Conclusion.
Le passé et le présent.
Arrivés au terme de cette longue revue, nous pouvons maintenant embrasser d’un
regard l’ensemble de la civilisation anglaise ; tout s’y tient : quelques puissances
et quelques circonstances primitives ont
produit le reste, et il n’y a
qu’à suivre leur action continue pour comprendre la nation et son histoire, son
passé et son présent. À l’origine, et au plus profond dans la région des causes,
apparaît la race. Une nation entière, Angles et Saxons, a détruit, chassé ou asservi
les anciens habitants, effacé la culture romaine, s’est établie seule et pure, et
n’a trouvé parmi les derniers ravageurs danois qu’une recrue nouvelle et du même
sang. C’est là le tronc primitif ; de sa substance et de ses propriétés innées
naîtra presque toute la végétation future. En ce moment, et comme les voilà, seuls
dans leur île, ils atteignent un développement tel quel, fruste, brutal et pourtant
solide. Ils mangent et boivent, bâtissent et défrichent, surtout pullulent : les
peuplades éparses qui ont passé la mer sur des bateaux de cuir deviennent une forte
nation compacte, trois cent mille familles, riche, pourvue de bétail, largement
épanouie dans l’abondance de la vie corporelle, à demi assise dans la sécurité de la
vie sociale, avec un roi, des assemblées respectées et fréquentes, avec de bonnes
coutumes judiciaires ; chez elle, parmi les fougues et les violences du tempérament
barbare, la vieille fidélité germanique maintient les hommes en société, pendant que
la vieille indépendance germanique maintient l’homme debout. Dans tout le reste, ils
n’avancent guère. Quelques chants tronqués, une épopée où gronde encore l’exaltation
guerrière de l’antique barbarie, des hymnes lugubres, une poésie âpre et furieuse,
parfois sublime et toujours rude, voilà tout ce
qui subsiste d’eux. En
six siècles, ils ont fait à peine un pas hors des mœurs et des sentiments de leur
inculte Germanie ; le christianisme qui a trouvé prise sur eux par la grandeur de
ses tragédies bibliques et la tristesse anxieuse de ses aspirations, ne leur apporte
point la civilisation latine ; elle demeure à la porte, à peine accueillie par
quelques grands hommes, déformée, si elle entre, par la disproportion du génie
romain et du génie saxon, toujours altérée et réduite, si bien que pour les hommes
du continent, les hommes de l’île ne sont que des lourdauds illettrés, ivrognes et
gloutons, en tout cas sauvages et lents par tempérament et par nature, rebelles à la
culture et tardifs dans leur développement.
L’empire de ce monde est à la force. Ils sont conquis pour toujours et à demeure,
conquis par des Normands, c’est-à-dire par des Français plus habiles, plus vite
cultivés et organisés qu’eux ; là est le grand événement qui va achever leur
caractère, décider de leur histoire et imprimer dans leur caractère et dans leur
histoire, l’esprit politique et pratique qui les sépare des autres peuples germains.
Opprimés, enserrés dans le réseau rigide de l’organisation normande, ils ont beau
avoir été conquis, ils n’ont pas été détruits ; ils sont sur leur sol, chacun avec
ses amis et dans sa commune ; ils font corps, ils sont encore vingt fois plus
nombreux que leurs vainqueurs. Leur situation et leurs nécessités feront leurs
habitudes et leurs aptitudes. Ils vont endurer, réclamer, lutter, résister ensemble
et avec accord, faire effort aujourd’hui, demain,
tous les jours, pour
n’être pas tués ou volés, pour ramener leurs anciennes lois, pour obtenir ou
extorquer des garanties, et par degrés ils vont acquérir la patience, le jugement,
toutes les facultés et toutes les inclinations par lesquelles se maintiennent les
libertés et se fondent les États. Par un bonheur singulier, les seigneurs normands
les y aident ; car le roi s’est fait une si grosse part, et se trouve si redoutable
que pour réprimer le grand pillard, les petits pillards sont forcés de ménager leurs
sujets saxons, de s’allier à eux, de les comprendre dans leurs chartes, de se faire
leurs représentants, de les admettre au Parlement, de les laisser impunément
travailler, s’enrichir, prendre de la fierté, de la force, de l’autorité, intervenir
avec eux dans les affaires publiques. Voilà donc que peu à peu la nation anglaise,
enfoncée sous terre par la conquête comme par un coup de masse, se dégage et se
relève ; cinq cents ans et davantage s’emploient à ce redressement. Mais pendant
toute cette durée le loisir a manqué pour la fine et haute culture ; il a fallu
vivre et se défendre, piocher la terre, tisser la laine, s’exercer à l’arc, aller
aux assemblées, au jury, payer et raisonner pour les affaires communes ; l’homme
important et estimé est celui qui sait bien se battre et faire de gros profits. Ce
qui s’est développé ce sont les mœurs énergiques et militaires ; ce qui a régné,
c’est l’esprit actif et positif ; ils ont laissé les lettres et les élégances aux
nobles francisés de la cour. Quand le vaillant bourgeois saxon quittait son arc ou
sa charrue, c’était pour festiner plantureusement
ou pour chanter la
ballade de Robin Hood. Il a vécu et agi ; il n’a point réfléchi ni écrit ; sa
littérature nationale se réduit à des fragments et des rudiments, à des chansons de
harpistes, à des épopées de taverne, à un poëme religieux, à quelques livres de
réforme. En même temps, la littérature normande s’est desséchée ; séparée de la
tige, et sur un sol étranger, elle a langui dans les imitations ; un seul grand
poëte, presque Français d’esprit, tout Français de style, a paru, et après lui comme
avant lui s’étale le radotage irrémédiable. Pour la seconde fois une civilisation de
cinq siècles s’est trouvée stérile de grandes idées et de grandes œuvres, celle-ci
plus encore que ses voisines, et à double titre, parce qu’à l’impuissance
universelle du moyen âge, s’y joint l’appauvrissement de la conquête, et que des
deux littératures qui la composent, l’une, transplantée, avorte, et l’autre,
mutilée, cesse de s’épanouir.
Mais parmi tant d’ébauches et d’épreuves, un caractère s’est formé et le reste en
dérivera. L’âge barbare a établi sur le sol une race de Germains, flegmatique et
sérieuse, capable d’émotions spiritualistes et de discipline morale. L’âge féodal a
imposé à cette race les habitudes de résistance et d’association, les préoccupations
politiques et utilitaires. Figurez-vous un Allemand de Hambourg ou de Brême, serré
pendant cinq cents ans dans le corselet de fer de Guillaume le
Conquérant : ces deux natures, l’une innée, l’autre acquise, composent tous les
ressorts de sa conduite. Il en est ainsi des autres nations. Comme des coureurs
rangés en ligne à l’entrée de la carrière, on voit au moment de la Renaissance
s’élancer les cinq grands peuples de l’Europe, sans que d’abord on puisse rien
prévoir de leur course. Au premier regard, il semble que les accidents ou les
circonstances gouverneront seuls leur vitesse, leur chute et leur succès. Il n’en
est rien, et c’est d’eux seuls que dépendra leur histoire : chacun sera l’ouvrier de
sa fortune ; le hasard n’a point de prise sur des événements si vastes, et ce sont
les inclinations et les facultés nationales qui, renversant ou suscitant les
obstacles, les conduiront fatalement chacun à son terme, les uns jusqu’au fond de la
décadence, les autres jusqu’au faîte de la prospérité. Après tout, l’homme est
toujours son propre maître, et son propre esclave. À l’ouverture de chaque âge, il
est d’une certaine façon ; son corps, son cœur et son esprit ont une structure et
une disposition distinctes ; et de cet agencement durable que tous les siècles
précédents ont contribué à consolider ou à construire sortent des désirs ou des
aptitudes permanentes, selon lesquelles il veut et il agit. Ainsi se forme en lui le
modèle idéal qui, obscur ou distinct, achevé ou ébauché, va dorénavant flotter
devant ses yeux, rallier toutes ses aspirations, tous ses efforts et toutes ses
forces, et l’employer à un seul effet pendant des siècles, jusqu’à ce
qu’enfin renouvelé par l’impuissance ou la réussite, il conçoive un nouveau but,
et reprenne un nouvel élan. L’Espagnol catholique et exalté se représente la vie à
la façon des croisés, des amoureux et des chevaliers, et, abandonnant le travail, la
liberté et la science, se jette, à la suite de son inquisition et de son roi, dans
la guerre fanatique, dans l’oisiveté romanesque, dans l’obéissance superstitieuse et
passionnée, dans l’ignorance volontaire et irrémédiable1325. L’Allemand théologien et
féodal se cantonne docilement, fidèlement sous ses petits princes, par patience
naturelle et par loyauté héréditaire, occupé de sa femme et de son ménage, content
d’avoir conquis la liberté religieuse, attardé par la lourdeur de son tempérament
dans la grosse vie corporelle, et dans le respect inerte de l’ordre établi.
