Chapitre I.
Le Roman. Dickens.
Si Dickens était mort, on pourrait faire sa biographie. Le lendemain de l’enterrement
d’un homme célèbre, ses amis et ses ennemis se mettent à l’œuvre ; ses camarades de
collége racontent dans les journaux ses espiègleries d’enfance ; un autre se rappelle
exactement et mot pour mot les conversations qu’il eut avec lui il y a vingt-cinq ans.
L’homme d’affaires de la succession dresse la liste des brevets, nominations, dates et
chiffres, et révèle aux lecteurs positifs l’espèce de ses placements et l’histoire de sa
fortune ; les arrière-neveux et les petits-cousins publient la description de ses actes
de tendresse et le catalogue de ses vertus domestiques. S’il n’y a pas de génie
littéraire dans la famille, on choisit un gradué d’Oxford, homme consciencieux, homme
docte, qui traite le défunt comme un auteur grec, entasse une infinité de documents, les
surcharge d’une infinité de , couronne le tout d’une infinité de
dissertations, et vient dix ans après, un jour de Noël, avec une cravate blanche et un
sourire serein, offrir à la famille assemblée trois in-quarto de huit cents pages, dont
le style léger endormirait un Allemand de Berlin. On l’embrasse les larmes aux yeux ; on
le fait asseoir ; il est le plus bel ornement de la fête, et l’on envoie son œuvre à la
Revue d’Édimbourg. Celle-ci frémit à la vue de ce présent énorme, et
détache un jeune rédacteur intrépide qui compose avec la table des matières une vie
telle quelle. Autre avantage des biographies posthumes : le défunt n’est plus là pour
démentir le biographe ni le docteur.
Malheureusement Dickens vit encore et dément les biographies qu’on fait de lui. Ce qui
est pis, c’est qu’il prétend être son propre biographe. Son traducteur lui demandait un
jour quelques documents : il répondit qu’il les gardait pour lui. Sans doute David Copperfield, son meilleur roman, a bien l’air d’une confidence ;
mais à quel point cesse la confidence, et dans quelle mesure la fiction orne-t-elle la
vérité ? Tout ce qu’on sait, ou plutôt tout ce qu’on répète, c’est que Dickens est né en
1812, qu’il est fils d’un sténographe, qu’il fut d’abord sténographe lui-même, qu’il a
été pauvre et malheureux dans sa jeunesse, que ses romans publiés par livraisons lui ont
acquis une grande fortune et une réputation immense. Le lecteur est libre de conjecturer
le reste ; Dickens le lui apprendra un jour, quand il écrira ses mémoires. Jusque-là il
ferme sa porte, et laisse à sa porte les gens trop curieux qui s’obstinent à y frapper.
C’est son droit. On a beau être illustre, on ne devient pas pour cela la propriété du
public ; on n’est pas condamné aux confidences ; on continue à s’appartenir ; on peut
réserver de soi ce qu’on juge à propos d’en réserver. Si on livre ses œuvres aux
lecteurs, on ne leur livre pas sa vie. Contentons-nous de ce que Dickens nous a donné.
Quarante volumes suffisent, et au-delà, pour bien connaître un homme ; d’ailleurs ils
montrent de lui tout ce qu’il importe d’en savoir. Ce n’est point par les accidents de
sa vie qu’il appartient à l’histoire ; c’est par son talent, et son talent est dans ses
livres. Le génie d’un homme ressemble à une horloge : il a sa structure, et parmi toutes
ses pièces un grand ressort. Démêlez ce ressort, montrez comment il communique le
mouvement aux autres, suivez ce mouvement de pièce en pièce jusqu’à l’aiguille où il
aboutit. Cette histoire intérieure du génie ne dépend point de l’histoire extérieure de
l’homme, et la vaut bien.
La première question qu’on doive faire sur un artiste est celle-ci : Comment voit-il
les objets ? Avec quelle netteté, avec quel élan, avec quelle force ? La réponse
définit d’avance toute son œuvre ; car à chaque ligne il imagine ; il garde jusqu’au
bout l’allure qu’il avait d’abord. La réponse définit d’avance tout son talent ; car
dans un romancier l’imagination est la faculté maîtresse ; l’art de composer, le bon
goût, le sens du vrai en dépendent ; un degré ajouté à sa véhémence bouleverse le
style qui l’exprime, change les caractères qu’elle produit, brise les plans où elle
s’enferme. Considérez celle de Dickens, vous y apercevrez la cause de ses défauts et
de ses mérites, de sa puissance et de ses excès.
Il y a en lui un peintre, et un peintre anglais. Jamais esprit, je crois, ne s’est
figuré avec un détail plus exact et une plus grande énergie toutes les parties et
toutes les couleurs d’un tableau. Lisez cette description d’un orage ; les images
semblent prises au daguerréotype, à la lumière éblouissante des éclairs : « L’œil,
aussi rapide qu’eux, apercevait dans chacune de leurs flammes une multitude d’objets
qu’en cinquante fois, autant de temps il n’eût point vus au grand jour : des cloches
dans leurs clochers avec la corde et la roue qui les faisaient mouvoir ; des nids
délabrés d’oiseaux dans les recoins et dans les corniches ; des figures pleines
d’effroi sous la bâche des voitures qui passaient, emportées par leur attelage
effarouché, avec un fracas que couvrait le tonnerre ; des herses et des charrues
abandonnées dans les champs ; des lieues et puis encore des lieues de pays coupé de
haies, avec la bordure lointaine d’arbres aussi visible que l’épouvantail perché
dans le champ de fèves à trois pas d’eux ; une minute de clarté limpide, ardente,
tremblotante, qui montrait tout ; puis une teinte rouge dans la lumière jaune, puis
du bleu, puis un éclat si intense, qu’on ne voyait plus que de la lumière : puis la
plus épaisse et la plus profonde obscurité1333. »
Une imagination aussi lucide et aussi énergique doit animer sans effort les objets
inanimés. Elle soulève dans l’esprit où elle s’exerce des émotions ,
et l’auteur verse sur les objets qu’il se figure quelque chose de la passion
surabondante dont il est comblé. Les pierres pour lui prennent une voix, les murs
blancs s’allongent comme de grands fantômes, les puits noirs bâillent hideusement et
mystérieusement dans les ténèbres ; des légions d’êtres étranges tourbillonnent en
frissonnant dans la campagne fantastique ; la nature vide se peuple, la matière
inerte s’agite. Mais les images restent nettes ; dans cette folie, il n’y a ni vague
ni désordre ; les objets imaginaires sont dessinés avec des contours aussi précis et
des détails aussi nombreux que les objets réels, et le rêve vaut la vérité.
Il y a, entre autres, une description du vent de la nuit bizarre et puissante, qui
rappelle certaines pages de Notre-Dame de Paris. La source de
cette description, comme de toutes celles de Dickens, est l’imagination pure. Il ne
décrit point, comme Walter Scott, pour offrir une carte de géographie au lecteur et
pour faire la topographie de son drame. Il ne décrit point comme lord Byron, par
amour de la magnifique nature, et pour étaler une suite splendide de tableaux
grandioses. Il ne songe ni à obtenir l’exactitude, ni à choisir la beauté. Frappé
d’un spectacle quelconque, il s’exalte, et éclate en figures imprévues. Tantôt ce
sont les feuilles jaunies que le vent poursuit, qui s’enfuient et se culbutent,
frissonnantes, effarées, d’une course éperdue, se collant aux sillons, se noyant
dans les fossés, se perchant sur les arbres1334. Ici c’est le vent de la nuit qui tourne autour d’une
église, qui tâte en gémissant, de sa main invisible, les fenêtres et les portes, qui
s’enfonce dans les crevasses, et qui, enfermé dans sa prison de pierre, hurle et se
lamente pour en sortir : « Quand il a rôdé dans les ailes, lorsqu’il s’est glissé
autour des piliers, et qu’il a essayé le grand orgue sonore, il s’envole, va choquer
le plafond et tente d’arracher les poutres, puis il s’abat désespéré sur le parvis
et s’engouffre en murmurant sous les voûtes. Parfois il revient furtivement et se
traîne en rampant le long des murs. Il semble lire en chuchotant les épitaphes des
morts. Sur quelques-unes, il passe avec un bruit strident comme un éclat de rire ;
sur d’autres, il crie et gémit comme s’il pleurait1335. » — Jusqu’ici
vous ne reconnaissiez que l’imagination sombre d’un homme du nord. Un peu plus loin,
vous apercevez la religion passionnée d’un protestant révolutionnaire, lorsqu’il
vous parle des sons funèbres que jette le vent attardé autour de l’autel, des
accents sauvages avec lesquels il semble chanter les attentats que l’homme commet et
les faux dieux que l’homme adore. Mais au bout d’un instant l’artiste reprend la
parole : il vous conduit au clocher, et dans le cliquetis des mots qu’il entasse, il
donne à vos nerfs la sensation de la tourmente aérienne. Le vent siffle et gambade
dans les arcades, dans les dentelures, dans les clochetons grimaçants de la tour ;
il se roule et s’entortille autour de l’escalier tremblant ; il fait pirouetter la
girouette qui grince. Dickens a tout vu dans le vieux beffroi ; sa pensée est un
miroir, il n’y a pas un des détails les plus minutieux et les plus laids qui lui
échappe. Il a compté les barres de fer rongées par la rouille, les feuilles de plomb
ridées et recroquevillées qui craquent et se soulèvent étonnées sous le pied qui les
foule, les nids d’oiseaux délabrés et empilés dans les recoins des madriers moisis,
la poussière grise entassée, les araignées mouchetées, indolentes, engraissées par
une longue sécurité, qui, pendues par un fil, se balancent paresseusement aux
vibrations des cloches, et qui, sur une alarme soudaine, grimpent ainsi que des
matelots après leurs cordages, ou se laissent glisser à terre, et jouent prestement
de leurs vingt pattes agiles, comme pour sauver une vie. Cette peinture fait
illusion. Suspendu à cette hauteur, entre les nuages volants qui promènent leurs
ombres sur la ville et les lumières affaiblies qu’on distingue à peine dans la
vapeur, on éprouve une sorte de vertige, et l’on n’est pas loin de découvrir, comme
Dickens, une pensée et une âme dans la voix métallique des cloches qui habitent ce
château tremblant.
Il fait un roman sur elles, et ce n’est pas le premier. Dickens est un poëte ; il
se trouve aussi bien dans le monde imaginaire que dans le réel. Ici, ce sont les
cloches, qui causent avec le pauvre vieux commissionnaire du coin et le consolent.
Ailleurs, c’est le grillon du foyer qui chante toutes les joies domestiques, et
ramène sous les yeux du maître désolé les heureuses soirées, les entretiens
confiants, le bien-être, la tranquille gaieté dont il a joui et qu’il n’a plus.
