Chapitre II.
Le Roman (suite). Thackeray.
Le roman de mœurs pullule en Angleterre, et il y a de cela plusieurs causes : d’abord
il y est né, et toute plante pousse bien dans sa patrie. En second lieu, c’est un
débouché : on n’y a pas la musique comme en Allemagne et la conversation comme en
France ; et les gens qui ont besoin de penser et de sentir y trouvent un moyen de sentir
et de penser. D’autre part, les femmes s’en mêlent fort ; dans la nullité de galanterie
et dans la froideur de la religion, il ouvre une carrière à l’imagination et aux rêves.
Enfin, par ses détails minutieux et ses conseils pratiques, il offre une matière à
l’esprit précis et moraliste. Aussi le critique se trouve comme noyé dans cette
abondance ; il doit choisir pour saisir l’ensemble, et se réduire à quelques-uns pour
les embrasser tous.
Dans cette foule, deux hommes ont paru, d’un talent supérieur, original et contraire,
populaires au même titre, serviteurs de la même cause, moralistes dans la comédie et
dans le drame, défenseurs des sentiments naturels contre les institutions sociales, et
qui, par la précision de leurs peintures, par la profondeur de leurs observations, par
la suite et l’âpreté de leurs attaques, ont ranimé, avec d’autres vues et un autre
style, l’ancien esprit militant de Swift et de Fielding.
L’un, plus ardent, plus expansif, tout livré à la verve, peintre passionné de tableaux
crus et éblouissants, prosateur lyrique, tout-puissant sur le rire et sur les larmes, a
été lancé dans l’invention fantasque, dans la sensibilité douloureuse, dans la
bouffonnerie violente, et, par les témérités de son style, par l’excès de ses émotions,
par la familiarité grotesque de ses caricatures, il a donné en spectacle toutes les
forces et toutes les faiblesses d’un artiste, toutes les audaces, tous les succès et
toutes les bizarreries de l’imagination.
L’autre, plus contenu, plus instruit et plus fort, amateur de dissertations morales,
conseiller du public, sorte de prédicateur laïque, moins occupé à défendre les pauvres,
plus occupé à censurer l’homme, a mis au service de la satire un bon sens soutenu, une
grande connaissance du cœur, une habileté consommée, un raisonnement puissant, un trésor
de haine méditée, et il a persécuté le vice avec toutes les armes de la réflexion. Par
ce contraste, l’un complète l’autre, et l’on se fait une idée exacte du goût anglais en
ajoutant le portrait de William Thackeray au portrait de Charles Dickens.
Rien d’étonnant si en Angleterre un romancier fait des satires. Un homme triste et
réfléchi y est poussé par son naturel ; il y est encore poussé par les mœurs
environnantes. On ne lui permet pas de contempler les passions comme des puissances
poétiques ; on lui ordonne de les apprécier comme des qualités morales. Ses peintures
deviennent des sentences ; il est conseiller plutôt qu’observateur, et justicier
plutôt qu’artiste. Vous voyez par quel mécanisme Thackeray a changé en satire le
roman.
J’ouvre au hasard ses trois grands ouvrages : Pendennis, la Foire aux
vanités, les Newcomes. Chaque scène met en relief une vérité morale ; l’auteur
veut qu’à chaque page nous portions un jugement sur le vice et sur la vertu ; d’avance
il a blâmé ou approuvé, et les dialogues ou les portraits ne sont pour lui que des
moyens par lesquels il ajoute notre approbation à son approbation, notre blâme à son
blâme. Ce sont des leçons qu’il nous donne, et, sous les sentiments qu’il décrit,
comme sous les événements qu’il raconte, nous démêlons toujours des préceptes de
conduite et des intentions de réformateur.
À la première page de Pendennis, vous voyez le portrait d’un vieux
major, homme du monde, égoïste et vaniteux, confortablement assis à son club, auprès
du feu et de la fenêtre, envié par le chirurgien Glowry que personne n’invite,
cherchant dans les comptes rendus des fêtes aristocratiques son nom glorieusement
placé entre ceux d’illustres convives. Une lettre de famille arrive. Naturellement il
l’écarte, et la lit avec négligence après toutes les autres. Il pousse un cri
d’horreur : son neveu veut épouser une actrice. Il fait arrêter des places à la
diligence (aux frais de la famille), et court sauver le petit sot. S’il y avait une
mésalliance, que deviendraient ses invitations ? Conclusion évidente : ne soyons ni
égoïstes, ni vaniteux, ni gourmands comme le major.
Chapitre deux : Pendennis, père du jeune homme, était de son temps apothicaire, mais
d’une bonne famille, et désolé d’être descendu jusqu’à ce métier. L’argent lui vient ;
il se donne pour médecin, épouse la parente d’un noble, essaye de s’insinuer dans les
grandes familles. Il se vante toute sa vie d’avoir été invité par lord Ribstone. Il
achète un domaine, tâche d’enterrer l’apothicaire, et s’étale dans sa gloire nouvelle
de propriétaire terrien. Chacun de ces détails est un sarcasme dissimulé ou visible
qui dit au lecteur : « Mon bon ami, restez Gros-Jean comme vous l’êtes, et, pour
l’amour de votre fils et de vous-même, gardez-vous de trancher du grand
seigneur ! »
Le vieux Pendennis meurt. Son fils, noble héritier du domaine, « grand-duc de
Pendennis, sultan de Fairoaks », commence à régner sur sa mère, sur sa cousine et sur
les domestiques. Il envoie des poésies lamentables aux journaux du comté, commence un
poëme épique, une tragédie où meurent seize personnes, une histoire foudroyante des
jésuites, et défend en loyal tory l’Église et le roi. Il soupire après l’idéal,
appelle une inconnue, et tombe amoureux de l’actrice en question, femme de trente-deux
ans, perroquet de théâtre, ignorante et bête à plaisir. Jeunes gens, mes chers amis,
vous êtes tous affectés, prétentieux, dupes de vous-mêmes et des autres. Attendez pour
juger le monde que vous ayez vu le monde, et ne vous croyez pas maîtres quand vous
êtes écoliers.
L’instruction continue et dure autant que la vie d’Arthur. Comme Lesage dans Gil-Blas, comme Balzac dans le Père Goriot, l’auteur
de Pendennis peint un jeune homme ayant quelque talent, doué de
sentiments bons, même généreux, qui veut parvenir et qui s’accommode aux maximes du
monde ; mais Lesage n’a voulu que nous divertir, et Balzac n’a voulu que nous
passionner : Thackeray, d’un bout à l’autre, travaille à nous corriger.
Cette intention devient plus visible encore, si l’on examine en détail l’un de ses
dialogues et l’une de ses peintures. Vous n’y apercevrez point la verve indifférente
attachée à copier la nature, mais la réflexion attentive occupée à transformer en
satire les objets, les paroles et les événements. Tous les mots du personnage sont
choisis et pesés pour être odieux ou ridicules. Il s’accuse lui-même, il prend soin
d’étaler son vice, et sous sa voix on entend la voix de l’écrivain qui le juge, qui le
démasque et qui le punit. Miss Crawley, vieille femme riche, tombe malade1345. Mistress Bute, sa
parente, accourt pour la sauver et sauver l’héritage. Il s’agit de faire exclure du
testament un neveu, le capitaine Rawdon, ancien favori, légataire présumé de la
vieille fille. Ce Rawdon est un troupier stupide, pilier d’estaminet, joueur trop
adroit, duelliste et coureur de filles. Jugez de la belle occasion pour mistress Bute,
respectable mère de famille, digne épouse d’un ecclésiastique, habituée à composer les
sermons de son mari ! Par pure vertu, elle hait le capitaine Rawdon, et ne souffrira
pas qu’un si bon argent tombe en de si mauvaises mains. D’ailleurs, ne sommes-nous pas
les répondants de nos familles ? et n’est-ce pas à nous de publier les fautes de nos
parents ? C’est notre devoir strict, et mistress Bute s’acquitte du sien en
conscience. Elle fait provision d’histoires édifiantes sur le neveu, et elle en édifie
la tante. Il a ruiné celui-ci, il a mis à mal celle-là. Il a dupé ce marchand, il a
tué ce mari. Et, par-dessus tout, l’indigne, il s’est moqué de sa tante ! Cette
généreuse tante continuera-t-elle à réchauffer une pareille vipère ? souffrira-t-elle
que ses innombrables sacrifices soient payés par cette ingratitude et ces dérisions ?
Vous imaginez d’ici l’éloquence ecclésiastique de mistress Bute. Assise au pied du
lit, elle garde à vue la malade, la comble de potions, la réjouit de sermons
terribles, et monte la garde à la porte contre l’invasion de l’héritier probable. Le
siége était bien fait, l’héritage attaqué si obstinément devait se rendre ; les dix
doigts vertueux de la matrone entraient d’avance et en espérance dans la substantielle
masse d’écus qu’elle voyait luire. Et cependant un spectateur difficile eût pu trouver
quelques défauts dans sa manœuvre. Elle gouvernait trop. Elle oubliait qu’une femme
persécutée de sermons, manœuvrée comme un ballot, réglée comme une horloge, pouvait
prendre en aversion une autorité si harassante. Ce qui est pis, elle oubliait qu’une
vieille femme peureuse, confinée chez elle, accablée de prédications, empoisonnée de
pilules, pouvait mourir avant d’avoir changé son testament, et tout laisser, hélas ! à
son bandit de neveu. Exemple instructif et redoutable ! Mistress Bute, l’honneur de
son sexe, la consolatrice des malades, le conseil de sa famille, ayant ruiné sa santé
pour soigner sa belle-sœur bien-aimée et préserver le précieux héritage, était
justement sur le point, grâce à son dévouement exemplaire, de mettre sa belle-sœur
dans la bière et l’héritage entre les mains de son neveu.
L’apothicaire Clump arrive ; il tremble pour sa chère cliente ; elle lui vaut deux
cents guinées par an ; il est bien décidé à sauver, contre mistress Bute, cette vie
précieuse. Mistress Bute lui coupe la parole : « Je me suis sacrifiée, mon cher
monsieur. Son neveu l’a tuée, et je viens la sauver. C’est lui qui l’a jetée sur ce
lit de douleur, et c’est moi qui l’y veille. Je ne suis point égoïste, moi ; je ne
refuse jamais de m’immoler pour les autres, moi ; je donnerais ma vie pour mon devoir,
je la donnerais pour sauver une parente de mon mari. » L’apothicaire désintéressé
revient héroïquement à la charge. Sur-le-champ elle repart de plus belle ; l’éloquence
coule de ses lèvres comme d’une cruche trop pleine. Mistress Bute crie du haut de sa
tête : « Jamais, tant que la nature me soutiendra, je ne déserterai la place où mon
devoir m’enchaîne. Mère de famille, femme d’un ecclésiastique anglais, j’ose affirmer
que mes principes sont purs, et jusqu’au dernier soupir j’y serai fidèle. Quand mon
petit James avait la petite vérole, ai-je permis à une mercenaire de le soigner ?
Non. » Le patient Clump se répand en compliments doucereux, et poussant sa pointe à
travers les interruptions, les protestations, les offres de sacrifice, les
déclamations contre le neveu, finit par toucher terre. Il insinue délicatement qu’il
faudrait mener la malade au grand air. « La vue de son horrible neveu rencontré dans
le parc, où l’on dit que le misérable se promène avec la complice endurcie de ses
crimes, dit alors mistress Bute (laissant échapper le chat de l’égoïsme hors du sac de
la dissimulation), lui causerait une telle secousse, que nous aurions à la rapporter
dans son lit. Elle ne doit pas sortir, monsieur Clump ; elle ne sortira pas, aussi
longtemps que je serai là pour veiller sur elle. Et quant à ma
santé, qu’importe ? je la sacrifie de bon cœur, monsieur ; je l’immole sur l’autel de
mon devoir. » Il est clair que l’auteur en veut à sa mistress Bute et aux capteurs
d’héritages. Il lui prête des gestes ridicules, des phrases pompeuses, une hypocrisie
transparente, grossière et bruyante. Le lecteur éprouve de la haine et du dégoût pour
elle à mesure qu’elle parle. Il voudrait la démasquer ; il est content de la voir
pressée, acculée, prise par les manœuvres polies de son adversaire, et se réjouit avec
l’auteur, qui lui arrache et lui souligne la confession honteuse de sa grimace et de
son avidité.
Arrivée à cet endroit, la réflexion satirique quitte la forme littéraire. Pour mieux
se déployer, elle s’étale seule. Thackeray vient en son propre nom attaquer le vice.
Nul auteur n’est plus fécond en dissertations ; il entre à chaque instant dans son
récit pour nous tancer ou nous instruire ; il ajoute la morale de théorie à la morale
en action. On pourrait de ses romans un ou deux volumes d’essais à la façon
de la Bruyère ou d’Addison. Il y en a sur l’amour, sur la vanité, sur l’hypocrisie,
sur la bassesse, sur toutes les vertus, sur tous les vices, et en tournant quelques
pages, on en trouvera un sur les comédies d’héritages et sur les parents trop
empressés.