L’Italien, le plus richement doué et le plus précoce de tous, mais de tous le plus
incapable de discipline volontaire et d’austérité morale, se tourne du côté des
beaux-arts et de la volupté, déchoit, se gâte sous la domination étrangère, se
laisse vivre, oubliant de penser et content de jouir. Le Français sociable et
égalitaire, se rallie autour de son roi qui lui donne la paix publique, la gloire
extérieure, et le magnifique étalage d’une cour somptueuse, d’une administration
réglée, d’une discipline uniforme,
d’une prépondérance européenne et
d’une littérature universelle. Pareillement, si vous regardez l’Anglais au seizième
siècle, vous découvrez en lui les penchants et les puissances qui, pendant trois
siècles, vont gouverner sa culture et façonner sa constitution. Dans cette expansion
européenne de la vie naturelle et de la littérature païenne, on retrouve tout
d’abord chez Shakspeare, Jonson et les tragiques, chez Spenser, Sidney et les
lyriques, les traits nationaux, tous avec une profondeur et un éclat incomparable,
et tels que la race et l’histoire les ont imprimés et enfoncés depuis mille ans. Ce
n’est pas en vain que l’invasion a implanté ici une race sérieuse, et capable de
retours sur soi. Ce n’est pas en vain que la conquête a tourné cette race vers la
vie militante et les préoccupations pratiques. Dès la première saillie de
l’invention originale, son œuvre manifeste l’énergie tragique, la passion intense et
informe, le dédain de la régularité, la connaissance du réel, le sentiment des
choses intérieures, la mélancolie naturelle, la divination anxieuse de l’obscur
au-delà, tous les instincts qui, repliant l’homme sur lui-même et concentrant
l’homme en lui-même, le préparent au protestantisme et au combat. Quel est-il ce
protestantisme qui se fonde ? Quel est le modèle idéal qu’il présente et quelle
conception originale va fournir à ce peuple son poëme permanent et dominateur ? La
plus âpre et la plus pratique de toutes, celle des puritains, qui, négligeant la
spéculation, se rabat sur l’action, enferme la vie humaine dans une discipline
rigide,
impose à l’âme humaine l’effort continu, prescrit à la société
humaine l’austérité monacale, interdit le plaisir, commande l’action, exige le
sacrifice, et forme le moraliste, le travailleur et le citoyen. La voilà implantée,
la grande idée anglaise, j’entends la persuasion que l’homme est avant tout une
personne morale et libre, et qu’ayant conçu seul dans sa conscience et devant Dieu
la règle de sa conduite, il doit s’employer tout entier à l’appliquer en lui, hors
de lui, obstinément, inflexiblement, par une résistance perpétuelle opposée aux
autres et par une contrainte perpétuelle exercée sur soi. Elle aura beau se
discréditer d’abord par ses emportements et sa tyrannie ; atténuée par l’épreuve,
elle s’accommodera par degrés à la nature humaine, et, transportée du fanatisme
puritain dans la morale laïque, elle gagnera toutes les sympathies publiques parce
qu’elle correspond à tous les instincts nationaux. Elle a beau disparaître du grand
monde, sous les mépris de la Restauration, et sous l’importation de la culture
française ; elle subsiste sous terre. Car la culture française ici n’aboutit pas ;
sur ce sol trop différent, elle ne fait éclore que des fruits malsains, grossiers ou
incomplets. La fine élégance est devenue débauche ignoble ; le doute délicat s’est
tourné en athéisme brutal ; la tragédie avorte, et n’est qu’une déclamation ; la
comédie est effrontée et n’est qu’une école de vices ; de cette littérature, il ne
subsiste que des études de raisonnement serré et de bon style ; elle-même est
chassée de la scène publique presque en
même temps que les Stuarts au
commencement du dix-huitième siècle, et les maximes libérales et morales reprennent
l’ascendant qu’elles ne perdront plus. Car en même temps que les idées, les
événements ont poursuivi leur cours ; les inclinations nationales ont fait leur
œuvre dans la société comme dans les lettres, et les instincts anglais ont
transformé la constitution et la politique, en même temps que les talents et les
esprits. Ces riches communes, ces vaillants yeomen, ces rudes bourgeois bien armés,
amplement nourris, protégés par leurs jurys, habitués à compter sur eux-mêmes,
obstinés, batailleurs, sensés, tels que le moyen âge anglais les a légués à
l’Angleterre moderne, ont pu laisser le roi étaler au-dessus d’eux sa tyrannie
temporaire, et faire peser sur sa noblesse les rigueurs d’un arbitraire
qu’autorisaient les souvenirs de la guerre civile, et le danger des hautes
trahisons. Mais il faut qu’Henri VIII et Élisabeth elle-même suivent dans les grands
intérêts le courant de l’opinion publique ; s’ils sont si forts c’est qu’ils sont
populaires ; le peuple ne soutient leurs entreprises et n’autorise leurs violences
que parce qu’il trouve en eux les défenseurs de sa religion, et les protecteurs de
son travail1326. Lui-même, il s’enfonce dans cette religion, et par-dessous
l’établissement officiel, atteint les croyances personnelles. Il s’enrichit par le
travail, et, sous le premier Stuart, il occupe déjà la plus grande place dans la
nation. À ce moment, tout est
décidé ; quels que soient les événements,
il faut bien qu’un jour il devienne maître. Les situations sociales font les
situations politiques ; toujours les constitutions légales s’accommodent aux choses
réelles, et la prépondérance acquise aboutit infailliblement aux droits écrits. Des
hommes si nombreux, si actifs, si résolus, si capables de se suffire à eux-mêmes, si
disposés à tirer leurs opinions de leur réflexion propre et leur subsistance de
leurs seuls efforts, finiront, quoi qu’il arrive, par arracher les garanties dont
ils ont besoin. Du premier élan, et dans la ferveur de la foi primitive, ils
renversent le trône, et le courant qui les porte est si fort, qu’en dépit de leurs
excès et de leur défaite, la révolution s’accomplit d’elle-même par l’abolition des
tenures féodales et l’institution de l’Habeas corpus sous
Charles II, par le redressement universel de l’esprit libéral et protestant sous
Jacques II, par l’établissement constitutionnel, l’acte de tolérance, et
l’affranchissement de la presse sous Guillaume III. Dès ce moment l’Angleterre a
trouvé son assiette ; ses deux forces intérieures et héréditaires, l’instinct moral
et religieux, l’aptitude pratique et politique ont fait leur œuvre et désormais vont
bâtir sans empêchement ni démolition sur les fondements qu’elles ont posés.
Ainsi naquit la littérature du dix-huitième siècle, toute conservatrice, utile,
morale et bornée. Deux puissances la dirigent, l’une européenne, l’autre anglaise ;
d’un côté ce talent d’analyse oratoire et ces habitudes de dignité littéraire qui
sont propres à l’âge classique, de l’autre ce goût pour l’application et cette
énergie de l’observation précise qui sont propres à l’esprit national. De là cette
excellence et cette originalité de la satire politique, du discours parlementaire,
de l’essai solide, du roman moral, et de tous les genres qui exigent un bon sens
attentif, un bon style correct, et le talent de conseiller, de convaincre ou de
blesser autrui. De là cette faiblesse ou cette impuissance de la pensée spéculative,
de la vraie poésie, du théâtre original, et de tous les genres qui réclament la
grande curiosité libre, ou la grande imagination désintéressée. Ils n’atteignent
point l’élégance complète, ni la philosophie supérieure ; ils alourdissent les
délicatesses françaises qu’ils imitent, et s’effrayent des hardiesses françaises
qu’ils suggèrent ; ils restent à demi bourgeois et à demi barbares ; ils n’inventent
que des idées insulaires, et des améliorations anglaises, et se confirment dans leur
respect pour leur constitution et leur tradition. Mais en même temps ils se
cultivent et se réforment ; leur richesse et leur bien-être s’accroissent
énormément ; la littérature et
l’opinion chez eux deviennent sévères
jusqu’à l’intolérance, et leur longue guerre contre la Révolution française pousse à
l’excès le rigorisme de leur morale, en même temps que l’invention des machines
développe jusqu’au centuple leur confortable et leur prospérité. Un code salutaire
et despotique de maximes approuvées, de convenances établies et de croyances
inattaquables qui fortifie, roidit, courbe et emploie l’homme utilement et
péniblement, sans lui permettre jamais de dévier ou de faiblir ; un attirail
minutieux et une provision admirable d’inventions commodes, associations,
institutions, mécanismes, ustensiles, méthodes qui travaillent incessamment pour
fournir au corps et à l’esprit tout ce dont ils ont besoin, voilà désormais les deux
traits saillants et particuliers de ce peuple. Se contraindre et se pourvoir,
prendre l’empire de soi et l’empire de la nature, considérer la vie en moraliste et
en économiste, comme un habit étroit dans lequel il faut marcher décemment, et comme
un bon habit qu’il faut avoir le meilleur possible, être à la fois respectable et muni de bien-être, ces deux mots renferment
tous les ressorts de l’action anglaise. Contre ce bon sens limité et contre cette
austérité pédante, une révolte éclate. Avec le renouvellement universel de la pensée
et de l’imagination humaine, la profonde source poétique qui avait coulé au seizième
siècle s’épanche de nouveau au dix-neuvième, et une nouvelle littérature jaillit à
la lumière ; la philosophie et l’histoire infiltrent leurs doctrines dans le vieil
établissement ; le plus grand poëte du
temps le heurte incessamment de
ses malédictions et de ses sarcasmes ; de toutes parts, aujourd’hui encore, dans les
sciences et dans les lettres, dans la pratique et la théorie, dans la vie privée et
dans la vie publique, les plus puissants esprits essayent d’ouvrir une entrée au
flot des idées continentales. Mais ils sont patriotes autant que novateurs,
conservateurs autant que révolutionnaires ; s’ils touchent à la religion et à la
constitution, aux mœurs et aux doctrines, c’est pour les élargir, non pour les
détruire ; l’Angleterre est faite, elle le sait, et ils le savent ; telle que la
voilà, assise sur toute l’histoire nationale et sur tous les instincts nationaux,
elle est plus capable qu’aucun peuple de l’Europe de se transformer sans se
refondre, et de se prêter à son avenir sans renoncer à son passé.
Je commençais à démêler ces idées lorsque, pour la première fois, je débarquai en
Angleterre, et je fus singulièrement frappé des confirmations mutuelles que se
prêtaient l’observation et l’histoire ; il me sembla que le présent achevait le
passé et que le passé expliquait le présent.
