, par nécessité, par position de faiseur d’opinion, de faiseur de vérité, il a dû mentir beaucoup : c’est un pragmatiste, et il faut le lire comme tel. Avec cela le Mémorial de Sainte-Hélène, ou plutôt les trois ouvrages de Las Cases, Montholon et Gourgaud, sont un des livres du siècle qui ont le plus agi sur les imaginations. D’abord comme récit. Et ensuite et surtout par tant de propos marqués de la griffe du lion. Bien des pages sont d’une beauté inépuisable. Telle interpellation à Chateaubriand, venue de Sainte-Hélène, vaut les plus belles pages des Mémoires d’outre-tombe. Si la fortune politique de Bonaparte ne s’était pas fait jour, s’il avait couru une carrière d’homme de lettres, il est invraisemblable que de cette carrière ait pu sortir une œuvre littéraire égale à celle que nous a valu sa fortune césarienne.
« Être le Napoléon de quelque chose. »Le fils du général Hugo, adolescent, écrira sur un de ses cahiers :
« Je veux être Chateaubriand ou rien. »
« Tu devrais peindre tout cela », disait à René sa sœur Lucile quand ils s’exaltaient ensemble à Combourg devant l’étang, la lande et la forêt. En même temps que des cartes pour le grand dessein, il emporta en Amérique beaucoup de papier pour le raconter, et, à défaut du journal de l’homme qui le réalise, il écrira le journal de l’homme qui ne le réalise pas.
« Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles, ma conviction est sortie du cœur ; j’ai pleuré, et j’ai cru. »Là est en effet la vraie religion de Chateaubriand. Il n’est pas théologien (ce qu’il y a de théologie dans le Génie est plaqué, et d’après autrui). Il n’a pas sa petite religion à lui ! Personne n’a moins dogmatisé que lui. Si on lui demandait ce qu’il croit, il dirait peut-être comme Brunetière : « Allez le demander à Rome. » Et si on lui demandait ce qu’il est, il répondrait : un simple fidèle. Toute la Religion de Chateaubriand tient en effet dans ce mot : Fidélité. La fidélité aux femmes de sa famille l’a fait chrétien, comme la fidélité aux hommes de sa race l’a fait émigré et royaliste. Qu’est-ce que le Génie du christianisme ? Un système de fidélités, et la fidélité est le synonyme chevaleresque de la tradition.
« un épicurien qui avait l’imagination catholique ». C’est le confondre un peu injustement avec l’auteur de Volupté. Il faut voir ou chercher plus haut.
« Si l’on m’accusait ici, écrira vers 1820 Benjamin Constant, de ne pas définir d’une manière assez précise le sentiment religieux, je demanderai comment on définit avec précision cette partie vague et profonde de nos sensations morales, qui par sa nature même défie tous les efforts du langage. Comment définirez-vous l’impression d’une nuit obscure, d’une antique forêt, du vent qui gémit à travers des ruines ou sur des tombeaux, de l’océan qui se prolonge au-delà des regards ? Comment définirez-vous l’émotion que causent les chants d’Ossian, l’église de Saint-Pierre, la méditation de la mort, l’harmonie des sons ou celle des formes ? Comment définirez-vous la rêverie, ce frémissement intérieur de l’âme où viennent se rassembler et comme se perdre, dans une confusion mystérieuse, toutes les puissances des sens et de la pensée ? »Voilà la charte constitutionnelle octroyée aux idées obscures par l’analyste même, l’héritier libéral des philosophes : le Génie a passé par là.
« presque entièrement inconnu aux anciens, insuffisamment observé par les modernes »une mélancolie, attachée à l’existence, chez un jeune homme habité de passions puissantes et vagues, arrêté dans la certitude que la vie décevra toujours l’immensité de ses désirs. L’aventure intime, tragique, la destinée incestueuse de René et d’Amélie, imposait aux imaginations des femmes une figure inspirée et inspiratrice de l’auteur. Il y eut René comme il y avait Jean-Jacques. Pendant un demi-siècle René dégagea une fièvre poétique extraordinaire, qui tomba peu à peu après la mort de Chateaubriand, mais surtout parce qu’il était relayé et remplacé par les Mémoires.
« Refaites donc un firmament, dit Sainte-Beuve, avec tout un échafaudage de thrones et de dominations quand vous êtes le contemporain de Laplace ! »Chateaubriand a monté ses machines épiques au moment où les vraies machines allaient transformer le globe. Trente ans après lui Lamartine introduira un aéronef dans la Chute d’un Ange. Et voilà la coupure. Il est vrai que Chateaubriand publiait sa tragédie de Moïse un an après Hernani ! Sa fidélité au xviie siècle, c’est une fidélité à la branche aînée de la littérature. Des Martyrs cependant, quand ils ont subi une opération de nettoyage, sortent avec leurs coloris frais, d’admirables morceaux. Certes c’est une Énéide dont le grand dessein ne nous touche plus, où le pieux Eudore va rejoindre dans notre indifférence le pieux Énée, et dont nous subissons le décor épique et le protocole du merveilleux avec une torpeur morne. Mais nous sentons en de nombreuses pages que Chateaubriand, est, comme Virgile, un génie vivant, supérieur à sa corvée, un composé délicat d’antiquaire, d’artiste et de créateur. Le début des Martyrs, Eudore chez Lasthénès, est frais et simple comme le début de Mireille ; Eudore au camp sur le Rhin, le célèbre lever du soleil sur Naples, la Bataille des Francs, l’épisode de Velléda, sont très loin d’avoir épuisé leur poésie, et en 1809 cette poésie était d’une nouveauté admirable. Même ce combat éternel de l’enfer contre le ciel, cet Hiéroclès qui a des traits de Fouché, tout cela parlait singulièrement à ce public noble, qui avait laissé tant de parents aux échafauds, pour lequel écrivait Chateaubriand, et qui soutint comme il le put les Martyrs contre la critique.
« de la gloire pour se faire aimer ». Pour employer l’expression qu’il applique à un autre, il faisait au Saint-Sépulcre ses remontes de littérature et ses provisions d’amour. C’était bien, mais il s’en fit armer chevalier, en outre. Y avait-il de quoi ? Pareillement son tableau de la plaine de Sparte est un des plus beaux de l’Itinéraire. Mais il croit devoir y pousser fortement le cri « Léonidas ! » auquel il admire que personne ne réponde.
« C’est peut-être sublime, dit Jules Lemaître. Mais si ce n’était pas sublime ? »Nous arrondissons ce point d’interrogation devant plusieurs visages de ce voyage stylisé. On joindra pareillement aux Mémoires d’outre-tombe les très intéressants mémoires politiques qu’il en détacha sous un titre qui ne doit pas en éloigner les lecteurs : Congrès de Vérone. La plus grande partie des Mémoires d’outre-tombe est d’ailleurs politique. Ce n’est pas celle qui nous retient le plus. La lecture d’affilée de l’énorme monument est dure, et les justifications politiques d’un homme qui s’est trompé autant et plus que les autres, les portraits malveillants de ses adversaires, les longs récits d’intrigues dont les historiens seuls ont la clef, font que les derniers volumes, dans une bibliothèque de lecture, restent toujours moins froissés que les premiers.
« Monsieur de Chateaubriand, couvrez-vous ! »Le style de Chateaubriand tient aux entrailles de la belle prose française. C’est le style de Massillon, laïcisé et naturalisé par Rousseau, puis imagé et coloré par Bernardin, et auquel, en le portant à la perfection, Chateaubriand ajoute l’expression créée, la courbe finale et l’image détachée. Il a stylisé sa vie selon cette image et ce même mouvement. Il l’a pensée (plutôt que vécue, car il était, dans la pratique de la vie, simple, charmant, et il ne pontifiait pas) il l’a pensée et écrite avec la préoccupation de la rendre expressive et signifiante, de lui faire dessiner une grande courbe lumineuse, d’en projeter les attitudes sur un horizon éternel. Songeant à la carrière d’Alexandre et à celle de Napoléon, il a écrit :
« La destinée d’un grand homme est une Muse. »Les Mémoires d’outre-tombe figurent l’effort le plus puissant et en somme le mieux réussi qu’ait fait un familier des Muses pour en incorporer une à sa destinée. Le poète ici l’a atteinte et a triomphé, mieux que l’amoureux n’a possédé sa « sylphide ». Nous tenons aujourd’hui, comme y ont tenu les contemporains, à maintenir dans le paysage de Chateaubriand cette fumée auguste d’autel antique. Cette volonté de décor, cette tension d’un dedans vers un dehors, ont réussi. Ils ont réussi parce que le dedans est authentique, et qu’avec certaine clef nous le sentons vivant. Et s’ils ont réussi auprès de nous, ils avaient réussi mieux encore auprès de ses héritiers.
« Ce qu’il a tenté par l’épée, je le ferai par la plume »et les lettres romantiques faisant, comme atelier de destinées, concurrence à l’état civil d’Ajaccio. Chateaubriand a reproché à Rousseau d’avoir déshonoré Mme de Warens pour prix de son hospitalité. Un bien grand mot ! Un des charmes, pour nous, des Confessions, c’est que les amours de Rousseau n’en sont pas absentes. Celles de Chateaubriand sont, au contraire, absentes des Mémoires d’outre-tombe. Les pages sur Mme de Beaumont sont bien belles, mais elles ne différeraient pas beaucoup, si Pauline et René ne s’étaient point aimés. Les trois quarts des Mémoires, des mémoires de la vie politique de Chateaubriand, sont plus ou moins des Mémoires des autres, quelquefois même, quand il se drape artificiellement, les mémoires d’un autre. Il nous manquerait les mémoires de son cœur sans les pages, publiées plus tard, sur l’Occitanienne, sans les allusions du livre extraordinaire qu’il écrivit à soixante-quinze ans sur la Vie de Rancé. Cependant c’est d’un à côté de son œuvre plutôt que de son œuvre, (à sa magnifique Correspondance manquent à peu près toutes ses lettres d’amour) que nous vient l’image du Chateaubriand d’amour, revêtu par la figure officielle de l’éternel déçu, de l’éternel ennuyé. Ne disons pas avec Jules Lemaître que cet ennui incessamment proclamé n’est qu’affectation. L’accent ne trompe pas, et la mesure du bonheur d’un grand homme n’est pas donnée par ce qui de sa destinée comblerait un médiocre. L’ennui congénital est une diathèse, un don fatal, un commencement absolu dans la nature d’un être. Chateaubriand l’a apporté avec lui, et sa phrase :
« La vie me fut infligée »sort bien de ses profondeurs. En 1797, avant sa conversion, il écrivait :
« Mourons tout entiers, de peur de souffrir ailleurs. Cette vie doit corriger de la manie d’être. »D’autre part Sainte-Beuve, surtout à travers les confidences d’Hortense Allart, jeune amie de René sexagénaire, le présente comme un grand luxurieux :
« C’est l’homme de désir, au sens épicurien, le désir prolongé et toujours renouvelé d’une Ève terrestre. »Soit. Mais l’homme de désir cela ne veut pas dire, ce qui serait plus « épicurien », l’homme de la satisfaction. Encore moins cependant, l’homme des scrupules. Quand Sainte-Beuve appelle, vulgairement, Chateaubriand un homme à bonnes fortunes, Sainte-Beuve le voit à travers son propre désir. Le désir comme le style, comme l’ennui, doit être tenu en Chateaubriand pour une nature irréductible à toutes satisfactions possibles. La Sylphide n’est pas seulement la périphrase décente de son adolescence, mais la femme idéale, projection de son désir, qu’il a cherchée à travers toutes les femmes réelles. Par ce désir montait son élan vers la vie, et sans cesse cet élan retombait sur ce sol qui était sa patrie : l’herbe épaisse où sont les morts. La vocation de son cœur était combattue par celle de son génie, et celle de son génie était de conclure un passé, de conduire un deuil, d’habiter un château d’idées, de sentiments, de formes dont il fut le dernier héritier. Le leit-motiv « je suis le dernier qui… » ou « j’aurai été le dernier qui… » court tout le long de son œuvre. Le Dernier Abencérage, récit bâti sur ses amours de Grenade avec Mme de Mouchy, nous donne bien un de ses pseudonymes, et Lucile et René se retrouvent dans Bianco et dans Carlos :
« Don Carlos, je sens que nous sommes les derniers de notre race, nous sortons trop de l’ordre commun pour que notre sang fleurisse après nous : le Cid fut notre aïeul, il sera notre postérité. »Il était naturel au vicomte et à sa noble amie de s’aimer sous un arbre généalogique. Ces amours de l’Abencérage serviront de mythe lumineux au génie nostalgique de Chateaubriand, à sa vocation de l’histoire, à sa convocation des Génies, à son invocation aux forces antiques de la durée, à son romanesque de la mort.
« dans les premières années de son séjour à Paris, il lui était arrivé cent fois de rester plus d’un quart d’heure dans son fiacre avant de parvenir à se décider sur la maison où il devait se faire conduire d’abord »et qui a écrit des centaines de pages intimes parfaitement amieliennes. Nous ne parlons pas de ses écrits de finance, d’administration et de politique : ils sont d’un patricien qui veut faire les affaires de l’État français, comme il a fait les affaires de sa banque, et comme il ferait, s’il y était resté, les affaires de sa petite république. Il manqua toujours aux Necker et à leur descendance de bien connaître les Français. C’est le second des citoyens de Genève qui aient eu sur la France une immense influence. Des historiens ont fait de son ministère la cause principale de la chute de la monarchie. Laissons cela. Seuls les quinze volumes de ses Œuvres nous importent. Et surtout sa place de fondateur et de chef d’une grande famille littéraire, qui, par les Broglie et les d’Haussonville a duré jusqu’au xxe siècle.
« Il semble que l’Être suprême s’est occupé ici plus particulièrement de sa créature, et qu’il l’oblige sans cesse à élever sa pensée jusqu’à lui. »
« Le style de M. Necker est une langue qu’il ne faut pas parler, mais qu’il faut s’appliquer à entendre, si l’on ne veut pas être privé de l’intelligence d’une multitude de pensées utiles, importantes, grandes et neuves. »L’Éducation progressive répond parfaitement à son sous-titre d’Étude du cours de la vie. Une éducation toute genevoise, celle des familles aisées, élues, à sentiments élevés, liée à l’histoire, à la campagne, à l’âme de cette patrie qui est une cité, sous l’empâtement d’un style épais, revit ici avec la fraîcheur d’un roman de Töpffer (et d’ailleurs, quand la question du livre le plus genevois se pose, plusieurs nomment, mais du même fonds que les autres, le Presbytère). Pour se montrer raisonnable la psychologie de l’Éducation progressive n’en paraît pas moins neuve, attentive et fine, forte de l’expérience d’une société, celle de la rue des Granges, prêcheuse et pédagogique. La bourgeoise de Genève ne remue pas son lecteur ou sa lectrice comme le citoyen de Genève, mais l’instruit mieux.
« Nous n’en sommes pas réduits, écrivit le ministre de la police, à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. Votre dernier ouvrage n’est pas français. »C’est d’ailleurs pourquoi l’Empire n’avait pas de littérature, et pourquoi Napoléon ne voulait pas que la littérature eût un empire.
« Il y a certaines beautés absolues dont le sentiment doit être universel, parce qu’elles ont leur principe dans un rapport nécessaire, quoique secret, avec les besoins de la nature humaine. C’est au témoignage unanime des hommes qu’il est donné de les consacrer, c’est par la comparaison des diverses littératures qu’on peut arriver à les reconnaître. Il y a aussi des beautés relatives qui n’en sont pas moins réelles pour être appropriées à certaines circonstances locales, pour être dans un rapport particulier avec les mœurs, les institutions, les penchants et les émotions habituelles d’un peuple. L’étude de ces beautés relatives n’est pas moins nécessaire. »
« un genre de poésie né du génie même des peuples modernes, ayant pour base la Bible, la légende, l’histoire héroïque et merveilleuse de nos aïeux, se nourrissant de l’esprit local et inhérent au terroir, et peignant les maux, les aventures, les hauts faits indigènes ».
« était née du mélange du latin et de l’ancien allemand. De même les mœurs romantiques étaient composées des habitudes des peuples du Nord et des restes de la civilisation romaine ». Ni le substantif de la Romantique ni les idées qu’il représente n’ont été conservées. Mais on peut lui imputer tout le courant qui de 1814 à 1830 traverse la Restauration sous le nom de style troubadour. Dès 1813 paraît la Gaule poétique du futur procureur Marchangy, romancement du moyen âge dont l’influence sera très sensible vers 1820, jusqu’à ce que le médiévisme sentimental trouve un autre véhicule dans Walter Scott. Le résultat le plus intéressant de ce mouvement intermédiaire entre le mouvement préromantique et le mouvement romantique, fut l’enthousiasme qu’il excita chez certains lettrés sinon pour la poésie primitive, du moins pour celle qu’anciennement dans le temps, ou lointainement dans l’espace, avaient exprimés les génies nationaux. La mode et l’influence d’Ossian sont en liaison étroite avec la Romantique. L’ouvrage de Sismondi, sur trente-neuf chapitres, n’en comporte que quatre qui concernent la littérature provençale. Il va de soi qu’ils sont superficiels. Mais il la nomme, lui fait une place, attire l’attention sur elle, de telle sorte que dès 1816 Raynouard publie son Choix de poésies de langue d’oc et oriente ses recherches du côté d’où va sortir, grâce d’abord à lui, un romanisme scientifique. Il a, dit Gaston Paris
« eu le premier l’idée d’embrasser dans une grammaire et un lexique l’ensemble des langues romanes », d’où le « romanisme » des Universités germaniques. Ce que fait Raynouard pour la philologie, Fauriel, un des esprits les plus érudits, les plus cultivés, les plus riches de son temps, le fait plus aventureusement pour l’histoire et la poésie dans son Histoire de la Gaule méridionale sous la domination des conquérants germains, et son Histoire de la poésie provençale. La théorie de Fauriel, son super-romanisme qui voyait dans la poésie des troubadours la source de toute la poésie moderne, n’a pas résisté au temps. Mais son enseignement au Collège de France, son rayonnement, ses livres touffus, sont à l’origine du méridionalisme et de la Renaissance provençale qui aboutiront à Mistral. Tous les chemins mènent à Rome, le diable porte pierre, l’échancrure de Genève et de Coppet conduit à Maillane : conclusion bien inattendue d’un chapitre sur la Romantique schlegelienne.
« M. de Tracy, dit sa belle-fille, essaya de lire cet ouvrage, n’y comprit rien, et déclara à l’auteur qu’il était absurde. »Il en eût pensé peut-être autant de l’Intelligence.
« Cette triste accoucheuse de l’esprit, avec son long bec effilé et criard ». Avec un grand fonds de connaissances
(« Qu’ai-je besoin, disait un grand seigneur, de souscrire à l’Encyclopédie ? Rivarol vient chez moi »). Il possède la formule brillante, la vue en profondeur et le don de l’image. Il est, dans l’ordre de l’intuition, ce que les idéologues sont dans l’ordre de la logique. Ou il l’aurait été si les graines que sont ses pensées éparses avaient germé. Plus encore que son célèbre Discours sur l’universalité de la langue française, morceau d’apparat, le Discours préliminaire du Dictionnaire qu’il avait entrepris à Hambourg est d’un vrai philosophe du langage. L’entretien rapporté par Chênedollé et qui n’était d’ailleurs pas improvisé, la magnifique théorie de la poésie, cette pluie de jugements, comme des étoiles filantes, nous rendent ce qui peut subsister de sa conversation à travers le bec méprisé de la plume, et nous font pressentir ce qu’aurait été le grand livre de critique, la galerie d’écrivains français, à laquelle il comptait se mettre dès sa rentrée en France (prévenue par sa mort en 1801) : Les Vivants morts et les Morts vivants.
« Les délicats sont malheureux », semble avoir été fait pour Joubert. Cette délicatesse est chez lui très compatible avec la précision de la forme et de la pensée, mais elle exclut les conditions normales et la matérialité-de la vie. Elle est faite pour un pays des ombres heureuses, et merveilleusement adaptée à une existence posthume. Tout ce que Joubert écrit sur la poésie est incomparable. Il faudra pour retrouver cette familiarité avec la ligne serpentine de la pensée et avec son clair-obscur attendre Mallarmé et Valéry. Avec de l’attention et de la sympathie on trouverait toute une philosophie de la vie, et de sa vie, dans ses pages précieuses (aux deux sens du mot) sur la pudeur. Ses lettres marquent une pénétration singulière, affinée dans la société des femmes, et tel portrait secret qu’il fit de Chateaubriand n’a, dans sa spirituelle divination, jamais été dépassé.
passait en 1850 pour une énigme, comme, en 1900 :
Il a peu innové dans la structure du vers, que Delille et Roucher ont rompu par les mêmes hardiesses que lui : coupes ternaires, dislocations, rejets, — et le Racine des Plaideurs était déjà là. Mais il a créé une certaine cime de poésie pure, qui est le vers gratuit, le vers d’ambroisie, élément et aliment des dieux, en rupture avec les significations de la prose, tel qu’il passera dans Vigny, dans Hugo, dans Mallarmé, dans Valéry. Il y a à ce sujet un texte capital de Chénier. C’est son commentaire sur les Larmes de Saint-Pierre, le poème de jeunesse de Malherbe, le poème d’un étudiant, poème que plus tard le poète établi, réformateur et formateur, devait désavouer, avec raison sans doute, puisqu’un avenir était à ce prix. Mais Chénier sent qu’après cet immense détour le moment est venu pour la poésie de réviser ce procès, de prendre un baptême aux vers admirables et oubliés des Larmes. Toute proportion gardée, on reconnaît la prise de contact du romantisme avec Ronsard par le Tableau de Sainte-Beuve, et Chénier présage le romantisme dans l’exacte mesure où ce Commentaire amorce le Tableau. Les quatre mois et demi de prison qu’il passa à Saint-Lazare firent monter plus haut encore la poésie de Chénier. À cette poésie voluptueuse et gracieuse que couronne la Jeune Captive, il manquait le cri, la corde d’airain. Les fragments des Ïambes, les lui donnèrent. Dans un rythme uniforme et puissant, créé par Chénier, c’est une fusion unique d’élan, d’invective et de ciselure. Ces quelques distiques, que Barbier n’a fait qu’imiter, suffisent à faire de Chénier le plus grand des poètes de combat entre d’Aubigné et Victor Hugo. On déplorera qu’il n’ait pas émigré, comme Delille. Non seulement il eût sauvé sa tête ; mais la vie et les milieux de l’émigration, le séjour de Londres ou de Hambourg, la fréquentation des étrangers, des philologues, des écrivains d’Allemagne, lui eussent fourni le dépaysement et le renouvellement qui lui convenaient mieux qu’à personne. La Révolution a déclenché contre elle un mouvement d’idées. Elle n’a pas déclenché de mouvement poétique. Ses Tragiques et ses Châtiments sont restés au carquois. Les Ïambes nous font sentir quelle nuée de flèches d’or Chénier pouvait précipiter sur elle. Sa foudre tombe, comme celle de Hugo, du parvis des dieux. Le mouvement :
c’est le mouvement de la pièce des Châtiments, À Juvénal et surtout de Stella. Entre Ronsard et Victor Hugo, en passant par Racine et La Fontaine, il semble que les meilleurs des fragments de Chénier disséminent leurs essais, comme une grenaille ou une semence d’or pour couvrir le champ entier de notre poésie.
« Est-il possible que la nature se soit amusée à tendre deux cordes si parfaitement d’accord que votre esprit et le mien ? C’est l’unisson rigoureux. C’est un phénomène unique. »La Providence est visible, pour lui, dans la disproportion entre l’immensité de l’événement révolutionnaire et la médiocrité misérable des hommes par lesquels il est arrivé. De Maistre tient la Révolution pour un châtiment purificateur : d’où une théorie flamboyante du Châtiment, une théorie éloquente de la purification, qu’il reprendra en termes plus éclatants encore dans les Soirées de Saint-Pétersbourg. Mais Joseph de Maistre, bien que fidèle serviteur de son roi, n’est nullement gallophobe. Bien au contraire, le Savoyard tient la France pour la première nation du monde, la nation chef. La Révolution française, cet événement universel sans commune mesure avec la Révolution insulaire des Anglais, la frappe d’autant plus fort qu’elle était appelée, choisie de Dieu, pour une mission plus grande. Fille aînée de l’Église, elle a trahi sa mère par des péchés publics. Entre les péchés publics et politiques de la France, de Maistre dénonce les ultramontains et les disciples des jésuites, le gallicanisme et le jansénisme. Le livre du Pape, publié en 1819, son supplément sur l’Église gallicane, sont déjà contenus en principe dans les Considérations, de même que le principal des Soirées. Cette fulguration d’idées qui fait un des grands charmes de la lecture de Joseph de Maistre, part de quelques principes simples, de la présence et de l’action de Dieu, et d’une théorie du démon, c’est-à-dire du mal, et singulièrement de l’orgueil, tel que l’incarne la philosophie. Il faut se garder de considérer le comte savoyard comme un écrivain aussi excentrique à la France que l’était le duché alpin gouverné par Turin. Joseph de Maistre est le grand élève des Jésuites. Par lui, et par lui seul, la doctrine de ceux qui ont exercé une si grande influence sur la jeunesse française est entrée dans la grande littérature française, a pris une expression littéraire originale, authentique. Professée avec sa fantaisie et presque sa poésie personnelle, par un laïque qui n’engageait que lui, sa pointe de paradoxe permet — tour d’ailleurs toujours excellent en sociétés — de désavouer le caustique gentilhomme comme un extrême et un ultra. Toutes proportions gardées, de Maistre serait presque à la compagnie militante de Jésus ce que Pascal (qui n’est pas de Port-Royal) est à Port-Royal. Les laïques sans mandat, intermédiaires libres, délégués à la littérature, dans les rapports entre l’Église et le grand public, font fonction non de polémistes (les clercs font eux-mêmes leur polémique, Arnauld, Daniel ou Barruel) mais de journalistes des grands partis religieux. Les qualités de Joseph de Maistre sont précisément celles d’un grand journaliste ; la clarté, la verve, les idées les plus communes exprimées dans les formes du paradoxe, l’interpellation, la raillerie, le mouvement, l’action, et une bonhomie qui appelle la confiance. Aucune des réponses pertinentes qui au xviie siècle furent faites aux Provinciales ne réussit devant le public, non que Pascal eût raison, mais il était journaliste (il a inventé le journalisme plus sûrement que la brouette) et ses adversaires ne l’étaient pas. Et lisez le pamphlet de Maistre sur le Jansénisme. C’est injuste, volontiers absurde, riche d’ignorance, mais quel élan, quel esprit, quels mots à l’emporte-pièce, qui vont chercher l’humain, le ridicule, sous le convenu et l’hagiographie ! Quel jeu de massacre allant et gaillard ! C’est en reprenant la tradition, et dans une certaine mesure la manière et le style de Joseph de Maistre, que Veuillot créera le grand journalisme catholique. Le journalisme sans journal qu’a pratiqué de Maistre est un journalisme offensif, avec un élan, une force, une efficace, un panache même de saine folie, qui s’opposent au journalisme des sages, au journalisme défensif des Actes des Apôtres de Rivarol, à celui de Peltier, — ou du Genevois Mallet du Pan. Son intransigeance, son intégralisme, font sa force, au moins littéraire. Rivarol et Mallet sont des libéraux : au xixe siècle ils eussent écrit aux Débats. De Maistre, lui est de taille à assumer fièrement pour son compte la flétrissure que Mirabeau infligeait au duc de Savoie son maître :
« mauvais voisin de toute liberté ». Liberté d’examen à Genève, liberté de l’Église gallicane en Bugey ou en Dauphiné, liberté de la République française, liberté des philosophes, et même, dans le passé, Athènes comme civilisation de liberté, il a épuisé son encre à batailler contre tout cela. Il a créé, pour le xixe siècle, le style du combat contre la liberté. Il reste un des prosateurs de son temps qu’on relit avec le plus d’intérêt et même d’amusement. Il n’est jamais ennuyeux. Mais il manque de sécurité. Il vit sur une instruction solide, sur d’abondantes lectures anciennes qu’il renouvelle peu. Ses erreurs de fait sont nombreuses, et d’ailleurs le sentiment de la vérité scientifique manque complètement à ce pur humaniste et à ce disciple de Saint-Martin qui ne croit qu’aux vérités de sentiments. Déduire, inventer, tirer ses feux d’artifices, tout ce métier d’écrire qu’il a découvert à quarante ans, l’amuse. Mais le prend-il toujours au sérieux ? Élevé par les Jésuites italiens, ne donne-t-il pas carrière en lui au virtuose ou au ténor de la théocratie ? Le sérieux vrai de sa vie c’était pour lui le devoir, la conscience, le service de son roi, les soins et les affections de sa famille, lesquels, heureusement, marquent leur présence dans son œuvre par une abondante correspondance politique et domestique, intelligente, nuancée, spirituelle, qui ne contredit pas son œuvre dogmatique, mais la met au point en la classant (et peut-être aussi en la déclassant) parmi les valeurs de la vie. Sans cette Correspondance manquerait dans la littérature française le témoin d’un genre de vie qui eût mérité d’en laisser d’autre : un gentilhomme de situation à la fois locale et européenne, dont rien cependant ne passe par Paris. De Maistre ne connut Paris que par un séjour de quelques semaines en 1817, à son retour de Russie (il avait soixante-cinq ans) et il y fit figure d’oncle de province. Il a pensé non seulement hors de Paris, mais contre Paris. Ainsi par lui, par ses ennemis calvinistes de Genève et de Vaud, existe, dans la première moitié du xixe siècle un précieux coin autonome et antiparisien de littérature française.
« Vieux monuments, sublimes dans quelques parties et insignifiants dans l’ensemble, qui appartiennent à la naissance des arts. »(il s’agit d’Horace et de Cinna !) Racine est présenté et éclairé judicieusement. Quant aux tragédies de Voltaire, auxquelles La Harpe ne consacre pas moins de deux volumes, elles sont l’œuvre du
« plus grand tragique du monde entier ! »Complète ignorance du xviie siècle en tant que siècle religieux. Le tableau du xviiie siècle, qui comprend plus de la moitié de l’ouvrage est vivant, parce que les contemporains sont expliqués par leur contemporain, avec l’optique et les partis pris d’usage, et qu’il nous donne, par sa masse désuète, un avant-goût de ce que seront pour la postérité nos histoires de la littérature française sous la Troisième République. Mais dans ce curieux xviiie siècle de La Harpe, il y a autre chose. La Harpe, enfant chéri, journaliste et délégué des philosophes, de qui Voltaire écrivait à Marmontel :
« Il sera l’un des piliers de notre Église », a trouvé pendant la Révolution un chemin de Damas. Il y venait de loin. En 1792 et 1793, il avait rédigé un Mercure jacobin, et le 3 décembre 1792 avait fait son cours en bonnet rouge. Cette mascarade ne l’empêcha pas plus que les autres de faire connaissance avec la prison de Luxembourg, observatoire d’où les Jacobins et leurs pères lui parurent des monstres, et où une lecture de l’Imitation le convertit, très sincèrement croit-on. Reprenant sa chaire après le 18 brumaire, il en fit alors une place d’armes contre la philosophie du xviiie siècle, couvrit d’injures Diderot, Rousseau, Helvétius, et revit tout son cours pour le publier dans un esprit nouveau, en 1799, trois ans avant le Génie du christianisme, sur lequel l’influence du Lycée et de l’attitude de La Harpe est certaine. Presque toute la critique de la chaire, au xixe siècle, critique de droite par position, sera du xviie contre le xviiie , leur opposition jouant en littérature aussi profondément que l’opposition droite et gauche en politique. Cela descendra de la conversion de La Harpe, et se terminera, chose curieuse, par une autre conversion, celle de Brunetière. Critique de la chaire, disons-nous. Elle est fondée avant Geoffroy par le conférencier du Lycée. Les fils et les filles de ses auditrices se presseront trente ans après aux cours de Cousin, de Villemain, de Guizot, qui réussiront par les mêmes qualités d’orateur que La Harpe. Car ce petit homme, que l’épigramme de Lebrunf nous peint trottant burlesquement au bas du Pinde, dès qu’il était en chaire donnait ses leçons et lisait ses citations en acteur, évoquait le débit de Lekain et de Clairon, imposait la littérature à ses auditeurs, comme une puissance physique. Le fanatisme antirévolutionnaire et antiphilosophique nourrit encore cette éloquence. La critique est ici à la source d’un fleuve oratoire qui se terminera en Brunetière. La lecture suivie du Lycée est aujourd’hui impossible. Mais il a sa place — avec les jolies reliures dont on s’habillait au début du xixe siècle — sur un rayon de bibliothèque d’où l’on en tire parfois un volume : un des premiers volumes pour s’amuser, et pour dire avec Flaubert :
« Était-ce couenne, l’antiquité de ces gens-là ! », — ou un volume sur Racine ou même sur Voltaire, qui nous aide à comprendre excellemment et minutieusement ce qu’était la tragédie, un peu pour ceux qui l’avaient créée, mais surtout pour ceux qui en fabriquaient, et pour le public qui en écoutait inlassablement ; — ou un des volumes sur le xviiie siècle, de préférence sur les petits auteurs, qui nous évoquent avec précision, comme Bachaumont ou Grimm, les lois, les idées, les mœurs littéraires d’un temps que nous ne voyons plus que par masses lointaines et à travers une durée interposée.
« La France est radicale ». Un homme politique radical a lancé, en 1924, le mot de Français moyen. Avec eux une vieille vigne française donne à la fin du xviiie siècle le fruit que la révolution va mûrir, un type « Français moyen » du xixe siècle, qui a pour adversaires le roi, les prêtres et les nobles, qui enregistre et assimile la Révolution, qui se taille son indépendance dans un morceau de bien national, que les régimes politiques devront connaître, tourner, utiliser, servir, qui arrivera au pouvoir avec la Troisième République. Il y a une grande littérature de la contre-Révolution. Il y a une misérable littérature de la Révolution officielle et déclamatoire. Mais il y a par Courier, Béranger, Stendhal, une littérature vraie de la Révolution réelle. Entendons le mot au sens juridique : de la révolution dans les choses, dans les biens, de la révolution en profondeur, de la Révolution apprise et vécue à vingt ans par le jeune Courier dans les libres propos de militaires, par le petit Béranger dans la campagne picarde ou la rue Montorgueil, par Henri Beyle, enfant de gauche, dans sa bataille quotidienne de la rue des Vieux-Jésuites contre ceux qu’il appelle ses ennemis naturels : ses parents et ses maîtres. En 1816 Molé, essayant, de proposer une liste commune libérale, en Seine-et-Oise, aux gros cultivateurs qui ont acheté des biens nationaux et qui sont électeurs, en reçoit cette réponse obstinée :
« Vous êtes noble, et nous ne le sommes pas. Nous avons des biens nationaux, et vous n’en avez pas. »Et il écrit :
« Voilà toute la France, elle se trouve tout entière dans ces paroles de mes laboureurs. »Évidemment Courier est un héritier d’avant la Révolution, Béranger un citadin de Paris, et Beyle n’eut jamais à lui une motte de terre. Mais ils expliquent et accompagnent cette France, découverte aux élections de 1816 par le regard clairvoyant et distant du descendant de Mathieu Molé.
« Si j’entends bien ce mot, qui, je vous l’avoue, m’est nouveau, vous dites un helléniste comme on dit un dentiste, un droguiste, un ébéniste, et suivant cette analogie, un helléniste serait un homme qui étale du grec, qui en vit, qui en vend au public, aux libraires, au gouvernement. Il y a loin de là à ce que je fais. Vous n’ignorez pas, Monsieur, que je m’occupe de ces études uniquement par goût, ou, pour mieux dire, par boutades, et quand je n’ai point d’autre fantaisie, que je n’y attache nulle importance et n’en tire nul profit, que jamais on n’a vu mon nom en tête d’aucun livre. »Ce grand bourgeois sera toujours un M. Jourdain de l’indépendance. Disons donc qu’il se connaît fort bien en grec, car il n’en donne pas pour de l’argent, et qu’il n’y a que les mauvaises langues qui l’appellent helléniste. Soyons cependant de ces langues. Et cet écrivain, qui s’est voulu attique, appelons-le un atticiste. L’atticiste c’est l’attique, plus l’huile de sa lampe. Paul-Louis a contribué à fonder cet hellénisme du style savant, cette bonhomie artificielle pour laquelle il ne faut pas être sévère, d’abord parce qu’on pourrait en dire, comme Courier le dit de Chateaubriand, qu’elle porte son masque à la main, et ne nous trompe plus, — ensuite parce que, bien que de gauche, elle appartient précisément à la même veine que l’hellénisme de droite de Chateaubriand, du Génie et des Martyrs ; et puis parce que, descendant eux-mêmes, tous deux, du Télémaque et de l’abbé Barthélemy, ils aboutissent à Anatole France, la Chavonnière et la Béchellerie de ces deux Parisiens se répondant trait pour trait dans les paysages littéraires, politiques et tourangeaux, — enfin et surtout parce que cet atticiste se lit toujours, que s’il nous amuse trop volontairement de ses victimes réactionnaires il nous amuse très involontairement de lui-même, que l’intérêt de l’homme atteint et dépasse l’intérêt du style, que son œuvre a un contenu, qu’elle apporte autant de lumière sur les idées politiques de la France, sur la vie politique de la France (choisissons un terme de comparaison qui eût plu à Courier) que les poésies de Théognis sur la vie intérieure des cités grecques de son temps.
