Chapitre VI.
La poésie. Tennyson.
Lorsque Tennyson publia ses premiers poëmes, les critiques en dirent du mal. Il se
tut ; pendant dix ans personne ne vit son nom dans une revue, ni même dans un
catalogue. Mais quand il parut de nouveau devant le public, ses livres avaient fait
leur chemin tout seuls et sous terre, et du premier coup il passa pour le plus grand
poëte de son pays et de son temps.
On se trouva surpris, et d’une surprise charmante. La puissante génération de poëtes
qui venait de s’éteindre avait passé comme un orage. Ainsi que leurs devanciers du
seizième siècle, ils avaient emporté et précipité tout jusqu’aux extrêmes. Les uns
avaient ramassé les légendes gigantesques, accumulé les rêves, fouillé l’Orient, la
Grèce, l’Arabie, le moyen âge, et surchargé l’imagination humaine des couleurs et des
fantaisies de tous les climats. Les autres s’étaient guindés dans la métaphysique et
la morale, avaient rêvé infatigablement sur la condition humaine, et passé leur vie
dans le sublime et le monotone. Les autres, entrechoquant le crime et l’héroïsme,
avaient promené parmi les ténèbres et sous les éclairs un cortége de figures
contractées et terribles, désespérées par leurs remords, illuminées par leur grandeur.
On voulait se reposer de tant d’efforts et de tant d’excès. Au sortir de l’école
imaginative, sentimentale et satanique, Tennyson parut exquis. Toutes les formes et
toutes les idées qui venaient de plaire se retrouvaient chez lui, mais épurées,
modérées, encadrées dans un style d’or. Il achevait un âge, il jouissait de ce qui
avait agité les autres ; sa poésie ressemblait aux beaux soirs d’été ; les lignes du
paysage y sont les mêmes que pendant le jour ; mais l’éclat de la coupole éblouissante
s’est émoussé ; les plantes rafraîchies se relèvent, et le soleil calme au bord du
ciel enveloppe harmonieusement dans un réseau de rayons roses les bois et les prairies
que tout à l’heure il brûlait de sa clarté.
Ce qui attira d’abord, ce furent ses portraits de femmes. Adeline, Éléonore,
Lilian, la Reine de Mai, étaient des personnages de keepsake, sortis de la main d’un
amoureux et d’un artiste. Ce keepsake est doré sur tranches, brodé de fleurs et
d’ornements, paré, soyeux, rempli de délicates figures toujours fines et toujours
correctes, qu’on dirait esquissées à la volée, et qui pourtant sont tracées avec
réflexion sur le vélin blanc que leur contour effleure, toutes choisies pour reposer
et pour occuper les molles mains blanches d’une jeune mariée ou d’une jeune fille.
J’ai traduit bien des idées et bien des styles, je n’essayerai pas de traduire un
seul de ces portraits-là. Chaque mot y est comme une teinte, curieusement rehaussée
ou nuancée par la teinte voisine, avec toutes les hardiesses et les réussites du
raffinement le plus heureux. La moindre altération brouillerait tout. Et ce n’est
pas trop d’un art si juste, si consommé, pour peindre les miévreries charmantes, les
subites fiertés, les demi-rougeurs, les caprices imperceptibles et fuyants de la
beauté féminine. Il les oppose, il les harmonise, il fait d’elles comme une galerie.
Voici l’enfant folâtre, la petite fée voltigeante qui bat des mains, et « de ses
yeux noirs malicieusement vous regarde en face, et se sauve pendant que ses rires
éclatants creusent des fossettes dans les roses enfantines de ses joues. » Voici la
blonde pensive qui songe, ses grands yeux bleus tout ouverts, fleur aérienne et
vaporeuse « comme un lis penché sur un buisson de roses et que le soleil mourant
traverse de sa lumière », faiblement souriante, « pareille à une naïade qui au fond
d’une source regarde le déclin du jour. » Voici la changeante Madeline, soudain
rieuse, puis soudain boudeuse, puis encore gaie, puis encore fâchée, puis incertaine
entre les deux, étranges sourires, « délicieuses colères qui ressemblent à de petits
nuages frangés par le soleil1519. » Le poëte revenait avec
complaisance sur toutes les choses fines et exquises. Il les caressait si
soigneusement que ses vers parfois semblaient recherchés, affectés, presque
précieux. Il y mettait trop d’ornement et de ciselures ; il avait l’air d’être
épicurien en fait de style et aussi en fait de beauté. Il cherchait de jolies scènes
rustiques, de touchants souvenirs, des sentiments curieux ou purs. Il en faisait des
élégies, des pastorales et des idylles. Il composait dans tous les tons et se
plaisait à éprouver les émotions de tous les siècles. Il écrivait sainte Agnès,
Siméon Stylite, Ulysse, Œnone, sir Galahad, lady Clare, Fatima, la Belle au bois
dormant. Il imitait tour à tour Homère et Chaucer, Théocrite et Spenser, les vieux
poëtes anglais et les anciens poëtes arabes. Il animait tour à tour les petits
événements réels de la vie anglaise et les grandes aventures fantastiques de la
chevalerie éteinte. Il était comme ces musiciens qui mettent leur archet au service
de tous les maîtres. Il se promenait dans la nature et dans l’histoire, sans parti
pris, sans passion âpre, occupé à sentir, à goûter, à cueillir partout, dans les
jardinières des salons comme sur la haie des cottages, les fleurs rares ou
champêtres dont le parfum ou l’éclat pouvait le charmer ou l’amuser. On en jouissait
avec lui ; on respirait les gracieux bouquets qu’il savait si bien faire ; on
acceptait de préférence ceux qu’il prenait dans la campagne ; on trouvait que nulle
part son talent n’était plus à l’aise. On admirait combien ce regard minutieux et ce
sentiment délicat savaient en saisir et en interpréter les aspects mobiles. On
oubliait dans le Cygne mourant que le sujet était presque usé et
l’intérêt un peu faible, pour savourer des vers comme ceux-ci :
Quelques pics bleus dans le lointain s’élevaient, — et blanche sur la froide
blancheur du ciel — brillait leur couronne de neige. — Un saule se penchait en
pleurant sur la rivière, — et secouait le flot quand le vent soupirait. —
Au-dessus, dans le vent courait l’hirondelle, — qui se pourchassait elle-même dans
ses sauvages caprices ; — et plus loin, à travers le marais vert et tranquille, —
les canaux enchevêtrés dormaient, — tachés de pourpre, de vert, et de jaune1520.
Mais ces peintures mélancoliques ne le montraient point tout entier ; on allait
avec lui dans le pays du soleil, vers les molles voluptés des mers méridionales ; on
revenait par un attrait insensible aux vers où il peint les compagnons d’Ulysse qui,
assoupis sur la terre des Lotos, rêveurs heureux comme lui-même, oubliaient la
patrie et renonçaient à l’action.
Une terre d’eaux courantes : quelques-unes, comme une fumée qui descend, —
laissent tomber lentement leur voile de fine gaze ; — d’autres, lancées à travers
des ombres et des clartés vacillantes, — roulaient avec un bruit assoupissant leur
nappe d’écume. — Ils voyaient la rivière luisante rouler vers l’Océan, — sortie du
milieu des terres ; bien loin, trois cimes de montagnes, — trois tours silencieuses
de neige antique — se dressaient rougies par le soleil couchant, et le pin ombreux,
— humecté de rosée, montait au-dessus des taillis entrelacés.
Il y a ici une musique suave, qui tombe plus doucement — que les pétales des roses
épanouies sur le gazon, — que les rosées de la nuit sur les eaux calmes — entre des
parois de granit sombre dans un creux qui luit ; — une musique qui se pose plus
mollement sur l’âme — que des paupières lassées sur des yeux lassés ; — une musique
qui amène un doux sommeil du haut des cieux bienheureux. — Il y a ici de fraîches
mousses profondes, — et à travers les mousses rampent les lierres, — et dans le
courant pleurent les fleurs aux longues feuilles, — et sur les corniches rocheuses
le pavot pend endormi.
Regardez ; au milieu du bois, sur la branche, — la feuille pliée sort du bouton, —
sollicitée par la brise caressante ; — elle devient verte et large et ne prend
point de souci, — toute baignée de soleil à midi, et, sous la lune, — nourrie de
rosée nocturne ; puis elle jaunit, — tombe et descend en flottant à travers l’air.