Ailleurs, c’est l’histoire d’un enfant malade et précoce qui se sent mourir, et qui,
en s’endormant dans les bras de sa sœur, entend la chanson lointaine des vagues
murmurantes qui l’ont bercé. Les objets, chez Dickens, prennent la couleur des
pensées de ses personnages. Son imagination est si vive, qu’elle entraîne tout avec
elle dans la voie qu’elle se choisit. Si le personnage est heureux, il faut que les
pierres, les fleurs et les nuages le soient aussi ; s’il est triste, il faut que la
nature pleure avec lui. Jusqu’aux vilaines maisons des rues, tout parle. Le style
court à travers un essaim de visions ; il s’emporte jusqu’aux plus étranges
bizarreries. Voici une jeune fille, jolie et honnête, qui traverse la cour des
Fontaines et le quartier des légistes pour aller retrouver son frère. Quoi de plus
simple ? quoi de plus vulgaire même ? Dickens s’exalte là-dessus. Pour lui faire
fête, il convoque les oiseaux, les arbres, les maisons, la fontaine, les bureaux,
les dossiers de procédure, et bien d’autres choses encore. C’est une folie, et c’est
presque un enchantement :
Y avait-il assez de vie dans la triste végétation de la cour des Fontaines pour que
les rameaux enfumés eussent senti venir la plus pure et la plus aimable petite femme
du monde ? C’est une question pour les jardiniers et pour les savants qui
connaissent les amours des plantes. Mais c’était une bonne chose pour cette cour
pavée d’encadrer une si délicate petite figure ; elle passait comme un sourire le
long des vieilles maisons noires et des dalles usées, les laissant plus sombres,
plus tristes, plus grimaçantes que jamais ; cela ne fait pas de doute ! La fontaine
du Temple aurait bien pu sauter de vingt pieds pour saluer cette source d’espérance
et de jeunesse qui glissait rayonnante dans les secs et poudreux canaux de la loi ;
les moineaux bavards, nourris dans les crevasses et dans les trous du Temple,
auraient pu se taire pour écouter des alouettes imaginaires au moment où passait
cette fraîche petite créature ; les branches sombres, qui ne se courbaient jamais
que dans leur chétive croissance, auraient pu s’incliner vers elle avec amour, comme
vers une sœur, et verser leur bénédiction sur sa gracieuse tête ; les vieilles
lettres d’amour enfermées dans les bureaux voisins, au fond d’une boîte de fer, et
oubliées parmi les monceaux de papiers de famille où elles s’étaient égarées,
auraient pu trembler et s’agiter au souvenir fugitif de leurs anciennes tendresses,
quand de son pas léger elle s’approchait d’elles. Mainte chose qui n’arriva point,
qui n’arrivera jamais, aurait pu arriver pour l’amour de Ruth1336.
Ceci est tourmenté, n’est-il pas vrai ? Votre goût français, toujours mesuré, se
révolte contre ces crises d’affectation, contre ces mièvreries maladives. Et
pourtant cette affectation est naturelle ; Dickens ne cherche pas les bizarreries,
il les rencontre. Cette imagination excessive est comme une corde trop tendue : elle
produit d’elle-même, et sans choc violent, des sons qu’on n’entend point
ailleurs.
On va voir comment elle se monte. Prenez une boutique, n’importe laquelle, la plus
rébarbative ; celle d’un marchand d’instruments de marine. Dickens voit les
baromètres, les chronomètres, les compas, les télescopes, les boussoles, les
lunettes, les mappemondes, les porte-voix et le reste. Il en voit tant, il les voit
si nettement, ils se pressent et se serrent, et se recouvrent si fort les uns les
autres dans son cerveau, qu’ils remplissent et qu’ils obstruent, il y a tant d’idées
géographiques et nautiques étalées sous les vitrines, pendues au plafond, attachées
au mur, elles débordent sur lui par tant de côtés et en telle abondance, qu’il en
perd le jugement. La boutique se transfigure : « Dans la contagion générale, il
semble qu’elle se change en je ne sais quelle machine maritime, confortable, faite
en manière de vaisseau, n’ayant plus besoin que d’une bonne mer pour être lancée et
se mettre tranquillement en chemin pour n’importe quelle île déserte1337. »
La différence entre un fou et un homme de génie n’est pas fort grande. Napoléon,
qui s’y connaissait, le disait à Esquirol. La même faculté nous porte à la gloire ou
nous jette dans un cabanon. C’est l’imagination visionnaire qui forge les fantômes
du fou et qui crée les personnages de l’artiste, et les classifications qui servent
à l’un peuvent servir à l’autre. L’imagination de Dickens ressemble à celle des
monomanes. S’enfoncer dans une idée, s’y absorber, ne plus voir qu’elle, la répéter
sous cent formes, la grossir, la porter, ainsi agrandie, jusque dans l’œil du
spectateur, l’en éblouir, l’en accabler, l’imprimer en lui si tenace et si
pénétrante, qu’il ne puisse plus l’arracher de son souvenir, ce sont là les grands
traits de cette imagination et de ce style. En cela, David
Copperfield est un chef-d’œuvre. Jamais objets ne sont restés plus visibles
et plus présents dans la mémoire du lecteur que ceux qu’il décrit. La vieille
maison, le parloir, la cuisine, le bateau de Peggotty, et surtout la cour de
l’école, sont des tableaux d’intérieur dont rien n’égale le relief, l’énergie et la
précision. Dickens a la passion et la patience des peintres de sa nation : il compte
un à un les détails, il note les couleurs différentes des vieux troncs d’arbres ; il
voit le tonneau fendu, les dalles verdies et cassées, les crevasses des murs
humides ; il distingue les singulières odeurs qui en sortent ; il marque la grosseur
des taches de mousse, il lit les noms d’écoliers inscrits sur la porte et
s’appesantit sur la forme des lettres. Et cette minutieuse description n’a rien de
froid ; si elle est si détaillée, c’est que la contemplation était intense ; elle
prouve sa passion par son exactitude. On sentait cette passion sans s’en rendre
compte ; on la distingue tout d’un coup au bout de la page ; les témérités du style
la rendent visible, et la violence de la phrase atteste la violence de l’impression.
Des métaphores excessives font passer devant l’esprit des rêves grotesques. On se
sent assiégé de visions . M. Mell prend sa flûte, et y souffle, dit
Copperfield, « au point que je finissais par penser qu’il ferait entrer tout son
être dans le grand trou d’en haut pour le faire sortir par les clefs d’en bas. » Tom
Pinch, désabusé, découvre que son maître Pecksniff est un coquin hypocrite. « Il
avait été si longtemps accoutumé à tremper dans son thé le Pecksniff de son
imagination, à l’étendre sur son pain, à le savourer avec sa bière, qu’il fit un
assez pauvre déjeuner le lendemain de son expulsion. » On pense aux fantaisies
d’Hoffmann ; on est pris d’une idée fixe et l’on a mal à la tête. Ces excentricités
sont le style de la maladie plutôt que de la santé.
Aussi Dickens est-il admirable dans la peinture des hallucinations. On voit qu’il
éprouve celles de ses personnages, qu’il est obsédé de leurs idées, qu’il entre dans
leur folie. En sa qualité d’Anglais et de moraliste, il a décrit nombre de fois le
remords. Peut-être dira-t-on qu’il en fait un épouvantail, et qu’un artiste a tort
de se transformer en auxiliaire du gendarme et du prédicateur. Il n’importe ; le
portrait de Jonas Chuzzlewit est si terrible, qu’on peut lui pardonner d’être utile.
Jonas, sorti en cachette de sa chambre, a tué en trahison son ennemi, et croit
dorénavant respirer en paix ; mais le souvenir du meurtre, comme un poison,
désorganise insensiblement son esprit. Il n’est plus maître de ses idées ; elles
l’emportent avec la fougue d’un cheval effaré. Il pense incessamment et en
frissonnant à la chambre où on le croit endormi. Il voit cette chambre, il en compte
les carreaux, il imagine les longs plis des rideaux sombres, les creux du lit qu’il
a défait, la porte à laquelle on peut frapper. À mesure qu’il veut se détacher de
cette vision, il s’y enfonce ; c’est un gouffre ardent où il roule en se débattant
avec des cris et des sueurs d’angoisse. Il se suppose couché dans ce lit, comme il
devrait y être, et au bout d’un instant il s’y voit. Il a peur de cet autre
lui-même. Le rêve est si fort, qu’il n’est pas bien sûr de n’être pas là-bas à
Londres. « Il devient ainsi son propre spectre et son propre fantôme. » Et cet être
imaginaire, comme un miroir, ne fait que redoubler devant sa conscience l’image de
l’assassinat et du châtiment. Il revient, et se glisse en pâlissant jusqu’à la porte
de sa chambre. Lui, homme d’affaires, calculateur, machine brutale des raisonnements
positifs, le voilà devenu aussi chimérique qu’une femme nerveuse. Il avance sur la
pointe du pied, comme s’il avait peur de réveiller l’homme imaginaire qu’il se
figure couché dans le lit. Au moment où il tourne la clef dans la serrure, une
terreur monstrueuse le saisit : si l’homme assassiné allait se lever là, devant
lui ! Il entre enfin, et s’enfonce dans son lit, brûlé par la fièvre. Il relève les
draps sur ses yeux, pour essayer de ne plus voir la chambre maudite ; il la voit
mieux encore. Le froissement des couvertures, le bruissement d’un insecte, les
battements de son cœur, tout lui crie : Assassin ! L’esprit fixé avec une frénésie
d’attention sur la porte, il finit par croire qu’on l’ouvre, il l’entend grincer.
Ses sensations sont perverties ; il n’ose s’en défier, il n’ose plus y croire, et
dans ce cauchemar, où la raison engloutie ne laisse surnager qu’un chaos de formes
hideuses, il ne trouve plus rien de réel que l’oppression incessante de son
désespoir convulsif. Dorénavant toutes ses pensées, tous ses dangers, le monde
entier disparaît pour lui dans une seule question : quand trouveront-ils le cadavre
dans le bois ? — Il s’efforce d’en arracher sa pensée ; elle y reste imprimée et
collée ; elle l’y attache comme par une chaîne de fer. Il se figure toujours qu’il
va dans le bois, qu’il s’y glisse sans bruit à pas furtifs, en écartant les
branches, qu’il approche, puis approche encore, et qu’il chasse « les mouches
répandues sur la chair par files épaisses, comme des monceaux de groseilles
séchées. » Et toujours il aboutit à l’idée de la découverte ; il en attend la
nouvelle, écoutant passionnément les cris et les rumeurs de la rue, écoutant
lorsqu’on sort ou lorsqu’on entre, écoutant ceux qui descendent et ceux qui montent.
En même temps, il a toujours sous les yeux ce cadavre abandonné dans le bois ; il le
montre mentalement à tous ceux qu’il aperçoit, comme pour leur dire : « Regardez !
connaissez-vous cela ? Me soupçonnez-vous ? » Le supplice de prendre le corps dans
ses bras, et de le poser, pour le faire reconnaître, aux pieds de tous les passants,
ne serait point plus lugubre que l’idée fixe à laquelle sa conscience l’a
condamné. »
Jonas est sur le bord de la folie. D’autres y sont tout à fait. Dickens a fait
trois ou quatre portraits de fous, très-plaisants au premier coup d’œil, mais si
vrais, qu’au fond ils sont horribles. Il fallait une imagination comme la sienne,
déréglée, excessive, capable d’idées fixes, pour mettre en scène les maladies de la
raison. Il y en a deux surtout qui font rire et qui font frémir : Augustus, le
maniaque triste, qui est sur le point d’épouser miss Pecksniff, et le pauvre
M. Dick, demi-idiot, demi-monomane, qui vit avec miss Trotwood. Comprendre ces
exaltations soudaines, ces tristesses imprévues, ces incroyables soubresauts de la
sensibilité pervertie ; reproduire ces arrêts de pensée, ces interruptions de
raisonnement, cette intervention d’un mot, toujours le même, qui brise la phrase
commencée et renverse la raison renaissante ; voir le sourire stupide, le regard
vide, la physionomie niaise et inquiète de ces vieux enfants hagards qui tâtonnent
douloureusement d’idées en idées, et se heurtent à chaque pas au seuil de la vérité
qu’ils ne peuvent franchir, c’est là une faculté qu’Hoffmann seul eut au même degré
que Dickens. Le jeu de ces raisons délabrées ressemble au grincement d’une porte
disloquée : il fait mal à entendre. On y trouve, si l’on veut, un éclat de rire
discordant ; mais on y découvre mieux encore un gémissement et une plainte, et l’on
s’effraye en mesurant la lucidité, l’étrangeté, l’exaltation, la violence de
l’imagination qui a enfanté de telles créatures, qui les a portées et soutenues
jusqu’au bout sans fléchir, et qui s’est trouvée dans son vrai monde en imitant et
en produisant leur déraison.
