Chapitre II.
Lord Byron.
J’ai réservé le plus grand et le plus anglais de ces artistes ; il est si grand et si
anglais qu’à lui seul il nous apprendra sur son pays et sur son temps plus de vérités
que tous les autres ensemble. On a maudit ses idées pendant sa vie ; on a tâché de
dénigrer son génie après sa mort. Encore aujourd’hui, les critiques anglais, à son
endroit, sont injustes. Il a combattu toute sa vie contre le monde dont il est issu,
et pendant sa vie comme après sa mort, il a porté la peine des ressentiments qu’il a
provoqués et des répugnances qu’il a fait naître. Un critique étranger peut être plus
équitable, et louer librement la main puissante dont il n’a pas senti les coups.
Si jamais il y eut une âme violente et follement sensible, mais incapable de se
déprendre d’elle-même, toujours bouleversée, mais dans une enceinte fermée,
prédestinée par sa fougue native à la poésie, mais limitée par ses barrières
naturelles à une seule espèce de poésie, c’est celle-là.
Cette promptitude aux émotions extrêmes était chez lui un legs de
famille et un effet d’éducation. Son grand-oncle, sorte de maniaque emporté et
misanthrope, avait tué dans un duel de taverne, à la clarté d’une chandelle,
M. Chaworth, son parent, et avait passé en jugement devant la chambre des lords. Son
père, viveur et brutal, avait enlevé la femme de lord Carmarthen, ruiné et maltraité
miss Gordon, sa seconde femme, et, après avoir vécu comme un fou et comme un
malhonnête homme, était allé, emportant le dernier argent de sa famille, mourir sur le
continent. Sa mère, dans ses moments de fureur, déchirait ses chapeaux et ses robes.
Quand mourut son triste mari, elle manqua perdre la raison, et on entendait ses cris
dans la rue. Quelle enfance Byron mena dans l’antre de « cette lionne », dans quelles
tempêtes d’insultes entrecoupées d’attendrissements il vécut lui-même, aussi passionné
et plus amer, c’est ce qu’un long récit pourrait seul dire. Elle courait après lui,
l’appelait gamin boiteux, vociférait et lui lançait à la tête la pelle à feu et les
pincettes. Il se taisait, saluait, et n’en sentait pas moins l’outrage. Un jour qu’il
était « dans une de ses rages silencieuses », il fallut lui arracher de la main un
couteau qu’il avait pris sur la table et que déjà il portait à sa poitrine. Une autre
fois la querelle fut si terrible que le fils et la mère, chacun séparément, s’en
allèrent chez le pharmacien pour « savoir si l’autre n’était point venu chercher du
poison pour se détruire, et pour avertir le marchand de ne point lui en vendre. »
Quand il alla aux écoles, « ses amitiés, dit-il lui-même, furent des
passions1237. » Bien des années après, il
n’entendait point prononcer le nom de Clare, un de ses anciens camarades, « sans un
battement de cœur. » Vingt fois pour ses amis il se mit dans l’embarras, offrant son
temps, sa plume, sa bourse. Un jour, à Harrow, un grand brimait son
cher Peel, et, le trouvant récalcitrant, lui donnait une bastonnade sur la partie
charnue du bras, qu’il avait tordu afin de le rendre plus sensible. Byron, trop petit
et ne pouvant combattre le bourreau, s’approcha de lui rouge de fureur, les larmes aux
yeux, et d’une voix tremblante demanda combien il voulait donner de coups. « Qu’est-ce
que cela te fait, petit drôle ? — C’est que, s’il vous plaît, dit Byron en tendant
son bras, j’en voudrais recevoir la moitié1238. » La
générosité surabondait chez lui comme le reste. « Jamais, dit quelqu’un qui le connut
intimement dans sa jeunesse, il ne rencontrait un malheureux sans le secourir1239. » Plus tard, en Italie, sur
cent mille francs qu’il dépensait, il en donnait vingt-cinq mille. Les sources vives
dans ce cœur étaient trop pleines et dégorgeaient impétueusement le bien, le mal au
moindre choc. À huit ans, comme Dante, il devint amoureux d’une enfant nommée Mary
Duff. « N’est-ce
pas étrange, écrivait-il dix-sept ans plus tard, que
j’aie été si entièrement, si éperdument épris de cette enfant à un âge où je ne
pouvais point ressentir l’amour, ni savoir le sens de ce mot ?… Je me rappelle tout ce
que nous nous disions l’un à l’autre, nos caresses, ses traits ; je n’avais plus de
repos, je ne pouvais dormir… Mon angoisse, mon amour étaient si violents, que parfois
je me demande si j’ai eu depuis un autre attachement véritable… Quand plus tard
j’appris son mariage, ce fut comme un coup de foudre, j’étouffais, je tombai presque
en convulsions1240. » Pareillement lorsqu’à
douze ans il aima sa cousine Marguerite Parker, il en perdit le sommeil, il ne
mangeait plus. « J’avais sujet de croire qu’elle m’aimait, et pourtant la grande
affaire de ma vie était de penser au temps qui s’écoulerait jusqu’à notre prochaine
rencontre. Et nos séparations étaient d’environ douze heures ! Mais j’étais un fou
alors, et je ne suis pas beaucoup plus sage aujourd’hui1241… »
Il ne le fut jamais : lectures énormes au collége, exercices violents
plus tard à Cambridge, à Newstead et à Londres, veilles prolongées, débauches et
jeunes outrés, régime destructif, il se ruait en avant jusqu’au fond de tous les goûts
et de tous les excès. Comme il était dandy, et l’un des plus brillants, il se laissait
mourir de faim de peur de devenir gros, puis buvait et dînait à s’étouffer pendant les
nuits d’abandon. « Les deux jours précédents, dit une fois son ami Moore, Byron
n’avait rien pris sinon quelques biscuits, mâchant du mastic1242 pour apaiser son estomac. S’étant mis
à table, il se restreignit aux homards et en acheva deux ou trois pour sa part,
avalant quelquefois dans les intervalles un petit verre à liqueur de forte eau-de-vie
blanche, quelquefois un grand verre à boire d’eau très-chaude, puis encore de
l’eau-de-vie pure ; il en but environ une demi-douzaine, après quoi nous dépêchâmes
deux bouteilles de bordeaux à nous deux, et nous nous séparâmes vers quatre heures du
matin. » Une autre fois on trouve sur son journal la note suivante : « Dîné avec
Scrope Davis hier au Coco. — De six heures à minuit à table. — Bu à nous deux une
bouteille de champagne et six de bordeaux. Aucun de ces vins ne me fait beaucoup
d’effet. » Plus tard, à Venise : « À peine si j’ai fermé l’œil de toute la semaine
dernière. J’ai eu quelques aventures curieuses en masque de carnaval. — J’userai la
mine de ma jeunesse
jusqu’au dernier filon de son métal, et après…
bonsoir. J’ai vécu, je suis content1243. » À ce train, les organes s’usent, et des
intervalles de tempérance ne suffisent pas à les réparer. L’estomac se gâte, les nerfs
se déconcertent, l’âme mine la machine, qui mine l’âme à son tour. « Je m’éveille
toujours, écrivait-il en Italie, dans un véritable accès de désespoir et de dégoût
pour toutes choses, même pour ce qui me plaisait la veille. En Angleterre, il y a cinq
ans, j’ai eu la même sorte d’hypocondrie, mais accompagnée d’une soif si violente, que
j’ai bu jusqu’à quinze bouteilles d’eau de seltz en une nuit après m’être mis au lit,
sans cesser d’avoir soif, faisant sauter le cou des bouteilles par pure impatience de
soif… » Esprit et corps, on se ruinerait à moins tout entier. Ainsi vivent ces âmes
véhémentes, incessamment heurtées et brisées par leur propre élan, comme un boulet
arrêté qui tourne et semble tranquille, tant il va vite, mais qui, au moindre
obstacle, saute, ricoche, met tout en poudre, et finit par s’enterrer. Le plus
pénétrant des observateurs, Beyle, qui vécut avec lui plusieurs semaines, dit qu’à
certains jours il était fou ; d’autres fois, en présence des belles choses, il
devenait sublime. Quoique contenu et si fier, la musique le faisait pleurer. Le reste
du temps, les petites passions anglaises, l’orgueil du rang par
exemple,
la vanité du dandy, le mettaient hors des gonds : il ne parlait de Brummel « qu’avec
un frémissement de jalousie et d’admiration. » Mais, petite ou grande, la passion
présente s’abattait sur son esprit comme une tempête, le soulevait, l’emportait
jusqu’à l’imprudence et jusqu’au génie. Son journal, ses lettres familières, toute sa
prose involontaire est comme frémissante d’esprit, de colère, d’enthousiasme ; le cri
de la sensation y vibre aux moindres mots ; depuis Saint-Simon, on n’a pas vu de
confidences plus vivantes. Tous les styles semblent ternes, et toutes les âmes
semblent inertes à côté de celle-là.