— Regardez ; adoucie par la lumière d’été, — la pomme juteuse devenue trop mûre —
se détache par une nuit silencieuse d’automne. — Selon la longueur des jours qui
lui sont accordés, — la fleur s’épanouit à sa place, — s’épanouit et se flétrit et
tombe, et n’a point de travail, — solidement enracinée dans le sol fertile.
Qu’il est doux, pendant que la brise tiède en chuchotant nous caresse de son
souffle, — appuyés sur des couches d’amarante et de moly1521, — nos calmes paupières à demi
baissées, — sous les voûtes sacrées du ciel sombre, — de suivre la longue rivière
brillante qui traîne lentement — ses eaux en quittant la colline empourprée ; —
d’entendre les échos humides qui s’appellent — de caverne en caverne à travers les
épaisses vignes entrelacées ; — d’entendre les eaux qui tombent avec des teintes
d’émeraude, — à travers les guirlandes tressées de l’acanthe divine ; — entendre
et voir seulement dans le lointain la vague étincelante ; — rien que l’entendre
serait doux ; — rien que l’entendre et sommeiller sous les pins1522.
Ce charmant rêveur n’était-il qu’un dilettante ? On aimait à se le figurer ainsi ;
on le trouvait trop heureux pour lui permettre les passions violentes. La gloire lui
était venue aisément et vite : il en avait joui dès trente ans. La reine avait
consacré la faveur publique en le nommant poëte lauréat. Un grand romancier l’avait
déclaré plus véritablement poëte que lord Byron, et soutenait qu’on n’avait rien vu
d’aussi parfait depuis Shakspeare. L’étudiant logeait ses livres dans sa chambre
d’Oxford, entre un Euripide annoté et un manuel de philosophie scolastique. Les
jeunes dames les trouvaient dans leur corbeille de mariage. On le disait riche,
adoré des siens, admiré de ses amis, aimable, exempt d’affectation, naïf même. Il
vivait à la campagne, principalement dans l’île de Wight, parmi des livres et des
fleurs, à l’abri des tracasseries, des rivalités et des assujettissements du monde,
et l’on imaginait volontiers sa vie comme un beau songe, aussi doux que ceux qu’il
nous avait donnés.
On regarda de plus près cependant, et l’on vit qu’il y avait un foyer de passion
sous cette surface unie. Un vrai tempérament poétique n’en manque jamais. Il sent
trop vivement pour être paisible. Quand on vibre au moindre attouchement, on palpite
et on frémit sous les grands chocs. Déjà çà et là, dans ses peintures de la campagne
et de l’amour, un vers éclatant traversait de sa couleur ardente le dessin correct
et calme. Il avait senti cet étrange épanouissement de puissances inconnues qui
subitement tient l’homme immobile1523 les yeux fixes devant la beauté qui se révèle. Le propre
du poëte, c’est d’être toujours jeune et éternellement vierge : Pour nous autres,
gens du commun, les choses sont usées ; soixante siècles de civilisation ont terni
leur fraîcheur originelle ; elles sont devenues vulgaires ; nous ne les apercevons
plus qu’à travers un voile de phrases toutes faites ; nous nous servons d’elles,
nous ne les comprenons plus ; nous ne voyons plus en elles des fleurs splendides,
mais de bons légumes ; la riche forêt primitive n’est plus pour nous qu’un potager
bien aligné et trop connu. Au contraire, le poëte est devant ce monde comme le
premier homme au premier jour. En un instant nos catalogues, nos raisonnements, tout
l’attirail des souvenirs et des préjugés disparaît de sa mémoire ; les choses lui
semblent neuves ; il est étonné et il est ravi ; un flot impétueux de sensations
arrive en lui et l’oppresse ; c’est la séve toute-puissante de l’invention humaine
qui, arrêtée chez nous, recommence à couler chez lui. Les sots l’appellent fou ; la
vérité est qu’il est clairvoyant ; car nous avons beau être inertes, la nature est
toujours vivante ; ce soleil qui se lève est aussi grand qu’à la première aurore ;
ces fleuves qui roulent, ces plantes qui pullulent, ces passions qui frémissent, ces
forces qui précipitent le tourbillon tumultueux des êtres, aspirent et combattent du
même élan qu’à leur naissance ; le cœur immortel de la nature palpite encore,
soulevant son enveloppe brute, et ses battements retentissent dans le cœur du poëte
quand ils n’ont plus d’écho chez nous. Celui-ci les a sentis, non pas toujours ;
mais deux ou trois fois du moins il a osé les faire entendre. Nous avons retrouvé
l’accent libre de l’émotion pleine, et nous avons reconnu une voix d’homme dans ces
vers sur Locksley Hall :
Sa joue était pâle et plus mince qu’il ne fallait pour son âge ; — et ses yeux,
avec une attention muette, étaient suspendus à tous mes mouvements.
Et je lui dis : « Ma cousine Amy, parle-moi et dis-moi la vérité. — Fie-t’en à
moi, cousine. Tout le courant de mon être va vers toi. »
Sur sa joue et sur son front pâles vint une couleur avec une lumière, — comme j’ai
vu jaillir soudain une rougeur rose dans la nuit du nord.
Et elle se tourna, — son sein secoué par un soudain orage de soupirs. — Toute son
âme brillait comme une aube dans la profondeur de ses yeux noirs.
Elle me dit : « J’ai caché mon sentiment, craignant qu’il ne me fît tort. » — Elle
me dit : « M’aimes-tu, cousin ? » Et pleurant : « Il y a longtemps que je
t’aime. »
L’Amour prit le sablier du Temps et le retourna dans ses mains étincelantes. —
Chaque moment, sous la secousse légère, s’écoula en sables d’or…
Bien des matins, sur la bruyère, nous avons entendu les taillis frémir ; — et son
souffle faisait affluer dans mes veines toute la plénitude du printemps.
Bien des soirs, auprès des eaux nous avons suivi les grands navires, — et nos âmes
s’élançaient l’une dans l’autre à l’attouchement de nos lèvres.
Ô ma cousine au cœur faible ! ô mon Amy qui n’es plus mienne ! — Ô la triste, la
triste bruyère ! Ô le stérile, le stérile rivage !
Plus fausse que tout ce que le rêve peut sonder, plus fausse que tout ce que les
chansons ont chanté, — poupée sous la menace d’un père, esclave d’une langue de
mégère.
Est-ce bien de te souhaiter heureuse ? — Après m’avoir connu, — descendre jusqu’à
un cœur plus étroit que le mien !
Et cela sera. Tu vas t’abaisser jusqu’à son niveau jour par jour. — Ce qu’il y a
de délicat en toi deviendra grossier pour s’assimiler à son limon.
Comme est le mari ainsi est la femme. Tu es accouplée à un rustre, — et la
pesanteur de sa nature te fera tomber aussi bas que lui.
Il te tiendra, quand sa passion aura usé sa force nouvelle, — pour quelque chose
d’un peu mieux que son chien, et qu’il aimera un peu plus que son cheval.
Qu’est-ce qu’il a ? Ses yeux sont appesantis et vitreux ; oublie que c’est de vin.
— Va à lui ; c’est ton devoir ; embrasse-le ; prends sa main dans la tienne.
Peut-être que monseigneur est las, que sa cervelle est surchargée ; — amuse-le de
tes plus légères imaginations, caresse-le de tes plus délicates pensées.
Il te répondra à propos, et des choses aisées à comprendre… — Mieux vaudrait que
tu fusses morte devant moi, quand je t’aurais tuée de mes mains1524.
Ceci est bien franc et bien fort. Maud parut, qui l’était
davantage. La verve y éclatait avec toutes ses inégalités, toutes ses familiarités,
tous ses abandons, toutes ses violences. Le poëte si correct, si mesuré, se livrait,
semblait penser, pleurer tout haut. Ce livre est le journal intime d’un jeune homme
triste, aigri par de grands malheurs de famille, par de longues méditations
solitaires, qui peu à peu se sent pris d’amour, ose le dire, et se trouve aimé. Il
ne chante pas, il parle ; ce sont les mots risqués, négligés, de la conversation
ordinaire ; ce sont les détails de la vie domestique ; c’est la description d’une
toilette, d’un dîner politique, d’un sermon, d’une messe de village. La prose de
Dickens et de Thackeray ne serrait pas de plus près les mœurs réelles et présentes.
Et tout à côté la poésie la plus magnifique foisonnait et fleurissait, comme en
effet elle fleurit et elle foisonne au milieu de nos vulgarités. Le sourire d’une
jeune fille parée, un éclair de soleil sur une mer violente ou sur une touffe de
roses jette tout d’un coup dans les âmes passionnées ces illuminations subites.