Dès l’abord la mer inquiète et étonne ; ce n’est pas en vain qu’un peuple est
insulaire et marin, surtout avec cette mer et sur ces côtes ; leurs peintres, si mal
doués, en sentent, malgré tout, l’aspect alarmant ou lugubre ; jusqu’au dix-huitième
siècle, parmi les élégances de la culture française et sous la bonhomie de la
tradition flamande, vous trouverez chez Gainsborough l’empreinte ineffaçable de ce
grand sentiment. Aux doux moments, dans les beaux jours tranquilles d’été, la brume
moite étend sur l’horizon son voile gris de perle ; la mer a la couleur d’une
ardoise pâle, et les navires, ouvrant leur voilure, avancent patiemment dans la
vapeur. Mais qu’on regarde autour de soi, et l’on verra bientôt les marques du
danger quotidien. La côte est labourée, les vagues ont empiété, les arbres ont
disparu, la terre s’est détrempée
sous les averses incessantes, l’Océan
est toujours là intraitable et farouche. Il gronde et beugle éternellement, le vieux
monstre rauque, et le train aboyant de ses vagues avance comme une armée infinie
devant laquelle toute force humaine doit plier. Qu’on songe aux mois d’hiver, aux
tempêtes, aux longues heures du matelot ballotté, roulé aveuglément par les
rafales ! En ce moment et dans cette belle saison, surtout le cercle de l’horizon,
les nuages montent ternis, blafards, bientôt semblables à une fumée charbonneuse,
quelques-uns d’une blancheur éblouissante et fragile, si enflés qu’on les sent prêts
à fondre. Leurs pesantes masses cheminent, elles s’engorgent, et déjà çà et là, sur
la plaine sans limite, un pan du ciel est brouillé par une averse. Au bout d’un
instant, la mer est salie et cadavéreuse ; ses flots sursautent avec des
tournoiements étranges, et leurs flancs prennent des teintes huileuses et livides.
L’énorme coupole grisâtre a noyé et obstrué tout l’horizon ; la pluie s’abat,
serrée, impitoyable. On n’en a pas l’idée tant qu’on ne l’a pas vue. Quand les gens
du Sud, les Romains, sont arrivés là pour la première fois, ils ont dû se croire en
enfer. Le large espace qui s’étend entre le sol et le ciel, et sur lequel nos yeux
comptent comme sur leur domaine, manque tout d’un coup ; il n’y a plus d’air, on
n’aperçoit plus que du brouillard coulant. Plus de couleurs ni de formes. Dans cette
fumée jaunâtre, les objets semblent des fantômes effacés ; la nature a l’air d’une
mauvaise ébauche au fusain sur laquelle un enfant a
maladroitement
passé la manche. Vous voilà à New-Haven, puis à Londres ; le ciel dégorge la pluie,
la terre lui renvoie le brouillard, le brouillard rampe dans la pluie ; tout est
noyé ; à regarder autour de soi, on ne voit pas de raison pour que cela doive jamais
finir. C’est vraiment ici la contrée cimmérienne d’Homère ; les pieds clapotent, on
n’a plus que faire de ses yeux ; on sent tous ses organes bouchés, rouillés par
l’humidité qui monte ; on se croit hors du monde respirable, réduit à la condition
des êtres marécageux, habitant des eaux sales ; vivre ici, ce n’est pas vivre. On se
demande si cette énorme ville n’est pas un cimetière où barbotent des fantômes
affairés et malheureux. Dans le déluge de suie mouillée, le fleuve bourbeux avec ses
bateaux de fer infatigables, noirs insectes, qui débarquent et embarquent des
ombres, fait penser au Styx. Plus de jour, on s’en fabrique un. Dernièrement sur la
grande place, dans le plus bel hôtel, cinq journées durant, il a fallu laisser le
gaz allumé. La mélancolie vient, on prend en dégoût les autres et soi-même. Que
peuvent-ils faire dans ce sépulcre ? Rester chez soi sans travailler, c’est se
ronger intérieurement et marcher au suicide. Sortir, c’est faire effort, ne plus se
soucier de l’humidité ni du froid, braver le malaise et les sensations désagréables.
Un pareil climat prescrit l’action, interdit l’oisiveté, développe l’énergie,
enseigne la patience. Je regardais tout à l’heure sur le navire les matelots au
gouvernail, avec leurs paletots imperméables, leurs grosses bottes ruisselantes,
leurs calottes
de cuir à rebord, si attentifs, si précis dans leurs
mouvements, si graves, si maîtres d’eux-mêmes. J’ai vu depuis les ouvriers devant
leurs métiers à coton, calmes, sérieux, silencieux, économisant leur effort, et
persévérant tout le jour, toute l’année, toute la vie dans la même contention de
corps et d’esprit régulière et monotone ; leur âme s’est conformée à leur climat. En
effet, il faut s’y conformer pour y vivre ; au bout de huit jours on sent qu’on doit
renoncer ici à la jouissance délicate et savourée, au bonheur de se laisser vivre, à
l’oisiveté abandonnée, au contentement des yeux, à l’épanouissement facile et
harmonieux de la nature artistique et animale, qu’il faut se marier, élever un
troupeau d’enfants, prendre les soucis et l’importance du chef de famille,
s’enrichir, se pourvoir contre la mauvaise saison, se munir de bien-être, devenir
protestant, industriel, politique, bref, capable d’activité et de résistance, et,
dans toutes les voies ouvertes à l’homme, endurer et faire effort.
Il y a pourtant ici des beautés charmantes et touchantes, celles du pays humide.
Lorsque, par un jour demi-serein, on sort dans la campagne et qu’on arrive sur une
hauteur, les yeux éprouvent une sensation unique et un plaisir qu’ils ne
connaissaient pas. À perte de vue, aux quatre coins de l’horizon, dans les prairies,
sur les collines, s’étend la verdure éternelle, plantes fourragères et potagères,
luzerne, houblon, admirables prairies toutes regorgeantes d’herbes hautes et
serrées ; çà et là un bouquet de grands arbres ;
des pâturages enclos
de haies, où ruminent à genoux, paisiblement, des vaches alourdies. La brume monte
insensiblement entre les intervalles des arbres, et les lointains nagent dans une
vapeur lumineuse. Il n’y a rien de plus doux au monde, ni de plus délicat que ces
teintes ; on s’arrêterait pendant des heures entières à regarder ces nuages de
satin, ce fin duvet aérien, cette molle gaze transparente qui emprisonne les rayons
du soleil, les émousse, et ne les laisse arriver sur la terre que souriants et
caressants. Des deux côtés de la voiture passent incessamment des prairies toujours
plus belles, où les boutons d’or, les reines des prés, les pâquerettes s’entassent
par traînées avec des teintes fondues ; une suavité presque douloureuse, un charme
étrange, s’exhalent de cette végétation inépuisable et passagère. Elle est trop
fraîche, elle ne peut durer ; rien n’est arrêté, stable et ferme ici, comme dans les
pays du Midi ; tout est coulant, en train de naître et de mourir, suspendu entre les
pleurs et la joie. Les gouttes d’eau roulantes luisent sur les feuilles comme des
perles ; les têtes rondes des arbres, les larges feuillages étalés chuchotent sous
la brise faible, et le bruit des larmes laissées par la dernière ondée est incessant
sur leur pyramide. Comme ils vivent opulemment dans les clairières, étalés à
plaisir, toujours rajeunis et abreuvés par l’air moite ! Comme la séve monte dans
ces plantes rafraîchies et abritées contre le ciel ! Et comme le ciel et le pays
semblent faits pour ménager leurs tissus et aviver leurs couleurs ! Au moindre
soupçon
de soleil, elles sourient avec une grâce délicieuse ; on dirait
de belles vierges timides et frêles sous un voile qu’on va lever. Que le soleil un
instant se dégage, et vous les verrez resplendir comme dans une parure de bal. La
lumière s’abat par nappes éblouissantes ; les pétales lustrés, dorés, éclatent avec
un coloris trop fort ; les plus magnifiques broderies, le velours constellé de
diamants, la soie chatoyante couturée de perles n’approchent pas de cette teinte
profonde ; la joie déborde comme d’une coupe trop pleine. À l’étrangeté, à la rareté
de ce spectacle, on comprend pour la première fois la vie du pays humide. L’eau
multiplie et amollit les tissus vivants ; les plantes foisonnent et n’ont point de
suc ; la nourriture surabonde et n’a pas de goût ; l’humidité enfante, mais le
soleil n’élabore pas. Beaucoup d’herbe, beaucoup de bétail, beaucoup de viande ; la
grande mangeaille et la grosse mangeaille ; ainsi se soutient le tempérament
absorbant et flegmatique ; la pousse humaine, comme toute la pousse végétale et
animale, est puissante, mais lourde ; l’homme est amplement charpente, mais à gros
coups ; la machine est solide, mais elle roule lentement sur ses gonds, et le plus
souvent les gonds grincent et sont rouilles. Lorsqu’on regarde les gens de près, il
semble que leurs diverses pièces sont indépendantes, du moins qu’elles ont besoin de
temps pour se transmettre les chocs. Leurs idées n’éclatent pas d’abord en passions,
en gestes, en actions. Comme chez le Flamand et l’Allemand, elles s’arrêtent d’abord
dans la cervelle, elles s’y étalent,