« J’ai enfin quitté mon vilain métier, un peu tard, c’est mon regret. Je n’y ai pourtant pas perdu tout mon temps. J’ai vu des choses dont les livres parlent à tort et à travers. Plutarque à présent me fait crever de rire : je ne crois plus aux grands hommes. »À plus forte raison ne croira-t-il ni à l’auguste maison des Bourbons, ni aux curés, ni aux ministres, ni à M. le Maire. Il est douteux que la Restauration fournisse aux Français autant de motifs de grogner que le Moloch impérial, mais elle leur apporte le droit de grogner. Courier en use et comme d’un besoin permanent de l’être, et comme d’un droit (son droit) nouveau de l’homme, et comme d’un penchant naturel du Français, et comme d’une défense éternelle du propriétaire, et comme d’un privilège de celui qui a appris des Grecs à écrire, et comme d’un plaisir délicat d’humaniste érudit.
Larvatus prodeo.
« Dans un État bien fait, la nation, dit Courier, ferait marcher le gouvernement comme un cocher qu’on paie, et qui doit nous mener non où il veut, comme il veut, mais où nous prétendons aller et par le chemin qui nous convient. »L’helléniste Courier précède ici le professeur Alain ; les Pamphlets, ainsi que plus tard les Éléments d’une doctrine radicale, peuvent être traités comme des classiques républicains, leurs auteurs comme des républicains classiques. Avec cette différence que la philosophie politique de Courier est une philosophie de propriétaire plutôt que de militant (un braconnier électeur eût été aussi insupportable à ce censitaire que le roi de droit divin), de solitaire plutôt que de solidaire. Procéder de Courier intégralement c’est en procéder électoralement, selon la formule de 1902, être contre le gouvernement des curés et pour le privilège des bouilleurs de cru. Aussi lira-t-on de préférence Pªul-Louis en période électorale, où il trouve mille échos. Cependant il est bon en toute saison. Il tient en deux volumes, s’étant donné beaucoup de mal pour ne guère écrire que de l’exquis. Des traductions de Xénophon et d’Hérodote se marient à ses morceaux courts, comme des marbres grecs rapportés d’Italie dans une maison blanche de Touraine. Le parfait pamphlet, ce genre passager, ne se trouve que là, comme les vraies rillettes à Vouvray même. Après 1830, la presse le tue. On est journaliste, on n’est plus pamphlétaire. Un hobereau, M. de Cormenin, un rural, Claude Tillier, s’y essaieront sans fruit durable. Courier n’eût d’ailleurs jamais consenti aux cadres, à la discipline, à la périodicité d’un journal ; seul convient au grognard, au solitaire, à l’homme qui vit contre, ce pamphlet, qu’il écrit quand cela lui chante, cette brochure où il est chez lui, ce verre qui n’est pas grand, mais où il boit le vin de sa vigne et le cru qu’il a bouilli.
« Pendant une nuit de ma détention au Luxembourg (1793) raconte Saint-Simon, Charlemagne m’est apparu et m’a dit : Depuis que le monde existe, aucune famille n’a joui de l’honneur de produire un héros et un philosophe de première ligne. Cet honneur était réservé à ma maison, mon fils : tes succès comme philosophe égaleront ceux que j’ai obtenus comme militaire et comme politique. »« Charlemagne, notre auguste prédécesseur… », écrira Napoléon au pape. Retenons que cette génération est impériale. Mais de ces deux carolingismes, il y en a un qui a échoué, celui de Napoléon, et un qui a réussi, celui de Saint-Simon. À vrai dire, ce n’est pas le philosophe Saint-Simon qui a obtenu le succès de Charlemagne, c’est sa philosophie, le saint-simonisme, celle dont son disciple Enfantin disait
« Le monde se partagera nos dépouilles ».
« Le nom de Saint-Simon retentira bientôt sur toute la surface de la terre », ne s’est pas réalisée. Mais la surface de la terre aujourd’hui ne s’explique pas sans une référence à un saint-simonisme latent. C’est dans l’industrie, dans les entreprises égyptiennes, (le canal de Suez est une idée saint-simonienne), dans l’économie politique, dans la banque que le saint-simonisme a porté ses fruits. Et l’on notera comme un fait qui importe aux lettres ceci : le saint-simonisme est le premier mouvement intellectuel auquel participent activement les Juifs autochtones, que la Révolution venait de faire entrer dans la communauté française.. Les deux frères Rodrigues furent les disciples les plus dévoués de Saint-Simon. Également de son entourage vinrent les Pereire, qui restèrent toujours, qui sont encore, comme on dit, des personnalités saint-simoniennes. Le positivisme, qui n’est originellement qu’une dissidence, ou une sorte, de saint-simonisme, et qui en conserve l’essentiel, a gardé plus rigoureusement que lui le contact avec les formes pures de l’intelligence. Mais tout cela ne peut guère s’exprimer que sur le plan religieux et le plan économique, très peu sur le plan littéraire.
La Génération de 1820
« Au plus grand inventeur de rythmes que la poésie française ait eu depuis Ronsard », c’est moins dans l’invention de techniques nouvelles que dans une manière extraordinaire et hors de pair de se servir des techniques anciennes (auxquelles il y avait peu de chose à ajouter) que consiste la supériorité créatrice de la poésie lyrique romantique. Pour ce qui concerne le roman, cette génération en a créé, au contraire, de toutes pièces les techniques, avec Balzac, Dumas, George Sand, Mérimée, à un point tel que c’est par la déficience ou le refus des techniques et de la construction, non par leur impossible perfectionnement, que le roman cherchera dans la suite à varier ou à progresser.. Si cette génération n’a pas trouvé pleine réussite au théâtre, elle l’a trouvée au moins dans la construction théâtrale dont Scribe est en France, avec Corneille, le plus grand technicien. Les techniques de la prose égalent en originalité créatrice celles de la poésie, et Chateaubriand toujours grand, docile et habile disciple, ne dédaigne pas de se mettre à l’école de la prose des auteurs de 1830 pour porter à son point de perfection celle des Mémoires d’outre-tombe. Quand la génération des Parnassiens, de Dumas fils et de Flaubert arborera le drapeau de la technique, ce sera précisément dans cette technique qu’elle apparaîtra le mieux comme une génération d’épigones. Les techniques matérielles sont celles de la librairie, de la presse, et des périodiques. On verra dans une autre partie de ce travail, quelles dates capitales ont été pour elles 1815, 1830-1834, comment la littérature a été orientée et modifiée par l’ampleur brusque donnée à ces moyens de diffusion. On ne trouverait l’équivalent de cette révolution des techniques matérielles que dans l’histoire de deux autres générations littéraires : celle de 1515, la première qui ait été labourée et façonnée par les habitudes et les conséquences de l’imprimerie ; celle de 1914, destinée à être marquée par le cinéma. Évidemment tout n’est pas produit net pour la littérature dans cette révolution technique, et Balzac a fait dans les Illusions perdues un tableau terrible, et d’ailleurs exagéré, des ravages produits par le journal déjà parmi les jeunes auteurs de la Restauration.
« d’aborder avec une sorte de familiarité irréfléchie ces terribles questions qui touchent à l’existence même des peuples et des rois ». C’est cette familiarité qui conduira la génération des enfants du siècle à la Révolution de 1848, les fera jouer, avant 1848, à la Révolution française, comme ils avaient joué avant 1830 à la Révolution, encore plus éloignée dans le temps, d’Angleterre. La familiarité de cette génération avec l’idée de révolution politique nous importe ici moins que sa familiarité avec les idées de révolution littéraire. Poésie, théâtre, roman, philosophie, histoire, entre 1820 et 1830, entrent dans la carrière avec un programme plus ou moins révolutionnaire, en rupture avec quelque tradition. L’analogie entre le romantisme en littérature et la Révolution en politique est un lieu commun d’alors, et les deux mouvements, les deux décrochements, déterminent des coupures analogues dans la suite française.
« la retraite brusque et en masse de toute la portion la plus distinguée et la plus solide des générations déjà mûries, des chefs de l’école critique, qui ont déserté la littérature pour la politique et les affaires. Les services que ces hommes éclairés ont rendus en politique peuvent être reconnus, mais sont incontestablement moindres que ceux qu’ils auraient rendus à la société en restant maîtres du poste des idées. Leur retraite pour tout dire, a fait trouée au centre ». Les poètes, heureusement, étaient restés. De 1830 à 1840, la production de la poésie lyrique et épique dépasse, par la qualité et l’importance, en ces dix seules années, celle de la littérature française dans les deux siècles et demi qui les ont précédées. Déjà cependant Lamartine à la Chambre, Victor Hugo dans sa poésie sociale, se désignaient un horizon supérieur au livre et à la lyre. Mais à partir de 1840, la-trouée au centre apparaît dans la poésie, à son tour, aux yeux de tous, comme dix ans avant dans la critique aux yeux de Sainte-Beuve : Lamartine a publié son dernier livre de vers, Hugo aussi, son dernier avant l’exil. En 1843 il va quitter le théâtre, et s’il écrit le roman des Misères, il le gardera en portefeuille. C’est que Lamartine fait de la « grande opposition », que Hugo est pair de France comme Cousin et Villemain, et comme le Chateaubriand de la Restauration. La trouée au centre, due à la course vers la tribune et le pouvoir, est d’ailleurs accompagnée d’un fléchissement aux ailes. Vigny cesse de publier, Musset bientôt n’écrit presque plus de vers. La littérature d’idées en 1830, la poésie après 1840 perdent donc ceux qu’on était habitué à tenir pour les chefs de file. Mais il n’en va pas de même du roman. Jamais les romanciers n’ont été plus féconds, et d’abord les chefs de file, Balzac, George Sand et Dumas. Avec Eugène Sue, éclate la révolution du feuilleton. Ce que Sainte-Beuve appelle le poste des idées tombe partiellement entre les mains de ces romanciers, car c’est la grande époque du roman philosophique, idéologique et social ; entre les mains des entrepreneurs de presse, Girardin et Véron ; entre les mains des théoriciens sociaux. La trouée au centre, l’émigration des élites vers la politique, appellent à la place de ces élites une cavalerie légère d’idées, ou une cavalerie d’idées légères, qui ne laisse pas de produire de 1840 à. 1848 une littérature intéressante, mais qui, comparée à celle de la décade précédente, manque de ce qui s’appelle la classe. Jamais, peut-être la critique sérieuse n’a plus parlé de décadence. Elle a même — et c’est un de ses produits nets — analysé profondément l’idée de décadence. Les articles que Sainte-Beuve donne alors à la Revue des deux mondes reviennent sans cesse là-dessus. C’est l’époque où Nisard écrit son Histoire de la littérature française. En poésie, le frêle renouveau classique de 1843 doit être tenu pour la conscience de ce malaise ou de cette carence, autant et plus que pour une réalité positive.
« il se dit ordinairement des lieux, des paysages qui rappellent à l’imagination les descriptions des poèmes et des romans ». En quelques années il en vient à désigner, à l’inverse, les poèmes, les romans, les œuvres d’art qui rappellent à l’imagination des paysages solitaires, des lieux privilégiés, des présences plus intimes de la nature. D’ailleurs dès 1793, la Chronique de Paris écrivait :
« La musique du citoyen Méhul est romantique. »Mieux encore l’est évidemment en 1800 la musique autochtone des montagnes pour Senancour, qui donne comme titre à un morceau d’Oberman : de l’expression romantique et du ranz des vaches. Mais les deux termes ne parviennent à la grande existence littéraire que le jour où ils deviennent adversaires. Ils se posent en s’opposant. Cette opposition est un « message » de l’Allemagne, du réveil allemand. En 1814, Adolphe de Custine écrit d’Allemagne à sa mère :
« Les dénominations de romantiques et de classiques, que les Allemands ont créées depuis plusieurs années, servent à désigner deux partis qui bientôt diviseront le genre humain, comme jadis les Guelfes et les Gibelins. »
expriment cet élan de l’esprit romantique. Le romantisme a mis du mouvement dans le monde de l’esprit, au moment même où la découverte des nouveaux moyens de transport mettaient les signes du mouvement sur notre monde matériel.
« pur comme l’art, triste comme la mort, doux comme le velours »qui lie le sens lamartinien de Méditations à un sens musical (celui du mot dans les programmes de concert) et qu’évoque, dès qu’on le prononce, dans le souvenir de tous, le titre célèbre : ce sont l’Isolement, le Vallon, le Lac de B… (devenu plus tard le Lac tout court) et l’Automne, quatre thèmes en stances pour l’amour et la solitude. C’est la fine pointe sous laquelle une poésie moins pure fait poids et nombre. Lamartine, qui a généralement été un juge de sa poésie plutôt partial contre lui, a toujours distingué dans son œuvre poétique la qualité exquise et la quantité nécessaire. Il a toujours tenu la poésie vraie, la « poésie même » comme un état précaire de grâce qu’il est téméraire de consolider en habitude. Du côté inverse, rejetons les pièces insignifiantes sur lesquelles on est tenté de laisser le signe brutal de Souday ; le Soir, le Souvenir, la Gloire, la Prière, l’Invocation, le Golfe de Baïa, les Chants lyriques de Saül, l’Hymne au Soleil. Restent une douzaine de poèmes considérables qu’on peut appeler les Méditations moyennes, qui sont encore très supérieures à toute poésie publiée depuis 1700, qui nous mettent exactement dans la meilleure atmosphère de 1820, et qui ont compté pour la part principale dans le triomphe de Lamartine. Ce sont des discours religieux, et précisément les discours religieux qu’on attendait, ceux d’un Génie du christianisme dans la langue des beaux vers. D’une part la forme voltairienne de l’épître et du discours en vers, d’autre part la poésie sentimentale et spiritualiste du Génie, tous deux amenés à une fusion transfiguratrice, à la poésie d’une restauration, à la restauration d’une poésie, dans la double aurore historique de la Restauration et du Romantisme. Sans l’espérance, disait Héraclite, vous ne trouverez pas l’inespéré. La poésie inespérée des Méditations, sans effort et d’un mouvement indivisé, conclut une grande espérance.
« C’est le Bonaparte de la poésie. »Et en effet on parlait du jeune poète dans les salons comme vingt ans plus tôt on y parlait du jeune Bonaparte. Un même frémissement parcourait la jeunesse. C’est sa mère, l’auteur des Mémoires sur Napoléon, Mme de Rémusat, qui écrit à Charles :
« J’ai vu lord Byron ; il me charme. Je voudrais être jeune et belle, sans liens ; je crois que j’irais chercher cet homme pour tenter de le ramener au bonheur et à la vérité. »Et voilà le thème de la deuxième des Méditations, l’Épître à lord Byron, et le thème aussi d’Éloa, deux poèmes que les jeunes Lamartine et Vigny (ils épousèrent tous deux des Anglaises) n’ont eu qu’à cueillir comme des fruits murs dans les salons de la Restauration. Byron restera remarquablement étranger à Hugo. Mais les Méditations de 1820 ne se comprennent pas plus sans le Byron de 1820, dieu des salons, des femmes et des jeunes gens, que le théâtre romantique sans Shakespeare. La voix du temps, la voix des femmes, la voix des salons disaient : « Il nous faut un Génie du christianisme en poésie. » Elles disaient aussi : « Ah ! si Byron était chrétien ! il nous faudrait un Byron chrétien. » L’ordre des Méditations a été très soigneusement établi. Ce n’est pas un hasard si l’Homme, soit l’Épître à lord Byron, y succède immédiatement à l’Isolement, à la grande vue solitaire d’horizon. Lamartine imagine dans l’Homme ce Byron français, repenti et chrétien appelé par les Salons. On sait que le vrai Byron en sourit. Autant que les Harmonies, les Méditations poétiques auraient pu porter l’épithète et religieuses. Elles vont à un public religieux, et elles contiennent toutes les directions religieuses du lyrisme et de l’épopée lamartiniennes. C’est le thème de l’ange tombé qui anime toute la pièce À Byron. Dans les grands discours de l’Immortalité, la Foi, la Prière, le Temple, Dieu, Lamartine (qui avait perdu depuis longtemps la foi positive) paraît écrire pour un public autant que pour lui, et l’on ne s’étonnera pas que la Poésie sacrée, la dernière Méditation, dithyrambe à M. Eugène Genoude, soit froideur et pensum. La note religieuse vivante et précise des Méditations n’est nulle part mieux donnée que dans le beau poème de la Semaine sainte, où l’on ne trouve rien de l’émotion rituelle et chrétienne d’une semaine sainte, mais un tableau délicat et très vrai de ces retraites où M. de Rohan, le futur cardinal, conviait les jeunes conservateurs de sa génération, dans son château de La Roche-Guyon, et où l’exquise chapelle dans la grotte paraît l’oratoire fait sur mesure pour le Génie du christianisme et les dévotes de M. de Chateaubriand.
« Sonate de poésie »dit Lamartine ; écrite à Florence, bien entendu. Le poète chante pour chanter. Une inépuisable nature, debout à son côté, lui fournit motifs et tableaux. Il cristallise une de ces heures de santé, de richesse, où la vie remplit le poète jusqu’aux bords, le fait bouillonner dans l’ivresse de se répandre. Moins le son de la lyre, que la lyre même, qui nous est tendue pour que nous la touchions et caressions. À l’extrémité opposée, le chef-d’œuvre des Nouvelles Méditations : le Crucifix. Bien, plus vaguement religieux que précisément chrétien, Lamartine a cependant atteint ici le point suprême de la poésie chrétienne, il l’a atteint devant la Croix et par la Croix. Cela va très loin au-delà de l’Immortalité et de la Mort de Socrate. Le Crucifix qui passe d’un mourant à un autre, tradition du Christ à l’humanité, le crucifix de la mort d’Elvire, crucifix futur de la mort du poète, passage du cœur au cœur qui est la vie des âmes comme le passage du germe au germe est la vie des corps, le Crucifix monte en bulle de musique pure ; fait de rien, il contient tout.
« J’en ai écrit quelques-unes en vers, d’autres en prose, des milliers d’autres n’ont jamais retenti que dans mon sein. »Celles qui sont écrites dans les quatre livres de 1829 sont des îles, des îles dans une abondance, une liquidité et une lumière italiennes. L’Invocation du début, écrite à Santa Croce met sur tout le volume ce sceau d’une église d’Italie. L’Hymne de la Nuit, l’Hymne du Matin paraissent Nuit du Guide, Aurore de l’Albane. Avec l’Hymne du Soir dans les Temples, dédié à la princesse Borghèse, le poète monte à de grandes orgues, fait rouler dans les voûtes un chant plein et vain. Non les voûtes gothiques :
« La Cathédrale (gothique), dira plus tard le commentaire de la pièce, n’est qu’un vaste sépulcre, tout y est tombe, tout y gémit, rien n’y chante. Les voûtes sonores des églises d’Italie chantent d’elles-mêmes, ce sont les temples de la Résurrection. »Le Paysage dans le Golfe de Gênes, l’Infini dans les Cieux, Désir, le Premier Regret étalent avec une volupté noble ou une mélodieuse mélancolie le pli et la lumière de la nature italienne. Mais les îles c’est bien cette quinzaine de poèmes dont Lamartine a fixé le nombre, et que nous retrouvons sans peine. La Bénédiction de Dieu dans la solitude, écrite à Saint-Point, est peut-être la poésie la plus pleine, la plus ubéreuse de Lamartine, du propriétaire, du chef de famille et du poète, et dont on touche les profondeurs de santé et de tradition : de grosses racines humaines sous un feuillage qui vibre avec la présence des siècles, le simple tableau d’une journée patriarcale à la campagne, l’acte de vivre solennisé longuement par une musique sans fin, et l’épaisseur ici bien sentie des milliers d’Harmonies non écrites sous l’Harmonie chantée. — L’Occident, strophes de bronze et d’or, paix du jour sur la terre et dans l’âme, — l’Hymne à la Douleur, chef-d’œuvre de la poésie morale et des beaux vers gnomiques, — Jehovah ou l’Idée de Dieu, oratorio qui s’émeut lentement jusqu’à l’épanouissement d’une fin splendide. — Le Chêne où la poésie suit la vie végétative, cachée, lente et longue de l’arbre, — l’Humanité morceau de grande peinture bolonaise, avec son merveilleux portrait de vierge, ses vers suaves et caressés, l’hymne à la Vierge-Mère d’où naît l’homme-esprit, — l’Idée de Dieu et son finale de lumière et de foi, le Souvenir d’enfance ou la Vie cachée, confidence abondante et pleine comme l’eau qui coule, apogée, dans toute la poésie française, de l’épître familière, poésie d’arrière-saison qui est notre Vieillard du Galèse et où tient toute cette poésie des racines terriennes, cette gentilhomie (comme on dit prudhomie) de campagne, qui repassera dans Mistral et aussi dans Barrès, Éternité de la Nature, Brièveté de l’homme, ode pure qui n’est surpassée en France par aucune autre, roseau pensant de Pascal agrandi par le lyrisme jusqu’à l’ampleur du chêne et de l’olivier. — Milly ou la Terre natale, encore une de ces épîtres où Lamartine est le maître, et le seul (il avait publié un volumes d’Épîtres plus tard fondu dans les poésies et on en a tiré encore de ses papiers tout un paquet inédit adressé à son beau-père Montherot), abondance de terre agricole qui prend naturellement avec ses vers nombreux la forme des sillons pressés et parallèles, — le Cri de l’âme, sincère et véhément, qui répond à son titre : il semble que dans la volupté de l’été toscan (presque toutes les Harmonies sont écrites l’été et l’automne) un amour, inoccupé de femmes, se tourne en ivresse mystique, se développe dans la vision de Dieu et fuse dans un panache de clarté, — le Tombeau d’une mère, poignant comme le Crucifix, — Pourquoi mon âme est-elle triste ? méditation lyrique dont la force est faite non de sa matière, qui est pauvre avec une langue et une poésie indigentes, mais de son mouvement oratoire, l’esprit banal ayant rencontré un des grands courants de l’âme humaine, et le suivant à pleines voiles. — Novissima Verba, écrits à Montculot, le sermon de Bossuet transposé sur le mode lyrique, une réflexion de l’homme sur lui-même, grave, régulière, et qui coule comme un fleuve précipité et grossi pendant une nuit d’hiver, pas de sentiments rares ou neufs, mais la route royale du cœur humain, — l’interpellation à l’Esprit Saint, dont la fin hors d’haleine est faible, mais où il semble qu’en achevant les Harmonies, en les publiant l’été de 1830, le poète demande pour le prophète politique de demain l’investiture et le sacrement. Les deux volumes des Harmonies sont dans l’œuvre de Lamartine ce que sont les deux volumes des Contemplations dans l’œuvre de Hugo, son été, son testament poétique, son long et plein dialogue avec la vie, les hommes et Dieu, et aussi une somme lyrique par laquelle le poète se débarrasse d’une partie de lui-même pour entrer dans l’ordre de la grande maturité, monter à l’Acropole homérique, s’achever dans l’épopée, dans une Odyssée de l’âme et des destinées humaines.
« et nous aurons aussi, écrit-il à Virieu, nos poèmes indiens, infinis comme la nature dont tout poème doit être la vaste et profonde et vivante réflexion ». Mais les occupations de la vie politique étaient là : le dessein des Pêcheurs ne sera exécuté qu’en prose, dix ans après, et ce sera Graziella. Jocelyn et la Chute d’un Ange suffisent d’ailleurs à faire de Lamartine la tête en somme la plus épique de notre poésie.
ψυχή. Il a l’âme. Il est l’âme. En convoquant tous les sens individuels et sociaux de ce mot, il reste le poème de l’âme. Lamartine a eu beau le transporter et l’idéaliser dans les Alpes qui flottaient par dessus la Bresse à ses yeux de Mâconnais, Jocelyn qui a pour origine un épisode révolutionnaire de l’histoire de Milly, pour héros Dumont, curé de M. de Lamartine (et qui, non plus que lui, ne l’oublions pas, n’avait la foi) Jocelyn reste le poème de cette épaisseur même de tradition locale, chrétienne, sur laquelle est porté le génie de Lamartine (et dans laquelle il descend de vastes racines). Le poème de l’âme devient poétiquement humain parce qu’il est ici le poème de l’homme de l’âme, sous sa forme la plus élémentaire, ordinaire et simple, le préposé à l’âme dans chaque village, le curé de campagne, tel qu’il existe idéalement, — et l’âme en acte consiste dans la croyance en une existence idéale. Mais l’âme n’est pas donnée, portée par une facilité. L’âme se crée par le sacrifice, par l’effort qui remonte une pente, cette pente même selon laquelle elle est tombée. L’épopée lamartinienne a pour thème la lutte contre cette même facilité dont Lamartine a passé pour le héros et la victime. L’âme en tant qu’elle se souvient des cieux, l’étincelle divine qui retourne au foyer, c’est Jocelyn prêtre, moins par la vocation de la foi que par la vocation du sacrifice, sacrifice au bonheur de sa sœur, puis existence menée en sacrifice et en expiation pour Laurence, amour militant qui traverse l’amour souffrant pour aller à l’amour triomphant. Mais l’âme a un double sens et vit sur un double registre. Il y a l’âme individuelle de l’homme et l’âme collective de l’humanité, et cette âme collective de l’humanité pour le chrétien s’appelle l’Église. De ce point de vue, la scène centrale de Jocelyn serait la scène de la prison, la transmission du clerc au clerc, de l’âme à l’âme (thème du Crucifix), et, par un sacrifice nouveau, l’âme individuelle qui rallie l’âme de l’Église, de l’humanité, de la remontée collective vers Dieu ; seulement toute cette grandeur symbolique, cette matière épique et mystique de Jocelyn, elle n’est guère plus extérieurement visible dans le poème que l’âme dans le corps. Le poète n’émeut, ne veut émouvoir que par des corps individuels, vivants, par les êtres qu’il peint, l’anecdote qu’il raconte, la tragédie à laquelle il participe. Jocelyn, dans une lettre à sa sœur, se compare assez maladroitement à Faust. Le passage est manqué, mais l’idée subsiste. Le poème de Jocelyn, que Lamartine a conçu comme la conclusion et le dernier épisode de l’épopée cyclique, contient bien une spéculation faustienne sur la nature et les destinées de l’homme. Mais rien de cette spéculation faustienne ne transgresse le cadre, le corps, l’émotion, l’intimité d’un Hermann et Dorothée français. Lamartine a réalisé cet équilibre sans qu’il y ait rien d’apparent dans le dessein, de tendu dans l’effort.
« Je ne pense jamais, disait-il, mes idées pensent pour moi. »Dans Jocelyn il a senti pour une idée, et une idée a pensé pour lui.
« Mon amour c’est mon poids »réalise une idée de l’homme, celle qui circule à travers la poésie et la vie de Lamartine, et qu’il lui importait d’exprimer une fois dans sa totalité. Cette idée il ne l’a pensée religieusement que pendant son voyage dans la terre mère des religions. Devant les pierres de Balbek, il y a ajouté la vision d’une humanité matérialiste, maîtresse des forces de la nature et qui ne s’en sert que pour opprimer et jouir. Quelques salutaires persécutés, gardiens des fragments d’un livre révélé, maintiennent dans l’ombre un royaume de Dieu. Ces fragments du Livre primitif sont un chef-d’œuvre de poésie gnomique, forte, simple, classique, d’une pureté et d’un poids, d’une perfection de style inégalés ailleurs par Lamartine. Mais le chœur célèbre des Cèdres du Liban n’est qu’une Harmonie, inférieure à d’autres. La Chute et non les Martyrs, voilà l’épopée exactement préparée et annoncée par le Génie du christianisme. Le thème est celui de la religiosité romantique, la lutte contre l’esprit du xviiie siècle, sous sa double apparence : l’Encyclopédie et la sensualité. L’encyclopédie : la domination de la nature par l’homme sans maîtrise correspondante de l’homme sur sa nature ne peut qu’engendrer une culture monstrueuse, et le mythe de la Chute a posé dès 1838 les problèmes angoissants devant lesquels l’Europe s’interroge aujourd’hui. La sensualité : on s’est étonné, du tableau factice, naïf et tératologique que fait Lamartine de la vie luxurieuse de ces maîtres de la nature. Il l’a prise simplement dans le Cloaque Maxime où aboutit le sensualisme du xviiie siècle, chez le marquis de Sade lui-même dont les œuvres, lues à vingt ans chez son ami Guichard de Bienassis, terrifièrent les deux jeunes gens. Évidemment, il ne faut pas demander à la Chute d’un Ange ce qu’on trouve en Jocelyn, de l’humanité actuelle et des caractères. Les êtres n’y vivent que symboliquement. Mais le style poétique est généralement, quoiqu’on en dise, d’une fermeté plus constante que celui de Jocelyn. C’est un style de poète orateur. Depuis quatre ans Lamartine s’est rendu à la Chambre maître de l’art de la parole. Cela se reconnaît dans sa poésie.
« Le seul mérite qu’on n’ait jamais disputé à ces compositions, c’est d’avoir devancé en France toutes celles de ce genre, dans lesquelles presque toujours une pensée philosophique est mise en scène, sous une forme épique ou dramatique. »Leurs chefs-d’œuvre, la Chute d’un Ange et le Satyre, devaient naître plus tard. Moïse est le mythe du génie. Écrit peut-être dans les Pyrénées, il dit l’homme en méditation sur la montagne, et l’on remarquera l’intention de le placer en tête des Poèmes antiques et modernes, comme l’Isolement était placé en tête des Méditations. Deux Solitudes, celle de Lamartine une solitude sentimentale, celle de Vigny la solitude du génie, celle de Lamartine sous le rayon direct du lyrisme, celle de Vigny sous le rayon réfléchi du mythe. Si tout est dépeuplé autour de la première, c’est qu’un seul être lui manque. Si un être, si un autre cœur, manque à la seconde, c’est qu’elle est environnée d’un peuple, que le génie est marqué de solitude pour le service et la lumière de ce peuple. Aucun choix n’était plus heureux pour incarner le mythe du génie, pour fondre en or le sceau de la cléricature, que celui de Moïse, le prophète de la terre promise, qui n’y entre pas, parce qu’il doit vivre, comme le sage de Platon, non dans les réalités, mais dans leurs idées. Éloa est le mythe du mal. D’une larme du Christ, un ange-femme est née. La vocation de la pitié lui fait aimer l’ange du mal, qui la séduit et par ses mensonges, et par sa vérité, et par lui, et par elle, et qui l’entraîne. Le couple est, en principe, purement humain : thème éternel de l’innocente et du séducteur, Marguerite et Faust, et Vigny étale dans Éloa son jeune poème, comme Musset le sien dans Rolla, thème classique de la plus humble romance. Mais par la multiplication poétique, par l’espace où il s’accroît en progression géométrique, le thème devient mythe. Née de la pitié du Christ, non de sa colère, ou de sa justice, ou de son sacrifice, Éloa ne connaît devant le mal du monde que le sentiment du Christ devant le mal humain, la pitié. Le mal n’est pas un froid absolu, c’est un climat. Il a ses fleurs, celles que chantera Baudelaire, celles qu’évoque Satan :
Il est fait d’un complexe, les replis, les charmes et la perfidie du serpent. Vigny a renoncé à donner une suite à Éloa, le Satan sauvé qu’il projetait. Hugo l’a fait à sa place dans la Fin de Satan.
Mais d’admirer cette architecture de symboles peut faire méconnaître la plus pure beauté du poème : çà et là et surtout dans les dernières strophes une gratuité toute pure, une présence non de l’éternel féminin, mais au contraire du féminin dans son passage, de l’instant à aimer parce qu’on ne le verra pas deux fois, de l’amour taciturne et toujours menacé. — Cette gratuité impondérable qui deviendra plus tard la valeur suprême de la poésie, et précisément en liaison avec un symbolisme, Vigny paraît bien le seul avec Nerval à la suspendre en contrebande le long de la poésie oratoire romantique. Le monde de Vigny est un monde sans Dieu, la conscience de Vigny est la conscience tragique d’un monde sans Dieu. Elle le mène à un désespoir, mais à un désespoir actif, chez ce silencieux le désespoir même du Taciturne : on n’a pas besoin d’espérer pour entreprendre. L’entreprise subsiste hors de l’espoir, et une partie des Destinées met en symboles l’entreprise humaine.
Le recueil des Poésies, l’œuvre et la vie d’Alfred de Vigny sont tendus par la dialectique héroïque grâce à laquelle cet ennemi d’un Dieu donné, d’un Dieu non cherché, ni voulu, parvient à la notion platonicienne d’un Dieu vrai et fort, lieu des idées, comme l’espace est le lieu des corps. Le Poète de l’Esprit pur est l’homme des idées et mieux encore le Chevalier des idées. Les idées de Vigny gardent la marque de l’outil intérieur et de la tension triste qui les créèrent. Mais sa vocation était de les créer en poète, de porter des mythes comme le « fablier » La Fontaine portait des fables. Il en a ébauché encore beaucoup d’admirables dans le Journal d’un poète, qui contient tout un carton de dessins, de poèmes. Malheureusement ce qu’on nomme l’inspiration était chez lui précaire, l’ardeur juvénile à fondre un morceau en un seul jet s’affaiblit de bonne heure. Les circonstances de la vie et le goût du silence firent le reste.
Cette Léopoldine est fille de Césars, dit Sainte-Beuve dans Lyre d’Amour) Léopoldine Vacquerie, se noie à Villequier pendant que son père voyage dans les Pyrénées avec Juliette. Ce fut la plus grande douleur de son existence. Deux ans après, le jour anniversaire, en 1845, de la mort du duc d’Orléans, et sur la prière de la duchesse, Louis-Philippe, d’ailleurs malgré lui, nomme Hugo pair de France. Mais la destinée s’acharne : Hugo comptait faire au Luxembourg des débuts et une carrière éclatante, quand un scandale — flagrant délit d’adultère avec Mme Biard — le condamne au silence pendant deux ans, et il ne monta enfin à la tribune que pour démontrer qu’il ne serait jamais orateur. Cependant s’il ne publie pas, il écrit en hâte les manuscrits, amorce avec Pauca meæ les Contemplations, avec Aymerillot et le Mariage de Roland la Légende des siècles, avec les Misères les Misérables. La Révolution de 1848 l’atterre. Mais le gouvernement de Lamartine, l’établissement du suffrage universel, donnèrent d’abord à cette Révolution figure de romantisme au pouvoir. Les électeurs de Paris envoyèrent Hugo à l’Assemblée Constituante, puis à la Nationale, il y siégea à droite, soutint de son journal l’Événement, et de son vote, la candidature de Louis-Napoléon, défendit la politique du Prince-Président à l’Assemblée, d’ailleurs maladroitement (Hugo était le contraire d’un parlementaire). Tout son passé le portait en effet à devenir l’un des hommes représentatifs du futur Empire : l’amour sincère du peuple, la philanthropie autoritaire, la politique mondiale d’utopiste et de rêveur, étaient autant de traits communs au vicomte Hugo et au Prince-Président. Dans son ministère Louis-Napoléon Bonaparte aurait donné volontiers un portefeuille au poète. Son entourage l’en dissuada. Frappé immensément dans un immense orgueil et une immense ambition, Victor Hugo se précipita avec une sombre fureur, dans le seul parti qu’il ne se fût pas aliéné, l’extrême-gauche, et, éloquent pour la première fois, engagea à la tribune une lutte sans merci contre le gouvernement. Le récit du coup d’État qu’il écrivit en 1852 et ne publia que vingt ans après, l’Histoire d’un crime, n’est qu’un roman de propagande. Il est d’ailleurs exact qu’il se conduisit avec courage au 2 décembre. Il partit pour Bruxelles, déguisé en ouvrier, Morny l’ayant laissé évader d’un cœur léger, l’aimant mieux dehors que dedans. L’état de détresse et de colère dans lequel il arriva à Bruxelles s’exprima dans le pamphlet de Napoléon le Petit et dans les premières pièces des Châtiments qu’il acheva à Jersey où il s’établit en 1852, pour passer en 1856 à Guernesey. Dans cette solitude des îles, où sa famille et Juliette Drouet l’avaient accompagné, où la production régulière, six heures de travail chaque matin, était devenue la vraie substance de sa vie, où la méditation de la mer et de Dieu, de la vie et de la mort, l’occupaient puissamment, il atteignit une force surhumaine d’expression et de création. S’étant apparemment purgé de ses rages dans l’explosion volcanique des Châtiments, installé dans l’exil, il ajouta aux pièces lyriques qu’il avait en portefeuille de quoi faire les Contemplations (1856). Il écrivit sa Chute d’un Ange avec la Fin de Satan et Dieu, il devint le poète épique de la Légende des siècles, reprit les Misères pour en tirer les dix volumes des Misérables, se divertit dans les Chansons des rues et des bois en répandant parmi les étoiles les gaillardises de Béranger, écrivit le roman de l’Océan avec les Travailleurs de la mer, le conte fantastique démesuré de l’Homme qui rit, se fit une vie puissante, prestigieuse, de prophète dans une île où se mêlaient les images de Patmos, de Sainte-Hélène, du Grand Bey. Un sculpteur divin avait pris sous son ciseau la pierre de sa destinée. Il s’était fermé courageusement par un vers des Châtiments le chemin du retour. Il revint à Paris le surlendemain de la proclamation de la République, porta pendant le siège, et même après le siège, le képi de garde national, fut élu député de Paris, à l’Assemblée nationale, entre Louis Blanc et Garibaldi, démissionna bientôt, n’ayant guère de langage commun avec l’Assemblée de Bordeaux, pas plus d’ailleurs qu’avec la Commune et les partis qui se formèrent et s’affrontèrent dans la République. Élu sénateur de la Seine, il parla peu au Luxembourg. Il y représenta deux idées : l’amnistie, qu’il réclama inlassablement pour les condamnés de la Commune, et l’anticléricalisme, qui lui donna une figure d’ancêtre dans les guerres religieuses de la République. Il écrivit encore après 1871 l’Année terrible, l’Art d’être grand-père, Quatrevingt-treize, Religion et Religions, plusieurs belles pièces de la Légende comme le Groupe des idylles, le Cimetière d’Eylau. Mais ce sont là des exceptions : presque tout ce qu’il publia était tiré des manuscrits de l’inépuisable exil, surtout des années cinquante. Lui même régla par testament la publication des œuvres posthumes, laquelle devait s’échelonner jusqu’en 1902, époque de ses cent ans, mais n’est pas encore terminée. Les deuils s’étaient acharnés sur lui. En 1871 et 1873 moururent ses deux fils., compagnons de son exil. Sa dernière fille, qui lui survécut, Adèle, était folle depuis l’exil, enfermée, comme son oncle Eugène. Juliette Drouet l’accompagna presque jusqu’au tombeau. Mais les deux enfants de son fils, Georges et Jeanne, fleurissaient sa vieillesse. Tout le monde littéraire et républicain passait par son petit hôtel de l’avenue d’Eylau, où il tenait à peu près, comme il le fit toute sa vie, table ouverte, avec une bonne grâce de gentilhomme. Paris l’enveloppait d’une gloire immense, monumentale. Il mourut à quatre-vingt-trois ans, comme Voltaire et Goethe. Ses obsèques civiles appartiennent aux pompes et au culte républicain, où elles créèrent le même éclat que la fête de l’Être Suprême sous la Convention. Il est de ces hommes étranges, qui, selon sa propre expression, enivrent l’histoire. Le demi-siècle qui s’est écoulé depuis sa mort a été aussi riche que le temps de sa vie en débats passionnés sur sa personne, sa place et sa gloire.