Quels vers que ceux où il se peint dans son petit jardin sombre, « écoutant la marée
et le rugissement sinistre de ses lourdes lames, puis le cri de la grève désespérée
que la vague arrache et entraîne » ; tantôt contemplant au bout de l’horizon « la
mer, fleur d’azur liquide, et son silencieux croissant, anneau étoilé de saphirs,
anneau de mariage de la terre1525 ! » Quelle fête dans son cœur quand il est aimé ! quelle
folie dans ses cris, dans cette ivresse, dans cette tendresse qui voudrait se
répandre sur tous les êtres et appeler tous les êtres au spectacle et au partage de
son bonheur ! comme à ses yeux tout se transfigure ! et comme incessamment il se
transforme lui-même ! De la gaieté, puis des extases, puis des miévreries, puis de
la satire, puis des effusions, tous les prompts mouvements, toutes les variations
brusques, comme d’un feu qui pétille et flamboie, et renouvelle à chaque instant sa
forme et sa teinte ; que l’âme est riche, et comme elle sait vivre cent ans en un
jour ! Surpris et insulté par le frère, il le tue en duel et perd celle qu’il
aimait. Il s’enfuit, on le voit qui erre dans Londres. Quel triste contraste que
celui de la grande ville affairée, indifférente, et d’un homme seul poursuivi par
une douleur vraie ! On le suit parmi les carrefours bruyants, le long du brouillard
jaunâtre, sous le soleil morne qui se lève au-dessus de la rivière comme un boulet
rouge, et on écoute, le cœur serré, les profonds sanglots, l’agitation insensée
d’une âme qui veut et ne peut s’arracher à ses souvenirs. Le désespoir croît, et à
la fin la rêverie devient vision : « Mort, mort, mort depuis longtemps ! — Et mon
cœur est une poignée de poussière, — et les roues passent par-dessus ma tête, — et
mes os sont secoués douloureusement, — car ils les ont jetés dans un étroit
tombeau, — seulement trois pieds au-dessous de la rue, — et les pieds des chevaux
frappent, frappent, — les pieds des chevaux frappent — frappent jusque dans mon
crâne et dans ma cervelle, — avec un flot qui ne cesse jamais de pieds qui passent.
— Ô mon Dieu, pourquoi ne m’ont-ils pas enterré assez profondément ! — Était-ce
humain de me faire une tombe si rude, — à moi qui ai toujours eu le sommeil léger ?
— Peut-être ne suis-je encore qu’à demi mort. — Alors je ne suis pas tout à fait
muet. — Je crierai aux pas qui vont sur ma tête, — et quelqu’un sûrement, quelque
bon cœur viendra — pour m’enterrer, pour m’enterrer — plus avant, ne serait-ce qu’un
peu plus avant1526… » Il se ranime pourtant,
et peu à peu se relève. La guerre vient, la guerre libérale et généreuse, la guerre
contre la Russie, et le grand cœur viril se guérit par l’action et par le courage de
la profonde blessure de l’amour.
« Et j’étais debout sur le pont d’un navire géant, et je mêlais mon souffle — à
celui d’un peuple loyal qui poussait un cri de bataille. — Désormais la pensée
noble sera plus libre sous le soleil, — et le cœur d’une nation battra d’un seul
désir. — Car la longue, la longue gangrène de la paix est ôtée et lavée, — et à
présent, le long des abîmes de la Baltique et de la Crimée, — sous la gueule
grimaçante des mortelles forteresses, on voit flamboyer — la fleur de la guerre,
rouge de sang avec un cœur de feu1527. »
Cette explosion de sentiment a été la seule ; Tennyson n’a pas recommencé. Malgré
la fin qui était morale, on cria qu’il imitait Byron ; on s’emporta contre ces
déclarations amères ; on crut retrouver l’accent révolté de l’école satanique ; on
blâma ce style décousu, obscur, excessif ; on fut choqué des crudités et des
disparates ; on rappela le poëte à son premier style si bien proportionné. Il fut
découragé, quitta la région des orages et rentra dans son azur. Il eut raison, il y
était mieux qu’ailleurs. Une âme fine peut s’emporter, atteindre parfois la fougue
des êtres les plus violents et les plus forts ; des souvenirs personnels, dit-on,
lui avaient fourni la matière de Maud et de Locksley Hall ; avec une délicatesse de
femme, il avait eu des nerfs de femme. L’accès passé, il retomba « dans ses
langueurs dorées », dans son tranquille rêve. Après Locksley Hall, il avait écrit
la Princesse ; après Maud, il écrivit les Idylles
du Roi.
La grande affaire pour un artiste est de rencontrer des sujets qui conviennent à
son talent. Celui-ci n’y a pas toujours réussi. Son long poëme In
memoriam, écrit à la louange et au souvenir d’un ami mort jeune, est froid,
monotone et trop joliment arrangé. Il mène le deuil, mais en gentleman correct, avec
des gants parfaitement neufs, essuie ses larmes avec un mouchoir de batiste, et
manifeste pendant le service religieux qui termine la cérémonie toute la componction
d’un laïque respectueux et bien appris. C’est ailleurs qu’il trouvera ses sujets.
Être heureux poétiquement, voilà l’objet d’un poëte dilettante. Pour cela il faut
bien des choses. Il faut d’abord que le lieu, les événements et les personnages
n’existent pas. Les choses réelles sont grossières, et toujours laides par quelque
endroit ; à tout le moins, elles sont pesantes ; nous ne les manions pas à notre
gré, elles oppriment l’imagination ; au fond, il n’y a de vraiment doux et de
vraiment beau dans notre vie que nos rêves. Nous sommes mal à notre aise tant que
nous restons collés au sol, clopinant sur nos deux pieds qui nous traînent
misérablement çà et là dans l’enclos où nous sommes parqués. Nous avons besoin de
vivre dans un autre monde, de voler dans le grand royaume de l’air, de bâtir des
palais dans les nuages, de les voir se faire et se défaire, de suivre dans un
lointain vaporeux les caprices de leur architecture mouvante et les enroulements de
leurs volutes d’or. Il faut encore que dans ce monde fantastique tout soit agréable
et beau, que le cœur et les sens en jouissent, que les objets y soient riants ou
pittoresques, que les sentiments y soient délicats ou élevés, que nulle crudité,
nulle disparate, nulle brutalité, nulle sauvagerie, ne vienne tacher par son excès
l’harmonie nuancée de cette perfection idéale. Ceci conduit le poëte vers les
légendes de la chevalerie ; voilà le monde fantastique, magnifique aux yeux, noble
et pur par excellence, où l’amour, la guerre, les aventures, la générosité, la
courtoisie, tous les spectacles et toutes les vertus qui conviennent aux instincts
de nos races européennes, se sont assemblés pour leur offrir l’épopée qu’elles
aiment et le modèle qui leur convient.