elles y déposent ; l’homme n’est
point secoué, il n’a point de peine à demeurer immobile ; il n’est point entraîné ;
il peut agir sagement, uniformément ; car son moteur intérieur est une idée ou une
consigne, non une émotion ou un attrait. Il sait s’ennuyer ; ou plutôt il ne
s’ennuie pas ; son train ordinaire, ce sont les sensations ternes, et l’insipide
monotonie de la vie machinale n’a rien qui doive le rebuter. Il y est fait, sa
nature y est conforme. Quand on a mangé toute sa vie des navets, on ne regrette pas
les oranges. Il se résignera aisément à écouter quinze discours de suite sur le même
sujet, à demander vingt ans de suite la même réforme, à compulser des statistiques,
à étudier des traités moraux, à faire des classes le dimanche, à élever une douzaine
d’enfants. Le piquant, l’agréable ne sont point un besoin pour lui. La faiblesse de
ses impulsions sensibles contribue à la force de ses impulsions morales. Son
tempérament le fait raisonnable ; il peut se passer de gendarme ; les chocs de
l’homme contre l’homme n’aboutissent point ici à des explosions. Il peut discuter
sur la place publique, et tout haut, à propos de religion et de politique, avoir des
meetings, faire des associations, attaquer rudement les gens en
place, dire que la Constitution est violée, prédire la ruine de l’État ; cela n’a
pas d’inconvénient ; il a les nerfs calmes ; il raisonnera sans s’égorger, il ne
fera pas de révolutions, et peut-être fera-t-il une réforme. Considérez les passants
dans la rue ; en trois heures vous verrez tous les traits sensibles de ce
tempérament : les cheveux blonds, et, chez les enfants, la
filasse
presque blanche ; les yeux pâles, souvent bleus comme une faïence, les favoris
rouges, la haute taille, les mouvements d’automate, et avec cela d’autres traits
plus frappants encore, ceux que la forte nourriture et la vie militante ont ajoutés
à ce tempérament. Ici l’énorme soldat des gardes, au teint rose, majestueux, cambré,
qui se prélasse une petite canne à la main, étalant son torse et montrant sa raie
claire entre ses cheveux pommadés ; là, le gros homme sur-nourri, courtaud,
rougeaud, semblable à un animal de boucherie, à l’air inquiétant, ahuri, et pourtant
inerte ; un peu plus loin, le gentilhomme de campagne, haut de six pieds, gros et
grand corps de Germain qui sort de sa forêt, avec un mufle et un nez de dogue, des
favoris disproportionnés et sauvages, des yeux roulants, la face apoplectique ; ce
sont là les excès de la séve et de l’alimentation brutales ; ajoutez-y, même chez
les femmes, la devanture blanche de dents carnivores, et les grands pieds
d’échassiers, solidement chaussés, excellents pour marcher dans la boue. En
revanche, voyez les jeunes gens dans une partie de cricket ou de campagne ; sans
doute l’esprit ne petille pas dans leurs yeux, mais la vie y abonde ; il y a dans
tout leur être quelque chose de décidé, d’énergique ; sains et actifs, prompts au
mouvement, à l’entreprise, voilà les mots qui à leur endroit reviennent
involontairement aux lèvres. Plusieurs ont l’air de beaux lévriers élancés, humant
l’air et en pleine chasse. La vie gymnastique et hasardeuse est en honneur ici ; ils
ont besoin de remuer leur corps, de nager,
de lancer la balle, de
courir dans la prairie mouillée, de ramer, de respirer en canot la vapeur salée de
la mer, de sentir sur leur front les gouttes de pluie des grands chênes, de sauter à
cheval les fossés et les barrières ; les instincts animaux sont intacts. Ils goûtent
encore les plaisirs naturels ; la précocité ne les a point gâtés. Rien de plus
simple que les jeunes filles ; parmi les belles choses, il y en a peu d’aussi belles
au monde ; sveltes, fortes, sûres d’elles-mêmes, si foncièrement honnêtes et
loyales, si exemptes de coquetterie ! On n’imagine point, quand on ne l’a point vue,
cette fraîcheur, cette innocence ; beaucoup d’entre elles sont des fleurs, des
fleurs épanouies ; il n’y a qu’une rose matinale, avec son coloris fugitif et
délicieux, avec ses pétales trempés de rosée, qui puisse en donner l’idée ; cela
laisse bien loin la beauté du Midi et ses contours précis, stables, achevés, arrêtés
dans un dessin définitif ; on sent ici la fragilité, la délicatesse et la
continuelle poussée de la vie ; les yeux candides, bleus comme des pervenches,
regardent sans songer qu’on les regarde ; au moindre mouvement de l’âme, le sang
afflue aux joues, au col, jusqu’aux épaules, en ondées de pourpre ; vous voyez les
émotions passer sur ces teints transparents comme les couleurs changer sur leurs
prairies ; et cette pudeur virginale est si sincère, que vous êtes tenté de baisser
les yeux par respect. Et pourtant toutes naturelles et naïves comme les voilà, elles
ne sont point languissantes et rêveuses ; elles aiment et supportent l’exercice
comme leurs frères ;
en cheveux flottants, à six ans, elles courent à
cheval et font de grandes marches. La vie active fortifie en ce pays le tempérament
flegmatique, et le cœur s’y conserve plus simple en même temps que le corps y
devient plus sain. Encore un regard ; car au-dessus de toutes ces figures un type
surnage, le plus véritablement anglais, le plus saillant pour un étranger.
Plantez-vous une heure durant, vers le matin, au débarcadère d’un chemin de fer, et
considérez les hommes au-dessus de trente ans qui viennent à Londres pour leurs
affaires : les traits sont tirés, les visages pâles, les yeux fixes, préoccupés, la
bouche ouverte et comme contractée ; l’homme est fatigué, usé et roidi par l’excès
du travail ; il court sans regarder autour de lui. Tout son être est tendu vers un
seul but ; il faut qu’il fasse effort incessamment, le même effort, un effort
profitable ; il est devenu machine. Cela est surtout visible dans les ouvriers ; la
persévérance, l’opiniâtreté, la résignation sont peintes sur leurs longs visages
osseux et ternes. Cela est encore plus visible dans les femmes du peuple ; beaucoup
sont amaigries, étiques, les yeux caves, le nez effilé, la peau rayée de marbrures
rouges ; elles ont trop pâti, elles ont eu trop d’enfants, elles ont l’air éteint,
ou opprimé, ou soumis, ou stoïquement impassible ; on sent qu’elles ont supporté
beaucoup et qu’elles peuvent supporter encore davantage. Même dans la classe moyenne
ou supérieure, cette patience et cet endurcissement morne sont fréquents ; on pense,
en les voyant, à ces pauvres bêtes de somme déformées par le harnais,
qui demeurent immobiles sous la pluie sans songer à s’en garantir. Certainement la
bataille de la vie est plus âpre et plus obstinée ici qu’ailleurs ; quiconque
fléchit, tombe. Sous la rigueur du climat et de la concurrence, parmi les chômages
de l’industrie, les faibles, les imprévoyants périssent ou s’avilissent ; le gin
arrive alors, et fait son office ; de là ces longues files de misérables femmes qui
s’offrent le soir dans le Strand pour payer leur terme ; de là ces quartiers honteux
de Londres, de Liverpool, et de toutes les grandes villes, ces spectres déguenillés,
mornes ou ivres, qui encombrent les échoppes d’eau-de-vie, qui emplissent les rues
de leur triste linge et de leurs haillons pendus aux cordes, qui couchent sur un tas
de suie, parmi des troupeaux d’enfants pâles ; horrible bas-fonds où descendent tous
ceux que leurs bras blessés, paresseux ou débiles n’ont pu soutenir à la surface du
grand courant. Les chances de la vie sont tragiques ici et la punition de
l’imprévoyance est atroce. L’on comprend vite pourquoi, sous cette obligation de
lutter et de s’endurcir, les sensations fines disparaissent, pourquoi le goût
s’émousse, comment l’homme devient disgracieux et roide, comment les dissonances,
les exagérations viennent gâter le costume et les façons, pourquoi les mouvements et
les formes finissent par être énergiques et discordants à la façon du branle d’une
machine. Si l’homme est Germain de race, de tempérament et d’esprit, il a dû à la
longue fortifier, altérer, tourner tout d’un côté sa nature originelle ; ce n’est
plus un animal primitif, c’est un animal entraîné :
son corps et son esprit ont été transformés par la forte nourriture, par
l’exercice corporel, par la religion austère, par la morale publique, par la lutte
politique, par la perpétuité de l’effort ; il est devenu de tous les hommes le plus
capable d’agir utilement et puissamment dans toutes les voies, le travailleur le
plus productif et le plus efficace, comme son bœuf est devenu la meilleure bête à
viande, son mouton la meilleure bête à laine, et son cheval le meilleur coureur.
En effet, il n’y a pas de plus grand spectacle que son œuvre ; dans aucun siècle et
chez aucune nation de la terre, on n’a, je crois, ainsi manié et utilisé la matière.