Quelle dignité donne à une vieille dame un compte ouvert chez son banquier ! Avec
quelle caressante indulgence nous regardons ses imperfections si elle est notre
parente ! et puisse chaque lecteur avoir une vingtaine de telles parentes ! Qui de
nous ne la juge une bonne et excellente vieille ? Comme le nouvel associé de Hobs et
Dobs sourit en la reconduisant à sa voiture blasonnée, garnie du gros cocher
asthmatique ! Comme nous savons, lorsqu’elle vient nous rendre visite, découvrir
l’occasion d’apprendre à nos amis sa position dans le monde ! Nous leur disons (et
avec une parfaite sincérité) : « Je voudrais avoir la signature de miss Mac-Whirter
pour un bon de cinq mille guinées. — Cela ne la gênerait pas, dit votre femme. —
Elle est ma tante », dites-vous d’un air aisé, insouciant, quand votre ami vous
demande si par hasard elle ne serait pas votre parente. Votre femme lui envoie à
chaque instant de petits témoignages d’affection ; vos petites filles font pour elle
un nombre infini de corbeilles, coussins et tabourets en tapisserie. Quel bon feu dans
sa chambre lorsqu’elle vient vous rendre visite ! Votre femme s’en passe quand elle
lace son corset. La maison, pendant tout le temps que dure cette visite, prend un air
propre, agréable, confortable, joyeux, un air de fête qu’elle n’a point en d’autres
saisons. Vous-même, mon cher monsieur, vous oubliez votre sieste ordinaire après
dîner, et vous vous trouvez tout d’un coup (quoique vous perdiez invariablement)
très-amoureux du whist. Quels bons dîners vous offrez ! Du gibier tous les jours, du
madère-malvoisie, et régulièrement du poisson de Londres. Les gens de cuisine
eux-mêmes prennent part à la prospérité générale. Je ne sais pas comment la chose
arrive ; mais pendant le séjour du gros cocher de miss Mac-Whirter, la bière est
devenue beaucoup plus forte, et dans la chambre des enfants (où sa bonne prend ses
repas) la consommation du thé et du sucre n’est plus surveillée du tout. Cela est-il
vrai ou non ? J’en appelle aux classes moyennes. Ah ! pouvoirs célestes ! que ne
m’envoyez-vous une vieille tante, — une tante fille, — une tante avec une voiture
blasonnée et un tour de cheveux couleur café clair ! Comme mes enfants broderaient
pour elle des sacs à ouvrage ! comme ma Julia et moi nous serions aux petits soins
pour elle ! Douce, douce vision ! Ô vain, trop vain rêve1346 !
Il n’y a pas à se méprendre. Le lecteur le plus décidé à ne pas être averti est
averti. Quand nous aurons une tante à grosse succession, nous estimerons à leur juste
valeur nos attentions et notre tendresse. L’auteur a pris la place de notre
conscience, et le roman, transformé par la réflexion, devient une école de mœurs.
On fouette très-fort dans cette école ; c’est le goût anglais. Des goûts et des
verges, il ne faut pas disputer ; mais sans disputer on peut comprendre, et le plus
sûr moyen de comprendre le goût anglais est de l’opposer au goût français.
Je vois chez nous, dans un salon de gens d’esprit ou dans un atelier d’artistes,
vingt personnes vives : elles ont besoin de s’amuser, c’est là leur fond. Vous
pouvez leur parler de la scélératesse humaine, mais c’est à la condition de les
divertir. Si vous vous mettez en colère, elles seront choquées ; si vous faites la
leçon, elles bâilleront. Riez, c’est ici la règle, non pas cruellement et par
inimitié visible, mais par belle humeur et par agilité d’esprit. Cet esprit si leste
veut agir ; pour lui, la découverte d’une bonne sottise est la rencontre d’une bonne
fortune. Comme une flamme légère, il glisse et gambade par subites échappées sur la
surface effleurée des objets. Contentez-le en l’imitant, et, pour plaire à des gens
gais, soyez gai. — Soyez poli, c’est le second commandement, tout semblable à
l’autre. Vous parlez à des gens sociables, délicats, vaniteux, qu’il faut ménager et
flatter. Vous les blesseriez en essayant d’emporter leur conviction de force, à
coups pressés d’arguments solides, par un étalage d’éloquence et d’indignation.
Faites-leur assez d’honneur pour supposer qu’ils vous entendent à demi-mot, qu’un
sourire indiqué vaut pour eux un syllogisme établi, qu’une fine allusion entrevue au
vol les touche mieux que la lourde invasion d’une grosse satire géométrique. —
Songez enfin (ceci entre nous) qu’en politique comme en religion, depuis mille ans,
ils sont très-gouvernés, trop gouvernés ; que lorsqu’on est gêné, on a envie de ne
plus l’être, qu’un habit trop étroit craque aux coudes et ailleurs. Volontiers ils
sont frondeurs ; volontiers ils entendent insinuer les choses défendues, et souvent,
par abus de logique, par entraînement, par vivacité, par mauvaise humeur, ils
frappent à travers le gouvernement la société, à travers la religion, la morale. Ce
sont des écoliers tenus trop longtemps sous la férule ; ils cassent les vitres en
ouvrant les portes. Je n’ose pas vous exhorter à leur plaire ; je remarque seulement
que pour leur plaire un grain d’humeur séditieuse ne nuit pas.
Je franchis sept lieues de mer, et me voici dans une grande salle sévère, garnie de
bancs multipliés, ornée de becs de gaz, balayée, régulière, club de controverses du
temple de sermons. Il y a là cinq cents longues figures, tristes, roides1347, et au premier coup d’œil
il est clair qu’elles n’y sont point pour s’amuser. Dans ce pays, un tempérament
plus grossier, surchargé d’une nourriture plus lourde et plus forte, a ôté aux
impressions leur mobilité rapide, et la pensée, moins facile et moins prompte, a
perdu avec sa vivacité sa gaieté. Si vous raillez devant eux, songez que vous parlez
à des hommes attentifs, concentrés, capables de sensations durables et profondes,
incapables d’émotions changeantes et soudaines. Ces visages immobiles et contractés
veulent garder la même attitude : ils répugnent aux sourires fugitifs et
demi-formés ; ils ne savent se détendre, et leur rire est une convulsion aussi roide
que leur gravité. N’effleurez pas, appuyez ; ne glissez pas, enfoncez ; ne jouez
pas, frappez ; comptez que vous devez remuer violemment des passions violentes, et
qu’il faut des secousses pour mettre ces nerfs en action. — Comptez encore que vos
gens sont des esprits pratiques, amateurs de l’utile, qu’ils viennent ici pour être
instruits, que vous leur devez des vérités solides, que leur bon sens un peu étroit
ne s’accommode point d’improvisations aventureuses ni d’indications hasardées,
qu’ils exigent des réfutations développées et des explications complètes, et que
s’ils ont payé leur billet d’entrée, c’est pour écouter des conseils applicables et
de la satire prouvée. Leur tempérament vous demande des émotions fortes ; leur
esprit vous demande des démonstrations précises. Pour plaire à leur tempérament, il
ne faut point égratigner, mais supplicier le vice ; pour plaire à leur esprit, il ne
faut point railler par des saillies, mais par des raisonnements. — Encore un mot :
là-bas, au milieu de l’assemblée, regardez ce livre doré, magnifique, royalement
posé sur un coussin de velours. C’est la Bible ; il y a autour d’elle cinquante
moralistes qui dernièrement se sont donné rendez-vous au théâtre, et ont chassé à
coups de pommes un acteur coupable d’avoir pour maîtresse la femme d’un bourgeois.
Si du bout du doigt, avec toutes les salutations et tous les déguisements du monde,
vous touchez un seul des feuillets sacrés ou la plus petite des convenances morales,
à l’instant cinquante mains accrochées au collet de votre habit vous mettront à la
porte. Devant des Anglais, il faut être Anglais ; avec leur passion et leur bon
sens, prenez leurs lisières. Ainsi enfermée dans les vérités reconnues, votre satire
deviendra plus âpre, et ajoutera le poids de la croyance publique à la pression de
la logique et à la force du ressentiment.
Nul écrivain ne fut mieux doué que Thackeray pour ce genre de satire ; c’est que
nulle faculté n’est plus propre à ce genre de satire que la réflexion. La réflexion
est l’attention concentrée, et l’attention concentrée centuple la force et la durée
des émotions. Celui qui s’est enfoncé dans la contemplation du vice ressent de la
haine pour le vice, et l’intensité de sa haine a pour mesure l’intensité de sa
contemplation. Au premier instant, la colère est un vin généreux qui enivre et qui
exalte ; conservée et enfermée, elle devient une liqueur qui brûle tout ce qu’elle
touche, et corrode jusqu’au vase qui la contient. De tous les satiriques, Thackeray,
après Swift, est le plus triste. Ses compatriotes eux-mêmes1348 lui ont reproché de peindre le
monde plus laid qu’il n’est. L’indignation, la douleur, le mépris, le dégoût, sont
ses sentiments ordinaires. Lorsqu’il s’en écarte et imagine des âmes tendres, il
exagère leur sensibilité pour rendre leur oppression plus odieuse ; l’égoïsme qui
les brise paraît horrible, et leur douceur résignée est une mortelle injure contre
leurs tyrans : c’est la même haine qui a calculé la bonté des victimes et la dureté
des persécuteurs1349.
Cette colère exaspérée par la réflexion est encore armée par la réflexion. On voit
qu’il n’est pas emporté par une indignation ou par une pitié passagère. Il s’est
maîtrisé avant de parler. Il a pesé plusieurs fois la coquinerie qu’il va décrire.
Il en possède les motifs, l’espèce, les suites, comme un naturaliste ses
classifications. Il est sûr de son jugement, et l’a mûri. Il punit en homme
convaincu, qui tient sur sa table une liasse de preuves, qui n’avance rien sans un
document ou un raisonnement, qui a prévu toutes les objections et réfuté toutes les
excuses, qui ne pardonnera jamais, qui a raison d’être inflexible, qui a conscience
de sa justice, et qui appuie sa sentence et sa vengeance sur toutes les forces de la
méditation et de l’équité. L’effet de cette haine justifiée et contenue est
accablant. Lorsqu’on achève de lire les romans de Balzac, on éprouve le plaisir d’un
naturaliste promené dans un musée à travers une belle collection de spécimens et de
monstres. Lorsqu’on achève de lire Thackeray, on éprouve le saisissement d’un
étranger amené devant le matelas de l’amphithéâtre le jour où l’on pose les moxas et
où l’on fait les amputations.
En pareil cas, l’arme la plus naturelle est l’ironie sérieuse, car elle témoigne
d’une haine réfléchie : celui qui l’emploie supprime son premier mouvement ; il
feint de parler contre lui-même, et se maîtrise jusqu’à prendre le parti de son
adversaire. D’autre part, cette attitude pénible et voulue est le signe d’un mépris
excessif ; la protection apparente qu’on prête à son ennemi est la pire des
insultes. Il semble qu’on lui dise : « J’ai honte de vous attaquer ; vous êtes si
faible, que même avec un appui vous tombez ; vos raisons sont votre opprobre, et vos
excuses sont votre condamnation. » Aussi, plus l’ironie est grave, plus elle est
forte ; plus on met de soin à défendre son ennemi, plus on l’avilit ; plus on paraît
l’aider, plus on l’écrase. C’est pourquoi le sarcasme sérieux de Swift est
terrible ; on croit qu’il salue, et il tue ; son approbation est une flagellation.
Entre ses élèves, Thackeray est le premier. Plusieurs chapitres dans le
Livre des Snobs
1350, par exemple celui des snobs littéraires, sont
dignes de Gulliver. L’auteur vient de passer en revue tous les snobs d’Angleterre : que va-t-il dire de ses frères, les snobs littéraires ? Osera-t-il en parler ? Certainement. Mon cher et
excellent lecteur, ne savez-vous pas que Brutus fit couper la tête à ses propres
fils ? En vérité, vous auriez bien mauvaise opinion de la littérature moderne et des
modernes littérateurs, si vous doutiez qu’un seul d’entre nous hésitât à enfoncer un
couteau dans le corps de son confrère en cas de besoin public.
Mais le fait est que dans la profession de littérateur il n’y a point de snobs. Regardez de tous côtés dans toute l’assemblée des écrivains
anglais, et je vous défie d’y montrer un seul exemple de vulgarité, ou d’envie, ou
de présomption. — Hommes et femmes, tous, autant que j’en connais, sont modestes
dans leur maintien, élégants dans leurs manières, irréprochables dans leur vie, et
honorables dans leur conduite soit entre eux, soit à l’égard du monde. — Il n’est
pas impossible peut-être que (par hasard) vous entendiez un littérateur dire du mal
de son frère ; mais pourquoi ? Par malice ? Point du tout. Par envie ? En aucune
façon. Simplement par amour de la vérité et par devoir public. Supposez par exemple
que, tout bonnement, j’indique un défaut dans la personne de mon ami M. Punch, et
que je dise que M. P. est bossu, que son nez et son menton sont plus crochus que le
nez et le menton d’Apollon et de l’Antinoüs ; ceci prouve-t-il que je veuille du mal
à M. Punch ? Pas le moins du monde. C’est le devoir du critique de montrer les
défauts aussi bien que les mérites, et invariablement il accomplit son devoir avec
la plus entière sincérité et la plus parfaite douceur. — Le sentiment de l’égalité
et de la fraternité entre les auteurs m’a toujours frappé comme une des plus
aimables qualités distinctives de cette classe. C’est parce que nous nous apprécions
et nous nous respectons les uns les autres que le monde nous respecte si fort, que
nous tenons un si bon rang dans la société et que nous nous y comportons d’une
manière si irréprochable. La littérature est si fort en honneur en Angleterre, qu’il
y a une somme d’environ douze cents guinées par an mise de côté pour pensionner les
personnes de cette profession. C’est un grand honneur pour eux, et aussi une preuve
que leur condition est généralement prospère et florissante. Ils sont ordinairement
si riches et si économes, qu’il n’y a presque point besoin d’argent pour les
aider1351.