La Princesse est une féerie sentimentale comme celles de
Shakspeare. Tennyson cette fois a pensé et senti en jeune chevalier de la
Renaissance. Le propre de ce genre d’esprit est une surabondance et comme un
regorgement de séve. Il y a chez les personnages de la Princesse,
comme chez ceux d’As you like it, un trop plein d’imagination et
d’émotions. Ils fouillent, pour exprimer leur pensée, dans tous les siècles et dans
tous les pays ; ils emportent le discours jusqu’aux témérités les plus abandonnées ;
ils enveloppent et chargent toute idée d’une image éclatante qui traîne et luit
autour d’elle comme une robe de brocart constellée de pierreries. Leur nature est
trop riche ; à chaque secousse, il se fait en eux comme un ruissellement de joie, de
colère ou de désirs ; ils vivent plus que nous, plus chaudement et plus vite. Ils
sont excessifs, raffinés, prompts aux larmes, au rire, à l’adoration, à la
plaisanterie, enclins à mêler l’une à l’autre, précipités par une verve nerveuse à
travers les contrastes et jusqu’aux extrêmes. Ils fourragent dans la prairie
poétique, avec des caprices et des joies impétueuses et changeantes. Pour contenter
la subtilité et la surabondance de leur invention, ils ont besoin de féeries et de
mascarades. En effet, la Princesse est une féerie et une
mascarade. La belle Ida, fille du roi de Gama, qui est un monarque du Sud (ces
contrées ne sont pas sur la carte), a été fiancée toute enfant à un beau prince du
Nord. L’âge venu, on la réclame. Elle, fière et toute nourrie de doctes
raisonnements, s’est irritée de la domination des hommes, et pour affranchir les
femmes, a fondé sur la frontière une Université qui relèvera son sexe et sera la
colonie d’où sortira l’égalité future. Le prince part avec Cyril et Florian, deux
amis, obtient permission du bon vieux Gama, et, déguisé en fille, entre dans
l’enceinte virginale, où nul ne peut pénétrer sous peine de mort. Il y a une grâce
charmante et moqueuse dans cette peinture d’une Université de filles. Le poëte joue
avec la beauté ; nul badinage n’est plus romanesque ni plus tendre. On sourit
d’entendre les gros mots savants échappés de ces lèvres roses. « Les voilà le long
des bancs comme des colombes au matin sur le chaume du toit, quand le soleil tombe
sur leurs blanches poitrines » ; elles écoutent des tirades d’histoire et des
promesses de rénovation sociale, en robes de soie lilas, avec des ceintures d’or,
« splendides comme des papillons qui viennent d’éclore » ; parmi elles une enfant,
Mélissa, « une blonde rose, pareille à un narcisse d’avril, les lèvres
entr’ouvertes, — et toutes ses pensées visibles au fond de ses beaux yeux, — comme
les agates du sable qui semblent ondoyer et flotter au matin, — dans les courants
de cristal de la mer transparente1528. » — Et croyez
que l’endroit aide à la magie. Ce vilain mot de collége et de Faculté ne rappelle
chez nous que des bâtiments étriqués et sales, qu’on prendrait pour des casernes où
des hôtels garnis. Ici, comme dans une Université anglaise, les fleurs montent le
long des portiques, les vignes entourent les pieds des statues, les roses jonchent
les allées de leurs pétales ; des touffes de laurier croissent autour des porches,
les cours dressent leur architecture de marbre, bosselées de frises sculptées,
parsemées d’urnes d’où pend la chevelure verte des plantes. Au milieu ondoie une
fontaine, et « les Muses et les Grâces, trois par trois, l’entourent de leurs
groupes. » Après la leçon, les unes, dans l’herbe haute des prairies, caressent des
paons apprivoisés ; d’autres, « appuyées sur une balustrade, — au-dessus de la
campagne empourprée, respirent la brise, — qui, gorgée par les senteurs des
innombrables roses, — vient battre leurs paupières de son parfum1529. » On reconnaît à chaque
geste, à chaque attitude, des jeunes filles anglaises ; c’est leur éclat, leur
fraîcheur, leur innocence. Et çà et là aussi on aperçoit la profonde expression de
leurs grands yeux rêveurs. « Des larmes, chante l’une d’elles, de vaines larmes, je
ne sais pas ce qu’elles veulent dire. — Des larmes sorties de la profondeur de
quelque divin désespoir — s’élèvent dans le cœur et se rassemblent dans les yeux —
lorsqu’on regarde les heureux champs de l’automne — et qu’on pense aux jours qui ne
sont plus1530. » — Voilà la
volupté exquise et étrange, la rêverie pleine de délices et aussi d’angoisses, le
frémissement de passion délicate et mélancolique que vous avez déjà trouvés dans Winter’s Tale ou dans la Nuit des Rois.
Ils sont partis avec la princesse et son cortége, tous à cheval, et s’arrêtent dans
une gorge auprès d’un taillis, « pendant que le soleil s’élargit aux approches de sa
mort, et qu’au-dessus des prairies se détachent les hauteurs roses. » Cyril,
échauffé par le vin, commence une chanson de cabaret, et se découvre. Ida, indignée,
veut partir ; son pied glisse, elle tombe dans la rivière ; le prince la sauve et
veut fuir. Mais il est saisi par les gardiennes et amené devant le trône où la
hautaine jeune fille se tient debout prête à prononcer la sentence. À ce moment un
grand tumulte s’élève, et l’on aperçoit dans la cour un spectacle étrange. « De la
salle illuminée partaient de longs ruissellements de splendeur oblique — qui
tombaient sur une presse — d’épaules de neige serrées comme des brebis en troupeau,
— sur un arc-en-ciel de robes, sur des diamants, sur des yeux de diamant, — sur
l’or des habits, sur des cheveux d’or. Çà et là, — elles ondoyaient ainsi que des
fleurs sous l’orage, les unes rouges, d’autres pâles, — toutes la bouche ouverte,
toutes les yeux vers la lumière, — quelques-unes criant qu’il y avait une armée
dans le pays, — d’autres qu’il y avait des hommes jusque dans les murs ; — et
d’autres qu’elles ne s’en souciaient point, jusqu’à ce que leur clameur monta, —
comme celle d’une nouvelle Babel… Au-dessus d’elles se dressaient debout — les
sereines Muses de marbre, la paix dans leurs grands yeux1531. » C’est que le
père du prince est venu avec son armée pour le délivrer et a saisi le roi Gama comme
otage. La voilà obligée de relâcher le jeune homme ; elle vient sur lui les narines
gonflées, les cheveux flottants, la tempête dans le cœur, et le remercie avec une
ironie amère : « Vous vous êtes bien conduit et comme un gentilhomme, et comme un
prince. Et vous avez bon air aussi dans vos habits de femme. » Elle est toute
palpitante d’orgueil blessé ; elle balbutie, elle veut, puis elle ne veut plus ;
elle tâche de se contraindre pour mieux insulter, et tout d’un coup elle éclate :
« Vous qui avez osé forcer nos barrières et duper nos gardiennes, et nous froisser,
et nous mentir, et nous outrager ! — Moi, t’épouser ! moi votre fiancée, votre
esclave ! Non, quand tout l’or qui gît dans les veines de la terre serait entassé
pour faire votre couronne, et quand toute langue parlante vous appellerait seigneur.
— « Seigneur ! votre fausseté et votre visage nous sont en dégoût. Je marche sur
vos offres et sur vous. Partez. Qu’on le pousse hors des portes1532 ! » Comment amollir ce
cœur farouche enfiévré de colère féminine, aigri par le désappointement et
l’offense, exalté par de longs rêves de puissance et de primauté et que sa virginité
rend plus sauvage ! Mais comme la colère lui sied, et qu’elle est belle ! Et comme
cette fougue de sentiment, cette altière déclaration d’indépendance, cette
chimérique ambition de réformer l’avenir révèlent la générosité et la hauteur d’un
cœur jeune et épris du beau ! On convient que la querelle sera décidée par un combat
de cinquante contre cinquante. Le prince est vaincu, et Ida le voit sanglant sur le
sable. Lentement, par degrés, en dépit d’elle-même, elle cède aux prières, recueille
les blessés dans son palais et vient au lit du mourant. Devant sa langueur et son
délire, la pitié éclot, puis la tendresse, puis l’amour, « comme une campanule des
Alpes, humide de larmes matinales, auprès de quelque froid glacier, fragile d’abord
et faible, mais qui de jour en jour prend de l’éclat1533. » Un soir, il
revient à lui, épuisé, les yeux encore troublés de visions funèbres ; il la voit
flotter devant lui comme un rêve, ouvre péniblement ses lèvres pâles, et lui dit
tout bas : « Si vous êtes cette Ida que j’ai connue, — je ne vous demande rien ;
mais si vous êtes un songe, — doux songe, achevez-vous. Je mourrai cette nuit ; —
baissez-vous, et faites semblant de m’embrasser avant que je meure1534. — Elle se
retourna ; elle s’arrêta ; — elle se baissa ; et avec un grand tremblement de cœur,
— nos lèvres se rencontrèrent. Du fond de ma langueur jaillit un cri, — l’Amour
couronné s’élançant des bords de la mort, — et tout le long des veines frémissantes
l’âme monta, — et se colla dans un baiser de feu sur la bouche d’Ida. Je retombai
en arrière, et de mes bras elle se leva, — toute rougissante d’une noble honte. —
Toute la fausse enveloppe avait glissé à ses pieds comme une robe, — et la
laissait femme, plus aimable que l’autre, — l’Immortelle, lorsqu’elle sortit de
l’abîme stérile pour conquérir tout par l’amour, et que le long de son corps le
cristal ruisselant coulait, — et qu’elle volait au loin le long des îles
empourprées, — nue comme une double lumière dans l’air et dans la vague1535. » Voilà l’accent
de la Renaissance, tel qu’il est sorti du cœur de Spenser et de Shakspeare ; ils ont
eu cette adoration voluptueuse de la forme et de l’âme, et ce divin sentiment de la
beauté.