À quoi peut s’appliquer cette force ? Les imaginations diffèrent, non-seulement par
leur nature, mais encore par leur objet ; après avoir mesuré leur énergie, il faut
circonscrire leur domaine ; dans le large monde, l’artiste se fait un monde ;
involontairement il choisit une classe d’objets qu’il préfère ; les autres le
laissent froid, et il ne les aperçoit pas. Dickens n’aperçoit pas les choses
grandes : ceci est le second trait de son imagination. L’enthousiasme le prend à
propos de tout, particulièrement à propos des objets vulgaires, d’une boutique de
bric-à-brac, d’une enseigne, d’un crieur public. Il a la vigueur, il n’atteint pas à
la beauté. Son instrument rend des sons vibrants, il n’a point de sons harmonieux.
S’il décrit une maison, il la dessinera avec une netteté de géomètre ; il en mettra
toutes les couleurs en relief, il découvrira une physionomie et une pensée dans les
contrevents et dans les gouttières, il fera de la maison une sorte d’être humain,
grimaçant et énergique, qui saisira le regard et qu’on n’oubliera plus ; mais il ne
verra pas la noblesse des longues lignes monumentales, la calme majesté des grandes
ombres largement découpées par les crépis blancs, la joie de la lumière qui les
couvre, et devient palpable dans les noirs enfoncements où elle plonge, comme pour
se reposer et s’endormir. S’il peint un paysage, il apercevra les cenelles qui
parsèment de leurs grains rouges les haies dépouillées, la petite vapeur qui
s’exhale d’un ruisseau lointain, les mouvements d’un insecte dans l’herbe ; mais la
grande poésie qu’eût saisie l’auteur de Valentine et d’André lui échappera. Il se perdra, comme les peintres de son pays,
dans l’observation minutieuse et passionnée des petites choses ; il n’aura point
l’amour des belles formes et des belles couleurs. Il ne sentira pas que le bleu et
le rouge, la ligne droite et la ligne courbe, suffisent pour composer des concerts
immenses qui, parmi tant d’expressions diverses, gardent une sérénité grandiose, et
ouvrent au plus profond de l’âme une source de santé et de bonheur. C’est le bonheur
qui lui manque ; son inspiration est une verve fiévreuse qui ne choisit pas ses
objets, qui ranime au hasard les laideurs, les vulgarités, les sottises, et qui, en
communiquant à ses créations je ne sais quelle vie saccadée et violente, leur ôte le
bien-être et l’harmonie qu’en d’autres mains elles auraient pu garder. Miss Ruth est
une fort gentille ménagère ; elle met son tablier : quel trésor que ce tablier !
Dickens le tourne et le retourne, comme un commis de nouveautés qui voudrait le
vendre. Elle le tient dans sa main, puis elle l’attache autour de sa taille, elle
lie les cordons, elle l’étale, elle le froisse pour qu’il tombe bien. Que ne
fait-elle pas de son tablier ! Et quel est l’enchantement de Dickens pendant ces
opérations innocentes ! Il pousse de petits cris d’espièglerie joyeuse : « Oh ! bon
Dieu, quel méchant petit corsage ! » Il apostrophe la bague, il gambade autour de
Ruth, il frappe dans ses mains de plaisir. C’est bien pis lorsqu’elle fabrique le
pudding ; il y a là une scène entière, dramatique et lyrique, avec exclamations,
protase, péripéties, aussi complète qu’une tragédie grecque. Ces gentillesses de
cuisine et ces mièvreries d’imagination font penser (par contraste) aux tableaux
d’intérieur de George Sand. Vous rappelez-vous la chambre de la fleuriste
Geneviève ? Elle fabrique, comme Ruth, un objet utile, très-utile, puisque demain
elle vendra dix sous ; mais cet objet est une rose épanouie, dont les frêles pétales
s’enroulent sous ses doigts comme sous les doigts d’une fée, dont la fraîche corolle
s’empourpre d’un vermillon aussi tendre que celui de ses joues, frêle chef-d’œuvre
éclos un soir d’émotion poétique, pendant que de sa fenêtre elle contemple au ciel
les yeux perçants et divins des étoiles, et qu’au fond de son cœur vierge murmure le
premier souffle de l’amour. Pour s’exalter, Dickens n’a pas besoin d’un pareil
spectacle : une diligence le jette dans le dithyrambe ; les roues, les
éclaboussures, les sifflements du fouet, le tintamarre des chevaux, des harnais et
de la machine, en voilà assez pour le mettre hors de lui. Il ressent par sympathie
le mouvement de la voiture ; elle l’emporte avec elle ; il entend le galop des
chevaux dans sa cervelle, et part en lançant cette ode, qui semble sortir de la
trompette du conducteur :
En avant sous l’obscurité qui s’épaissit ! Nous ne pensons pas aux noires ombres
des arbres ; nous franchissons du même galop clartés, ténèbres, comme si la lumière
de Londres à cinquante milles d’ici suffisait, et au-delà, pour illuminer la route !
En avant par-delà la prairie du village, où s’attardent les joueurs de paume, où
chaque petite marque laissée sur le frais gazon par les raquettes, les balles ou les
pieds des joueurs, répand son parfum dans la nuit ! En avant, avec quatre chevaux
frais, par-delà l’auberge du Cerf-sans-Cornes, où les buveurs
s’assemblent à la porte avec admiration, pendant que l’attelage quitté, les traits
pendants, s’en va à l’aventure du côté de la mare, poursuivi par la clameur d’une
douzaine de gosiers et par les petits enfants qui courent en volontaires pour le
ramener sur la route ! À présent, c’est le vieux pont de pierre qui résonne sous le
sabot des chevaux, parmi les étincelles qui jaillissent. Puis nous voilà encore sur
la route ombragée, puis au-delà de la barrière ouverte, plus loin, bien loin
au-delà, dans la campagne. Hurrah !
Holà ho ! là-bas, derrière, arrête cette trompette un instant ; viens ici,
conducteur, accroche-toi à la bâche, grimpe sur la banquette. On a besoin de toi
pour tâter ce panier. Nous ne ralentirons point pour cela le pas de nos bêtes ;
n’ayez crainte. Nous leur mettrons plutôt le feu au ventre pour la glus grande
gloire du festin. Ah ! il y a longtemps que cette bouteille de vieux vin n’a senti
le contact du souffle tiède de la nuit, comptez-y. Et la liqueur est
merveilleusement bonne pour humecter le gosier d’un donneur de cor. Essaye-la ;
n’aie pas peur, Bill, de lever le coude. Maintenant reprends haleine et essaye mon
cor, Bill. Voilà de la musique ! voilà un air ! « Là-bas, là-bas, bien loin derrière
les collines. » Ma foi, oui ! hurrah ! la jument ombrageuse est toute gaie cette
nuit. Hurrah ! hurrah !
Voyez là-haut, la lune ! Toute haute d’abord, avant que nous l’ayons aperçue. Sous
sa lumière, la terre réfléchit les objets comme l’eau. Les haies, les arbres, les
toits bas des chaumières, les clochers d’églises, les vieux troncs flétris, les
jeunes pousses florissantes, sont devenus vaniteux tout d’un coup et ont envie de
contempler leurs belles images jusqu’au matin. Là-bas, les peupliers bruissent, pour
que leurs feuilles tremblotantes puissent se voir sur le sol ; le chêne, point ; il
ne lui convient pas de trembler. Campé dans sa vieille solidité massive, il veille
sur lui-même, sans remuer un rameau. La porte moussue, mal assise sur ses gonds
grinçants, boiteuse et décrépite, se balance devant son mirage, comme une douairière
fantastique, pendant que notre propre fantôme voyage avec nous. Hurrah ! hurrah ! à
travers fossés et broussailles, sur la terre unie et sur le champ labouré, sur le
flanc roide de la colline, sur le flanc plus roide encore de la muraille, comme si
c’était un spectre chasseur !
Des nuages aussi ! Et sur la vallée un brouillard ! non pas un lourd brouillard qui
la cache, mais une vapeur légère, aérienne, pareille à un voile de gaze, qui, pour
nos yeux d’admirateurs modestes, ajoute un charme aux beautés devant lesquelles il
est étendu, ainsi qu’ont toujours fait les voiles de vraie gaze, ainsi qu’ils feront
toujours, oui, ne vous déplaise, quand nous serions le pape en personne. Hurrah ! Eh
bien ! voilà que nous voyageons comme la lune elle-même. Cachés dans un bouquet
d’arbres, la minute d’après dans une tache de vapeur, puis reparaissant en pleine
lumière, parfois effacés, mais avançant toujours, notre course répète la sienne.
Hurrah ! Une joute contre la lune ! Holà ho ! hurrah !
La beauté de la nuit a été sentie à peine, quand déjà le jour arrive bondissant.
Hurrah ! Deux relais, et les routes de la campagne se changent presque en une rue
continue. Hurrah ! par là des jardins de maraîchers, des files de maisons, des
villas, des terrasses, des places, des équipages, des chariots, des charrettes, des
ouvriers matineux, des vagabonds attardés, des ivrognes, des porteurs à jeun ;
par-delà toutes les formes de la brique et du mortier, puis sur le pavé bruyant, qui
force les gens juchés sur la banquette à se bien tenir. Hurrah ! à travers des tours
et détours sans fin, dans le labyrinthe des rues sans nombre, jusqu’à ce qu’on
atteigne une vieille cour d’hôtellerie, et que Tom Pinch descendu, tout assourdi et
tout étourdi, se trouve à Londres1338 !
Tout cela pour dire que Tom Pinch arrive à Londres ! Cet accès de lyrisme où les
folies les plus poétiques naissent des banalités les plus vulgaires, semblables à
des fleurs maladives qui pousseraient dans un vieux pot cassé, expose dans ses
contrastes naturels et bizarres toutes les parties de l’imagination de Dickens. On
aura son portrait en se figurant un homme qui, une casserole dans une main et un
fouet de postillon dans l’autre, se mettrait à prophétiser.
