M. Cousin érudit et philologue
« Commençons par deux documents authentiques, inédits ou peu connus. D’abord une biographie composée par Gilberte, et qui conduit Jacqueline depuis sa première enfance jusqu’au moment où elle entre à Port-Royal ; ensuite, dans les Mémoires de Marguerite Périer, plusieurs paragraphes consacrés à sa tante, qui développent et achèvent la première biographie… Nous rétablissons ici le vrai texte d’après deux excellents manuscrits, l’un de la Bibliothèque royale de Paris, Supplément français, n° 1485 ; et l’autre de la bibliothèque de Troyes, n° 2203. »Là-dessus suit un volume de textes, terminé, dit la table,
« par la description du manuscrit de l’Oratoire, du manuscrit 1485, du manuscrit 2281, du manuscrit 397, etc., par une lettre de Pascal à la reine de Suède, et par un fragment d’un écrit sur la conversion du pécheur, avec les variantes des manuscrits. »— L’Histoire du P. André est composée exactement de la même manière, et c’est à peine si l’orateur moraliste apparaît dans six lignes égarées à travers une forêt de documents. On a vu48 que les biographies de Mme de Longueville et de Mme de Sablé ont le même défaut. Les dates, les citations, les annotations, les textes prodigués, les commentaires intercalés, infestent le style. Au moment où la douce figure de Mme de Longueville commence à se reformer sous les yeux du lecteur, il entend un fracas d’in-folio qui tombent ; c’est une dissertation qui arrive et efface la charmante image sous son appareil démonstratif.
« Il ne serait pas sans intérêt de savoir quel était ce bal où Mlle de Bourbon fut traînée en victime, où elle parut en conquérante, et d’où elle sortit enivrée. Mais Villefore ne nous apprend rien à cet égard. On en est donc réduit aux conjectures. En voici une que nous donnons pour ce qu’elle peut valoir. On lit dans les Mémoires manuscrits d’André d’Ormesson, et dans la Gazette de France de Renaudot, que le 18 février 1635, il fut donné au Louvre, sous le roi Louis XIII, un grand ballet où figurèrent toutes les beautés du jour, et parmi elles, Mlle de Bourbon. »Ce n’est point de ce ton qu’on conduit au bal une jeune princesse, surtout lorsqu’on est amoureux d’elle ; M. Cousin l’emploiera plus à propos, lorsqu’il voudra montrer à quelque archéologue une édition rare ou un manuscrit inconnu. La même erreur lui a fait prendre des textes pour des peintures. Par exemple, il s’est fort réjoui d’avoir découvert les noms des religieuses, compagnes de Mlle de Bourbon au couvent des Carmélites ; il a cru introduire le public dans l’intérieur d’un couvent, en lui apprenant l’âge, la condition, la date de la mort et de rentrée de toutes les abbesses et de toutes les prieures, en transcrivant des biographies inédites composées au couvent, lesquelles, en leur qualité de biographies pieuses, ne renferment que des éloges vagues et des anecdotes édifiantes ; toutes choses qui ressemblent à l’histoire comme une boîte de couleurs ressemble à un tableau. Ce sont là des misères de l’érudition. Il en est encore une autre bien naturelle. Toute vraie passion tombe dans l’excès. On finit par se prendre d’amour pour des bagatelles, et on s’exalte à propos d’un fétu. Le lecteur se souvient de ce minéralogiste allemand qui cherchait un certain caillou ; un jour l’apercevant : « Ah ! sirène, dit-il, tu m’enchantes, mais tu ne m’échapperas pas. » M. Cousin s’enthousiasme au sujet de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, et pousse là-dessus des exclamations, avec l’onction d’une oraison funèbre ; en effet, c’est l’oraison funèbre de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, rue infortunée qui vient de disparaître au profit du Carrousel.
