M. Cousin écrivain Nous voici arrivés devant les deux écrivains considérables, qui, à juste titre, sont appelés chez nous sinon les pères, du moins les représentants de la philosophie contemporaine, M. Cousin et M. Jouffroy, Ils n’ont point toujours été d’accord, et, sous une apparente conformité de paroles, ils sont allés par des voies distinctes vers des conclusions différentes ; mais, quoique divers, ils sont unis pour nous conduire. Ce sont leurs livres qui nous guident au sortir du collège. Ils nous prennent des deux côtés, l’un par la tête, l’autre par le cœur. L’un se saisit de notre admiration, l’autre gagne notre confiance. Par leur talent et leur autorité ils provoquent tous les deux l’étude et la critique ; par leur œuvre et leur ascendant, ils appartiennent tous les deux à l’histoire et à la science. Parlons donc tout à notre aise de l’un et de l’autre. M. Cousin n’est point mort24. À Dieu ne plaise ! mais il est illustre, et je puis le mettre avec ses pareils. Quarante ans de gloire ont épuisé les éloges et les attaques ; quarante ans de travail ont offert aux yeux son esprit sous toutes les faces. Le regard l’embrasse tout entier, et le regard est impartial. Qu’il rédige sa Théodicée, ou qu’il achève l’histoire de Mme de Longueville, il a dès à présent fourni au peintre et au critique tout ce que le peintre et le critique peuvent lui demander. Il n’excite maintenant ni l’enthousiasme ni la colère ; en sa présence, on n’éprouve plus de passion, on ne ressent que de la curiosité. C’est un Père de l’Église, très-connu et très-antique, élevé par la renommée et par le temps au-dessus de l’amour et de la haine ; et la postérité peut commencer pour lui de son vivant. Je voudrais l’étudier tout entier, distinguer et relier en lui le philosophe, l’écrivain, l’orateur et le philologue. Il semble que dans un livre comme celui-ci une telle recherche soit superflue, et pourtant elle ne l’est pas. Comme toutes les productions humaines, les systèmes philosophiques ont leur cause, et ne s’expliquent que par leur milieu. Il faut observer l’homme entier pour définir une de ses parties. Telle erreur métaphysique a son premier ressort dans telle disposition littéraire. Ce n’est plus assez aujourd’hui de réfuter une doctrine, il faut encore la comprendre, et il est plus utile de décrire un homme à la façon des naturalistes que de le combattre à la façon des logiciens. Observons celui-ci, cherchons quelle est sa faculté maîtresse, comment elle a formé son génie, comment elle s’est développée, selon quelle ligne droite ou courbe. Nous ne cherchons pas autre chose, et il nous semble que nous allons parler d’un homme mort il y a deux mille ans.
« Qui leur a montré par-delà les limites et sous le voile de l’univers ? »Il y a une grâce touchante dans cette phrase :
« L’âme immatérielle, intelligente et libre, sera recueillie par son auteur. »Mais cette grâce et cette force sont à demi cachées ; l’auteur ne les étale point ; d’elles-mêmes elles se font sentir. S’il se porte à des figures plus hardies, elles sont suivies, raisonnables, tirées d’objets ordinaires, préparées de loin, sans rien qui puisse étonner ou choquer, simples effets d’une éloquence passionnée, simples moyens oratoires, au même titre que les raisonnements et les faits :
« La religion de Pascal, dit-il, n’est pas le christianisme des Arnaud et des Malebranche, des Fénelon et des Bossuet ; fruit solide et doux de l’alliance de la raison et du cœur dans une âme bien faite et sagement cultivée ; c’est un fruit amer, éclos dans la région désolée du doute, sous le souffle aride du désespoir. »Telle est l’imagination de l’orateur, bien différente de celle de l’artiste, qui est brusque, excessive, aventureuse, qui se plaît aux images nouvelles, qui frappe et éblouit le lecteur, qui se hasarde parmi les figures les plus rudes et les plus familières, qui ne se soucie pas d’élever, par des transitions ménagées, les esprits jusqu’à elle, et dont la folie et la violence mettraient en fuite l’auditoire que l’orateur doit se concilier incessamment pour le retenir jusqu’au bout.