Entrez à Londres par le fleuve, et vous verrez une accumulation de travail et
d’œuvres qui n’a pas d’égale sur la planète. Paris, en comparaison, n’est qu’une
élégante ville de plaisir ; la Seine, avec ses quais, un joli jouet commode. Ici
tout est énorme ; j’avais vu Marseille, Bordeaux, Amsterdam, je n’avais pas l’idée
d’un pareil amas. De Greenwich à Londres, les deux rives sont un quai continu :
toujours des marchandises qu’on empile, des sacs qu’on hisse, des navires qu’on
amarre ; toujours de nouveaux magasins pour le cuivre, la bière, les agrès, le
goudron, les matières chimiques. Les entrepôts, les chantiers, les bassins de calfat
et de construction se multiplient et se serrent. Il y a sur la gauche la carcasse en
fer d’une
église qu’on achève pour la porter dans l’Inde. Le fleuve a
un mille de large, et n’est plus qu’une rue peuplée de vaisseaux, un tortueux
chantier de travail. Les bâtiments à vapeur, à voiles, montent, descendent,
stationnent, par paquets de deux, trois, dix, puis en longs amas, puis en haie
serrée ; il y en a cinq ou six mille à l’ancre. Sur la droite, les docks, comme
autant de rues maritimes, arrivent en travers, dégorgeant ou emmagasinant les
navires. Si vous montez sur une hauteur, vous voyez les bâtiments au loin par
centaines et par milliers, posés comme en pleine terre ; leurs mâts alignés, leurs
cordages grêles font une toile d’araignée qui ceint tout l’horizon. Cependant sur le
fleuve lui-même, du côté du couchant, on voit se lever une forêt inextricable de
mâtures, de vergues et de câbles ; ce sont les navires qui se déchargent, accrochés,
mêlés parmi les cheminées des maisons, parmi les poulies des magasins, parmi les
grues, les cabestans et tout l’attirail du labeur incessant et gigantesque. Une
fumée brumeuse, pénétrée du soleil, les enveloppe de son voile roussâtre ; c’est
l’air lourd et charbonneux d’une grosse serre ; depuis le sol et l’homme jusqu’à la
lumière et l’air, tout est transformé par le travail. Si vous entrez dans un de ces
docks, l’impression sera plus accablante encore ; chacun d’eux semble une ville ;
toujours des navires, et encore des navires, alignés, montrant leur tête, leurs
flancs évasés, leur poitrine de cuivre, comme de monstrueux poissons sous leur
cuirasse d’écaille. Quand on descend jusqu’au bas, on voit que cette cuirasse a
cinquante
pieds de haut ; beaucoup d’entre eux portent trois mille,
quatre mille tonneaux ; les clippers longs de trois cents pieds vont partir pour
l’Australie, pour Ceylan, pour l’Amérique. Un pont se lève au moyen d’une machine,
il pèse cent tonnes, et il ne faut qu’un homme pour le mouvoir. Ici est le quartier
du vin : il y a trente mille tonneaux de porto dans les celliers ; ici le quartier
des peaux ; ici celui des suifs, celui de la glace. Le réceptacle des épiceries
s’allonge à perte de vue, colossal, sombre comme un tableau de Rembrandt, comblé de
futailles énormes, peuplé d’une fourmilière d’hommes qui s’agite dans l’ombre
vacillante. L’univers aboutit à ce centre ; comme un cœur où afflue le sang et d’où
jaillit le sang, l’argent, les marchandises, le négoce, arrivent ici des quatre
coins de la planète et coulent d’ici vers tous les bouts du globe. Et cette
circulation semble naturelle, tant elle est bien conduite. Les grues tournent sans
bruit, les tonneaux ont l’air de se mouvoir d’eux-mêmes, un petit traîneau les roule
à l’instant et sans effort ; les ballots descendent par leur propre poids sur les
plans inclinés qui les conduisent à leur place. Les clerks, sans se presser, crient
les numéros ; les hommes poussent ou tirent sans confusion, avec calme, épargnant
leur peine, pendant que le maître flegmatique, en chapeau noir, commande gravement
avec des gestes rares et sans prononcer un mot.
À présent, prenez un chemin de fer et allez à Glasgow, à Birmingham, à Liverpool, à
Manchester, voir l’industrie. À mesure que tous avancez dans le pays
houiller, l’air s’obscurcit de fumée ; les cheminées, hautes comme des obélisques,
s’entassent par centaines et couvrent la plaine à perte de vue ; les files
multipliées, entre-croisées, de hauts bâtiments en briques rouges et monotones,
passent devant les yeux, comme des rangées de ruches économiques et affairées. Les
hauts fourneaux flamboient dans la brume ; j’en ai compté seize en un seul tas ; les
débris de minerais s’amoncellent comme des montagnes ; les locomotives courent,
semblables à des fourmis noires, d’un mouvement automatique et violent ; et tout
d’un coup on se trouve engouffré dans la ville monstrueuse. Telle usine a cinq mille
ouvriers, telle manufacture contient trois cent mille broches. Les magasins de
tissus sont des édifices babyloniens, larges et longs de cent vingt pas, à six
étages. À Liverpool, il y a cinq mille navires rangés le long de la Mersey et qui
s’étouffent ; d’autres attendent pour entrer ; les docks ont six milles d’étendue,
et les entrepôts de coton qui les bordent allongent à perte de vue leur énorme
rempart rougeâtre. Toutes les choses semblent ici bâties dans des proportions
démesurées et comme par des bras de colosses. Vous entrez dans une usine : ce ne
sont que piliers de fer épais comme des troncs d’arbres, cylindres larges comme un
homme, arbres de locomotives qui ressemblent à de grands chênes, machines à
entailler qui font sauter des copeaux de fer, laminoirs qui plient la tôle comme une
pâte, volants qui disparaissent dans l’essor de leur vitesse ; huit ouvriers,
commandés par une espèce de colosse paisible,
poussaient et retiraient
de la forge un arbre de fer rougi gros comme mon corps. C’est la houille qui a fait
pousser tout cela : l’Angleterre en produit deux fois autant que le reste du monde.
Ajoutez la brique, les grands schistes qui affleurent, et les estuaires des fleuves
où la mer entre pour faire un port naturel. Liverpool, Manchester et une dizaine de
villes de quarante à cent mille âmes germent comme une végétation sur le bassin du
Lancashire ; jetez les yeux sur la carte, et voyez les districts teintés de noir,
Glasgow, Newcastle, Birmingham, le pays de Galles, toute l’Irlande, qui n’est qu’un
bloc de charbon. Les vieilles forêts antédiluviennes, en accumulant ici les aliments
du feu, y ont emmagasiné la puissance qui remue la matière, et la mer fournit le
vrai chemin sur lequel la matière peut être transportée. L’homme lui-même, esprit et
corps, semble fait pour mettre à profit ces avantages. Ses muscles sont résistants
et son esprit peut supporter l’ennui. Il est moins sujet à la lassitude et au dégoût
qu’un autre. Il travaille aussi bien à la dixième heure qu’à la première. Nul ne
manie mieux les machines ; il a leur régularité et leur précision ; deux ouvriers
font dans une manufacture de coton l’ouvrage de trois et parfois de quatre ouvriers
français. Cherchez maintenant dans les statistiques combien de lieues d’étoffes ils
fabriquent chaque année, combien de millions de tonnes ils exportent et importent,
combien de milliards ils produisent et consomment ; ajoutez-y les empires
industriels ou commerciaux qu’ils ont fondés où qu’ils fondent en
Amérique, en Chine, dans l’Inde, en Australie, et peut-être alors, en comptant les
hommes et les valeurs, en calculant que leur capital est sept ou huit fois plus
grand que celui de la France, que leur population a doublé depuis cinquante ans, que
leurs colonies, partout où le climat est sain, deviennent de nouvelles Angleterre,
vous atteindrez quelque idée bien sèche, bien imparfaite, d’une œuvre dont les yeux
seuls peuvent mesurer la grandeur.
Il reste pourtant encore une de ses portions à explorer, la culture ; du wagon, on
en voit assez déjà pour la comprendre. Une prairie avec une haie, puis une autre
prairie avec une autre haie, et ainsi de suite ; parfois d’immenses carrés de
raves ; tout cela aligné, nettoyé, lisse ; point de forêts, çà et là seulement un
bouquet d’arbres : la campagne est un large potager, une fabrique d’herbe et de
viande ; rien n’est laissé à la nature et au hasard ; tout est calculé, aménagé,
tourné vers le produit et le profit. Si vous regardez les paysans, vous ne trouvez
pas non plus de vrais paysans ; rien de semblable à nos campagnards, sortes de
fellahs, parents de la terre, défiants et incultes, séparés des citadins par un
abîme. L’homme de la campagne ici ressemble à un ouvrier ; et en effet, un champ est
une manufacture avec un fermier pour contre-maître. Propriétaires et fermiers, ils
prodiguent les capitaux à la façon des grands entrepreneurs ; ils ont drainé,
assolé ; ils ont fait un bétail, le plus riche en rendement qu’il y ait au monde ;
ils ont importé les machines à vapeur dans la culture et
dans
l’élevage, ils perfectionnent les étables perfectionnées. Les plus grands seigneurs
y mettent leur gloire ; quantité de gentlemen de campagne n’ont pas d’autre emploi ;
le prince Albert, a près de Windsor, une ferme modèle, et cette ferme rapporte de
l’argent ; il y a quelques années, les journaux annonçaient que la reine avait
découvert un remède pour la maladie des dindonneaux. Sous cet effort universel1327, la production agricole a doublé en cinquante ans, l’hectare
anglais a reçu huit ou dix fois plus d’engrais que l’hectare français ; quoique de
qualité inférieure, on lui a fait produire le double ; trente personnes ont suffi à
cette œuvre, quand il fallait en France quarante personnes pour obtenir la moitié de
cette œuvre. Vous entrez dans une ferme, même médiocre, de cent acres par exemple ;
vous trouvez des gens décents, dignes, bien vêtus, qui s’expliquent clairement et
sensément, un grand bâtiment sain, confortable, souvent un petit péristyle avec des
fleurs grimpantes, un jardin bien tenu, des arbres d’ornement, les murs intérieurs
blanchis tous les ans à la chaux, les carreaux du sol lavés tous les huit jours, une
propreté presque hollandaise ; avec cela un assez grand nombre de livres, des
voyages, des traités d’agriculture, quelques volumes de religion ou d’histoire, au
premier rang la grande Bible de famille. Même dans les plus pauvres chaumières on
trouve quelques objets de confortable et d’agrément : un large poêle de fonte
luisant, un tapis, presque toujours un papier de tenture, un ou deux
petits romans moraux, et toujours la Bible. Le cottage est propre ; il y a là des
habitudes d’ordre ; les assiettes à dessins bleuâtres, régulièrement rangées, font
un bon effet au-dessus du buffet brillant ; les carreaux rouges ont été balayés, il
n’y a pas de vitres cassées, ni salies ; point de portes disjointes, de volets
dépendus, de mares stagnantes, de fumiers épars, comme chez nos villageois ; le
petit jardin est purgé de toutes les mauvaises herbes ; souvent des rosiers, des
chèvrefeuilles encadrent la porte, et, le dimanche, on voit le père, la mère assis
près d’une table bien essuyée, avec du thé et du beurre, jouir de leur home, et de l’ordre qu’ils y ont mis. Chez nous le paysan, le dimanche, sort
de sa cabane pour aller voir sa terre ; ce qu’il souhaite, c’est
la possession ; ce que ceux-ci aiment, c’est le confortable. Point de pays où l’on
soit plus exigeant à cet endroit. « Notre vice, me disait un d’eux, c’est la passion
exagérée de toutes les choses bonnes et commodes ; nous avons trop de besoins, nous
dépensons trop ; nos paysans, sitôt qu’ils ont un peu d’argent, au lieu d’acquérir
un bout de terre, achètent le meilleur sherry, les meilleurs habits1328. »
À mesure qu’on monte vers les hautes classes, ce goût devient plus
fort. Dans les moyennes, l’homme s’excède de travail pour donner à sa femme des
robes trop voyantes et pour mettre dans sa maison les cent mille brimborions du
demi-luxe. Vers le sommet, les inventions du bien-être sont si multipliées, qu’on en
est gêné ; il y a trop de journaux et de revues sur votre table de nuit, trop
d’espèces de tapis, de cuvettes, d’allumettes, de serviettes dans votre cabinet de
toilette : leur raffinement est infini : vous songerez, en fourrant vos pieds dans
les pantoufles, qu’il a fallu vingt générations d’inventeurs pour porter la semelle
et la doublure jusqu’à ce degré de perfection. On ne saurait imaginer des clubs
mieux munis du nécessaire et du superflu, des maisons si bien approvisionnées et si
bien menées, l’agrément et l’abondance si savamment entendus, un service si sûr, si
respectueux, si rapide. Les domestiques, dans le dernier recensement, faisaient « la
classe la plus nombreuse parmi les sujets de Sa Majesté » ; ils en ont cinq là où
nous en avons deux. Quand, à Hyde-Park, on voit leurs jeunes filles riches, leurs
gentlemen à cheval et en équipage, lorsqu’on réfléchit sur leurs maisons de
campagne, sur leurs habits, leurs parcs et leurs écuries, on se dit que
véritablement ce peuple est fait selon le cour des économistes, j’entends qu’il est
le plus grand producteur et le plus
grand consommateur de la terre, que
nul n’est plus propre à exprimer et aussi à absorber le suc des choses ; qu’il a
développé ses besoins en même temps que ses ressources, et vous pensez
involontairement à ces insectes qui, après leur métamorphose, se trouvent tout d’un
coup munis de dents, d’antennes, de pattes infatigables, d’instruments admirables et
terribles, propres à fouir, à scier, à bâtir, à tout faire, mais pourvus en même
temps d’une faim incessante et de quatre estomacs.