Le lecteur prévoit déjà quelles violentes émotions ce genre d’imagination va
produire. La manière de concevoir règle en l’homme la manière de sentir. Quand
l’esprit, à peine attentif, suit les contours indistincts d’une image ébauchée, la
joie et la douleur l’effleurent d’un attouchement insensible. Quand l’esprit, avec
une attention profonde, pénètre les détails minutieux d’une image précise, la joie
et la douleur le secouent tout entier. Dickens a cette attention et voit ces
détails ; c’est pourquoi il rencontre partout des sujets d’exaltation. Il ne quitte
point le ton passionné ; il ne se repose jamais dans le style naturel et dans le
récit simple ; il ne fait que railler ou pleurer ; il n’écrit que des satires et des
élégies. Il a la sensibilité fiévreuse d’une femme qui part d’un éclat de rire ou
qui fond en larmes au choc imprévu du plus léger événement. Ce style passionné est
d’une puissance extrême, et on peut lui attribuer la moitié de la gloire de Dickens.
Le commun des hommes n’a que des émotions faibles. Nous travaillons machinalement et
nous bâillons beaucoup ; les trois quarts des objets nous laissent froids ; nous
nous endormons dans l’habitude, et nous finissons par ne plus remarquer les scènes
de ménage, les minces détails, les aventures plates qui sont le fond de notre vie.
Un homme vient qui, tout d’un coup, les rend intéressantes ; bien plus, il en fait
des drames ; il les change en objets d’admiration, de tendresse et d’épouvante. Sans
sortir du coin du feu ou de l’omnibus, nous voilà tremblants, les yeux pleins de
larmes ou secoués par les accès d’un rire inextinguible. Nous nous trouvons
transformés, notre vie est doublée ; notre âme végétait ; elle sent, elle souffre,
elle aime. Le contraste, la succession rapide, le nombre des sentiments ajoutent
encore à son trouble ; nous roulons pendant deux cents pages dans un torrent
d’émotions nouvelles, contraires et croissantes, qui communique à l’esprit sa
violence, qui l’entraîne dans des écarts et des chutes, et ne le rejette sur la rive
qu’enchanté et épuisé. C’est une ivresse, et sur une âme délicate l’effet serait
trop fort ; mais il convient au public, et le public l’a justifié.
Cette sensibilité ne peut guère avoir que deux issues : le rire et les larmes. Il y
en a d’autres ; mais on n’y arrive que par la haute éloquence ; elles sont le chemin
du sublime, et l’on a vu que pour Dickens il est fermé. Cependant il n’y a pas
d’écrivain qui sache mieux toucher et attendrir ; il fait pleurer, cela est à la
lettre ; avant de l’avoir lu, on ne se savait pas tant de pitié dans le cœur. Le
chagrin d’une enfant qui voudrait être aimée de son père et que son père n’aime
point, l’amour désespéré et la mort lente d’un pauvre jeune homme à demi imbécile,
toutes ces peintures de douleurs secrètes laissent une impression ineffaçable. Les
larmes qu’il verse sont vraies, et la compassion est leur source unique. Balzac,
George Sand, Stendhal ont aussi raconté les misères humaines ; est-il possible
d’écrire sans les raconter ? Mais ils ne les cherchent pas, ils les rencontrent ;
ils ne songent point à nous les étaler ; ils allaient ailleurs, ils les ont
trouvées, sur leur route. Ils aiment l’art plutôt que les hommes. Ils ne se plaisent
qu’à voir jouer les ressorts des passions, à combiner de grands systèmes
d’événements, à construire de puissants caractères ; ils n’écrivent point par
sympathie pour les misérables, mais par amour du beau. Quand vous finissez Mauprat, votre émotion n’est pas la sympathie pure ; vous ressentez
encore une admiration profonde pour la grandeur et la générosité de l’amour. Quand
vous achevez le Père Goriot, vous avez le cœur brisé par les
tortures de cette agonie ; mais l’étonnante invention, l’accumulation des faits,
l’abondance des idées générales, la force de l’analyse, vous transportent dans le
monde de la science, et votre sympathie douloureuse se calme au spectacle de cette
physiologie du cœur. Dickens ne calme jamais la nôtre ; il choisit les sujets où
elle se déploie seule et plus qu’ailleurs, la longue oppression des enfants
tyrannisés et affamés par leur maître d’école, la vie de l’ouvrier Stephen, volé et
déshonoré par sa femme, chassé par ses camarades, accusé de vol, languissant six
jours au fond d’un puits où il est tombé, blessé, dévoré par la fièvre, et mourant
quand enfin on arrive à lui. Rachel, sa seule amie, est là, et son égarement, ses
cris, le tourbillon de désespoir dans lequel Dickens enveloppe ses personnages ont
préparé la douloureuse peinture de cette mort résignée. Le seau remonte un corps qui
n’a presque plus de forme, et l’on voit la figure pâle, épuisée, patiente, tournée
vers le ciel, tandis que la main droite, brisée et pendante, semble demander qu’une
autre main vienne la soutenir. Il sourit pourtant et dit faiblement : « Rachel ! »
Elle vient et se penche jusqu’à ce que ses yeux soient entre ceux du blessé et le
ciel, car il n’a pas la force de tourner les siens pour la regarder. Alors, en
paroles brisées, il lui raconte sa longue agonie. Depuis qu’il est né, il n’a
éprouvé que misère et injustice : c’est la règle ; les faibles souffrent et sont
faits pour souffrir. Ce puits où il est tombé a tué des centaines d’hommes, des
pères, des maris, des fils qui faisaient vivre des centaines de familles. Les
mineurs ont prié et supplié les hommes du parlement, par l’amour du Christ, de ne
point permettre que leur travail fût leur mort, et de les épargner à cause de leurs
femmes et de leurs enfants, qu’ils aiment autant que les gentlemen
aiment les leurs : tout cela pour rien. Quand le puits travaillait, il tuait sans
besoin ; abandonné, il tue encore. Stephen dit cela sans colère, doucement,
simplement, comme la vérité. Il a devant lui son calomniateur ; il ne s’indigne pas,
il n’accuse personne ; il charge seulement le père de démentir la calomnie tout à
l’heure, quand il sera mort. Son cœur est là-haut, dans le ciel où il a vu briller
une étoile. Dans son tourment, sur son lit de pierres, il l’a contemplée, et le
tendre et touchant regard de la divine étoile a calmé, par sa sérénité mystique,
l’angoisse de son esprit et de son corps. « J’ai vu plus clair, dit-il, et ma prière
de mourant a été que les hommes puissent seulement se rapprocher un peu plus les uns
des autres, que lorsque moi, pauvre homme, j’étais avec eux. — Ils le soulevèrent,
et il fut ravi de voir qu’ils allaient l’emporter du côté où l’étoile semblait les
conduire. Ils le portèrent très-doucement, à travers les champs et le long des
sentiers, dans la large campagne, Rachel tenant toujours sa main dans les siennes.
Ce fut bientôt une procession funèbre. L’étoile lui avait montré le chemin qui mène
au Dieu des pauvres, et son humilité, ses misères, son oubli des injures, l’avaient
conduit au repos de son rédempteur1339. »
Ce même écrivain est le plus railleur, le plus comique et le plus bouffon de tous
les écrivains anglais. Singulière gaieté du reste ! C’est la seule qui puisse
s’accorder avec cette sensibilité passionnée. Il y a un rire qui est voisin des
larmes. La satire est sœur de l’élégie : si l’une plaide pour les opprimés, l’autre
combat contre les oppresseurs. Blessé par les travers et par les vices, Dickens se
venge par le ridicule. Il ne les peint pas, il les punit. Rien de plus accablant que
ces longs chapitres d’ironie soutenue où le sarcasme s’enfonce à chaque ligne plus
sanglant et plus perçant dans l’adversaire qu’il s’est choisi. Il y en a cinq ou six
contre les Américains, contre leurs journaux vendus, contre leurs journalistes
ivrognes, contre leurs spéculateurs charlatans, contre leurs femmes auteurs, contre
leur grossièreté, leur familiarité, leur insolence, leur brutalité, capable de ravir
un absolutiste, et de justifier ce libéral qui, revenant de New-York, embrassa les
larmes aux yeux le premier gendarme qu’il aperçut sur le port du Havre. Fondations
de sociétés industrielles, entretiens d’un député avec ses commettants, instructions
d’un député à son secrétaire, parade des grandes maisons de banque, inauguration
d’un édifice, toutes les cérémonies et tous les mensonges de la société anglaise
sont gravés avec la verve et l’amertume de Hogarth. Il y a des morceaux où le
comique est si violent, qu’il a l’air d’une vengeance, par exemple le récit de Jonas
Chuzzlewit. Le premier mot qu’épela cet excellent jeune homme fut « gain. » Le
second (quand il arriva aux dissyllabes) fut « argent. » Cette belle éducation avait
produit par hasard deux inconvénients ; l’un, c’est qu’habitué par son père à
tromper les autres, il avait pris insensiblement le goût d’attraper son père ;
l’autre, c’est qu’instruit à considérer tout comme une question d’argent, il avait
fini par regarder son père comme une sorte de propriété, qui serait très-bien placée
dans le coffre-fort appelé bière. « Voilà mon père qui ronfle, dit M. Jonas.
Pecksniff, ayez donc la bonté de marcher sur son pied. C’est celui qui est contre
vous qui a la goutte. » Il entre en scène par cette attention : vous jugez du reste.
Dickens est triste au fond comme Hogarth ; mais, comme Hogarth, il fait rire aux
éclats par la bouffonnerie de ses inventions et par la violence de ses caricatures.
Il pousse ses personnages dans l’absurde avec une intrépidité rare. Son Pecksniff
invente des phrases morales et des actions sentimentales si grotesques qu’il en est
. Jamais on n’a entendu de telles monstruosités oratoires. Sheridan a
déjà peint un hypocrite anglais, Joseph Surface ; mais celui-là diffère autant de
Pecksniff qu’un portrait du dix-huitième siècle diffère d’une vignette du Punch. Dickens fait l’hypocrisie si difforme et si énorme, que son
hypocrite cesse de ressembler à un homme ; on dirait une de ces figures fantastiques
dont le nez est plus gros que le corps. Ce comique outré vient de l’imagination
excessive. Dickens emploie partout le même ressort. Pour mieux faire voir l’objet
qu’il montre, il en crève les yeux du lecteur ; mais le lecteur s’amuse de cette
verve déréglée ; la fougue de l’exécution lui fait oublier que la scène est
improbable, et il rit de grand cœur en entendant l’entrepreneur des pompes funèbres,
M. Mould, énumérer les consolations que la piété filiale, bien munie d’argent, peut
trouver dans son magasin. Quelle douleur n’adouciraient pas les voitures à quatre
chevaux, les tentures de velours, les cochers en manteaux de drap et en bottes à
revers, les plumes d’autruche teintes en noir, les acolytes à pied habillés dans le
grand style, portant des bâtons garnis de cuivre ? Oh ! ne disons pas que l’or est
une boue, puisqu’il peut acheter des choses comme celles-là ? « Que de bénédictions,
s’écrie M. Mould, que de bénédictions j’ai versées sur l’humanité au moyen de mes
quatre grands chevaux caparaçonnés, que je ne caparaçonne jamais à moins de 10
livres 10 shillings la course1340 ! »
Ordinairement Dickens reste grave en traçant ses caricatures. L’esprit anglais
consiste à dire en style solennel des plaisanteries folles. Le ton et les idées font
alors contraste ; tout contraste donne des impressions fortes. Dickens aime à les
produire, et son public à les éprouver.