Il y a une autre chevalerie qui ouvre le moyen âge comme celle-ci le ferme, chantée
par des enfants comme celle-ci par des jeunes gens, et retrouvée dans les Idylles du roi comme celle-ci dans la Princesse. C’est
la légende d’Arthur, de Merlin et des chevaliers de la Table-Ronde. Avec un art
admirable, Tennyson en a renouvelé les sentiments et le langage ; cette âme flexible
prend tous les tons pour se donner tous les plaisirs. Cette fois il s’est fait
épique, antique et naïf, comme Homère et comme les vieux trouvères des chansons de
Geste. Il est doux de sortir de notre civilisation savante, de remonter vers l’âge
et les mœurs primitives, d’écouter le paisible discours qui coule abondamment et
lentement comme un fleuve sur une pente unie. Le propre de l’ancienne épopée est la
clarté et le calme. Les idées viennent de naître ; l’homme est heureux et encore
enfant. Il n’a pas eu le temps de raffiner, de ciseler et d’enluminer sa pensée ; il
la montre toute nue. Il n’est point encore aiguillonné par des convoitises
multipliées ; il pense à loisir. Toute idée l’intéresse ; il la développe
curieusement ; il l’explique. Son discours ne bondit jamais ; il va pas à pas d’un
objet à l’autre, et tout objet lui semble beau ; il s’arrête, il regarde et se
complaît à regarder. Cette simplicité et cette paix sont étranges et charmantes ; on
se laisse aller, on est bien, on ne désire pas aller plus vite ; il semble que
volontiers on resterait toujours ainsi. Car la pensée primitive est la pensée
saine ; nous n’avons fait que l’altérer par les greffes et la culture ; nous y
revenons comme dans notre fonds le plus intime pour y trouver le contentement et le
repos.
Mais entre toutes les épopées, ce qui distingue celle de la Table-Ronde, c’est la
pureté. Arthur, « le roi irréprochable », a assemblé « cette glorieuse compagnie, la
fleur des hommes, pour servir de modèle au vaste monde, et pour être le beau
commencement d’un âge. Il leur a fait mettre leurs mains dans les siennes, jurer de
respecter leur roi comme s’il était leur conscience, et leur conscience comme si
elle était leur roi ; de ne point dire de calomnie et de n’en point écouter ; de
passer leur douce vie dans la plus pure chasteté ; de n’aimer qu’une jeune fille, de
s’attacher à elle ; de lui offrir pour culte des années de nobles actions. » Il y a
une sorte de plaisir raffiné à manier un pareil monde ; car il n’y en a point où
puissent naître de plus pures et de plus touchantes fleurs. Je n’en montrerai
qu’une, Elaine, « le lis d’Astolat », qui, ayant vu Lancelot une seule fois, l’aime
à présent qu’il est parti, et pour toute sa vie. Elle garde dans la tourelle le
bouclier qu’il a laissé, et tous les jours elle y monte pour le contempler, comptant
les marques des coups de lance et vivant de ses rêves. Il est blessé, elle va le
soigner et le guérit. Et cependant elle murmurait : « En vain ; en vain ; cela ne
peut pas être. Il ne m’aimera pas. Quoi donc, faut-il que je meure ? » — « Puis,
comme un pauvre petit oiseau innocent — qui n’a qu’un simple chant de quelques
notes, — répète son simple chant et le répète toujours, pendant toute une matinée
d’avril, jusqu’à ce que l’oreille — se lasse de l’entendre, ainsi l’innocente enfant
— allait la moitié de la nuit répétant : « Faut-il que je meure1536 ? » Elle
se déclare enfin, avec quelle pudeur et de quel élan ! Mais il ne peut l’épouser, il
est lié à une autre. Elle languit et s’affaisse ; on veut la consoler, elle ne le
veut pas ; on lui dit que Lancelot est coupable avec la reine ; elle ne le croit
pas. Elle dit à ses frères : « Chers frères, vous aviez coutume, quand j’étais une
petite fille, de me prendre avec vous dans le bateau du batelier, et de remonter
avec la marée la grande rivière. Seulement vous ne vouliez pas passer au-delà du cap
où est le peuplier. Et je pleurais parce que vous ne vouliez pas aller au-delà, et
remonter bien loin la rivière luisante, jusqu’à ce que nous eussions trouvé le
palais du roi. À présent, j’irai1537. » Elle meurt, et,
selon sa dernière prière, ils l’emportent « comme une ombre à travers les champs qui
brillent dans leur pleine fleur d’été », et la posent sur la barque toute tendue de
velours noir. La barque remonte poussée par la marée, « et la morte avec elle, dans
sa main droite un lis, dans sa main gauche — une lettre qu’elle avait dictée, toute
sa chevelure blonde ruisselant autour d’elle. — Et tout le linceul était de drap
d’or — ramené jusqu’à la ceinture ; elle-même tout en blanc, — excepté son visage,
et ce visage aux traits si purs — était aimable, car elle ne semblait point morte, —
mais profondement endormie, et reposait en souriant1538. » Elle
arrive ainsi dans un grand silence, et le roi Arthur lit la lettre devant tous les
chevaliers et toutes les dames qui pleurent : « Très-noble seigneur, sir Lancelot du
Lac, — moi qu’on appelait quelquefois la vierge d’Astolat, — je viens ici, car
vous m’avez quittée sans prendre congé de moi ; — je viens ici afin de prendre pour
la dernière fois congé de vous. — Je vous aimais, et mon amour n’a point eu de
retour. — C’est pourquoi mon fidèle amour a été ma mort. — C’est pourquoi, devant
notre dame Ginèvre — et devant toutes les autres dames, je fais ma plainte. — Priez
pour mon âme et accordez-moi la sépulture. — Prie pour mon âme, toi aussi, sir
Lancelot, — car tu es un chevalier sans égal1539. » Rien de plus ; elle
finit sur ce dernier mot, plein d’un regret si triste et d’une admiration si
tendre : on aurait peine à trouver quelque chose de plus simple et de plus
délicat.
Il semble qu’un archéologue puisse refaire tous les styles, excepté le grand, et
celui-ci a tout refait, jusqu’au grand style. C’est le soir de la dernière
bataille ; tout le jour le tumulte de la grande mêlée « a roulé le long des
montagnes près de la mer d’hiver » ; un à un les chevaliers d’Arthur sont tombés ;
il est tombé lui-même, le crâne fendu à travers le casque, et sire Bedivere, son
dernier chevalier, l’a porté tout près de là, « dans une chapelle brisée avec une
croix brisée, debout sur une noire bande de terre stérile. D’un côté était l’Océan,
de l’autre une grande eau ; et la lune était pleine1540. » Arthur,
sentant qu’il va mourir, lui dit de prendre son épée Excalibur ; car il l’a reçue
des fées de la mer, et il ne faut pas qu’après lui homme mortel mette la main sur
elle. Deux fois sire Bedivere part pour faire la volonté du roi : deux fois il
s’arrête et revient dire faussement au roi qu’il a jeté l’épée ; car ses yeux sont
éblouis par la merveilleuse broderie de diamants qui fleuronnent et luisent autour
de la poignée. La troisième fois enfin il la lance : « La grande épée jeta des
éclairs sous la splendeur de la lune, — et fit dans l’air une arche de clarté, —
comme le rayonnement d’aube boréale — qui jaillit lorsque les îles mouvantes de
l’hiver s’entrechoquent — la nuit, parmi les bruits de la mer du Nord. — Mais avant
que l’épée eût touché la surface, — un bras s’éleva, vêtu de velours blanc,
mystique, merveilleux, — et la saisit par la poignée, et la brandit trois fois ; —
puis s’enfonça avec elle dans la mer1541. » Alors
Arthur, se soulevant douloureusement et respirant avec peine, ordonne à sire
Bedivere de le charger sur ses épaules et de le porter jusqu’au rivage. « Hâte-toi,
hâte-toi, car je crains qu’il ne soit trop tard, et je crois que je vais mourir. »
Ils arrivent ainsi, le long des cavernes glacées et des roches retentissantes,
jusqu’au bord du lac où « s’étalent les longues gloires de la lune d’hiver. » — « Là
s’était arrêtée une barque sombre, — noire comme une écharpe funèbre de la proue à
la poupe ; — tout le pont était couvert de formes majestueuses, — avec des robes
noires et des capuchons noirs, comme en songe ; auprès d’elles, — trois reines avec
des couronnes d’or ; de leurs lèvres partit — un cri qui monta en frémissant
jusqu’aux étoiles palpitantes. — Et comme si ce n’était qu’une voix, il y eut un
grand éclat de lamentations, pareil à un vent qui crie — toute la nuit dans une
terre déserte, où personne ne vient — et n’est venu depuis le commencement du
monde1542. Alors Arthur
murmura : Place-moi dans la barque. — Ils vinrent à la barque ; là les trois reines
— étendirent leurs mains et prirent le roi et pleurèrent. — Mais celle qui était la
plus grande entre elles toutes, — et la plus belle, mit la tête du roi dans son
giron — et défit le casque brisé, et l’appela par son nom en pleurant tout haut1543. » La barque
se détache, et Arthur, élevant sa voix lente, console sire Bedivere qui s’afflige
sur le rivage, et prononçant ces paroles d’adieu, héroïques et solennelles : « Le
vieil ordre change, cédant la place au nouveau ; — et Dieu s’accomplit lui-même en
plusieurs façons, — de peur qu’une bonne coutume étant seule ne corrompe le monde.