Dans ce magnifique élan de facultés débridées et débandées qui bondissent à
l’aventure et semblent le lancer sans choix aux quatre coins de l’horizon, il y en a
une qui prend les rênes, et le précipite contre la muraille où il s’est brisé.
« Pauvre Byron ! disait Walter Scott1244, c’était un homme d’une véritable bonté de
cœur, ayant les sentiments les plus affectueux et les meilleurs. Il s’est
misérablement perdu par son mépris insensé de l’opinion. L’opposition publique, au
lieu de l’avertir ou de le retenir, ne faisait que l’exciter à faire pis. C’est comme
s’il eût dit : Ah ! vous n’aimez pas cela ? Bien, vous allez avoir pis ; voilà pour
votre peine. » Cet instinct de révolte est dans la race ; il y a tout un faisceau de
passions sauvages1245, nées du climat et qui le nourrissent :
l’humeur noire, l’imagination violente, l’orgueil indompté, le goût du
danger, le besoin de la lutte, l’exaltation intérieure qui ne s’assouvit que par la
destruction, et cette folie sombre qui poussait en avant les berserkers scandinaves lorsque, dans une barque ouverte, sous un ciel fendu
par la foudre, ils se livraient à la tempête dont ils avaient respiré la fureur. Cet
instinct-là est dans le sang : on naît ainsi, comme on naît lion ou bouledogue1246. Byron était encore tout petit enfant, en jaquette,
lorsque sa nourrice le gronda rudement d’avoir sali une cotte neuve qu’il venait de
mettre. Il entra dans une de ses rages silencieuses, saisit la cotte avec ses deux
mains, la déchira du haut en bas, et se planta debout, fixe et morne, devant l’autre
qui tempêtait, afin de la mieux braver. Chez lui, l’orgueil débordait. Quand à dix ans
il hérita du titre de lord, et que pour la première fois à l’école on appela son nom
en le faisant précéder du titre de dominus, il ne put répondre le
mot ordinaire adsum
1247, demeura
immobile parmi ses camarades, qui ouvraient des grands yeux, et à la fin fondit en
larmes. Une autre fois, à Harrow, dans une dispute qui divisait l’école, un élève
dit : « Byron ne veut pas se
mettre avec nous, parce qu’il n’aime à être
le second nulle part. » On lui offrit le commandement, et c’est alors seulement qu’il
daigna prendre parti. Ne jamais subir de maître, se soulever tout entier contre toute
apparence d’empiétement ou d’ascendant, maintenir sa personne intacte et inviolée à
tout prix jusqu’au bout et contre tous, tout oser plutôt que de donner un signe de
soumission, voilà son fonds. C’est pourquoi il était disposé à tout souffrir plutôt
que de donner un signe de faiblesse. À dix ans, par fierté, il était stoïcien. On lui
redressait le pied douloureusement dans une machine de bois pendant qu’il prenait sa
leçon de latin, et son maître le plaignait. « Ne faites pas attention si je souffre,
monsieur Roger, dit l’enfant ; vous n’en verrez aucune marque sur ma figure1248. » Tel il était enfant, tel il demeura homme. D’esprit, de corps, il
lutte ou se prépare à la lutte1249. Tous
les jours, pendant de longues heures, il boxe, il tire le pistolet, il s’exerce au
sabre, il court et saute, il monte à cheval, il dompte des résistances. Ce sont là les
exploits de ses mains et de ses muscles ; mais il lui en faut d’autres. Faute
d’ennemis, il s’en prend à la société et lui fait la guerre. On sait à quel excès
montait alors l’intolérance des opinions régnantes. L’Angleterre était au fort de sa
guerre avec la France, et croyait combattre
pour la morale et la liberté.
À ses yeux, en ce moment, l’Église et la constitution sont choses saintes :
gardez-vous d’y toucher, si vous ne voulez point devenir ennemi public ! Dans cet
accès de passion nationale et de sévérité protestante, quiconque affiche des idées ou
des mœurs libres semble un incendiaire et ameute contre soi l’instinct des
propriétaires, les doctrines des moralistes, les intérêts des politiques et les
préjugés du peuple. C’est ce moment que Byron choisit pour louer Voltaire et Rousseau,
admirer Napoléon1250,
s’avouer sceptique, réclamer pour la nature et le plaisir contre le cant et la règle, dire que la haute société anglaise, toute débauchée et
hypocrite, fabrique des phrases et fait tuer des hommes pour garder ses sinécures et
ses bourgs pourris. Comme si ce n’était pas assez des haines politiques, il se charge
encore des inimitiés littéraires, attaque le corps entier des critiques1251,
diffame la nouvelle poésie, déclare que les plus célèbres sont des « Claudiens, des
gens du bas empire », s’acharne sur les lakistes, et garde un ennemi venimeux et
infatigable dans Southey. Ainsi muni d’adversaires, il donne prise sur lui de toutes
parts. Il se décrie par haine du cant, par bravade, en fanfaron de
vices. Il se peint dans ses héros, mais en noir, de telle façon que personne ne peut
manquer de le reconnaître et de le croire beaucoup pire qu’il n’est. Walter Scott
écrit de prime saut après avoir lu Childe Harold : « Poëme de
grand mérite, mais qui ne donne pas une bonne opinion du cœur ni de la
morale de l’écrivain. Le vice devrait être un peu plus modeste, et il faut une
impudence presque aussi grande que les talents du noble lord pour demander gravement
qu’on le plaigne de l’ennui et du dégoût qu’il a gagnés dans la compagnie de ses
compagnons de table et de ses maîtresses. Il y a aussi une vanité monstrueuse à nous
apprendre, à nous petites gens, que nos petits scrupules surannés et nos préceptes de
tempérance ne sont pas dignes de son attention1252. » Voilà les sentiments qu’il excitait dans toutes les
classes respectables ; il s’y complaisait et faisait pis, donnant à entendre que, dans
ses aventures d’Orient, il avait osé bien des choses, et ne s’indignant point quand on
le confondait avec ses héros. Un jour il dit : « Je serais curieux d’éprouver les
sensations qu’un homme doit avoir quand il vient de commettre un assassinat. » Un
autre jour il écrit sur son journal : « Hobhouse m’a rapporté un singulier bruit, que
je suis le
vrai Conrad, le véritable corsaire, et qu’une partie de mes
voyages se sont accomplis sans témoins. Hum ! les gens quelquefois touchent près de la
vérité, mais jamais toute la vérité. Hobhouse ne sait pas à quoi j’étais occupé
l’année après qu’il a quitté le Levant. Ni lui, ni personne, — ni, — ni, — ni. —
Pourtant c’est un mensonge1253 ; … mais je n’aime pas ces
mensonges qui ressemblent à la vérité. » Dangereuses paroles qui se retournaient
contre lui comme un poignard ; mais il aimait le danger, le danger mortel, et ne se
trouvait à son aise qu’en voyant se hérisser autour de lui les pointes de toutes les
colères. Seul contre tous, contre une société armée, debout, invincible, même au bon
sens, même à la conscience, c’est alors qu’il ressentait dans tous ses nerfs tendus la
sensation grandiose et terrible vers laquelle involontairement tout son être se
portait.