« Puisse, dit-il, cette admirable place conserver sa grandeur si chèrement achetée et nul bâtiment transversal ne gâter la belle harmonie du Louvre et des Tuileries ! Puisse aussi quelque homme instruit et laborieux, voué à l’étude de Paris et de ses monuments, ne pas laisser périr la rue Saint-Thomas-du-Louvre sans en donner une description et une histoire fidèle à l’époque de son plus grand éclat49 ! »Lorsqu’il s’agit d’un philosophe du dix-septième siècle, il se croit dans son domaine : il revendique l’homme ; grand ou petit, exhumé par lui ou exhumé par d’autres, il veut à toute force le présenter au public. Il s’approprie et publie une seconde fois, avec corrections, la correspondance de Malebranche et de Mairan, qui venait d’être publiée. Un peu plus tard, on découvre à Caen et on lui communique une partie de la correspondance du P. André ; mais l’heureux auteur de la découverte se réserve la partie la plus précieuse, les lettres échangées entre André et Malebranche. M. Cousin indique son regret avec réserve, mais il l’indique ; en effet, il est spécial en cette matière50.
« Nous nous serions offert bien volontiers pour, mettre au jour cette correspondance, où peut-être aurait été de mise quelque connaissance des matières agitées entre les deux métaphysiciens, et surtout de la littérature philosophique de cette époque. »On lui a fait tort, on lui a pris son bien. Le lecteur se souvient de la querelle qu’il eut sur un sujet pareil avec M. Sainte-Beuve. M. Cousin, dans une préface, disait qu’il avait découvert au dix-septième siècle, toute une littérature féminine et toute une galerie de femmes illustres. M. Sainte-Beuve, dans une autre préface, se souvint qu’il avait écrit lui-même l’histoire de Port-Royal et de ses religieuses, et qu’en outre il avait fait le portrait de plusieurs grandes dames du temps. Il le dit, et en style piquant. Le public compta les piqûres et jugea que la province littéraire disputée était assez grande pour recevoir deux habitants. D’autres traits, quoique singuliers, font plaisir ; toute passion vraie est aimable. Celle de M. Cousin pour les textes inédits ressemble à l’amour d’un chevalier pour sa dame. Le chevalier, pour délivrer sa dame, tuait les monstres, rompait les enchantements, abattait les géants, escaladait les murailles. M. Cousin pénètre dans les couvents, bouleverse les bibliothèques, séduit les bibliothécaires, dépense des trésors d’amabilité, d’éloquence et de patience, pour conquérir les précieux documents. Sur un simple portrait, Amadis devint amoureux d’Oriane ; sur un simple soupçon, M. Cousin devient amoureux d’un texte ; épris du manuscrit qu’il devine, il se met en campagne, il écrit à l’un, fait écrire à l’autre, et poursuit une lettre de Descartes ou un fragment de Malebranche avec une opiniâtreté et un enthousiasme que personne n’a plus.
« Le catalogue imprimé des manuscrits de la bibliothèque de Leyde m’avait donné des espérances qui, grâce à Dieu, n’ont pas été vaines… Là j’ai vu de mes yeux, touché de mes mains une foule de lettres de Leibnitz, de cette écriture ferme et serrée qui est de son pays plus que de son siècle… Cependant je ne pouvais me persuader qu’il n’y eût pas à Leyde quelques lettres inédites de Descartes lui-même. »Là-dessus il fouille plusieurs gros paquets de lettres non cataloguées, et y découvre un billet de Descartes à son horloger, avec deux autres.
« Ce sont là les seules petites découvertes cartésiennes que j’ai faites en Hollande. »Un peu plus tard il apprend que la Bibliothèque royale de Paris contient la correspondance de l’abbé Nicaise et de Leibnitz. Transcrivons cette page ; le lecteur y verra ce que c’est qu’aimer et chercher des documents inédits.
Dès que j’appris que cette précieuse collection était à la Bibliothèque royale de Paris, on conçoit avec quel empressement j’y recherchai tout ce qui pouvait s’y rapporter à l’histoire de la philosophie du dix-septième siècle. La correspondance de Leibnitz attira particulièrement mon attention. Dutens s’était procuré quelques fragments de cette correspondance, et ces fragments avaient déjà paru bien précieux. J’eus le plaisir de rencontrer dans le manuscrit de la Bibliothèque royale les autographes de ces lettres, au nombre de six, écrites pour la plupart de la main de Leibnitz ou corrigées et signées par lui. Mais une étude un peu attentive me fit aisément reconnaître qu’il devait manquer un bon nombre de lettres. Cela se voit particulièrement par la correspondance de Huet, où le savant évêque d’Avranches remercie son ami de Dijon de lui envoyer des extraits des lettres de Leibnitz, lesquelles ne se retrouvent pas dans notre manuscrit. Que sont-elles devenues ? Ont-elles péri, ou n’ont-elles fait que s’égarer entre des mains qui les retiennent au détriment du public ? Un des amis de Bourgogne termina mes doutes et mon embarras en m’apportant une revue de mon pays, intitulée Revue des deux Bourgognes, année 1836, où sont imprimées les six lettres de Leibnitz du manuscrit de Paris, et celles dont je déplorais la perte, en tout dix-huit lettres parfaitement authentiques, adressées à l’abbé Nicaise par l’auteur de la Théodicée.Chemin faisant, il conseille des éditions et fait des recrues d’antiquaires.