Si parfois il oublie de donner les verges au prochain, s’il essaye de s’amuser,
s’il se joue, il n’en est pas plus heureux. Le fond du caractère anglais, c’est le
manque de bonheur. L’ardente et tenace imagination de Dickens se prend trop
fortement aux choses pour glisser légèrement et gaiement sur leur surface. Il
appuie, il pénètre, il enfonce, il creuse ; toutes ces actions violentes sont des
efforts, et tous les efforts sont des souffrances. Pour être heureux, il faut être
léger comme un Français du dix-huitième siècle, ou sensuel comme un Italien du
seizième ; il ne faut point s’inquiéter des choses ou en jouir. Dickens s’en
inquiète et n’en jouit pas. Prenez un petit accident comique, comme on en rencontre
dans la rue, un coup de vent qui retrousse les habits d’un commissionnaire.
Scaramouche fera une grimace de bonne humeur ; Lesage aura le sourire d’un homme
amusé ; tous deux passeront et n’y songeront plus. Dickens y songe pendant une
demi-page. Il voit si bien tous les effets du vent, il se met si complétement à sa
place, il lui suppose une volonté si passionnée et si précise, il tourne et retourne
si fort et si longtemps les habits du pauvre homme, il change le coup de vent en une
tempête et en une persécution si grandes, qu’on est pris de vertige, et que tout en
riant on se trouve en soi-même trop de trouble et trop de compassion pour rire de
bon cœur.
C’était un endroit aéré, qui bleuissait le nez, qui rougissait les yeux, qui
faisait venir la chair de poule, qui gelait les doigts du pied, qui faisait claquer
les dents, que l’endroit où Toby Veck attendait en hiver, et Toby Veck le savait
bien. Le vent arrivait en se démenant autour du coin, — principalement le vent
d’est, — comme s’il était parti des confins de la terre pour tomber sur Toby. Et
souvent on aurait dit qu’il arrivait sur lui plus tôt qu’il n’avait pensé, car
tournant d’un bond autour du coin et dépassant Toby, il revenait soudain sur
lui-même en tourbillonnant, comme s’il criait : Ah ! le voilà ! À l’instant, son
tablier blanc était relevé par dessus sa tête, comme la blouse d’un enfant méchant,
et l’on voyait sa faible petite canne lutter et s’agiter inutilement dans sa main ;
ses jambes subissaient une agitation terrible, et Toby lui-même tout courbé, faisant
face tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, était si bien souffleté et battu, et
rossé, et houspillé, et tiraillé, et bousculé, et soulevé de terre, que c’était
presque positivement un miracle s’il n’était pas enlevé en chair et en os en haut de
l’air, comme l’est parfois une colonie de grenouilles, ou d’escargots, ou d’autres
créatures portatives, pour tomber en pluie, au grand étonnement des indigènes, dans
quelque coin reculé du monde où l’espèce des commissionnaires est inconnue1341.
Si l’on veut maintenant se figurer d’un regard cette imagination si lucide, si
violente, si passionnément fixée sur l’objet qu’elle se choisit, si profondément
touchée par les petites choses, si uniquement attachée aux détails et aux sentiments
de la vie vulgaire, si féconde en émotions incessantes, si puissante pour éveiller
la pitié douloureuse, la raillerie sarcastique et la gaieté nerveuse, on se
représentera une rue de Londres par un soir pluvieux d’hiver. La lumière flamboyante
du gaz brûle les yeux, ruisselle à travers les vitres des boutiques, rejaillit sur
les figures qui passent, et sa clarté crue, s’enfonçant dans leurs traits
contractés, met en relief, avec un détail infini et une énergie blessante, leurs
rides, leurs difformités, leur expression tourmentée. Si dans cette foule pressée et
salie vous découvrez un frais visage de jeune fille, cette lumière artificielle le
charge de tons excessifs et faux ; elle le détache sur l’ombre pluvieuse et froide
avec une auréole étrange. L’esprit est frappé d’étonnement : mais on porte la main à
ses yeux pour les couvrir, et en admirant la force de cette lumière, on pense
involontairement au vrai soleil de la campagne et à la tranquille beauté du
jour.
Plantez ce talent dans une terre anglaise ; l’opinion littéraire du pays dirigera sa
croissance et expliquera ses fruits. Car cette opinion publique est son opinion
privée ; il ne la subit pas comme une contrainte extérieure, il la sent en lui comme
une persuasion intime ; elle ne le gêne pas, elle le développe, et ne fait que lui
répéter tout haut ce qu’il se dit tout bas.
Voici les conseils de ce goût public, d’autant plus puissants qu’ils s’accordaient
avec son inclination naturelle, et le poussaient dans son propre sens :
« Soyez moral. Il faut que tous vos romans puissent être lus par les jeunes filles.
Nous sommes des esprits pratiques, et nous ne voulons pas que la littérature corrompe
la vie pratique. Nous avons la religion de la famille, et nous ne voulons pas que la
littérature peigne les passions qui attaquent la vie de famille. Nous sommes
protestants, et nous avons gardé quelque chose de la sévérité de nos pères contre la
joie et les passions. Entre celles-ci, l’amour est la plus mauvaise. Gardez-vous à cet
endroit de ressembler à la plus illustre de nos voisines. L’amour est le héros de tous
les romans de Georges Sand. Marié ou non marié, peu importe ; elle le trouve beau,
saint, sublime par lui-même, et elle le dit. Ne le croyez pas, et si vous le croyez,
ne le dites point. Cela est d’un mauvais exemple. L’amour ainsi présenté se subordonne
le mariage. Il y aboutit, il le brise, il se passe de lui, selon les circonstances ;
mais, quoi qu’il fasse, il le traite en inférieur ; il ne lui reconnaît de sainteté
que celle qu’il lui donne, et le juge impie s’il s’en trouve exclu. Le roman ainsi
conçu est une plaidoirie en faveur du cœur, de l’imagination, de l’enthousiasme et de
la nature ; mais il est souvent une plaidoirie contre la société et contre la loi ;
nous ne souffrons pas qu’on touche de près ou de loin à la société ni à la loi.
Présenter un sentiment comme divin, incliner devant lui toutes les institutions, le
promener à travers une suite d’actions généreuses, chanter avec une sorte
d’inspiration héroïque les combats qu’il livre et les assauts qu’il soutient,
l’enrichir de toutes les forces de l’éloquence, le couronner de toutes les fleurs de
la poésie, c’est peindre la vie qu’il enfante comme plus belle et plus haute que les
autres, c’est l’asseoir bien au-dessus de toutes les passions et de tous les devoirs,
dans une région sublime, sur un trône, d’où il brille comme une lumière, comme une
consolation, comme une espérance, et attire à lui tous les cœurs. Peut-être ce monde
est-il celui des artistes ; il n’est point celui des hommes ordinaires. Peut-être
est-il conforme à la nature ; nous faisons fléchir la nature devant l’intérêt de la
société. Georges Sand peint des femmes passionnées ; peignez-nous d’honnêtes femmes.
Georges Sand donne envie d’être amoureux ; donnez-nous envie de nous marier.
« Cela a des inconvénients, il est vrai ; l’art en souffre, si le public y gagne. Si
vos personnages donnent de meilleurs exemples, vos ouvrages seront de moindre prix. Il
n’importe. Vous vous résignerez en songeant que vous êtes moral. Vos amoureux seront
fades, car le seul intérêt qu’offre leur âge, c’est la violence de la passion, et vous
ne pouvez peindre la passion. Dans Nicolas Nickleby, vous montrerez
deux honnêtes jeunes gens, semblables à tous les jeunes gens, épousant deux honnêtes
jeunes filles, semblables à toutes les jeunes filles ; dans Martin
Chuzzlewit, vous montrerez encore deux honnêtes jeunes gens, parfaitement
semblables aux deux premiers, épousant aussi deux honnêtes jeunes filles, parfaitement
semblables aux deux premières ; dans Dombey and son, il n’y aura
qu’un honnête jeune homme et une honnête jeune fille. Du reste, nulle différence. Et
ainsi de suite. Le nombre de vos mariages est étonnant, et vous en faites assez pour
peupler l’Angleterre. Ce qui est plus curieux encore, c’est qu’ils sont tous
désintéressés, et que le jeune homme et la jeune fille font fi de l’argent avec la
même sincérité qu’à l’Opéra-Comique. Vous insisterez infiniment sur le joli embarras
des fiancées, sur les larmes des mères, sur les pleurs de toute l’assistance, sur les
scènes réjouissantes et touchantes du dîner ; vous ferez une foule de tableaux de
famille, tous attendrissants, et presque aussi agréables que des peintures de
paravents. Le lecteur sera ému ; il pensera voir les amours innocents et les
gentillesses vertueuses d’un petit garçon et d’une petite fille de dix ans. Il aura
envie de leur dire : Bons petits amis, continuez à être bien sages. Mais le principal
intérêt sera pour les jeunes filles, qui apprendront de quelle manière empressée, et
pourtant convenable, un prétendu doit faire sa cour. Si vous hasardez une séduction,
comme dans Copperfield, vous ne raconterez pas le progrès, l’ardeur,
les enivrements de l’amour ; vous n’en peindrez que les misères, le désespoir et les
remords. Si dans Copperfield et dans le Grillon du
Foyer vous montrez un mariage troublé et une femme soupçonnée, vous vous
hâterez de rendre la paix au mariage et l’innocence à la femme, et vous ferez par sa
bouche un éloge du mariage si magnifique, qu’il pourrait servir de modèle à M. Émile
Augier. Si dans Hard Times l’épouse va jusqu’au bord de la faute,
elle s’arrêtera sur le bord de la faute. Si dans Dombey and son elle
fuit la maison conjugale, elle restera pure, elle ne commettra que l’apparence de la
faute, et elle traitera son amant de telle sorte qu’on souhaitera d’être le mari. Si
enfin dans Copperfield vous racontez les troubles et les folies de
l’amour, vous raillerez ce pauvre amour, vous peindrez ses petitesses, vous semblerez
demander excuse au lecteur. Jamais vous n’oserez faire entendre le souffle ardent,
généreux, indiscipliné, de la passion toute-puissante ; vous ferez d’elle un jouet
d’enfants honnêtes ou un joli bijou de mariage. Mais le mariage vous donnera des
compensations. Votre génie d’observateur et votre goût pour les détails s’exerceront
sur les scènes de la vie domestique : vous excellerez à peindre un coin du feu, une
causerie de famille, des enfants sur les genoux de leur mère, un mari qui le soir
veille à la lampe près de sa femme endormie, le cœur rempli de joie et de courage,
parce qu’il sent qu’il travaille pour les siens. Vous trouverez de charmants ou
sérieux portraits de femmes : celui de Dora, qui reste petite fille dans le mariage,
dont les mutineries, les gentillesses, les enfantillages, les rires, égayent le ménage
comme un gazouillement d’oiseau ; celui d’Esther, dont la parfaite bonté et la divine
innocence ne peuvent être atteintes par les épreuves ni par les années ; celui
d’Agnès, si calme, si patiente, si sensée, si pure, si digne de respect, véritable
modèle de l’épouse, capable à elle seule de mériter au mariage le respect que nous
demandons pour lui. Et lorsqu’enfin il faudra montrer la beauté de ces devoirs, la
grandeur de cette amitié conjugale, la profondeur du sentiment qu’ont creusé dix
années de confiance, de soins et de dévouement réciproques, vous trouverez dans votre
sensibilité, si longtemps contenue, des discours aussi pathétiques que les plus fortes
paroles de l’amour1342.