Une dernière imprudence déchaîna l’attaque. Tant qu’il était garçon, on avait pu
excuser ses excès par cette fougue du tempérament trop fort qui souvent révolte les
jeunes gens de ce pays contre le bon goût et la règle ; mais le mariage les range, et
c’est le mariage qui acheva de déranger celui-ci. Il se trouva que sa femme était une
vertu, « sorte de modèle » cité pour tel, « créature de la règle », correcte et sèche,
incapable de faillir et de pardonner. « Cela est bien drôle, disait son domestique
Fletcher, je n’ai jamais
connu de dame qui ne sût mener mylord, excepté
mylady. » Elle le crut fou et le fit examiner par les médecins. Ayant appris qu’il
avait sa raison, elle le quitta, revint dans sa famille, et refusa de jamais le
revoir. Là-dessus il passa pour un monstre. Les journaux le couvrirent d’opprobre ;
ses amis l’engageaient à ne plus aller au théâtre ni au Parlement, craignant qu’il ne
fût sifflé ou insulté. Ce qu’une âme si violente, précocement habituée à la gloire
éclatante, ressentit de fureur et de tortures dans cet assaut universel d’outrages, on
ne peut l’apprendre que par ses vers. Il se roidit, alla s’enfoncer à Venise dans la
voluptueuse vie italienne, même dans la basse débauche, pour mieux faire insulte à la
pruderie puritaine qui l’avait condamné, et n’en sortit que par une offense encore
plus blâmée, son intimité publique avec la jeune comtesse Guiccioli. Cependant il se
montrait aussi âprement révolutionnaire en politique qu’en morale. Dès 1813, il
écrivait : « J’ai simplifié ma politique ; elle consiste à présent à détester à mort
tous les gouvernements qui existent1254. » Cette fois, à
Ravenne, sa maison était le centre et l’arsenal des conspirateurs, et il se préparait
généreusement et imprudemment à sortir en armes avec eux pour tenter la délivrance de
l’Italie. « Ils veulent s’insurger ici, écrivait-il sur son journal1255, et doivent m’honorer d’une invitation. Je ne ferai point défaut,
quoique je ne les croie pas assez forts de nombre et de cœur pour faire
grand’chose ; mais en avant ! — Que signifie le moi ? Un homme ou un million
d’hommes, il n’importe ; c’est l’esprit de liberté qu’il faut répandre. En de telles
occasions, il ne faut point de calcul personnel, et aujourd’hui ce ne sera pas moi qui
en ferai un1256. » En attendant, il avait des rixes avec la police,
sa maison était surveillée, il était menacé d’assassinat, et néanmoins tous les jours
il montait à cheval, et allait s’exercer au pistolet dans la forêt de pins voisine. Ce
sont les sentiments d’un homme qui est à la gueule d’un canon chargé, attendant qu’il
parte : l’émotion est grande, héroïque même, mais elle n’est pas douce, et
certainement, même en ce moment de grande émotion, il était malheureux ; rien de plus
propre à empoisonner le bonheur que l’esprit militant. « Pourquoi, écrit-il, ai-je été
toute ma vie plus ou moins ennuyé ?… Je ne sais que répondre, mais je pense que c’est
dans mon tempérament, … comme aussi de me réveiller dans l’abattement, ce qui n’a
jamais manqué de m’arriver depuis plusieurs années. La tempérance et l’exercice que
j’ai pratiqués parfois et longtemps de
suite, vigoureusement et
violemment, n’y faisaient que peu ou rien. Les passions violentes me valaient mieux.
Quand j’étais sous leur prise directe, — c’est étrange, — j’étais agité et non
abattu. — Pour le vin et les spiritueux, ils me rendent sombre et sauvage jusqu’à la
férocité, — silencieux pourtant et solitaire, point querelleur, si on ne me parle
pas. Nager aussi me relève ; mais en général je suis bas, et tous les jours plus bas.
À cela pas de remède, car je ne me trouve pas aussi ennuyé qu’à dix-neuf ans. La
preuve en est qu’à cet âge-là j’étais obligé de jouer ou de boire, ou d’avoir une
excitation quelconque, sans quoi j’étais misérable… À présent, ce qui m’envahit le
plus, c’est l’inertie, et une sorte d’écœurement plus fort que l’indifférence. Si je
me réveille, c’est par des fureurs1257. — Dernièrement Lega est entré avec
une lettre de Venise au sujet
d’une facture que je croyais payée il y a
dix mois. J’entrai dans un tel paroxysme de rage que je m’évanouis presque… Je présume
que je finirai comme Swift, c’est-à-dire que je mourrai d’abord par la tête, — à
moins que ce ne soit plus tôt et par accident. » Horrible attente, et qui l’a hanté
jusqu’au bout ! À son lit de mort, en Grèce, il refusait, je ne sais plus pourquoi, de
se laisser saigner, et préférait finir tout de suite. On le menaça de la folie ; il
sursauta : « Faites donc, bourreaux que vous êtes ! » et il tendit son bras. C’est
parmi ces éclats et ces anxiétés qu’il passait sa vie ; l’angoisse endurée, le danger
bravé, la résistance domptée, la douleur savourée, toutes les grandeurs et toutes les
tristesses de la noire manie belliqueuse, voilà les images qu’il avait besoin de faire
flotter devant lui. À défaut d’action, il avait les rêves, et il ne se réduisait aux
rêves qu’à défaut d’action. Lui-même, en s’embarquant pour la Grèce, disait qu’il
avait pris la poésie faute de mieux, qu’elle n’était pas son affaire. « Qu’est-ce
qu’un poëte ? qu’est-ce qu’il vaut ? Qu’est-ce qu’il fait ? C’est un bavard. » Il
augurait mal de la poésie de son siècle, même de la sienne, disant que s’il vivait dix
ans, on verrait de lui quelque chose d’autre que des vers. En effet, il eût été mieux
à sa place roi de la mer ou chef de bandes au moyen âge. Sauf deux ou trois éclairs de
soleil italien, sa poésie et sa vie sont celles d’un scalde transporté dans le monde
moderne, et qui, dans ce monde trop bien réglé, n’a pas trouvé son emploi.
Il a donc été poëte, mais à sa façon, façon étrange, semblable à celle dont il a
vécu. Il y avait en lui des tempêtes intérieures, des avalanches d’idées qui ne
trouvaient d’issue que par l’écriture. « Me fuir moi-même, ç’a été là toujours mon
vrai, mon unique, mon seul motif pour barbouiller du papier et pour publier. —
Publier est la continuation du même effet par le mouvement que cela donne à l’esprit,
qui, sans cela retomberait sur soi-même1258. » — Il
a écrit « par trop-plein, dit-il encore, par passion, par entraînement, par beaucoup
de causes, mais jamais par calcul », et presque toujours avec une rapidité étonnante :
le Corsaire en dix jours, la Fiancée d’Abydos en
quatre jours. — Pendant l’impression, il ajoutait, corrigeait, mais sans refondre.