Page 14. C’est un fait attesté par l’observation, que, dans cette même conscience où il n’y a que des phénomènes, il se trouve des notions dont le développement régulier dépasse les limites de la conscience et atteint des existences. Arrêtez-vous le développement de ces notions, vous limitez arbitrairement la portée d’un fait, vous attaquez donc ce fait lui-même, et par là vous attaquez l’autorité de tous les autres faits. Il faut ou révoquer en doute l’autorité de la conscience en elle-même, ou admettre intégralement cette autorité pour tous les faits attestés par la conscience.Comprenez-vous ? Pour moi, il me semble que je trébuche dans un brouillard. Traduisons ; vous allez voir comment des obscurités naissent les équivoques, et comment des équivoques naissent les erreurs. On appelle conscience la connaissance que nous avons de nos sensations, idées, jugements, peines, plaisirs, résolutions, et autres opérations ou événements intérieurs. Personne n’a jamais douté que cette connaissance ne fût vraie. On appelle raison la connaissance des vérités universelles et nécessaires, par exemple : toute qualité suppose une substance ; tout événement suppose une cause. Quelques philosophes ont douté que cette connaissance fût vraie. Un très-bon moyen de réfuter ces philosophes, serait de transformer les connaissances de la seconde espèce en connaissances de la première espèce, et de faire rentrer la raison contestée dans la conscience incontestée. Au moyen d’une équivoque, M. Cousin opère ce miracle ; son raisonnement n’a l’air bon que parce qu’il est mal écrit. Il change dans la première phrase le sens naturel du mot conscience. On ne peut pas dire que les phénomènes ou événements intérieurs soient dans la conscience ; ils sont l’objet de la conscience ; une sensation, un souvenir, ne sont pas dans la conscience ; la conscience ne contient pas ces opérations, elle les aperçoit. On ne peut pas dire non plus que les notions ou connaissances de la raison soient dans la conscience. Elle ne les renferme pas, elle les constate ; elle ne forme pas de jugements universels et nécessaires ; elle atteste que nous en formons ; ces jugements ne sont pas en elle comme des parties dans un tout ; ils sont devant elle comme un spectacle devant un spectateur. M. Cousin fait donc une faute de langue : et voyez comme il en profite. En disant que les axiomes et les notions de la raison sont dans la conscience, et font partie de la conscience, il leur attribue l’autorité et la certitude de la conscience ; comme la conscience a toujours passé pour infaillible, la raison, par contagion, devient infaillible. Un jeu de mots a fait l’affaire. Ajoutez-y des expressions vagues, et qui ont aussi un double sens, comme : limiter arbitrairement le développement d’un fait ; par ce moyen nous répandrons sur les yeux du lecteur un second nuage. Pendant qu’incertain, fatigué, il tâtonnera dans les ténèbres, nous emporterons prestement la difficulté ; à la phrase suivante, nous lui dirons : « J’ai gagné la bataille. » Comme il est bon homme, il nous croira. Et voilà comment on fonde une philosophie.
Page 20. Plus que jamais, fidèle à la méthode psychologique, au lieu de sortir de l’observation, je m’y enfonçai davantage, et c’est par l’observation que, dans l’intimité de la conscience et à un degré où Kant n’avait pas pénétré, sous la relativité et la subjectivité apparentes des principes nécessaires, j’atteignis et démêlai le fait instantané, mais réel, de l’aperception spontanée de la vérité, aperception qui, ne se réfléchissant point elle-même, passe inaperçue dans les profondeurs de la conscience, mais y est la base véritable de ce qui, plus tard, sous une forme logique et entre les mains de la réflexion, devient une conception nécessaire. Toute subjectivité avec toute réflexivité expire dans la spontanéité de la perception.La métaphore est magnifique. On se croit au fond d’un trou, (en effet on y est). On plonge dans cette sombre cave, et on cherche des mains l’entrée du précieux et nouveau souterrain où M. Cousin dit avoir trouvé son trésor. En même temps tous ces grands mots, relativité, subjectivité, réflexivité, spontanéité, font un cliquetis qui berce agréablement l’oreille, étourdit la pensée, et fait supposer au lecteur qu’il écoute un concert chinois. Or, notez bien que le sens de ce morceau se réduit à ceci : Deux et deux font quatre. La première fois que j’ai vu deux objets avec deux autres objets, et que j’ai compris qu’ils faisaient quatre, je n’ai pas remarqué que toujours, partout et nécessairement, deux et deux font quatre. Cette remarque est venue plus tard, quand, en réfléchissant, j’ai observé ma pensée. On pense d’abord. Et après avoir pensé, on réfléchit sur sa pensée. N’y a-t-il dans ce morceau que de l’obscurité ? Non, par malheur. Il y a encore une équivoque. Presque