On ne peut comprendre, dit-il, pourquoi les éditeurs ont si mal copié et tant défiguré les lettres de la Rochefoucauld, bien faciles à lire pourtant avec leur longue et grande écriture à la Louis XIV. Ces lettres si bien tournées, souvent si intéressantes, attendent encore un éditeur intelligent et soigneux. Si nous étions plus jeune, nous tâcherions d’être cet éditeur-là, d’autant que nous pourrions joindre aux lettres déjà connues bien des lettres nouvelles, parmi lesquelles il en est de fort importantes.Ailleurs il souhaite qu’un élève de l’École des chartes veuille bien employer quelques années de sa vie à faire l’histoire de la place Royale51. Il offre ses notes, extraits et copies, à « l’ami de la religion et des lettres » qui rassemblera le cartulaire du couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques. En apprenant que le P. André a écrit la vie et rassemblé la correspondance de Malebranche, mais que cet écrit égaré est maintenant retenu en des mains inconnues, il s’indigne contre l’enfouisseur et le somme de restituer son trésor :
Avant de quitter cet important sujet, nous voulons adresser encore une fois avec toute la force qui est en nous, notre publique et instante réclamation à celui qui possède encore aujourd’hui les matériaux de ce grand ouvrage. Qu’il sache qu’il ne lui est pas permis de retenir le précieux dépôt tombé entre ses mains, encore bien moins de l’altérer. Tout ce qui se rapporte à un homme de génie n’est pas la propriété d’un seul homme, mais le patrimoine de l’humanité… Retenir, altérer, détruire la correspondance d’un tel personnage, c’est dérober le public, et, à quelque parti qu’on appartienne, c’est soulever contre soi les honnêtes gens de tous les partis.Cette éloquence est la preuve et l’effet du zèle érudit de M. Cousin, Peu d’hommes ont publié autant de documents nouveaux et utiles. Ses Fragments philosophiques en sont remplis. Le cardinal de Retz, dom Robert des Gabets, Roberval, M. de La Clausure, l’abbé Gautier, tous les personnages d’une académie cartésienne, une foule de pièces de Leibnitz, Malebranche et Descartes, des lettres de Spinoza, quantité de morceaux sur Mme de Longueville, Mme de Sablé, Pascal, sa famille : il a fourni des mémoires et des documents sur tous les personnages illustres de ce temps. Désormais tout écrivain qui entreprendra l’histoire du goût et de la pensée au dix-septième siècle devra profiter de ses veilles ; il n’aura plus qu’à tailler et à assembler les matériaux que M. Cousin a tirés de la carrière et dégrossis. Cet amour des textes et ce goût du détail appliqués à la critique littéraire ont produit deux œuvres fort belles, la restitution des Pensées de Pascal et le Commentaire du Vicaire savoyard. Le premier, il a eu la patience de déchiffrer l’indéchiffrable manuscrit de Pascal, de deviner les abréviations, les renvois, les mots demi-effacés, demi-formés, de comparer mot à mot le texte vrai avec les éditions publiées, de noter ligne par ligne toutes les erreurs, tous les contre-sens, toutes les fautes de goût des éditeurs, de montrer le plan de l’ouvrage, d’en marquer l’esprit, et de ranimer enfin la figure souffrante, passionnée et sublime de Pascal. Cette opposition perpétuelle du texte vrai et du texte mutilé est la meilleure leçon de style ; on y voit clairement et sans phrases ce que c’est que le génie : c’est comme si l’on comparait le tableau d’un grand maître avec le carton de ce tableau. Le récit des ratures, des changements, des corrections que faisait Pascal, introduit le lecteur dans le laboratoire de l’éloquence : ce mot ajouté est un accès de passion impatiente ; cette phrase retournée est un redoublement de logique victorieuse. Toutes les souffrances et toutes les hardiesses du Pascal que nous connaissions sont faibles auprès des ardeurs et des témérités du Pascal que M. Cousin révèle. Il a l’amour des grands hommes du dix-septième siècle : après avoir recueilli les moindres fragments de son auteur et retrouvé son écrit sur les Passions de l’amour, il a poussé la dévotion jusqu’à faire un lexique de ses locutions remarquables. Les