« Je vous ai déjà dit que je ne puis jamais refondre. Je suis comme le tigre : si je
manque mon premier bond, je rentre en grondant dans ma jungle ; si je le fais juste,
il est écrasant1259. » Sans doute il bondit, mais il a sa
chaîne :
jamais, dans le plus libre élan de ses pensées, il ne se détache
de soi. C’est de lui-même qu’il rêve et c’est lui-même qu’il voit partout. C’est un
torrent qui bouillonne, mais que des rocs endiguent. Il n’y a point d’aussi grand
poëte qui ait eu l’imagination aussi étroite ; il ne peut pas se métamorphoser en
autrui. Ce sont ses chagrins, ses révoltes, ses voyages, à peine transformés et
arrangés, qu’il met dans ses vers. Il n’invente pas, il observe ; il ne crée pas, il
transcrit. Sa copie est poussée au noir, mais c’est une copie. « Je ne puis écrire sur
quoi que ce soit, dit-il, sans quelque expérience personnelle et sans un fondement
vrai1260. » Vous trouverez dans ses lettres et dans son
livre de notes, presque trait pour trait, ses descriptions les plus frappantes. La
prise d’Ismaïl, le naufrage de don Juan, suivent pas à pas deux récits en prose. S’il
n’y a que des badauds capables de lui attribuer les crimes de ses héros, il n’y a que
des aveugles capables de ne point voir en lui les sentiments de ses personnages ; cela
est si vrai, qu’en somme il n’en a fait qu’un seul. Childe Harold, Lara, le Giaour, le
Corsaire, Manfred, Sardanapale, Caïn, son Tasse, son Dante et le reste sont toujours
un même homme, représenté sous divers costumes, dans plusieurs paysages, avec des
expressions différentes, mais comme en font les peintres, lorsque par des changements
de vêtements, de décors et d’attitudes, ils tirent du même
modèle
cinquante portraits. Il était trop replié sur soi pour s’éprendre d’autre chose : le
roidissement habituel de la volonté empêche l’esprit d’être flexible ; sa force,
toujours concentrée pour l’effort et tendue vers la lutte, l’enfermait dans la
contemplation de lui-même, et le réduisait à ne jamais faire que l’épopée de son
propre cœur.
Dans quel style allait-il écrire ? Avec ces sentiments concentrés et tragiques, il
avait l’esprit classique. Par le plus singulier mélange, les livres qu’il préférait
étaient ou les plus violents ou les plus réguliers, la Bible d’abord : « J’en suis
grand lecteur et grand admirateur, je l’avais lue et relue avant d’avoir huit ans ; je
veux dire l’Ancien-Testament, car le Nouveau, pour moi, était une tâche, mais l’Ancien
un plaisir1261. » Remarquez ce mot ; il ne goûte point le mysticisme tendre et
abandonné de l’Évangile, mais la roideur atroce et les cris lyriques des vieux
Hébreux. À côté de la Bible, ce qu’il aime, c’est Pope, le plus correct, le plus
compassé des hommes : « Je l’ai toujours regardé comme le plus grand nom de notre
poésie. Comptez là-dessus, les autres sont des barbares… Vous pouvez appeler
Shakspeare et Milton des pyramides, je préfère le temple de Thésée ou le Parthénon à
des montagnes de briques brûlées1262. »
Et aussitôt il écrit deux lettres avec une verve et
un esprit incomparables pour défendre Pope contre les mépris des écrivains modernes.
Ce sont ces écrivains, à son avis, qui ont gâté le goût public. Les seuls d’entre eux
qui valent quelque chose, Crabbe, Campbell, Roger, imitent le style de Pope ; quelques
autres ont du talent, mais, à tout prendre, les nouveaux venus ont perverti la
littérature ; ils ne savent plus leur langue ; leurs expressions ne sont que des
à-peu-près, au-dessous ou au-dessus du ton, forcées ou plates. Lui-même il se range
parmi les corrupteurs1263, et l’on voit bien vite que cette théorie n’est pas une
improvisation échappée à la mauvaise humeur et à la polémique : il y revient. Dans ses
deux premiers essais, Hours of idleness, English Bards and Scottish
Reviewers, il a essayé de la suivre. Plus tard et presque dans toutes ses
œuvres, on en trouvera l’effet. Il recommande et pratique la règle des unités dans les
tragédies. Il aime la forme oratoire, la phrase symétrique, le style condensé. Il
plaide volontiers ses passions. Sheridan l’engageait à se tourner vers l’éloquence, et
la vigueur, la logique perçante, la verve
, l’argumentation
serrée de sa prose, prouvent que parmi les pamphlétaires1264 il eût été au premier rang. S’il y
monte parmi les poëtes, c’est en partie grâce à son système classique. Cette forme
oratoire, où Pope resserre sa pensée à la façon de La Bruyère, multiplie la force et
l’élan des idées véhémentes ; comme un canal étroit et droit, elle les rassemble et
les précipite sur leur pente ; il n’y a rien alors que leur assaut n’emporte, et c’est
ainsi que lord Byron, du premier coup, à travers les critiques inquiètes, par-dessus
les réputations jalouses, a percé jusqu’au public1265.
Ainsi perça Childe Harold. Du premier coup, chacun fut troublé.
C’était plus qu’un auteur qui parlait, c’était un homme. En dépit de ses désaveux, on
sentait bien que l’auteur ne faisait qu’un avec le personnage ; il se calomniait, mais
il s’imitait. On le reconnaissait dans ce jeune noble voluptueux et dégoûté, prêt à
pleurer au milieu de ses orgies, qui « seul errait perdu en de mornes rêveries, et,
gorgé de plaisirs, aspirait presque à la douleur1266 », qui, fuyant sa terre natale, portait parmi
les splendeurs et les gaîtés du Midi la persécutrice infatigable, « la pensée, comme
un démon », acharné après lui. On reconnaissait les paysages : ils
avaient été copiés sur place. Et qu’est-ce qu’était tout ce livre, sinon son journal
de voyage ? Il y disait ce qu’il avait vu et ce qu’il avait senti. Quelle fiction
poétique vaut la sensation vraie ? Qu’y a-t-il de plus pénétrant que la confidence
volontaire ou involontaire ? Véritablement chaque mot ici notait une émotion des yeux
ou du cœur. « Cet azur tendre de la mer unie ; ces mousses des montagnes brunies par
un ciel ardent1267 », ces îles « dans
leurs robes de brume, rayées de bandes brunes et pourprées », toutes ces beautés
imposantes ou sereines, il en avait joui et parfois souffert, et c’est pour cela que
nous les voyons à travers ses vers. Quelque objet qu’il touchât, il le faisait
palpiter et vivre ; c’est qu’en le regardant il avait palpité et vécu. Lui-même, un
peu plus tard, laissant le masque d’Harold, reprenait son récit en son propre nom, et
qui n’eût été touché d’aveux si passionnés et si entiers ?
Oui, il faut que je pense moins violemment ; j’ai pensé — trop longtemps et
lugubrement, jusqu’à ce que mon cerveau, — bouillonnant et épuisé par son propre
tourbillon, — soit devenu un gouffre tournant de rêves et de flamme. — Voilà
comment, n’ayant point appris tout jeune à dompter mon cœur, — les sources de ma vie
ont été empoisonnées. Il est trop tard ! — Pourtant je suis changé, quoique toujours
le même en force — pour endurer ce que le temps ne peut amoindrir, — et pour me
nourrir de fruits amers, sans accuser la destinée…
Harold s’était bientôt reconnu le plus impropre des hommes — à vivre
dans le troupeau des hommes. Il était — trop différent, incapable de plier ses pensées
— à celles des autres, quoique son âme eût été foulée — dans sa jeunesse par ses
propres pensées ; toujours retranché dans son indépendance, — refusant de livrer le
gouvernement de son esprit — à des âmes contre lesquelles la sienne se révoltait, —
fier jusque dans un désespoir qui savait trouver — une vie en lui-même, et respirer
en dehors de l’humanité !…
Comme le Chaldéen, il tenait ses yeux fixés sur les étoiles, — jusqu’à ce qu’il les
eût peuplées d’êtres aussi brillants — que leurs propres rayons, et que la terre, et
ses discordes fangeuses, — et les fragilités humaines fussent oubliées toutes. —
S’il avait pu maintenir son âme dans cet essor, — il eût été heureux ; mais notre
argile étouffe — son étincelle divine, enviant à l’homme la lumière — vers laquelle il
monte, comme pour briser sa chaîne — enchaîné loin du ciel qui là-haut nous ouvre ses
plages.