toutes les grandes vérités établies par M. Cousin sont bâties sur de tels fondements. Il joue ici sur le sens du mot subjectivité, et il a beau jeu, car le mot est allemand et très-obscur. Une Allemande, dit Gœthe, reconnut que son amant commençait à la tromper, parce qu’il se mettait à lui écrire en français. Un Français peut conclure qu’un philosophe commence à se tromper, lorsqu’il introduit en français des mots allemands. Voici ce que Kant disait et ce que M. Cousin réfute : « Nous connaissons plusieurs axiomes ou propositions nécessaires : par exemple, toute qualité suppose une substance ; et nous ne pouvons imaginer un cas où cet axiome ne soit pas vrai. Mais peut-être cette nécessité vient de la construction de notre esprit, et nous sommes comme des gens nés avec des lunettes vertes, qui, ne pouvant imaginer que des objets verts, en concluraient que nécessairement tous les objets sont verts. J’appelle cette nécessité subjective, entendant par là qu’elle a pour cause la construction de notre esprit ; j’entends par subjectivité une nécessité de croire provenant, non de la nature des choses, mais de la nature de notre pensée ; et, selon moi, cette nécessité doit nous faire douter des axiomes. » M. Cousin change les termes de Kant. Il répond triomphalement :
« Selon vous, la connaissance de cette nécessité doit nous faire douter des axiomes26. Eh bien, j’ai découvert un cas où l’on n’a pas cette connaissance. On ne l’a qu’après avoir réfléchi. Donc on ne l’a pas en commençant et lorsqu’on n’a pas encore réfléchi. Donc il y a des cas où cette connaissance n’est pas subjective, et dans lesquels on ne peut douter des axiomes. Vous voyez, mon pauvre Kant, que votre système tombe en ruine ; c’est que je me suis enfoncé dans l’intimité de la conscience, à un degré où vous n’avez pas pénétré27. »Je me suis quelquefois représenté le sentiment d’horreur qui eût pénétré Condillac et les analystes du dix-septième siècle, s’ils avaient lu cette préface, et si on leur eût dit que l’auteur, écrivain admirable, avait commencé par écouter leurs leçons. Où est le style exact qu’ils enseignent ? Qu’est devenue cette doctrine des signes, vérifiée dans toutes les sciences ? A-t-on oublié que si l’on ne considère pas les mots comme des chiffres, on ne peut raisonner pendant six lignes sans commettre six erreurs ? Où est cet amour du style simple, le seul intelligible, cette haine des mots abstraits, toujours obscurs ? Je prends une phrase très-courte, je suppose qu’un analyste du dix-huitième siècle soit ici et veuille la comprendre : comptez toutes les tranformations qu’il devra lui faire subir, et jugez par le nombre des traductions à quelle distance la pensée philosophique de M. Cousin erre et s’égare au dessus des faits :
Page 16. Les faits volontaires sont seuls marqués aux yeux de la conscience du caractère d’imputabilité et de personnalité.Un homme ordinaire ne comprendra pas ces mots : faits volontaires. Il ne sait pas bien non plus ce qu’est cette abstraction personnifiée, douée d’yeux, changée en témoin, et nommée la conscience. Il sera tout effarouché par les deux terribles substantifs imputabilité et personnalité. Il aura besoin de se souvenir que l’un vient du verbe imputer et l’autre du mot personne. Il essayera une première traduction et trouvera à peu près ceci : « Nos actions voulues sont les seules que nous nous imputions et que nous rapportions à notre personne. » Malheureusement, cette traduction met à nu une erreur. Les actions que nous voulons ne sont pas les seules que nous rapportions à notre personne. Il n’est pas vrai, comme le dit M. Cousin à la ligne suivante, « que la volonté seule soit la personne ou le moi. » Mes douleurs, mes plaisirs, mes idées, mes souvenirs, m’appartiennent très-certainement. Je les rapporte à ma personne ; ils font partie de moi-même. Les grands mots abstraits ressemblent aux gros ornements nouvellement adoptés par les dames. Déshabillez la phrase, il ne reste rien. Supprimons donc l’avant-dernier membre de phrase et traduisons notre traduction. Imputer est un mot de jurisprudence qui n’est pas net ; il vaut mieux dire : « Nos actions voulues sont les seules dont nous nous jugions responsables. » Responsable est une métaphore, c’est-à-dire un terme inexact et vague. Répondre d’une action, c’est en porter la peine ou en recevoir la récompense. Mettons la définition à la place du défini et nous aurons : « Nos actions voulues sont les seules que nous jugions dignes de punition ou de récompense. » Nous voici revenus à une phrase ordinaire ; il a fallu supprimer une erreur et faire trois traductions ; il en faudrait quatre ou cinq autres pour exprimer la chose exactement et en psychologue. Or la netteté du style mesure la netteté des idées ; la netteté des idées mesure la justesse des raisonnements ; la justesse