Comment se gouverne la fourmilière ? À mesure que le wagon avance, vous apercevez,
parmi les fermes et les cultures, le long mur d’un parc, la façade d’un château,
plus souvent quelque vaste maison ornée, sorte d’hôtel campagnard, de médiocre
architecture, avec des prétentions gothiques ou italiennes, mais entouré de belles
pelouses, de grands arbres soigneusement conservés ; là vivent les bourgeois
riches ; je me trompe, le mot est faux, c’est gentlemen qu’il faut
dire ; bourgeois est un mot français et désigne ces enrichis
oisifs qui s’occupent à se reposer et ne prennent point part à la vie publique ;
ici, c’est tout le contraire ; les cent ou cent vingt mille familles qui dépensent
par an mille livres sterling et davantage gouvernent effectivement le pays. Et ce
n’est point là un gouvernement importé, implanté artificiellement
et du
dehors ; c’est un gouvernement spontané et naturel. Sitôt que des hommes veulent
agir ensemble, il leur faut des chefs ; toute association volontaire ou involontaire
en a un ; quelle qu’elle soit, État, armée, navire ou commune, elle ne peut se
passer d’un guide qui trouve la voie, y entre, appelle les autres, gourmande les
retardataires. Nous avons beau nous dire indépendants ; dès que nous marchons en
corps, nous avons besoin d’un chef de file ; nous jetons les yeux à droite et à
gauche, attendant qu’il se montre. La grande affaire est de le démêler, d’avoir le
meilleur, de ne pas suivre un autre à sa place ; c’est un grand bonheur qu’il y en
ait un, et qu’on le reconnaisse. Ceux-ci, sans élection populaire ni désignation
d’en haut, le trouvent tout fait et tout reconnu dans le propriétaire important,
ancien habitant du pays, puissant par ses amis, ses protégés, ses fermiers,
intéressé plus que personne par ses grands biens aux affaires de la commune, expert
en des intérêts que sa famille manie depuis trois générations, plus capable par son
éducation de donner le bon conseil, et par ses influences de mener à bien
l’entreprise commune. En effet, c’est ainsi que les choses se passent ; tous les
jours des centaines de gens riches quittent Londres pour passer un jour à la
campagne ; c’est qu’ils ont convocation pour les affaires de leur commune ou de leur
Église ; il sont justices, overseers, présidents de toutes sortes
de Sociétés, et gratuitement. Tel a bâti un pont à ses frais, tel autre une
chapelle, une maison d’école ; plusieurs
établissent des bibliothèques
qui prêtent des livres, avec des chambres chauffées ou éclairées, où les villageois
trouvent le soir des journaux, des jeux, du thé à bon marché, bref des
divertissements honnêtes qui les détournent du cabaret et du gin. Beaucoup d’entre
eux font des lectures ; leurs sœurs ou leurs filles tiennent des
écoles de dimanche ; en somme, ils donnent à leurs frais aux ignorants et aux
pauvres la justice, l’administration, la civilisation. J’en ai vu un, riche de
trente millions, qui le dimanche, dans son école, enseignait à chanter aux petites
filles ; lord Palmerston offre son parc pour les archery
meetings ; le duc de Marlborough ouvre le sien journellement au public « en
priant (le mot y est) les visiteurs de ne pas gâter les gazons. » Un ferme et fier
sentiment du devoir, un véritable esprit public, une grande idée de ce qu’un
gentleman se doit à lui-même, leur donne la supériorité morale qui autorise le
commandement ; probablement, depuis les anciennes cités grecques, on n’a point vu
d’éducation ni de condition où la noblesse native de l’homme ait reçu un
développement plus sain et plus complet. Bref, ils sont magistrats et patrons de
naissance, chefs des grandes entreprises où il faut hasarder des capitaux,
promoteurs de toutes les largesses, de toutes les améliorations, de toutes les
réformes, et, avec les honneurs du commandement ils en prennent les charges. Car
remarquez qu’à l’inverse des autres aristocraties, ils sont instruits, libéraux, et
marchent à la tête, non à la queue, dans la civilisation publique. Ce ne sont point
des délicats
de salon, comme nos marquis du dix-huitième siècle : un
lord visite ses pêcheries, étudie le système des engrais liquides, parle
pertinemment du fromage, et son fils est souvent meilleur rameur, marcheur et boxeur
que ses fermiers. Ce ne sont point des mécontents arriérés comme les nôtres, occupés
à jouer au whist et à regretter le moyen âge. Ils ont voyagé par toute l’Europe, et
souvent plus loin ; ils savent des langues et des littératures ; leurs filles lisent
couramment Schiller, Manzoni et Lamartine. Par les revues, les journaux, les
innombrables volumes de géographie, de statistique et de voyages, ils ont le monde
sur le bout du doigt. Ils soutiennent et président les Sociétés scientifiques ; si
les libres chercheurs d’Oxford, au milieu du rigorisme officiel, ont pu expliquer la
Bible, c’est parce qu’on les savait soutenus par les laïques éclairés et du premier
rang. Il n’y a pas de danger non plus que cette élite tourne à la coterie ; elle se
renouvelle ; un grand médecin, un profond légiste, un général illustre reçoivent la
noblesse et fondent des familles. Quand un industriel ou un marchand a gagné
quelques millions, sa première pensée est d’acquérir une terre ; au bout de deux ou
trois générations, sa famille a pris racine et participe au gouvernement du pays :
de cette façon les meilleurs plants de la grande forêt populaire viennent recruter
la pépinière aristocratique. Notez enfin que l’institution n’est pas isolée. Partout
il y a des chefs reconnus, respectés, qu’on suit avec confiance et déférence, qui se
sentent responsables et portent le poids
en même temps que les
avantages de leur dignité. Il y en a dans le mariage, où l’homme règne incontesté,
suivi par sa femme jusqu’au bout du monde, fidèlement attendu le soir, libre dans
ses affaires qu’il ne communique pas. Il y en a dans la famille, où le père1329 peut déshériter ses enfants et garde
avec eux, jusque dans les plus minces circonstances de la vie domestique, un degré
d’autorité et de dignité que nous ne connaissons pas : tel fils malade, absent
depuis longtemps, n’ose pas venir voir son père à la campagne sans lui demander
d’abord permission ; une servante, à qui je remettais ma carte, refusait de la
porter : « Oh ! je n’oserais pas maintenant. Monsieur dîne. » Le respect est à tous
les étages, dans les ateliers comme aux champs, dans l’armée comme dans la famille.
Partout il y a des inférieurs et des supérieurs qui se sentent tels ; le mécanisme
du pouvoir établi se dérangerait, qu’on le verrait bientôt se reformer de lui-même ;
par-dessous la constitution légale s’étend la constitution sociale, et l’action
humaine entre forcément dans un moule solide qui est tout prêt.