érudits de la Renaissance qui ont édité les classiques ne faisaient pas si bien et n’ont pas fait mieux. Si pourtant l’on veut voir ce talent de M. Cousin dans toute sa force, ce n’est point ici, c’est dans ses études sur Abailard, sur Xénophane et sur d’autres sujets semblables, qu’il faut l’admirer. L’esprit érudit réussit mieux qu’ailleurs dans les questions d’érudition pure ; on est toujours à son aise quand on est chez soi. M. Cousin découvre trois manuscrits d’Abailard ; il les décrit tour à tour avec scrupule ; il juge de leur valeur ; il prouve que ce sont eux que décrivait Oudin et que citait l’Histoire littéraire ; il entre dans l’intérieur du manuscrit, marque les différents traités qu’il comprend, les lacunes plus ou moins longues, les feuillets blancs, les feuillets noirs, les différentes encres, et je ne sais combien d’autres choses encore. Arrivé au bon manuscrit, il montre par des raisons logiques que toutes ses parties se tiennent, qu’elles forment un cours complet de dialectique, que des ressemblances de style et diverses autres probabilités indiquent que cette dialectique est celle d’Abailard, citée dans la Théologie chrétienne par Abailard lui-même. D’autres conjectures, habilement établies, en découvrent à peu près la date. Puis tour à tour une suite de discussions excellentes, conduites avec une clarté parfaite et une raison soutenue, font voir que Roscelin fut le maître d’Abailard, qu’Abailard était très-ignorant en mathématiques, qu’il ne savait pas le grec, qu’il ne connaissait tout au plus de Platon que le Timée dans la version de Chalcidius, qu’il ne connaissait d’Aristote que l’Organum, et de l’Organum que les trois premières parties traduites par Boèce, et qu’ainsi la philosophie scolastique est sortie d’une phrase de Porphyre traduite par Boèce. Vous voyez quelles peines il faut prendre, quelle prudence, quel tact, quelles recherches de tout genre, quel soin minutieux, quels efforts de raisonnement il faut employer pour constater les faits les plus minces. C’est une gloire d’avoir réuni tant de mérites et composé des monographies qui resteront. C’est une gloire plus rare encore d’être resté homme de goût, homme éloquent, amateur d’idées générales, parmi des détails si insipides et des argumentations si sèches. Souvent, en devenant érudit, on cesse d’être homme. La philologie est un souterrain obscur, étroit, sans fond, où l’on rampe au lieu de marcher, si éloigné de l’air et de la lumière, qu’on y oublie l’air et la lumière, et qu’on finit par trouver belle et naturelle la clarté fumeuse de la triste lampe qu’on traîne accrochée après soi. Au bout de quelques années de séjour, on y déclare que le ciel est un rêve d’esprit creux. J’ai entendu des habitants de ces caves traiter de chimère l’histoire que font les philosophes et les artistes, et rejeter comme choses malsaines l’imagination passionnée de M. Michelet et les idées générales de M. Guizot : en effet, quand un mineur revient à la surface, l’air pur le suffoque et la vraie lumière l’éblouit. Au contraire, lorsque M. Cousin s’enfonce dans ces noires galeries, il songe au retour, et d’un élan, sans qu’on s’y attende, le voilà remonté dans la philosophie, dans la haute histoire, dans le grand style, dans le monde supérieur où il eût dû toujours vivre, et qui est le seul digne de sa science et de son talent. Vous sortez d’un commentaire docte et aride, ayant pour but d’établir, d’après Stobée, Diogène de Laërte et d’autres, le système probable de Xénophane, et, parmi des arguments de commentateur, vous tombez sur la phrase suivante :