Cependant, dans les demeures de l’homme, il était devenu une créature — anxieuse et
harassée, sombre et déplaisante, — languissant comme un faucon sauvage dont l’aile
est coupée, — pour qui l’air sans bornes serait la seule patrie. — Alors son accès
lui revenait, et pour le dompter, — aussi ardemment que l’oiseau emprisonné heurte —
sa poitrine et son bec contre le treillage de fer — jusqu’à ce que le sang teigne son
plumage ; — ainsi la chaleur de son âme captive allait dévorant le sang de son
cœur1268.
Voilà les sentiments avec lesquels il parcourait la nature et
l’histoire, non pour les comprendre en s’oubliant devant elles, mais pour y chercher
ou y imprimer l’image de ses propres passions. Il ne laisse pas parler les objets, il
les force à lui répondre. Au milieu de leur paix, il n’est occupé que de son trouble.
Il les monte au ton de son âme, et les force à répéter ses propres cris. Tout est
tendu ici, comme en lui-même ; la vaste strophe roule emportant dans son lit comblé le
flot des idées véhémentes ; la déclamation s’étale, pompeuse et parfois artificielle
(c’est sa première œuvre), mais puissante, et si souvent sublime que les vieilleries
de la rhétorique qu’il garde encore disparaissent sous l’afflux des magnificences
dont il la charge. Wordsworth, Walter Scott, à côté de cette prodigalité de
splendeurs accumulées, semblaient pauvres et ternes ; on n’avait point vu depuis
Eschyle une pompe aussi tragique, et on suivait avec une sorte de saisissement le
cortége des figures gigantesques qu’il amenait en files lugubres du fond du passé
jusque sous nos yeux.
J’étais à Venise, sur le pont des Soupirs, — un palais et une prison de chaque côté.
— Je voyais, du sein de la vague, ses monuments se lever — comme à l’attouchement
d’une baguette magique. — Dix siècles étendent leurs ailes brumeuses — autour de moi,
et une auréole mourante rayonne — jusque sur ces temps lointains où mainte contrée
sujette — tenait ses yeux fixés sur les bâtisses de marbre du lion ailé, — quand
Venise, assise dans sa pompe, posait son trône sur ses cent îles.
Elle semble une Cybèle des mers sortie de l’Océan, — s’élevant avec sa tiare de
tours orgueilleuses, — dans le vague lointain, d’un mouvement majestueux, —
souveraine des eaux et de leurs puissances. — Elle l’était jadis ; ses filles
avaient leur douaire — dans les dépouilles des nations, et l’inépuisable Orient —
versait dans son giron les pierreries en pluies éblouissantes. — Elle trônait dans sa
pourpre, et à ses fêtes — les monarques invités croyaient leur dignité accrue1269…
La Bataille géante1270 est debout sur la
montagne ; — le soleil brunit l’éclat de ses tresses sanglantes ; — dans ses mains
de feu, les boulets flamboient, — et ses yeux brûlent tout ce que leur éclair a
touché. — Çà et là, sans repos, elle roule, un instant fixe, puis au loin, — lançant
sa flamme. Devant ses pieds de fer, — le Meurtre s’est blotti pour compter les œuvres
de mort. — Car ce matin trois puissantes nations se rencontrent — pour verser devant
son autel le sang qu’elle trouve le plus doux.
Par le ciel ! c’est une splendide vue — pour celui qui n’a point là d’ami ni de frère
— de voir leurs écharpes rivales, aux broderies bigarrées, — de voir leurs armes
variées qui étincellent dans l’air ! — Les vaillants dogues de la guerre se lancent
hors de leur repaire, — et grincent de leurs crocs, et hurlent haut après la proie. —
Tous se joignent à la chasse, mais peu auront part au triomphe ; — le tombeau
prendra pour soi le plus précieux du butin, — et le Massacre assouvi peut à peine, à
force de joie, compter leurs files1271…
Quel fruit retirerons-nous de notre maigre et pauvre être ? — Nos sens
étroits, — notre raison fragile, — la vie courte, — la vérité, une perle qui aime
l’abîme, — toutes les choses pesées dans la fausse balance de la coutume ; —
l’opinion, souveraine toute-puissante, qui jette — sur la terre le manteau de ses
obscurités, jusqu’à ce que le juste — et l’injuste semblent des accidents, et que les
hommes pâlissent — de la crainte que leurs propres jugements n’éclatent au jour, — et
que leurs libres pensées ne soient des crimes, et que la terre n’ait trop de
lumière.
Voilà comme ils fouissent leur sillon dans leur misère inerte, — pourrissant de père
en fils et d’âge en âge, — fiers de leur nature foulée. Voilà comme ils meurent, —
léguant leur rage héréditaire — à une race nouvelle d’esclaves-nés, qui
recommenceront la guerre — pour garder leurs chaînes, et, plutôt que d’être libres, —
saigneront en gladiateurs, et toujours iront s’assaillant — dans cette même arène où
ils voient — leurs compagnons tombés avant eux, comme les feuilles du même arbre1272.
Jamais style a-t-il mieux exprimé l’âme ? On la voit ici qui travaille et s’épanche.
Longuement et orageusement
les idées y ont bouillonné comme les pièces de
métal entassées dans la fournaise. Elles y ont fondu sous l’effort de la chaleur
intense ; elles y ont mêlé leurs laves avec des frémissements et des explosions, et
voilà qu’enfin la porte s’ouvre : un lourd ruisseau de feu descend dans le canal
ménagé d’avance, embrasant l’air qui frissonne, et ses teintes flamboyantes brûlent
les yeux qui s’obstinent à le regarder.
Ce n’était pas assez pour lui de la description et du monologue ; il avait besoin,
pour exprimer son personnage idéal, d’événements et d’actions. Il n’y a que les
événements qui mettent à l’épreuve la force et le ressort de l’âme ; il n’y a que les
actions qui manifestent et mesurent cette force et ce ressort. Parmi les événements,
il a cherché les plus puissants, parmi les actions, les plus fortes, et l’on a vu
paraître coup sur coup la Fiancée d’Abydos, le Giaour, le Corsaire, Lara,
Parisina, le Siége de Corinthe, Mazeppa et le Prisonnier de
Chillon.
Je le sais, ces éclatants poëmes se sont ternis en quarante ans. Dans ce collier de
pierreries orientales, on a découvert les verroteries, et Byron, qui ne les aimait
qu’à demi, avait mieux jugé que ses juges. Encore avait-il mal jugé ; les morceaux
qu’il préférait sont les plus faux. Son Corsaire est taché
d’élégances classiques ; la chanson des pirates qu’il met
au commencement
n’est pas plus vraie qu’un chœur de l’Opéra italien ; ses chenapans y font des
antithèses philosophiques aussi équilibrées que celles de Pope. Cent fois l’Ambition,
la Gloire, l’Envie, le Désespoir et le reste des personnages abstraits, tels qu’on les
mettait sur les pendules au temps de l’Empire, font invasion au milieu des passions
vivantes1273. Les plus nobles passages sont
défigurés par des apostrophes de collége, et la prétendue diction poétique vient y
étaler sa friperie usée et ses ornements convenus1274.