— Si tu ne dois plus voir ma face, prie pour moi ; plus de choses sont accomplies
par la prière que ce monde ne l’imagine. — Car par elle la terre, ronde tout
entière en toutes ses parties, — est liée comme par des chaînes d’or aux pieds de
Dieu. Mais à présent adieu ; je m’en vais pour un long voyage — avec ceux-là que tu
vois, si en effet je m’en vais — (car toute mon âme est obscurcie de doutes) vers
l’île et la vallée d’Avilion, — où ne tombe point de pluie, ni de grêle, ni de
neige, — et où même le vent ne souffle jamais rudement ; mais elle repose —
enveloppée de profondes prairies, heureuse, belle avec des pelouses sous des
vergers, — et des creux pleins d’arbres couronnés par une mer d’été — où je me
guérirai de ma douloureuse blessure1544. » Je crois que
depuis Gœthe on n’a rien vu de plus calme et de plus imposant.
Comment rassembler en quelques mots tous les traits de ce talent si multiple ? Il
est né poëte, c’est-à-dire constructeur de palais aériens et de châteaux
imaginaires. Mais la passion personnelle et les préoccupations absorbantes qui
ordinairement maîtrisent la main de ses pareils lui ont manqué ; il n’a point trouvé
en lui-même le plan d’un édifice nouveau ; il a bâti d’après tous les autres ; il a
simplement choisi parmi les formes les plus élégantes, les mieux ornées, les plus
exquises. Il n’a pris que la fleur dans leurs beautés. C’est tout au plus si, par
occasion, il s’est amusé çà et là à arranger quelque cottage vraiment anglais et
moderne. Si, dans ce choix d’architectures retrouvées ou renouvelées, on cherche sa
trace, on la devinera çà et là dans quelque frise plus finement sculptée, dans
quelque rosace plus délicate et plus gracieuse ; mais on ne la trouvera marquée et
sensible que dans la pureté et dans l’élévation de l’émotion morale qu’on emportera
en sortant de son musée.
Le poëte favori d’une nation, ce semble, est celui qu’un homme du monde, partant pour
un voyage, met le plus volontiers dans sa poche. Aujourd’hui ce poëte serait Tennyson
en Angleterre, et Alfred de Musset en France. Les deux publics diffèrent : par suite,
leurs genres de vie, leurs lectures et leurs plaisirs. Essayons de les décrire ; on
comprendra mieux les fleurs en voyant le jardin.
Vous voilà à Newhaven ou à Douvres, et vous courez sur les rails, en regardant autour
de vous. Des deux côtés passent des maisons de campagne ; il y en a partout en
Angleterre, au bord des lacs, sur le rivage des golfes, au sommet des collines, sur
tous les points de vue pittoresques. Elles sont le séjour préféré ; Londres n’est
qu’un rendez-vous d’affaires ; c’est à la campagne que les gens du monde vivent,
s’amusent et reçoivent. Que cette maison est bien arrangée et jolie ! S’il s’est
trouvé à côté quelque vieille bâtisse, abbaye ou château, on l’a gardée. L’édifice
nouveau a été raccordé avec l’ancien ; même seul et moderne, il ne manque point de
style ; les pignons, les meneaux, les grandes fenêtres, les tourelles nichées à tous
les coins ont dans leur fraîcheur un air gothique. Ce cottage même, si modeste, bon
pour des gens qui n’ont que trente mille livres de rentes, est agréable à voir avec
ses toits pointus, son portique, ses briques brunes vernissées, toutes recouvertes de
lierre. Sans doute la grandeur manque le plus souvent ; aujourd’hui les gens qui font
l’opinion ne sont plus les grands seigneurs, mais les gentlemen riches, bien élevés et
propriétaires ; c’est l’agrément qui les touche. Mais comme ils s’y entendent ! Il y a
tout autour de la maison un gazon frais et soyeux comme du velours, qu’on passe au
rouleau tous les matins. En face, des rhododendrons énormes font un bouquet
éblouissant où murmurent des volées d’abeilles ; des guirlandes de fleurs exotiques
rampent et tournoient sur l’herbe fine ; des chèvrefeuilles grimpent le long des
arbres, les roses par centaines, penchées au bord des fenêtres, laissent tomber sur
les allées la pluie de leurs pétales. Partout les beaux ormes, les ifs, les grands
chênes, précieusement gardés, groupent leurs bouquets ou dressent leurs colonnes. Les
arbres de l’Australie et de la Chine sont venus orner les massifs par l’élégance ou la
singularité de leurs formes étrangères ; le copper beech étend sur la délicate verdure
des prairies l’ombre de ses feuilles noirâtres à reflets de cuivre. Que la fraîcheur
de cette verdure est délicieuse ! Comme elle étincelle, et comme elle regorge de
fleurs champêtres lustrées par le soleil ! Que de soin, quelle propreté, comme tout
est disposé, entretenu, épuré pour le bien-être des sens et pour le plaisir des yeux !
S’il y a une pente, on a ménagé des rigoles avec de petites îles au fond de la vallée,
toutes peuplées par des touffes de roses ; des canards d’espèce choisie nagent dans
les bassins, où les nénufars étalent leurs étoiles satinées. Il y a dans l’herbe de
grands bœufs couchés, des moutons aussi blancs que s’ils sortaient du lavoir, toutes
sortes de bestiaux heureux et modèles, capables de réjouir l’œil d’un amateur et d’un
maître. Nous revenons à la maison, et avant d’entrer je regarde la perspective ;
décidément ils ont le sentiment de la campagne ; comme on sera bien, à cette grande
fenêtre du parloir, pour contempler le soleil couchant et le large treillis d’or qu’il
étale à travers la futaie ! Et comme adroitement on a tourné la maison pour que le
paysage paraisse encadré au loin entre les collines et de près entre les arbres ! Nous
entrons. Que tout y est soigné et commode ! On y a prévu, devancé les moindres
besoins ; il n’y a rien que de correct et de perfectionné ; on soupçonne tous les
objets d’avoir eu le prix, ou du moins une mention à quelque Exposition d’industrie ;
et le service vaut les objets ; la propreté n’est pas plus méticuleuse en Hollande ;
proportion gardée, ils ont trois fois plus de valets que chez nous ; ce n’est pas trop
pour les détails minutieux du service. La machine domestique fonctionne sans une
interruption, sans un accroc, sans un heurt, chaque rouage à son moment et à sa place,
et le bien-être qu’elle distille vient en rosée de miel tomber dans la bouche, aussi
vérifié et aussi exquis que le sucre d’une raffinerie modèle lorsqu’il arrive dans son
goulot.
Nous causons avec notre hôte. Nous découvrons bien vite que son esprit et son âme ont
toujours été en équilibre. Au sortir du collége, il a trouvé sa voie toute faite ; il
n’a point eu à se révolter contre l’Église, qui est à demi raisonnable, ni contre la
Constitution, qui est noblement libérale ; la foi et la loi qu’on lui a offertes sont
bonnes, utiles, morales, assez larges pour donner abri et emploi à toutes les
diversités des esprits sincères. Il s’y est attaché, il les aime, il a reçu d’elles le
système entier de ses idées pratiques et spéculatives ; il ne flotte point, il ne
doute plus, il sait ce qu’il doit croire et ce qu’il doit faire. Il n’est point
entraîné par des théories, engourdi par l’inertie, arrêté par les contradictions.