« Enfin, disait en 1885, le poète qui allait lui succéder à l’Académie, il a désencombré l’horizon ! »Leconte de Lisle ne s’est jamais plus solidement trompé que ce jour-là.
« Brasseur anglais, il invectivait Charles Ier ; étudiant de Salamanque maudissait Philippe II ; ou, père sensible, s’indignait contre la Pompadour, c’était le plus beau ! Les gamins, pour le voir, l’attendaient à la porte des coulisses… On disait : Notre Delmar. Il avait une mission, il devenait Christ. »Le génie trouve évidemment à devenir dieu plus de difficulté que le cabot. Hugo y est presque arrivé, cependant, en 1885, et, comme disait Royer-Collard de M. Pasquier quand il fut fait duc, cela ne le diminue pas.
« Il a pensé que si l’on plaçait le mouvement de l’ode dans les idées plutôt que dans les mots, si, de plus, on en asseyait la composition sur une idée fondamentale quelconque qui fût appropriée au sujet, et dont le développement s’appuyât dans toutes ses parties sur le développement de l’événement qu’elle raconterait, en substituant aux couleurs usées et fausses de la mythologie païenne les couleurs neuves et vraies de la théogonie chrétienne, on pourrait jeter dans l’ode quelque chose de l’intérêt du drame, et lui faire parler en outre ce langage austère, consolant et religieux dont a besoin une vieille société qui sort encore toute chancelante des saturnales de l’athéisme et de l’anarchie. »Ces lignes de la préface de 1822 sont parfaitement lucides. Il s’agit de faire plutôt que de dire quelque chose de nouveau, de donner un modèle de l’ode animée par une seule « idée », de développer, de transporter dans des vers la matière et l’esprit du Génie du christianisme, d’adresser à la société de la Restauration non ce que le poète a besoin de dire, comme Lamartine et Vigny, mais ce que cette société a besoin d’entendre ou plutôt désir d’entendre, ce qu’elle demandera au théâtre et à la tribune, et ce que l’ode, en attendant le théâtre et la tribune qui conviendraient mal au débutant de vingt ans, s’efforcera, avec ses moyens propres fort intelligemment compris, de lui donner. Déjà, situation d’une poésie plus que présence d’un poète.
« En peinture, je puis faire n’importe quoi aussi bien que n’importe qui. »De là les Ballades et les Orientales, le dépaysement dans le temps et le dépaysement dans l’espace, qui sont moins d’un poète conquérant que d’un technicien en disponibilité. Elles font, dirait-on presque, avec Cromwell qu’elles précèdent et suivent, une sorte de trilogie, la trilogie de l’essai, du métier, de la technique. Cromwell est célèbre par sa préface : mais toute la production hugolienne jusqu’en 1829 a l’apparence d’une préface, d’une introduction poétique à la poésie, d’une introduction dramatique au drame, d’une ouverture. L’entrée lyrique du vrai Hugo date des Feuilles d’automne. Et alors les quatre recueils des Feuilles d’automne, des Chants du crépuscule, des Voix intérieures, des Rayons et les Ombres, de 1831 à 1840, vont former une Histoire de dix ans poétique, un tout, une coupole sur quatre piliers, le premier massif du vrai monologue hugolien, du monologue d’Olympio parmi les vivants.
« dans l’unité sinistre de la nuit ». Or Lamartine et Dumas sont (avec Balzac quand il écrivit les Misères, puis les Misérables) les seuls rivaux auxquels Hugo ait pensé pour considérer leur secret, pour établir entre eux et lui une ligne de comparaison, pour leur reconnaître, sur un point, une supériorité à laquelle il ne pouvait pas atteindre. Il ne paraît jamais avoir éprouvé ce sentiment à l’égard de Sainte-Beuve, il n’a pas eu devant son intelligence l’idée d’une valeur qu’il eût à envier, aussi bien au critique qu’au poète. Il a pu s’inspirer de Joseph Delorme dans les Feuilles d’automne, comme il s’inspirera de Leconte de Lisle dans la Légende des siècles, ou des Émaux et camées dans les Chansons des rues et des bois, avec l’allure de quelqu’un qui reprend son bien, qui aurait pu inventer cela tout aussi bien qu’eux, et qui en tout cas l’exécute mieux. Peut-être, après tout, l’auteur des Misérables a-t-il pensé de même (à tort) au sujet de Balzac. Mais le poète et l’orateur ne l’ont pas pensé au sujet de Lamartine, l’homme de théâtre ne l’a pas pensé au sujet de Dumas. Il a vu en eux de grands pays, dont il était séparé par des frontières naturelles, par une nature de frontière qu’il sentait en lui ; il se définissait en les reconnaissant. Qu’à vingt-cinq ans de distance, la même image soit imposée, soit tirée de l’inconscient de Hugo pour lui servir, de son côté, de borne frontière marquée de ses armes, c’est au moins un renseignement considérable. Si nous relisons encore cette ode de 1830 et ce court poème de 1854, nous y reconnaissons une confrontation de ceux qu’on peut appeler deux princes du dialogue avec un prince du monologue.
« Comment, demandait Ballanche, M. de Lamartine est-il si populaire en même temps qu’il est si élevé ? — C’est, répondit Sainte-Beuve (ou Sainte-Beuve dit en 1845 qu’il répondit..) que M. de Lamartine part toujours d’un sentiment commun, moral, et d’une morale dont tous ont le germe au cœur, et presque l’expression sur les lèvres. D’autres s’élèvent aussi haut, mais ne le font pas dans la même ligne d’idées et de sentiments communs à tous. Il est comme un cygne s’enlevant du milieu de la foule qui l’a vu et aimé, pendant qu’il marchait et nageait à côté d’elle : elle le suit jusque dans le ciel où il plane, comme l’un des siens ayant de plus le don du chant et des ailes, tandis que d’autres sont plutôt des cygnes sauvages, des aigles inabordables, qui prennent leur essor aussi sublime du haut des forêts désertes et des cimes infréquentées. La foule les voit de loin, mais sans trop comprendre d’où ils sont partis, et ne les suit pas avec le même intérêt sympathique et intelligent. »D’autres, c’est l’Autre, en 1845. Mais l’image de Sainte-Beuve se superpose à peu près à celle par laquelle Hugo lui-même rendait la même opposition dans l’ode des Feuilles d’automne. Laissons les vaisseaux et les cygnes. À côté de la vocation de Lamartine au dialogue, voilà la vocation de Hugo au monologue. Vocation d’autant plus singulière qu’il possède tous les dons qui le conduiraient à ce dialogue, si un mouvement irrésistible et absolu comme celui de la mer ne les déversait incessamment du côté du monologue. S’agirait-il en effet du monologue par obscurité, difficulté de s’exprimer complètement, de celui auquel étaient contraints, ou Ballanche, ou ce Quinet dont Cousin disait :
« Il est de ceux à qui Dieu a dit : Tu ne te dégageras jamais ! »Bien au contraire ! De tous les écrivains français Hugo nous paraît à la fois l’auteur le plus clair dans l’expression et le rhéteur le plus puissant dans l’accumulation. Il n’est pas seulement clair, il redonde et accable de clarté. S’agirait-il du monologue par isolement, particularité extrême, nature de « pas comme les autres » à la manière de Gérard de Nerval ou de Baudelaire ? Pas du tout ! Autant que Lamartine, et plus que Vigny, Hugo a trouvé ses thèmes poétiques dans les émotions, les sentiments, les idées les plus communes, dans le pain quotidien de la vie humaine : l’amour, la famille, les enfants, la patrie, et les grands intérêts politiques et religieux sont proclamés chez lui par un haut-parleur qui ne fait qu’amplifier, recouvrir d’inépuisables images ce que pense l’homme moyen, transformer en cygnes sauvages et en aigles inabordables les oiseaux de la rue. S’agirait-il du monologue par distraction, par oubli d’autrui, par égocentrisme monstrueux ? Encore moins. Hugo est dans la vie un homme courtois, poli, spirituel, prudent, très curieux de ses intérêts littéraires et financiers, et très habile dans leur gouvernement, exempt de cet illusionnisme des biens de fortune où vécurent Lamartine et Dumas, fin observateur, connaisseur en tout, et d’une forte attention à la vie. S’agirait-il, à la table de travail, du monologue par abandon à la phrase, à la pente de la parole intérieure et aux chevaux de la pensée ? Absolument pas. Hugo est resté l’ouvrier poète. Cousin disait de lui à Sainte-Beuve :
« Hugo dérange toutes les idées qu’on se fait du poète lyrique. On est accoutumé à définir le poète lyrique une chose légère. Au lieu de cela on a dans Hugo une pensée calculée, compliquée, qui manœuvre en toute chose. »Et Sainte-Beuve lui répondait :
« Oui, il fait une ode comme on ferait une serrure ! une serrure savante, mais c’est de la mécanique. »Le vert de gris, et d’Institut, mis à part, ces propos ne manquent pas de pertinence. Hugo est un grand homo faber, et l’homo faber est toujours tiré plus ou moins hors de lui par l’appel et l’exigence de la matière à ouvrer. En dehors de la littérature, Lamartine ne possédait qu’une technique, qu’il avait d’ailleurs apprise : celle de la diplomatie, technique morale et politique. Les techniques extralittéraires de Hugo étaient au contraire des techniques de la main, celles même de son grand-père de Nancy, le dessin et la menuiserie. Cousin et Sainte-Beuve nous représentent deux natures d’intellectuels qui s’étonnent devant une nature d’ouvrier. Et, précisément, chez le Hugo de 1820 à 1830, la nature ouvrière, technicienne, dominait tout. Qu’est-ce que cette nature ouvrière, sinon la soumission à la matière, l’esprit lesté, guidé par la matière, en dialogue avec elle, en attention à elle ? Sainte-Beuve estimait dans les Ballades un art de verrier.
« Ce sont des vitraux gothiques… on voit sur la phrase poétique la brisure du rythme comme celle de la vitre sur la peinture, et il n’y a pas de mal à ce qu’on la voie. »Les Odes et les Orientales ouvrent un atelier de peintre décorateur. Ce grand ouvrier, ce patron des ateliers romantique et du Parnasse, ne perd jamais le contact avec la matérialité et la précision : le contraste reste entier avec l’immatérialisme et l’imprécision lamartiniennes. Voilà donc bien des conditions qui éloigneraient Hugo du monologue, et qui en effet l’en éloignèrent plus ou moins jusqu’en 1830. Mais, de plus en plus, à partir de 1830, il est conduit, contraint, condamné au monologue, comme penseur — le Penseur.
« Mais je ne pense jamais : mes idées pensent pour moi. »C’était très juste : elles lui fournissaient, comme une fontaine par quatre bouches, la pensée, le rythme, l’aisance, l’éloquence. De Victor Hugo, on dirait aussi bien que les mots écrivent pour lui. Mais ses idées ne pensent pas pour lui. C’est lui qui les pense ; et surtout, c’est lui qui pense. Il n’y a aucune raison de railler ce nom qu’il se donne à lui-même : le Penseur. Non au sens de Maine de Biran ou d’Amiel, évidemment, mais en un sens réel, et puissant. Le Hugo de Rodin naguère au Palais-Royal, et même l’homme qui était nu devant le Panthéon, réalité hugolienne qui semblait montée de la crypte pour témoigner du Poète, le commentent et l’exposent plus clairement que ceux des critiques qui ont vu de leur fenêtre à guillotine que Hugo n’a pas d’idées. Par ce mot et cette fonction de penseur, Hugo, avec une juste expérience du réel, entend la force de la vie intérieure telle qu’il l’éprouvait en lui, à la manière d’un élément : vie intérieure aussi extraordinaire, sur le registre de l’homo sapiens, que la technique de Hugo sur le registre de l’homo faber. Son monologue est fait de cette vie intérieure, et, d’ailleurs, un monologue qui a du style ne peut pas être fait d’autre chose. On remarquera, entre parenthèses, que la légende qui fait de Victor Hugo un verbal qui ne pense pas est due à des hommes qui sont eux-mêmes mangés par la copie, comme Faguet, ou par la vie de relations, et à l’intérieur de qui il ne reste à peu près rien.
« Le voilà seul avec lui-même, disait Capus d’un de ceux-là, c’est-à-dire vraiment seul ! »Le contraire même de la solitude monstrueusement peuplée de Hugo. Aussi bien, aucun philosophe n’a-t-il, au sujet de Victor Hugo, donné dans ce lieu commun de publiciste. Ce climat propre de sa vie intérieure, ce monologue qui fait la condition de son génie, Hugo l’a peint dans un morceau extraordinaire, qui tient presque dans son œuvre, comme formule de son secret, la place de la Nuit de Décembre dans Musset et celle de la Vigne et la Maison dans Lamartine, l’une et l’autre expériences réelles, comme on sait, et non fictions. C’est la Tempête sous un crâne des Misérables. On dirait qu’il y a en effet des climats sous son crâne, comme chez Pantagruel et chez le Satyre. Musset et Lamartine rendent leur solitude par un dialogue entre eux et leur âme de poète, Hugo l’expose en un monologue. On y trouverait presque le procès-verbal authentique de la naissance du monologue hugolien : Jean Valjean cédait
« à cette puissance mystérieuse qui lui disait : Pense ! comme elle disait il y a deux mille ans à un autre condamné : Marche !… Il est certain qu’on se parle à soi-même ; il n’est pas un être pensant qui ne l’ait éprouvé. On peut dire même que le Verbe n’est jamais un plus magnifique Mystère que lorsqu’il va, dans l’intérieur d’un homme, de la pensée à la conscience et qu’il retourne de la conscience à la pensée. C’est dans ce sens seulement qu’il faut entendre les mots souvent employés dans ce chapitre, il dit, il s’écria. On se dit, on se parle, on s’écrie en soi-même, sans que le silence extérieur soit rompu. Il y a un grand tumulte, tout parle en nous, excepté la bouche. Les réalités de l’âme, pour n’être point visibles et palpables, n’en sont pas moins des réalités ». Réalités… Il existe une réalité intérieure de Victor Hugo, comme il existe une situation extérieure de Victor Hugo. Ce sont deux puissants dieux.
Data fata secutus, et qui va en effet les suivre jusqu’au bout. Parmi ces destins, il y a précisément cette teinte sérieuse d’un arbre qui, à vingt-huit ans, sent déjà son automne à ses responsabilités, à ce poids intérieur que révèle la pièce liminaire, que précisent le second poème, À Louis Boulanger, et tant d’autres, la Rêverie d’un passant à propos d’un roi, Ce qu’on entend sur la montagne. Beaucoup des pièces du recueil sont adressées à quelqu’un, Boulanger, Sainte-Beuve, un neveu, un ami, la femme ou la fille du poète. Mais on remarquera combien elles semblent les concerner peu, passer au-dessus de leur tête, ne leur demander que l’occasion d’un monologue, manquer de cette interpellation et de cette prise directe qui chez Lamartine vont vraiment de l’homme à l’homme et maintiennent sur un poème les esprits d’un dialogue ; les deux morceaux les plus caractéristiques de ce monologue sont la Pente de la rêverie, et la Prière pour tous. La Pente de la rêverie a la même valeur de procès-verbal que la Tempête sous un crâne : procès-verbal, le 28 mai 1830, d’une vision totalitaire du monde, d’une hallucination de la plénitude, où l’histoire humaine est vue et sentie à la manière d’une cathédrale gothique, à la fois dans son ensemble et dans le détail indéfini de ses pierres sculptées. Par cette Pente de la rêverie, on entre à l’intérieur du poète comme on chemine dans les membres et dans la tête d’un colosse de bronze. Hugo y trouve pour la première fois son thème éternel. Trois moments, un jour de pluie, au printemps, dans cet appartement de la rue Jean-Goujon où il est allé chercher la campagne et la verdure. Ses enfants, Léopoldine et Charles, jouent dans le jardin, les oiseaux chantent, la Seine, Paris, le dôme des Invalides s’étalent. Voilà le premier plan, la première vie, le premier Hugo, familier. Puis ce plan s’efface. Un second lui succède : les amis, amis littéraires, amis peintres — soit l’école où il règne, le monde des lettres, des idées, de la gloire, cette famille selon l’esprit dans laquelle se fond la famille selon la chair. Tels sont les deux premiers Hugo, nature normale de poète, et qui se retrouveraient à peu près chez tout poète normal, qui ne sont pas du Hugo seul, qui en seraient même à peu près le contraire. Puis, brusquement, à une dénivellation, comme au sommet d’un col une face nouvelle de la terre, s’étale le troisième Hugo, le Hugo visionnaire, sans commune mesure avec les précédents, Hugo l’unique, Hugo seul, ou mieux Hugo peuple, Hugo peuplé, Hugo élément, un Hugo dans lequel les barrières physiques cèdent, l’écrou du corps et du cerveau se desserre, la représentation n’est plus obstruée par l’attention au fait, toute la mémoire d’un passé humain, présente derrière l’écrou, comme l’eau derrière la vanne, se répand, inonde, coïncide avec les siècles, les générations, les Solymes, les Tyrs, les Carthages, les Romes, et l’histoire humaine et la durée cosmique boivent comme une goutte d’eau la vie d’un homme. Ce thème du plan impersonnel qui succède au plan personnel reparaîtra dans la dernière pièce des Contemplations. Il est alors devenu, dans la solitude de l’exil la vocation quotidienne de Hugo. Mais cette vocation propre de Guernesey est présente dès les Feuilles d’automne, que Hugo a écrites de vingt-six à vingt-neuf ans, et où le prophète, le visionnaire débute. La Prière pour tous, banalisée pour avoir traîné ses fragments dans les recueils enfantins, s’allonge vers le même orient que la Pente de la rêverie. Si l’on compare aux odes des années vingt ce poème de 1830, et précisément parce qu’il semble appartenir à la même famille de sujets, on reconnaîtra le changement de climat, — les thèmes de Magnitudo parvi, Léopoldine, celle que Sainte-Beuve appelait la fille des Césars, prenant déjà, comme si elle était de l’autre côté de la tombe, figure d’intercesseur et d’ange entre son père pensif et la foule des vivants et des morts. Et sur quelle pièce, datée de novembre 1831, se terminent les Feuilles d’automne ? Vingt ans avant le coup d’État, sur la première pièce des Châtiments, la carte d’Europe animée, flamboyante, ruisselante de noms de villes devenus diamants pour la monture de la rime, peuples vengés, rois au pilori, marqués, armoriés à l’épaule, carcans, et le dernier vers notifiant la naissance de cette Muse.
La dernière pièce des Voix intérieures, achèvera sur le même profil le recueil de 1837. À la nouvelle Muse, à la Jeune Parque, qui sent son destin et qui veut sortir, aller, le doigt du poète dit : Reste encore, il n’est pas temps.
Pourrait depuis longtemps et ne veut pas encor !
Comme la Pente de la rêverie, c’est là, dans les quatre recueils des années trente, un poème cardinal, un poème-gond, sur lequel roule lentement la porte de la destinée hugolienne, et que paraphrase, par ailleurs, la préface du dernier recueil, de celui dont une pièce a popularisé le nom d’Olympio, dont le titre lui aussi indique un thème de dialogue inégal entre le passé et l’avenir : les Rayons et les Ombres. Ce portrait du poète idéal, tracé dans cette préface, le 28 avril 1840, c’est déjà le portrait même de l’auteur des Contemplations le portrait du poète de Guernesey.
« Il aurait le culte de la conscience comme Juvénal, lequel sentait jour et nuit un témoin en lui-même, le culte de la pensée comme Dante qui nomme les damnés ceux qui ne pensent plus, le culte de la pensée comme saint-Augustin, qui, sans crainte d’être appelé panthéiste, appelle le ciel “une créature intelligente”. »Juvénal et Dante sont de ces pré-Hugo qui se réincarneront dans l’exil de 1851, et dans William Shakespeare. Saint Augustin est désigné ici comme un génie précurseur du théologien de la Bouche d’ombre et de Dieu. Ce poète composé de Juvénal, de Dante et de saint Augustin, quelle sera sa mission poétique ? La trilogie épique de Guernesey.
« Ce que ferait ainsi dans l’ensemble de son œuvre, avec tous ses drames, avec toutes ses poésies, avec toutes ses pensées amoncelées, ce poète, ce philosophe, cet esprit, ce serait, disons-le ici, la grande épopée mystérieuse dont nous avons tous un chant en nous-mêmes, dont Milton a écrit le prologue et Byron l’épilogue : le Poème de l’Homme. »
« Rien de plus divers en apparence que ses poèmes, au fond rien de plus un et de plus cohérent. Son œuvre, prise dans sa synthèse, ressemblerait à la terre ; des productions de toutes sortes, une idée première pour toutes les conceptions, des fleurs de toutes espèces, une même sève pour toutes les racines. »
Admirables personnifications, comme celle de Proserpine dans les Contemplations ! Entre cet Apollon du poète et cette Isis du penseur, auxquels l’exil donnera leur structure et leur profondeur, il y a un hiatus, il y a l’absence d’un médiateur, d’un liant, d’un troisième terme, de ce qui eût fait à l’Assemblée l’orateur, dans le lyrisme familier le Lamartine, au théâtre le Dumas : l’absence de la Vénus charmeuse et du Mercure insinuant. Mais quel Apollon que celui de la Légende, quelle Isis que celle de Dieu !
Le poème à deux tours, la Notre-Dame de l’exil, qui s’achève par Ce que dit la bouche d’ombre et À celle qui est restée en France, apporterait en somme le même message que le poème à quatre tours des années trente, si tout de même deux éléments nouveaux, inattendus, excentriques, non donnés dans les destinées de 1840, n’étaient intervenus à Jersey, pour lever cette poésie au-dessus d’elle-même, la situer, dans la vie même, sur un seuil surhumain analogue à celui que Hugo, avec les Burgraves, avait cru trouver dans la scène : la mer et les morts.
Chez l’auteur des Châtiments ce n’est pas une gasconnade, puisque les Châtiments ont fait entrer le rugissement dans la poésie, et que ce rugissement de Jersey a pour basse et pour contrepoids le rugissement de la mer. Quelques pièces des Châtiments ont été écrites à Bruxelles. Mais leur torrent prophétique et leur tempête, leur nature physique, le volume de leur cri n’existeraient pas sans le dialogue et la lutte de la voix humaine et de la mer, pareils au dialogue et à la lutte de Jacob avec l’ange. L’exil a fait un Hugo plus ou moins manichéen, a imposé à l’auteur de la Bouche d’ombre, de la Fin de Satan, des Misérables, la présence du mal comme celle de la mer, ainsi que d’un élément encore, d’un élément qu’incarnent pour l’exilé le régime de décembre, la force au service du crime politique, le règne de Bonaparte, et devant les cris duquel l’exilé se sent les poumons assez forts pour rugir le bien. Le thème cosmique et métaphysique d’Ibo élève au carré le thème politique des Châtiments, la force du rugissement qui répond à la clameur aboyante. Avec la mer, les morts. En 1853, quand Hugo vient de terminer les Châtiments, Delphine de Girardin, en visite à Jersey, initie la famille Hugo aux tables tournantes. La première voix d’outre-tombe qui leur parle est celle de Léopoldine. Les morts de l’histoire suivent et mènent pendant des mois leur dialogue, en milliers de vers hugoliens, avec Hugo. La conscience de Hugo faisait les questions, son inconscient, télépathiquement, par l’intermédiaire de Charles et des siens, répondait. Cette explication naturelle, la vraie, paraîtra aussi surhumaine que l’explication surnaturelle. Les poèmes du sous-produit hugolien, attribués par Hugo aux tables, sont un phénomène unique dans l’histoire de la poésie, même de l’humanité. Hugo, lui, ne s’est jamais arrêté à une explication naturelle. S’il a mis fin aux séances et aux dictées, crainte de révolutions intérieures trop violentes (peut-être songeait-il à son frère mort fou, et à ses enfants ; seule, une folle, la filleule de Sainte-Beuve, devait lui survivre), il n’a jamais douté que les morts, que les voix de Dieu, que Dieu lui-même, ne lui eussent parlé. Il a écrit lui-même sur des photographies extatiques de lui : Victor Hugo causant avec Dieu. D’où les échos de ces causeries dans ses poèmes, le second tome des Contemplations, de Pauca meæ à Au bord de l’infini, livre de la mort et des morts. Le poète visionnaire est maintenant un poète habité, un poète-monde. Ses poèmes comme ses romans prendront, à son image, figure de mondes. Sa triple épopée et les Misérables seront des mondes. Comme la dernière pièce des Feuilles d’automne posait, prenant date, le premier jalon de la poésie satirique, les Burgraves, les poèmes épiques de 1845 avaient bien posé les premiers jalons de la poésie épique. Mais comment croire qu’elle eût percé, cette poésie, après 1853, tant de routes dans l’espace sans ce renfort, sans cette découverte et cette présence de la mer et des morts ?
Le verbe de saint Jean, c’est le Logos, non le mot. Mais Hugo seul avait droit à ce contre sens et à ce calembour. Il lui donne l’être, comme le Christ à Petrus petram.
« ce corps aéré de la voix », accumulent tragiquement et passionnément leurs corps pour exprimer l’incorporel. Il y a dix ans que Hugo a renoncé au théâtre, renoncé à projeter ses visions sur la scène qui n’a pu porter la vision des Burgraves. Mais, dans les îles, c’est lui-même qui devient un théâtre, c’est son monde intérieur qui devient un monde dramatique. Comme le dernier mot de Napoléon avait été Armée, Hugo eut dans son agonie de mai 1885 pour dernier vers :
Les œuvres poétiques d’après 1860, l’Année terrible, l’Art d’être grand-père ont fait à Hugo une gloire, dans le Paris des années soixante-dix : elles n’ajoutent à sa poésie qu’une digne vieillesse, comme le feraient les quelques pièces de la Légende qui sont de cette époque, s’il n’y avait pas le Cimetière d’Eylau et les Sept Merveilles du monde. Il est puéril de se demander si Hugo est ou non le plus grand poète de la langue. Mais on peut bien l’appeler, dans tous les sens du mot, le plus grand phénomène de notre littérature. Sa situation présente reste probablement, avec celle de Balzac (et pour les mêmes raisons, leur qualité de porteurs de mondes, leur figure d’atlantes, de pâtres promontoires au chapeau de nuées) la plus haute et la plus solide du xixe siècle. Son avenir sera en partie commandé par le morceau de paysage littéraire que le xxe siècle, quand il se sera écoulé, aura ajouté au massif du xixe siècle et des précédents, quand auront pris figure les modifications du rivage, les nouveaux promontoires et leurs nouveaux chapeaux. Ronsard a été déclassé au xviie siècle non seulement à cause de l’évolution de la langue, mais parce que le xviie siècle avait la force de faire autre chose, de le faire aussi bien, et que la méconnaissance, la perte de Ronsard, comme il y a la perte du Rhône, étaient une condition de cette réussite : un demi-siècle après la mort de Ronsard, se levait le Cid. Mais rien depuis un demi-siècle n’a menacé Hugo de ce bienheureux déclassement. Rien n’en menace le xixe siècle. André Gide a mis beaucoup de sens et de bon sens, dans le
« Victor Hugo, hélas ! »par lequel il répondait à une enquête sur le plus grand poète français. Opinion nuancée, juste et sincère d’un écrivain de la génération à laquelle il incombait d’obscurcir Hugo, comme la génération de Corneille avait obscurci Ronsard, et dont, en 1935, nous devons reconnaître, elle doit reconnaître, qu’elle ne l’a, hélas ! pas obscurci.
« Le rapin, dit-il, dominait en nous le poète, et les intérêts de la couleur nous préoccupaient fort. »Dans le temps comme en dignité, on ne lui enviera pas le titre de premier rapin des lettres françaises ; ce n’est pas rien. Il l’est par ses paradoxes. Du paradoxe évidemment un peu conventionnel et domestique, mais enfin qui a un style, une continuité, et qui est excitant, surtout quand on le recueille dans les propos de Gautier plutôt que dans ses livres, et dans ses articles, où il écrit sous l’œil du directeur et de l’abonné. Imprimé ou oral, il y a un Galtierana qui est encore cité, discuté, vivant. En matière de métier artistique et littéraire, il y a toujours un « Gautier disait que » qui excelle à accrocher une discussion, et en lequel subsiste peut-être le plus connu de l’artiste qui écrivit la valeur de cent volumes. Il l’est par sa bonne humeur, la manière si française dont il accorde l’enthousiasme et le scepticisme. Cette sympathie ironique avec laquelle nous parlons de l’école du Doyenné, c’est lui qui en a créé le style, dans Les Jeunes-France, tableau savoureux, amical et clairvoyant de la vie des jeunes romantiques d’extrême gauche, procès-verbal aussi de la liquidation du groupe. Avec le Daniel Jovard, des Jeunes-France, Gautier a créé un type littéraire plus solide et plus substantiel que les ombres découpées ironiquement et du dehors par Musset, les Dupont et Durand, Dupuis et Cottonet : vraie peinture, chez Gautier, avec la troisième dimension et le modèle. Il l’est par les idées. Gautier est le délégué du romantisme aux idées d’artiste. L’art se suffit, comme au temps de Malherbe. En 1830, à dix-neuf ans, Gautier publie son premier volume de vers, qui sont les vers d’un album d’artiste, impressions nettes, colorées, où rien n’outrepasse le cadre voulu, et qui tournent absolument, délibérément le dos à ce romantisme d’idées, à ce romantisme politique qui va déborder dans la grande transgression de Lamartine, de Hugo, de Vigny, même de Sainte-Beuve (ce Sainte-Beuve qui, lui, devient à ce moment Saint-Simonien et entre dans les sociétés secrètes). En plein soleil de Juillet, c’était chez Gautier un beau paradoxe que d’écrire :
« Aux utilitaires utopistes, économistes, Saint-Simonistes et autres qui lui demanderont à quoi cela rime il répondra : le premier vers rime avec le second, quand la rime n’est pas mauvaise, et ainsi de suite. — À quoi cela sert-il ? Cela sert à être beau. N’est-ce pas assez ? »Un système de vie, où la raison d’être de certains hommes, de certaines vocations, soit la beauté pour elle-même et par elle seule, Gautier l’a formulé dans deux romans, dont le premier fut célèbre et a eu des suites littéraires importantes : Mademoiselle de Maupin et l’Eldorado ou Fortunio. Comme le hobereau qui appelait Dieu le gentilhomme de là-haut, et au contraire en somme de Hugo pour qui le poète est Dieu, Gautier écrira :
« Dieu n’est peut-être que le premier poète du monde. »Il l’est par le style enfin. C’est un lieu commun que d’appeler le style de Gautier un style de peintre. Mais il y a là une limite aussi bien qu’une qualité. Gautier passe à bon droit pour l’écrivain romantique qui, après Victor Hugo, connaît le mieux la langue, en use avec la plus impeccable sûreté. Mais cette sûreté peut aussi bien s’appeler de la facilité, et une facilité dont il abuse quand il entre dans la description, dans une reproduction qui n’est pas créatrice, dans une fonction, comme il dit, de bon daguerréotype littéraire. Styliste, poète, romancier, voyageur, c’est toujours du côté de la création qu’il rencontre ses limites. Ajoutons que ce romantique peintre tente d’être aussi, comme ses contemporains, un romantique oratoire. Ses deux grands morceaux de poésie romantique, Albertus et la Comédie de la Mort, restent des monuments distingués, d’abondance souvent vaine, et d’éloquence refroidie. Dans le poème court, au contraire, Gautier excelle, par le pittoresque, la mise en valeur lumineuse et bien poussée moins des beaux mots que des mots justes, des qualités classiques à la Boileau. On ne s’étonnera pas que les peintres l’inspirent heureusement, que ses Terze Rime, son Ribeira et le Triomphe de Pétrarque soient de somptueux chefs-d’œuvre, que les vers rapportés d’Espagne, España, soient des morceaux fortement copiés de nature espagnole. Les Émaux et camées, petites pièces agréables et grêles, ont été longtemps l’objet de malentendus, et louées pour des qualités de plastique parnassienne qu’elles ne possèdent pas : simples cartes de visite bien gravées, cornées de temps en temps chez la Muse par un poète qui ne veut pas cesser les relations, il ne faut pas leur sacrifier le plein, le vif, l’aventureux de la vraie poésie de Gautier, celle de sa jeunesse. Gautier est grand et fort, mais en vers comme en prose, on en a vite fait le tour. Le peintre manque de musique et d’au-delà. Ce cercle d’idées limité aux lettres, à l’art, au noir sur le blanc, à la ligne et à la couleur, ne va pas sans automatisme, sans monotonie, sans tout-fait et sans prévu. Gautier est un bourgeois de la République des Lettres, le buveur d’apéritifs et le Homais du Landerneau littéraire. Nous le disons avec une conscience d’autant meilleure que nous voudrions qu’on entendit tout cela en termes d’éloge et de sympathie. À qui manquent le sens de Gautier, et de l’amitié pour Gautier, manque un certain quartier de bourgeoisie, de familiarité, d’habitude, de républicanisme municipal dans la République des Lettres.
« Malheur au théâtre français, s’écriait Geoffroy, quand un homme de quelque talent et connaissant les effets de la scène, s’avisera de faire des mélodrames. »Mais la Comédie-Française, alors très avancée et allante, sut flairer le vent théâtral mieux que l’Académie le vent poétique. Elle jouait le 11 février 1829 Henri III et sa cour, drame en prose, coupé hâtivement, avec un sens extraordinaire de la scène, dans l’histoire d’Anquetil, qu’Alexandre Dumas menait de découvrir. Le 24 octobre de la même année, elle représentait un Othello, en vers, d’Alfred de Vigny, qui était du vrai Shakespeare assez exactement adapté, et quelques semaines après elle ouvrait l’année 1830, avec Une fête de Néron, de Soumet et Belmontet, où un dernier acte à grand spectacle, un Néron matricide, jouant malgré lui le rôle d’Oreste comme Saint-Genest le rôle d’Adrien (le monde est petit) triomphe avec cent représentations. Il semblait déjà que le drame romantique eût son Britannicus, et Victor Hugo n’avait pas encore donné. Au théâtre du moins. Car depuis plusieurs années le livre, le théâtre publié servait de fourrier alerte à la scène.