On est tenté de se méprendre, et pour entendre ce passage, on a besoin de se
rappeler que, dans une société aristocratique et marchande, sous le culte de
l’argent et l’adoration du rang, le talent pauvre et roturier est traité comme le
méritent sa roture et sa pauvreté1352. Ce qui rend ces ironies encore plus fortes, c’est leur durée ;
il y en a qui se prolongent pendant un roman entier, par exemple celui des Bottes fatales. Un Français ne pourrait continuer aussi longtemps le
sarcasme. Il s’échapperait à droite ou à gauche par des émotions différentes, il
changerait de visage et ne soutiendrait pas une attitude si fixe, indice d’une
animosité si décidée, si calculée et si amère. Il y a des caractères que Thackeray
développe pendant trois volumes, Blanche Amory, Rebecca Sharp, et dont il ne parle
jamais sans insulte ; toutes deux sont des coquines, et jamais il ne les introduit
sans les combler de tendresses : la chère Rebecca ! la tendre Blanche ! La tendre
Blanche est une jeune fille sentimentale et littéraire, obligée de vivre avec des
parents qui ne la comprennent pas. Elle souffre tant, qu’elle les ridiculise tout
haut devant tout le monde ; elle est si opprimée par la sottise de sa mère et de son
beau-père, qu’elle ne perd pas une occasion de leur faire sentir leur stupidité. En
bonne conscience, peut-elle faire autrement ? Ne serait-ce point de sa part un
manque de sincérité que d’affecter une gaieté qu’elle n’a pas, ou un respect qu’elle
ne peut ressentir ? On comprend que la pauvre enfant ait besoin de sympathie ; en
quittant les poupées, ce cœur aimant s’est épris d’abord de Trenmor, de Sténio, du
prince Djalma et autres héros des romanciers français. Hélas ! le monde imaginaire
ne suffit pas aux âmes blessées, et le désir de l’idéal, pour s’assouvir, se
rabaisse enfin jusqu’aux êtres de la terre. À onze ans, Mlle Blanche eut une
inclination pour un petit Savoyard, joueur d’orgue à Paris, qu’elle crut un jeune
prince enlevé ; à douze ans, un vieux et hideux maître de dessin agita son cœur
vierge ; à l’institution de Mme de Caramel, elle eut une correspondance avec deux
jeunes écoliers du collége Charlemagne. Chère âme délaissée, ses pieds délicats se
sont déjà froissés aux sentiers de la vie ; chaque jour ses illusions s’effeuillent,
et c’est en vain qu’elle les consigne en vers, dans un petit livre relié de velours
bleu avec un fermoir d’or, intitulé : Mes Larmes. Dans cet
isolement, que faire ? Elle s’enthousiasme pour les jeunes filles qu’elle rencontre,
elle ressent à leur vue une attraction magnétique, elle devient leur sœur, sauf à
les mettre de côté demain, comme une vieille robe : nous ne commandons pas à nos
sentiments, et rien n’est plus beau que le naturel. Du reste, comme l’aimable enfant
a beaucoup de goût, l’imagination vive, une inclination poétique pour le changement,
elle tient sa femme de chambre Pincott à l’ouvrage nuit et jour. En personne
délicate, vraie dilettante et amateur du beau, elle la gronde pour
ses yeux battus et son visage pâle. Là-dessus, pour l’encourager, elle lui dit avec
ses ménagements et sa franchise ordinaires : « Pincott, je vous renverrai, car vous
êtes beaucoup trop faible, et vos yeux vous manquent, et vous êtes toujours à gémir,
à pleurnicher, à demander le médecin ; mais je sais que vos parents ont besoin de
vos gages, et je vous garde pour l’amour d’eux ! — Pincott, votre air misérable et
vos façons serviles me donnent vraiment la migraine. Je crois que je vous ferai
mettre du rouge. — Pincott, vos parents meurent de faim ; mais si vous me tiraillez
ainsi les cheveux, je vous prierai de leur écrire et de leur dire que je n’ai plus
besoin de vos services. » Cette pécore de Pincott n’apprécie pas son bonheur.
Peut-on être triste quand on sert un être aussi supérieur que miss Blanche ? Quelle
joie de lui fournir des sujets de style ! car, il faut bien l’avouer, miss Blanche
n’a pas dédaigné d’écrire une charmante pièce de vers sur la petite servante
arrachée au foyer paternel, « triste exilée sur la terre étrangère. » Hélas ! le
plus petit événement suffit pour blesser ce cœur trop sensible. À la moindre
émotion, ses larmes coulent, ses sentiments frémissent, comme un papillon délicat
qu’on écrase dès qu’on le touche. La voilà qui passe, aérienne, les yeux au ciel, un
faible sourire arrêté sur ses lèvres roses, touchante sylphide, si consolante pour
tous ceux qui l’entourent que chacun la souhaite au fond d’un puits.
Un degré ajouté à l’ironie sérieuse produit la caricature sérieuse. Ici, comme tout
à l’heure, l’auteur plaide les raisons du prochain ; la seule différence est qu’il
les plaide avec trop de chaleur : c’est une insulte sur une insulte. À ce titre,
elle abonde dans Thackeray. Quelques-uns de ses grotesques sont énormes, par exemple
M. Alcide de Mirobolan, cuisinier français, artiste en sauces, qui déclare sa flamme
à miss Blanche au moyen de tartes symboliques, et se croit un gentleman ; Mme la majoresse O’Dowd, sorte de grenadier en bonnet, la plus
pompeuse et la plus bavarde des Irlandaises, occupée à régenter le régiment et à
marier bon gré mal gré les célibataires ; miss Briggs, vieille dame de compagnie,
née pour recevoir des affronts, faire des phrases et verser des larmes ; le Docteur,
qui prouve à ses élèves mauvais latinistes que l’habitude des barbarismes conduit à
l’échafaud. Ces difformités calculées n’excitent qu’un rire triste. On aperçoit
toujours derrière la grimace du personnage l’air sardonique du peintre, et l’on
conclut à la bassesse et à la stupidité du genre humain. D’autres figures, moins
grossies, ne sont point cependant plus naturelles. On voit que l’auteur les jette
exprès dans des sottises palpables et dans des contradictions marquées. Telle est
miss Crawley, vieille fille immorale et libre penseuse, qui loue les mariages
disproportionnés, et tombe en convulsions quand à la page suivante son neveu en fait
un ; qui appelle Rebecca Sharp son égale, et au même instant lui dit d’apporter les
pincettes ; qui, apprenant le départ de sa favorite, s’écrie avec désespoir :
« Bonté du ciel ! qui est-ce qui maintenant va me faire mon chocolat ? » Ce sont là
des scènes de comédie, et non des peintures de mœurs. Il y en a vingt pareilles.
Vous voyez une excellente tante, mistress Hoggarthy, du château de Hoggarthy,
s’imposer dans la maison de son neveu Titmarsh, le jeter dans de grosses dépenses,
persécuter sa femme, chasser ses amis, désoler son mariage. Le pauvre diable ruiné
est mis en prison. Elle le dénonce aux créanciers avec une indignation vraie et le
foudroie de la meilleure foi du monde. Le misérable a été le bourreau de sa tante.
Elle a été attirée par lui hors de chez elle, tyrannisée par lui, volée par lui,
outragée par sa femme. Elle a vu le beurre prodigué comme l’eau, le charbon
dilapidé, les chandelles brûlées par les deux bouts. « Et maintenant vous avez
l’audace, emprisonné comme vous l’êtes et justement pour vos crimes, de me prier de
payer vos dettes ! Non, monsieur, c’est assez que votre mère tombe à la charge de sa
paroisse, et que votre femme aille balayer les rues. Pour moi, je suis à l’abri de
vos perfidies. Le mobilier de la maison est à moi, et, puisqu’il entre dans vos
intentions que madame votre femme couche sur le pavé, je vous préviens que je le
ferai enlever demain. M. Smithers vous dira que j’étais décidée à vous laisser toute
ma fortune. Ce matin, en sa présence, j’ai solennellement déchiré mon testament, et,
par cette lettre, je renonce à toute relation avec vous et avec votre famille de
mendiants. J’ai recueilli une vipère dans mon sein, elle m’a piquée. » — Cette femme
juste et compatissante rencontre son égal, un homme pieux, John Brough, esquire,
membre du parlement, directeur de la compagnie indépendante d’assurances contre
l’incendie et sur la vie du Diddlesex oriental. Ce chrétien vertueux a humé de loin
la réjouissante odeur de ses terres, maisons, capitaux et autres valeurs mobilières
et immobilières. Il court sus à la belle fortune de mistress Hoggarthy, affligé de
voir qu’elle rapporte à peine quatre pour cent à mistress Hoggarthy, décidé à
doubler le revenu de mistress Hoggarthy. Il la rencontre à l’hôtel le visage enflé.
(Toute la nuit, elle avait été mangée aux puces.) « Bonté du ciel, s’écrie John
Brough esquire, une dame de votre rang souffrir une pareille chose ! L’excellente
parente de mon cher ami Titmarsh ! Jamais on ne dira que mistress Hoggarthy, du
château de Hoggarthy, pourra être soumise à une si horrible humiliation, tant que
John Brough aura une maison à lui offrir, une maison humble, heureuse, chrétienne,
madame, quoique peut-être inférieure à la splendeur de celles auxquelles vous avez
été accoutumée dans votre illustre carrière ! Isabelle, mon amour ! Belinda ! Parlez
à mistress Hoggarthy. Dites-lui que la maison de John Brough est à elle depuis la
mansarde jusqu’à la cave. Je le répète, madame, depuis la cave jusqu’à la mansarde :
je désire, je supplie, j’ordonne que les malles de mistress Hoggarthy, du château de
Hoggarthy, soient en ce moment même portées dans ma voiture. » Ce style fait rire,
si l’on veut, mais d’un rire triste. On vient d’apprendre que l’homme est hypocrite,
injuste, tyrannique, aveugle. Affligé, on se retourne vers l’auteur, et l’on ne voit
sur ses lèvres que des sarcasmes, sur son front que du chagrin.
Cherchons bien ; peut-être en des sujets moins graves trouverons-nous quelque
occasion de franc rire. Considérons, non plus une coquinerie, mais une mésaventure :
une coquinerie révolte, une mésaventure peut amuser. Il n’en est rien ; jusque dans
un amusement, la satire ici conserve sa force, parce que la réflexion conserve ici
son intensité. Il y a dans la drôlerie anglaise un sérieux, un effort, une
application étonnante, et leurs folies comiques sont composées avec autant de
science que leurs sermons. La puissante attention décompose son objet en toutes ses
parties, et le reproduit avec une minutie, un relief qui font illusion. Swift décrit
la contrée des chevaux parlants, la politique de Lilliput, les inventeurs de
l’Île-Volante, avec des détails aussi précis et aussi concordants qu’un voyageur
expérimenté, explorateur exact des mœurs et du pays. Ainsi soutenus, le monstre
impossible et le grotesque littéraire entrent dans la vie réelle, et le fantôme de
l’imagination prend la consistance des objets que nous touchons. Thackeray porte
dans la farce cette gravité imperturbable, cette solidité de conception et ce talent
d’illusion. Regardez une de ses thèses morales : il veut prouver que dans le monde
il faut se conformer aux usages reçus, et transforme ce lieu commun en une anecdote
orientale. Comptez les détails de mœurs, de géographie, de chronologie, de cuisine,
la désignation mathématique de chaque objet, de chaque personne et de chaque geste,
la lucidité d’imagination, la profusion de vérités locales ; vous comprendrez
pourquoi sa moquerie vous frappe d’une impression si originale et si poignante, et
vous y retrouverez le même degré d’étude et la même énergie d’attention que dans les
ironies et dans les exagérations précédentes : son enjouement est aussi réfléchi et
aussi fort que sa haine ; il a changé d’attitude, il n’a point changé de
faculté.
J’ai une aversion naturelle pour l’égotisme, et je déteste
infiniment l’habitude de se louer soi-même ; mais je ne puis m’empêcher de raconter
ici une anecdote qui éclaire le point en question, et où j’ai agi, je crois, avec
une remarquable présence d’esprit.
Étant à Constantinople, il y a quelques années, pour une mission délicate (les
Russes jouaient un double jeu, et de notre côté il devint nécessaire d’envoyer un
négociateur supplémentaire), Leckerbiff, pacha de Roumélie, alors premier galéongi de la Porte, donna un banquet diplomatique dans son palais
d’été à Bukjédéré. J’étais à la gauche du galéongi, et l’agent russe, le comte
Diddlof, était à sa droite. Diddlof est un dandy qui mourrait d’un trop fort parfum
de rose. Il avait essayé trois fois de me faire assassiner dans le cours de la
négociation ; mais naturellement nous étions amis en public, et nous échangions des
saluts de la façon la plus cordiale et la plus charmante.
Le galéongi est, ou plutôt était (car hélas ! un lacet lui a serré le cou) un
fidèle sectateur en politique de la vieille école turque. Nous dinâmes avec nos
doigts, et nous eûmes des quartiers de pain pour vaisselle. La seule innovation
qu’il admit était l’usage de liqueurs européennes, et il s’y livrait avec un grand
goût. Il mangeait énormément. Parmi les plats, il y en eut un très-vaste qu’on plaça
devant lui, un agneau apprêté dans sa laine, bourré d’ail, d’assa-fœtida, de piment
et autres assaisonnements, le plus abominable mélange que jamais mortel ait flairé
ou goûté. Le galéongi en mangea énormément ; suivant la coutume orientale, il
insistait pour servir ses amis à droite et à gauche, et, quand il arrivait un
morceau particulièrement épicé, il l’enfonçait de ses propres mains jusque dans le
gosier de ses convives.
Je n’oublierai jamais le regard du pauvre Diddlof, quand Son Excellence, ayant
roulé en boule un gros paquet de cette mixture, et s’écriant tuk,
tuk (c’est très-bon), administra l’horrible pilule à Diddlof. Les yeux du
Russe roulèrent effroyablement au moment où il la reçut. Il l’avala avec une grimace
qui annonçait une convulsion imminente, et saisissant à côté de lui une bouteille
qu’il croyait du Sauterne, mais qui se trouva être de l’eau-de-vie française, il en
but près d’une pinte avant de reconnaître son erreur. Ce coup l’acheva. Il fut
emporté presque mort de la salle à manger, et déposé au frais dans un pavillon d’été
sur le Bosphore.
Quand mon tour vint, j’avalai le condiment avec un sourire, je dis Bismillah, et je léchai mes lèvres avec un air de contentement aimable ;
puis, quand on servit le plat voisin, j’en fis moi-même une boule avec tant de
dextérité et je la fourrai dans le gosier du vieux galéongi avec tant de grâce, que
son cœur fut gagné. La Russie fut mise d’emblée hors de cause, et le traité de Kabobanople fut signé. Quant à Diddlof, tout était fini pour lui ;
il fut rappelé à Saint-Pétersbourg, et sir Roderick Murchison le vit, sous le nº
3967, travaillant aux mines de l’Oural1353.