des raisonnements mesure l’autorité méritée par les doctrines. Quelle autorité méritent les doctrines de M. Cousin ? C’est que, pour être orateur, on n’est pas philosophe. Socrate, il y a bien longtemps, démontrait à Polus que l’éloquence n’est pas la dialectique, et que l’art de persuader le public par un choix habile de raisonnements vraisemblables, n’est pas l’art d’établir des analyses exactes et des syllogismes rigoureux. Cet amour passionné de la démonstration pure qui fait le philosophe, ce scrupule inquiet sur le sens des mots, ces habitudes algébriques, ce retour incessant sur soi-même, ce doute inné qui l’empêche de se faire illusion et le porte à mesurer perpétuellement le degré de probabilité de ce que les autres appellent certitude, ce mépris du sens commun, cette haine pour les arguments du cœur, cette foi absolue en l’observation et en la preuve, ce besoin éternel de vérifications nouvelles, voilà les qualités qui seraient des défauts dans un orateur. Elles l’empêcheraient de trouver les raisonnements populaires ; elles l’éloigneraient du public. Il faut qu’il soit au-dessus du public, mais d’un degré seulement. On doit ressembler à ceux qu’on persuade : on n’entre dans leurs sentiments qu’en prenant leurs sentiments ; pour conquérir leur esprit, il faut se plier aux habitudes de leur esprit. Cette impuissance en philosophie est le propre de l’esprit oratoire. Elle est plus visible encore quand l’orateur est capable d’enthousiasme, quand il s’enivre du son de ses paroles, quand ses idées ailées, accourant par multitudes et toujours plus pressées, s’accumulent, tourbillonnent, le soulèvent et l’emportent, d’une course précipitée et aventureuse, à travers toutes les vérités et toutes les erreurs. C’est alors qu’il s’écrie, sauf à s’en repentir plus tard
: « Le Dieu de la conscience n’est pas un Dieu abstrait, un roi solitaire, relégué par-delà la création sur le trône désert d’une éternité silencieuse et d’une existence absolue qui ressemble au néant même de l’existence ; c’est un Dieu à la fois vrai et réel, un et plusieurs, éternité et temps, espace et nombre, essence et vie, indivisibilité et totalité, principe, fin et milieu, au sommet de l’être et à son plus humble degré, infini et fini tout ensemble, triple enfin, c’est-à-dire à la fois Dieu, nature et humanité. »Et combien le style vague et allemand convient à ces effusions lyriques ! Les abstractions s’entre-choquent ; des formes obscures passent devant l’imagination troublée ; dans le cerveau s’agite et roule une ronde d’êtres métaphysiques, grandioses et vides, poésie confuse et sublime que réclament toutes les jeunes têtes d’Allemagne, et qui, avec la bière, suffit pour les remplir à vingt ans. Nous étions un peu Allemands, en 1828, lors des célèbres leçons que je citais tout à l’heure ; on y courait comme à l’Opéra, et en vérité c’était un opéra. L’impétueux orateur amenait sur le théâtre et faisait défiler en une heure Dieu, la nature, l’humanité, la philosophie, l’industrie, l’histoire, la religion, les grands hommes, la gloire et bien d’autres choses encore ; cette symphonie chantée par un seul homme donnait le vertige, et les esprits, habitués aux tranquilles dissertations des sensualistes, s’inclinaient, comme devant un révélateur, devant le poète qui peuplait leur imagination de ces prodigieux fantômes, et les entraînait, éblouis, dans un monde qu’ils n’avaient pas soupçonné. Depuis, M. Cousin s’est refroidi. Il a dépouillé sa poésie, il est resté simple orateur ; son style est devenu plus mesuré ; et cependant sa jeunesse parfois lui revient ; il s’enflamme encore ; on sent alors qu’il oublie ses auditeurs ; il voit son idée se lever devant lui ; il s’éprend d’amour pour elle ; il retrouve son enthousiasme ; il écrit cette phrase dont j’entends d’ici l’accent transporté et poétique. Il s’agit des amours de Condé, autre soldat impétueux qu’il admire en frère, et dont il vient de raconter la passion pour Mlle du Vigean.
« Depuis, il n’a plus connu que l’enivrement passager des sens, surtout celui de la guerre, pour laquelle il était né, et qui était sa vraie passion, sa vraie maîtresse, son parti, son pays, son roi, le grand objet de sa vie, et tour à tour sa honte et sa gloire. »Voilà ce que le style de M. Cousin nous apprend sur M. Cousin. Il est surtout orateur : le danger est grand pour la philosophie qu’il changera en dissertations oratoires, toutes les fois qu’il n’y introduira pas des idées vagues, des raisonnements douteux, des mots équivoques, et des erreurs. Il est un peu poète : le danger est plus grand encore : il transformera la philosophie en une symphonie métaphysique, qui entraînera tous les esprits, qui l’entraînera lui-même, qui lui fera traverser le Rhin, au risque d’y perdre pied, avec la certitude de s’en souvenir et d’en souffrir toujours.