C’est parce que ce réseau aristocratique est fort que l’action de l’homme peut être
libre ; car le gouvernement local et naturel étant enraciné partout, comme un
lierre, par cent petites attaches toujours renaissantes, les mouvements brusques, si
violents qu’ils soient, ne sont pas capables de l’arracher tout
entier ; les gens ont beau parler, crier, faire des meetings,
des processions, des ligues, ils ne démoliront pas l’État ; ils n’ont point affaire
à un compartiment de fonctionnaires plaqué extérieurement sur le pays, et qui, comme
tout placage, peut être remplacé par un autre ; toujours les trente ou quarante
gentlemen d’un district, riches, influents, accrédités, utiles comme ils sont, se
trouveront les conducteurs du district. « Comme on voit le diable dans les papiers
périodiques, disait Montesquieu, on croit que le peuple va se révolter demain. »
Point du tout, c’est leur façon de parler ; seulement ils parlent haut, et d’un ton
rude. Le lendemain du jour où j’arrivai à Londres, je vis marcher des
hommes-affiches portant sur leur ventre et sur leur dos cet écriteau en grosses
lettres : « Usurpation énorme, attentat des Lords dans le vote du budget contre les
droits du peuple. » Il est vrai que l’affiche ajoutait : « Compatriotes, une
pétition ! » Les choses se bornent là ; on raisonne en termes francs, et le
raisonnement, s’il est bon, se . Une autre fois, à Hyde-Park, des orateurs en
plein vent déclamaient contre les Lords, qui sont des coquins (rogues). L’auditoire applaudissait ou sifflait, à volonté. « En
somme, me disait un Anglais, c’est de cette façon-là que nous faisons nos affaires.
Chez nous, quand un homme a une idée, il l’écrit ; une douzaine de personnes la
jugent bonne ; et là-dessus tous mettent en commun de l’argent pour la publier ;
cela fait une petite association, qui grandit, imprime des traités à bon marché,
fait des lectures,
puis des pétitions, rallie
l’opinion, et enfin apporte un projet au Parlement ; le Parlement refuse, ou remet
l’affaire ; cependant le projet prend du poids ; la majorité de la nation pousse,
elle force les portes, et voilà une loi faite. » Libre à chacun d’agir ainsi ; les
ouvriers peuvent se liguer contre leurs maîtres ; en effet, leurs associations
enveloppent toute l’Angleterre ; à Preston, je crois, il y eut une fois une grève
qui dura plus de six mois. Ils feront parfois des émeutes, mais point de révoltes ;
ils savent déjà l’économie politique, et comprennent que violenter les capitaux,
c’est supprimer le travail. Surtout ils sont flegmatiques ; ici comme ailleurs le
tempérament est toujours la grande force. La colère, le sang ne leur montent pas aux
yeux d’abord comme chez les nations méridionales ; un long intervalle sépare
toujours l’idée de l’action, et les raisonnements sages, le calcul répété viennent
remplir cet intervalle. Entrez dans un meeting, considérez ces
gens de toute condition, ces dames qui viennent pour la trentième fois entendre la
même dissertation, ornée de chiffres, sur l’éducation, sur le coton, sur les
salaires. Ils n’ont pas l’air de s’ennuyer ; ils savent heurter argument contre
argument, patienter, réclamer gravement, recommencer leur réclamation ; ce sont les
mêmes gens qui attendent le train au bord de la voie ferrée, sans se faire écraser,
et qui jouent au cricket deux heures durant sans élever la voix ni se disputer une
minute. Deux cochers qui s’accrochent se dégagent sans tempêter ni s’injurier. Ainsi
dure leur association politique ; ils peuvent
être libres parce qu’ils
ont des conducteurs naturels et des nerfs patients. Après tout, l’État est une
machine comme les autres ; tâchez d’avoir de bons rouages et prenez garde de les
casser ; ceux-ci ont le double avantage d’en posséder de très-bons et de les manier
avec sang-froid.
Voilà notre Anglais approvisionné et administré ; à présent qu’il a pourvu au
bien-être privé et à la sécurité publique, que va-t-il faire, et comment se
gouvernera-t-il dans ce domaine plus haut, plus noble, où l’homme monte pour
contempler la beauté et la vérité ? En tout cas, ce ne sont pas les arts qui l’y
conduisent. Cet énorme Londres est monumental, mais comme le château d’un enrichi ;
tout y est soigné et coûteux, rien de plus. Ces hautes maisons en pierres massives,
chargées de péristyles, de demi-colonnes, d’ornements grecs, sont le plus souvent
lugubres ; les pauvres colonnes des monuments semblent lessivées à l’encre. Le
dimanche, par un temps brumeux, on se croirait dans un cimetière décent ; les
adresses lisibles, parfaites, en cuivre, ressemblent à des inscriptions funéraires.
Rien de beau ; tout au plus les maisons bourgeoises vernissées, avec leur carré de
verdure, sont agréables ; on sent qu’elles sont bien tenues, commodes, excellentes
pour un homme d’affaires qui veut se délasser, se détendre après une journée
laborieuse. Mais un sentiment plus
fin et plus haut n’a rien à goûter
là. Quant aux statues, il est difficile de ne pas rire. Il faut voir lord
Wellington, avec son chapeau à plumes de fer ; Nelson, muni d’un câble qui lui fait
une queue, planté sur sa colonne et traversé d’un paratonnerre comme un rat empalé
au bout d’une perche, ou bien encore les généraux de Waterloo déshabillés et
couronnés par des Victoires. Les Anglais, de chair et d’os, semblent déjà fabriqués
en tôle ; que sera-ce des statues anglaises ? — Ils se piquent de peinture, du
moins ils l’étudient avec une minutie étonnante, à la chinoise ; ils sont capables
de peindre une botte de foin si exactement, qu’un botaniste reconnaîtra l’espèce de
chaque tige ; celui-ci s’est installé sous une tente pendant trois mois dans une
bruyère afin de connaître à fond la bruyère ; beaucoup sont des observateurs
excellents, surtout de l’expression morale, et réussiront très-bien à vous montrer
l’âme par le visage ; on s’instruit à les regarder, on fait avec eux un cours de
psychologie ; ils peuvent illustrer un roman ; on sera touché par l’intention
poétique et rêveuse de plusieurs de leurs paysages. Mais dans la vraie peinture, la
peinture pittoresque, ils sont révoltants. Je ne pense pas que jamais on ait placé
sur la toile des couleurs si crues, des corps si roides, des étoffes si semblables à
du fer-blanc, des tons aussi criards. Figurez-vous un opéra où il n’y a que des
fausses notes. Vous verrez des paysages passés au sang de bœuf, des arbres qui
crèvent la toile, des gazons qui semblent un pot de vert-perroquet répandu à terre,
des Christs qui ont
l’air d’être cuits et conservés dans l’huile, des
cerfs expressifs, des chiens sentimentaux, des femmes nues auxquelles on souhaite
aussitôt d’offrir une robe. En fait de musique, ils importent l’opéra italien ;
c’est un oranger entretenu à grands frais parmi des betteraves. Les arts ont besoin
d’esprits oisifs, délicats, point stoïciens, surtout point puritains, aisément
choqués par les dissonances, enclins au plaisir sensible, et qui emploient leurs
longs loisirs, leurs libres rêves à arranger harmonieusement, sans autre objet que
la jouissance, les formes, les couleurs et les sons. Je n’ai pas besoin de dire
qu’ici la pente des esprits est toute contraire, et l’on voit assez pourquoi, parmi
ces politiques militants, ces industriels laborieux, ces hommes d’action énergiques,
l’art ne peut fournir que des fruits exotiques ou déformés.
Il en est autrement dans la science ; mais c’est que dans la science il y a deux
parts. On peut la traiter comme une affaire, ramasser et vérifier des observations,
combiner des expériences, aligner des chiffres, peser des vraisemblances, découvrir
des faits, des lois partielles, posséder des laboratoires, des bibliothèques, des
sociétés chargées d’emmagasiner et d’accroître les connaissances positives ; en tout
cela ils excellent ; ils ont même des Lyell, des Darwin, des Owen capables
d’embrasser, de renouveler une science ; dans la construction du vaste édifice, les
maçons industrieux, les maîtres de second ordre ne manquent pas ; ce sont les grands
architectes, les penseurs, les vrais spéculatifs qui leur manquent ; la
philosophie, surtout la métaphysique, est aussi peu indigène ici que la musique et
la peinture ; ils l’importent ; encore en laissent-ils la meilleure partie en
chemin ; Carlyle est obligé de la transformer en poésie mystique, en fantaisies
d’humoriste et de prophète ; Hamilton l’effleure, mais pour la déclarer chimérique ;
Stuart Mill, Buckle, n’en prennent que l’espèce la plus palpable, un résidu pesant,
le positivisme. Ce n’est pas de ce côté que le débouché se fera. C’est sur d’autres
objets que se rejetteront la grande curiosité, les instincts sublimes de l’esprit,
le besoin de l’universel et de l’infini, le désir des choses idéales et parfaites.
Prenons le jour où le silence des affaires laisse aux aspirations désintéressées un
libre champ. Nul spectacle plus frappant pour un étranger que le dimanche à Londres.