L’anecdote évidemment est authentique, et, quand De Foë racontait l’apparition de
mistress Veal, il n’imitait pas mieux le style d’un procès-verbal.
Cette réflexion si attentive est une source de tristesse. Pour se divertir des
passions humaines, il faut les considérer en curieux, comme des marionnettes
changeantes, ou en savant, comme des rouages réglés, ou en artiste, comme des
ressorts puissants. Si vous ne les observez que comme vertueuses ou vicieuses, vos
illusions perdues vous enchaîneront dans des pensées noires, et vous ne trouverez en
l’homme que faiblesse et que laideur. C’est pourquoi Thackeray déprécie notre nature
tout entière. Il fait dans le roman ce que Hobbes fit en philosophie. Presque
toujours, lorsqu’il décrit de beaux sentiments, il les dérive d’une vilaine source.
La tendresse, la bonté, l’amour sont dans ses personnages un effet des nerfs, de
l’instinct, ou d’une maladie morale. Amélia Sedley, sa favorite et l’un de ses
chefs-d’œuvre, est une pauvre petite femme, pleurnicheuse, incapable de réflexion et
de décision, aveugle, adoratrice exaltée d’un mari égoïste et grossier, toujours
sacrifiée par sa volonté et par sa faute, dont l’amour se compose de sottise et de
faiblesse, souvent injuste, habituée à voir faux, et plus digne de compassion que de
respect. Lady Castlewood, si bonne et si tendre, se trouve éprise, comme Amélia,
d’un rustre buveur et imbécile, et sa jalousie sauvage, exaspérée au moindre
soupçon, implacable contre son mari, épanchée violemment en paroles cruelles, montre
que son amour vient non de la vertu, mais du tempérament. Hélène Pendennis, le
modèle des mères, est une prude provinciale un peu niaise, d’éducation étroite,
jalouse aussi, et portant dans sa jalousie toute la dureté du puritanisme et de la
passion. Elle s’évanouit en apprenant que son fils a une maîtresse : c’est une
action « odieuse, abominable, horrible » ; elle voudrait que « son enfant fût mort
avant d’avoir commis ce crime. » Toutes les fois qu’on lui parle de la petite Fanny,
« son visage prend une expression cruelle et inexorable. » Rencontrant Fanny au
chevet du jeune homme malade, elle la chasse comme une prostituée et comme une
servante. L’amour maternel, chez elle comme chez toutes les autres, est un
aveuglement incurable ; son fils est son dieu ; à force d’adoration, elle trouve le
moyen de le rendre insupportable et malheureux. Quant à l’amour des hommes pour les
femmes, si on le juge d’après les peintures de l’auteur, on ne peut éprouver pour
lui que de la compassion, et voir en lui que du ridicule. À un certain âge1354, selon
Thackeray, la nature parle ; quelqu’un se rencontre ; sot ou non, bon ou mauvais, on
l’adore : c’est une fièvre. À six mois, les chiens ont leur maladie ; l’homme a la
sienne à vingt ans. Si l’on aime, ce n’est point que la personne soit aimable, c’est
qu’on a besoin d’aimer. « Croyez-vous que vous boiriez si vous n’aviez pas soif, ou
que vous mangeriez si vous n’aviez pas faim ? » Il raconte l’histoire de cette faim
et de cette soif avec une verve amère. Il a l’air d’un homme dégrisé qui se
moquerait de l’ivresse. Il explique tout au long, d’un ton demi-sarcastique, les
sottises du major Dobbin pour Amélia, comment le major achète les mauvais vins du
père d’Amélia, comment il presse les postillons, réveille les valets, persécute ses
amis pour revoir Amélia plus vite ; comment, après dix ans de sacrifices, de
tendresse et de services, il se voit préférer le vieux portrait d’un mari infidèle,
grossier, égoïste et défunt. Le plus triste de ces récits est celui du premier amour
de Pendennis : miss Fotheringay, l’actrice qu’il aime, personne positive, bonne
ménagère, a l’esprit et l’instruction d’une servante de cuisine. Elle parle au jeune
homme du beau temps qu’il fait et du poudding qu’elle vient de préparer : Pendennis
découvre dans ces deux phrases une profondeur d’intelligence étonnante et une
majesté d’abnégation surhumaine. Il demande à miss Fotheringay, qui vient de jouer
Ophélie, si Ophélie est amoureuse d’Hamlet. « Moi, amoureuse de ce petit cabotin
rabougri, Bingley ! » Pen explique qu’il s’agit de l’Ophélie de Shakspeare. « Bien,
il n’y a pas d’offense ; mais pour Bingley, je n’en donnerais pas ce verre de
punch. » Et elle avale le verre plein. Pen la questionne sur Kotzebue : « Kotzebue !
qui est-ce ? — L’auteur de la pièce où vous avez joué si admirablement. — Je ne
savais pas ; le nom de l’homme au commencement du volume est Thompson. » Pen est
ravi de cette simplicité adorable : « Pendennis, Pendennis ! comme elle a dit ce
nom !… Émilie, Émilie ! qu’elle est bonne, qu’elle est noble, qu’elle est belle,
qu’elle est parfaite ! » Le premier volume roule tout entier sur ce contraste ; il
semble que Thackeray dise à ses lecteurs : « Mes chers confrères en humanité, nous
sommes des coquins quarante-neuf jours sur cinquante ; le cinquantième, si nous
échappons à l’orgueil, à la vanité, à la méchanceté, à l’égoïsme, c’est que nous
tombons en fièvre chaude ; notre folie fait notre dévouement. »
Pourtant, à moins d’être Swift, il faut bien aimer quelque chose ; on ne peut pas
toujours blesser et détruire, et le cœur, lassé de mépris et de haine, a besoin de
se reposer dans l’éloge et l’attendrissement. D’un autre côté, blâmer un défaut,
c’est louer la qualité contraire, et l’on ne peut immoler une victime sans bâtir un
autel ; ce sont les circonstances qui désignent l’une, ce sont les circonstances qui
élèvent l’autre, et le moraliste qui combat le vice dominant de son pays et de son
siècle prêche la vertu contraire au vice de son siècle et de son pays. Dans une
société aristocratique et marchande, ce vice est l’égoïsme et l’orgueil ; Thackeray
exaltera donc la douceur et la tendresse. Que l’amour et la bonté soient aveugles,
instinctifs, déraisonnables, ridicules, peu lui importe ; tels qu’ils sont, il les
adore, et il n’y a pas de plus singulier contraste que celui de ses héros et de son
admiration. Il fait des sottes et s’agenouille devant elles ; l’artiste en lui
contredit le ; le premier est ironique, le second est louangeur ; le
premier met en scène les niaiseries de l’amour, le second en fait le panégyrique ;
le haut de la page est une satire en action, le bas de la page est un dithyrambe en
tirades. Les compliments qu’il prodigue à Amélia Sedley, à Hélène Pendennis, à
Laura, sont infinis ; jamais auteur n’a fait plus visiblement et plus obstinément la
cour à ses femmes : il leur immole les hommes, non pas une fois, mais cent.
« Très-vraisemblablement les pélicans aiment à saigner sous le bec égoïste de leurs
petits. Il est certain que c’est le goût des femmes. Il doit y avoir dans la douleur
du sacrifice une sorte de plaisir que les hommes ne comprennent pas… Ne méprisons
pas ces instincts parce que nous ne pouvons les sentir. Les femmes ont été faites
pour notre bien-être et notre agrément, messieurs, comme toute la troupe des animaux
inférieurs. Que ce soit un mari fainéant, un fils dissipateur, un bien-aimé
garnement de frère, comme leurs cœurs sont prêts à répandre sur lui leurs trésors de
tendresse ! Et comme nous sommes prêts, de notre part, à leur fournir abondamment
cette sorte de jouissance ! À peine y a-t-il un de mes lecteurs qui n’ait administré
du plaisir sous cette forme à ses femmes, et ne les ait régalées du contentement de
lui pardonner ! » Lorsqu’il entre dans la chambre d’une bonne mère ou d’une jeune
fille honnête, il baisse les yeux comme à la porte d’un sanctuaire. En présence de
Laura résignée, pieuse, il s’arrête. « Comme elle faisait son devoir en silence, et
que, pour obtenir la force de l’accomplir, elle priait toujours seule et loin de
tous les regards, nous aussi nous devons nous taire sur des vertus qui s’offensent
du grand jour, pareilles à des roses qui ne sauraient fleurir dans une salle de
bal. » Comme Dickens, il a le culte de la famille, des sentiments tendres et
simples, des contentements tranquilles et purs qu’on goûte au coin du foyer
domestique, entre un enfant et une femme. Lorsque ce misanthrope si réfléchi et si
âpre rencontre un épanchement filial ou une douleur maternelle, il est blessé à
l’endroit sensible, et, comme Dickens, il fait pleurer1355.
On a des ennemis parce qu’on a des amis, et des aversions parce qu’on a des
préférences. Si l’on préfère la bonté dévouée et les affections tendres, on prend en
aversion l’arrogance et la dureté ; la cause de l’amour est aussi la cause de la
haine, et le sarcasme, comme la sympathie, est la critique d’une forme sociale et
d’un vice public. C’est pourquoi les romans de Thackeray sont une guerre contre
l’aristocratie. Comme Rousseau, il a loué les mœurs simples et affectueuses ; comme
Rousseau, il hait la distinction des rangs.
Il a écrit là-dessus un livre entier, sorte de pamphlet moral et demi-politique,
le Livre des Snobs. Nous n’avons pas le mot, parce que nous
n’avons pas la chose. Le snob est un enfant des sociétés
aristocratiques ; perché sur son barreau dans la grande échelle, il respecte l’homme
du barreau supérieur et méprise l’homme du barreau inférieur, sans s’informer de ce
qu’ils valent, uniquement en raison de leur place ; du fond du cœur, il trouve
naturel de baiser les bottes du premier et de donner des coups de pied au second.
Thackeray énumère tout au long les suites de cette habitude. Écoutez la
conclusion :
Je ne puis supporter cela plus longtemps. — Cette diabolique invention des mœurs
nobiliaires, qui tue la bonté naturelle et l’amitié honnête ! Juste fierté, n’est-ce
pas ? rang et préséance ? Bon Dieu ! — La table des rangs et des distinctions est
un mensonge, et devrait être jetée au feu. Organiser les rangs et les préséances !
cela était bon pour les maîtres de cérémonies des anciens âges. Vienne maintenant
quelque grand maréchal pour organiser l’égalité
1356.
Puis il ajoute avec bon sens, une âpreté et une familiarité tout anglaises :
Si jamais nos cousins les Smigmags m’invitaient en même temps que lord
Longues-Oreilles, je saisirais une occasion après dîner, et je lui dirais avec la
plus grande bonhomie du monde : « Monsieur, la fortune vous a fait cadeau de
plusieurs milliers de guinées de revenu. L’ineffable sagesse de nos ancêtres vous a
placé au-dessus de moi comme chef et législateur héréditaire. Notre admirable
constitution (l’orgueil des Anglais et l’envie des nations voisines) m’oblige à vous
recevoir comme mon sénateur, mon supérieur et mon tuteur. Votre fils aîné,
Fitz-Hi-Han, est sûr d’un siége au parlement. Vos plus jeunes fils, les de Bray,
daigneront consentir à être capitaines de vaisseau et lieutenants-colonels, à nous
représenter dans les cours étrangères, à accepter de bons bénéfices, quand il s’en
présentera de convenables. Ces avantages, notre admirable constitution (l’orgueil
des Anglais et l’envie, etc.) déclare qu’ils vous sont dus, sans tenir compte de
votre imbécillité, de vos vices, de votre égoïsme, ou de votre incapacité et de
votre parfaite . Si imbécile que vous soyez (et nous avons le droit de
supposer que milord est un âne aussi justement que de prendre pour accordé qu’il est
un patriote éclairé), si imbécile que vous soyez (je me répète), personne ne vous
accusera d’une folie assez monstrueuse pour croire que vous soyez indifférent à
votre bonne fortune, ou que vous ayez la moindre envie d’y renoncer. Non, et tout
patriotes que nous sommes, Smith et moi, si nous étions ducs, je ne doute pas que
nous ne fussions les partisans de notre caste ; mais Smith et moi nous ne sommes pas
encore comtes. Nous ne croyons pas utile à l’armée de Smith que le jeune de Bray
soit colonel à vingt-cinq ans, — aux relations diplomatiques de Smith que lord
Longues-Oreilles soit ambassadeur à Constantinople, — à notre politique, que
Longues-Oreilles y fourre son pied héréditaire. — Nous ne pouvons nous empêcher de
voir, Longues-Oreilles, que nous valons autant que vous. Nous savons même
l’orthographe mieux que vous ; nous sommes capables de raisonner aussi juste ; nous
ne voulons point vous avoir pour maître, ni cirer plus longtemps vos souliers1357. »
Cette opinion du politique ne fait que résumer les remarques du moraliste. S’il
hait l’aristocratie, c’est moins parce qu’elle opprime l’homme que parce qu’elle
corrompt l’homme ; en déformant la vie sociale, elle déforme la vie privée ; en
instituant des injustices, elle institue des vices ; après avoir accaparé l’État,
elle empoisonne l’âme, et Thackeray retrouve sa trace dans la perversité et dans la
sottise de toutes les classes et de tous les sentiments.