Bien pis, il vise à l’effet et suit la mode. Les ficelles mélodramatiques viennent
tirer à propos son personnage pour obtenir la grimace qui fera frémir le public :
« Écoutez ! — Qui vient là sur un noir coursier ? — Approche, bas esclave rampant,
et réponds : ne sont-ce point là les Thermopyles1275 ? » Tristes procédés, emphatiques et
vulgaires, imités de Lucain et de nos Lucains modernes, mais qui font effet pendant la
chaleur de la première lecture et sur la populace des auditeurs. Il y a un moyen sûr
d’attirer la foule autour
de soi, c’est de crier fort ; avec des
naufrages, des siéges, des meurtres et des combats, on l’intéressera toujours ;
montrez-lui des forbans, des aventuriers désespérés : ces figures contractées ou
furieuses la tireront de sa vie régulière et monotone ; elle ira les voir comme elle
va aux théâtres du boulevard et par le même instinct qui lui fait lire les romans à
quatre sous. Joignez-y, en façon de contraste, des femmes angéliques, tendres et
soumises, surtout belles comme des anges. Byron n’y manque pas, et ajoute à toutes ces
séductions la fantasmagorie de la scène, le décor oriental ou pittoresque ; les vieux
châteaux des Alpes, les vagues de la Méditerranée, les soleils couchants de la Grèce,
le tout en haut relief, avec des ombres marquées et des couleurs voyantes. Nous sommes
tous peuple à l’endroit des émotions, et la grande dame, comme la femme de chambre,
donne d’abord ses larmes sans chicaner l’auteur sur les moyens.
Et cependant la vérité surnage. Non, cet homme n’est point un arrangeur d’effets ou
un faiseur de phrases. Il a vécu parmi les spectacles qu’il décrit ; il a éprouvé les
émotions qu’il raconte. Il est allé dans la tente d’Ali-Pacha, il a goûté l’âpre
saveur des aventures maritimes et des mœurs sauvages. Il a senti vingt fois le
voisinage de la mort : en Morée, dans les angoisses de la solitude et de la fièvre ; à
Suli, dans un naufrage ; à Malte, en Angleterre et en Italie, dans des menaces de
duel, dans des projets d’insurrection, dans des commencements de coups de main, en
mer,
armé, ou à cheval, ayant vu à sa porte, et plus d’une fois,
l’assassinat, les plaies, l’agonie. « Je vis ici, écrivait-il, exposé tous les jours à
être assassiné1276, car je me suis fait un ennemi d’un homme puissant qui n’a pas de
conscience. Cela ne me fait pas dormir plus mal, ni ne m’empêche d’aller à cheval dans
les endroits solitaires, parce que la précaution est inutile. On pense à cela comme à
une maladie qui peut ou non vous frapper1277. » Il disait vrai : nul devant le danger ne s’est tenu plus droit
et plus ferme. Un jour, près du golfe de San-Fiorenzo1278, son yacht fut
jeté à la côte ; la mer était horrible et les écueils en vue ; les passagers baisaient
leur rosaire ou s’évanouissaient d’horreur, et les deux capitaines, consultés,
déclarèrent le naufrage infaillible. « Bien, dit lord Byron, nous sommes tous nés pour
mourir. Je m’en irai avec regret, mais certainement sans crainte. » Et il ôta ses
habits, engageant les autres à en faire autant, non qu’on pût se sauver parmi de
telles vagues : « mais, disait-il, comme les enfants qui se laissent aller d’eux-mêmes
au sommeil une fois qu’ils se sont fatigués à force de crier, nous mourrons plus
tranquillement quand nous nous serons épuisés à nager1279. » Là-dessus il s’assit, croisant ses
bras, fort calme ; même il plaisanta le capitaine, qui mettait ses dollars
dans les poches de son gilet. Cependant les longues lames pesantes déferlaient sur les
rocs avec le craquement d’une forêt de chênes fracassés par un tourbillon », le navire
arrivait sur l’écueil ; on ne vit point pendant tout ce temps Byron changer de visage.
— Un homme ainsi éprouvé et trempé pouvait peindre les situations et les sentiments
extrêmes. Après tout, on ne les peint jamais que comme lui, par expérience1280. Les plus inventifs,
Dante et Shakspeare, quoique tout autres, ne font pas autrement. Leur génie a beau
monter haut, il a toujours les pieds plongés dans l’observation, et leurs plus folles
comme leurs plus magnifiques peintures n’arrivent jamais qu’à offrir au monde l’image
de leur siècle ou de leur propre cœur. Tout au plus ils déduisent,
c’est-à-dire qu’ayant deviné, sur deux ou trois traits, le fond de l’homme qui est en
eux et des hommes qui sont autour d’eux, ils en tirent, par un raisonnement subit dont
ils n’ont point conscience, l’écheveau nuancé des actions et des sentiments. Ils ont
beau être artistes, ils sont observateurs. Ils ont beau inventer, ils décrivent. Leur
gloire ne consiste point dans l’étalage
d’une fantasmagorie, mais dans la
découverte d’une vérité. Ils entrent les premiers dans quelque province inexplorée de
la nature humaine, qui devient leur domaine, et désormais, comme un apanage, soutient
leur nom. Byron a trouvé la sienne, qui est celle des sentiments tendres et tristes ;
c’est une lande, et pleine de ruines, mais il est chez lui, et il est seul.
Quel séjour ! Et c’est sur cette désolation qu’il s’appesantit. Il la médite.
Regardez passer les frères de Childe Harold, les personnages qui la peuplent. Celui-ci
est dans un cachot, enchaîné avec les deux frères qui lui restent. Trois autres et
leur père ont péri en combattant ou ont été brûlés pour leur foi. Un à un, sous les
yeux de l’aîné, les deux derniers languissent et défaillent : agonie silencieuse et
lente dans l’obscurité humide où perce à travers une crevasse un rayon de lumière
malade. Le premier meurt, et les survivants demandent qu’on l’enterre du moins à
l’endroit où vient cette pauvre clarté. Les geôliers rient et lui font la fosse à la
place où il est mort, « dans la terre plate et sans gazon », laissant pendre au-dessus
« sa chaîne vide. » Jour par jour alors, le plus jeune se flétrit « comme une fleur
sur sa tige », sans se plaindre, au contraire encourageant son frère qui se tait,
désespéré et morne1281. Les piliers sont trop loin, il ne peut approcher du
jeune homme mourant ;
il prête l’oreille, et entend ses soupirs qui se
ralentissent ; il crie à l’aide, et nul ne vient. Il rompt sa chaîne d’un grand bond ;
tout est fini. Il prend cette main froide, et là, devant le corps demeuré inerte, ses
sens se bouchent, sa pensée s’arrête, il est comme un homme qui se noie, qui, après
avoir traversé l’angoisse, se laisse enfoncer aussi fixe qu’une pierre, et qui ne sent
plus son être que par un roidissement universel d’horreur. — En voici un autre, lié
nu et lancé à travers le steppe sur un cheval sauvage. Il se tord, et ses membres
enflés, coupés par les cordes, saignent. Un jour entier il court, et derrière lui les
loups hurlent. Toute la nuit il entend leur long galop monotone, et à la fin sa force
s’abat : « la terre s’enfonçait, le ciel roulait ; — il me sembla que je tombais à
terre : — je me trompais, j’étais trop bien lié ! — Mon cœur devint malade, mon
cerveau douloureux ; — il palpita un temps, puis ne battit plus. — Le ciel
tournoyait comme une grande roue. — Je vis les arbres chanceler comme des hommes
ivres. — Un éclair faible passa devant mes yeux, — qui ne virent plus. Celui qui
meurt — ne peut pas mourir davantage. — Je sentais les ténèbres venir et s’en aller,
— et je luttais pour m’éveiller ; mais je ne pouvais m’accrocher et gravir jusqu’à la
vie. — Je me sentais comme
un naufragé à la mer sur une planche, —
quand toutes les vagues qui fondent sur lui — le soulèvent en même temps et
l’engloutissent1282. » Les nommerai-je tous ? Hugo, Parisina, les
Foscari, le Giaour, le Corsaire. Toujours son héros est l’homme aux prises avec la
pire angoisse, en face du naufrage, de la torture, de la mort, de sa propre mort
douloureuse et prolongée, de la mort amère de ses plus chers bien-aimés, avec le
remords pour compagnon, parmi les lugubres perspectives de l’éternité menaçante, sans
autre soutien que l’énergie native et l’orgueil endurci. Ils ont trop désiré, trop
impétueusement, d’un élan insensé, comme un cheval sans bouche, et désormais leur
destin intérieur les pousse dans le gouffre qu’ils voient et ne veulent plus éviter.