Ailleurs la jeunesse est comme une eau qui croupit ou s’éparpille ; il y a ici un beau
canal antique qui reçoit et dirige vers un but utile et certain tout le flot de son
activité et de ses passions. Il agit, travaille et gouverne. Il est marié, il a des
fermiers, il est magistrat municipal, il devient homme politique. Il améliore et régit
sa paroisse, ses terres et sa famille. Il fonde des associations, il parle dans les
meetings, il surveille des écoles, il rend la justice, il
introduit des perfectionnements ; il use de ses lectures, de ses voyages, de ses
liaisons, de sa fortune et de son rang pour conduire amicalement ses voisins et ses
inférieurs vers quelque œuvre qui leur profite et qui profite au public. Il est
puissant et il est respecté. Il a les plaisirs de l’amour-propre et les contentements
de la conscience. Il sait qu’il a l’autorité et qu’il en use loyalement pour le bien
d’autrui. Et ce bon état d’esprit est entretenu par une vie saine. Sans doute son
esprit est cultivé et occupé ; il est instruit, il sait plusieurs langues, il a
voyagé, il est curieux de tous les renseignements précis, il est tenu au courant par
ses journaux de toutes les idées et de toutes les découvertes nouvelles. Mais en même
temps il aime et pratique tous les exercices du corps. Il monte à cheval, il fait à
pied de longues promenades, il chasse, il vogue en mer sur son yacht, il suit de près
et par lui-même tous les détails de l’élevage et de la culture, il vit en plein air,
il résiste à l’envahissement de la vie sédentaire, qui partout ailleurs conduit
l’homme moderne aux agitations du cerveau, à l’affaiblissement des muscles et à
l’excitation des nerfs. Voilà ce monde élégant et sensé, raffiné en fait de bien-être,
réglé en fait de conduite, que ses goûts de dilettante et ses principes de moraliste
renferment dans une sorte d’enceinte fleurie et empêchent de regarder ailleurs.
Y a-t-il un poëte qui, mieux que Tennyson, convienne à un pareil monde ? Sans être
pédant, il est moral ; on peut le lire le soir en famille ; il n’est point révolté
contre la société ni la vie ; il parle de Dieu et de l’âme, noblement, tendrement,
sans parti pris ecclésiastique ; on n’a pas besoin de le maudire comme lord Byron ; il
n’a point de paroles violentes et abruptes, de sentiments excessifs et scandaleux ; il
ne pervertira personne. On ne sera point troublé en fermant le livre ; on pourra, en
le quittant, écouter sans contraste la voix grave du maître de maison qui, devant les
domestiques agenouillés, prononce la prière du soir. Et néanmoins, en le quittant, on
garde aux lèvres un sourire de plaisir. Le voyageur, l’amateur d’archéologie s’est
complu aux imitations du style et des sentiments étrangers et antiques. Le chasseur,
l’amateur de la campagne a goûté les petites scènes rurales et les riches peintures de
paysage. Les dames ont été charmées des portraits de femmes. Ils sont si exquis et si
purs ! Il a posé sur ces belles joues des rougeurs si délicates ! Il a si bien peint
l’expression changeante de ces yeux fiers ou candides ! Elles l’aiment, car elles
sentent qu’il les aime. Bien plus, il les honore, et monte par sa noblesse jusqu’au
niveau de leur pureté. Les jeunes filles pleurent en l’écoutant ; certainement quand,
tout à l’heure, on lisait la légende d’Elaine ou d’Enide, on a vu des têtes blondes se
courber sous les fleurs qui les parent, et des épaules blanches palpiter d’une émotion
furtive. Et que cette émotion est fine ! Il n’a point enfoncé lourdement un pied rude
dans la vérité et dans la passion. Il a glissé au plus haut des sentiments nobles et
tendres ; il a recueilli dans toute la nature et dans toute l’histoire ce qu’il avait
de plus élevé et de plus aimable. Il a choisi ses idées, il a ciselé ses paroles, il a
égalé, par l’artifice, les réussites et la diversité de son style, les agréments et la
perfection de l’élégance mondaine au milieu de laquelle nous le lisons. Sa poésie
ressemble à quelqu’une de ces jardinières dorées et peintes où les fleurs nationales
et les plantes exotiques emmêlent dans une harmonie savante leurs torsades et leurs
chevelures, leurs grappes et leurs calices, leurs parfums et leurs couleurs. Elle
semble faite exprès pour ces bourgeois opulents, cultivés, libres, héritiers de
l’ancienne noblesse, chefs modernes d’une Angleterre nouvelle. Elle fait partie de
leur luxe comme de leur morale ; elle est une confirmation éloquente de leurs
principes et un meuble précieux de leur salon.
Nous revenons à Calais, et nous courons sur Paris, sans nous arrêter en route. Il y a
bien sur la route des châteaux de nobles et des maisons de bourgeois riches. Mais ce
n’est point parmi eux que nous trouverons, comme en Angleterre, le monde pensant,
élégant, qui par la finesse de son goût et la supériorité de son esprit devient le
guide de la nation et l’arbitre du beau. Il y a deux peuples en France : la province
et Paris, l’un qui dîne, dort, bâille, écoute ; l’autre qui pense, ose, veille et
parle ; le premier traîné par le second, comme un escargot par un papillon, tour à
tour amusé et inquiété par les caprices et l’audace de son conducteur. C’est ce
conducteur qu’il faut voir. Nous entrons ! Quel spectacle étrange ! C’est le soir, les
rues flamboient, une poussière lumineuse enveloppe la foule affairée, bruissante, qui
se presse, se coudoie, s’entasse et fourmille aux abords des théâtres, derrière les
vitres des cafés. Avez-vous remarqué comme tous ces visages sont plissés, froncés ou
pâlis, comme ces regards sont inquiets, comme ces gestes sont nerveux ? Une clarté
violente tombe sur ces crânes qui reluisent ; la plupart sont chauves avant trente
ans. Pour trouver du plaisir là, il faut qu’ils aient bien besoin d’excitation ; la
poudre du boulevard vient imprégner la glace qu’ils mangent ; l’odeur du gaz et les
émanations du pavé, la sueur laissée sur les murs fanés par la fièvre d’une journée
parisienne, « l’air humain plein de râles immondes », voilà ce qu’ils viennent
respirer de gaieté de cœur. Ils sont serrés autour de leurs petites tables de marbre,
assiégés par la lumière crue, par les cris des garçons, par le brouhaha des
conversations croisées, par le défilé monotone des promeneurs mornes, par le frôlement
des filles attardées qui tournoient anxieusement dans l’ombre. Sans doute leur
intérieur est déplaisant ; sans cela ils ne l’échangeraient pas contre ces
divertissements de commis voyageurs. Nous montons quatre étages, nous trouvons un
appartement verni, doré, paré d’ornements en stuc, de statues en plâtre, de meubles
neufs en vieux chêne, avec toutes sortes de jolis brimborions sur les cheminées et sur
les étagères. « Il représente bien », on peut y recevoir les amis envieux et les
personnages en place. C’est une affiche, rien de plus ; on y est agréablement une
demi-heure et puis c’est tout. Vous n’en ferez jamais qu’un lieu de passage ; il est
bas, étriqué, incommode, loué pour un an, sali en six mois, bon pour étaler un luxe
postiche. Toutes leurs jouissances sont factices et comme arrachées au passage ; il y
a en elles quelque chose de malsain et d’irritant. Elles ressemblent à la cuisine de
leurs restaurants, à l’éclat de leurs cafés, à la gaieté de leurs théâtres. Ils les
veulent trop promptes, trop vives, trop multipliées. Ils ne les ont point cultivées
avec patience et cueillies avec modération ; ils les ont fait pousser sur un terreau
artificiel et échauffant ; ils les fourragent à la hâte. Ils sont raffinés et ils sont
avides ; il leur faut chaque jour une provision de paroles colorées, d’anecdotes
crues, de railleries mordantes, de vérités neuves, d’idées variées. Ils s’ennuient
vite et ne peuvent souffrir l’ennui. Ils s’amusent de toutes leurs forces et trouvent
qu’ils ne s’amusent guère. Ils exagèrent leur travail et leur dépense, leurs besoins
et leurs efforts. L’accumulation des sensations et de la fatigue tend à l’excès leur
machine nerveuse, et leur vernis de gaieté mondaine s’écaille vingt fois par jour pour
laisser voir un fonds de souffrance et d’ardeur.