Le roi ouvre cette galerie de portraits vengeurs. C’est Georges IV, « le premier
gentilhomme du monde. » Ce grand monarque, si justement regretté, sut tailler des
patrons d’habits, mener une voiture aussi bien qu’un cocher de Brighton et jouer du
violon. Dans la vigueur de la jeunesse et dans le premier feu de l’invention, il
inventa le punch au marasquin, une boucle de soulier et un pavillon chinois, le plus
hideux bâtiment du monde. « Nous l’avons vu au théâtre de Drury-Lane, nous l’avons
vu, l’unique ! le roi ! oui, le roi. Il y était. Les estafiers se
tenaient devant la loge auguste. Le marquis de Steyne (lord du cabinet à poudre) et
plusieurs autres grands officiers de l’État étaient debout derrière le fauteuil où
il était assis…, où il était assis, sa face rouge toute fleurie, sa riche chevelure
frisée, son noble ventre tendu en avant. Comme on criait ! comme on applaudissait !
comme on agitait les mouchoirs ! Les dames pleuraient, les mères embrassaient leurs
enfants. Quelques-unes s’évanouirent. Oui, nous l’avons vu. La fortune ne peut plus
maintenant nous priver de cette joie. D’autres ont vu Napoléon. Que ce soit notre
juste orgueil devant notre postérité d’avoir contemplé Georges le Bon, Georges le
Magnifique, Georges le Grand. »
Cher prince ! la vertu émanée de son trône héroïque se répandait dans le cœur de
tous ses courtisans. Qui jamais offrit un plus bel exemple que le marquis de
Steyne ? Ce seigneur, roi chez lui, a voulu prouver qu’il l’était. Il force sa femme
à s’asseoir à table à côté de filles perdues, ses maîtresses. En vrai prince, il a
pour ennemi principal son fils aîné, héritier présomptif du marquisat, qu’il laisse
jeûner et qu’il engage à faire des dettes. En ce moment il courtise une charmante
personne, mistress Rebecca Crawley, qu’il aime pour son hypocrisie, son sang-froid
et son insensibilité sans égale. Le marquis, à force d’avilir et de tyranniser ceux
qui l’entourent, a fini par haïr et mépriser l’homme ; il n’a plus de goût que pour
les scélérats parfaits. Celle-ci le réveille ; un jour même elle le transporte
d’enthousiasme. Elle jouait Clytemnestre dans une charade, et son mari, Agamemnon ;
elle court au lit les yeux enflammés, l’épée prête, d’un tel air que chacun frémit.
« Brava ! brava ! crie le vieux Steyne d’une voix stridente. Par
Dieu, elle le ferait ! » On voit qu’il a le sentiment du devoir conjugal. Sa
conversation est d’une franchise touchante. « Je ne peux pas renvoyer ma pauvre
chère Briggs, lui dit Rebecca. — Vous lui devez ses gages ? — Bien plus ; je l’ai
ruinée. — Ruinée ? Alors pourquoi ne la chassez-vous pas ? » Du reste, gentleman accompli et d’une douceur engageante, il traite ses femmes en
pacha, et ses paroles valent des coups de verge. Je recommande au lecteur la scène
domestique où il donne l’ordre d’inviter mistress Rebecca Crawley. Lady Gaunt, sa
belle-fille, dit qu’elle n’assistera pas au dîner, et restera chez elle.
« Très-bien ! vous y trouverez les recors ; cela me dispensera de prêter à vos
parents et de voir vos airs tragiques. Qui êtes-vous pour donner des ordres ici ?
Vous n’avez pas d’argent ; vous n’avez pas de cervelle. Vous étiez ici pour avoir
des enfants, et vous n’en avez pas. Gaunt est las de vous. Votre belle-sœur est la
seule de la famille qui ne vous souhaite point morte, parce que Gaunt se remarierait
si vous l’étiez. Vous, prude ! De grâce, madame, vous raconterai-je quelques petites
anecdotes sur milady Bareacres, votre maman ? » Le reste est du même style. Ses
belles-filles, poussées à bout, disent qu’elles voudraient être mortes. Cette
déclaration le met en joie, et il conclut par ce principe : « Ce temple de la vertu
m’appartient, et, si j’y invite tout Newgate ou tout Bedlam, par Dieu ! ils y seront
bien reçus. » L’habitude du despotisme fait les despotes, et le meilleur moyen de
mettre des tyrans dans les familles, c’est de garder des nobles dans l’État.
Reposons-nous à contempler le gentilhomme de campagne. L’innocence des champs, les
respects héréditaires, les traditions de famille, la pratique de l’agriculture,
l’exercice des magistratures locales, ont dû produire là des hommes probes, sensés,
pleins de bonté et d’honnêteté, protecteurs de leur comté et serviteurs de leur
pays. Sir Pitt Crawley leur offre un modèle ; il a 100000 francs de rente, deux
siéges au parlement. Il est vrai que les deux siéges lui sont donnés par des bourgs
pourris, et qu’il vend le second moyennant 1500 louis par an. Il est excellent
économe, et tond de si près ses fermiers, qu’il ne trouve pour locataires que des
faillis. Entrepreneur de diligences, fournisseur du gouvernement, concessionnaire de
mines, il paye si mal ses agents et épargne si fort sur la dépense, que ses mines
s’inondent, ses chevaux crèvent, ses fournitures lui sont renvoyées. Homme
populaire, il préfère toujours la société d’un maquignon à la compagnie d’un gentleman. Il jure, boit, plaisante avec les filles d’auberge, vide
un verre de vin à la table d’un fermier qu’il exproprie le lendemain, rit avec un
braconnier qu’il envoie deux jours après convict en Australie. Il
a l’accent d’un provincial, l’esprit d’un laquais, les façons d’un rustre. À table,
servi par trois laquais et par un sommelier dans de l’argent massif, il demande
compte des plats et des bêtes qui les ont fournis. « Qui était ce mouton, Horrock,
et quand l’avez-vous tué ? — Un des écossais à tête noire, sir Pitt. Nous l’avons
tué jeudi. — Qui en a pris ? — Steel de Mudbury a pris le dos et les deux cuisses,
sir Pitt ; mais il dit que le dernier était trop jeune et diablement laineux, sir
Pitt. — Et les épaules ? » Le dialogue continue sur le même ton : après le mouton
d’Écosse, le cochon noir de Kent ; ces bêtes semblent la famille de sir Pitt, tant
il s’y intéresse. Pour ses filles, il les laisse vagabonder dans la loge du
jardinier, où elles prendront l’éducation qui se trouvera. Pour sa femme, il la bat
de temps à autre. Pour ses gens, il leur redemande les liards de sa monnaie. « Un
liard par jour fait sept schellings par an ; sept schellings par an sont l’intérêt
de sept guinées. Ayez soin de vos liards, vieille Tinker, et les guinées vous
viendront d’elles-mêmes. — Il n’a jamais donné un liard dans sa vie, dit la vieille
en grommelant. — Jamais, et je n’en donnerai jamais un ; c’est contre mon
principe. » Il est impudent, brutal, grossier, ladre, retors, . Du reste,
courtisé par les ministres, grand shérif, honoré, puissant, il roule en carrosse
doré et se trouve un des piliers de l’État.
Ceux-là sont riches ; probablement l’argent les a corrompus. Cherchons un noble
pauvre, exempt de tentations ; sa grande âme, livrée à elle-même, laissera voir
toute sa beauté native : sir Francis Clavering est dans ce cas. Il a joué, bu et
soupé jusqu’à se mettre sur la paille. Il a escroqué de l’argent dans son régiment,
« montré sa plume blanche1358 », et, après
avoir couru tous les billards de l’Europe, s’est vu déposer en prison par des
créanciers discourtois. Pour en sortir, il a épousé une bonne veuve créole qui
traite outrageusement l’orthographe, et dont l’argent n’est pas net. Il la ruine, se
met à genoux devant elle pour obtenir des écus et son pardon, jure sur la Bible de
ne plus faire de dettes, et court en sortant chez l’usurier. De tous les coquins que
les romanciers ont mis en scène, il est le plus ignoble. Il n’a plus ni volonté ni
bon sens : c’est un homme dissous. Il avale les affronts comme l’eau, pleure,
demande pardon et recommence. Il s’humilie, se prosterne, et un instant après jure
et tempête, pour retomber dans l’abattement de la plus extrême lâcheté. Il implore,
menace, et dans le même quart d’heure prend l’homme menacé pour confident intime et
ami de cœur. « N’est-ce pas dur, Altamont, que milady ne veuille plus me confier une
seule cuiller ? Cela n’est pas d’une lady, Altamont. Il est bien cruel à elle de ne
pas me montrer plus de confiance ! Et les domestiques qui commencent à rire, les
infâmes gredins ! Ils ne répondent plus à ma sonnette. Et mon valet qui était au
Vauxhall la nuit dernière avec une de mes chemises de toilette et mon gilet de
velours ! Je l’ai bien reconnu, mon gilet. Ce maudit chien d’insolent ! Et il est
venu danser devant mon nez, le diable l’emporte. Tous ces infernaux gredins de
valets ! » Sa conversation est un composé de jurons, de lamentations et de
radotages ; ce n’est plus un homme, mais les débris d’un homme : il ne subsiste en
lui que des restes discordants de passions viles, pareilles aux tronçons d’un
serpent écrasé, et qui, faute de pouvoir mordre, se froissent et se tordent dans la
bave et dans la boue. L’aspect d’un billet de banque le fait courir les yeux fermés
à travers un monceau de supplications et de mensonges. Pour lui l’avenir a disparu ;
il ne voit que le présent. Il signera une lettre de change de vingt louis à trois
mois pour avoir vingt francs tout de suite. Son abrutissement est devenu de
l’imbécillité ; ses yeux sont bouchés ; il ne voit pas que ses protestations
excitent la défiance, que ses mensonges excitent le dégoût, qu’à force de bassesse
il perd le fruit de ses bassesses, tellement qu’en le voyant entrer on éprouve la
violente envie de prendre au cou le noble baronnet, membre du parlement, auguste,
habitant d’un manoir historique, pour le jeter, comme un panier d’ordures, du haut
en bas de l’escalier.
Il faut s’arrêter ; un volume n’épuiserait pas la liste des perfections que
Thackeray découvre dans l’aristocratie anglaise. C’est le marquis de Farintosh,
vingt-cinquième du nom, illustre imbécile, bien portant et content de soi, que
toutes les femmes lorgnent et que tous les hommes saluent ; c’est lady Kew, vieille
femme du monde, tyrannique et corrompue, qui fait la guerre à sa fille et la chasse
aux mariages ; c’est sir Barnes Newcome, un des êtres les plus poltrons, les plus
méchants, les plus menteurs, les mieux bafoués et les plus battus qui aient souri
dans un salon et harangué dans un parlement. Je n’en vois qu’un seul estimable,
personnage effacé, lord Kew, qui, après beaucoup de sottises et de débauches, est
touché par sa vieille mère puritaine et se repent. Mais ces portraits sont doux
auprès des dissertations ; le est plus amer encore que l’artiste ; il
blesse mieux en parlant qu’en faisant parler. Il faut lire ses poignantes diatribes
contre les mariages de convenance et le sacrifice des filles, contre l’inégalité des
héritages et l’envie des cadets, contre l’éducation des nobles et leurs traditions
d’insolence, contre l’achat des grades à l’armée, contre l’isolement des classes,
contre tous les attentats à la nature et à la famille inventés par la société et par
la loi. Par derrière cette philosophie s’étend une seconde galerie de portraits
aussi insultants que les premiers : car l’inégalité, ayant corrompu les grands
qu’elle exalte, corrompt les petits qu’elle ravale, et le spectacle de l’envie ou de
la bassesse dans les petits est aussi laid que le spectacle de l’insolence ou du
despotisme dans les grands. Selon Thackeray, la société anglaise est un composé de
flatteries et d’intrigues, chacun s’efforçant de se guinder d’un échelon et de
repousser ceux qui montent. Être reçu à la cour, voir son nom dans les journaux sur
une liste d’illustres convives, offrir chez soi une tasse de thé à quelque illustre
pair hébété et bouffi, telle est la borne suprême de l’ambition et de la félicité
humaine. Pour un maître, il y a toujours cent valets. Le major Pendennis, homme
résolu, de sang-froid et habile, a contracté cette lèpre. Son bonheur aujourd’hui
est de saluer un lord. Il ne se trouve bien que dans un salon ou dans un parc
d’aristocratie. Il a besoin d’être traité avec cette bienveillance humiliante dont
les grands assomment leurs inférieurs. Il embourse très-bien les manques d’égards,
et dîne gracieusement à une table illustre où on l’invite en trois ans deux fois
pour boucher un trou. Il quitte un homme de génie ou une femme d’esprit pour causer
avec une pécore titrée ou un lord ivrogne. Il aime mieux être toléré chez un marquis
que respecté chez un bourgeois. Ayant érigé ces belles inclinations en principes, il
les inculque à son neveu qu’il aime, et, pour le pousser dans le monde, lui offre en
mariage une fortune escroquée et la fille d’un convict. —
D’autres se glissent dans les salons augustes, non plus par mœurs de parasites,
mais à beaux deniers comptants. Autrefois en France les seigneurs, avec des écus
bourgeois, fumaient leurs terres ; aujourd’hui en Angleterre les bourgeois, avec un
mariage noble, anoblissent leur argent. Moyennant cent mille guinées donnés au père,
Pump le marchand épouse lady Blanche Cou-Roide, laquelle reste lady, quoique sa
femme. Naturellement il est méprisé par elle, comme bourgeois, et de plus détesté,
comme l’ayant faite à demi bourgeoise. Il n’ose voir ses amis chez lui, ce sont gens
trop bas pour sa femme. Il n’ose visiter les amis de sa femme chez eux, ce sont gens
trop hauts pour lui. Il est le sommelier de sa femme, la risée de son beau-père, le
domestique de son fils, et se console en espérant que ses petits-fils, devenus
barons Pump, rougiront de lui et ne voudront jamais prononcer son nom. — Une
troisième façon d’entrer dans la noblesse est de se ruiner et de ne voir personne.