Quelle nuit que celle d’Alp devant Corinthe ! Il est renégat et vient avec des
musulmans assiéger des chrétiens, d’anciens amis, Minotti, le père de la jeune fille
qu’il aime. Demain il va donner l’assaut, et il pense à sa propre mort qu’il
pressent, au carnage des siens qu’il prépare. Nul appui intérieur, sinon le
ressentiment enraciné et la fixité de la volonté roidie. Les musulmans le méprisent,
les chrétiens l’exècrent, et sa gloire ne fait que publier sa trahison. Oppressé et
fiévreux, il sort à travers le camp endormi, et va errer sur le rivage. « Il est
minuit ; sur les montagnes brunes, — la froide lune ronde luit descendue ; — la mer
bleue roule, le ciel bleu — s’étend comme un océan suspendu dans les hauteurs, —
parsemé d’îles de lumière. — Les vagues sur les deux rivages reposaient, — calmes,
transparentes, aussi azurées que l’air. — À peine si leur écume ébranlait les
cailloux du bord, — et leur murmure était aussi doux que celui d’un ruisseau. » « —
Les vents étaient endormis sur les vagues, — les étendards laissaient retomber leurs
plis le long de leurs hampes, — et ce profond silence n’était point interrompu, —
sauf quand la sentinelle criait son signal, — sauf quand un cheval poussait son
hennissement vibrant et aigu, — sauf quand le vaste bourdonnement de cette multitude
sauvage — allait bruissant comme font les feuilles, d’une côté à l’autre côte1283. » Comme le cœur se sent malade en face de pareils
spectacles ! Quel contraste entre son agonie
et la paix de l’immortelle
nature ! Comme les bras se tendent alors vers la beauté idéale, et comme ils retombent
impuissants au contact de notre fange et de notre immortalité ! Alp avance sur la
grève, jusqu’au pied du bastion, sous le feu des sentinelles : il n’y songe guère.
« Il regardait les chiens maigres sous le mur, — qui faisaient leur carnaval sur les
morts, — se gorgeant et grondant sur les carcasses et les membres. — Ils étaient
trop affairés pour aboyer contre lui. — Ils avaient arraché la chair du crâne d’un
Tartare, — comme on pèle une figue quand le fruit est frais, — et les crocs blancs
grinçaient sur le crâne encore plus blanc, — quand il glissait à travers leurs
mâchoires émoussées. — Eux, paresseusement, allaient mâchonnant les os des morts, —
et pouvant à peine se traîner hors de l’endroit où ils s’étaient emplis, — tant ils
avaient bien rompu leur long jeûne, — sur ceux qui étaient tombés pour leur repas de
la nuit. — Alp reconnut, aux turbans, qui avaient roulé sur le sable, — les premiers
entre les plus braves de sa troupe ; — rouges et verts étaient les châles qui
ceignaient leurs têtes, — et chaque crâne avait une longue touffe de
cheveux ; — tout le reste était rasé et nu. — Leurs crânes étaient dans la gueule
du chien sauvage, — et leur chevelure entortillée autour de sa mâchoire. — Tout
auprès, sur le rivage, au bord du golfe, — un vautour s’était posé, battant des
ailes, pour chasser un loup — qui était descendu furtivement des collines, mais se
tenait à l’écart, — effarouché par les chiens, loin de la proie humaine. — Pourtant
il attrappa sa part d’un cheval qui gisait, — rongé par les oiseaux sur les sables de
la baie1284. »
Voilà l’issue de l’homme ; la chaude frénésie de la vie aboutit là ; enseveli ou non,
peu importe : vautours ou chacals, ses fossoyeurs se valent. La tempête de ses colères
et de ses efforts n’a servi qu’à le leur jeter
en pâture, et il n’arrive
sous leurs becs ou sous leurs mâchoires qu’avec le sentiment de ses espérances
frustrées et de ses désirs inassouvis. Quelqu’un de nous a-t-il pu oublier la mort de
Lara après l’avoir lue ? Quelqu’un a-t-il vu ailleurs, sauf dans Shakspeare, une plus
lugubre peinture de la destinée de l’homme en vain cabré contre son frein ? Quoique
généreux comme Macbeth, il a tout osé, comme Macbeth, contre la loi et contre la
conscience, même contre la pitié et le plus vulgaire honneur ; les crimes commis l’ont
acculé à d’autres crimes, et le sang versé l’a fait glisser dans une mare de sang.
Corsaire, il a tué ; coupe-jarret, il assassine, et les meurtres anciens qui peuplent
ses rêves viennent avec leurs ailes de chauves-souris heurter aux portes de son
cerveau. On ne les chasse point, ces noires visiteuses ; la bouche a beau rester
muette, le front pâli et l’étrange sourire témoignent de leur venue. Et pourtant c’est
un noble spectacle que de voir l’homme debout, la contenance calme jusque sous leur
attouchement. Le dernier jour est venu, et six pouces de fer ont eu raison de toute
cette force et de toute cette furie. Il est couché sous un tilleul, et sa plaie
ruisselle. À chaque convulsion, le flot jaillit plus noir, puis s’arrête ; le sang ne
tombe plus que goutte à goutte, et déjà son front est humide, son œil terne. Les
vainqueurs arrivent, il ne daigne pas leur répondre ; le prêtre approche la croix
bénite, il l’écarte avec mépris. Ce qui lui reste de vie est pour ce pauvre page, seul
être qui l’ait aimé, qui l’a suivi jusqu’au bout,
qui maintenant essaye
d’étancher le sang de sa blessure. « Lara peut à peine parler, mais fait signe que
c’est en vain » ; — il lui prend la main, le remercie d’un sourire, et, lui parlant sa
langue, une langue inconnue, lui montre du doigt le côté du ciel où en ce moment le
soleil se lève, et la patrie perdue où il veut le renvoyer. Des assistants nul souci ;
sur lui-même aucun retour ; son visage reste « immobile et sombre, sans repentir »,
comme dans sa vie. « Cependant son souffle haletant soulève péniblement sa poitrine, —
et le nuage s’épaissit sur ses yeux troubles, — ses membres s’étendent en
tremblotant, et sa tête retombe1285. » Tout est
fini, et de ce hautain esprit il ne reste plus qu’une pauvre argile. Après tout, pour
de tels cœurs c’est là le sort désirable ; ils ont mal pris la vie, et ne reposent
bien que dans le tombeau.
Étrange poésie toute septentrionale, qui a sa racine dans l’Edda et sa fleur dans Shakspeare, née jadis d’un ciel inclément, au bord d’une
mer tempétueuse, œuvre d’une race trop volontaire, trop forte et trop sombre, et qui,
après avoir prodigué les images de la désolation et de l’héroïsme, finit par étendre
comme un voile noir sur toute la nature vivante le rêve de l’universelle destruction.