« Les pires romans ne sont pas ceux qui le glorifient. Il faut habiter l’autre côté
du détroit pour oser ce que nos voisins ont osé. Chez nous, quelques-uns admirent
Balzac, mais personne ne voudrait le tolérer. Quelques-uns prétendront qu’il n’est pas
immoral ; mais tout le monde reconnaîtra qu’il fait toujours et partout abstraction de
la morale. Georges Sand n’a célébré qu’une passion ; Balzac les a célébrées toutes. Il
les a considérées comme des forces, et, jugeant que la force est belle, il les a
soutenues de leurs causes, entourées de leurs circonstances, développées dans leurs
effets, poussées à l’extrême, et agrandies jusqu’à en faire des monstres sublimes,
plus systématiques et plus vrais que la vérité. Nous n’admettons pas qu’un homme se
réduise à n’être qu’un artiste. Nous ne voulons pas qu’il se sépare de sa conscience
et perde de vue la pratique. Nous ne consentirons jamais à voir que tel est le trait
dominant de notre Shakspeare : nous ne reconnaîtrons pas que, comme Balzac, il mène
ses héros au crime et à la monomanie, et que, comme lui, il habite le pays de la pure
logique et de la pure imagination. Nous sommes bien changés depuis le seizième siècle,
et nous condamnons aujourd’hui ce que nous approuvions autrefois. Nous ne voulons pas
que le lecteur s’intéresse à un avare, à un ambitieux, à un débauché. Et il
s’intéresse à lui lorsque l’écrivain, sans louer ni blâmer, s’attache à expliquer le
tempérament, l’éducation, la forme du crâne et les habitudes d’esprit qui ont creusé
en lui cette inclinaison primitive, à faire toucher la nécessité de ses effets, à la
conduire à travers toutes ses périodes, à montrer la puissance plus grande que l’âge
et le contentement lui communiquent, à exposer la chute irrésistible qui précipite
l’homme dans la folie ou dans la mort. Le lecteur, saisi par cette logique, admire
l’œuvre qu’elle a faite, et oublie de s’indigner contre le personnage qu’elle a créé ;
il dit : le bel avare ! et il ne songe plus aux maux que l’avarice produit. Il devient
philosophe et artiste, et ne se souvient plus qu’il est honnête homme. Souvenez-vous
toujours que vous l’êtes, et renoncez aux beautés qui peuvent fleurir sur ce sol
corrompu.
« Entre celles-ci, la première est la grandeur. Il faut s’intéresser aux passions
pour comprendre toute leur étendue, pour compter tous leurs ressorts, pour décrire
tout leur cours. Ce sont des maladies ; si on se contente de les maudire, on ne les
connaîtra pas ; si l’on n’est physiologiste, si l’on ne se prend pas d’amour pour
elles, si l’on ne fait pas d’elles ses héros, si on ne tressaille pas de plaisir à la
vue d’un beau trait d’avarice comme à la vue d’un symptôme précieux, on ne peut
dérouler leur vaste système et étaler leur fatale grandeur. Vous n’aurez point ce
mérite immoral ; d’ailleurs il ne convient point à votre genre d’esprit. Votre extrême
sensibilité et votre ironie toujours prête ont besoin de s’exercer ; vous n’avez pas
assez de calme pour pénétrer jusqu’au fond d’un caractère ; vous aimez mieux vous
attendrir sur lui ou le railler ; vous le prenez à partie, vous vous faites son
adversaire ou son ami, vous le rendez odieux ou touchant ; vous ne le peignez pas ;
vous êtes trop passionné et vous n’êtes pas assez curieux. D’autre part, la ténacité
de votre imagination, la violence et la fixité avec laquelle vous enfoncez votre
pensée dans le détail que vous voulez saisir, limitent votre connaissance, vous
arrêtent sur un trait unique, vous empêchent de visiter toutes les parties d’une âme
et d’en sonder la profondeur. Vous avez l’imagination trop vive, et vous ne l’avez pas
assez vaste. Voici donc les caractères que vous allez tracer. Vous saisirez un
personnage dans une attitude, vous ne verrez de lui que celle-là, et vous la lui
imposerez depuis le commencement jusqu’au bout. Son visage aura toujours la même
expression, et cette expression sera presque toujours une grimace. Ils auront une
sorte de tic qui ne les quittera plus. Miss Mercy rira à chaque parole ; Marc Tapley
prononcera à chaque scène son mot : gaillardement ; mistress Gamp
parlera incessamment de Mme Harris ; le docteur Chillip ne fera pas une seule action
qui ne soit timide ; M. Micawber prononcera pendant trois volumes le même genre de
phrases emphatiques, et passera cinq ou six cents fois avec une brusquerie comique de
la joie à la douleur. Chacun de vos personnages sera un vice, une vertu, un ridicule
incarné, et la passion que vous lui prêterez sera si fréquente, si invariable, si
absorbante, qu’il ne ressemblera plus à un homme vivant, mais à une abstraction
habillée en homme. Les Français ont un Tartufe comme votre M. Pecksniff ; mais
l’hypocrisie qu’il affiche n’a pas détruit le reste de son être ; s’il prête à la
comédie par son vice, il appartient à l’humanité par sa nature. Il a, outre sa
grimace, un caractère et un tempérament ; il est gros, fort, rouge, brutal, sensuel ;
la vigueur de son sang le rend audacieux ; son audace le rend calme ; son audace, son
calme, sa promptitude de décision, son mépris des hommes font de lui un grand
politique. Quand il a occupé le public pendant cinq actes, il offre encore au
psychologue et au médecin plus d’une chose à étudier. Votre Pecksniff n’offrira rien
ni au médecin ni au psychologue. Il ne servira qu’à instruire et à amuser le public.
Il sera une satire vivante de l’hypocrisie, et rien de plus. Si vous lui donnez le
goût de l’eau-de-vie, ce sera gratuitement ; dans le tempérament que vous lui prêtez,
rien ne l’exige : il est si enfoncé dans la tartuferie, dans la douceur, dans le beau
style, dans les phrases littéraires, dans la moralité tendre, que le reste de sa
nature a disparu : c’est un masque et ce n’est plus un homme. Mais ce masque est si
grotesque et si énergique, qu’il sera utile au public, et diminuera le nombre des
hypocrites. C’est notre but et c’est le vôtre, et le recueil de vos caractères aura
plutôt les effets d’un livre de satires que ceux d’une galerie de portraits.
« Par la même raison, ces satires, quoique réunies, resteront effectivement
détachées, et ne formeront point de véritable ensemble. Vous avez commencé par des
essais, et vos grands romans ne sont que des essais cousus les uns au bout des autres.
Le seul moyen de composer un tout naturel et solide, c’est de faire l’histoire d’une
passion ou d’un caractère, de les prendre à leur naissance, de les voir grandir,
s’altérer et se détruire, de comprendre la nécessité intérieure de leur développement.
Vous ne suivez pas ce développement ; vous maintenez toujours votre personnage dans la
même attitude ; il est avare ou hypocrite, ou bon jusqu’au bout, et toujours de la
même façon ; il n’a donc pas d’histoire. Vous ne pouvez que changer les circonstances
où il se trouve ; vous ne le changez pas lui-même ; il reste immobile, et, à tous les
chocs qui le frappent, il rend le même son. La diversité des événements que vous
inventez n’est donc qu’une fantasmagorie amusante ; ils n’ont pas de lien, ils ne
forment pas un système, ils ne sont qu’un monceau. Vous n’écrirez que des vies, des
aventures, des mémoires, des esquisses, des collections de scènes, et vous ne saurez
pas composer une action. — Mais si le goût littéraire de votre nation, joint à la
direction naturelle de votre génie, vous impose des intentions morales, vous interdit
la grande peinture des caractères, vous défend la composition des ensembles, il offre
à votre observation, à votre sensibilité et à votre satire, une suite de figures
originales qui n’appartiennent qu’à l’Angleterre, qui, dessinées par votre main,
formeront une galerie unique, et qui, avec l’image de votre génie, offriront celle de
votre pays et de votre temps. »
Ôtez les personnages grotesques qui ne sont là que pour occuper de la place et pour
faire rire, vous trouverez que tous les caractères de Dickens sont compris dans deux
classes : les êtres sensibles et les êtres qui ne le sont pas. Il oppose les âmes que
forme la nature aux âmes que déforme la société. L’un de ses derniers romans, Hard Times, est un résumé de tous les autres. Il y préfère l’instinct
au raisonnement, l’intuition du cœur à la science positive ; il attaque l’éducation
fondée sur la statistique, sur les chiffres et sur les faits ; il comble de malheurs
et de ridicules l’esprit positif et mercantile ; il combat l’orgueil, la dureté,
l’égoïsme du négociant et du noble ; il maudit les villes de manufactures, de fumée et
de boue, qui emprisonnent le corps dans une atmosphère artificielle et l’esprit dans
une vie factice. Il va chercher de pauvres ouvriers, des bateleurs, un enfant trouvé,
et accable sous leur bon sens, sous leur générosité, sous leur délicatesse, sous leur
courage et sous leur douceur, la fausse science, le faux bonheur et la fausse vertu
des riches et des puissants qui les méprisent. Il fait des satires contre la société
oppressive ; il fait des élégies sur la nature opprimée, et son génie élégiaque, comme
son génie satirique, rencontre à propos dans le monde anglais qui l’entoure la
carrière dont il a besoin pour se déployer.