Ce moyen ingénieux est employé à la campagne par Mme la majoresse Punto. Elle a pour
ses filles une gouvernante incomparable, qui croit que Dante s’appelait Alighieri
parce qu’il était d’Alger, mais qui a fait l’éducation de deux marquis et d’une
comtesse. « Cette solitude est triste, lui dit quelqu’un, vous pourriez recevoir
l’homme de loi. — Une famille comme la nôtre, cher monsieur, est-ce possible ? —
Le docteur ? — Lui peut-être ; mais sa femme et ses enfants, fi donc ! — Les gens
de cette grande maison là-bas ? — Là-bas ? Le château calicot ? un drapier retiré !
Des gens comme nous sont obligés de se respecter eux-mêmes. — Le ministre ? —
Horreur ! Il prêche en surplis, mon cher monsieur, c’est un puséiste. » Cette
famille sensée bâille toute seule six mois durant, et le reste de l’année jouit de
la gloutonnerie des hobereaux qu’elle régale et des rebuffades des grands lords
qu’elle visite. Le fils, officier de hussards, a besoin de luxe pour vivre de pair
avec les seigneurs ses camarades, et son tailleur prend au père trois cents guinées
par an sur neuf cents qui font tout le revenu de toute la famille. Je ne finirais
pas si je comptais toutes les vilenies et toutes les misères que Thackeray attribue
à l’esprit aristocratique : la division des familles, la hauteur de la sœur anoblie,
la jalousie de la sœur roturière, l’abaissement des caractères dressés dès l’école à
vénérer les petits lords, la dégradation des filles qui veulent accrocher des maris
nobles, la rage des vanités refoulées, la lâcheté des complaisances offertes, le
triomphe de la sottise, le mépris du talent, l’injustice consacrée, le cœur
dénaturé, les mœurs perverties. Devant ce tableau frappant de vérité et de génie, on
a besoin de se rappeler que cette inégalité blessante est la cause d’une liberté
salutaire, que l’iniquité sociale produit la prospérité politique, qu’une classe de
grands héréditaires est une classe d’hommes d’État héréditaires, qu’en un siècle et
demi l’Angleterre a eu cent cinquante ans de bon gouvernement, qu’en un siècle et
demi la France a eu cent vingt ans de mauvais gouvernement, que tout se paye et
qu’on peut payer cher des chefs capables, une politique suivie, des élections
libres, et la surveillance du gouvernement par la nation. On a besoin aussi de se
rappeler que ce talent, fondé sur la réflexion intense et concentré dans les
préoccupations morales, a dû transformer la peinture des mœurs en satire
systématique et militante, exaspérer la satire jusqu’à l’animosité calculée et
implacable, noircir la nature humaine, et s’acharner, avec une haine choisie,
redoublée et naturelle, contre le vice principal de son pays et de son temps.
En littérature comme en politique, on ne peut tout avoir. Les talents, comme les
bonheurs, s’excluent. Quelque constitution qu’il choisisse, un peuple est toujours à
demi malheureux ; quelque génie qu’il ait, un écrivain est toujours à demi
impuissant. Nous ne pouvons garder à la fois qu’une attitude. Transformer le roman,
c’est le déformer : celui qui, comme Thackeray, donne au roman la satire pour objet
cesse de lui donner l’art pour règle, et toutes les forces du satirique sont des
faiblesses du romancier.
Qu’est-ce qu’un romancier ? À mon avis, c’est un psychologue, un psychologue qui
naturellement et involontairement met la psychologie en action ; ce n’est rien
d’autre, ni de plus. Il aime à se représenter des sentiments, à sentir leurs
attaches, leurs précédents, leurs suites, et il se donne ce plaisir. À ses yeux, ce
sont des forces ayant des directions et des grandeurs différentes. De leur justice
ou de leur injustice, il s’inquiète peu. Il les assemble en caractères, conçoit la
qualité dominante, aperçoit les traces qu’elle laisse sur les autres, note les
influences contraires ou concordantes du tempérament, de l’éducation, du métier, et
travaille à manifester le monde invisible des inclinations et des dispositions
intérieures par le monde visible des paroles et des actions extérieures. À cela se
réduit son œuvre. Quels que soient ces penchants, peu lui importe. Un vrai peintre
regarde avec plaisir un bras bien attaché et des muscles vigoureux, quand même ils
seraient employés à assommer un homme. Un vrai romancier jouit par contemplation de
la grandeur d’un sentiment nuisible ou du mécanisme ordonné d’un caractère
pernicieux. Pour talent il a la sympathie, car elle est la seule faculté qui copie
exactement la nature ; occupé à ressentir les émotions de ses personnages, il ne
songe qu’à en marquer la vigueur, l’espèce et les contre-coups. Il nous les
représente telles qu’elles sont, tout entières, sans les blâmer, sans les punir,
sans les mutiler ; il les transporte en nous intactes et seules, et nous laisse le
droit d’en juger comme il nous convient. Tout son effort est de les rendre visibles,
de dégager les types obscurcis et altérés par les accidents et les imperfections de
la vie réelle, de mettre en relief les larges passions humaines, d’être ébranlé par
la grandeur des êtres qu’il ranime, de nous soulever hors de nous-mêmes par la force
de ses créations. Nous reconnaissons l’art dans cette puissance créatrice,
indifférente et universelle comme la nature, plus libre et plus puissante que la
nature, reprenant l’œuvre ébauchée ou défigurée de sa rivale pour corriger ses
fautes et effectuer ses conceptions.
Tout est changé par l’arrivée de la satire, et d’abord le rôle de l’auteur. Quand
dans le roman pur il parle en son nom propre, c’est pour faire comprendre un
sentiment ou marquer la cause d’une faculté ; dans le roman satirique, c’est pour
nous donner un conseil moral. On a vu combien de leçons Thackeray nous fait subir.
Qu’elles soient bonnes, personne n’en dispute : à tout le moins elles prennent la
place des explications utiles. Le tiers du volume, employé en avertissements, est
perdu pour l’art. Sommés de réfléchir sur nos fautes, nous connaissons moins bien le
personnage. L’auteur laisse de parti pris cent nuances fines qu’il aurait pu
découvrir et nous montrer. Le personnage, moins complet, est moins vivant ;
l’intérêt, moins concentré, est moins vif. Détournés de lui, au lieu d’être ramenés
sur lui, nos yeux s’égarent et l’oublient ; au lieu d’être absorbés, nous sommes
distraits. Bien plus et bien pis, nous finissons par éprouver un peu d’ennui. Nous
jugeons ces sermons vrais, mais rebattus. Il nous semble entendre des instructions
de collége ou des manuels de séminaire. On trouve des choses pareilles dans les
livres dorés, à couvertures historiées, qu’on donne pour étrennes aux enfants.
Êtes-vous bien réjoui d’apprendre que les mariages de convenance ont leurs
inconvénients, qu’en l’absence de son ami on dit volontiers du mal de son ami, qu’un
fils par ses désordres afflige souvent sa mère, que l’égoïsme est un vilain défaut ?
Tout cela est vrai ; mais tout cela est trop vrai. Nous venons écouter un homme pour
entendre de lui des choses nouvelles. Ces vieilles moralités, quoique utiles et bien
dites, sentent le pédant payé, si commun en Angleterre, l’ecclésiastique en cravate
blanche planté comme un piquet au centre de sa table, et débitant pour trois cents
louis d’admonestations quotidiennes aux jeunes gentlemen que les
parents ont mis en serre chaude dans sa maison.
Cette présence assidue d’une intention morale nuit au roman comme au romancier. Il
faut bien l’avouer : tel volume de Thackeray a le cruel malheur de répéter les
romans de miss Edgeworth ou les contes du chanoine Schmidt. Le voici qui nous montre
Pendennis orgueilleux, dépensier, écervelé, paresseux, refusé aux examens avec
honte, pendant que ses camarades, moins spirituels, mais studieux, sont reçus avec
honneur. Cette opposition édifiante nous laisse froids ; nous n’avons pas envie de
retourner à l’école ; nous fermons le livre, et nous le conseillons comme pilule à
notre petit cousin. D’autres puérilités moins choquantes finissent par lasser
autant. On n’aime pas le contraste prolongé du bon colonel Newcome et de ses mauvais
parents. Ce colonel donne de l’argent et des gâteaux à tous les enfants, de l’argent
et des cachemires à toutes les cousines, de l’argent et de bonnes paroles à tous les
domestiques, et ces gens ne lui répondent que par de la froideur et des
grossièretés. Il est clair, dès la première page, que l’auteur veut nous persuader
d’être affables, et nous regimbons contre cette invitation trop claire ; nous
n’aimons pas à être tancés dans un roman ; nous sommes de mauvaise humeur contre
cette invasion de pédagogie. Nous voulions aller au théâtre ; nous avons été trompés
par l’affiche, et nous grondons tout bas d’être au sermon.
Consolons-nous : les personnages souffrent autant que nous-mêmes ; l’auteur les
gâte en nous prêchant ; ils sont sacrifiés, comme nous, à la satire. Ce ne sont
point des êtres qu’il anime, ce sont des marionnettes qu’il fait jouer1359. Il ne combine leurs actions que pour leur donner du
ridicule, de l’odieux ou des désappointements. Au bout de quelques scènes, on
connaît ce ressort, et dorénavant on prévoit sans cesse et sans erreur qu’il va
partir. Cette prévision ôte au personnage une partie de sa vérité, et au lecteur une
partie de son illusion. Les sottises parfaites, les mésaventures complètes, les
méchancetés achevées, sont choses rares. Les événements et les sentiments de la vie
réelle ne s’arrangent pas de manière à former des contrastes si calculés et des
combinaisons si habiles. La nature n’invente point ces jeux de scène ; l’on
s’aperçoit vite qu’on est devant une rampe, en face d’acteurs fardés, dont les
paroles sont écrites et les gestes sont notés.
Pour se représenter exactement cette altération de la vérité et de l’art, il faut
comparer pied à pied deux caractères. Il y a un personnage que l’on reconnaît
unanimement comme le chef-d’œuvre de Thackeray, Rebecca Sharp, intrigante et
courtisane, mais femme supérieure et de bonnes façons. Comparons-le à un personnage
semblable de Balzac dans les Parents pauvres, Valérie Marneffe. La
différence des deux œuvres marquera la différence des deux littératures. Autant les
Anglais l’emportent comme moralistes et satiriques, autant les Français l’emportent
comme artistes et romanciers.
Balzac aime sa Valérie ; c’est pourquoi il l’explique et la grandit. Il ne
travaille pas à la rendre odieuse, mais intelligible. Il lui donne une éducation de
courtisane, un mari « dépravé comme un bagne », l’habitude du luxe, l’insouciance,
la prodigalité, des nerfs de femme, des dégoûts de jolie femme, une verve d’artiste.
Ainsi née et élevée, sa corruption est naturelle. Elle a besoin d’élégance comme on
a besoin d’air. Elle en prend n’importe où, sans remords, comme on boit de l’eau au
premier fleuve. Elle n’est pas pire que son métier ; elle en a toutes les excuses
innées, acquises, de tempérament, de tradition, de circonstance, de nécessité ; elle
en a toutes les forces, l’abandon, la grâce, la gaieté folle, les alternatives de
trivialité et d’élégance ; l’audace improvisée, les inventions comiques, la
magnificence et le succès. Elle est parfaite en son genre, pareille à un cheval
dangereux et superbe qu’on admire en le redoutant. Balzac se plaît à la peindre sans
autre but que de la peindre. Il l’habille, il lui pose des mouches, il déploie ses
robes, il frémit devant ses mouvements de danseuse. Il détaille ses gestes avec
autant de plaisir et de vérité que s’il eût été femme de chambre. Sa curiosité
d’artiste trouve un aliment dans les moindres traits de caractère et de mœurs. Au
bout d’une scène violente, il s’arrête sur un moment vide, et la montre, paresseuse,
étendue sur des divans, comme une chatte qui bâille et se détire au soleil. En
physiologiste, il sait que les nerfs de la bête de proie s’amollissent et qu’elle ne
cesse de bondir que pour dormir. Mais quels bonds ! Elle éblouit, elle fascine, elle
tient tête coup sur coup à trois accusations prouvées ; elle réfute l’évidence ;
tour à tour elle s’humilie, elle se glorifie, elle raille, elle adore, elle
démontre, changeant vingt fois de tons, d’idées, d’expédients, dans le même quart
d’heure. Un vieux boutiquier, cuirassé contre les émotions par le métier et par
l’avarice, tressaille sous sa parole : « Elle me met les pieds sur le cœur, elle
m’écrase, elle m’abasourdit ; ah ! quelle femme ! quand elle me regarde froidement,
elle me remue autant qu’une colique… Comme elle descendait l’escalier
en l’éclairant de ses regards ! » Partout la fougue, la force, l’atrocité,
couvrent la laideur et la corruption. Attaquée dans sa fortune par une femme
honnête, elle improvise une comédie incomparable, jouée avec l’éloquence et
l’exaltation d’un grand poëte, et rompue tout d’un coup par l’éclat de rire et la
trivialité crue d’une actrice fille de portier. Le style et les actions s’élèvent
jusqu’à la grandeur de l’épopée. « Au mot Hulot et deux cent mille francs, Valérie
eut un regard qui passa, comme la lueur du canon dans sa fumée, entre ses deux
longues paupières. » Un peu plus loin, surprise en flagrant délit par un de ses
amants, Brésilien et capable de la tuer, elle fléchit un instant ; redressée dans la
même seconde, ses larmes sèchent. « Elle vint à lui, et le regarda si fièrement que
ses yeux étincelèrent comme des armes. » Le danger la relève et l’inspire, et ses
nerfs tendus envoient à flots le génie et le courage dans son cerveau. Pour achever
de peindre cette nature impétueuse, supérieure et mobile, Balzac, au dernier
instant, la fait repentante. Pour mesurer sa fortune à son vice, il la conduit
triomphante à travers la ruine, la mort ou le désespoir de vingt personnes, et la
brise au moment suprême d’une chute aussi horrible que son succès.