La partie du système de Xénophane qui porte l’empreinte de l’esprit ionien est et devait être sa partie cosmologique et physique. Car qu’est-ce que l’esprit ionien ? le scepticisme en toutes choses : l’amour du plaisir dans la vie ; en politique, des goûts démocratiques et des mœurs serviles ; dans l’art, la prédominance de la grâce ; dans la religion, l’anthropomorphisme ; dans la philosophie, qui est l’expression la plus générale de l’esprit d’un peuple, un empirisme plus ou moins ingénieux, une curiosité assez hardie, mais toujours dans le cercle et sous la direction de la sensibilité. Et qu’enseigne la sensibilité ? Ce qui paraît, non ce qui est. Que peuvent donc enseigner les sens sur l’ordre du monde ? Le système des apparences. Or l’apparence pour l’homme est que lui-même et avec lui cette terre qu’il habite est le centre de toutes choses. Selon l’apparence encore, la terre est immobile, et doit être infinie dans sa partie inférieure.Tel est en effet le système de Xénophane ; et rien n’est plus agréable que de voir une idée générale confirmer par une déduction ingénieuse ce que la discussion des textes avait indiqué. Un peu plus loin, vous voyez l’orateur se lever subitement au milieu d’une citation, et s’interrompre pour exprimer avec une sorte de grandeur poétique l’émotion qui l’a saisi. Le contraste est brusque et frappant :
Aristote, dans son livre sur Xénophane, Gorgias et Zénon, Simplicius dans son Commentaire sur la physique d’Aristote, et Théophraste dans Bessarion, nous ont conservé le corps de l’argumentation par laquelle Xénophane démontrait que Dieu n’a pas eu de commencement et qu’il n’a pas pu naître. Il est impossible de ne pas éprouver une impression profonde et presque solennelle en présence de cette argumentation, quand on ne se dit que c’est là peut-être la première fois que, dans la Grèce au moins, l’esprit humain a tenté de se rendre compte de sa foi et de convertir ses croyances en théories. Il est curieux d’assister à la naissance de la philosophie religieuse : la voilà au maillot, pour ainsi dire ; elle ne fait encore que bégayer sur ces redoutables problèmes, mais c’est le devoir de l’ami de l’humanité d’écouter avec attention, de recueillir avec soin les demi-mots qui lui échappent, et de saluer avec respect la première apparition du raisonnement.Lorsque, après avoir compté les livres et les connaissances que possédait Abailard, il arrive à la phrase de Porphyre qui contient le problème des genres et des espèces, et qu’il y voit en germe la scolastique entière, il ne peut se contenir. Ce grand spectacle l’enflamme, et le lecteur surpris sent tout à coup la contagion d’un enthousiasme qu’il n’avait pas prévu.
Ce problème, aujourd’hui glacé et comme pétrifié sous le latin de Boèce, avait été vivant jadis dans un autre monde. Il avait occupé Platon et Aristote. Il avait provoqué des luttes immortelles et enfanté des systèmes qui s’étaient longtemps maintenus debout l’un contre l’autre. Les luttes avaient cessé ; cette noble philosophie était éteinte ; la société qu’elle éclairait était à jamais ensevelie ; la langue même dans laquelle toutes ces grandes choses avaient été pensées et écrites avait fait place à une autre langue, qui elle-même n’était qu’une transition à une langue nouvelle. Ainsi marche l’humanité : elle n’avance que sur des débris. La mort est la condition de la vie ; mais pour que la vie sorte de la mort, il faut que la mort n’ait pas été entière. Si, dans les orages de l’humanité, le passé disparaissait tout entier, il faudrait que l’humanité recommençât à frais nouveaux sa pénible carrière. Le travail des pères serait perdu pour les enfants : il n’y aurait plus de famille humaine : il y aurait solution de continuité entre les générations et les siècles. Et d’un autre côté, si ce monde qui doit faire place à un monde nouveau laissait un trop riche héritage, il empêcherait que le nouveau ne s’établit. Il faut que quelque chose subsiste du passé, ni trop, ni trop peu, qui devienne le fondement de l’avenir et maintienne, à travers les renouvellements nécessaires, la tradition et l’unité du genre humain.Voilà la philosophie, la poésie et l’éloquence introduites au milieu de l’érudition Cette philosophie est un peu vague ; cette loi de l’histoire improvisée par une inspiration aventureuse est incertaine ; les conséquences que M. Cousin en tire un instant après contre la Renaissance sont assez fausses. Mais un souffle intérieur emporte toutes ces phrases ; la pensée est noble, l’impression grande, et le morceau, dans ses défauts et dans ses mérites, rassemble assez bien les mérites et les défauts de M. Cousin.