Mais qu’ils sont fins, et que leur esprit est libre ! Comme ce frottement incessant
les a aiguisés ! Comme ils sont prompts à tout saisir et à tout comprendre ! Comme
cette culture recherchée et multiple les a rendus propres à sentir et à goûter des
tendresses et des tristesses inconnues à leurs pères, des sentiments profonds,
bizarres et sublimes, qui jusqu’ici semblaient étrangers à leur race ! Cette grande
ville est cosmopolite ; toutes les idées peuvent y naître ; nulle barrière n’y arrête
les esprits ; le champ immense de la pensée s’ouvre devant eux sans route frayée ou
prescrite. La pratique ne les gêne ni ne les guide ; un gouvernement et une Église
officielle sont là pour les décharger du soin de mener la nation ; on subit les deux
puissances comme on subit le bedeau et le sergent de ville, avec patience et
railleries ; on ne les regarde qu’à la façon d’un spectacle. En somme, le monde
n’apparaît ici que comme une pièce de théâtre, matière à critique et à raisonnements.
Et croyez que la critique et les raisonnements se donnent carrière. Un Anglais qui
entre dans la vie trouve sur toutes les grandes questions des réponses faites. Un
Français qui entre dans la vie ne trouve sur toutes les grandes questions que des
doutes proposés. Il faut, dans ce conflit des opinions, qu’il se fasse sa foi
lui-même, et, la plupart du temps, ne le pouvant pas, il reste ouvert à toutes les
incertitudes, partant à toutes les curiosités et aussi à toutes les angoisses. Dans ce
vide, qui est comme une vaste mer, les rêves, les théories, les fantaisies, les
convoitises déréglées, poétiques et maladives, s’amassent et se chassent les unes les
autres comme des nuages. Si dans ce tumulte de formes mouvantes on cherche quelque
œuvre solide qui prépare une assiette aux opinions futures, on ne trouve que les
lentes bâtisses des sciences, qui çà et là, obscurément, comme des polypes
sous-marins, construisent en coraux imperceptibles la base où s’appuieront les
croyances du genre humain.
Voilà le monde pour lequel Alfred de Musset écrivait ; c’est dans ce Paris qu’il faut
le lire. Le lire ? Nous le savons tous par cœur. Il est mort, et il nous semble que
tous les jours nous l’entendons parler. Une causerie d’artistes qui plaisantent dans
un atelier, une belle jeune fille qui se penche au théâtre sur le bord de sa loge, une
rue lavée par la pluie où luisent les pavés noircis, une fraîche matinée riante dans
les bois de Fontainebleau, il n’y a rien qui ne nous le rende présent et comme vivant
une seconde fois. Y eut-il jamais accent plus vibrant et plus vrai ? Celui-là au moins
n’a jamais menti. Il n’a dit que ce qu’il sentait, et il l’a dit comme il le sentait.
Il a pensé tout haut. Il a fait la confession de tout le monde. On ne l’a point
admiré, on l’a aimé ; c’était plus qu’un poëte, c’était un homme. Chacun retrouvait en
lui ses propres sentiments, les plus fugitifs, les plus intimes ; il s’abandonnait, il
se donnait, il avait les dernières des vertus qui nous restent, la générosité et la
sincérité. Et il avait le plus précieux des dons qui puissent séduire une civilisation
vieillie, la jeunesse. Comme il a parlé « de cette chaude jeunesse, arbre à la rude
écorce, qui couvre tout de son ombre, horizons et chemins ! » Avec quelle fougue
a-t-il lancé et entre-choqué l’amour, la jalousie, la soif du plaisir, toutes les
impétueuses passions qui montent avec les ondées d’un sang vierge du plus profond d’un
jeune cœur ! Quelqu’un les a-t-il plus ressenties ? Il en a été trop plein, il s’y est
livré, il s’en est enivré. Il s’est lâché à travers la vie comme un cheval de race
cabré dans la campagne, que l’odeur des plantes et la magnifique nouveauté du vaste
ciel précipitent à pleine poitrine dans des courses folles qui brisent tout et vont le
briser. Il a trop demandé aux choses ; il a voulu d’un trait, âprement et avidement,
savourer toute la vie ; il ne l’a point cueillie, il ne l’a point goûtée ; il l’a
arrachée comme une grappe, et pressée, et froissée, et tordue ; et il est resté les
mains salies, aussi altéré que devant1545. Alors
ont éclaté ces sanglots qui ont retenti dans tous les cœurs. Quoi ! si jeune et déjà
si las ! Tant de dons précieux, un esprit si fin, un tact si délicat, une fantaisie si
mobile et si riche, une gloire si précoce, un si soudain épanouissement de beauté et
de génie, et au même instant les angoisses, le dégoût, les larmes et les cris ! Quel
mélange ! Du même geste il adore et il maudit. L’éternelle illusion, l’invincible
expérience sont en lui côte à côte pour se combattre et le déchirer. Il est devenu
vieillard, et il est demeuré jeune homme ; il est poëte, et il est sceptique. La Muse
et sa beauté pacifique, la Nature et sa fraîcheur immortelle, l’Amour et son
bienheureux sourire, tout l’essaim de visions divines passe à peine devant ses yeux,
qu’on voit accourir parmi les malédictions et les sarcasmes tous les spectres de la
débauche et de la mort. Comme un homme, au milieu d’une fête, qui boit dans une coupe
ciselée, debout, à la première place, parmi les applaudissements et les fanfares, les
yeux riants, la joie au fond du cœur, échauffé et vivifié par le vin généreux qui
descend dans sa poitrine, et que subitement on voit pâlir ; il y avait du poison au
fond de la coupe ; il tombe et râle ; ses pieds convulsifs battent les tapis de soie,
et tous les convives effarés regardent. Voilà ce que nous avons senti le jour où le
plus aimé, le plus brillant d’entre nous, a tout d’un coup palpité d’une atteinte
invisible, et s’est abattu avec un hoquet funèbre parmi les splendeurs et les gaietés
menteuses de notre banquet.
Eh bien ! tel que le voilà, nous l’aimons toujours : nous n’en pouvons écouter un
autre ; tous à côté de lui nous semblent froids ou menteurs. Nous sortons à minuit de
ce théâtre où il écoutait la Malibran, et nous entrons dans cette lugubre rue des
Moulins où, sur un lit payé, son Rolla est venu dormir et mourir. Les lanternes
jettent des reflets vacillants sur les pavés qui glissent. Des ombres inquiètes
avancent hors des portes et traînent leur robe de soie fripée à la rencontre des
passants. Les fenêtres sont fermées ; une lumière çà et là perce à travers un volet
mal clos et montre un dahlia mort sur le rebord d’une croisée. Demain un orgue
ambulant grincera devant ces vitres, et les nuages blafards laisseront leurs
suintements sur ces murs salis. Quoi ! c’est de cet ignoble lieu qu’est sorti le plus
passionné des poèmes ! ce sont ces laideurs et ces vulgarités de bouge et d’hôtel
garni qui ont fait ruisseler cette divine éloquence ! ce sont elles qui en cet instant
ont ramassé dans ce cœur meurtri toutes les magnificences de la nature et de
l’histoire pour les faire jaillir en gerbe étincelante et reluire sous le plus ardent
soleil de poésie qui fut jamais ! La pitié vient, on pense à cet autre poëte qui,
là-bas, dans l’île de Wight, s’amuse à refaire des épopées perdues. Qu’il est heureux
parmi ses beaux livres, ses amis, ses chèvrefeuilles et ses roses ! N’importe.
Celui-ci, à cet endroit même, dans cette fange et dans cette misère, est monté plus
haut. Du haut de son doute et de son désespoir, il a vu l’infini comme on voit la mer
du haut d’un cap battu par les orages. Les religions, leur gloire et leur ruine, le
genre humain, ses douleurs et sa destinée, tout ce qu’il y a de sublime au monde lui
est alors apparu dans un éclair. Il a senti, au moins cette fois dans sa vie, cette
tempête intérieure de sensations profondes, de rêves gigantesques et de voluptés
intenses dont le désir l’a fait vivre et dont le manque l’a fait mourir. Il n’a pas
été un simple dilettante ; il ne s’est pas contenté de goûter et de jouir ; il a
imprimé sa marque dans la pensée humaine ; il a dit au monde ce que c’est que l’homme,
l’amour, la vérité, le bonheur. Il a souffert, mais il a inventé ; il a défailli, mais
il a produit. Il a arraché avec désespoir de ses entrailles l’idée qu’il avait conçue,
et l’a montrée aux yeux de tous sanglante, mais vivante. Cela est plus difficile et
plus beau que d’aller caresser et contempler les idées des autres. Il n’y a au monde
qu’une œuvre digne d’un homme, l’enfantement d’une vérité à laquelle on se livre et à
laquelle on croit. Le monde qui a écouté Tennyson vaut mieux que notre aristocratie de
bourgeois et de bohèmes ; mais j’aime mieux Alfred de Musset que Tennyson.
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