« La nation a soif de sa tragédie historique », il exprime les idées du salon Delescluze, d’où sortent plus ou moins, de 1820 à 1827, l’Insurrection de Saint-Domingue de Charles de Rémusat, un Cromwell de Mérimée (non publié), le Théâtre de Clara Gazul de Mérimée en 1825, les Barricades de Vitet en 1826, les Soirées de Neuilly de Dittmer et Cavé en 1827, les Scènes contemporaines de Loève-Veimars et Rumier la même année. Le Cromwell de Hugo en 1827 appartient à ce théâtre du livre comme le Spectacle dans un fauteuil d’Alfred de Musset en 1832. Alexandre Dumas dira avec justice et une modestie inaccoutumée, de Henri III et sa cour :
« Je ne me déclarerai pas fondateur d’un genre, parce qu’effectivement je n’ai rien fondé. MM. Victor Hugo, Mérimée, Vitet, Loève-Veimars, Cavé et Dittmer, ont fondé avant moi, et mieux que moi. Je les en remercie : ils m’ont fait ce que je suis. »
« Elle me résistait, je l’ai assassinée », dont le spectateur et surtout la spectatrice emportent la flèche dans leur chair. Le théâtre romantique vivait alors d’antithèses. L’antithèse du banditisme et de l’honneur dans Hernani reste verbale et vide devant cette antithèse du « monde tel qu’il est » et de la passion, antithèse que le romantisme installe dans la littérature pour un quart du siècle, que liquidera Madame Bovary, et qui est la raison de la nouveauté et du triomphe d’Antony.
« un style trouvé ». Il faudrait modifier la définition de Buffon. Le style de théâtre est ici le mouvement que les actes mettent dans les paroles et les paroles dans les actes. Il a l’éclat, le mouvement, la rapidité de l’épée. Il lui est arrivé ce qui est arrivé au songe d’Athalie ou au récit de Théramène, mangés par le cliché et la parodie, dont il faut les nettoyer pour les admirer. Un connaisseur de style encore supérieur à Weiss ne s’y est pas trompé. C’est Victor Hugo. La Tour de Nesle a appris à Hugo qu’on pouvait faire du drame en une prose qui valait les vers, et la Tour de Nesle de 1832 lui inspira Lucrèce Borgia de 1833, sans compter Marie Tudor, autre très grande dame.
« Ah ! disait Dumas, si je faisais des vers comme Victor ou si Victor faisait le drame comme moi. »Le contraire de la tragédie classique, où ils étaient aussi deux, mais où chacun des deux régnait également dans les deux domaines. Comme Dumas essaye d’hugoliser dans Charles VII, Hugo essaiera dans ses drames en prose de dépasser Dumas sur son terrain. En vain. Le
Je suis ta mère, Gennaro !de Lucrèce Borgia, c’est le même explosif qu’
Elle me résistait…, avec cette différence que dans Lucrèce Borgia la poudre est mouillée. Tous deux s’acharneront, Hugo cherchera à avoir un théâtre à lui, et en 1848 Dumas réalisera ce rêve avec son Théâtre-Historique. Il est certain qu’il y avait dans les dix-huit ans de la monarchie de Juillet la place d’un Shakespeare français, romantique et moderne, lequel, en tombant du vraisemblable dans le vrai et du possible dans le réel, s’est cassé en morceaux. Le Roi s’amuse semble écrit exprès pour le briser sur le pavé. Mais Ruy Blas (1838) qui fut et qui est encore le principal succès dramatique de Victor Hugo, et les Burgraves (1843) en restent deux morceaux considérables, et les plus éclatants. Les invraisemblances de Ruy Blas ne l’empêchent pas d’être plein de mouvement et d’idées dramatiques, et son ive acte a créé pour un demi-siècle tout un style de la comédie en vers. Les Burgraves sont comme Hernani une grande date : celle où le public, qui attend depuis quinze ans le Shakespeare promis, prend acte de son absence sous cette armure surhumaine d’airain, de pierre, d’antiquité qui descendit, à grand bruit de vers éclatants, sur la scène du Théâtre-Français en février 1843, comme celle d’Éviradnus, mais qui ne vainquit pas, laissa le trône à une sagesse pratique et vulgaire, et rentra, comme Barberousse, aux solitudes. Le torrent de la poésie déchaîné dans Hernani s’agrandit ici à la mesure du Rhin, le son du cor devient celui d’une immense ballade germanique qui se résout en figures sans commune mesure avec la nature du théâtre. Les Burgraves, qu’on n’a jamais pu ranimer sur la scène, fût-ce celle d’Orange, tiennent dans le monde du Théâtre-Français une place monumentale. C’est un cénotaphe à la ressemblance des tombeaux de Charlemagne et de Napoléon, la cuve de porphyre où il n’y a rien que cette idée possible d’un Shakespeare romantique français, l’un de ces autels de pierre que fit élever Alexandre quand il fallut reculer et que la conquête de l’Inde lui fut refusée par ses soldats, c’est le Moscou de la grande armée du drame, l’acte enfin de démesure napoléonienne le plus authentique de Victor Hugo. Un peu plus, et l’on penserait au Nemrod de la Fin de Satan. Les morceaux du Shakespeare brisé ne sont pas du tout épuisés avec Dumas et Hugo. Vigny et Musset y ont leur part.
se cupit ante videri. Les nouvelles de Mérimée sont bien moins une Comédie ou une Tragédie ou une Idylle humaine que des Scènes de la vie cosmopolite, l’album d’un voyageur qui, comme Baudelaire, aurait vu partout le spectacle ennuyeux de l’immortel péché, si d’abord ce spectacle n’était retenu par Mérimée pour son divertissement et celui du lecteur, si ensuite Mérimée agnostique, que ses parents n’avaient même pas fait baptiser, ne restait étranger à toute idée du péché, qu’il arrive même, par un tour de force, ironique et volontaire, à éliminer complètement de sa nouvelle espagnole des Âmes du Purgatoire. La philosophie de la nouvelle de Mérimée reste celle du conte de Voltaire : les hommes sont des mécaniques tristes ou des pantins comiques ; idées, morale, sentiments sont relatifs au climat, à l’époque, aux usages, et les pages de Montaigne sur la diversité des coutumes fourniraient la graine de nouvelles à la manière de Mérimée. Le négrier Ledoux de Tamango, le lieutenant Roger de la Partie de trictrac, les Corses de Mateo Falcone et de Colomba, le José de Carmen, ont leur honneur et leur morale à eux comme le drapier de la rue Saint-Denis et le garde national. Des goûts et des couleurs… Or les goûts et les couleurs ce sont des manières de monuments historiques. Si on est inspecteur des monuments historiques et artiste, on en fera un admirable musée, et les nouvelles de Mérimée sont en effet un musée des passions humaines. Les passions c’est d’abord l’amour. Il ne semble pas que Mérimée ait eu beaucoup à se plaindre de l’amour. Mais il paraît bien que dans ses nouvelles il cherche à se venger de lui. Quelque figure qu’il prenne sous les climats divers, il ruine et tue l’homme. La nouvelle de Mérimée épouse presque toujours, comme celle de Maupassant, la pente d’une humanité qui se détruit, ou plutôt qui se détruirait si l’inspecteur des monuments, le conservateur du musée n’était là pour la recueillir, l’éclairer et vous en faire les honneurs. La société, les lecteurs et, dans ses quinze dernières années, la cour impériale, curieux de ces honneurs, abondèrent autour de Mérimée. Il eut la gloire, il réussit sa vie comme il réussissait son œuvre. Ses nouvelles n’ont pas bougé, leur prose, à la fois sans style et sans absence de style, a traversé, d’un élan sûr, la durée. Beaucoup plus que le roman de Balzac, elles ont arrêté un genre à un point de perfection, l’ont proposé à l’imitation. Mais c’est qu’il s’agit d’un genre plus court et plus tôt arrivé que le roman, d’un genre qui n’est pas un monde, et qui coïncide non avec un élargissement et une découverte du monde, mais avec une réduction, un classement et une utilisation du monde.
Mais brusquement les chefs romantiques se mettent à faire comme Ulric. C’est autour de 1834 que Victor Hugo devient l’amant de Juliette Drouet, Vigny de Marie Dorval, Musset de George Sand. Comme au temps des Méditations, ces amours ont de grandes conséquences littéraires, et aucun n’eut de conséquences plus célèbres que les amours de Lui et Elle. Le voyage d’amour en Italie, l’infidélité de George, les réconciliations et les ruptures, sont à l’origine des quatre Nuits, soit trois dialogues du Poète et de la Muse dans les nuits de Mai, d’Avril et d’Octobre et, dans celle de Décembre, dialogue du poète avec son double. Musset est resté longtemps « le poète des Nuits ». Il ne semble pas qu’il y ait lieu de réviser ce jugement. Si on a gardé (mais tous ne l’ont pas gardé) un sens pour l’oratoire, pour le développement, pour le vers parlé, clair et pressé comme la prose, illuminé de poésie à son faîte, comme la houle sous le soleil, on mettra les Nuits très haut. Si on veut suivre le conseil de Verlaine et tordre le cou à l’éloquence, il faudra étrangler les quatre cygnes sublimes.
« La nature sociale, qui est une nature dans la nature »écrit Balzac dans Modeste Mignon. Cette phrase contient la découverte, le génie, le roman et la clef de Balzac. Comme l’expose la lumineuse préface de 1842 à la Comédie Humaine, la matière de cette Comédie, soit la nature sociale, c’est la nature animale, plus quelque chose. «
L’État Social a des hasards que ne se permet pas la Nature, car il est la Nature, plus la Société. »La dualité des sexes ne joue que peu ou point en histoire naturelle, elle joue profondément en matière sociale. La nature sociale comporte en triple réalité des hommes, des femmes et des choses, soit de l’outillage, meubles, maisons, villes, modifications de la planète par l’homme. Les historiens, dit Balzac, ne nous ont que peu ou point représenté cette nature sociale. Balzac cite comme exemples, et comme ses précurseurs, ce qu’a fait l’abbé Barthélemy pour les Grecs, et ce qu’a fait Alexis Monteil dans son Histoire des Français des divers états. Walter Scott incorpora au roman une histoire des Écossais des divers états, et, dit Balzac, élevant le roman à la valeur philosophique de l’histoire, y a réuni à la fois
« le drame, le dialogue, le portrait, le paysage, la description, le merveilleux et le vrai, ces éléments de l’épopée ». Dans l’ordre du roman, c’est le roman de Walter Scott qui a appelé à l’être le roman de Balzac. Balzac en effet ne devient lui-même, ne naît au Balzacisme, qu’après avoir mis en roman à la Scott le sujet le plus scottien de l’histoire de France, la guerre de l’Ouest sous la Révolution, avec le Dernier Chouan, qu’il s’en va écrire à Fougères même, dans son décor, en 1827, et qui lui met la palette et le ciseau en main, l’assure de sa technique, l’établit dans la peinture des milieux et dans la concurrence à l’état civil.
« Obligé de se conformer aux idées d’un pays essentiellement hypocrite, Walter Scott a été faux, relativement à l’humanité, dans la peinture de la femme. »Il manque à son roman, avec la femme, la peinture des passions. Lacune que Balzac impute au protestantisme qui ne laisse rien de possible pour la femme après la faute. La floraison du roman anglais au xixe siècle nous conduit à nous douter que la cause est plus complexe. Il n’en demeure pas moins que d’un certain point de vue le roman de Balzac c’est l’entrée des femmes, et l’entrée vers les femmes. Qu’il y ait eu au xviie siècle liaison entre le roman et les femmes-auteurs, — qu’au xviiie la Nouvelle Héloïse ait déclenché au cœur des femmes un enthousiasme et un attendrissement torrentiels, que l’amour partagé des sexes ait fourni le pain ordinaire du roman, rien de tout cela ne diminue l’originalité avec laquelle Balzac a introduit dans le roman le monde autonome des femmes, et dans le monde des femmes, le roman. Sainte-Beuve l’a constaté, et, en partie parce que Volupté avait laissé les femmes indifférentes, il ne l’a pas pardonné à Balzac. Les romantiques lisaient des dictionnaires. Trois femmes bien plus âgées que Balzac et qui étaient la mémoire vivante, imaginative aussi, de la Révolution et de l’Empire, Mme de Berny et Laure d’Abrantès, plus tard Mme de Castries ont été pour lui les dictionnaires vivants, intelligents, tendres, perspicaces de leur temps. Sa recherche du temps perdu, sa présentation du temps actuel, l’exploration de la nature humaine se sont faites avec de nécessaires collaborations féminines. Comme la nature de Goethe, la Comédie Humaine a ses « mères ». Mais surtout elle a un Père.
« Quand j’ai été père, dit Goriot, j’ai compris Dieu. »Voilà un mot extraordinaire qui nous met aux sources de la création balzacienne. La présence de Dieu, le consentement à Dieu sont aussi évidents, aussi nécessaires, aussi absolus dans l’œuvre de Balzac, pleine comme un jour de la création, que l’absence, l’inexistence de Dieu dans l’œuvre de Proust, procès-verbal d’un monde qui se détruit. Concurrence à l’état civil est le terme extérieur et conventionnel qui implique, dans l’intérieur et dans le réel, la collaboration avec le Créateur, et cette Imitation de Dieu le Père latente dans la Comédie Humaine. Goriot est un vaincu de la paternité, parce que père selon la chair, père selon les individus, père selon l’égoïsme. Le terme de « Christ de la paternité », s’entend de sa passion, de ce que lui font souffrir les deux filles pour lesquelles il s’est fait victime holocauste. Il a aimé ses filles totalement, puissamment, esclave de leurs volontés et de leurs passions, et c’est pourquoi il meurt désespéré, détruit. Balzac écrit à Mme Hanska de Massimilla Doni, de Louis Lambert et du Chef-d’œuvre inconnu, qu’ils représentent
« l’œuvre et l’exécution tuées par la trop grande abondance du principe créateur ». Et l’insistance avec laquelle il a repris ce thème montre à quel point il éprouvait là un danger de sa propre nature. Pareillement chez Goriot la fonction humaine et morale de la paternité est tuée, elle aussi, par l’abondance de ce principe créateur, qui est pour l’homme un don terrible si une discipline n’intervient pour le réduire, le tenir et l’utiliser. Si la production de Balzac n’a pas mal tourné comme a fait celle de Goriot, si le principe créateur a fait vivre l’œuvre et l’exécution au lieu de les tuer, cela tient à ce qu’elles ont été sauvées par deux dons aussi extraordinaires chez lui que celui de la création : l’œuvre, sauvée par le don de spécialité, l’exécution sauvée par le don de volonté.
« Envoyez-les chercher par la gendarmerie, de force. La justice est pour moi, tout est pour moi, la nature, le code civil. Je proteste. La patrie périra si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair. La société, le monde, roulent sur la paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leurs pères. »La pension Vauquer n’a pas été seulement décrite et construite par Balzac comme un nœud d’humanité, mais comme un nœud ou un carrefour dans l’ordre de la spécialité. Vautrin et Rastignac y sont attirés, imposés par le même appel d’air que Goriot. Si on voit dans la paternité de Goriot un symbole de la paternité créatrice du génie, on en verra dans Vautrin l’énorme parodie satanique. Les substructions de la Comédie Humaine sont des substructions chrétiennes, celles d’un monde où le diable existe, où l’enfer existe. Entre les visions qui apparaissent avec Balzac dans l’univers littéraire il y a l’enfer social, les bas-fonds des capitales, les bas-fonds de la nature humaine, les bagnes. Le bagne a son héros comme l’enfer de Milton l’avait en Satan. Au moment de l’arrestation de Vautrin-Collin
« le bagne avec ses mœurs et son langage, avec ses brusques transitions du plaisant à l’horrible, son épouvantable grandeur, sa familiarité, sa bassesse, fut tout à coup représenté dans cette interpellation et par cet homme, qui ne fut plus un homme, mais le type de toute une nation dégénérée, d’un peuple sauvage et logique, brutal et souple. En un moment, Collin devint un poème infernal où se peignirent tous les sentiments humains, moins un seul, celui du repentir. Son regard était celui de l’archange déchu qui veut toujours la guerre ». Nous voilà dans le laboratoire de la spécialité. On aurait une vue profonde sur le système de la Comédie Humaine si l’on, mettait bout à bout, dans un Répertoire des thèmes balzaciens tous ceux où paraissent des images ou des réalités d’ange, depuis le poème angélique de Séraphîta jusqu’à César Birotteau, où le parfumeur est désigné, bizarrement, semble-t-il, comme un « ange », l’ange de la probité commerciale, comme Goriot est le Christ de la paternité. Être un ange, pur ou déchu, c’est être un archétype. Le don de spécialité se confond, de loin, avec le don de penser angéliquement.
« ne participait guère aux plaisirs et à l’éclat de cette vie qu’il n’aimait tant que par l’intermédiaire de ses héros de roman ». Comme Rastignac et Rubempré sont pour Vautrin ce que sont Anastasie et Delphine pour Goriot, on en dirait tout autant en ce qui concerne l’analogie de Balzac et de Goriot. Mais peut-être le délégué de Balzac serait-il aussi bien Rastignac lui-même, qui est exactement le contemporain de Balzac puisque le Père Goriot se passe en 1820, et que Rastignac a vingt et un ans, né en 1799 comme Balzac.
À nous deux !est le défi de Balzac lui-même à Paris. Sans parler de Louis Lambert, qui est autobiographique, César Birotteau, Balthazar Claës sont d’autres figures ou plutôt d’autres parties de Balzac. D’une manière générale un personnage de la Comédie Humaine est balzacien, dans ce sens personnel, lorsqu’il y figure comme témoin d’une volonté créatrice. Le premier ouvrage écrit par Balzac, c’est, à l’âge de quatorze ans, un Traité de la volonté qu’un de ses professeurs confisqua et détruisit. Il est remarquable que, chez les deux grands fondateurs et instituteurs de la littérature française, celui du théâtre et celui du roman, Corneille et Balzac, la critique reste en arrêt et en méditation devant un mystère et une mystique de la Volonté. Mais chez Corneille nous ne constatons qu’un résultat, une pointe éclatante dont la base et les origines demeurent dans l’ombre, tandis que chez Balzac, comme à l’intérieur d’une statue colossale, nous circulons du haut en bas d’une nature. D’abord la nature du romancier. Balzac manquait absolument de facilité et d’improvisation, portait ses œuvres dans sa tête pendant des années, les écrivait avec des efforts et une tension prodigieuses, accumulant les plans, les essais, les brouillons, les épreuves refondues. Si la volonté tient une telle place dans son monde, c’est d’abord qu’elle en occupait une dans sa fabrication de ce monde. Il a tout vu dans cette volonté dont il était si riche comme les mystiques voient tout en Dieu, dont ils sont pleins. Ensuite et par conséquent la nature de l’œuvre. Dans le Médecin de campagne, quand Genestas rencontre Benassis, il le regarde
« habitué par les rapports qu’ils avait eus avec les hommes d’énergie que recherchait Napoléon, à distinguer les traits des personnes destinées aux grandes choses ». Voilà une notation extraordinaire, qui pourrait être de Stendhal parlant de Napoléon, mais il est bien plus beau qu’elle soit de Balzac reproduisant Napoléon et fidèle à la devise qu’il avait inscrite sur la statuette de l’empereur :
« Ce qu’il a commencé par l’épée, je l’achèverai par la plume. »Comme Napoléon, Balzac a reconnu, recherché les êtres d’énergie destinés comme lui aux grandes choses. Il en a fait la Grande Armée du roman. Les personnages de Balzac ou tout au moins la plus notable partie d’entre eux, semblent faits avec des concentrations, des défaillances, des oppositions, des équilibres, de la volonté, comme les tableaux d’un grand coloriste avec le langage des couleurs, ou comme l’œuvre de Michel-Ange avec le langage des mouvements. C’est en fonction de leur force de volonté que les gens de lettres sont conçus et groupés dans ce roman de la littérature que sont les Illusions perdues, entre d’Arthez, le héros de la volonté d’une part, et d’autre part le journaliste Lousteau, ou le poète facile et féminin qu’est Rubempré, dont sa sœur Ève dit :
« Dans un poète il y a une jolie femme de la pire espèce ». Cette jolie femme, Balzac l’a reconnue dans le Canalis, c’est-à-dire le Lamartine, de Modeste Mignon, à cette réserve près que cette fois elle est de la grande espèce. Comment une volonté peut être brisée, c’est l’histoire du Colonel Chabert. L’équilibre mystérieux d’une volonté ordonnée et « d’arthézienne » d’artiste, d’une volonté dévoyée de reître, portées par le même arbre généalogique, ce sont les deux frères Bridau. Le niveau des volontés chez les trois Tourangeaux subalternes et honnêtes que sont les trois frères Birotteau, le militaire, l’ecclésiastique et le commerçant, montre trois épreuves du même être, de la même volonté, encadrée et disciplinée, modifiée de trois manières par des milieux différents (Birotteau I eût été sans doute un des héros de la première des Scènes de la vie militaire, les Soldats de la République). La déchéance de l’homme féminisé et dissous, Lucien de Rubempré, qui ne vit plus que par la volonté d’un autre, Vautrin, — lequel a pour fonction et mission d’avoir de la volonté pour deux — ne se comprend pleinement que comme un des épisodes centraux de cette épopée de la volonté.
« Nucingen et Birotteau, écrit Balzac, sont deux œuvres jumelles ». Il s’agit d’ailleurs ici de la Maison Nucingen écrite tout de suite après Birotteau pour pousser et achever la contrepartie. Henry Monnier a créé Joseph Prudhomme. Dans une bien curieuse lettre à Mme Hanska, Balzac juge que Monnier n’en a pas tiré un parti suffisant, que Prudhomme c’est tout le siècle, et il esquisse le plan de la pièce qu’il veut en tirer, de son Prudhomme à lui : car il le voit non dans le roman, mais sur le théâtre, où quinze ans après, en 1852, allait le mettre et le jouer Monnier lui-même. La comparaison entre le Prudhomme de Balzac et le Prudhomme de Monnier implique exactement les mêmes mesures et les mêmes contrastes que la comparaison entre leurs Employés. Il y a d’ailleurs dans le plan de Balzac quelque chose dont on demeure stupide. L’histoire de la famille Prudhomme y est à peu près celle de la famille Thiers. Rien n’y manque : les mines d’Anzin, les amours avec la belle-mère, et le garçon à marier s’appelle Adolphe. Or en 1830 le jeune et brillant ministre, l’élève et le favori de Talleyrand, n’a pas du tout ni dans son physique, ni dans son moral, cette figure de petit et grand Prudhomme que prendra pour la critique M. Thiers après 1871. Avec ses bottes de sept lieues on dirait que Balzac l’anticipe de quarante ans, comme il a d’ailleurs tout anticipé : hyperbole du génie constructeur. Les natures-mères de la Comédie Humaine planent, au dessus de la région où se forment les types littéraires et où Monnier crée Joseph Prudhomme. Balzac a pourtant créé un type, un seul : Gaudissart. Le nom de Gaudissart s’applique aujourd’hui moins encore au commis voyageur qu’au genre commis voyageur, hilare et farceur, devenu aussi rare d’ailleurs que celui de Tartarin chez les Méridionaux. Or il semble que, pour faire de Gaudissart un type, l’opinion ait dû le réduire à la dimension de la caricature selon Monnier. Le vrai Gaudissart, celui de Birotteau et de l’Illustre Gaudissart, est bien un personnage balzacien : un créateur, une force de la nature sociale, l’inventeur de la publicité moderne, et qui, s’il a pu être mystifié par les Tourangeaux comme Balzac lui-même l’a été par Monnier, reste un « as », il fait partie, comme les autres, de ce jeu d’as que Balzac tient dans sa main. La vision de la « faculté maîtresse » que le roman de Balzac a suggérée à la critique de Taine, cet investissement d’un caractère par une passion unique, l’avarice chez Grandet, la mystique de l’argent chez Gobseck, la paternité chez Goriot, la luxure chez Hulot, l’envie dans la cousine Bette, la collection chez le cousin Pons, ce sont autant de concentrations d’énergie qui, à un moment privilégié, s’expriment et se libèrent en volonté. Toutes ces natures passionnées sont des natures constructrices et, notons-le, tout autant que Vautrin et Claës des natures solitaires. La construction suprême est pour eux une construction dans la solitude, comme le monument le plus démesuré des hommes est une pyramide dans un désert. Solitude criminelle ou solitude angélique, également solitude d’une volonté gratuite, qui, sous la figure d’une passion, se prend elle-même, comme chez Corneille, pour son objet. Et peut-être ce parallélisme tient-il à ce que les deux fondateurs habitent la même solitude. Il y a certes les amours de Balzac, les vingt mille lettres de lectrices reçues par Balzac, la torrentielle conversation de Balzac, la canne de Balzac, exactement le contraire du Larvatus prodeo que Corneille aurait pu emprunter à Descartes. Mais, comme c’était peut-être le cas chez Corneille, les passions solitaires des héros balzaciens symbolisent avec une solitude de Balzac, avec la solitude nocturne de Balzac dans son atelier de vie, son centre de « spécialité », sa forge cyclopéenne. Dans les substructions de la Comédie Humaine il y a une crypte : Comédie Individuelle, volonté autonome, énergie pure, don gratuit du génie. Retenons le dialogue de Gobseck et de Derville dans Gobseck :
« Nous sommes, dans Paris, une douzaine ainsi, tous rois silencieux et inconnus, les arbitres de vos destinées. »Gobseck ou l’usurier, aussi riche et aussi dur que Grandet, parisien en outre :
« On ne va chez l’usurier que quand on ne peut aller ailleurs. »C’est pourquoi la quintessence de Paris se retrouve au café Thémis, près du Pont-Neuf : les usuriers s’y réunissent,
« image fantastique où se personnifiait le pouvoir de l’or ». Le génie créateur et intuitif de Balzac dépasse tout, transcende l’état civil, quand il fait de Gobseck, né en 1740 (quatre-vingts ans en 1820, burgrave de Paris) le fils d’une Juive et d’un Hollandais, et qui a été marin et corsaire vingt ans ; corsaire sur le globe passé, par une promotion qui est une alchimie, corsaire sur Paris, père, dans ce monde alchimique, de la courtisane Esther Gobseck par la même nécessité qui fait d’Eugénie Grandet la page blanche d’un autre registre de l’or, la fille du Saumurois formé par une autre avarice, l’avarice de la province française, dont la langue est aussi différente de celle de Gobseck que la langue du juif Nucingen l’est de celle du Tourangeau Birotteau, — la poésie et le symbole de la Peau de chagrin et des Études philosophiques abandonnant à regret Gobseck aux Scènes de la vie privée — et puis ce nombre des douze rois silencieux et inconnus de Paris… le treizième revient, c’est encore le premier, et c’est le seul : c’est Balzac. Quand Balzac a écrit le roman de la paternité, le Père Goriot dont il dit qu’il est
« si véritable que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi, dans son cœur peut-être », le romancier n’a été si grand et n’est descendu si profond que parce qu’il avait vu la paternité à travers la « spécialité », c’est-à-dire qu’il l’avait placée dans le monde des essences, fait coïncider avec Dieu créateur, avec la « patrie », qui appartient à la même espèce que la paternité et qui vivra ou mourra avec elle. Les éléments du Père Goriot que Balzac pouvait reconnaître dans son propre cœur, c’était la paternité qui le liait à la Comédie Humaine, c’est cette « bonté » dans laquelle Lamartine voyait le principal trait de sa physionomie, une bonté créatrice, au sens ancien du mot bon ;
« il n’y a rien d’égoïste dans ma vie, écrivait-il à Mme Hanska, il faut que je rapporte mes pensées, mes efforts, tous mes sentiments, à un être qui ne soit pas moi, sans cela je n’ai point de force ». Comme il lui fournit l’essence de la paternité, on ne comprendrait guère que le don de spécialité ne fournit pas à Balzac l’essence de la maternité. C’est le Lys dans la vallée. La Comédie Humaine impliquait la collaboration des femmes, une maternité du génie. Elle a l’une de ses origines en Mme de Berny, la Dilecta. Mme de Mortsauf ne ressemble pas précisément à Mme de Berny, mais elle incarne la maternité spirituelle de Mme de Berny. S’il eût été de la dignité d’Auguste Comte de lire des romans, on imagine que le Lys eût été pour lui un des grands livres de la religion de l’Humanité, le livre de la maternité spirituelle. Sainte-Beuve s’imaginait que le seul but de Balzac avait été de refaire Volupté. Nous ne dirons tout de même pas que le Lys soit à Volupté ce que les Employés sont aux bureaux et aux bourgeois d’Henry Monnier, mais enfin c’est dans la même voie qu’il faudrait chercher entre eux des rapports de hiérarchie. Le roman de Volupté appartient à la famille d’Oberman ; il exploite admirablement une aventure personnelle, mais comme l’œuvre d’Henry Monnier, il ne dépasse pas le cercle d’une intelligence critique. Le Lys dans la vallée y ajoute la dimension créatrice qui est une manière de dimension héroïque.
« J’écris à la lueur de deux vérités éternelles : la Religion, la Monarchie. »Il est exact que sous des influences familiales et féminines autant que par conviction, Balzac était à la fois légitimiste et (un peu comme successeur) admirateur de Napoléon, et qu’il pense la France monarchiquement. Mais, plus encore, bien qu’il n’ait pas la foi, il pense la Comédie Humaine, comme a été pensée la Divine Comédie, catholiquement. Balzac, pas plus que Saint-Martin, ne ressent le catholicisme à l’état d’ombre, de dilution, de parfum d’un vase vide. Il est ici à l’opposé d’un Chateaubriand et d’un Renan. Sa direction est au contraire celle d’un hyper-catholicisme, d’un catholicisme immodéré. Dans la préface de la Comédie, il renvoie le lecteur à la lettre de Louis Lambert
« où le jeune philosophe mystique explique, à propos de la doctrine de Swedenborg comme il n’y a jamais eu qu’une même religion depuis l’origine du monde », et il appelle Séraphîta
« la doctrine en action du Bouddha chrétien ». La Comédie n’adopte pas ce christianisme moyen mis en faveur à la fois par Chateaubriand, par des « prêtres éclairés » et par l’éclectisme, mais au contraire un christianisme éternel, plus intense, un foyer brûlant, mystique et paradoxal des religions, centre d’où les aperçoit, les reconnaît et les classe le don de spécialité. Balzac ne dirait pas comme le vers de Voltaire que chacun dans sa foi cherche en paix la lumière, mais : que chacun dans sa foi jouisse de l’intégrale lumière. Dans sa foi et aussi dans son métier. Pour le maître en sciences sociales que se déclarait Balzac
« le christianisme, et surtout le catholicisme, étant, comme je l’ai dit dans le Médecin de campagne, un système complet de répression des tendances dépravées de l’homme, est le plus grand élément d’Ordre social ». L’ordre social ne fait qu’un avec l’ordre du monde, Balzac ne tient la religion pour une police que parce qu’il la tient d’abord pour) une mystique. La Comédie Humaine est, elle aussi, et d’abord, une Divine Comédie. Balzac est plein de Dieu, avec bonne humeur et santé, spontanément, j’allais dire effrontément, parce qu’il est plein d’être. Il se connaît Comme un passage de Dieu, dans son énergie créatrice, à travers une matière rebelle, non seulement à travers les passions, mais à travers une Passion. Balzac conviendrait avec Descartes que Dieu est d’abord Volonté, avec Bergson que Dieu n’agit pas facilement, que la vie, la pensée, la création, sont des pentes à remonter. Il n’y a pas de point de vue d’où la comédie humaine nous apparaisse plus intelligible que du point de vue de Dieu. Aussi est-ce un grand contresens en matière de balzacisme que de prendre la Comédie Humaine par l’autre bout, celui de sa matérialité. Balzac le dit, et même l’excuse :
« En me voyant amasser tant de faits et les peindre on a imaginé, bien à tort, que j’appartenais à l’école sensualiste et matérialiste, deux faces du même fait, le panthéisme. Mais peut-être pouvait-on, devait-on s’y tromper. »Deux générations de critiques s’y sont en effet trompées. Le matérialisme de Balzac c’est un lieu commun de Sainte-Beuve, et le roman de bonne compagnie s’est épuisé à lui donner une contrepartie « idéaliste » ; la génération de 1850 a fait de Balzac le chef de file de la littérature sensualiste et « brutale » avec réprobation chez Weiss, avec admiration chez Taine. Les manuels de littérature ont gardé cette consigne. C’est un point de vue complètement épuisé. Brunetière déjà dans la seconde phase de ses opinions sur Balzac l’avait déclassé. On n’en trouverait aucun reste dans la critique contemporaine, de Curtius à Bellessort. C’est que le monde de la Comédie est le plus vaste que l’art ait créé, et qu’il est difficile de tenir sous un seul regard, de comprendre sous nos idées du jour et de la nuit cet empire sur lequel le soleil ne se couche pas. Une fois reconnues les idées mères, celles qu’explique le don de spécialité, l’image la moins incomplète qu’on puisse donner de ce monde consisterait à regarder la vocation de Balzac comme une tentative de la nature, à moitié manquée comme toutes les tentatives de la nature, pour incarner en France un siècle, le xixe . Comédie Humaine, oui, mais qui se manifeste dans les limites d’une Comédie Française et d’une Comédie Séculaire.
« Une génération, écrit-il à Hippolyte Castille, est un drame à quatre ou cinq mille personnages saillants. Ce drame, c’est mon livre. »Il a réduit ce nombre à peu près à un millier, mais un millier d’êtres représentatifs, plus précisément encore saillants. Ou plutôt rendus saillants ou typiques par l’art du romancier, qui fait du saillant comme Rembrandt en tant qu’alchimiste d’une lumière. Pas plus que Rembrandt, Balzac ne prend le saillant ou le typique tout faits, tels qu’ils sont exposés à la lumière. Pour Saint-Simon (le plus balzacien des écrivains français avant Balzac, comme Proust sera le plus balzacien après Balzac) les personnages saillants de sa Comédie de Versailles sont ceux dont la saillie est constituée officiellement par l’ordre politique qui gravite autour du roi, les saillants sont les importants. Entre le duc de Saint-Simon et Balzac, tout se passe comme s’il y avait une transition dans la génération antérieure à Balzac : celle du prophète de la société nouvelle, le comte de Saint-Simon. La parabole qui valut à Saint-Simon un an de prison au moment où Balzac écrivait ses premiers livres annule l’ordre de cour dans lequel vivait son ancien cousin pour lui substituer un ordre représentatif de la nation en travail. Les mille réformateurs de Saint-Simon qui sont des chefs, mènent aux mille de Balzac qui sont des types. Il faut à cette évocation ce que Balzac appelle dans cette même lettre les ressources du conte arabe, les secours des titans ensevelis. Il s’agit là des personnages souterrains, géants, qui sont dans le bon et le mal comme les personnages d’un tableau dans l’ombre et la lumière. Plus loin que la parabole de Saint-Simon, la parabole de Balzac va chercher ceux qui réunissent et serrent des nœuds de force dans les ténèbres, êtres d’argent, de passion et d’action : les Vautrin, les Grandet, les Gobseck, les Nucingen. Puis ceux qui s’élèvent à ciel ouvert, les Marsay, les Rastignac qui, dans les Scènes de la vie politique, devaient faire partie d’un des derniers ministères de Louis-Philippe, le premier comme président du Conseil, le second, ayant épousé Mlle de Nucingen, comme sous-secrétaire d’État. Ils auront leur belle fortune sous le Second Empire. Puis les types de la vie et des passions, la montée et la descente des hommes et des femmes, l’opposition des natures complémentaires, Cet inventaire des situations humaines qui semble fait par un homme de loi attaché à l’inventaire des fortunes. Mais toujours ce contraste des titans ensevelis et des dieux lumineux, des obscurs et des radieux, qui, les premiers portant les seconds, gouverne toute la Comédie et dont le type serait fourni par des couples tels que l’antiquaire et Raphaël de la Peau de chagrin, ou Vautrin et Lucien de Rubempré, ou Goriot et ses filles ; et tout se passe comme si le vrai et pur titan enseveli était Balzac dans sa nuit de travail.
« J’ai tâché de donner une idée des différentes contrées de notre beau pays », le contenu pittoresque de la phrase reste au dernier rang. Ce qui importe c’est ce que la suite éclaire :
« Mon ouvrage a sa géographie comme il a sa généalogie, et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits comme il a son armorial, ses nobles et ses bourgeois, ses artisans, et ses paysans, ses politiques et ses dandies, son armée, tout son monde enfin ! »Comme celle de la France elle-même, cette géographie a ses pôles, la vie privée et la vie publique, la vie de province et la vie parisienne, la vie matérielle et la vie mystique. Entre ces pôles, des routes qui sont les romans, dans leur histoire et leur durée. La Comédie comporte toute une géographie routière : les routes en hauteur, qui sont celles de l’ascension et de la dégradation sociales, les routes en longueur et en largeur, qui sont celles des provinces à la capitale. La géographie routière en hauteur (qui va jusqu’à la mystique de Dante, puisque pour l’auteur de Séraphîta les destinées sont des épurations) ne pourra être faite que sur le terrain, ou plutôt dans l’air, avec des observations de détail. En voici un exemple : on sait que Balzac a voulu faire de Mme de Beauséant le type de la grande dame. Il ne paraît pas à la majorité des lecteurs du Père Goriot qu’il y ait réussi. La lourdeur et la pédanterie de ses conseils à Rastignac lors de ses débuts dans le monde, son
« Nous autres femmes… », entre pour beaucoup dans le reproche que la critique académique fait à Balzac de « ne pas savoir faire parler les duchesses ». L’ascension de Rastignac paraît commencer à l’aide d’une poulie mal en point. Mais tout cela redevient vrai et singulièrement émouvant quand on songe que Balzac n’a pas inventé ce ton, que ce sont là les leçons, que c’est là le style des leçons qu’il a reçues de Mme de Berny, et qu’il a dû redemander à d’autres. La géographie, routière en hauteur de Balzac est faite de son expérience d’une vie, de l’expérience de sa vie, toujours sous pression d’une immense ambition. Pareillement sa géographie routière dans les autres dimensions. Stendhal l’avait peut-être précédé dans son intuition et du couple et de la circulation Paris-province. Mais il ne l’a pas précédé dans sa matérialité, sa géologie, son écriture aussi bien de la province française que de Paris. La province de Balzac, le Paris de Balzac, de quel poids ces mots restent-ils substantiels aujourd’hui !