Devant cette passion et cette logique, qu’est-ce que Rebecca Sharp ? Une intrigante
raisonnable, d’un tempérament froid, pleine de bon sens, ancienne sous-maîtresse,
ayant des habitudes de parcimonie, véritable homme d’affaires, toujours décente,
toujours active, dénuée du caractère féminin, de la mollesse voluptueuse et de
l’entrain diabolique qui peuvent donner de l’éclat à son caractère et de la grâce à
son métier. Ce n’est pas une courtisane, c’est un avocat en jupon et sans cœur. Rien
de plus propre à inspirer l’aversion. L’auteur ne manque pas une occasion de lui
témoigner la sienne ; pendant trois volumes, il la poursuit de sarcasmes et de
mésaventures ; il ne lui prête que des paroles fausses, des actions perfides, des
sentiments révoltants. Dès son entrée en scène, à dix-sept ans, accueillie avec la
bonté la plus rare par une honnête famille, elle ment depuis le matin jusqu’au soir,
et, par des provocations grossières, essaye d’y pêcher un mari. Pour mieux
l’accabler, Thackeray fait ressortir lui-même toutes ces bassesses, tous ces
mensonges et toutes ces indécences. Rebecca a serré tendrement la main du gros
Joseph. « C’était une avance, et, à ce titre, quelques dames d’une éducation et d’un
ton parfait condamneront l’action comme immodeste ; mais vous voyez, notre pauvre
chère Rebecca était obligée de faire tout par elle-même. Quand une personne est trop
pauvre pour avoir une servante, si élégante qu’elle soit, elle est bien forcée de
balayer sa propre chambre. Si une chère jeune fille n’a pas de chère maman pour
arranger l’affaire avec les jeunes gens, il faut bien qu’elle l’arrange elle-même. »
— Gouvernante chez sir Pitt, elle gagne l’amitié de ses élèves en lisant avec elles
Crébillon jeune et Voltaire. « La femme du recteur, écrit-elle, m’a fait une
vingtaine de compliments sur les progrès de mes élèves, pensant sans doute toucher
mon cœur ; pauvre et simple campagnarde ! comme si je me souciais pour un fétu de
mes élèves ! » Cette phrase est une imprudence peu naturelle dans une personne si
réfléchie, et que l’auteur ajoute au rôle pour rendre le rôle odieux. Un peu plus
loin, Rebecca est grossièrement flatteuse et vile avec la vieille miss Crawley, et
ses tirades pompeuses, visiblement fausses, au lieu d’exciter l’admiration,
soulèvent le dégoût. Elle est égoïste et menteuse avec son mari, et, le sachant sur
le champ de bataille, ne s’occupe qu’à se faire une petite bourse. Thackeray insiste
à dessein sur le contraste : le lourd officier a compté en partant tous ses effets,
calculant la somme qu’ils pourront produire à sa femme ; il endosse pour être tué
économiquement son habit le plus vieux et le plus râpé. « Il y eut sur ses lèvres
quelque chose de pareil à une prière pour celle qu’il quittait. Il la souleva de
terre, la garda une minute serrée contre son cœur qui battait fort. Son visage était
pourpre et ses yeux mouillés, quand il la déposa à terre. Pour Rebecca, comme nous
l’avons dit, elle avait pris la sage résolution de ne point céder à une
sentimentalité inutile. « Je suis affreuse à voir », dit-elle en s’examinant dans la
glace. « Quelle figure vous donne cette toilette rose ! » Là-dessus elle se
débarrassa de sa toilette rose, posa son bouquet de bal dans un verre d’eau, se mit
au lit et dormit très-confortablement. » Par ces exemples, jugez du reste ;
Thackeray n’est occupé qu’à dégrader Rebecca Sharp. Il la convainc de dureté envers
son fils, de vol contre ses fournisseurs, d’imposture contre tout le monde. Pour
l’achever, il fait d’elle une dupe ; quoi qu’elle fasse, elle n’arrive à rien.
Compromise par les avances qu’elle a prodiguées à l’imbécile Joseph, elle attend de
minute en minute une demande en mariage. Une lettre arrive, annonçant que Joseph est
parti pour l’Écosse, et qu’il offre ses compliments à miss Rebecca. — Trois mois
plus tard, elle a épousé secrètement le capitaine Rawdon, lourdaud pauvre. Sir Pitt,
père de Rawdon, se jette à ses pieds, muni de cent mille livres de rentes, et
s’offre pour mari. Consternée, elle pleure de désespoir. « Mariée, mariée, mariée
déjà ! » c’est là son cri, et il y a de quoi percer les âmes sensibles. — Plus tard
elle essaye de gagner sa belle-sœur en se donnant pour bonne mère. « Pourquoi
m’embrassez-vous ici, maman ? lui dit son fils ; vous ne m’embrassez jamais à la
maison. » Là-dessus, discrédit complet ; cette fois encore elle est perdue. — Lord
Steyne, son amant, la présente dans le monde, la comble de bijoux, de banknotes, et
fait nommer son mari gouverneur de quelque île orientale. Le mari rentre
maladroitement, soufflette lord Steyne, restitue les diamants et la chasse. —
Vagabonde sur le continent, elle essaye cinq ou six fois de devenir riche et de
paraître honnête. Toujours, au moment de parvenir, le hasard la rejette à terre.
Thackeray se joue d’elle, comme un enfant d’un hanneton, la laissant grimper
péniblement au haut de l’échelle pour la tirer par le pied et la faire honteusement
choir. Il finit par la traîner dans les tavernes et dans les coulisses, et de loin
la montre du doigt, joueuse, ivrogne, sans plus vouloir la toucher. À la dernière
page, il l’installe bourgeoisement dans une médiocre fortune escroquée par des
manœuvres obscures, et la laisse, décriée, inutilement hypocrite, reléguée dans le
demi-monde. Sous cette pluie d’ironies et de mécomptes, l’héroïne s’est rapetissée,
l’illusion s’est affaiblie, l’intérêt a diminué, l’art s’est amoindri, la poésie a
disparu, et le personnage, plus utile, est devenu moins vrai et moins beau.
Supposez qu’un heureux hasard écarte ces causes de faiblesse et ouvre ces sources
de talent. Entre tous ces romans altérés paraîtra un roman véritable, élevé,
touchant, simple, original, l’histoire de Henry Esmond. Thackeray n’en a pas fait de
moins populaire ni de plus beau.
Ce livre comprend les mémoires fictifs du colonel Esmond, contemporain de la reine
Anne, qui, après une vie agitée en Europe, se retira avec sa femme en Virginie, et y
fut planteur. Esmond parle, et l’obligation d’approprier le ton au personnage
supprime le style satirique, l’ironie répétée, le sarcasme sanglant, les scènes
apprêtées pour railler la sottise, les événements combinés pour écraser le vice. Dès
lors on rentre dans le monde réel, on se laisse aller à l’illusion, on jouit d’un
spectacle varié, aisément déroulé, sans prétention morale. Vous n’êtes plus
persécuté de conseils personnels ; vous restez à votre place, tranquille, en sûreté,
sans que le doigt d’un acteur, levé vers votre figure, vous avertisse, au moment
intéressant, que la pièce se joue à votre intention et pour opérer votre salut. En
même temps, et sans y penser, vous vous trouvez à votre aise. Au sortir de la satire
acharnée, la pure narration vous charme ; vous vous reposez de haïr. Vous êtes comme
un chirurgien d’armée qui, après une journée de combats et d’opérations, s’assiérait
sur un tertre et contemplerait le mouvement du camp, le défilé des équipages et les
horizons lointains adoucis par les teintes brunes du soir.
D’autre part, les longues réflexions, qui semblaient banales et déplacées sous la
plume de l’écrivain, deviennent naturelles et attachantes dans la bouche du
personnage. Esmond est un vieillard qui écrit pour ses enfants et leur son
expérience. Il a le droit de juger la vie ; ses maximes appartiennent à son âge ;
devenues des traits de mœurs, elles perdent leur air doctoral ; on les écoute avec
complaisance, et l’on aperçoit, en tournant la page, le sourire calme et triste qui
les a dictées.
Avec les réflexions, on souffre les détails. Ailleurs les minutieuses descriptions
paraissent souvent puériles ; nous blâmions l’auteur de s’arrêter, avec un scrupule
de peintre anglais, sur des aventures d’école, des scènes de diligence, des
accidents d’auberge ; nous jugions que cette attention intense, faute de pouvoir se
prendre aux grands sujets de l’art, se rabaissait enchaînée à des observations de
microscope et à des détails de photographie. Ici tout change. Un auteur de mémoires
a le droit de raconter ses impressions d’enfance. Ses souvenirs lointains, débris
mutilés d’une vie oubliée, ont un charme extrême ; on redevient enfant avec lui. Une
leçon de latin, un passage de soldats, un voyage en croupe, deviennent des
événements importants que la distance embellit ; on jouit de son plaisir si paisible
et si intime, et l’on éprouve comme lui une douceur très-grande à voir renaître avec
tant d’aisance, et dans une lumière si pleine, les fantômes familiers du passé. Le
détail minutieux ajoute à l’intérêt en ajoutant au naturel. Les récits de campagnes,
les jugements épars sur les livres et les événements du temps, cent petites scènes,
mille petits faits visiblement inutiles, font par cela même illusion. On oublie
l’auteur, on entend le vieux colonel, on se trouve transporté cent ans en arrière,
et l’on a le contentement extrême et si rare de croire à ce qu’on lit.
En même temps que le sujet supprime les défauts ou les tourne en qualités, il offre
aux qualités la plus belle matière. Cette puissante réflexion a décomposé et
reproduit les mœurs du temps avec une fidélité étonnante. Thackeray connaît Swift,
Steele, Addison, Saint-John, Malborough, aussi profondément que l’historien le plus
attentif et le plus instruit. Il peint leurs habits, leur ménage, leur conversation,
comme Walter Scott lui-même, et, ce que Walter Scott ne sait pas faire, il imite
leur style, tellement qu’on s’y trompe, et que plusieurs de leurs phrases
authentiques intercalées dans son texte ne s’en distinguent pas. Cette parfaite
imitation ne se borne pas à quelques scènes choisies ; elle embrasse tout le volume.
Le colonel Esmond écrit comme en 1700. Le tour de force, j’allais dire le tour de
génie, est aussi grand que l’effort et le succès de Courier retrouvant le style de
l’antique Grèce. Celui d’Esmond a la mesure, la justesse, la simplicité, la solidité
des classiques. Nos témérités modernes, nos images prodiguées, nos figures heurtées,
notre usage de gesticuler, notre volonté de faire effet, toutes nos mauvaises
habitudes littéraires ont disparu. Thackeray a dû remonter au sens primitif des
mots, retrouver des tours oubliés, recomposer un état d’intelligence effacé et une
espèce d’idées perdue, pour rapprocher si fort la copie de l’original. L’imagination
de Dickens elle-même eût manqué cette œuvre. Il a fallu, pour la tenter et
l’accomplir, toute la sagacité, tout le calme et toute la force de la science et de
la méditation.
Mais le chef-d’œuvre du livre est le caractère d’Esmond. Thackeray lui a donné
cette bonté tendre, presque féminine, qu’il élève partout au-dessus des autres
vertus humaines, et cet empire de soi qui est l’effet de la réflexion habituelle. Ce
sont là toutes les plus belles qualités de son magasin psychologique ; chacune
d’elles, par son opposition, ajoute au prix de l’autre. Nous voyons un héros, mais
original et nouveau, Anglais par sa volonté froide, moderne par la délicatesse et la
sensibilité de son cœur.
Henry Esmond est un pauvre enfant, bâtard présumé d’un lord Castlewood et recueilli
par les héritiers du nom. Dès la première scène, on est pénétré de l’émotion modérée
et noble qu’on gardera jusqu’au bout du volume. Lady Castlewood, arrivant pour la
première fois au château, vient à lui dans la grande bibliothèque ; instruite par la
femme de charge, elle rougit, s’éloigne ; un instant après, touchée de remords, elle
revient. « Avec un regard de tendresse infinie, elle lui prit la main, lui posant
son autre belle main sur la tête, et lui disant quelques mots si affectueux et d’une
voix si douce, que l’enfant, qui jamais n’avait vu auparavant de créature si belle,
sentit comme l’attouchement d’un être supérieur ou d’un ange qui le faisait fléchir
jusqu’à terre, et baisa la belle main protectrice en s’agenouillant sur un genou.