Le premier fruit de la société anglaise est l’hypocrisie. Il y mûrit au double
souffle de la religion et de la morale ; on sait quels sont leur popularité et leur
empire au-delà du détroit. Dans un pays où il est scandaleux de rire le dimanche, où
le triste puritanisme a gardé quelque chose de son ancienne animosité contre le
bonheur, où les critiques qui étudient l’histoire ancienne insèrent des
dissertations sur le degré de vertu de Nabuchodonosor, il est naturel que
l’apparence de la moralité soit utile. C’est une monnaie qu’il faut avoir ; ceux qui
n’ont pas la bonne en fabriquent de la fausse, et plus l’opinion publique la déclare
précieuse, plus on la contrefait. Aussi ce vice est-il anglais. M. Pecksniff ne peut
pas se rencontrer en France. Ses phrases nous dégoûteraient. S’il y a chez nous une
affectation, ce n’est pas celle de vertu, c’est celle de vice ; pour réussir, on
aurait tort d’y parler de ses principes ; on aime mieux confesser ses faiblesses, et
s’il y a des charlatans, ce sont des fanfarons d’immoralité. Nous avons eu jadis nos
hypocrites ; mais c’est lorsque la religion était populaire. Depuis Voltaire,
Tartufe est impossible. On n’essaye plus d’affecter une piété qui ne trompe personne
et qui ne mène à rien. L’hypocrisie vient, s’en va et varie selon l’état des mœurs,
de la religion et des esprits ; aussi voyez comme l’hypocrisie de Pecksniff est
conforme aux dispositions de son pays ! La religion anglaise est peu dogmatique et
toute morale. Pecksniff ne lâche pas comme Tartufe des phrases de théologie ; il
s’épanche tout entier en tirades de philanthropie. Il a marché avec le siècle. Il
est devenu philosophe humanitaire. Il a donné à ses filles les noms de Mercy (compassion) et Charity. Il est tendre, il est bon,
il s’abandonne aux effusions de famille. Il offre innocemment en spectacle,
lorsqu’on vient le voir, de charmantes scènes d’intérieur ; il étale le cœur d’un
père, les sentiments d’un époux, la bienveillance d’un bon maître. Les vertus de
famille sont en honneur aujourd’hui ; il faut s’en affubler. Jadis Orgon disait,
instruit par Tartufe :
La vertu moderne et la piété anglaise pensent autrement ; il ne faut pas mépriser
ce monde en vue de l’autre ; il faut l’améliorer en vue de l’autre. Tartufe parlera
de sa haire et de sa discipline ; Pecksniff, de son confortable petit parloir, du
charme de l’intimité, des beautés de la nature. Il essayera de mettre la concorde
entre les hommes. Il aura l’air d’un membre de la Société de la
paix. Il développera les considérations les plus touchantes sur les bienfaits
et sur les beautés de l’harmonie. Il sera impossible de l’écouter sans avoir le cœur
attendri. Les hommes sont raffinés aujourd’hui, ils ont lu beaucoup de poésies
élégiaques ; leur sensibilité est plus vive ; on ne peut plus les tromper avec la
grossière impudence de Tartufe. C’est pourquoi M. Pecksniff aura des gestes de
longanimité sublime, des sourires de compassion ineffable, des élans, des mouvements
d’abandon, des grâces, des tendresses qui séduiront les plus difficiles et
charmeront les plus délicats. Les Anglais, dans leurs parlements, dans leurs meetings, dans leurs associations et dans leurs cérémonies
publiques, ont appris la phrase oratoire, les termes abstraits, le style de
l’économie politique, du journalisme et du prospectus. M. Pecksniff parlera comme un
prospectus. Il en aura l’obscurité, le galimatias et l’emphase. Il semblera planer
au-dessus du monde, dans la région des idées pures, au sein de la vérité. Il aura
l’air d’un apôtre élevé dans les bureaux du Times. Il débitera des
idées générales à propos de tout. Il trouvera une leçon de morale dans les
beefsteaks qu’il vient d’avaler. Ce beefsteak a passé, le monde passera aussi ;
souvenons-nous de notre fragilité et du compte qu’un jour nous aurons à rendre. En
pliant sa serviette, il s’élèvera à des contemplations grandioses : « L’économie de
la digestion, dira-t-il, à ce que m’ont appris certains anatomistes de mes amis, est
un des plus merveilleux ouvrages de la nature. Je ne sais pas ce qu’éprouvent les
autres, mais c’est une grande satisfaction pour moi de penser, quand je jouis de mon
humble dîner, que je mets en mouvement la plus belle machine dont nous ayons
connaissance. Il me semble véritablement, en de tels instants, que j’accomplis une
fonction publique. — Quand j’ai remonté cette montre intérieure, si je puis
employer une telle expression, dit M. Pecksniff avec une sensibilité exquise, et
quand je sais qu’elle va, je sens que la leçon offerte par elle aux hommes fait de
moi un des bienfaiteurs de mon espèce. » Vous reconnaissez un nouveau genre
d’hypocrisie. Les vices changent à chaque siècle en même temps que les vertus.
L’esprit pratique, comme l’esprit moral, est anglais ; à force de commercer, de
travailler et de se gouverner, ce peuple a pris le goût et le talent des affaires ;
c’est pourquoi ils nous regardent comme des enfants et des fous. L’excès de cette
disposition est la destruction de l’imagination et de la sensibilité. On devient une
machine à spéculation en qui s’alignent des chiffres et des faits ; on nie la vie de
l’esprit et les joies du cœur ; on ne voit plus dans le monde que des pertes et des
bénéfices ; on devient dur, âpre, avide et avare ; on traite les hommes en rouages ;
un jour on se trouve tout entier négociant, banquier, statisticien ; on a cessé
d’être homme. Dickens a multiplié les portraits de l’homme positif : Ralph Nickleby,
Scrooge, Antony Chuzzlewit, Jonas, l’alderman Cute, M. Murdstone et sa sœur,
Bounderby, Tom Gradgrind ; il y en a dans tous ses romans. Les uns le sont par
éducation, les autres le sont par nature ; mais ils sont tous odieux, car ils
prennent tous à tâche de railler et de détruire la bonté, la sympathie, la
compassion, les affections désintéressées, les émotions religieuses, l’enthousiasme
de l’imagination, tout ce qu’il y a de beau dans l’homme. Ils oppriment des enfants,
ils frappent des femmes, ils affament des pauvres, ils insultent des malheureux. Les
meilleurs sont des automates de fer poli qui exécutent méthodiquement leurs devoirs
légaux et ne savent pas qu’ils font souffrir les autres. Ces sortes de gens ne se
trouvent pas dans notre pays. Leur rigidité n’est point dans notre caractère. Ils
sont produits en Angleterre par une école qui a sa philosophie, ses grands hommes,
sa gloire, et qui ne s’est jamais établie chez nous. Plus d’une fois, il est vrai,
nos écrivains ont peint des avares, des gens d’affaires et des boutiquiers ; Balzac
en est rempli. Mais il les explique par leur imbécillité, ou il en fait des monstres
curieux comme Grandet et Gobseck. Ceux de Dickens forment une classe réelle et
représentent un vice national. Lisez ce passage de Hard Times, et
voyez si, corps et âme, M. Gradgrind n’est pas tout Anglais.
« À présent, ce qu’il me faut, ce sont des faits. N’enseignez à ces filles et à
ces garçons que des faits ; on n’a besoin que de faits dans la vie. Ne plantez
rien autre chose en eux ; déracinez en eux toute autre chose. Vous ne pouvez
former l’esprit d’un animal raisonnable qu’avec des faits. Aucune autre chose ne
pourra leur être utile. C’est le principe d’après lequel j’élève mes propres
enfants, et c’est là le principe d’après lequel je veux que les enfants soient
élevés. Attachez-vous aux faits, monsieur ! »
La scène était la voûte nue, unie, monotone d’une école, et le doigt carré de
l’orateur donnait de l’autorité à ses observations, en soulignant chaque sentence
par un trait sur la manche du maître d’école. Cette autorité était accrue par le
front de l’orateur, sorte de mur carré, ayant les sourcils pour base, pendant que
ses yeux trouvaient une cage commode dans deux caves noires qu’ombrageait le mur.
Cette autorité était accrue par la bouche de l’orateur, qui était grande, mince et
dure. Cette autorité était accrue par la voix de l’orateur, qui était inflexible,
sèche et impérative. Cette autorité était accrue par les cheveux de l’orateur, qui
se dressaient sur les côtés de sa tête chauve, sorte de plantation de pins ayant
pour but de protéger contre le vent la surface luisante, toute couverte de
protubérances, ainsi qu’une croûte de pâté aux prunes, comme si la tête eût été un
magasin insuffisant pour la dure masse de faits accumulés dans son intérieur.
L’attitude obstinée de l’orateur, son habit carré, ses jambes carrées, ses épaules
carrées, jusqu’à sa cravate, qui le prenait à la gorge de son nœud roide, comme un
fait entêté qu’elle était, tout ajoutait à cette autorité.
« Dans cette vie, il ne nous faut que des faits, monsieur ; rien que des
faits ! »
L’orateur et le maître d’école et la troisième grande personne présente reculèrent
tous un peu et parcoururent des yeux le plan incliné des petits vases qui étaient là
rangés en ordre pour recevoir les grandes potées de faits qu’on allait verser en
eux, afin de les remplir jusqu’au bord1343 !
« — Thomas Gradgrind, monsieur ! Homme de réalités, homme de faits et de
calculs, homme qui part de ce principe que deux et deux font quatre, et rien de
plus, et qui sous aucun prétexte et pour aucune raison n’accordera rien de plus !
Thomas Gradgrind, monsieur ! Thomas lui-même, Thomas Gradgrind avec une règle et
une paire de balances, et la table de multiplication toujours dans sa poche,
monsieur, prêt à peser et à mesurer n’importe quel fragment de la nature humaine,
et à vous dire exactement ce qu’on peut en tirer. C’est une pure question de
chiffres, un simple cas d’arithmétique. Vous pourriez espérer de faire entrer
quelque autre croyance dans la tête de Georges Gradgrind, ou d’Auguste Gradgrind,
ou de John Gradgrind, ou de Joseph Gradgrind (toutes personnes fictives, non
existantes), mais dans la tête de Thomas Gradgrind, — non, monsieur ! »
C’est dans ces termes que M. Gradgrind se présentait toujours lui-même mentalement,
soit au cercle de ses relations particulières, soit au public en général. C’est dans
ces termes évidemment, en substituant le mot « jeunes élèves » au mot « monsieur »,
que Thomas Gradgrind présentait en ce moment Thomas Gradgrind aux petits vases
rangés devant lui, lesquels devaient être si fort remplis de faits1344.
Un autre défaut que donne l’habitude de commander et de lutter est l’orgueil. Il
abonde dans un pays d’aristocratie, et personne n’a raillé plus durement une
aristocratie que Dickens ; tous ses portraits sont des sarcasmes : c’est celui de
James Harthouse, dandy dégoûté de tout, principalement de lui-même, et ayant
parfaitement raison ; c’est celui de sir Frederick, pauvre sot dupé, abruti par le
vin, dont l’esprit consiste à regarder fixement les gens en mangeant le bout de sa
canne ; c’est celui de lord Feenix, sorte de mécanique à phrases parlementaires,
détraquée, et à peine capable d’achever les périodes ridicules où il a soin de
toujours tomber ; c’est celui de mistress Skewton, hideuse vieille ruinée, coquette
jusqu’à la mort, demandant pour son lit d’agonie des rideaux roses, et promenant sa
fille dans tous les salons de l’Angleterre, pour la vendre à quelque mari vaniteux ;
c’est celui de sir John Chester, scélérat de bonne compagnie, qui, de peur de se
compromettre, refuse de sauver son fils naturel et refuse avec toutes sortes de
grâces en achevant de manger son chocolat. Mais la peinture la plus complète et la
plus anglaise de l’esprit aristocratique est le portrait d’un négociant de Londres,
M. Dombey.
Ce n’est pas là qu’en France nous irons chercher nos types ; c’est là qu’on les
trouve en Angleterre, aussi énergiques que dans nos plus orgueilleux châteaux.
M. Dombey, comme un noble, aime sa maison autant que lui-même. S’il dédaigne sa
fille et s’il souhaite un fils, c’est pour perpétuer l’ancien nom de sa banque. Il a
ses ancêtres en commerce, il veut avoir ses descendants. Ce sont des traditions
qu’il soutient, et c’est une puissance qu’il continue. À cette hauteur d’opulence et
avec cette étendue d’action, c’est un prince, et, comme il a la situation d’un
prince, il en a les sentiments. Vous voyez là un caractère qui ne pouvait se
produire que dans un pays dont le commerce embrasse le monde, où les négociants sont
des potentats, où une compagnie de marchands a exploité des continents, soutenu des
guerres, défait des royaumes, et fondé un empire de cent millions d’hommes.