« avec Shakespeare et Saint-Simon le plus grand magasin de documents que nous ayons sur la nature humaine ». Mais on se tromperait encore beaucoup si l’on ne voyait dans la Comédie Humaine que document humain. Comme la Divine Comédie elle est un jugement. Elle a comme la Divine Comédie, son Enfer, son Purgatoire et son Paradis, soit les passions matérielles, l’épuration morale, la spécialité spirituelle. Il y a peu de personnages de Balzac qu’on ne puisse ranger dans l’un de ces trois étages. Ainsi Pierrette et les Illusions perdues sont en partie des romans sur la formation des cadres. Ils servent au moins autant que Z. Marcas (qui semblait à Gambetta et à ses amis prophétiser les « nouvelles couches » du discours de Grenoble) à éclairer la formation de ce personnel des intérêts, des légistes, des « tarets » triomphants, qui se trouvera à pied d’œuvre après 1830 pour Cointet, des Illusions, futur ministre du commerce, et pour Petit-Claud, d’Angoulême, qui deviendra
« le rival du fameux Vinet de Provins et de Perrette ». La fortune de Vinet qui s’est élevée sur le martyre de l’orpheline Pierrette, prend dans Balzac, une force extraordinaire de symbole, et le mot qui termine Pierrette n’est pas une clause de style ou une conclusion banale :
« Convenons entre nous que la Légalité serait, pour les friponneries sociales, une belle chose si Dieu n’existait pas. »On ne peut pas dire que, malgré les refontes successives de Louis Lambert, le Livre mystique soit une des parties les plus réussies de la Comédie ; mais il est peu de titres qui y aient été exigés plus impérieusement que celui-là. Au risque d’une redite, ne terminons pas ce regard sur la Comédie sans en indiquer la flèche. Restent les questions techniques, technique du roman, technique du style. Balzac n’était pas toujours libre de donner à ses romans les dimensions qu’il voulait : les contrats avaient leurs exigences. C’est pourquoi la Comédie abonde en parties de remplissage. Mais il faut regarder les ensembles. Le fond de la technique de Balzac est la technique de Walter Scott qui, par les romantiques et lui, a régné sur le roman français jusqu’en 1850 : peinture solide et lente des milieux, expositions longues, intrigues fortement nouées, tantôt ralenties, tantôt précipitées, dialogue naturel et aussi littéraire, plus de puissance que de verve, et les qualités du conteur le cédant généralement à celles du romancier. Les Contes drolatiques n’étaient pas seulement une gymnastique de la langue, mais une gymnastique du récit qui n’a pas donné à Balzac tous les résultats espérés. On sait quelles mailles le style de Balzac eut à partir avec les puristes. Le « Balzac écrit mal » n’est pas seulement une tenace tradition universitaire, mais aussi un point de départ de la réaction de Flaubert et de l’écriture artiste. Cette question ne se pose plus guère. Le style de Flaubert a eu aussi ses ennemis et l’écriture artiste son déchet. Le style de Balzac est un style de travail et de mouvement, qui est accordé au travail et au mouvement de son atelier de romans. Il tourne le dos à l’analyse et à la narration de Stendhal et de Mérimée, il appartient à la tradition oratoire et synthétique. Quand Balzac écrit à son amie qu’il a voulu écrire le Lys dans la vallée dans le style de Massillon, ce qui lui a donné une peine inouïe, nous comprenons fort bien ce qu’il veut dire et la famille de style français dont il se réclame. Une force de la nature prend nécessairement un style de flux, un style de marche. La marche de Balzac dans son style est moins onduleuse que celle de Massillon, moins impeccable que celle de Rousseau, moins savante que celle de Chateaubriand, moins glissante que celle de Lamartine dans sa prose (le vrai successeur de Massillon celui-là !). Il s’avance dans un piétinement de chevaux et d’hommes en marche, puissant et non musical. Et l’oreille elle-même finit par reconnaître que c’est la Grande Armée qui passe.
« Mes idées pensent pour moi. »George Sand pourrait dire que ses romans pensent pour elle. Mais quand ses romans pensent, ils oublient de vivre. Les romans socialistes comme le Compagnon du Tour de France et le Péché de Monsieur Antoine ne sont plus supportables. Elle n’écrit plus alors ses romans dans l’atmosphère tropicale de l’exubérante poésie romantique, mais sur un sol ingrat, dans des corons d’idées pauvres, habités par Michel de Bourges et Ledru-Rollin. Pour échapper à cette fadeur, il lui faut émigrer ; le mysticisme historique, l’idéalisme wilhelm-meistérien de Consuelo et de la Comtesse de Rudolstadt révèlent encore toute la puissance de cette imagination romancière, et de bons juges, qui les ont ouverts par hasard, les lisent encore aujourd’hui avec admiration.
« Hommes noirs, d’où sortez-vous ? — Nous sortons de dessous terre », et Cousin avait dit à la tribune de la Chambre des Pairs :
« Je me déclare l’adversaire de cette corporation : il m’en arrivera ce qui pourra ! »Eugène Sue écrivit dans le Juif errant le roman de ce que pouvaient les Jésuites, et qui était, comme on disait en 1830, ogival et catapultueux. Ce fut d’ailleurs le journal de la bourgeoisie éclairée, le Journal des débats, qui publia en feuilleton le Juif errant. Il est évident d’autre part qu’Eugène Sue savait fabriquer un roman, et que le génie de la suite au prochain numéro n’a jamais été poussé aussi loin depuis Schéhérazade. Mais si, dans Dumas-Maquet, nous continuons à être amusés par ce qu’ils écrivent, avec Eugène Sue nous ne nous amusons plus guère que de celui qui a écrit et de ceux qui, de numéro en numéro, l’ont suivi. Le Second Empire supprime en fait le roman-feuilleton, en établissant une taxe de cinq centimes par exemplaire sur tout journal qui en publie ; il reprend sous la Troisième République, où il occupe, toujours florissant, les bas-fonds de la littérature. Dumas et Sue ont marqué au moins dans la littérature en créant des types comme d’Artagnan et Gorenflot, Pipelet et Rodin, et l’influence des types de Sue sur ceux des Misérables est certaine.
« pathétique élémentaire par le pain et le sel »dont Lamartine avait rêvé un épisode en vers sous le titre des Ouvriers. Lamartine, évidemment n’est pas un romancier. Mais c’est un grand poète épique, qui a vécu en quarante ans une vie que l’épopée du moyen âge avait vécue en trois siècles, soit le passage de l’épopée au roman épique, du vers à la prose, non par volonté du nouveau, mais par déficience, par ralentissement d’une roue qui cesse de tourner, par vieillissement d’un genre qui déchoit en mécanisme et en facilité.
« légende écoutée à la porte de l’histoire », comme les romans de l’auteur de Waverley. Avant de faire du bon Walter Scott, Hugo, à vingt ans, en fait du mauvais avec Bug-Jargal et Han d’Islande. On est d’ailleurs au plein de la brève mode du roman terrifiant, et Bug et Han, résolument, en sont. Mais Notre-Dame de Paris, qui est de 1831, réalise un des modèles du genre, dans les limites du genre, et avec ses lacunes. Les limites, les lacunes du roman historique, ce sont le défaut d’humanité, les attitudes conventionnelles des personnages, prétextes à récits bien faits, à costumes exacts, à décors éclatants. Les personnages de Notre-Dame, Esmeralda, Frollo, Quasimodo, Phœbus, Louis XI, ont exactement le même genre de réalité costumière que les personnages d’Ivanhoé. Mais d’autre part Notre-Dame, contemporaine de Delacroix, est peut-être le chef-d’œuvre littéraire de la peinture historique. La cathédrale de Paris, le Paris du xve siècle, la Cour des Miracles, le Palais, cela déploie, dans la prodigalité de la toute-puissance, les moyens illimités de la peinture, du dessin, de l’eau-forte. De nombreuses Notre-Dame, illustrées par les meilleurs artistes romantiques et successeurs, ont paru du vivant de Hugo. Aucun de ses illustrateurs n’arrive même à approcher l’étonnant album du poète. Chef-d’œuvre de peinture des milieux, Notre-Dame est un chef-d’œuvre de style, une des créations de la prose française, et souvent un chef-d’œuvre de l’art du récit. Avec ses présences et ses absences, elle est restée le roman-type du romantisme.
« Je suis et ne puis qu’être désormais extraordinairement malheureux. »Il y eut trois visages successifs de ce malheur et de ces tourments.
« Je leur apprendrai ce que c’est qu’un prêtre ! »On songe au mot de Saint-Cyran :
« Voilà six pieds de terre où l’on ne craint ni M. le Chancelier ni personne. »Et dans un certain sens puissant, redoutable et solitaire, il y a en effet deux hommes en France qui ont montré ce que c’était qu’un prêtre, Saint-Cyran et Lamennais. Lamennais l’a montré en 1817 contre la société, en 1826 contre les évêques, en 1834 contre le pape. Il a fait voir ce qu’est un prêtre seul, un prêtre séparé, un prêtre sans Église. Et le plus grand service que lui doive l’Église, c’est précisément celui-ci, qu’il lui rendit pendant vingt ans, et que son exemple lui rend encore après sa mort :
« Tremblez, disait Bossuet, au seul mot de séparation. »
« Je veux être enterré au milieu des pauvres et comme le sont les pauvres »que Victor Hugo a voulu son triomphe funéraire dans le corbillard des pauvres. Le prophétisme des Paroles d’un croyant avait préfiguré les Châtiments. George Sand a écrit sinon sur Lamennais du moins autour de lui le roman de Spiridium, qui fit une forte impression sur Renan. Nous touchons à l’autre clerc breton. Les deux plus grands écrivains qu’ait fournis au xixe siècle la formation cléricale, Lamennais et Renan, ne sont pas demeurés dans l’Église. Les grands journalistes catholiques ont été des laïques. Il est resté aux clercs l’éloquence, laquelle agit fortement, mais se défend mal contre l’oubli.
« La Société est nécessaire. Donc la religion chrétienne est divine, car elle est le seul moyen d’amener la société à sa perfection. »Mais son don oratoire de Bourguignon est équilibré et nourri par une vie intérieure, vivace et ardente. Né en 1802 il connaît de cœur le mal du siècle romantique, il en reste le délégué dans l’Église. Il institue le dialogue entre l’Église éternelle et ce mal. Le dialogue, c’est ce qu’on appelait autrefois la conférence.
« L’incomparable auteur de l’art de conférer », dit Pascal de Montaigne. Lacordaire, maître de la conférence, plutôt que du sermon, a rendu, semble-t-il, à ce terme tout son sens ancien, autant qu’il peut être rendu par un monologue et au nom d’une autorité. Il a conféré l’Église au siècle. Ce sont les auditeurs qui font les prédicateurs, a dit Bossuet. Les auditeurs de la monarchie de Juillet, les romantiques, ont fait leur prédicateur, qui s’est adressé non à l’homme, ni au dévot, ni à la dévote, confessionnels et conventionnels, mais à l’homme de son temps tel qu’il était, tel qu’il l’avait senti en lui, tel qu’il l’avait combattu ou aidé en lui. Dans le métal de cette éloquence, il y a bien des éléments discutables, démodés, artificiels, mais il y a aussi la présence de cet or : les fragments épars de confessions, dont les exigences du genre oratoire n’éloignent qu’à regret Lacordaire. Tout cela n’est pas une raison pour le relire beaucoup, trop lié à son temps et aux nécessités urgentes de l’action oratoire. Ses oraisons funèbres, ses hagiographies factices de saint Dominique et de sainte Madeleine, nous désignent, hélas ! les conventions comme le pôle opposé aux confessions, et qui les équilibre trop. Mais il a un don : celui des formules. Il est peu d’orateurs dont on puisse citer autant de phrases frappées en médaille, d’antithèses saisissantes et de définitions lumineuses.
« C’est là et nulle autre part que j’ai reçu d’abord la vive impression de l’histoire. »
« sans faits, sans dates, sans noms ». Et Royer-Collard qui contrôla toujours avec une clairvoyance terrible les disciples qu’il avait émancipés, disait plus tard du ministre ce qui était déjà vrai de l’historien : « Ce qu’il a appris le matin, il semble le savoir de toute éternité ». Seulement, il ne faut pas oublier que Guizot se levait très matin, et qu’il savait beaucoup. Il n’apprit pas seulement l’histoire en l’enseignant, mais en lisant un nombre considérable de textes historiques, et surtout de mémoires, en dirigeant chez les libraires les grandes collections où ces textes étaient publiés et traduits. C’est appuyé sur des fondements solides que, par ses deux séries de cours, ceux de 1820 et ceux de 1828, il installe dans l’histoire une date, un acte, une œuvre. Une date. Il a fait descendre dans l’histoire générale cet art et ce système staëliens des Considérations, qui ne sont autre chose que le principe de l’intelligibilité des faits, des catégories de l’esprit appliquées au divers de la durée historique. Ainsi faisait en Allemagne, à la même époque, Hegel, avec plus de génie créateur, mais avec un moindre sens du réel. L’Histoire du système représentatif, les Essais sur l’histoire de France, l’Histoire de la civilisation en Europe, ce n’est pas, comme la Philosophie de l’histoire de Hegel, l’histoire de l’Idée, mais c’est l’animation et le classement de l’histoire par quelques grandes idées, celle de la féodalité, celle du gouvernement représentatif, celle de la classe moyenne, celle de l’équilibre entre les poussées de l’association et de la liberté. Il y a encore, à l’Académie des Sciences morales, une Section de l’Histoire générale et philosophique. Nous ne savons plus guère ce que c’est. Mais si Guizot, dans cette chaire de la Sorbonne qu’il occupe, avec des interruptions dues à la politique, de 1812 à 1830, n’a pas créé le mot, il a donné l’exemple de la chose, il l’a établie avec une véritable puissance d’institution. Un acte. Homme politique, Guizot n’a pas séparé l’histoire du passé qu’on expose, et l’histoire à vivre, à faire, à continuer. Il a demandé à l’histoire des instructions pour le présent. Comme il y avait la Doctrine du trône et de l’autel, il y eut pour lui la doctrine de la chaire et du pouvoir. Quand la chaire lui manqua, le divan des doctrinaires le suppléa, Royer-Collard au milieu, Guizot et les Broglie à côté de lui. Les Doctrinaires ont une doctrine de gouvernement fondée sur une certaine conception très sérieuse de la nature humaine, où le jansénisme de Royer s’accorde avec le calvinisme de Guizot et la religiosité de Necker, — sur une certaine idée de l’histoire de France, conçue comme une marche vers un libéralisme éclairé, surveillé, — sur une sympathie admirative pour les institutions anglaises, une fidélité genevoise à une sorte de doublet anglo-français de la sagesse politique. La révolution de Juillet, conçue strictement comme un 1688 français, fournira le couronnement, la confirmation puis la maison mère de ces vues. La Révolution de 1848, comme en 1877 le 16 mai, révéleront un malentendu entre ce groupe et le pays, rendront sensible dans ces idées une part étrangère, moitié d’outre-Jura et moitié d’outre-Manche, et que le Français moyen n’assimile pas. Une œuvre. Si les Leçons du grand doctrinaire ont vieilli, c’est qu’elles ont été absorbées, assimilées dans ce qu’elles avaient d’assimilable. Mais il peut rester de lui cette grande Histoire de la Révolution d’Angleterre commencée en 1827, quand l’actualité lui désignait le mieux ce sujet (qu’il préparait d’ailleurs depuis plusieurs années par les traductions des Mémoires anglais de cette époque) et qu’il n’acheva qu’après 1848. D’une belle intelligence politique, elle abonde en narrations fortement déroulées, en grandes scènes à la manière classique. De Thou s’y trouverait de plain-pied.
« L’un des grands regrets que je puisse éprouver aujourd’hui, c’est de penser qu’il me faudra peut-être mourir sans avoir lu dans Thiers l’histoire de notre immortelle campagne de Russie. Seul en effet, l’historien véritable et sérieux des armées de la Révolution et de l’Empire saura rapporter d’une manière complète et impartiale, et sans tomber dans le roman, cette grande phase de nos victoires et de nos revers. Que pouvons-nous raconter, nous autres acteurs partiels de ce long drame ? »Quand Thiers entra, en 1863, au Corps législatif comme député de l’opposition, le message de l’Empereur aux Chambres le salua comme
« notre grand historien national ». Et après 1870 une partie de son prestige souverain lui vint de sa grande œuvre historique. Cette gloire ne s’est pas maintenue. On l’a décrété ennuyeux et poncif. Des études de détail l’ont ruiné sur bien des points. Et l’on a épuisé sur son style sans éclat ni ligne le vocabulaire du mépris. Ce décri est injuste. Comme tableau d’un règne, l’histoire de Thiers n’a pas été remplacée. Ni surtout comme histoire de l’État par un homme d’État. Thiers avait dix-huit ans en 1815. Il a connu familièrement les hommes du premier Empire. Une partie de ces hommes formaient les cadres, dont il était, de la monarchie de Juillet. Il a eu l’accès d’une immense documentation écrite et orale. Il a abusé des récits de bataille, mais ce sont les civils qui se moquent de ses récits et non les militaires. En ce qui concerne le gouvernement et la politique de l’Empereur, Thiers n’est pas un historien en chambre : il sait ce que sont les affaires, la diplomatie, l’administration, les bureaux. La clarté qu’il répand sur son sujet ressemble à la clarté que répandaient ses discours’, et si c’est une clarté destinée aux ignorants, ce n’est pas une clarté d’ignorant. On peut sourire des gens qui aujourd’hui diraient n’avoir rien à apprendre dans Thiers. L’Histoire du Consulat et de l’Empire a vieilli en somme dans la même mesure que l’ouvrage de Sorel : c’est un vieillissement historique normal, qui ne saurait en détourner le lecteur intelligent. Quand on pense que l’œuvre napoléonienne de Frédéric Masson avait détrôné de son rayon de bibliothèque l’histoire de Thiers pour les générations d’avant-guerre, on n’est plus tellement fier de leur appartenir. Thiers tout de même a manqué remarquablement de génie. Dans cette équipe des trois historiens nés, les deux Aixois en 1796 et 1797, le Parisien en 1798, tout le génie est allé à ce dernier, Michelet.
« Même esprit critique en Franche-Comté ; ainsi Guillaume de Saint-Amour, l’adversaire du mysticisme des ordres Mendiants, le grammairien d’Olivet, etc. Si nous voulions citer quelques-uns des plus distingués de nos contemporains, nous pourrions nommer MM. Charles Nodier, Jouffroy et Droz. »Mais ces hypothèses, ces fantaisies, donnent le branle. Supposer de l’ordre, un ordre, entre des choses qui ne se précèdent ni ne se suivent naturellement, c’est souvent préparer les voies d’une science. Cependant ce n’est pas à une science que le Tableau prépare les voies, c’est à des
« vérités littéraires, c’est-à-dire vagues »(le mot est de Taine lui-même), celles dont Taine fera une des armatures de sa critique. Laissant le « moment » à l’Histoire, le Tableau crée une composition de la « race » et du « milieu ». Le tableau de la Champagne, dans La Fontaine et ses Fables, l’un des morceaux les plus brillants et les plus lus qu’ait écrits Taine, sorte d’introduction littéraire à sa méthode, vient authentiquement de l’école de Michelet. Pareillement le Tableau, par l’intermédiaire de la Champagne de Taine, a engendré plus ou moins la Lorraine de Barrès. Quand Lavisse mettait très haut les pages sur la Lorraine, dans Un homme libre, et y voyait un grand morceau de psychologie historique, c’était un peu parce que Lavisse reconnaissait ici la graine de Michelet, la progéniture de ce Tableau dont lui aussi avait subi si fort le rayonnement. Cela même qui, avec Lavisse avait passé dans l’œuvre des professeurs, produit, par Barrès, une immense postérité, toute littéraire, dont nous sommes. Un tableau de l’œuvre de Michelet devrait être écrit comme le Tableau de la France lui-même, avec la même vue de complexité, le même voyage à la découverte dans une œuvre immense où il peut y avoir des parties irritantes, ou absurdes, mais où, pas plus que dans l’œuvre de Victor Hugo, il n’y a de parties mortes. La Bible de l’Humanité ne nous donne-t-elle pas l’idée d’une immense critique humaine, à la fois littéraire et historique, qui eût été à celle de Sainte-Beuve ce que la chaîne des Alpes est à la ligne de coteaux modérés ? On lit peu ce que Michelet a commencé de l’Histoire du xixe siècle. Et pourtant quel livre révélateur que les Origines des Bonaparte ! Au-dessus il y a ces Origines du droit français qui sont comme le mont Beuvray de l’Histoire de France. Il existe certes un Michelet délirant, celui des Jésuites, de la Sorcière, de la Femme. Mais la tétralogie de la Mer, de la Montagne, de l’Oiseau et de l’Insecte abonde en pages miraculeuses. Il importe qu’elle ait été écrite par un historien, que la liaison de l’histoire de la nature et de l’histoire de l’homme ait été faite et sentie par un tel poète. Comme celle de Hugo et de Balzac, l’œuvre de Michelet reste un climat, un élément et un aliment, où l’on voyage moins qu’on n’y va pour se renouveler ou s’imprégner, comme à la montagne ou à la mer.
« Je ne pense pas, mes idées pensent pour moi. »À ses risques et périls elles ont aussi raconté l’histoire pour lui, en attendant de la faire avec lui, et quoique aucun des deux métiers ne fût le leur. La même année 1847, commençait à paraître la troisième des Histoires qui appelaient si impérieusement une nouvelle révolution, celle de Louis Blanc, auteur déjà du long pamphlet qu’était l’Histoire de dix ans. L’Histoire des Girondins n’est pas girondine, mais l’Histoire de la Révolution de Blanc est absolument montagnarde : elle avance comme une marche à la montagne, d’une ardente conviction, d’un grand style, mais déclamatoire et démodé. De cette histoire, et de toute une littérature de gauche et d’extrême gauche, parmi laquelle il faudrait citer le Napoléon antibonapartiste de Lanfrey, sortent plus ou moins en filets souterrains, des sources pérennes d’idéalisme et de mystique républicains, qui reparaîtront à la lumière vingt ans après 1848, donneront sa mystique au radicalisme de la Troisième République.
« Nous ne sommes pas à l’école — Je suis toujours à l’école, répondit le vieillard : j’y étais hier encore en écoutant mon adversaire, M. Jaurès. »Sainte-Beuve était de cette race. Et pourtant, comme M. Jourdain, à l’école, il regrettait de n’y avoir pas encore assez été. Dans les beaux articles où il transmet ses pouvoirs à la « jeune critique » — c’est Taine qu’il désigne par là — il l’envie d’avoir pu se donner un fond épais de connaissances philosophiques et scientifiques, dans un couvent laïque, à l’âge où lui, vivant dans le monde, courait, faisait l’article. Ce qu’il a acquis ces années-là, est pourtant bien plus fécond, plus vivant, mieux doué de vitamines, que cet acquis des grands normaliens. Il fait campagne, vers 1830, dans une jeune école, parmi les généraux de vingt-cinq ans de cette armée de la Révolution romantique : campagne dans la poésie, campagne dans le roman, campagne dans l’amour. Les amours de Sainte-Beuve et d’Adèle Hugo l’ont marqué, et ont marqué dans la littérature, presque aussi fortement que les amours de Venise qu’a connues Musset, ou celles de Balzac et de Mme de Berny. Plus loin, elles ont marqué dans la critique, dans le génie et dans les dessous de l’esprit critique en France. De Hugo à lui, Sainte-Beuve a senti ce que c’est que l’inégalité entre les êtres, quelle est la différence du lion au renard, et ce que le Connais-toi ! de l’esprit critique lui commandait d’abdiquer, et quelles compensations, quels bonheurs furtifs l’intelligence lui réservait, et le dualisme éternel des natures littéraires, le débat de Neptune et de Minerve au fronton de l’éternel Parthénon. Le Barrès de l’Homme libre parlait avec colère de ceux qui veulent sacrifier la jeunesse de Sainte-Beuve à la maturité du lundiste. Sainte-Beuve l’eût approuvé. Il se résigna mal à la vocation et à la gloire solide dans lesquelles il fut précipité par une fortune qui ne l’avait pas consulté. Il souffrit de n’être que le délégué du public auprès des maîtres, de ne pas se sentir maître et créateur. Il éprouva assez peu par le dedans la portée et la force de sa critique créatrice. Il connut plutôt cette faculté critique à l’état de refoulements : refoulements d’un poète, d’un romancier, d’un moraliste.
« Werther carabin et jacobin »comme disait Guizot, que Julien Sorel lettré qui allait bientôt chercher en Mme Victor Hugo une Mme de Rénal : chronique de 1830 ! Les Poésies de Joseph Delorme, auxquelles sont jointes des Pensées en prose d’une merveilleuse finesse, méritent de rester chères à une certaine jeunesse, donnent raison à Barrès. Le Livre d’Amour, autre journal, celui de son amour pour Adèle Hugo, va plus loin encore que Joseph Delorme. Mais dans les Consolations et les Pensées d’Août, le style en copeaux et rocaille de son vers martelé sans harmonie rebuta décidément. Sainte-Beuve parlait mal la langue poétique de son temps, manquait d’oreille ; Lamartine, Hugo, Musset le condamnaient automatiquement à l’échec. D’un romancier. Volupté est le roman d’un Oberman cultivé et parisien, et surtout d’un critique, d’un témoin, d’un frôleur, d’un voluptueux d’épiderme, qui rôde indéfiniment autour des demeures, des amours, des énergies, de l’action et de la vie où il n’entrera pas. Son poids de vie intérieure vaudra toujours à ce livre, dans chaque génération, quelques douzaines de fervents (le côté d’Amiel). Le style est d’une harmonie composite et travaillée, de même que celui des vers de Sainte-Beuve, mais en prose il trouve la voie libre, et neuve. Nous ne nous étonnons pas qu’Amaury se fasse prêtre en 1830, comme il serait entré à Port-Royal en 1650. Sainte-Beuve serait le plus « clérical » des grands écrivains du xixe siècle, si Renan n’existait pas. Il entre chez les auteurs comme il a pu pénétrer dans le cœur des femmes, par son génie de confesseur. Plus que de poète et de romancier, sa vocation, à laquelle la critique le ramène par un détour, est d’un moraliste. Il se connaît lui-même de la substance dont sont faits les grands moralistes français, de Montaigne à Chamfort. La grandeur de sa critique, moins qu’au poète mort jeune, tient à cette tradition du moraliste venu de loin, et qui va loin. Voilà le sel antique, autochtone, qui a fait incorruptible cette critique hebdomadaire, et qu’on trouve à l’état natif dans les blocs de tant de Pensées, depuis celles de Joseph Delorme jusqu’à celles des Cahiers. Autant et plus qu’une vue sur la littérature, qu’une enquête sur les auteurs, la critique de Sainte-Beuve doit être tenue pour une enquête sur l’homme et sur les femmes, et sur lui-même, et sur les autres, et sur les natures d’esprits, et sur l’esprit de la nature humaine. Tout le contenu humain des lettres françaises aboutit à cet humanisme, comme le monde des sons, des mots et des rythmes aboutit à Victor Hugo. Le moraliste en Sainte-Beuve est encore supérieur au critique : celui-ci s’est souvent trompé, celui-là non.
« qui n’ont pas été au bout de leurs promesses et qu’aussi la gloire publique n’a pas consacrés »; 3º Le vulgaire. Or, de la première classe, il n’y en a que trois : Lamartine, Hugo et Béranger. Musset n’appartient qu’à la deuxième, et Vigny n’est pas nommé, à plus forte raison Gautier. Gautier se confessait un jour : « Dire que j’ai cru à Pétrus ! » Il était excellent d’avoir cru quelques années à Pétrus Borel : il est bien grave d’avoir cru toute sa vie à Béranger. Sainte-Beuve n’a jamais, dans toute son œuvre, cité le nom de Gérard de Nerval qu’une fois, en écrivant le verbe ronsardiser ; et en ajoutant :
« comme disait l’aimable Gérard de Nerval ». Il a salué les débuts de Banville, mais il a refusé d’écrire un article sur Baudelaire. Il a rendu justice à Marceline Desbordes-Valmore, mais d’abord parmi des Tastu et des Blanchecotte. Il est encore plus grave qu’il ait passé à travers le roman, qu’il ait vu de très haut Balzac et Stendhal, comme des fabricants qui ne sont pas de son monde littéraire. Il a mieux parlé de Flaubert et de Fromentin. Mais enfin il ne lui est jamais arrivé de précéder, d’appeler de loin l’opinion. Ajoutons qu’il est de l’Académie en 1844, cinq ans avant les Lundis. Or l’Académie est une place déplorable pour la critique des contemporains. La règle de la maison l’oblige à ne parler de ses confrères qu’avec componction : il loue la poésie de Pierre Lebrun qui a son article dans les Lundis, descend à Viennet. Et qu’on lise dans les Lundis l’article triste ou plutôt le triste article sur la Poésie et les poètes en 1852… Mais il ne faut pas surfaire la gravité de ces erreurs, limites ou petitesses. Même quand il est injuste envers les hommes ou qu’il se trompe sur les valeurs, Sainte-Beuve reste un grand critique, moins d’idées que de pensées :
« Où classer, écrit-il, un écrivain chez qui on est sûr de ne rencontrer jamais ni la pensée élevée, ni la pensée délicate, ni la pensée judicieuse ? »Il est le critique des fauteurs qui sont parce qu’ils pensent. En dire du mal, dans le pays de Descartes, porterait malheur. Il n’est pas souvent de mauvaise foi, et s’il se trompe il ne cherche guère à tromper. C’est tout de même gagner dans la connaissance de Hugo, de Lamartine, de Balzac, que de savoir comment et pourquoi ils sont antipathiques, pour une partie de leur génie, à de grandes natures littéraires. Même quand elle n’est ni juste ni judicieuse, il est rare que la critique de Sainte-Beuve sur ses contemporains manque d’un certain pouvoir éclairant. Quelle critique d’ailleurs si étroite, si inique soit-elle, qui ne pousse d’un côté ou d’un autre sa pointe de vérité, lorsqu’elle est aiguisée par la malveillance ? N’oublions pas non plus à quel point il avait souffert d’avoir pratiqué, étant jeune, la critique contraire, cette « critique des beautés » qui était devenue, autour de Hugo, une critique publicitaire. La page de Heine sur le sultan du Darfour et son crieur l’avait cruellement blessé. Il avait cette marque à effacer comme Vautrin, même au vitriol. Les limites du jugement de Sainte-Beuve sont des limites naturelles et elles circonscrivent, comme celles de la France, un pays harmonieux. Le cas de Baudelaire, qui aurait dû être son poète, et à qui l’homme arrivé refusa son audience, reste exceptionnel. Le tragique, pour Sainte-Beuve, pour ce moraliste, cet analyste, ce grand classique, fut de vivre parmi des natures d’écrivains qui personnifiaient ses impossibilités. D’abord ceux qu’il appelait les forts de la halle, Hugo, Balzac, Dumas.
« J’admire aussi très volontiers la puissance, mais il faut pour cela que je sente avoir affaire à la véritable puissance de l’esprit, et non à je ne sais quelle force purement robuste de santé et de tempérament. Lequel a plus de valeur, Gengis-Khan traînant à sa suite toutes les hordes de l’Asie, ou M. de Turenne à la tête de trente mille hommes ? »Ensuite les auteurs à cœur innombrable, les natures de sentiment, d’illusions et de charlatanerie, fils et filles de la femme, les impossibilités de l’intellectuel, Lamartine
« le plus sublime et le plus charmant des sots », George Sand
« un écho qui double la voix », Michelet
« nature de cuistre qui fait le pimpant ». — Enfin les décoratifs et les oratoires, la surface sociale, la croûte littéraire, l’autorité officielle, les « régents » de 1830, Villemain, Guizot, Cousin. Deux natures d’esprit étaient de sa famille, celle des moralistes et du xviiie siècle : Stendhal, d’abord. Mais le sens de la province et celui du cosmopolitisme manquaient complètement à Sainte-Beuve, et cet académicien choisissait ses relations. Stendhal par son ton impertinent lui déplaisait autant que lui déplaisait Gautier par le souvenir du gilet rouge. Ensuite Mérimée, mais avec celui-ci il eût donné plus qu’il n’eût reçu :
« Mérimée se retient trop : il est trop exempt par système, il l’est à la longue devenu par nature. »Sainte-Beuve reste, dans la société des esprits, un célibataire soupçonneux. On peut maintenir qu’exception faite de coups de pouce volontaires et forcés qu’on retrouvera jusque dans les Lundis (par exemple avec l’article sur Fanny) Sainte-Beuve exprime avec justesse et finesse son goût, et le goût moyen des honnêtes gens, et d’eux seuls, au cours d’une et même de deux générations sur lesquelles il n’est ni très sensiblement en avance ni manifestement en retard. Il s’est rendu compte de bonne heure que la température tropicale du romantisme ne lui permettait pas de jouer auprès des chefs de file le rôle d’un Boileau. Mais dès le début il s’était entièrement abstenu devant les manifestations romantiques à la fois les plus éclatantes et les plus discutables : celles du théâtre. Le théâtre de Hugo et de Dumas, a été pour lui comme s’il n’était pas, et la bataille d’Hernani s’est livrée en dehors de son horizon. De la poésie romantique il n’a pas été un critique-prophète, mais un critique éclairé. Il a contribué à attirer Marceline Desbordes-Valmore au rang qu’elle devait occuper. Il a sonné la diane du romantisme avec le xvie siècle. Il a sonné sa retraite en 1843 avec la Fontaine de Boileau. Dans la mesure où le romantisme peut se comparer à la révolution politique de 1830, il en a été le Guizot. Cette génération a été la dernière qui, malgré des émeutes momentanées comme celles des ateliers et des Jeunes-France, ait comporté des ordres réguliers et solides, où le ton ait continué à être donné par la masse moyenne des honnêtes gens, ces honnêtes gens auxquels s’agrègent les romantiques quand leur entrée à l’Académie indique que l’école est assimilée. Sainte-Beuve se tient obstinément dans la littérature classée, dans ce quartier des gens bien chez qui il laisse, comme carte de visite d’une hospitalité de château, cette Fontaine de Boileau. Le salon de Mme Récamier a pour lui plus d’importance que les cénacles, et le portera à l’Académie à quarante ans. De là un gauchissement très prononcé de sa critique. Non seulement le théâtre en est exclu, car le théâtre commande une pratique spéciale, où l’on doit prendre le tout venant et parler de tout le monde, où l’on ne choisit ni les auteurs, qui vous sont imposés, ni la salle, dont il faut comprendre l’optique. Mais encore une question considérable se pose après 1830, un Sphinx devant lequel Sainte-Beuve ne s’est point senti l’esprit, les forces et l’audace d’un Œdipe, le roman, qui bouleverse les hiérarchies consacrées, se pousse au premier plan, questionne et inquiète les honnêtes gens autant que les honnêtes femmes. Du côté du roman, ce suffrage universel de la littérature, Sainte-Beuve a trouvé ses limites comme Guizot du côté du peuple. Il n’a pas compris la révolution. Il n’a pas suivi. Il a dit de ce tiers état, avec méfiance : « Qu’est-ce que c’est ? » La critique des contemporains, chez Sainte-Beuve, c’est, en tout temps, la critique sans Balzac, et à partir de 1837, la critique sans Victor Hugo : horrible et large plaie que l’on fait à la pauvre haie. Mais qu’importe qu’elle soit sans Balzac, si elle est d’un autre Balzac, si elle est une Comédie Littéraire de la France ?