Jusqu’à la dernière heure de sa vie, Esmond se rappellera les regards et la voix de
la dame, les bagues de ses belles mains, jusqu’au parfum de sa robe, le rayonnement
de ses yeux éclairés par la bonté et la surprise, un sourire épanoui sur ses lèvres,
et le soleil faisant autour de ses cheveux une auréole d’or… Il semblait, dans la
pensée de l’enfant, qu’il y eût dans chaque geste et dans chaque regard de cette
belle créature une douceur angélique, une lumière de bonté. Au repos, en mouvement,
elle était également gracieuse. L’accent de sa voix, si communes que fussent ses
paroles, lui donnait un plaisir qui montait presque jusqu’à l’angoisse. On ne peut
pas appeler amour ce qu’un enfant de douze ans, presque un domestique, ressentait
pour une dame de si haut rang, sa maîtresse ; c’était de l’adoration. » Ce sentiment
si noble et si pur se déploie par une suite d’actions dévouées, racontées avec une
simplicité extrême ; dans les moindres paroles, dans un tour de phrase, dans un
entretien indifférent, on aperçoit un grand cœur, passionné de gratitude, ne se
lassant jamais d’inventer des bienfaits ou des services, consolateur, ami,
conseiller, défenseur de l’honneur de la famille et de la fortune des enfants. Deux
fois Esmond s’est interposé entre lord Castlewood et le duelliste lord Mohun ; il
n’a point tenu à lui que l’épée du meurtrier ne trouvât sa poitrine. Quand lord
Castlewood mourant lui révèle qu’il n’est point bâtard, que le titre et la fortune
lui appartiennent, il brûle sans rien dire la confession qui pourrait le tirer de la
pauvreté et de l’humiliation où il a langui si longtemps. Outragé par sa maîtresse,
malade d’une blessure qu’il a reçue aux côtés de son maître, accusé d’ingratitude et
de lâcheté, sa justification dans sa main, il persiste à se taire. « Quand le combat
fut fini dans son âme, un rayon de pure joie la remplit, et, avec des larmes de
reconnaissance, il remercia Dieu du parti qu’il lui avait donné la force
d’embrasser. » Plus tard, amoureux d’une autre femme, certain de ne pouvoir
l’épouser si sa naissance reste tachée aux yeux du monde, acquitté envers sa
bienfaitrice dont il a sauvé le fils, supplié par elle de reprendre le nom qui lui
appartient, il sourit doucement et lui répond de sa voix grave :
« La chose a été réglée, il y a douze ans, auprès du lit de mon cher lord. Les
enfants n’en doivent rien savoir. Franck et ses héritiers porteront notre nom. Il
est à lui légitimement ; je n’ai pas même la preuve du mariage de mon père et de ma
mère1360, quoique mon pauvre cher lord, à son lit de
mort, m’ait dit que le P. Holt en avait apporté une à Castlewood. Je n’ai pas voulu
la chercher quand j’étais sur le continent. Je suis allé regarder le tombeau de ma
pauvre mère dans son couvent ; que lui importe maintenant ? Aucun tribunal, sur ma
simple parole, n’ôterait à milord vicomte son titre pour me le donner. Je suis le
chef de la maison, chère Lady ; mais Franck reste vicomte de Castlewood, et, plutôt
que de le troubler, je me ferais moine, ou je disparaîtrais en Amérique. »
Comme il parlait ainsi à sa chère maîtresse, pour laquelle il aurait consenti à
donner sa vie ou à faire à tout instant tout sacrifice, la tendre créature se jeta à
genoux devant lui et baisa ses deux mains dans un transport d’amour passionné et de
gratitude tel que son cœur fondit et qu’il se sentit très-fier et très-reconnaissant
que Dieu lui eût donné le pouvoir de montrer son amour pour elle et de le prouver
par quelque petit sacrifice de sa part. Être capable de répandre des bienfaits et du
bonheur sur ceux qu’on aime est la plus grande bénédiction accordée à un homme. Et
quelle richesse ou quel nom, quel contentement de vanité ou d’ambition eût pu se
comparer au plaisir qu’éprouvait Esmond en ce moment, de pouvoir témoigner quelque
affection à ses meilleurs et à ses plus chers amis ?
« Chère sainte, dit-il, âme pure qui avez eu tant à souffrir, qui avez comblé le
pauvre orphelin délaissé d’un si grand trésor de tendresse, c’est à moi de
m’agenouiller, non à vous ; c’est à moi d’être reconnaissant de ce que je puis vous
rendre heureuse. Béni soit Dieu de ce que je puis vous servir1361 ! »
Ces tendresses si nobles paraissent encore plus touchantes par le contraste des
actions qui les entourent. Esmond fait la guerre, sert un parti, vit au milieu des
dangers et des affaires, jugeant de haut les révolutions et la politique, homme
expérimenté, instruit, lettré, prévoyant, capable de grandes entreprises, muni de
prudence et de courage, poursuivi de préoccupations et de chagrins, toujours triste
et toujours fort. Il finit par mener en Angleterre le prétendant, frère de la reine
Anne, et le tient déguisé à Castlewood, attendant l’instant où la reine mourante et
gagnée va le déclarer héritier du trône. Ce jeune prince, vrai Stuart, fait la cour
à la fille de lord Castlewood, Béatrix, aimée d’Esmond, et s’échappe de nuit pour la
rejoindre. Esmond, qui l’attend, voit la couronne perdue et sa maison déshonorée.
Son honneur insulté et son amour outragé éclatent d’un élan superbe et terrible.
Pâle, les dents serrées, le cerveau fiévreux par quatre nuits de pensées et de
veilles, il garde sa raison lucide, son ton contenu, et explique au prince en style
d’étiquette, avec la froideur respectueuse d’un rapporteur officiel, la sottise que
le prince a faite et la lâcheté que le prince a voulu faire. Il faut lire la scène
pour sentir ce que ce calme et cette amertume témoignent de supériorité et de
passion.
Le prince murmura le mot de guet-apens. « Le guet-apens, sire, n’est pas de nous.
Ce n’est pas nous qui vous avons invité ici. Nous sommes venus pour venger, non pour
achever le déshonneur de notre famille.
— Déshonneur ! dit le prince en devenant pourpre ; morbleu ! il n’y a point eu de
déshonneur, seulement un peu de gaieté innocente…
— Qui devait avoir une fin sérieuse.
— Je jure, milords, cria le prince impérieusement, sur l’honneur d’un
gentilhomme…
— Que nous sommes arrivés à temps. Il n’y a point eu de mal encore, Franck », dit
le colonel Esmond en se tournant vers le jeune Castlewood. Regardez ; voici un
papier où Sa Majesté a daigné commencer quelques vers en l’honneur ou au déshonneur
de Béatrix. Voici madame et flamme, cruelle et
rebelle, amour et jour, avec l’écriture et
l’orthographe royale. Si l’auguste amant eût été heureux, il n’eût point passé son
temps à soupirer.
— Monsieur, dit le prince enflammé de fureur, suis-je venu ici pour recevoir des
insultes ?
— Pour en faire, sauf le bon plaisir de Votre Majesté, dit le colonel en
s’inclinant très-bas, et les gentilshommes de notre famille sont venus pour vous
remercier.
— Malédiction ! dit le jeune homme les larmes aux yeux de rage impuissante et de
mortification. Que voulez-vous de moi, messieurs ?
— Si Votre Majesté veut bien entrer dans l’appartement voisin, dit Esmond du même
ton grave, j’ai quelques papiers que je voudrais lui soumettre, et avec sa
permission je vais l’y conduire. » Puis, prenant le flambeau, et reculant devant le
prince avec grande cérémonie, M. Esmond passa dans la petite chambre du chapelain.
« Franck, veuillez avancer un siége pour Sa Majesté, dit le colonel ; et, ouvrant le
secret au-dessus de la cheminée, il en tira les papiers qui y étaient demeurés si
longtemps.
« Plaise à Votre Majesté, dit-il, voici la patente de marquis envoyée de
Saint-Germain par votre royal père au vicomte Castlewood mon père. Voici le
certificat du mariage de mon père avec ma mère, de ma naissance et de mon baptême.
J’ai été baptisé dans la religion dont votre père canonisé a donné pendant toute sa
vie un si éclatant exemple. Voilà mes titres, cher Franck, et voici ce que j’en
fais. Au feu baptême et mariage, et le marquisat, et l’auguste seing dont votre
prédécesseur a daigné honorer notre famille. » Et comme Esmond parlait, il jeta les
papiers dans le brasier ; puis, continuant : « Vous voudrez bien, sire, vous
rappeler que notre famille s’est ruinée par sa fidélité pour la vôtre, que mon
grand-père a dépensé son domaine et donné son sang et le sang de son fils pour votre
service, que le grand-père de mon cher lord (car vous étés lord maintenant, Franck,
par droit et par titre aussi) est mort pour la même cause, que ma pauvre parente, la
seconde femme de mon père, après avoir sacrifié son honneur à votre race perverse et
parjure, a envoyé toute sa fortune au roi et obtenu en retour ce précieux titre que
voilà en cendres et cet inestimable bout de ruban bleu. Je le mets à vos pieds et je
marche dessus ; je tire cette épée, et je la brise, et je vous renie. Et si vous
aviez achevé l’outrage que vous méditiez contre nous, par le ciel, je l’aurais
passée dans votre cœur, et je ne vous aurais pas plus pardonné que votre père n’a
pardonné à Monmouth1362. »
Deux pages après, il parle ainsi de son mariage avec lady Castlewood : « Ce bonheur
ne peut être écrit avec des paroles. Il est de sa nature sacré et secret. On ne peut
en parler, si pleine que soit la reconnaissance, excepté à Dieu, et à un seul cœur,
à la chère créature, à la plus fidèle, à la plus tendre, à la plus pure des femmes
qui ait été accordée à un homme. Et quand je pense à l’immense félicité qui m’était
réservée, à la profondeur et à l’intensité de cet amour qui m’a été prodigué pendant
tant d’années, j’avoue que je ressens un transport d’étonnement et de gratitude pour
une telle faveur. Oui, je suis reconnaissant d’avoir reçu un cœur capable de
connaître et d’apprécier la beauté et la gloire immense du don que Dieu m’a fait.
Sûrement l’amour vincit omnia ; il est à cent mille lieues
au-dessus de toute ambition, plus précieux que la richesse, plus noble que la
gloire. Celui qui l’ignore ignore la vie ; celui qui n’en a pas joui n’a pas senti
la plus haute faculté de l’âme. En écrivant le nom de ma femme, j’écris l’achèvement
de toute espérance et le comble de tout bonheur. Avoir possédé un tel amour est la
bénédiction unique. Auprès d’elle toute joie terrestre est nulle : Penser à elle,
c’est louer Dieu1363. »
Un caractère capable de tels contrastes est une grande œuvre ; on se souvient que
Thackeray n’en a point fait d’autre ; on regrette que les intentions morales aient
détourné du but ces belles facultés littéraires, et l’on déplore que la satire ait
enlevé à l’art un pareil talent.
Qui est-il, et que vaut cette littérature dont il est un des princes ? Au fond,
comme toute littérature, elle est une définition de l’homme, et pour la juger, il
faut la comparer à l’homme. Nous le pouvons en ce moment ; nous venons d’étudier un
esprit, Thackeray lui-même ; nous avons considéré ses facultés, leurs liaisons,
leurs suites, leur degré ; nous avons sous les yeux un exemplaire de la nature
humaine. Nous avons le droit de juger de la copie par l’exemplaire et de contrôler
la définition que ses romans rédigent par la définition que son caractère
fournit.
Les deux définitions sont contraires, et son portrait est la critique de son
talent. On a vu que les mêmes facultés produisent chez lui le beau et le laid, la
force et la faiblesse, le succès et la défaite ; que la réflexion morale, après
l’avoir muni de toutes les puissances satiriques, le rabaisse dans l’art ; qu’après
avoir répandu sur ses romans contemporains une teinte de vulgarité et de fausseté,
elle relève son roman historique jusqu’au niveau des plus belles œuvres ; que la
même constitution d’esprit lui enseigne le style sarcastique et violent avec le
style tempéré et simple, l’acharnement et l’âpreté de la haine avec les effusions et
les délicatesses de l’amour. Le mal et le bien, le beau et le laid, le rebutant et
l’agréable, ne sont donc en lui que des effets lointains, d’importance médiocre, nés
par la rencontre de circonstances changeantes, qualités dérivées et fortuites, non
essentielles et primitives, formes diverses que des rives diverses peignent dans le
même courant. Il en est ainsi pour les autres hommes. Sans doute, les qualités
morales sont de premier ordre ; elles sont le moteur de la civilisation, et font la
noblesse de l’individu ; la société ne subsiste que par elles, et l’homme n’est
grand que par elles. Mais si elles sont le plus beau fruit de la plante humaine,
elles n’en sont pas la racine ; elles nous donnent notre valeur, mais elles ne
constituent pas notre fonds. Ni les vices, ni les vertus de l’homme ne sont sa
nature ; ce n’est point le connaître que le louer ou le blâmer ; ni l’approbation,
ni la désapprobation ne le définissent ; les noms de bons et de mauvais ne nous
disent rien de ce qu’il est. Mettez Cartouche dans une cour italienne du quinzième
siècle : il sera un grand homme d’État. Transportez ce noble, ladre et d’esprit
étroit, dans une boutique ; ce sera un marchand exemplaire. Cet homme public, d’une
probité inflexible, est dans son salon un vaniteux insupportable. Ce père de famille
si humain est un politique imbécile. Changez une vertu de milieu, elle devient un
vice ; changez un vice de milieu, il devient une vertu. Regardez la même qualité par
deux endroits ; d’un côté elle est un défaut, de l’autre elle est un mérite.
L’essence de l’homme se trouve cachée bien loin au-dessous de ces étiquettes
morales : elles ne désignent que l’effet utile ou nuisible de notre constitution
intérieure ; elles ne révèlent pas notre constitution intérieure. Elles sont des
lanternes de sûreté ou d’annonce appliquées sur notre nom pour engager le passant à
s’écarter ou à s’approcher de nous ; elles ne sont point la carte explicative de
notre être. Notre véritable essence consiste dans les causes de nos qualités bonnes
ou mauvaises, et ces causes se trouvent dans le tempérament, dans l’espèce et le
degré d’imagination, dans la quantité et la vélocité de l’attention, dans la
grandeur et la direction des passions primitives. Un caractère est une force, comme
la pesanteur ou la vapeur d’eau, capable par rencontre d’effets pernicieux ou
profitables, et qu’on doit définir autrement que par la quantité des poids qu’il
soulève ou par la valeur des dégâts qu’il cause. C’est donc méconnaître l’homme que
de le réduire, comme fait Thackeray et comme fait la littérature anglaise, à un
assemblage de vertus ou de vices ; c’est n’apercevoir de lui que la surface
extérieure et sociale ; c’est négliger le fond intime et naturel. Vous trouverez le
même défaut dans leur critique toujours morale, jamais psychologique, occupée à
mesurer exactement le degré d’honnêteté des hommes, ignorant le mécanisme de nos
sentiments et de nos facultés ; vous trouverez le même défaut dans leur religion,
qui n’est qu’une émotion ou une discipline, dans leur philosophie, vide de
métaphysique, et si vous remontez à la source, selon la règle qui fait dériver les
vices des vertus et les vertus des vices, vous verrez toutes ces faiblesses dériver
de leur énergie native, de leur éducation pratique et de cette sorte d’instinct
poétique religieux et sévère qui les a faits jadis protestants et puritains.
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