Les rues sont vides et les églises sont pleines. Une proclamation de la reine
interdit de jouer à aucun jeu ce jour-là, en public ou en particulier ; défense aux
tavernes de recevoir les gens pendant le service. D’ailleurs toutes les personnes
convenables sont aux offices ; les bancs regorgent ; et ce ne sont pas les
servantes, comme chez nous, les vieilles femmes, quelques rentiers assoupis, une
volée de dames élégantes qui sont là ; ce sont des gens bien vêtus, ou du moins
proprement habillés, et autant de gentlemen que de femmes. La religion ne reste pas
en dehors et au-dessous de la culture publique ; les jeunes gens, les hommes
instruits, l’élite de la nation, toute la haute classe et la classe moyenne y
demeurent attachés. Le ministre, même au village, n’est pas un
fils de
paysan, mal décrassé, encore imbu du séminaire, enfermé dans une éducation monacale,
séparé de la société par le célibat, à demi enfoncé dans le moyen âge1330. C’est un homme du siècle, souvent un
homme du monde, souvent de bonne famille, ayant les intérêts, les habitudes, les
libertés des autres, parfois une voiture, des gens, des mœurs élégantes,
ordinairement instruit, qui a lu et qui lit encore. À tous ces titres, il peut être
dans son canton le guide des idées, comme son voisin le squire est le guide des
affaires. S’il ne marche pas au même rang que les penseurs libres, il ne reste
derrière eux que d’un ou deux pas ; vous, homme moderne, Parisien, vous pouvez
causer avec lui de tous les grands sujets ; vous ne sentez pas un abîme entre son
esprit et le vôtre. À proprement parler, c’est un laïque comme vous ; la seule
différence, c’est qu’il est surintendant de la morale. Jusque dans ses dehors, sauf
un rabat passager, et la perpétuelle cravate blanche, il vous ressemble ; au premier
aspect vous le prendriez pour un professeur, un magistrat ou un notaire, et les
discours qu’il prononce sont d’accord avec sa personne. Il ne dit point anathème au
monde ; en cela sa doctrine est moderne, il suit la grande voie dans laquelle la
Renaissance et la Réforme ont lancé la religion. Lorsque le christianisme parut il y
a dix-huit siècles, c’était en Orient, dans le pays des Esséniens et des
Thérapeutes,
au milieu de l’accablement et du désespoir universels,
quand la seule délivrance semblait le renoncement au monde, l’abandon de la vie
civile, la destruction des instincts naturels, et l’attente journalière du royaume
de Dieu. Lorsqu’il reparut, il y a trois siècles, c’est en Occident, chez des
peuples laborieux et à demi libres, au milieu du redressement et de l’invention
universelle, quand l’homme, améliorant sa condition, prenait confiance en sa
destinée terrestre, et épanouissait largement ses facultés. Rien d’étonnant si le
protestantisme nouveau diffère du christianisme antique, s’il recommande l’action au
lieu de prêcher l’ascétisme, s’il autorise le bien-être au lieu de prescrire la
mortification, s’il honore le mariage, le travail, le patriotisme, l’examen, la
science, toutes les affections et toutes les facultés naturelles, au lieu de louer
le célibat, la retraite, le dédain du siècle, l’extase, la captivité de l’esprit et
la mutilation du cœur. Par cette infusion de l’esprit moderne, il a reçu un nouveau
sang, et le protestantisme aujourd’hui forme avec la science les deux organes
moteurs et comme le double cœur de la vie européenne. Car, en acceptant la
réhabilitation du monde, il n’a point renoncé à l’épuration de l’homme ; au
contraire, c’est de ce côté qu’il a porté tout son effort. Il a retranché de la
religion toutes les portions qui ne sont point cette épuration même, et l’a
fortifiée en la réduisant. Une institution, comme une machine et comme un homme, est
d’autant plus puissante qu’elle est plus spéciale ; on fait d’autant mieux une
œuvre qu’on n’en fait qu’une, et qu’on rapporte tout à celle-là. Par la
suppression des légendes et des pratiques, la pensée entière de l’homme a été
concentrée sur un seul objet, l’amélioration morale. C’est de cela qu’on lui parle
dans les églises, en style grave et froid, avec une suite de raisonnements sensés et
solides : comment un homme doit réfléchir sur ses devoirs, les noter un à un dans
son esprit, se faire des principes, avoir une sorte de code intérieur librement
consenti et fermement arrêté, auquel il rapporte toutes ses actions sans biaiser ni
balancer ; comment ces principes peuvent s’enraciner par la pratique ; comment
l’examen incessant, l’effort personnel, le redressement continu de soi-même par
soi-même doivent asseoir lentement notre volonté dans la droiture : ce sont là les
questions qui, avec une multitude d’exemples, de preuves, d’appels à l’expérience
journalière1331, reviennent dans
toutes les chaires, pour développer dans l’homme la réforme volontaire, la
surveillance et l’empire de soi-même, l’habitude de se contraindre, et une sorte de
stoïcisme moderne presque aussi noble que l’ancien. De toutes parts les laïques y
aident, et l’avertissement moral, parti de la littérature en même temps que de la
théologie, réunit dans un seul accord le monde et le clergé. Presque jamais un livre
ici ne peint l’homme d’une façon désintéressée ; critiques, philosophes, historiens,
romanciers, poëtes même, ils
donnent une leçon, ils soutiennent une
thèse, ils démasquent ou punissent un vice, ils peignent une tentation surmontée,
ils racontent l’histoire d’un caractère qui s’assied. Leur exacte et minutieuse
description des sentiments aboutit toujours à une approbation ou à un blâme ; ils ne
sont pas artistes, mais moralistes ; c’est seulement en pays protestant que vous
trouverez un roman employé tout entier à décrire les progrès du sentiment moral dans
une enfant de douze ans1332. Tout travaille en ce sens dans la religion et jusqu’à la partie
mystique. On en a laissé tomber les distinctions et les subtilités byzantines ; on
n’y a point introduit les curiosités et les spéculations germaniques ; c’est le dieu
de la conscience qui seul y règne ; les douceurs féminines en ont été retranchées ;
on n’y trouve point l’époux des âmes, le consolateur aimable, que l’Imitation poursuit dans ses rêves tendres ; quelque chose de viril y
respire ; on voit que l’Ancien Testament, que les sévères psaumes hébraïques y ont
laissé leur empreinte. Ce n’est plus un ami de cœur à qui l’on confie ses
désirs, ses petites peines, une sorte de directeur affectueux et tout humain ; ce
n’est plus un roi dont on essaye de gagner les parents ou les courtisans, et de qui
on espère des grâces ou des places : on ne voit en lui que le gardien du devoir, et
on ne lui parle pas d’autre chose. Ce qu’on lui demande, c’est la force d’être
vertueux, la rénovation
intérieure par laquelle on devient capable de
toujours bien faire, et une supplication semblable est par elle-même un levier
suffisant pour arracher l’homme à ses faiblesses. Ce que l’on sait de lui, c’est
qu’il est parfaitement juste, et une confiance pareille suffit pour représenter tous
les événements de la vie comme un acheminement vers le règne de la justice. À
proprement parler, il n’y a qu’elle ; le monde est une figure qui la cache ; mais le
cœur et la conscience la sentent, et il n’y a rien d’important, ni de vrai dans
l’homme, que l’étreinte par laquelle il la tient. Ainsi parlent les vieilles et
graves prières, les chants sévères qui roulent dans le temple, soutenus par l’orgue.
Quoique Français et né dans une religion différente, je les écoutais avec une
admiration et une émotion sincères. Poëmes sérieux et grandioses qui, ouvrant une
échappée sur l’infini, laissent entrer un rayon de lumière dans l’obscurité sans
limites et contentent les profonds instincts poétiques, le vague besoin de sublimité
et de mélancolie que cette race a manifestés dès l’origine et qu’elle a conservés
jusqu’au bout.
Au fond du présent comme au fond du passé, reparaît toujours une cause intérieure
et persistante, le caractère de la race ; l’hérédité et le climat
l’ont entretenu ; une perturbation violente, la conquête normande, l’a infléchi ; à
la fin, après des oscillations
diverses, il s’est manifesté par la
conception d’un modèle idéal propre, qui peu à peu a façonné ou produit la religion,
la littérature et les institutions. Ainsi fixé et exprimé, il est désormais le
moteur du reste ; c’est lui qui explique le présent, c’est de lui que dépend
l’avenir ; sa force et sa direction produisent la civilisation présente ; sa force
et sa direction produiront la civilisation future. Aujourd’hui que les grandes
violences historiques, j’entends les destructions et les asservissements de peuples,
sont devenus presque impraticables, chaque nation peut développer sa vie suivant sa
conception de la vie ; les hasards d’une guerre ou d’une invention n’ont de prise
que sur les détails ; seules, maintenant, les inclinations et les aptitudes
nationales dessinent les grands traits de l’histoire nationale ; lorsque vingt-cinq
millions d’hommes conçoivent d’une certaine façon le bien et l’utile, c’est cette
sorte de bien et d’utile qu’ils recherchent et finissent par atteindre. L’Anglais a
désormais son prêtre, son gentleman, sa manufacture, son confortable et son roman.
Si l’on veut chercher dans quel sens cette œuvre changera, il faut chercher dans
quel sens change la conception centrale. Une vaste révolution se fait depuis trois
siècles dans l’intelligence humaine, semblable à ces soulèvements réguliers et
énormes qui, déplaçant un continent, déplacent tous les points de vue. Nous savons
que les découvertes positives vont tous les jours croissant, qu’elles iront tous les
jours croissant davantage, que d’objet en objet elles atteignent les plus
relevés, qu’elles commencent à renouveler la science de l’homme, que
leurs applications utiles et leurs conséquences philosophiques se dégagent sans
cesse ; bref, que leur empiétement universel finira par s’étendre sur tout l’esprit
humain. De ce corps de vérités envahissantes sort aussi une conception originale du
bien et de l’utile, et, partant, une nouvelle idée de l’État et de l’Église, de
l’art et de l’industrie, de la philosophie et de la religion. Celle-ci a sa force
comme l’ancienne a sa force ; elle est scientifique si l’autre est nationale ; elle
s’appuie sur les faits prouvés si l’autre s’appuie sur les choses établies. Déjà
leur opposition se manifeste ; déjà leurs transactions commencent, et nous pouvons
affirmer d’avance que l’état prochain de la civilisation anglaise dépendra de leur
divergence et de leur accord.
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