« Dégagé de tout rôle et presque de tout lien, observant de près depuis bientôt vingt-cinq ans les choses et les personnages littéraires, n’ayant aucun intérêt à ne pas les voir tels qu’ils sont, je puis dire que je regorge de vérités. »Ce sont ces « vérités » sur la génération de 1820 qu’il va servir, après 1849, aux lecteurs du Constitutionnel. Laissons de côté la question de l’envie, le péché capital dont on accuse généralement Sainte-Beuve. Mais en 1849 les grands poètes romantiques, qui avaient tous à peu près cessé de produire, pouvaient donner l’impression d’un groupe en liquidation. Il était même heureux qu’ils la donnassent, puisque cela ne pouvait qu’encourager la génération qui avait vingt ans en 1848, et lui permettre de tabler sur du neuf, de faire du neuf. Et les poètes romantiques ayant, comme leur père Chateaubriand, prétendu être des guides politiques, il apparaissait avec évidence en 1849 que cette ambition avait échoué, avait été une des causes de la Révolution de 1848. Cette Révolution
« catastrophe immense dont nous faisons tous partie et dont nous sommes tous les naufragés »écrivait Sainte-Beuve en 1850, les esprits justes la considéraient maintenant comme un malheur, et l’infanterie, ou la garde nationale bourgeoise de ces esprits justes était faite précisément des lecteurs du Constitutionnel. L’impopularité de Lamartine avait commencé. Il y avait un monde, un public, pour lequel le terme de poète était devenu dérisoire. Sainte-Beuve ne pouvait tomber jusque là, mais l’investiture de Véron, les vingt-cinq ans qui l’avaient fait regorger non seulement de vérités, mais de rancunes, le mouvement public qui le portait, cela-même qu’on attendait de lui, allaient faire plus ou moins du Sainte-Beuve des Lundis un chef de réaction antiromantique. Et, ce qui est plus grave, de réaction antipoétique. Évidemment, dans tout le cours des Lundis, Sainte-Beuve s’acquittera du nécessaire envers les poètes, les introduira avec bienveillance, surtout s’ils sont de second ordre et s’ils peuvent être introduits contre quelqu’un. Il découvrira même Théophile Gautier quand il s’agira de soutenir la candidature académique d’un romantique rallié, lui, à l’Empire… Mais sa malveillance contre Lamartine et Vigny ne désarmera pas. On sait son malaise et sa réticence devant Baudelaire. Et nous résumerons tout en l’irréparable de ces deux points : d’abord l’absence de Victor Hugo, exilé, pour les raisons qu’on sait, des Lundis ; et puis, dans l’article du 28 janvier 1850 sur Alfred de Musset, cette prévision :
« Que restera-t-il des poètes de ce temps-ci ?… Un des poètes dont il restera le plus : Béranger… »Deux mois après, les Mémoires d’outre-tombe sont complètement sacrifiés à René. Il y avait chez Sainte-Beuve un bourgeois qui devait se sentir chez lui au Constitutionnel. Et l’auteur de Port-Royal finit quelque peu dans la peau de Béranger, ce que nous ne lui reprocherons pas trop, vu que ce fut presque le cas de Renan lui-même. Sauf ces réserves, et d’autres (et il n’y a pas de beuvien sans réserves) les Lundis sont l’œuvre du plus sûr liseur qui ait existé. Dans les auteurs des trois siècles, de Rabelais à Lamartine, on peut être certain que la citation qu’il choisit est la meilleure, le trait qu’il retient le plus typique, et il faut avoir passé dans un sujet après lui pour voir qu’à la manière des anciens, il s’est levé le plus matin, a cueilli les plus beaux fruits. Et puis, il ne faut pas que le terme des Lundis nous fasse oublier celui des Causeries. La plume à la main, Sainte-Beuve est en effet le grand causeur de notre littérature, aussi agréable que Voltaire, aussi fort que Diderot. Il le savait bien quand, se débarrassant, le vieux serpent, de ses peaux successives, romantisme, catholicisme, sentimentalisme, mysticisme, il se découvre pour sa forme dernière et plus vraie l’esprit analytique et la sensibilité du xviiie siècle. Qu’importent alors les « théories » qu’on lui a prêtées ou par lesquelles il a caractérisé un moment ou une coupe de son éternelle mobilité ? Physiologie, histoire naturelle des esprits : ne laissons pas ces étiquettes se coller sur lui ; magicien et non théoricien ; réfléchissant, et non pensant ; promeneur et non professeur ; douteur et non docteur ; fils de Montaigne, le plus authentique du xixe siècle. Mais, sous la causerie et l’esprit, toujours, le sérieux et le substantiel : jamais, comme dans Montaigne ou Diderot, de la pensée pour l’amusement, ni un jeu gratuit. Ses erreurs, comme les leurs, nous instruisent. Ses lacunes ne nous gênent pas, puisqu’elles sont comblées par ses successeurs. Par lui, et par lui seul, la critique est devenue la dixième Muse, il y fallait d’ailleurs un poète, le passage du poète. Descendant le plus authentique de Montaigne, Sainte-Beuve est comme lui un homme-dialogue. Dialogue de Montaigne et de Port-Royal, dialogue du xviiie et du xixe siècle, de la raison classique et des liaisons romantiques. Un dialogue avec des partis pris et des affirmations, des amours et des haines, mais toujours maintenu à l’état de « causerie » non seulement avec le lecteur, mais avec soi-même, d’interrogation devant des problèmes sans cesse renouvelés. De ce point de vue, les Nouveaux Lundis ne paraissent pas si inférieurs aux premiers. Sainte-Beuve ne fut peut-être pas tout à fait le sénateur des Lundis, mais enfin les Nouveaux Lundis sont bien des Lundis de sénateur. L’histoire, la politique, en tirent des lumières nouvelles, la pensée du critique littéraire mûrit en pensée de critique social. Il est beau qu’il ait terminé sa vie d’écrivain, à peu près, avec un livre sur Proudhon, sur un dernier dialogue, d’une singulière élévation entre le bourgeois lettré, héritier de lettres, et l’écrivain peuple.
La Génération de 1850
« Je tourne beaucoup à la critique, dit Flaubert dans une lettre de 1854. Le roman que j’écris (Madame Bovary) m’aiguise cette faculté. »Mais surtout l’esprit critique occupe la critique proprement dite, lui donne une valeur, une portée et une fécondité hors de pair. On est frappé et instruit par le contraste, sous le Second Empire, entre l’absence, à la Chateaubriand, de Victor Hugo sur ce qu’il appelle son rocher, et la présence de son contemporain Sainte-Beuve, du jardin de Sainte-Beuve, qui dès 1850 est devenu le Sainte-Beuve des Lundis. Il acquiert cet apanage, cette souveraineté incontestée d’un genre, qui est si rare dans l’histoire littéraire. Et ses successeurs croissent sous ses yeux : c’est Renan et c’est Taine.
« sublime farceur »et écrivait (pour lui-même bien entendu) :
« Les hommes comme Guizot, les doctrinaires et leurs disciples, et en général les phraseurs et les philosophes de tribune, perdent la France. »Sainte-Beuve, qu’ils avaient relégué au second plan, prend, sous le Second Empire, une revanche d’observateur critique et de naturaliste des esprits, contre ces phraseurs et philosophes de tribune. Surtout il fait école auprès des jeunes gens qui réagissent contre la phrase et la tribune, les Taine et les Renan. Mais cette réaction contre l’équipe des professeurs est œuvre de nouveaux scolaires et nullement d’antiscolaires. La génération qui a vingt ans en 1850 sort des mains de ces professeurs. Elle a fait de bien meilleures études que la génération romantique, laquelle avait reçu, dans les premières années du Consulat et de l’Empire, une éducation de pièces et de morceaux
« confus mélange, dit Sainte-Beuve, où les restes des anciennes connaissances s’amalgamaient à des fragments de préceptes, débris incohérents de tous les naufrages ; on faisait la liaison tant bien que mal, moyennant une veine de phraséologie philosophique et philanthropique à l’ordre du jour ». Avant de former des élèves il avait fallu que l’Université de Fontanes formât des maîtres. C’est seulement à partir de 1825 que les collèges, les séminaires aussi (réorganisés par l’Église en même temps que l’Université par l’État) donnent à l’ensemble de la jeunesse une forte formation humaniste, meilleure encore qu’avant la Révolution, et qui durera tout le xixe siècle. La génération qui en bénéficie est dès lors celle qui naît vers 1830 et qui a vingt ans en 1850. Elle ne ressemble pas à la génération des grands autodidactes romantiques. Elle a eu non des maîtres de hasard, mais des équipes de maîtres. La monarchie des professeurs, le régiment de Cousin, ont élevé des remplaçants et des adversaires. Quand la révolution naturelle des âges et la révolution politique coïncident pour amener à la lumière, vers 1850, la nouvelle génération active, il est naturel que de fortes et vivantes parties de cette génération se trouvent dans les rangs de la jeunesse normalienne. L’École Normale n’était-elle pas la fille aînée de l’Église laïque des Régents, le séminaire de la cléricature cousinienne ? L’importance de la grande, de l’unique génération normalienne de 1848-1850 vient de là. C’est la grande génération des élèves qui passe, comme sur un pont, sur la génération des grands professeurs. Ces normaliens sont des jeunes gens qui savent beaucoup et le premier d’entre eux, Taine, passe pour tout savoir. Ils sont ambitieux, ils désirent et ils connaîtront la vie. Ce n’est pas un hasard si l’un d’entre eux, Planat, fonde la Vie parisienne. Laissant tomber l’oratoire et le transcendant du romantisme, ils sont d’autre part la première génération intellectuelle qui découvre Stendhal et Balzac, qui les digère comme système de vie et d’expérience des hommes. La cloche du réveil, rue d’Ulm, dit à ces jeunes bourgeois ce que le domestique du comte de Saint-Simon avait ordre de dire chaque matin à son maître : « Levez-vous, Monsieur le Comte, vous avez de grandes choses à accomplir. » Les consignés du jeudi et du dimanche ont droit à un livre de Balzac qui leur est offert par les camarades libres. Leur Julien Sorel c’est Paradol, qui publie en 1851, son premier livre : Conseils à un jeune homme, du choix d’un parti, sous le pseudonyme de Lucien Sorel, et qui écrit alors :
« Je ne reculerai devant aucune crainte pour sortir de ma médiocrité, et pour entrer dans le monde, qu’il faut prendre d’assaut. »Taine écrira sur Balzac et Stendhal les deux articles qui indiquent qu’ils ont doublé le cap et trouvé leur public. Le désarroi de Sainte-Beuve devant ces articles suffit à indiquer qu’il est de l’autre temps.
« Qui sait si la vérité n’est pas triste ? »1870 et 1871 lui donnèrent raison, la rechargèrent encore de sérieux, d’angoisses, de responsabilités. De sérieux. Elle est la seule génération qui ait eu pour chefs non des héros de l’imagination, mais des hommes de philosophie et de science, Renan, Taine, Berthelot. La carence des pouvoirs temporels et religieux après 1870 les investit sous la République d’un pouvoir spirituel, sans commune mesure avec ce qu’il représentait sous l’Empire, ni avec les professeurs conformistes, tendancieux et officiels de la monarchie de Juillet. D’angoisses. Taine y vécut, si Renan se précautionna contre elles avec une sagesse de chanoine. Le pessimisme de Schopenhauer trouve un terrain préparé. Les épigones de cette génération, poètes parnassiens et romanciers naturalistes, sont unanimement et profondément pessimistes. C’est avec une
« épopée pessimiste de la nature humaine »que Zola s’efforce de succéder à Balzac. De responsabilités. Là encore, le contraste avec la génération précédente est visible. En 1852, dans le célèbre article des Regrets, Sainte-Beuve remarquait que les chefs de la génération qui avait compromis et perdu, en 1848, la cause de la liberté politique, se croyaient simplement victimes du mal et des méchants. Critiquant ce qui se passait alors dans l’enseignement, et comme on lui faisait quelques observations, Cousin s’indigna :
« Je crois à la vérité absolue, s’écria-t-il en rompant la conversation, je crois au bien. »Et Sainte-Beuve ajoute :
« Il appelait apparemment le bien ce qu’il avait fait, le mal, c’était ce que faisaient les autres. »La génération que 1871 avait démontée crut, elle, à ses responsabilités. Elle a abondé en examens de conscience, écrits en vers et en prose. C’est elle-même, c’est cette génération justiciable des Essais de psychologie contemporaine, qui s’est posé d’abord et quia amené ses héritiers à lui poser la question de Bourget dans le Disciple. C’est le bilatéralisme de la Révolution — au sens global quelle mot prendra en 1830 — et de l’esprit du xviiie siècle. D’un côté l’enthousiasme, la poésie, le courant créateur des mondes. De l’autre côté l’analyse, la clairvoyance, la pratique de ce que les classiques nommaient le cœur humain. Ce serait trop peu de dire que la génération des enfants du siècle comporte deux familles d’esprits. Il faudrait parler de deux nations d’esprits. D’un côté les enfants du génie, les Lamartine, les Balzac, les Hugo, les Dumas, les Sand. De l’autre les enfants de la pensée, les Sainte-Beuve, les Mérimée, les Tocqueville. Entre les deux, les natures mixtes, les Gautier, les Nerval, les Musset. Entre les deux, surtout, ces rapports normaux de deux nations que sont les dialogues, les guerres, les mariages, les voyages, et un Coppet idéal, lieu de rencontre et de confrontation. 1850 posant la défaite de la nation du génie et la victoire de la nation de l’esprit. Mais le problème reste posé, le bilatéralisme subsiste, et les deux partis ne tardent pas à porter de nouveaux noms.
« Dire que cela ne serait pas arrivé si on avait compris l’Éducation sentimentale ! »Renan et Taine quittèrent leur chantier scientifique pour se faire, le second définitivement par les Origines de la France contemporaine, les médecins de la France. Dumas fils qui était déjà un directeur de consciences féminines, mit la comédie en thèse et le théâtre en tribune. À plus forte raison les philosophes, qui pouvaient voir là plus raisonnablement leur métier propre : le plan républicain de Renouvier s’oppose nettement au plan conservateur de Taine. Ces consultations s’affirmèrent et se heurtèrent d’autant plus que la France n’était pas encore fixée sur son régime politique, ni à plus forte raison, sur son parti religieux, que politiques et clercs sommèrent de choisir dans leur sens, sous peine de déchéance éternelle. Dans cette période républicaine de la génération de 1850, une place et une fonction hors de pair furent reconnues à Renan et à Taine, comme héritiers de Sainte-Beuve, délégués de l’esprit critique et de l’intelligence dans le monde des Lettres. À ce titre encore, cette génération qui sort de la vie à la fin du xixe siècle, peut passer pour le type des générations à maîtres. Elle en fournit, comme elle en a reçu. La mort de Renan en 1893 fut suivie immédiatement d’une réaction contre lui, la réaction contre Taine fut différée un peu davantage. Mais il n’y a pas d’influence de ce genre contre laquelle une réaction, une contradiction, une tentative de remplacement, ne se produisent un jour. C’est le jeu nécessaire et normal des générations. Un maître est autant une influence contre laquelle on se construit qu’une action par laquelle on est construit. Il appartient ensuite aux petits-fils de voir et de juger si les fils ont remplacé avantageusement les pères, et de départager les deux générations antérieures. Il semble que le jugement des petits-fils, après 1914, ait été favorable à la génération de Taine et de Renan, et qu’ils aient envié à leurs grands-pères des maîtres de cette envergure.
« La République sera naturaliste ou ne sera pas », aurait été volontiers et a été dans une certaine mesure le romancier de la Troisième République. Mais d’une part il est né disciple, disciple de Flaubert et de Taine, d’autre part il s’est lui-même condamné à ne peindre dans les Rougon-Macquart que la société et les mœurs du Second Empire. La génération de 1885 a entendu réagir contre lui au même titre que contre Renan, les confondant bien dans une même génération. Et ces cadets, tous morts assez prématurément, disparaissent vers 1900 en même temps que leurs aînés : Coppée ne survit guère plus à Leconte de Lisle que Daudet à Goncourt et Zola à Dumas. À la retraite de Victor Hugo et de Lamartine après 1851, il faut associer la retraite des régents, Guizot, Villemain, Cousin, retraite d’ailleurs académique, confortable, et rien moins que stérile en livres, rien moins surtout que stérile en regrets, pour reprendre ici le mot par lequel l’article célèbre de Sainte-Beuve enregistra leur démission. L’essentiel est ceci, que leur temps est passé, et que leur influence sur les esprits tombe à zéro. Ces hommes éloquents, ces hommes à principes, ces doctrinaires, ces dogmatiques, ces établis deviennent des ancêtres : contre eux, même pas de réaction — l’indifférence. Le signal de cette indifférence est donné de manière frappante par cette École Normale qu’ils ont créée, la fille aînée des Régents. Pour la première fois l’École Normale, avec les grandes promotions de 1848-1850, fournit à la vie littéraire, à la vie de la pensée, un contingent capital. Or l’École Normale est tout l’opposé d’une école de créateurs (termes d’ailleurs contradictoires). C’est une école de l’esprit critique. Elle fournit à la génération de 1850, les cadres d’une équipe critique, destinée à relever la faction et la fonction de Sainte-Beuve : critique des idées avec Taine, critique politique avec Prévost-Paradol, critique des mœurs avec About, critique littéraire avec Weiss et Sarcey, critique historique avec Fustel de Coulanges. On remarquera que dans la même génération les deux autres grandes écoles délèguent à la même tâche deux autres maîtres de la critique : le séminaire de Saint-Sulpice Renan, l’École Polytechnique le fondateur du criticisme philosophique, Renouvier. Voilà un magnifique départ, et une tâche pleine de promesses. Mais nous avons parlé du chemin creux d’Ohain rencontré par l’élan romantique. Faut-il croire que chaque génération littéraire, à mi-course, trouve le sien ? Quand elle s’en va de 1880 à 1893, de la mort de Flaubert à la mort de Renan, il semble que la génération de 1850 ait fini par remonter une pente. Elle ne laisse pas du tout, comme d’autres, l’impression d’une faillite, d’une liquidation. Au moment où les successeurs se préparent à la remplacer, ses maîtres restent des maîtres, Renan et Taine comptent fortement. Les techniques du roman ne bougent guère. Celles du théâtre sont mal remplacées. Celles de la poésie ne sont pas ébranlées sans peine. Et une illusion générale fait que l’ère des révolutions paraît close. La génération de 1885, sera en effet depuis un siècle la seule qui ne connaîtra pas de révolution politique, de changements de régime, et qui devra tirer d’elle-même, comme lors de l’affaire Dreyfus, les angoisses et les tragédies que le dehors lui aura refusées.
« d’une vie d’analyse pour une heure de synthèse »ne se comprendrait pas si on la bornait à son œuvre écrite. L’analyse, c’était le labeur continu de l’érudit qui dépouillait les textes et du professeur qui apprenait à ses élèves à les dépouiller. La synthèse, c’était ou ce devait être quelques livres où il exposerait sans références, comme dans un rapport d’expert qui ne relève que de sa conscience, les résultats généraux de son travail. Ses premières années d’enseignement à Strasbourg produisirent en 1864, un de ces livres, la Cité antique, livre d’un successeur de Montesquieu, qui reste un des chefs-d’œuvre de la littérature historique française. De la littérature historique, car l’histoire tout court a pu lui adresser de graves critiques. Les cités antiques, grecques et romaines, y sont ramenées à cette abstraction qu’est la Cité. L’historien vérifie cette Cité, soit, essentiellement, la religion des dieux de la cité, superposée à une religion plus ancienne des ancêtres dans les familles. Ces deux croyances sont harmonisées et s’étayent réciproquement en une croyance qui forme la religion de l’État, et qui fournit ses cadres à la société antique. Quand ces croyances évoluent, les révolutions se produisent. Quand ces croyances disparaissent, la cité disparaît. Synthèse d’une pureté et d’une intelligibilité admirable, qui se cristallise toute autour des textes historiques grecs et latins. Trop pure seulement et trop intelligible. D’abord, la réflexion nous suggère que les habitudes de la durée historique s’opposent à ce que ces successions d’événements se passent avec cette logique. Bien que Fustel ait eu la philosophie en complet dédain, il se comporte ici en idéologue à la manière de son contemporain Taine. Seulement chez lui ce ne sont pas les « petits faits » qui marchent à l’ordonnance, ce sont les textes. Et l’expérience des historiens leur a montré : d’abord que le sens philologique des textes laisse à désirer chez Fustel, ensuite qu’il manque de défiance devant ces textes et leurs auteurs, qu’il met sur le même pied l’autorité d’un texte de Thucydide et celui d’un compilateur de basse époque, ou d’une légende épique utilisée par Tite-Live, Pausanias ou Apollodore. On ne s’étonnera pas que la Cité antique n’ait plus d’autorité historique : mais l’Histoire romaine de Mommsen elle-même a-t-elle gardé la sienne ? La Cité reste au niveau littéraire des Considérations de Montesquieu et de l’Ancien Régime de Tocqueville : c’est encore bien beau. Fustel avait l’intention d’écrire en quatre volumes une histoire des institutions françaises jusqu’à la Révolution, qui eût été pareillement l’œuvre de synthèse de son enseignement d’histoire moderne. Il en donna en 1875 le premier volume, qui allait de la Gaule romaine à la chute des Mérovingiens. Il y réduisait au minimum, contrairement à l’opinion acceptée depuis Boulainvilliers et fortifiée par la science allemande, le rôle de l’élément germanique. D’où, en ces années soixante-dix qui sentaient encore la poudre de la guerre, une levée de framées de l’érudition d’outre-Rhin, qui émut violemment Fustel, le conduisit à une méthode historique différente, soit à transporter devant le public lui-même la présentation et la discussion des textes, lui fit refondre tout ce volume de synthèse en volumes d’analyse, dont les derniers furent publiés après sa mort par Jullian, et qui, admirés par les historiens comme des chefs-d’œuvre de méthode et de laboratoire, le furent de confiance par le grand public, pour qui ils sont cependant à peu près illisibles, et qui n’en connaît que les résultats. L’importance de Fustel tient d’abord à son mérite de professeur et à son rôle d’initiateur historique entre 1870 et 1885. Ensuite à la réforme qu’il a apportée au style de l’exposition historique et qui lui mérite une place éminente dans une histoire de la littérature. Le sien a une netteté et une précision de médaille, il est nettoyé de ces épithètes et de ces abstractions, de ce moralisme oratoire, dont les Régents de 1820 avaient propagé la mauvaise herbe. La langue écrite commune devient sous sa plume, une lumière commune de la raison. Il est, dans les deux sens du mot, le type de l’historien intelligible. Les Quelques leçons à l’Impératrice sur l’histoire de France, qu’il écrivit pour la souveraine et ses dames d’honneur, et qu’interrompit la guerre de 1870, sont probablement, dans la langue française, le chef-d’œuvre de la « conférence » mondaine, qu’une femme du monde ou un enfant comprend, et où les spécialistes reconnaissent leur maître. Enfin l’œuvre historique de Fustel a été dirigée, victorieusement en somme, contre deux idées reçues du xviiie siècle : la Cité antique, contre cette idée reçue de la Révolution, qu’on peut comparer la cité antique à l’État d’aujourd’hui, utiliser Sparte à Paris et Plutarque dans les assemblées délibérantes ; les Institutions contre cette autre idée reçue, de la conquête germanique, mère du monde moderne. Les théories de Fustel n’ont pas évité le sort de toutes les théories historiques ; l’essentiel est que n’aient pu reparaître les idées reçues, objets de sa critique. La critique seule, en histoire, laisse bénéfice net et résultat définitif. La Cité antique n’est pas sous l’Empire une œuvre isolée. L’attention se porte sur l’histoire ancienne plus qu’à l’époque précédente. L’Histoire des Romains de Victor Duruy, moins géniale évidemment que celle de Mommsen, reste une œuvre pleine de raison, un monument doctement bâti. Gaston Boissier a popularisé l’intelligence de l’histoire de Rome dans des livres judicieux, malicieux et vivants. Cicéron et ses amis a passé longtemps pour un modèle d’exposition, un classique de bachelier au même titre que La Fontaine et ses Fables, la Cité antique, les Moralistes français. Il n’est pas défendu de déclasser ces livres ; il serait moins défendu encore de les remplacer. Et on ne les a pas remplacés.
« Je hais mon temps. »En dehors de cette haine, du besoin d’émigration qu’elle implique, il n’a pas de raison majeure d’être poète, au sens lyrique où de son temps on comprend ce mot, quand on « chante ». Mais le monde des vers est pour lui un monde admirable, animé de sa vie propre. L’instrument qu’il tient est sûr, fort et fin. Il ne s’en servira pas pour animer de grandes causes ou déclarer de grandes passions, mais pour exposer de grands sujets. Ces grands sujets sont ceux des religions antiques. Leconte de Lisle n’est pas du tout un poète religieux, mais au contraire furieusement antireligieux, le seul grand poète français, peut-être, qui ait haï le christianisme. Mais il est le poète des religions, le gardien puissant et proclamateur de leurs monuments vides, le conservateur d’un musée Guimet poétique. Il connaissait admirablement les grands poètes grecs et de la plupart il a donné de belles traductions en prose que leurs noms propres barbarisés font méconnaître aujourd’hui. (Moréas l’accusait de jouer de l’Homère sur le bobre madécasse, et il y avait de cela.) Mais surtout il les a utilisés dans les mythes helléniques et les paraphrases des Poèmes antiques qui relèvent plus de la cithare que du bobre. Ajoutons que le Second Empire est l’époque où l’on se met à traduire les épopées dites primitives, hindoues, scandinaves, finnoises. L’auteur des Poèmes barbares y découpe de larges pans de narration épique, où il remet autant de barbarie qu’en peut comporter l’alexandrin français, c’est-à-dire peu. Il n’a touché l’Asie que du dehors, en bibliothécaire. Sa Grèce de marbres blancs, de ciel bleu, de raison, de vérité, de noms propres, nous paraît aujourd’hui scolaire. Et il est remarquable que ce poète des mythes n’ait créé aucun mythe vivant, n’ait eu ni son Centaure ni son Satyre. Venu de l’île Bourbon à vingt ans, après un voyage dans les îles de la Sonde, il en garda sinon la nostalgie, tout au moins les souvenirs d’enfance, qui lui inspirèrent d’admirables poèmes personnels, les seuls paysages tropicaux qu’il y ait dans la poésie française, et des évocations de la faune indienne qui font de lui un animalier extraordinaire, notre Barye littéraire.
« Joseph Delorme, c’est les Fleurs du Mal de la veille. »À quoi un fleuriste, qui vend les fleurs de la veille à moitié prix des fleurs du jour, répondrait que Sainte-Beuve se rend justice. Mais celui-ci entendait bien ne mettre l’accent que sur son rôle de précurseur et par là, lui aussi, en somme, il se rendait justice. Son originalité, en 1829, était aussi incontestable que méconnue. C’était un poète clairvoyant et triste, qui ne trouvait sa poésie que dans cette clairvoyance et cette tristesse, ne la projetait pas autour de lui en illusions ornées. Lui-même opposait avec une mélancolie qui tournera vite en aigreur sa place de poète sacrifié, inquiet, peu aimé, au rayonnement olympien de Victor Hugo, son habitude des ténèbres à cette familiarité de la lumière. Baudelaire admirera très fort, et avec raison, la pièce de la Veillée écrite le 22 octobre 1828 et dédiée à Victor Hugo où s’éclaire le contraste saisissant des deux destinées. Mais s’il serait tout à fait injuste de dire que ce poète triste est un triste poète, tout au moins pourra-t-on avouer que ce poète clairvoyant n’est pas un très grand poète. C’est ainsi que cette pièce de la Veillée commence par trente-quatre vers qui sont beaux, qui en paraissent le versant ensoleillé, échauffé d’ailleurs par le rayonnement hugolien, tandis que, les dix-huit derniers, un nord froid et bas, l’achèvent dans une platitude désespérante. Et c’est cette platitude qui, si fréquente dans Sainte-Beuve, a rebuté tant de lecteurs, a dès les Pensées d’Août découragé et fait disparaître dans l’indifférence publique cette originale poésie, l’a rejetée en effet à l’état de fleur de la veille.
« le spectacle ennuyeux de l’immortel péché »demeurent immuables. Le péché a marqué la nature : Baudelaire déteste la nature.
« La nature ne peut conseiller que le crime. »L’homme naturellement bon est un rêve insensé du xviiie siècle, aggravé par les Hugo et les Sand.
« La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. »Toute civilisation vraie est une réaction contre la nature, une atténuation au péché originel. Et
« toutes les hérésies actuelles ne sont que la conséquence de là grande hérésie moderne : la suppression de l’idée du péché originel ». Pour la première fois depuis Racine revient authentiquement et pleinement une poésie du pécheur et du péché. 2º Une intelligence critique. Nous avons deux volumes d’essais critiques de Baudelaire. Tout le monde convient que sa critique est avec celle de Sainte-Beuve une des plus intelligentes et des plus pénétrantes du xixe siècle, aussi aiguë, aussi en avance quand il s’agit de juger Madame Bovary que lorsqu’il s’agit de présenter Wagner ou Delacroix. Mais cette intelligence critique, comme poète il l’applique surtout à lui-même. Un Voyage à Cythère demeure le poème type d’une clairvoyance atroce. L’Examen de minuit est l’examen de conscience même de la vie de Paris. Baudelaire a prononcé le mot de
« confessionnal du cœur »et ce mot correspond bien pour lui à une réalité. Sa lucidité sur l’homme est de la famille de la lucidité de Pascal, qui aurait vu dans le poète le plus intelligent des réprouvés. Rien en tout cas n’est plus éloigné du puissant illusionnisme et de la noce d’or romantiques. 3º Un sentiment aigu de Paris. Si Victor Hugo a été le poète du décor de Paris, de ses commémorations, des grands courants qui ont traversé ses citoyens et brassé son histoire, si Sainte-Beuve a découvert les paysages des banlieues pauvres et du Paris populaire, Baudelaire en a extrait l’âme, une âme raffinée et perverse, l’âme de ses nuits, l’âme de son spleen. Le Spleen de Paris n’a-t-il pas été le titre primitif des Poèmes en prose ? Paris a fait la gloire de Baudelaire lentement, en l’espace d’un demi-siècle par des découvertes successives, par la conscience que prenait la grande ville de son secret, de son poison, de son poète. 4º Une alliance enfin avec la prose, alliance qui est quelque chose d’original et qu’il ne faut pas prendre pour une déchéance. L’échec poétique de Sainte-Beuve, à l’époque même où le vers français contint son maximum de musique et de ciel, ne vint-il pas surtout du prosaïsme, ou plutôt des prosaïsmes qu’il y mêlait, que nous avons appris à goûter d’une certaine façon, mais qui blessaient les oreilles des contemporains par leurs rugosités, offensaient les amis, alors comblés, de la poésie forte et pure ? Il y a pareillement un prosaïsme de Baudelaire, ou plutôt il y a le problème du prosaïsme de Baudelaire, ce que les uns appellent dans ses vers, platitudes ou incorrections, est tenu par les autres pour une nudité volontaire destinée à produire un effet comme ces parties non taillées que Rodin laisse dans ses marbres. Voyez par exemple les prosaïsmes dont est semé l’admirable poème du Cygne. Les uns sont scandalisés de le voir se terminer par cette platitude :
D’autres admirent précisément que le poème ne s’achève pas, que ses derniers vers ne soient que des rêves ébauchés, dans un langage et des images eux-mêmes ébauchés et le dernier vers leur paraît d’une musique immense.. Ils pensent que des Parnassiens auraient placé, conformément à leurs recettes et à leurs habitudes d’école cette strophe opulente à la fin :
Et ils estiment que d’avoir passé dans la poésie et la sonorité pour s’abattre dans la prose et dans le balbutiement d’une voix mélancolique qui s’éteint, le poème est plus consubstantiel au tableau ou au mythe du cygne égaré sur le pavé sec et dans la poussière de Paris. Tous les prosaïsmes de Baudelaire donneraient lieu à de pareilles discussions. La vérité est qu’il y a un rapport baudelairien d’une prose nue et d’une poésie pure incorporées également au vers, — que l’une et l’autre ont longtemps inquiété et blessé des oreilles conformistes, accoutumées à des consonances traditionnelles, — que, comme c’est ordinaire, non seulement on s’est habitué à cette dissonance, mais on y a reconnu un art plus subtil, et plus délicat que l’art de la consonance, qui est par exemple celui de Gautier ; que si d’ailleurs une défaillance peut devenir une beauté, que si défaillance et dissonance sont ici indiscernablement mêlées, il n’en reste pas moins que Baudelaire, poète très supérieur à Gautier, ne connaissait pas sa langue et la grammaire de sa langue comme Gautier ; qu’il n’eût pas écrit la dédicace lapidaire des Fleurs du Mal à Gautier s’il n’eût été le premier à se rendre compte de cette infériorité.
« plis sinueux des vieilles capitales »une comédie parisienne, qu’il ne faut pas prendre davantage au sens comique, mais tragique. La vieille capitale du grand poète de Paris vit pour lui, vit en lui comme une femme, comme ces femmes mûres, lourdes de souvenir, de passé et de péché qu’il a seules aimées. Les Sept Vieillards, les Petites Vieilles, le Crépuscule du matin sont mal nommés Tableaux parisiens : c’est le cœur de Paris, son secret, sa mystique. Baudelaire a haï la nature, mais il recrée ici une capitale comme une nature. Une capitale, une foule, c’est un motif de fuite, de fuite dans l’anonyme, parmi les hommes et parmi les femmes, ces arbres de la forêt, et où l’on oublie tel homme et telle femme. Mais cette fuite et cette perte, on les trouve aussi bien et mieux hors des hommes, sans les hommes. À Baudelaire poète de Paris, le troisième cycle fait succéder Baudelaire poète des Paradis artificiels, qu’il a, avec l’aide de Thomas de Quincey, longuement décrits ailleurs. Ici il n’en retient qu’un, le seul qui ait des titres de noblesse poétique, le Vin. Des cinq petits poèmes du Vin, Baudelaire a voulu faire un cycle, une section autonome de son livre, au même titre que des cent poèmes de Spleen et Idéal. Le voyage devient de plus en plus périlleux, attire de plus en plus la réprobation, d’ailleurs sollicitée, de l’
« hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ». À la vie normale du poète romantique, à la vie secrète de Paris, au péché de l’ivresse, succède, pour former le quatrième cycle, le Mal. Le titre de Fleurs du Mal est réservé particulièrement à douze poèmes, les douze apôtres du diable, les plus osés du livre, ceux-là même que les tribunaux ont obligé Baudelaire à supprimer : Une martyre, Lesbos, Femmes damnées. Et le Voyage à Cythère qui est le onzième, nous paraît la forme la plus audacieuse et la plus forte qu’un grand poète ait donnée à une confession, à un vêtement de prophète qui se déchire du haut en bas. Après le cercle du vin le cercle du vice, du vice clairvoyant, du vice désespéré, du vice puni. Puisque le poète refuse l’illusionnisme romantique, la dissimulation lâche, l’ignorance et les masques, tout ce qui est le vice dans le vice, puisqu’il a opté pour la « conscience dans le mal » quel cercle se creusera donc sous le cercle du mal ? Celui de la révolte. Après avoir opté pour le mal, le poète optera pour le chef du mal, pour le diable. Les trois seules pièces de Révolte, le Reniement de saint Pierre, Abel et Caïn, les Litanies de Satan, Baudelaire a voulu qu’elles aussi fissent un cercle, un cycle. Ce sont les frontières des limbes et de l’enfer, à la manière dont les paradis artificiels regardaient vers le paradis. Et il suffit de lire ces trois pièces et de regarder dans les yeux le masque de Baudelaire pour se convaincre que tout cela leste terriblement sincère, et que, lorsque Brunetière appelle Baudelaire un Belzébuth de table d’hôte, c’est Brunetière seul qui est à la table d’hôte, qui y fait le funambulesque major. Un sixième cycle reste seul possible : la Mort. C’est le titre des six poèmes de la dernière partie. Ils légitiment le titre primitif du recueil. La mort baudelairienne n’est ni un espoir de paradis,-ni une épuration par les épreuves, ni une chute dans l’enfer. C’est un passage dans les limbes que méritent les Amants, les Pauvres, les Artistes. C’est la Fin de la journée, c’est le Rêve d’un curieux. C’est enfin le Voyage. Cette pièce du Voyage met le point final à ces poèmes d’un voyage à travers le monde humain, sur les frontières du monde humain, hors du monde humain. La condition humaine est affreuse, mais elle n’est pas la seule. Sur les débris de la vie et loin de l’humanité, en avant !
Le Voyage par là rejoint la Bénédiction, le dernier cercle revient au premier, comme dans le poème de Nerval, la treizième heure revient sous la forme de la première. Le voyage des Limbes sur une crête entre l’enfer et le ciel est terminé. Tel était le message confié à Baudelaire. Poète, il n’avait rien d’autre à dire, pas d’autre livre à donner que les Limbes. Il eût vécu plus longtemps qu’il eût simplement ajouté d’autres poèmes au livre unique, dont ses papiers, ses journaux intimes, forment le commentaire, et en lequel Paris a reconnu depuis trente ans sa Divine Comédie.