L’orgueil d’un tel homme n’est pas petit, il est terrible ; il est si tranquille et
si haut, que, pour en trouver un semblable, il faudrait relire les Mémoires de Saint-Simon. M. Dombey a toujours commandé, et il n’entre pas
dans sa pensée qu’il puisse céder à quelqu’un ou à quelque chose. Il reçoit la
flatterie comme un tribut auquel il a droit, et aperçoit au-dessous de lui, à une
distance immense, les hommes comme des êtres faits pour l’implorer et lui obéir. Sa
seconde femme, la fière Édith Skewton, lui résiste et le méprise ; l’orgueil du
négociant se heurte contre l’orgueil de la fille noble, et les éclats contenus de
cette inimitié croissante révèlent une intensité de passion que des âmes ainsi nées
et ainsi nourries pouvaient seules contenir. Édith, pour se venger, s’enfuit le jour
anniversaire de son mariage, et se donne les apparences de l’adultère C’est alors
que l’inflexible orgueil se dresse dans toute sa roideur. Il a chassé sa fille,
qu’il croit complice de sa femme ; il défend qu’on s’occupe de l’une ni de l’autre ;
il impose silence à sa sœur et à ses amis ; il reçoit ses hôtes du même ton et avec
la même froideur. Désespéré dans le cœur, dévoré par l’insulte, par la conscience de
sa défaite, par l’idée de la risée publique, il reste aussi ferme, aussi hautain,
aussi calme qu’il fut jamais. Il pousse plus audacieusement ses affaires et se
ruine ; il va se tuer. Jusqu’ici tout était bien : la colonne de bronze était restée
entière et invaincue ; mais les exigences de la morale publique pervertissent l’idée
du livre. Sa fille arrive juste à point. Elle le supplie ; il s’attendrit ; elle
l’emmène ; il devient le meilleur des pères, et gâte un beau roman.
Retournons la liste : par opposition à ces caractères factices et mauvais que
produisent les institutions nationales, vous trouvez des êtres bons tels que les
fait la nature, et au premier rang les enfants.
Nous n’en avons point dans notre littérature. Le petit Joas de Racine n’a pu naître
que dans une pièce composée pour Saint-Cyr ; encore le pauvre enfant parle-t-il en
fils de prince, avec des phrases nobles et apprises comme s’il récitait son
catéchisme. Aujourd’hui, on ne voit chez nous de ces portraits que dans les livres
d’étrennes, lesquels sont écrits pour offrir des modèles aux enfants sages. Dickens
a peint les siens avec une complaisance particulière ; il n’a point songé à édifier
le public, et il l’a charmé. Tous les siens ont une sensibilité extrême ; ils aiment
beaucoup et ils ont besoin d’être aimés. Il faut, pour comprendre cette complaisance
du peintre et ce choix de caractères, songer à leur type physique. Ils ont une
carnation si fraîche, un teint si délicat, une chair si transparente, et des yeux
bleus si purs, qu’ils ressemblent à de belles fleurs. Rien d’étonnant si un
romancier les aime, s’il prête à leur âme la sensibilité et l’innocence qui
reluisent dans leurs regards, s’il juge que ces frêles et charmantes roses doivent
se briser sous les mains grossières qui tenteront de les assouplir. Il faut encore
songer aux intérieurs où ils croissent. Lorsqu’à cinq heures le négociant et
l’employé quittent leur bureau et leurs affaires, ils retournent au plus vite dans
le joli cottage où toute la journée leurs enfants ont joué sur la pelouse. Ce coin
du feu où ils vont passer la soirée est un sanctuaire, et les tendresses de famille
sont la seule poésie dont ils aient besoin. Un enfant privé de ces affections et de
ce bien-être semblera privé de l’air qu’on respire, et le romancier n’aura pas trop
d’un volume pour expliquer son malheur. Dickens l’a raconté en dix volumes, et il a
fini par écrire l’histoire de David Copperfield. David est aimé par sa mère et par
une brave servante, Peggotty ; il joue avec elle dans le jardin ; il la regarde
coudre, il lui lit l’histoire naturelle des crocodiles ; il a peur des poules et des
oies qui se promènent dans la cour d’un air formidable : il est parfaitement
heureux. Sa mère se remarie, et tout change. Le beau-père, M. Murdstone, et sa sœur
Jeanne sont des êtres âpres, méthodiques et glacés. Le pauvre petit David est à
chaque moment blessé par des paroles dures. Il n’ose parler ni remuer ; il a peur
d’embrasser sa mère ; il sent peser sur lui, comme un manteau de plomb, le regard
froid des deux nouveaux hôtes. Il se replie sur lui-même, étudie en machine les
leçons qu’on lui impose ; il ne peut les apprendre, tant il a crainte de ne pas les
savoir. Il est fouetté, enfermé au pain et à l’eau dans une chambre écartée. Il
s’effraye de la nuit, il a peur de lui-même. Il se demande si, en effet, il n’est
pas mauvais ou méchant, et il pleure. Cette terreur incessante, sans espoir et sans
issue, le spectacle de cette sensibilité qu’on froisse et de cette intelligence
qu’on abrutit, les longues anxiétés, les veilles, la solitude du pauvre enfant
emprisonné, son désir passionné d’embrasser sa mère ou de pleurer sur le cœur de sa
bonne, tout cela fait mal à voir. Ces douleurs enfantines sont aussi profondes que
des chagrins d’homme. C’est l’histoire d’une plante fragile qui fleurissait dans un
air chaud, sous un doux soleil, et qui tout d’un coup, transportée dans la neige,
laisse tomber ses feuilles et se flétrit.
Les gens du peuple sont comme des enfants, dépendants, peu cultivés, voisins de la
nature et sujets à l’oppression. C’est dire que Dickens les relève. Cela n’est point
nouveau en France : les romans de M. Eugène Sue nous en ont donné plus d’un exemple,
et cette thèse remonte à Rousseau ; mais entre les mains de l’écrivain anglais elle
a pris une force singulière. Ses héros ont des délicatesses et des dévouements
admirables. Ils n’ont de populaire que leur prononciation ; le reste en eux n’est
que noblesse et générosité. Vous voyez un bateleur abandonner sa fille, son unique
joie, de peur de lui nuire en quelque chose. Une jeune femme se dévoue pour sauver
la femme indigne de l’homme qui l’aime et qu’elle aime ; cet homme meurt ; elle
continue, par pure abnégation, à soigner la créature dégradée. Un pauvre charretier
qui croit sa femme infidèle la déclare tout haut innocente, et pour toute vengeance
ne songe qu’à la combler de tendresses et de bontés. Personne, selon Dickens, ne
sent aussi vivement qu’eux le bonheur d’aimer et d’être aimé, les joies pures de la
vie de famille. Personne n’a autant de compassion pour ces pauvres êtres déformés et
infirmes qu’ils mettent si souvent au monde, et qui ne semblent naître que pour
mourir. Personne n’a un sens moral plus droit et plus inflexible. J’avoue même que
les héros de Dickens ont le malheur de ressembler aux pères indignés de nos
mélodrames. Lorsque le vieux Peggotty apprend que sa nièce est séduite, il se met en
route, un bâton à la main, et parcourt la France, l’Allemagne et l’Italie, pour la
retrouver et la ramener à son devoir. Mais, par-dessus tout, ils ont un sentiment
anglais et qui nous manque : ils sont chrétiens. Ce ne sont pas seulement les femmes
qui, comme chez nous, se réfugient dans l’idée d’un autre monde ; les hommes y
pensent. Dans ce pays, où il y a tant de sectes et où tout le monde choisit la
sienne, chacun croit à la religion qu’il s’est faite, et ce sentiment si noble élève
encore le trône où la droiture de leur volonté et la délicatesse de leur cœur les
ont portés.
Au fond, les romans de Dickens se réduisent tous à une phrase, et la voici : Soyez
bons et aimez ; il n’y a de vraie joie que dans les émotions du cœur ; la
sensibilité est tout l’homme. Laissez aux savants la science, l’orgueil aux nobles,
le luxe aux riches ; ayez compassion des humbles misères ; l’être le plus petit et
le plus méprisé peut valoir seul autant que des milliers d’êtres puissants et
superbes. Prenez garde de froisser les âmes délicates qui fleurissent dans toutes
les conditions, sous tous les habits, à tous les âges. Croyez que l’humanité, la
pitié, le pardon, sont ce qu’il y a de plus beau dans l’homme ; croyez que
l’intimité, les épanchements, la tendresse, les larmes, sont ce qu’il y a de plus
doux dans le monde. Ce n’est rien que de vivre ; c’est peu que d’être puissant,
savant, illustre ; ce n’est pas assez d’être utile. Celui-là seul a vécu et est un
homme, qui a pleuré au souvenir d’un bienfait qu’il a rendu ou qu’il a reçu.
Nous ne pensons pas que ce contraste entre les faibles et les forts, ni que cette
réclamation contre la société en faveur de la nature soient le caprice d’un artiste
ou le hasard d’un moment. Lorsqu’on remonte loin dans l’histoire du génie anglais,
on trouve que son fond primitif était la sensibilité passionnée, et que son
expression naturelle fut l’exaltation lyrique. L’une et l’autre furent apportées de
Germanie et composent la littérature qui vécut avant la conquête. Après un
intervalle, vous les retrouvez au seizième siècle, quand eut passé la littérature
française importée de Normandie ; elles sont l’âme même de la nation. Mais
l’éducation de cette âme fut contraire à son génie ; son histoire a contredit sa
nature, et son inclination primitive s’est heurtée contre tous les grands événements
qu’elle a faits ou qu’elle a subis. Le hasard d’une invasion victorieuse et d’une
aristocratie imposée, en fondant l’exercice de la liberté politique, a imprimé dans
le caractère des habitudes de lutte et d’orgueil. Le hasard d’une position
insulaire, la nécessité du commerce, la possession abondante des matériaux premiers
de l’industrie ont développé les facultés pratiques et l’esprit positif.
L’acquisition de ces habitudes, de ces facultés et de cet esprit, jointe au hasard
d’une ancienne hostilité contre Rome et de ressentiments anciens contre une Église
oppressive, a fait naître une religion orgueilleuse et raisonneuse qui remplace la
soumission par l’indépendance, la théologie poétique par la morale pratique, et la
foi par la discussion. La politique, les affaires et la religion, comme trois
puissantes machines, ont formé, par-dessus l’homme ancien, un homme nouveau. La
dignité roide, l’empire sur soi, le besoin de commander, la dureté dans le
commandement, la morale stricte sans ménagement ni pitié, le goût des chiffres et du
raisonnement sec, l’aversion pour les faits qui ne sont pas palpables et pour les
idées qui ne sont pas utiles, l’ignorance du monde invisible, le mépris des
faiblesses et des tendresses du cœur, telles sont les dispositions que le courant
des faits et l’ascendant des institutions tendent à établir dans les âmes. Mais la
poésie et la vie de famille prouvent qu’ils n’y réussissent qu’à demi. L’antique
sensibilité, opprimée et pervertie, vit et s’agite encore. Le poëte subsiste sous le
puritain, sous le commerçant, sous l’homme d’État. L’homme social n’a pas détruit
l’homme naturel. Cette enveloppe glacée, cette morgue insociable, cette attitude
rigide, couvrent souvent un être bon et tendre. C’est le masque anglais d’une tête
allemande, et lorsqu’un écrivain de talent, qui est souvent un écrivain de génie,
vient toucher la sensibilité froissée ou ensevelie sous l’éducation et sous les
institutions nationales, il remue l’homme dans son fond le plus intime, et devient
le maître de tous les cœurs.
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