« chef-d’œuvre pour ceux qui ont confessé en province »et elle l’est aussi pour ceux qui n’ont pas confessé puisqu’on peut la tenir pour le plus célèbre des romans français. Aucun n’a davantage fait date ; cela pour plusieurs raisons. Le roman, ce sont les femmes ; il est écrit généralement pour elles, souvent sur elles, quelquefois par elles. Elles avaient fait le principal public de Balzac. Flaubert a créé en Emma Bovary la femme française moyenne la plus proche de la lectrice française de romans. Le roman en France, c’est la province. Ici les mœurs de province. Il n’y a pas seulement en France la Bretagne, la Provence, le Béarn, etc. Il y a une province, une et indivisible, la province française. Flaubert en a constitué dans Madame Bovary la figure synthétique. Tout homme rencontre plusieurs fois dans sa vie Madame Bovary. Toute femme jolie rencontre des Léon et des Rodolphe. Ces personnages sont multipliés par la réalité autour de nous comme par un jeu de glaces, et pourtant c’est bien dans la vie de roman que se tient le personnage dont le roman de la vie semble ne présenter que les reflets. Il y a un plan où le roman domine l’état civil : le consentement général a reconnu ce plan dans Madame Bovary. La province, c’est la politique. Flaubert est le seul écrivain français qui ait créé avec Homais un type politique, qui l’ait créé avec divination comme Balzac avait peint à l’avance la société du Second Empire. Du pharmacien Homais scientiste, anticlérical, intelligent dans sa pratique, borné dans ses idées, on peut dire : vires acquirit eundo. Il est en avant d’une génération : la France de la Troisième République, devenue radicale, a fait de Homais le Type « de gauche » qui, accordé à un chef-d’œuvre littéraire, équilibre les types « de droite » Tartuffel et Basile. On peut comparer l’importance de Madame Bovary à celle du Cid et des Méditations en ce sens que, de même que Corneille élève au plus haut plan littéraire la tragédie fabriquée par Hardy, Lamartine l’élégie classique qui débordait du xviiie siècle, ainsi Flaubert porte sur le plan du style ce réalisme que l’école d’Henry Monnier et de Champfleury cultivait non seulement sans style, mais contre le style. D’abord style des personnages : Emma Bovary, c’est la provinciale de Champfleury, plus un style ; Homais c’est le Prudhomme de Monnier, plus un style. Et puis le style écrit. Par le soin que Flaubert apporte à l’image, au nombre, à la phrase, au détail esthétique, il réagit au maximum contre la pente de facilité reproductrice qui fait corps avec le réalisme, qui y conduit des autodidactes et des populaires, il se place au pôle exactement opposé au pôle Restif-Champfleury, et cette opposition fait corps avec la géographie même du roman.
« débris d’on ne sait quels grands jeux ». Flaubert abandonne les réussites de jeux successifs menés jusqu’au bout, il est l’homme des essais conséquents. À Madame Bovary succède un « essai » de décor historique pur, l’évocation carthaginoise de Salammbô. Salammbô est une fuite à Carthage ; fuite de Flaubert devant son temps, devant le moderne, devant lui-même ; fuite devant le sujet, et qui le mène à une volonté paradoxale de style pur. Ce style pur a fait école pendant un demi-siècle, il a enthousiasmé les mandarins, il a été leur Conciones. Dès le début du xxe siècle il vieillit, sonne le creux, et Salammbô est devenue illisible, à tort, pour une partie des générations actuelles. Mais d’abord la place qu’elle occupe doit inspirer le respect. Ensuite elle n’est pas style pur au point de ne pas comporter une forte vision de la femme d’Orient, de la nature africaine, même de Carthage, dont le décor archéologique est fabriqué, mais dont la vie politique est vraisemblablement induite, devinée, présentée.
« Il faudrait qu’après l’avoir lu personne n’osât parler, de peur de dire quelque chose qui s’y trouve. »Bouvard et Pécuchet, c’est le dictionnaire animé, vivant, à l’état de découverte, de la découverte de la science, des arts, de la vie, par deux expéditionnaires retraités. Dictionnaire donc de l’ignorance et de la sottise humaines qui défile devant ces deux compères de revue comme le dictionnaire des religions et des philosophies antiques défile, dans Saint Antoine, devant l’ermite. Le défilé antique est décoratif et magnifique parce qu’il est loin, le défilé moderne est grotesque parce qu’il est vu de près, et que Flaubert se fait gloire de ressembler à saint Polycarpe (on lui souhaitait sa fête le jour de ce saint) dont il est écrit qu’il avait coutume de s’enfuir en criant :
« Mon Dieu ! dans quel siècle m’avez-vous fait vivre ! »Son dessein n’est pas parfaitement net, le roman étant d’ailleurs inachevé. En gros, on peut dire qu’il a voulu donner une synthèse et une somme de tout ce qu’il y a d’automatisme et de grotesque dans l’intelligence et la vie du bourgeois moyen, de l’homme dans la rue, du conformiste dans la société. Comme le naturalisme fera consister le roman surtout dans la peinture de la médiocrité caricaturale, on comprend que Bouvard et Pécuchet ait servi de bible à un groupe naturaliste, où on le savait par cœur. Il y a là de la charge d’atelier, un retour de Flaubert posthume au théâtre de son enfance,
« Je tourne à la bedolle, au scheick »écrit-il souvent : il y a tourné en grand homme de lettres. Le cas de ce livre n’est pas le même que celui de l’Éducation. C’est le droit des honnêtes gens de rester de glace devant Bouvard, de ne pas suivre Flaubert dans son ténébreux dessein. Comme roman le livre n’existe pas. Les personnages ont une dimension de moins que ceux de Madame Bovary : perte sensible dans un espace euclidien.
« On a dit que le propre de l’esprit français est d’éclaircir, de développer, de publier les vérités générales… S’il en est ainsi, l’idéologie est notre philosophie classique, elle a la même portée et les mêmes limites que notre talent littéraire ; elle est la théorie dont notre littérature fut la pratique. »Cette philosophie classique que Taine entend assimiler, c’est l’analyse. Analyse des mots qui consiste (
« Tout abstrait est un extrait ») à traduire toujours les mots en choses, pour n’en être pas la dupe, le verbalisme de Cousin faisant ici, pour de jeunes esprits critiques, fonction d’esclave ivre. Analyse des choses, c’est-à-dire transformation des
« grosses masses d’objets qu’aperçoit l’expérience vulgaire en un catalogue circonstancié et détaillé des faits chaque jour plus décomposés, plus nombreux ». Mais en même temps qu’il entend assimiler cette philosophie, il connaît et sent dans le puissant acquis européen du xixe siècle ce qui lui permettra de la dépasser : dépasser l’esprit d’analyse en le complétant par l’esprit de synthèse (c’est le thème du dernier chapitre, le dialogue de M. Pierre et de M. Paul) — dépasser l’idéologie française par l’associationnisme anglais, celui des Mill et de Bain, ce qui contribue à donner à partir de 1857 à la pensée de Taine sa figure franco-anglaise — dépasser les vues de détail et l’esprit d’exactitude, que l’analyse enseigne, par l’esprit des grandes synthèses hégéliennes, qu’il lit longuement dans leur texte pendant toute une année de solitude en province — dépasser enfin le style limpide et transparent du xviiie siècle, la finesse élégante de Laromiguière, par l’élan, l’oratoire et la couleur : in philosophia orator. Comme Cousin, après tout, qu’il retrouve ainsi au bout d’un long tournant, et dont il n’admirait, avec toute sa génération, avec Renan lui-même, que le style. Aujourd’hui, pour nous, de Cousin le styliste a disparu, comme le philosophe avait disparu pour Taine, — et il ne reste qu’un extraordinaire et bien vivant personnage de comédie. Mais il est un autre point par lequel Taine formerait presque couple avec Cousin. C’est sa méconnaissance de la vie intérieure comme principe et source de la philosophie. Les Philosophes commencent par une exécution de Maine de Biran, traité comme un simple visionnaire. Taine ne s’est pas douté de l’importance du courant biranien dans la philosophie du xixe siècle. Il n’a jamais donné au mot philosophe son sens le plus profond, qui est biranien. Un de ses disciples, Paul Bourget, écrit, et précisément à propos de Taine :
« Les traductions diverses, ou élogieuses ou hostiles, qui ont été données du mot philosophe se ramènent à la suivante : un esprit philosophique est celui qui se forme sur les choses des idées d’ensemble, c’est-à-dire des idées qui représentent non plus tel ou tel fait isolé, mais bien des séries entières de faits, des groupes entiers d’objets. »Définition bien tainienne ! Un philosophe est un homme pour qui le monde intérieur existe, pour qui le monde extérieur ne s’explique que comme référence au monde intérieur. La philosophie de Taine s’est affaissée, comme celle de Cousin, par défaut de cet intérieur substantiel. La réaction contre Taine sera une réaction de l’intérieur, une réaction biranienne. Bien que toute la philosophie de Taine soit déjà reconnaissable dans sa conclusion de ce livre de 1857, les Philosophes français ne forment qu’une introduction polémique au grand ouvrage auquel il travailla dix ans, l’Intelligence (1870) et qu’annonçait son étude sur Stuart Mill, le Positivisme anglais, dont il relève beaucoup plus que du positivisme français. L’Intelligence c’est Mill repensé par un cerveau cartésien. Il s’agit pour Taine de rechercher les éléments de la connaissance, qui sont les signes, soit des extraits, ou des abstraits réels, d’en demander d’une part les conditions physiologiques aux expérimentateurs et aux médecins, d’en suivre d’autre part la recomposition en idées et en lois, jusqu’à ce qu’apparaissent le mécanisme entier de l’intelligence et se formule la loi suprême auxquelles sont suspendues les autres : la conservation de l’énergie, l’identité réelle, l’Axiome éternel. L’Intelligence (à laquelle Taine se proposait de faire succéder la Volonté quand la guerre et la Commune le jetèrent du côté de l’histoire) a eu de grandes conséquences. Elle a marqué une révolution non en philosophie, mais en psychologie. Elle a donné à toute une génération le goût de la psychologie expérimentale, entre 1872 et 1900. Cette abondance entraînante du discours, cette lumière constante et facile (trop facile), ces petits faits bien choisis et bien mis en valeur, ces exemples et ces anecdotes sur le monde des rêves et des hallucinations, même l’odeur de soufre autour d’un livre que réprouvait le spiritualisme de la chaire, tout cela séduisit les imaginations des jeunes philosophes, les conduisit aux cliniques et aux laboratoires, leur communiqua l’élan par lequel ils dépassèrent ce livre illustre, aujourd’hui périmé, ce pont qui s’est écroulé une fois la troupe passée.
« Mon idée générale, dit-il de ce livre, était celle-ci : écrire des généralités et les particulariser par des grands hommes, laisser le fretin. Le but était d’arriver à une définition générale de l’esprit anglais. »Nous touchons ici les habitudes et les limites de Taine critique et historien de la littérature. Son directeur d’École Normale, Vacherot, le jugeait ainsi à vingt ans :
« Comprend, conçoit, juge et formule trop vite. Aime trop les formules et les définitions auxquelles il sacrifie trop souvent la réalité, sans s’en douter, car il est d’une parfaite sincérité. »Les formules et les définitions sont à la critique de Taine ce que sont aux robes de son temps les crinolines. Leur artifice s’est vite démodé. Écrire sur Taine critique, ce fut longtemps oublier tout ce qu’il y a de neuf et de puissant dans ses meilleures pages, tout ce qui révèle un extraordinaire génie d’explication, et ne discuter que le cadre de cette explication, ses deux théories, les deux formules qui sont : le déterminisme de la race, du milieu et du moment — la définition d’un écrivain ou d’un artiste par sa faculté maîtresse. La première théorie est une transgression arbitraire et naïve de la philosophie didactique dans l’ordre du sentiment, du goût, de la pluralité et du complexe. Quant au procédé qui consiste à centrer un écrivain ou une œuvre sur une faculté maîtresse, il se réfère au même amour des « définitions », aidé d’ailleurs par le souvenir de Balzac, qui crée volontiers un personnage comme Grandet ou Hulot autour d’une faculté maîtresse ou d’une passion unique.
« Quand je me regarde entièrement, il me semble que mon état d’esprit a changé, que j’ai détruit en moi un talent, celui de l’orateur et du rhétoricien. Mes idées ne s’alignent plus par files comme autrefois, j’ai des éclairs, des sensations véhémentes, des élans, des mots, des images, bref mon état d’esprit est bien plutôt celui d’un artiste que celui d’un écrivain. »C’est exact. L’aventure de Taine artiste représente le contraire du poète mort jeune à qui l’homme survit. C’est l’histoire de l’artiste en puissance, recouvert momentanément par l’école, et qui reparaît après l’école, sous l’école. Cet artiste, on ne le trouve d’ailleurs qu’assez peu (sauf les admirables pages sur Rubens et Rembrandt) dans la Philosophie de l’Art, qui est son seul livre de professeur, le texte de quelques leçons faites à l’École des Beaux-Arts où il enseigna l’esthétique et l’histoire de l’art pendant vingt ans. Taine s’y montre un vrai et même un grand professeur. Il fait faire à l’auditoire qui l’écoute le mouvement inverse du sien, inverse du mouvement du normalien. À des artistes qui savent ou qui apprennent à l’atelier ce que c’est que le monde de l’art, il révèle un autre monde, celui des idées générales. Il conduit avec ordre et discipline dans les cadres de ces idées générales les files des petits faits pittoresques. Parlant dans le grand hémicycle, sous la fresque de Paul Delaroche, il en transportait l’ordonnance dans son discours, il faisait de cette chaire un des lieux typiques de l’histoire française. Nulle part d’ailleurs plus que dans cette Philosophie de l’Art la théorie de la race, du milieu et du moment ne paraît inopérante et oratoire, simple exercice de l’esprit qui groupe des faits. Ceux qui l’écoutaient et le lisaient prenaient un bain tonique d’idées générales, mais il ne pouvait s’agir pour eux de vivre dans ces eaux froides. Le hasard d’une amitié, celle de Planat, le fondateur de la Vie parisienne servit beaucoup mieux l’artiste en lui inspirant ce tableau des mœurs du Second Empire qu’est Thomas Graindorge. Évidemment Graindorge, par ce qu’il a d’oratoire, a vieilli. Mais comme la société qu’il représente a subi le même vieillissement, comme en outre c’est le livre où Taine, si réservé et si craintif quand il s’agissait de se produire, a mis le plus de lui-même, Graindorge garde de l’attrait. Il devient le chef de file du Taine stendhalien, du Taine avec peu ou point de système, celui des petits faits purs, — des Carnets de voyage, des Notes sur l’Angleterre, de ces livres bien écrits, au courant de la plume, par un vrai voyageur qui voyage, et très supérieurs au Voyage en Italie, qui, lui, est trop bourré, trop voyage professionnel pour remonte d’idées générales. On retrouve tout le Taine artiste dans sa solide, éclatante et précieuse Correspondance, bien plus vivante que celle de Renan, et la meilleure correspondance littéraire de son temps avec celle de Flaubert.
(« Je n’ai jamais connu que de bons prêtres »a dit Renan avec peut-être un coup d’œil complaisant vers le miroir qui lui en renvoyait un). Un hasard guetté ou provoqué par l’affection attentive de sa sœur Henriette fait passer à quinze ans, en 1838, ce futur prêtre de Tréguier dans le séminaire parisien que dirige le grand animateur Dupanloup, puis à Saint-Sulpice. C’est alors que la philologie et la critique des textes bibliques l’enlèvent à l’Église. De 1845 à 1848, dans le cerveau du jeune Breton jouent trois plaques tournantes, dont les mouvements coïncident avec des mouvements capitaux du siècle.
« Le péché ? Mon Dieu, je crois que je le supprime. »
« Le livre le plus important du xixe siècle devrait avoir pour titre : Histoire critique des origines du christianisme. »Quand il l’a entrepris, il a eu raison de faire disparaître le mot essentiel, qui est « critique » et qui, sur la Vie de Jésus, aurait eu l’air d’une antiphrase. Ce n’est pas une œuvre critique qui aurait trouvé en 1863 le succès foudroyant et mondial de la Vie de Jésus, dont il se vendit en six mois plus d’exemplaires à sept francs qu’il ne s’en était vendu, cinq ans avant, de Madame Bovary qui n’en coûtait que deux : soixante mille. Elle a été le plus populaire, le seul populaire des livres de Renan. Dans l’ordre de l’opportunité et du succès, on ne peut la comparer, au xixe siècle, qu’à l’Histoire des ducs de Bourgogne de M. de Barante, et à l’Histoire des Girondins. Elle est extraite des Évangiles par un habile artiste comme la première l’est de Froissart, Chastellain, Monstrelet et Commines. Elle ressemble à la seconde par ses fonds d’or, son azur, son ornementation, sa vocation vers le public féminin (il ne faut pas oublier que les deux seuls auteurs d’imagination qui aient eu de l’influence sur la jeunesse de Renan ont été Lamartine et George Sand). Mais en outre Renan était philologue, hébraïsant, représentait la science de l’Institut et du Collège de France avec la même autorité que MM. Quatremère et Burnouf. Il détenait par ses fonctions les clefs de l’exégèse allemande, dont on parlait alors sans la connaître et dont rien à peu près n’avait encore touché le grand public. Voici que cette célèbre exégèse allemande entrait d’un coup par la baie lumineuse d’un esprit clair, et qui en outre avait été chercher sur les lieux, et en mission officielle, la géographie de l’Évangile, ainsi que M. Taine avait pris le train pour la Champagne et en avait décrit le paysage crayeux afin de comprendre et de faire comprendre le Meunier, son Fils et l’Âne. Et puis, il ne s’agissait plus de la critique négative du xviiie siècle, mais d’une vie positive de Jésus. Elle exposait la manière dont les choses avaient pu se passer humainement. Elle l’exposait dans un esprit et pour des esprits qui devaient la convertir en manière dont les choses se sont très probablement passées, dont « un professeur du Collège de France a dit » qu’elles s’étaient passées, soit en Évangile rationaliste de membre de l’Institut, qui se substitue, comme il se doit dans le siècle des lumières, aux Évangiles crédules, attribués à des personnalités mythiques. Le christianisme et son fondateur sont laïcisés avec honneur par un grand esprit orléaniste dans une opération analogue à celle de 1830, et la dernière page de la Vie de Jésus formule presque le programme d’une quasi-divinité comme il y avait eu la quasi-légitimité. Traduit tout de suite en de nombreuses langues, ce cinquième Évangile pénétra partout à la suite des quatre autres : aucun événement littéraire n’a pris plus soudainement figure d’événement planétaire. Et cependant, quelle qu’ait été son audience populaire, quelque influence en profondeur qu’ait exercée l’in-18 à 1 fr. 25 tiré à des centaines de milliers d’exemplaires par Lévy, de tous les côtés le public éclairé accueillit avec une réticence étonnée le livre dont tout le monde parlait, et qui multipliait les drames intérieurs ou familiaux, comme au xvie siècle les premières traductions de la Bible. Sainte-Beuve, qui le 24 juin 1863, jour où il paraissait, lui consacrait une note enthousiaste, un peu publicitaire, dans le Constitutionnel, n’écrit sur lui un Lundi que deux mois et demi après, beaucoup plus réservé et d’une prévision singulièrement exacte. Trois amis, soit, comme dira Renan, trois lobes de son cerveau, viennent voir le critique et lui disent leur avis sous prétexte de lui demander le sien. Le premier est un catholique, qui n’est pas trop mécontent, car il constate que ce livre
« va avoir pour premier résultat de fortifier et de redoubler la foi chez les croyants ». Le second est un sceptique, qui trouve que ce Jésus, qui n’est plus Dieu et qui est autre chose et plus qu’un homme, n’a rien de commun avec la réalité historique, morale, humaine ; le dernier, simplement, n’aime pas voir remuer ces questions, est sensible seulement à ce que
« le temps a assemblé et amassé autour de ces établissements antiques et séculaires »et voit dans le livre un péché contre la durée. Le livre le plus célèbre de Renan est devenu le plus démodé et le plus illisible. Il n’en est pas de même des volumes des Origines qui suivirent la Vie de Jésus, où Renan n’était plus en face d’un seul livre à paraphraser et romancer, mais en face du monde romain où se propage le christianisme, qu’il connaît par de longs voyages, et dont il donne, surtout dans Saint Paul et dans Marc-Aurèle, un tableau animé et suggestif. Mais sa documentation a trop vieilli pour ne pas nous tromper aujourd’hui, sa psychologie des apôtres, et particulièrement de saint Paul nous paraît arbitraire et fragile. Celle, qui fut célèbre, du Néron de l’Antéchrist, est devenue pour le lecteur actuel une fantaisie aussi littéraire que le Christ renanien. Son Marc-Aurèle, qui est le Marc-Aurèle traditionnel, reste néanmoins solide et beau, et ce dernier volume des Origines paraîtra sans doute longtemps le sommet de l’œuvre historique de Renan. L’Histoire du peuple d’Israël est moins célèbre et moins lue, peut-être à tort. Renan fut pendant quarante ans au centre fut presque le centre, des études sémitiques en France ; sa connaissance des textes littéraires et épigraphiques était incomparable, son flair très sûr dans la psychologie du Sémite. Il comprit et fit vivre les hommes et les choses de l’Ancien Testament, avec nouveauté et génie, tandis que le Nouveau Testament, l’Évangile, écrasent et dépassent cette intelligence littéraire sans mystique.
« Voici une ou deux des manières dont on peut concevoir que la chose s’est passée. »Malheureusement les choses ne se sont jamais passées comme on peut concevoir qu’elles aient pu se passer, et entre la première et la deuxième de ces manières c’est généralement une troisième que la réalité a choisie.
« bals masqués de l’imagination »dont se méfiait Flaubert, et qu’on ne peut plus supporter. Mais il semble que, comme Flaubert dans la première Tentation, le style de Renan ait jeté sa gourme avec la Vie de Jésus. Dès les Apôtres, apparaît un style historique d’une limpidité incomparable, qui prend toute sa transparence et sa tardive jeunesse dans Marc-Aurèle. Les Dialogues philosophiques créent un style de la pensée. Les Souvenirs d’enfance et de jeunesse un style de récit, qui figureront toujours, le dernier surtout, parmi les trouvailles les plus exquises du parler français. Deux des Drames philosophiques, Caliban et le Prêtre de Némi, révèlent en Renan un animateur des idées, un créateur platonicien de mythes. Caliban, suite politique de la Tempête de Shakespeare comme le Télémaque est une suite politique de l’Odyssée, reste peut-être le chef-d’œuvre de la littérature « en marge » et le symbole tiré par Renan de la Tempête : Caliban le peuple et Prospero l’aristocratie, est lié à la mythologie de la République comme le Télémaque était lié, pendant le xviiie siècle, à l’idéologie de la monarchie. Le Prêtre de Némi rend avec une grande noblesse les difficultés que rencontre l’avènement de la raison, du bon sens et de l’humanité. On ne portera pas le même jugement favorable sur l’Eau de Jouvence, médiocre suite de Caliban, ni sur l’Abbesse de Jouarre, erreur sénile, aggravée d’une préface qui ne l’est pas moins. Pourtant, ce terme de sénile, il ne faudrait peut-être pas, quand il s’agit de Renan, le prendre dans un sens beaucoup plus péjoratif que le terme de juvénile. Renan, qui n’a acquis son style littéraire que tard, a presque créé, dans sa vie et dans sa pensée, un style de la vieillesse intellectuelle. Ce buteur de l’eau des fontaines sacrées devient sous la République un Anacréon de l’intelligence. Sa vie est faite, son œuvre s’achève, ses idées sont acquises, après avoir été conquises, mais acquises elles ne sont pas arrêtées, elles gardent une mobilité à la Montaigne, une ondulation de dialogue ; la fleur du doute achève ce trophée de certitudes. Paris se reconnaît dans ce vieil homme qui sait causer, et cependant la Bretagne le reconquiert. Il redevient Breton, le Breton du Dîner celtique, au moment où le plus irrévérencieux de ses disciples, le jeune Barrès, commence à devenir Lorrain. Huit jours chez M. Renan représentent pour tout lettré, fût-il M. de Vogüé, un stade nécessaire. Tout cela dans un style de veille de départ, de veille de réaction, qui se déchaîne dès la mort de Renan, d’olive mûre qui va tomber. Des trois grands Bretons du xixe siècle, l’un n’a pas su vieillir, est allé en désespéré à la fosse commune. C’est Lamennais. Mais les deux autres, du style de la vieillesse, ont tout pris. Chateaubriand en a pris, avant son tombeau du Grand Bey, le style sévère, le style dorique ; Renan, avant le Panthéon, le style ionique.
« Les mœurs de la famille, dit Champfleury, les maladies de l’esprit, la peinture du monde, les curiosités de la rue, les scènes de la campagne, l’observation des passions, appartiennent également au réalisme. »Pour Champfleury le livre qui vient du peuple va au peuple, et voilà la littérature.
« Le public du livre à vingt sous, c’est le vrai public. »Au contraire, les réalistes qui exigent et poursuivent le style, et qui ont des rentes, en outre, Flaubert et les Goncourt, écriront pour l’élite. Enfin le roman réaliste, c’est le roman moderne, qui rejette le traditionnel et l’antique, se réclame carrément et exclusivement d’aujourd’hui. Le moderne devient un système complet, exclusif, comme la raison chez les classiques, ou le truculent chez les bousingots. Le mot de modernisme, créé par les Goncourt, est de grande conséquence. On remarquera cependant que si les Goncourt nomment le modernisme, ces bourgeois cultivés n’en possèdent pas moins une tradition qui les tourne à leurs heures contre le moderne, et qui les constitue à l’état d’émigrés de cette république : les Goncourt dans leur xviiie siècle, comme Flaubert à Carthage, ont besoin de leur saison thermale, antimoderne. C’est d’ailleurs par la grande personnalité de Flaubert que se posent tous ces problèmes, avec un retentissement et une ampleur qu’ils ne comportent pas chez ses contemporains.
À mes fils quand ils auront vingt ansest une clef) — de la connaissance et du sentiment profond qu’avait Daudet, et par le dehors, et par le dedans, des milieux d’artistes et des conditions de la vie d’artiste. Ce sujet des milieux d’artistes et de la destruction d’un artiste par une femme, par une mauvaise liaison, avait été créé par les Goncourt dans Manette Salomon, dont Sapho n’est qu’une reprise, mais une reprise très supérieure à l’original. La plupart des romans de Daudet portent pour sous-titre Mœurs parisiennes, et à vrai dire ce n’est guère là qu’imitation publicitaire du sous-titre créé par Flaubert pour Madame Bovary, Mœurs de province. Les Rois en exil nous montrent assez que ce n’est pas à Daudet qu’il faut demander une représentation par le dedans du monde parisien. Mais il n’en reste pas moins un admirable peintre de cela même qu’on appelait autrefois, tout simplement, les mœurs, c’est-à-dire l’humanité moyenne, quotidienne, vraie, non la grande comédie humaine, mais la comédie de la petite humanité, le cours limpide de la vie, éclairé d’un rayon de ce que nous appellerions l’humour, en songeant à ce que Daudet doit à Dickens, si le mot de galéjade n’appartenait mieux au terroir de Daudet. À son terroir provençal. Daudet est nîmois, même félibre, et il apporte dans le roman et surtout dans le conte l’esprit des conteurs provençaux. Roumanille, l’Armana Prouvençau sont à l’origine de ces Contes du lundi et de ces Lettres de mon moulin qui sont devenus si populaires, qui ont fait autant pour la gloire de Daudet que ses romans, et qui passèrent longtemps pour le fin miel d’une Attique française : nous y voyons aujourd’hui, comme dans l’atticisme de Courier, quelque artifice. Le conteur provençal est devenu le romancier du Midi avec Tartarin de Tarascon ou plutôt avec la trilogie que complètent Tartarin sur les Alpes et Port-Tarascon. Ils sont destinés à rester l’œuvre la plus célèbre de Daudet. D’abord il y reste un pur conteur, et ses faiblesses de romancier créateur ne le desservent plus. Ensuite, là seulement il a créé un type, et même des types. Tartarin est devenu le Don Quichotte français. Mais on aurait tort de voir dans cette création personnelle de Daudet une figure et surtout une psychologie du Midi. Dans Tartarin aussi bien que dans Numa Roumestan, il s’agit d’un Midi que l’auteur a fabriqué pour la caricature et pour l’exportation. En réalité ce contraste, ce dialogue du Nord et du Midi, qui commande la nature et la construction de la France, n’a pas encore trouvé son romancier. Ni évocateur, ni psychologue du Midi, mais conteur du Midi, Daudet est en outre — et cette fois il l’est bien — un styliste du Midi… L’écriture artiste des Goncourt a compromis gravement la durée de leur prose. Mais quand Daudet a greffé cette écriture artiste sur un français gonflé de sève et de sucs provençaux, la réussite a été parfaite. Le style de Daudet fait voir, fait vivre, fait plaisir. Il scintille, il gesticule, il est physique. Il n’a pas vieilli, ce qui contraste avec le vieillissement de ses romans. Mais s’il subit des influences, celles des Goncourt et de Roumanille, lui n’en a pas exercé ; il n’a pas fait école. Et rien, en somme, de Daudet n’a fait école : il reste sur son coteau ensoleillé, sinon en isolé, du moins en indépendant. Il faut bien le faire entrer, bon gré, mal gré, dans un chapitre, mais il porte les termes en isme aussi malaisément que Flaubert. Le réalisme c’était Champfleury et pareillement le naturalisme ce sera Zola.
« La chute de Bonaparte, dont j’avais besoin comme artiste, et que toujours je trouvais fatalement au bout de mon drame sans oser l’espérer si prochaine, est venue me donner le dénouement terrible et nécessaire de mon œuvre. »Ce n’est d’ailleurs pas inexact. Les Rougon-Macquart dont l’arbre généalogique monte d’Adélaïde Fouque, morte centenaire et folle en 1873, est le tableau d’une famille, d’une société, d’une humanité qui se défont, se développent, se vicient, s’empoisonnent, le procès-verbal d’une décomposition, et, au contraire de la définition de la vie par Claude Bernard, l’ensemble des forces qui luttent contre la vie. Ils n’avaient presque pas besoin de la guerre de 1870 pour aboutir à la Débâcle.
« Naturalisme pas mort. Lettre suit. »Faut-il nommer Paul Bonnetain ? Mettons plutôt pour point final le roman naturaliste pur de Louis Desprez Autour d’un clocher, qui est de 1884. Mais Desprez, mort en 1885 à vingt-cinq ans, c’est déjà la génération suivante du naturalisme, celle du Manifeste des Cinq.
Va te battredont l’effet est évidemment épuisé, mais qui, le soir de la première, enleva la salle jusqu’alors résistante, et déclencha le triomphe. Le Gendre de M. Poirier était tiré d’un roman écrit par un contemporain de Balzac. Alors que les pièces de Dumas n’ont plus de rapport avec le roman de Balzac et rentrent dans un système de références Feuillet-Flaubert, Augier, de tempérament dramatique plus traditionnel, s’efforce avec plus ou moins de succès de transporter à la Comédie-Française une manière de Comédie Humaine. D’abord en installant en plein son théâtre dans cette question d’argent, sur laquelle Dumas a écrit une pièce remarquablement manquée, dont il ne reste qu’un mot, la définition des « affaires » : l’argent des autres. Augier lui consacre la Ceinture dorée, Maître Guérin et il est peu de ses pièces où le problème de l’argent, des manieurs d’argent, de l’aristocratie d’argent, ne fasse la substance de sa critique sociale, critique d’ailleurs facile et que ce bourgeois bourgeoisant n’exploite pas sans un certain pharisaïsme. Même pharisaïsme dans le Mariage d’Olympe et les Lionnes pauvres, où la courtisane et la femme plus ou moins galante, sont flétries avec des véhémences oratoires et autres, à la manière des Filles de marbre il n’en reste rien. Et nulle part n’apparaît mieux le faux bonhomme, le champion mal qualifié de la moralité politique, le « gars Augier » dont Flaubert avait horreur, qui se vantait de n’avoir jamais mis le nez dans ce bouquin : la Bible. La meilleure part de la comédie d’Augier est sa contribution à la comédie politique, les Effrontés et le Fils de Giboyer, deux pièces dont la première au moins est son chef-d’œuvre, avec le Gendre de M. Poirier. Mais tandis que le Gendre de M. Poirier tient un équilibre entre deux classes sociales, deux genres de vie, intelligemment, fortement, équitablement rendus, les deux pièces politiques sont des pièces de combat contre les adversaires que craignait l’Empire en 1860 : le parti catholique et les journaux. Thalie devient une Muse d’état, du service particulier moins de l’Empereur que du prince Napoléon. Veuillot est attaqué sur la scène au moment où la police supprime l’Univers. Augier employé à la Censure était, par là, presque de la police. Cependant la valeur des deux pièces de théâtre ne se sent pas trop d’une telle bassesse. On retient de ces comédies — qui se font suite —-les hommes d’affaires, Vernouillet et Charrier, et l’extraordinaire gentilhomme qui mène le jeu, le marquis d’Auberive, une des créations les mieux venues et les plus allantes d’Augier, Giboyer le journaliste de race, de force et de malchance, contraint de vivre et d’écrire pour qui le paye, peut passer avec Maître Guérin, pour le personnage le plus balzacien de ce théâtre et, mieux que le Z. Marcas et le Bixiou de Balzac, il est resté le seul type de journaliste fourni par la littérature. Les deux pièces, comme beaucoup de pièces d’Augier fléchissent et se défont dans leurs personnages fabriqués, leurs utilités conventionnelles, Giboyer dans le fils de Giboyer et dans Sergines, les Effrontés dans les personnages vertueux. Les deux pièces sont une date dans l’histoire de la comédie politique : elles ne sont pas une date du théâtre. Homme de l’Empire, Augier n’a pas réussi à survivre à l’Empire. Les trois pièces qu’il écrivit après 1871, Jean de Thommeray, Madame Caverlet, Les Fourchambault, sont des essais manqués pour tenir au courant ou dans le courant un théâtre périmé. Augier finit moins heureusement que Dumas, qui connut sous la République le triomphe de Francillon.
« peu de matière et beaucoup d’art »de Racine y triomphe. Mais dans cette génération de techniciens, la réputation du plus grand homme de métier de son temps est allée à Sardou.
La Génération de 1885
« Je n’ai jamais eu besoin d’autres idées que celles où j’ai baigné de naissance. Grâce à elles, j’ai toujours su parfaitement quelle était la vérité. Mon nationalisme n’a été que leur expression, leur clameur et leur frissonnement. Quand vint l’affaire Dreyfus, mon père était mort. Je crois que tout ce que j’ai dit à cette heure était de chez nous. Lavisse ne s’y trompa pas. Le jour où je lui fis ma visite de candidat (à l’école Normale, dont il était alors le directeur) il me dit : “Je reconnais chez vous tout ce que j’ai vu à Nancy, je ne voterai pas pour vous.” Je lui dis combien je pensais qu’il devait souffrir de marcher avec des ennemis de l’armée. Ma mère m’écrivit une lettre inoubliable. Ayant lu mon article de Rennes sur Picquart, elle me dit qu’elle était allée la relire sur la tombe de mon père. »Voilà pourquoi le bordereau était de Dreyfus. À la fin de 1897, le frère de Dreyfus découvrit et dénonça le véritable auteur de la pièce imputée à Dreyfus, et base principale de sa condamnation : un condottière hongrois du nom d’Esterhazy. Zola, que Scheurer-Kestner avait convaincu de l’innocence de Dreyfus, entra dans la bataille. Le 20 novembre 1897, il écrivit au Figaro un article où il demandait, sur un ton d’ailleurs boursouflé et désagréable, la révision du procès de 1894. Il dînait le soir au restaurant Durand avec Bourget et Barrès, et celui-ci note dans ses Cahiers :
« Un mot me frappait beaucoup dans la bouche de Zola, pendant ce déjeuner. Il disait de sa démonstration : c’est scientifique, c’est scientifique. C’est ces mêmes mots que si souvent, dans le même sens, j’ai entendu employer par des niais, non par des menteurs, mais des illettrés de réunion publique. »
« Les Juifs ont imaginé d’alléguer une erreur judiciaire. Le complot a été noué à Bâle, au congrès sioniste, réuni en apparence pour discuter de la délivrance de Jérusalem. Les protestants ont fait cause commune avec les Juifs pour la constitution d’un Syndicat. L’argent vient d’Allemagne. Les Juifs allèguent une erreur judiciaire. La véritable erreur, c’est celle de l’Assemblée Constituante, qui leur a accordé la nationalité française. Cette loi, il la faut abroger. »D’autre part, dès J’accuse, l’Univers israélite avait présenté l’affaire Dreyfus comme le résultat d’une conspiration de l’Église contre l’Esprit, et avait conclu :
« À nous donc, juifs, protestants, francs-maçons, et quiconque veut la lumière et la liberté, de nous serrer les coudes et de lutter pour que la France, comme dit une de nos prières, conserve son rang glorieux parmi les nations, car déjà un sombre corbeau a planté ses griffes sur le crâne du coq gaulois et se met en devoir de lui becqueter les yeux. »« Francs-maçons » était une anticipation, car ils combattaient alors la révision. Ainsi parlaient l’organe de l’illustre Compagnie de Jésus, et le journal officiel du judaïsme français, dirigé par des israélites éminents et pondérés. Les promesses de cette littérature furent tenues. Après Gabriel Monod, le directeur de l’Institut Pasteur, Duclaux, avait proclamé la nécessité de la révision. Ce n’était encore que des voix isolées. J’accuse déclencha le mouvement des intellectuels révisionnistes ou des « intellectuels » tout court, mot employé d’abord comme une marque de mépris par les journaux antirévisionnistes. Ce furent, entre autres, le chimiste Grimaud, Anatole France, Séailles, Desjardins, Darlu, Bréal, Louis Havet, Gaston Bonnier. Les centres d’intellectuels révisionnistes étaient d’abord l’École Normale où l’influence dominante était exercée par le bibliothécaire socialiste Lucien Herr (on lui imputait la conversion de Jaurès au socialisme) aidé de Monod, d’Andler, de Paul Dupuy ; parmi les jeunes normaliens, Péguy d’abord, Langevin, Jean Perrin, Albert Thomas ; parmi leurs aînés : Léon Blum, Victor Bérard. C’est cette équipe universitaire qui de l’affaire Dreyfus et du mouvement « dreyfusard » fit sortir ce qu’elle appela le dreyfusisme. D’autre part deux salons, ceux de Mme Strauss née Halévy, et celui de Mme Arman de Caillavet deviennent les centres d’un dreyfusisme plus mondain que doctrinaire, qui recrute des protestataires parmi les écrivains, et dans ce qu’on appelle la rive droite. Le 24 février 1898, lendemain du jour où Zola était condamné par la Cour d’Assises de la Seine à un an de prison pour la lettre J’accuse, une réunion se tenait chez le sénateur Trarieux où le dreyfusisme se donna un corps par la fondation de la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen. Le dreyfusisme s’identifiait par là avec les principes de la Révolution française, avec l’éducation civique, avec le spirituel républicain. Le vieux propos « Évangile des Droits de l’Homme » reprenait une nécessité et un sens nouveaux, Les principaux fondateurs furent les savants Duclaux et Grimaud, les professeurs Paul Meyer, Giry, Molinier, Viollet, chartistes, les professeurs Séailles et Georges Lyon, philosophes, Desjardins, Havet, Émile Bourgeois, Lucien Herr, Réville, les médecins Richet et Paul Reclus, Arthur Fontaine, le fils et le gendre de Renan (Berthelot, soucieux de repos, resta à l’écart). Les statuts furent rédigés par un catholique, Paul Viollet, de tradition janséniste, ce qui importe à l’historien des idées françaises (Royer-Collard eût été le roc du dreyfusisme). Viollet et ses fondateurs les plus considérables quitteront d’ailleurs la Ligue quand elle dégénérera en groupe anticlérical.
« Un moment de la conscience humaine ». Pareillement France serait un moment de la chaîne littéraire, il maintient quelque chose, il apporte peu. L’affaire Dreyfus, qui a fructifié en victoire pour les partis et les forces de gauche, n’a pas fructifié pareillement pour les idées de gauche, pour la justice sociale, les droits de l’homme, la démocratie, le libre examen. Les espoirs mis en Jaurès, la génération dreyfusienne de la rue d’Ulm, la tentative d’un retour à Michelet et à Quinet, tournent court. Le discours d’Anatole France à Tréguier devant la statue de Renan ne rayonne qu’une lumière froide.
« La République sera naturaliste ou ne sera pas. »Le roman de Bourget sera un roman de droite. Par la même pesée invincible, tous deux passent au roman à thèse, thèse religieuse, sociale, politique, Zola à la fin de sa vie et très gauchement, dans les Quatre Évangiles, Bourget presque dès le début, et très adroitement, d’abord dans le Disciple. Dans le Disciple, le romancier psychologue écrit le roman d’un psychologue, ou plutôt de deux psychologues, le maître et le disciple. Bourget sait ce que c’est qu’un psychologue, mieux que l’auteur du Docteur Pascal ne sait ce que c’est qu’un savant : cependant Taine, qui lui a servi plus ou moins de modèle, a fait à ce sujet, dans une lettre à l’auteur, des réflexions sévères ; le disciple surtout, qui séduit une jeune fille pour les besoins de ses études, pour se documenter comme disaient alors les romanciers, redonde d’invraisemblance. Et le Disciple ne fut point un livre durable. Avec cela son apparition, sa date (1889), son succès, forment un événement littéraire capital. Ils marquent l’entrée des idées et des systèmes dans le roman courant. Le Disciple a ajouté, à ce genre littéraire, de la pensée et du poids, il a enrichi son registre et ses moyens. Cosmopolis (1893), un des meilleurs romans de Bourget, peut passer aussi pour un roman à thèse, une thèse sur la permanence de la race. Mais c’est seulement en 1902, sous l’influence des Déracinés (Un homme libre, de 1889, n’avait déjà pas été étranger à la pensée du Disciple) et de l’affaire Dreyfus, qu’il tient décidément le roman à thèse pour la pièce maîtresse du genre romanesque, et ses quatre romans les plus solides, l’Étape, l’Émigré, Un divorce, le Démon de midi, encadrés entre les deux nouvelles de l’Échéance et du Justicier, forment bien le massif central de sa maturité. Ils manquent d’air, de points d’interrogation, de disponibilité. Ce sont les romans rigides des thèses conservatrices. La loi et les prophètes sont pour Bourget les Origines de la France contemporaine, et tout se passe comme si ses romans à thèse étaient des mythes destinés à animer, à rendre sensibles au cœur et aux sens, la philosophie conservatrice de Bonald et la Réforme sociale de Le Play. Le romancier devient un avocat : avocat des héritages dans l’Étape, avocat des hiérarchies dans l’Émigré, avocat du mariage chrétien dans Un divorce, avocat de l’ordre social contre les droits de l’individu dans le Démon de midi. Le romancier est entré dans une époque organique tout à fait contraire à l’époque critique des Essais de psychologie, mais tout aussi bien commandée par son talent. Un talent qui est aussi d’avocat, puisque c’est le talent oratoire. Deux écrivains de cette époque ont été doués d’un style oratoire, Brunetière et Bourget. Le style de Bourget, souvent lourd et pédant, se sauve toujours grâce à son mouvement massif et continuel, à son enchaînement logique, à sa solidarité avec la parole qui convainc. C’est un style démonstratif, et tout se passe d’ailleurs chez Bourget comme s’il s’imaginait que ce style démonstratif démontre quelque chose, qu’une « démonstration » au sens des militaires peut ressembler à une démonstration géométrique. Mais cela importe peu. Nous ne lui demandons que l’impression littéraire, l’appareil et non l’effet de la conviction. Taine avait mis en épigraphe à son Tite-Live :
In Historia Orator. Lui-même dans ses Origines avait été cet orateur. On appréciera dans les romans à thèse de Bourget, dans son style original de thèse, un in fabula orator. Cette technique oratoire se double d’une technique romancière également remarquable. L’enchaînement des péripéties dans un roman de Bourget est aussi solide que l’enchaînement du style démonstratif. Avec un fond de scholar qui le rendait incapable de réussir au théâtre, on peut voir en lui l’écrivain qui a incorporé au roman le plus d’éléments techniques propres au théâtre, et les lui a fait intégralement assimiler. Avec quelque monotonie peut-être. Le centre de ses savantes péripéties est toujours fourni plus ou moins par les marronniers de Figaro. Publiés dans la Revue des deux mondes, l’Étape, l’Émigré, Un divorce, sont articulés sur la division en six livraisons avec autant d’habileté technique qu’une pièce de Dumas sur la division en actes. N’oublions pas que Bourget appartient, comme France, à une génération intermédiaire entre celle de l’Empire (1850) et celle de la République (1885), qu’il ne réagit contre le Conseil des Dix de ses Essais, soit les dix maîtres de la génération de 1850, qu’en restant leur disciple respectueux, et même leur imitateur. Les noms de Taine et de Dumas ont pour lui un poids qu’ils auraient perdu en partie pour un Vingt ans en 1885. De Loti, dont l’âge est le même, cela n’a aucune importance, puisqu’au contraire de Bourget, il arrive dans les lettres tout neuf et sans lectures. L’heureuse longévité de Bourget, qui avait dix-huit ans en 1870, lui a permis de survivre longtemps à la guerre de 1914. Si ce grand ouvrier de lettres a prolongé jusqu’à la vieillesse une production très régulière, le Démon de midi, paru en 1914, a mis le point final au meilleur de son œuvre. Sa forme et sa substance romanesques appartiennent au passé. L’immobilité de ses idées, la répétition des mêmes lieux communs, ont nui au critique social, ont communiqué leur mécanisme au romancier. Mais pendant trente ans, Bourget a été un original témoin du roman français, tel que l’avaient constitué Balzac et George Sand. Il versé avec une force continue, dans ce cadre plastique, l’éloquence, la pensée, le sens des intérêts sociaux, de la société polie. Son roman bien fait a été contemporain de la pièce bien faite, sa technique appartient au bel âge des bonnes techniques. La perte, plus tard, de ce que cet âge avait su maintenir ne pourra à aucun point de vue passer pour un profit.
« Naturalisme pas mort »de Paul Alexis exprimait en 1890, une vérité. Le naturalisme a duré comme système de vision, d’expression de la réalité, doublé d’ailleurs en naturalisme épique et naturalisme documentaire. Nous entendrons par naturalisme épique non la tradition du style épique qui s’opposait chez Flaubert et Zola à l’écriture artiste des Goncourt, mais le genre d’entreprise cyclique et monumentale qui recueille la tradition des Rougon-Macquart, comme Zola recueillit celle de la Comédie Humaine. Deux de ces entreprises sont remarquables, celle de Paul Adam et celle de J.-H. Rosny. La vaste et profonde production qu’entassa Paul Adam est aujourd’hui peu lue, et sa carrière donne l’impression d’un échec. Cependant le Temps et la Vie dont quatre volumes furent écrits, biographie romanesque de la famille d’Adam depuis le Consulat, était un monument original. Et surtout Adam a influencé une partie notable de la littérature d’après-guerre, par son style dynamique, son modernisme, son colonialisme, son antihumanisme, sa morale sportive. Il était au moins un pas vers un balzacisme nouveau. Il y eut plus de vie et de présence encore chez J.-H. Rosny, probablement la plus opulente nature romancière de cette époque. Le départ de J.-H. Rosny fut magnifique et l’auteur du Termite, de Daniel Valgraive, de Nell Horn, des Xipéhuz et de Vamireh, paraissait dans les dernières années dii xixe siècle destiné à occuper triomphalement la place que celui du Docteur Pascal et des Quatre Évangiles n’arrivait pas à remplir : celle du romancier d’un monde laïque, de raison et de science, raison d’ailleurs aventureuse et poétique, science subtile, engageante, hardie, fulguration d’hypothèses qui ne sentent pas l’école primaire, et qui sont d’un homme, comme on dit, averti. Ni dans l’ordre du style ni dans l’ordre de l’imagination, aucune des ressources normales du roman ne lui manquait. Ce qui lui manqua, ce fut cette volonté de créer, d’inventer, cette rupture de l’artiste avec son passé, si forte chez un Flaubert et qu’on retrouve chez Daudet, jusqu’à Sapho. De bonne heure il s’est répété, et à partir de 1912 environ, soit après la Vague rouge, sa production s’épanouit surtout en quantité. Le naturalisme documentaire reste florissant et solide. On ferait du roman documentaire un tableau qui prendrait presque les proportions d’une encyclopédie. Georges Lecomte avec les Cartons verts (administration) et les Valets (parlementaires), Léon Frapié avec ses romans de l’institutrice, en fourniraient des exemples. On en ferait d’ailleurs toute une bibliothèque, et l’on sait comme ils ont continué à donner, comme ils abondent dans le courrier des académiciens Goncourt, qui les avaient d’abord favorisés. C’est d’ailleurs après 1914, que le roman documentaire aura son spécialiste le plus vigoureux, le plus original, le mieux muni d’expérience précise, avec Pierre Hamp et son cycle de la Peine des hommes. C’est au naturalisme documentaire qu’il faudrait rattacher Gustave Geffroy, l’auteur d’un minutieux roman sur la vie de l’ouvrière parisienne, l’Apprentie (1904), et Lucien Descaves, qui fut, au temps du naturalisme, poursuivi pour Sous-Offs, et dont la Colonne (1902) et Philémon (1913), romans d’un vétéran de la Commune, sont d’une riche épaisseur de mémoire parisienne. On verra l’une des nouveautés curieuses du roman des milieux dans le roman du milieu, entendons le milieu des hors-la-loi et des mauvais garçons, écrit dans un esprit de sympathie, complice et ironique, et dont l’initiateur semble être Jean Lorrain. Charles-Henry Hirsch, avec le Tigre et Coquelicot (1905) et Eva Tamarches et ses amis, l’a popularisé. Mais il est surtout représenté par deux poètes : le parfait Charles-Louis Philippe de Marie Donadieu (1904), et de Bubu de Montparnasse (1906) et après la guerre Francis Carco. Les hasards de l’évolution littéraire et les idées reçues de l’usager du roman font que le roman n’est plus dit documentaire dès qu’il concerne la bourgeoisie et les classes aisées ; il devient alors roman psychologique, ou roman romanesque, ou chronique de la société. On ne voit pas très bien pourquoi le tableau de la bourgeoisie appartient à une autre classe du roman que le tableau du peuple et précisément Zola fit scandale en les traitant de la même façon et en les mettant à la même échelle. On peut admettre cependant que l’aisance, le genre de vie bourgeois, permettent des complications sentimentales et intellectuelles conformes à la tradition de notre littérature d’analyse morale et contribuent à créer pour leurs usagers une catégorie particulière du roman.
« Penser solitairement, dit Barrès, conduit à penser solidairement. »Il ne s’agit plus ici d’André Gide, qui n’a représenté avant la guerre qu’une critique de goût et de nourriture solitaires : d’où peut-être jusqu’en 1914, sa situation mineure, en marge, son public et son influence limités. Le premier plan non dans la critique purement littéraire, mais dans cette critique générale par laquelle le détail de la critique littéraire est renouvelé et commandé, appartient d’un côté à Barrès, à Maurras, d’un autre côté à Péguy, et à leurs groupes. Barrès tient ici une place de grand chef, distant, à la manière de Chateaubriand. Comme il n’a guère apporté à la critique littéraire que quelques intuitions, il n’y a pas lieu d’en tenir grand compte. Tout autre fut le rôle de Maurras. Il fut pendant dix ans critique littéraire de métier, recenseur de livres et d’idées. L’affaire Dreyfus le tourna de plus en plus du côté de la politique, le mouvement nationaliste de 1900 à 1908 lui donna une influence, une école, et la fondation de l’Action Française, quotidienne en 1908, une tribune. Le mouvement d’Action Française eut pour chefs des littérateurs ; Maurras, Daudet, Bainville. Dans l’ordre du temps, il est commandé (et recommandé à l’attention des lettres) par une Littérature d’abord ! Maurras a même été, en matière de critique littéraire, le seul écrivain de son temps qui ait vraiment fonctionné comme chef d’école ; la thèse de Pierre Lasserre en Sorbonne sur le Romantisme français, la Revue critique des idées et des livres, le mouvement néo-classique, les Jugements de Massis, en ont témoigné. Mais cette critique est toujours restée en liaison étroite avec un traditionalisme, avec la notion, le sentiment vif et militant d’un héritage français à connaître, à délimiter, à maintenir, à défendre, notion qui a joué au début du xxe siècle un rôle analogue à celui de l’esprit français dans la critique et dans l’influence de Nisard, mais cette fois avec une dimension politique, le souci de nourrir une doctrine, d’établir des disciplines, d’employer l’intelligence, de contribuer à une restauration. Du point de vue de la seule critique littéraire, on ne saurait comparer en importance l’influence de Péguy à celle de Maurras. Il n’y a même en somme pas un des Cahiers de la Quinzaine en qui l’on puisse reconnaître une œuvre de critique littéraire pure. Et cependant, Péguy et l’équipe des Cahiers, née, comme l’Action Française, de l’atmosphère de l’affaire Dreyfus, ont apporté dans l’atmosphère de la critique des éléments importants. D’abord par ce que l’on pourrait appeler l’entrée de Péguy. Nous nous apercevons à distance qu’il y a eu une entrée de Péguy un peu à la manière dont il y a eu une entrée de Rousseau. Il a été le premier normalien (sinon le seul) qui soit sorti de la rue d’Ulm en gardant une nature populaire intacte, une peau de sanglier imperméable à l’esprit de la maison, un sens terrien hostile à un humanisme traditionnel, un œil rebelle à la lumière d’atelier. On a comparé l’échoppe des Cahiers à un brûlot amarré aux flancs du vaisseau de haut bord de la Sorbonne. Le « péguysme » a contribué autant que l’école d’Action Française à forger l’épouvantail du lansonisme et à déclencher une offensive contre les maîtres officiels. En second lieu par l’équipe, d’ailleurs divergente (en rosace, eût dit Proust) des Cahiers. C’est là qu’ont été posées certaines questions dont on a vécu, qu’a été engagé un dialogue qui importe à la critique, que se sont battues des natures et des familles d’esprits — Péguy, Halévy, Sorel, Benda, — que, venus de plus profond encore, de vieux antagonismes français ont été ramenés au jour, comme celui des cornéliens et des raciniens, des rousséliens et des voltairiens, qu’un problème de Michelet, un problème de Hugo, ont pu être posés en termes neufs, dans le sens et dans la mesure où ils intéressent non pas une idée du beau ni même du vrai, mais une idée de la France. Avec Péguy, la critique de nourritures communie avec les substances nourricières physiques produites par le cultivateur de la terre de France, avec le blé de Beauce et le vin de l’Orléanais.
« Rien de noble, a dit le bourgeois et l’héritier Barrès dans Un homme libre, ne fut pensé en dehors d’un fauteuil. »Il n’y a pas de fauteuil dans une maison de paysan, et il n’y en avait pas aux Cahiers. Péguy ne se supportait assis que sur une chaise. Le péguysme donne droit de cité à une critique de la chaise, distincte et même ennemie de la critique de la chaire, professorale, et de la critique du fauteuil, académique. Si la critique professorale et académique, Brunetière, Lemaître, Faguet et la suite, est florissante jusqu’à Péguy, et en décadence après Péguy, il semble que Péguy y soit tout de même pour quelque chose. Surtout il est pour quelque chose dans les produits, d’ailleurs assez complexes et troubles, qui les ont remplacées. La critique de nourritures implique une critique de parti, une prise de parti, des choix de partisan, la volonté d’une foi, un « quelque chose » d’abord, qui n’est pas la littérature. Elle a pris vers 1910 avec l’école d’Action Française, un parti politique bien éclairé, et la réaction de gauche n’a pas équilibré cette action de droite. Et aussi et surtout elle a pris un parti, des partis religieux.
« penser solitairement conduit à penser solidairement »non par le reniement, mais par la confirmation de cette pensée solitaire. Sous l’œil des Barbares, livre des vingt ans non seulement de Barrès, mais de la génération qui est sa contemporaine, est l’hyperbole de cette vie solitaire, d’où naît l’orgueil paradoxal d’une adolescence froissée qui se redresse en défi. Dans cette première partie de la trilogie du Culte du Moi, où culte n’est pas un vain mot, s’expose et s’exprime un moi ouvert à des cultes et créateur de cultes. Dès Un homme libre et surtout avec le Jardin de Bérénice, ce culte prend forme : culte des valeurs héritées, et, plus précisément, de l’héritage, affecté d’un exposant littéraire et mystique, et qui dégage un rayonnement indéfini.
« L’intelligence, quelle petite chose à la surface de nous-mêmes ! »a dit cet homme si intelligent, si peu intellectualiste, si ennemi, en somme, de l’intellectualisme ! Comme Chateaubriand, Barrès a été agrandi immensément par son œuvre posthume. Du doctrinaire de la Terre et des Morts survit une voix d’outre-tombe. Il n’eut pas le temps d’écrire ses Mémoires, qu’il commençait l’été d’avant sa mort. Mais leurs matériaux, ses carnets, ses Cahiers, publiés plus ou moins complètement, le maintiennent sur l’horizon, comme Victor Hugo après 1885, et l’on se demande si aucun apprêt public à la Rousseau ou à la Chateaubriand aurait jamais valu ces notes au jour le jour, ce journal d’une âme, cet enregistrement d’une vie à laquelle continue de s’enrouler et de répondre la nôtre.
Son vers a l’inflexion des voix qui se sont tues ou qui n’ont pas encore parlé. Il ne ressemble, ce vers, à rien de ce qu’on a fait avant lui, à rien de ce qu’on fera après. Tout vers paraît dur à côté de cette moelle de sureau. L’homme sans volonté, le pécheur à vau-l’eau qu’il fut, étaient peut-être nécessaires pour que se formât cette neige et se déposât cette matière poétique allégée. La musique intérieure le porta comme Nerval vers l’habitude de la poésie populaire. C’est même à cette poésie populaire bien plutôt qu’à un Parnasse historique qu’il faut rattacher les Fêtes galantes, où, comme les jeunes gens de Sylvie, il a pris le costume du xviiie siècle et de la Comédie-Italienne. Ces couleurs, ces taches pourpres et roses, mordorées et rouillées (dans l’inventaire de son mobilier de jeune marié nous trouvons un Monticelli) voilà les vêtements dans l’armoire magique. L’amour s’en habillera l’année d’après avec la Bonne Chanson. Reconquête obscure alors ignorée par tous, peut-être même par l’auteur, du cœur poétique de la France ! Mais xviiie siècle galant, jeune amour, c’est encore l’appui sur quelque matière, d’où, au cours de l’exode avec Rimbaud, le poète s’évade en 1874 par les Romances sans paroles, point le plus haut de la fusée verlainienne. La poésie se dénude et se dissout dans l’éther. Après les Romances, faudra-t-il dire ce que nous dirons après les Illuminations que le jet d’eau qui montait n’est pas redescendu ? Non. Car voici que Verlaine devient un grand poète catholique. Verlaine est ici à Baudelaire ce que Baudelaire était à Chateaubriand ou à Lamartine. Christianisme décoratif d’artiste chez les romantiques ; christianisme janséniste d’un descendant de Racine chez Baudelaire ; mais, avec Verlaine, c’est le christianisme populaire du païen évangélisé par saint Martin, et que l’apôtre des Gaules a transmis, par les siècles fidèles, au curé de paroisse ou à l’aumônier de prison. La poésie chrétienne de Verlaine, il ne la veut et ne la sent pas seulement chrétienne, mais catholique, française, cléricale, la poésie d’un pauvre diable de baptisé et de converti, poésie que le calvinisme et le jansénisme repousseraient absolument. Un biographe de Verlaine, ayant été se documenter auprès du prêtre qui l’assista à sa mort n’en reçut, avec les banalités de politesse, que cette réponse :
« C’était un chrétien, Monsieur. »Sinon avec la même autorité, au moins du même fonds, nous dirons : C’est un poète chrétien. Poésie pure, poésie populaire, poésie chrétienne : par ces trois pas, faits alors dans une ombre absolue, sans public, Verlaine, parti du Parnasse, s’avance pour ouvrir les écluses de la poésie qui vient, et qui enveloppera le Parnasse, sans d’ailleurs le submerger, lui ajoutant même des sédiments inattendus, que représenterait peut-être la poésie de Mallarmé.
Précisément, qu’on mesure la force incantatoire que conservent, que manifestent aujourd’hui ces neuf syllabes portées par le funambulisme de la rime, et qui, ayant percé à travers une durée, sont arrivées à signifier immensément, sont devenues claires et profondes universellement, ont réussi. On verra dans ce microcosme, dans cette goutte, dans cette vibration unique, toute la destinée de la poésie mallarméenne, sa fonction unique, le minimum de matière verbale sur-laquelle pour s’élancer elle appuyait son pied nu : l’initiative cédée au mot, et, comme dans la mitrailleuse, récupérée des mots, le déclassement d’une poésie, l’aurore d’une autre, la transformation du but, de la substance et du goût poétiques par le levain d’une œuvre légère.jusqu’au
« Je vais désencombrer l’horizon », disait-il. Il le désencombra surtout au profit de ces poètes nés après 1860 qui ont reçu plus tard le nom de génération symboliste, et en qui il faut se garder de voir trop expressément une réaction contre le Parnasse et contre le naturalisme. Par Verlaine et Mallarmé, leurs maîtres, d’un côté, par Heredia d’autre part, on les trouve en liaison avec les Parnassiens. Et l’une des raisons pour lesquelles cette date de 1885 importe, c’est que, l’année précédente, un naturaliste des Soirées de Médan, Huysmans, publiait À rebours, livre qui mit le public en état de disponibilité à l’égard de la nouvelle école poétique, et qui joua, dans une certaine mesure, le rôle préparatoire d’un Génie du Symbolisme. Le Non ! du symbolisme n’a pas été très catégorique, ou bien a été crié confusément. Ce n’est pas par ce qu’il nie qu’il faut le définir, mais par ce qu’il apporte de nouveau. Or il produit trois poussées révolutionnaires, qui ont changé en France les conditions de la vie poétique. Du fait du symbolisme et des cinq dissidents pré-symbolistes, une poésie nouvelle s’est opposée non seulement ni surtout au Parnasse, mais à tout le bloc de la poésie française, de Ronsard à Hugo.
« reprendre à la musique son bien ». Et si l’on peut parler justement de réaction contre le Parnasse, c’est surtout en ce sens que l’ennemi poétique du symbolisme a été la précision sous toutes ses formes, entendons, comme en musique, la précision à fournir au lecteur ou à l’auditeur, non cette précision technique mise par l’auteur dans son travail, rigoureuse en musique, et que les théoriciens du vers libre ont poussée volontiers au pédantisme. Heredia, qui essaye de suggérer à travers la précision de ses sonnets est encore goûté des symbolistes tandis que Sully Prudhomme, dont la poésie a pour fin dernière la précision, et qui s’est efforcé de l’appliquer à la vie intérieure est tenu par le symbolisme pour l’ennemi intégral, au même titre que Coppée.
« Symbolisme pas mort ». Au contraire. On mettrait quelque ordre dans le tableau touffu des poètes de cette école en distinguant un peu artificiellement, comme il est inévitable, les militants, les alliés, les représentants, les héritiers et les encadrés du symbolisme.
« Depuis la mort de votre père vous êtes entourée de canailles »était déjà le contraire d’un mot d’acteur à la Dumas ou même à l’Augier. C’était un mot spontané à la manière de ceux des égoïstes de Labiche. D’un certain point de vue tout technique, les Corbeaux sont les Petits Oiseaux de Becque, et la Parisienne un Plus heureux des trois. Mais Becque manquait de spontanéité. Après la Parisienne, il travailla quatorze ans aux Polichinelles, dont il ne laissa que la valeur de deux actes. Comme Lesage, et Balzac encore, il n’a fait qu’une pièce.
« Par moi ou par d’autres, le théâtre idéaliste sera fondé. »En réalité la grande influence fut ici celle d’Ibsen. Antoine n’avait donné d’Ibsen que les Revenants, soit la pièce de l’hérédité, celle qui s’accordait le mieux avec le pli du naturalisme, et particulièrement avec la lecture de Zola. Mais l’Œuvre devint le théâtre attitré d’Ibsen, surtout de ses pièces nouvelles, jouées à Paris presque en même temps qu’en Scandinavie et en Allemagne. L’évolution naturelle qui ouvrait la succession du théâtre Augier-Dumas, l’échec de l’expérience naturaliste, l’appel d’air du symbolisme, renforcèrent l’influence d’Ibsen, non sur le public, qui lui resta toujours rebelle, mais sur les auteurs, qui ambitionnèrent la fonction d’Ibsen français. De là non un théâtre idéaliste (la formule resta mort-née) mais un théâtre d’idées. La pièce d’idées succédait ainsi à la pièce à thèse de la génération précédente et, tout au moins quand elle réussit devant le public, elle en garda beaucoup de traits, et même de procédés. D’ailleurs, le chœur que l’auteur déléguait sur la scène de l’ancienne comédie attique pour exprimer son opinion personnelle, les Cléante et les Ariste de Molière, avaient donné depuis longtemps à la comédie son noyau d’idées. La pièce d’idées de la génération nouvelle a pris plus souvent, et avec plus de succès, cette forme précise, classique et didactique, que les formes spontanées, poétiques, shakespeariennes en somme, d’Ibsen et de Shaw, plus tard de Pirandello.
Tue-la !qui est à l’origine de la Femme de Claude marque avec évidence un point plutôt vif de l’esprit de combat. La plupart des pièces de Brieux tournent à la pièce de combat. La dramaturgie de dialogue et la dramaturgie de combat purent être comparées quand la même saison vit sur deux théâtres, en 1897-98, le Repas du lion de Curel, et les Mauvais Bergers, pièce d’ailleurs remarquablement manquée, de Mirbeau, sur le même sujet : une grève. Mais c’est surtout dans les Affaires sont les affaires (1903) et dans le Foyer (1908) que Mirbeau déchaîne sur les planches sa combativité de publiciste anarchique, incohérent et violent. Les Affaires sont les affaires, où Mirbeau a créé avec Isidore Lechat une vivante et violente figure d’homme d’argent déchaîné sur la scène exactement comme il est déchaîné dans la société, ont mérité de rester à la Comédie-Française une des grandes pièces du répertoire, une des rares qui aient tenu depuis trente ans.
La Génération de 1914
« X est intelligent, mais il a l’air d’avoir rencontré ses idées plutôt qu’il ne les a extraites de lui. »Mettons qu’il a suivi ces belles personnes dans la rue, ainsi que le dit à peu près Diderot. Le logicien Benda a condamné en lui un debussyste intellectuel. Mais ne jetons plus de pierres dans son jardin, de peur d’en écarter le lecteur qui s’y promène, et qu’on souhaite d’y retenir. La critique de remarque formerait une variété de la critique d’essai. Appelons remarque ou propos l’essai péremptoire et bref, et ces termes appartiennent à deux critiques des idées et des mœurs plutôt que des lettres : Suarès et Alain. Le premier, en intitulant Remarques des cahiers périodiques, le proposier normand en portant des propos comme ses pommiers des pommes, ont trouvé des mots qui conviennent à leur genre. Suarès est un maître original du portrait littéraire qu’il obtient par des touches et des remarques colorées. Alain ne concerne qu’incidemment mais fortement la critique littéraire dans ses propos. Et son « Je remarque que » peut être retenu comme un tic révélateur d’écrivain. La critique de Pierre Lièvre, faite de justes et fines pointes rares, très assurée d’elle-même, rentre sous cette rubrique. Et pareillement celle que Denis Saurat donne dans Marsyas.
Entre les aventuriers qui eurent vingt ans vers 1870 et ceux de l’autre guerre, il y a cependant une différence, à l’avantage des premiers. Comme on plaidait devant Clemenceau la cause d’un homme politique qu’il n’aimait pas, et en faveur de qui on alléguait qu’il ressemblait à Robespierre, le Tigre rétorqua : « Oui, mais Robespierre, lui, ne savait pas qu’il ressemblait à Robespierre ! » Rimbaud ne savait pas qu’il ressemblait à Rimbaud, et d’ailleurs à vingt ans il avait complètement cessé de lui ressembler. Au contraire, les aventuriers de 1914 savaient, savaient trop, qu’ils ressemblaient à Rimbaud, et ils en ont beaucoup parlé. Quand le groupe surréaliste se fit un drapeau, il écrivit un seul mot : Lautréamont ! C’était déjà de la tradition. La génération de 1914, dans la mesure où elle avait de magnifiques précurseurs, n’a tout de même pas connu l’aventure pure. Mais elle a obtenu largement, du côté de la quantité et de la publicité, l’équivalent de ce qui lui manquait de pureté. L’aventure est à la source et dans les moelles de cette génération. La guerre a ajouté à son exigence d’aventure, elle ne l’a pas créée. La Correspondance de Rivière et d’Alain-Fournier est une coupe géologique dans les terrains d’où a jailli cette source. Et le Grand Meaulnes de Fournier, et l’article de Rivière sur le Roman d’aventure, datent des mois qui ont précédé la guerre. On peut dire que, de la mort d’Apollinaire à l’exposition des Arts décoratifs, la poésie comme le roman a vécu dans l’atmosphère et dans l’idée vague de l’aventure. La poésie est prise par l’aventure dès sa racine. Dès 1910, Marinetti, italo-français, comme Apollinaire était franco-italien, avait prophétisé en même temps que lui par la proclamation du futurisme et par le jeu poétique des mots en liberté. Le mot en liberté, c’est par excellence l’aventure poétique, d’ailleurs conséquence de la poésie en liberté des Cinq et du vers en liberté des vers-libristes symbolistes. Dans cette liberté musicale pénétrée d’assonances, de souvenirs de bibliothèque, de refrains de chansons populaires, de tout ce qu’on peut ramasser sur une route d’Europe, et, plus simplement, entre le marbre et le cuir d’un café, Apollinaire mit de l’enchantement, et aussi une magie personnelle. Une telle magie est d’ordinaire pour beaucoup dans le succès inégal de ces aventuriers. Elle avait par exemple fait la gloire fragile de Toulet. Comme la ballade de Banville et le sonnet des Parnassiens, traditionnels chez des traditionnels, des formes aventureuses furent inventées ou réinventées par les aventuriers. Après les Contre-rimes de Toulet, les Calligrammes d’Apollinaire. On songe aux sortes experimenti de Bacon, l’expérience faite à l’aventure, afin de voir si, par hasard, il en sortira quelque chose. Il fallait s’en aviser. Ensuite, cela devient bien facile. On doit voir cependant quelque chose de plus dans les Calligrammes, poèmes en formes de dessins, qui ont pour antécédent la Bouteille du cinquième livre de Rabelais : un jeu en accord avec les expériences pictural es d’alors, une tentative sur des frontières où il y a de la Bouteille, mais aussi du Coup de dés. L’incomparable intérêt de toute une poésie depuis 1885 et même depuis les Cinq, c’est d’avoir ajouté à la poésie continentale française ce qu’à la même époque les conquérants coloniaux ont ajouté au domaine français et aux vieilles colonies : non seulement des vraies colonies, mais des chapelets d’îles inhabitées, des atolls et des déserts, beaucoup de déserts. Tout cela fait une plus grande France et tout ceci fait une plus grande poésie française, tient de la place sur la planète, dans le possible. S’il y a une poésie Sancho,
écrivait M. de Pomairols, il y a aussi une poésie Quichotte :
Seulement Apollinaire était lui aussi, lui surtout, un Quichotte qui se savait Quichotte, se voulait un peu scolairement Quichotte. Nous pourrions, si nous énumérions, citer ici beaucoup de noms de poètes, de participants à ces expériences, à ces aventures coloniales, et par exemple Max Jacob, qui a mieux réussi dans le roman. L’expérimentation aventurière a trouvé peut-être, après Apollinaire, son principal héros dans Jean Cocteau, depuis le Cap de Bonne Espérance : plus intelligent, plus souple, plus aimable qu’Apollinaire, moins inventeur, moins génial, moins navigateur au long cours, plutôt caboteur (on a hésité sur la désinence), dépourvu de la forme apollinarienne de mystification, mais non de charmantes impostures, et en somme, dans ces années trente, l’ancien marinier, resté en vue, de cette nef de Pantagruel qui a traversé la poésie des années dix et des années vingt, et pour laquelle nous gardons un faible. Un faible intelligent, le lecteur n’en doutera pas, puisqu’il s’agit d’obtenir de l’oracle de la Dive le secret des destinées de la poésie. Malheureusement la réponse est ou aurait été peu encourageante. Expériences curieuses, mais infructueuses. Reviendrons-nous dans notre petit Liré planter l’alexandrin, voir fleurir la rime riche, nous enorgueillir de nos plates-bandes de sonnets, faire éclater au bout d’un jardin de curé le parterre flamboyant et bien arrosé d’une ode hugolienne ? Non. Tout de même l’élan d’une poésie est dans l’invention, l’aventure et l’air en mer…
Mais, du point de vue qui nous occupe ici, l’important, c’est la tradition qu’établit ou rétablit cette poésie, et l’influence qu’elle exerce. La tradition est la tradition mallarméenne. Qu’il existe de grandes différences entre la poésie de Mallarmé et celle de Valéry, et davantage encore entre les deux esprits, l’un qui croit aux Lettres, l’autre qui croit à la Science, aucun doute. Et cependant, grâce à Valéry, Mallarmé cesse de faire figure d’aérolithe. Ils se partagent un même domaine. Le fait qu’ils soient, comme le serpent de mer dans Kipling, deux, change la situation. Les premiers vers de Valéry, ceux qu’a recueillis l’Album de vers anciens, ont été à peu près, dans les dernières années du xixe siècle, les seuls vers français qui aient été écrits directement et certainement sous l’influence de Mallarmé, laquelle ne se faisait techniquement sentir sur aucun autre poète symboliste. Renouvelé par la pensée et la musique de la Jeune Parque, le Valéry des années vingt a exercé au contraire une action profonde sur une partie de la poésie française. Lucien Fabre semble avoir été le premier disciple, et depuis, une part de la jeune poésie qui reste fidèle au vers régulier est plus ou moins touchée du rayon valérien. Il est alors arrivé ceci de paradoxal que de Valéry (comme d’Anatole France, mon Dieu !) on peut dire qu’u a servi à maintenir. Il a maintenu, à une époque où ils vacillaient, les cadres techniques, rigoureux de la poésie française. Il a refusé, comme disait Mallarmé, de toucher au vers. Il a donné une bonne conscience à ceux qui le défendaient encore. On remarquera que les symbolistes proprement dits, ceux qui avaient vingt ans en 1885, les Laforgue, les Régnier, les Vielé ont eu peu d’influence sur leurs successeurs de 1914, et que tout se passe comme si, dans la mesure où la génération de 1914 eut des maîtres, ces maîtres étaient les Cinq de 1870, Verlaine dans une certaine mesure, Mallarmé par Valéry d’une part, par les tenants du Coup de dés d’autre part, un peu Corbière par son imagerie populaire et maritime, Lautréamont par le surréalisme— enfin la fortune extraordinaire de Rimbaud.