Ce rêve est ici comme dans l’Edda, presque aussi grandiose. « J’eus
un songe qui n’était pas tout entier un songe. — Le clair soleil était éteint, et les
étoiles — erraient dans les ténèbres de l’éternel espace, — sans rayons, ne voyant
plus leur route, et la terre froide — se balançait aveugle et noircissante dans l’air
sans lune. — Le matin venait, s’en allait et venait encore, mais n’apportait point de
jour… — Les hommes mirent le feu aux forêts pour s’éclairer ; mais heure par heure —
elles tombaient et se consumaient ; les troncs pétillants — s’éteignaient avec un
craquement, puis tout était noir. — Ils vivaient près de ces feux nocturnes, et les
trônes, — les palais des rois couronnés, les cabanes, les habitations de tous les
êtres qui vivent sous un toit — flambèrent en guise de torches. Les cités furent
incendiées, — et les hommes se tenaient assemblés autour de leurs maisons brûlantes —
pour se regarder encore une fois la face les uns des autres. Leurs fronts sous cette
lumière désespérée avaient un aspect infernal, lorsque par saccades — les éclairs
arrivaient sur eux. Quelques-uns gisaient à terre, — et cachaient
leurs
yeux et pleuraient. — D’autres, souriant, — appuyaient leur menton sur les mains
crispées. — D’autres couraient çà et là et nourrissaient — avec du bois leurs bûchers
funéraires, et levaient les yeux — avec une anxiété folle vers le ciel morne, —
linceul d’un monde mort ; puis de nouveau, — avec des malédictions, ils se jetaient
sur la poussière, — grinçaient des dents et hurlaient. Les oiseaux sauvages criaient,
— et dans leur épouvante venaient tomber à terre — et battaient l’air de leurs ailes
inutiles. Les brutes les plus farouches — arrivaient apprivoisées et craintives, et
les vipères rampaient — et s’entrelaçaient parmi la multitude — avec des sifflements,
mais sans morsure. On les tua pour s’en nourrir. — La Guerre, qui pour un moment
s’était apaisée, — s’assouvit de nouveau : ils achetèrent un repas — avec du sang, et
chacun, morne, s’assit à part, — se gorgeant dans l’ombre. Plus d’amour ; — la terre
n’avait plus qu’une pensée, celle de la mort, — de la mort présente et sans gloire,
et la dent — de la famine mordait toutes les entrailles. Les hommes — mouraient, et
leurs os étaient sans tombe comme leur chair. — Les maigres étaient dévorés par les
maigres. — Même les chiens assaillirent leurs maîtres, tous sauf un ; — et celui-ci
fut fidèle au cadavre, écartant — les oiseaux, et les bêtes, et les hommes affamés,
par ses hurlements, — jusqu’à ce que la faim leur eût serré la gorge, ou que les
morts qui tombaient — eussent alléché leurs mâchoires maigres. — Lui-même
n’alla point chercher de nourriture, — mais d’un piteux et perpétuel gémissement, —
avec des cris pressés et désolés, léchant la main — qui ne lui répondait point par
une caresse, il mourut. — La foule périt de faim par degrés ; mais deux hommes — dans
une énorme cité survécurent, — et ils étaient ennemis. Ils se rencontrèrent — auprès
des brandons mourants d’un autel — où un amas de choses saintes avaient été empilées —
pour un usage profane. Ils les ramassèrent, — et, grelottant, de leurs froides mains
de squelettes — ils grattèrent — les faibles cendres, et leur faible souffle — tâcha
d’y souffler une petite vie, et fit une flamme — qui était une dérision. Puis, comme
elle devenait plus claire, — ils levèrent leurs yeux et regardèrent — chacun la face
de l’autre ; ils se virent, crièrent et moururent. — Ils moururent d’épouvante par
l’horreur de leur propre aspect1286. »
Entre ces poëmes effrénés et funéraires, qui tous incessamment reviennent et
s’obstinent sur le même sujet, il y en a un plus imposant et plus haut, Manfred, frère jumeau du plus grand poëme du siècle, le Faust de Gœthe. « Lord Byron m’a pris mon Faust, disait
Gœthe, et l’a fait sien. Il en a employé les ressorts moteurs à sa façon, pour son but
propre, de sorte qu’aucun d’eux ne reste le même, et c’est pour cette raison surtout
que je ne saurais trop admirer son génie. » En effet, l’œuvre était originale. « Je
n’ai jamais lu le Faust de Gœthe, écrivait Byron, car je ne sais pas
l’allemand ; mais Matthew
Monk Lewis, en 1816, à Coligny, m’en traduisit
la plus grande partie de vive voix, et naturellement j’en fus très-frappé. Néanmoins
c’est le Steinbach et la Jungfrau, et quelque chose d’autre encore, bien plus que Faust, qui m’ont fait écrire Manfred. » — « L’œuvre
est si entièrement renouvelée, ajoutait Gœthe, que ce serait une tâche intéressante
pour un critique de montrer non-seulement les altérations, mais leurs degrés. »
Parlons-en donc tout à notre aise : il s’agit ici de l’idée dominante du siècle,
exprimée de manière à manifester le contraste de deux maîtres et de deux nations.
Ce qui fait la gloire de Gœthe, c’est qu’au dix-neuvième siècle il a pu faire un
poëme épique, j’entends un poëme où agissent et parlent de véritables dieux. Cela
semblait impossible au dix-neuvième siècle, puisque
l’œuvre propre de
notre âge est la considération épurée des idées créatrices et la suppression des
personnes poétiques par lesquelles les autres âges n’ont jamais manqué de les figurer.
Des deux familles divines, la grecque et la chrétienne, aucune ne paraissait capable
de rentrer dans le monde épique. La littérature classique avait entraîné dans sa chute
les mannequins mythologiques, et les dieux antiques dormaient sur leur vieil Olympe,
où l’histoire et l’archéologie pouvaient seules aller les réveiller. Les anges et les
saints du moyen âge, aussi étrangers et presque aussi lointains, étaient couchés sur
le vélin de leurs missels et dans les niches de leurs cathédrales, et si quelque
poëte, comme Chateaubriand, essayait de les faire rentrer dans le monde moderne1287, il
ne parvenait qu’à les rabaisser jusqu’à l’office de décors de sacristie et de machines
d’opéra. La crédulité mythique avait disparu par l’accroissement de l’expérience ; la
crédulité mystique avait disparu par l’accroissement du bien-être. Le paganisme, au
contact de la science, s’était réduit à la reconnaissance des forces naturelles ; le
christianisme, au contact de la morale, se réduisait à l’adoration de l’idéal. Pour
diviniser de nouveau les puissances physiques, il eût fallu que l’homme redevînt un
enfant bien portant comme sous Homère. Pour diviniser de nouveau les puissances
spirituelles, il eût fallu que l’homme redevînt un enfant malade comme sous Dante.
Mais il était adulte, et ne
pouvait remonter vers les civilisations, ni
vers les épopées d’où le courant de sa pensée et de sa vie l’avait retiré pour jamais.
Comment lui montrer ses dieux, les dieux modernes ? comment les revêtir pour lui d’une
forme personnelle et sensible, puisque c’est justement de toute forme personnelle et
sensible qu’il a travaillé et réussi à les dépouiller ? Au lieu d’écarter la légende,
Gœthe la reprend. C’est une histoire du moyen âge qu’il choisit pour thème.
Soigneusement, pieusement, il suit à la trace les vieilles mœurs et la vieille
croyance. Un laboratoire d’alchimiste, un grimoire de sorcière, de grosses gaîtés de
villageois, d’étudiants ou d’ivrognes, le sabbat sur le Brocken, la messe à l’église :
vous croiriez voir une gravure du temps de Luther, consciencieuse et minutieuse ; rien
n’est omis. Les personnages célestes apparaissent dans les attitudes consacrées, selon
le texte de l’Écriture, à la façon des anciens mystères. C’est le Seigneur avec les
anges, puis avec le diable, qui vient lui demander la permission de tenter Faust,
comme autrefois il a tenté Job. C’est le ciel comme l’imaginait saint François et le
peignait Van Eyck, avec les anachorètes, les saintes femmes et les docteurs, les uns
dans un paysage de rochers bleuâtres, les autres au-dessus dans l’air sublime, autour
de la Vierge glorieuse, rangés par régions et flottant en chœurs. Gœthe pousse
l’affectation d’orthodoxie jusqu’à inscrire au-dessous de chacun son nom latin et sa
niche dans la Vulgate1288.
Et justement
cette fidélité le proclame sceptique. On voit que s’il ressuscite le vieux monde,
c’est en historien, non en croyant. Il n’est, chrétien que par souvenir et poésie.
Chez lui, l’esprit moderne déborde avec calcul du vase étroit où par calcul il semble
s’enfermer. Le penseur perce derrière le conteur. À chaque instant, un mot voulu, qui
paraît involontaire, ouvre par-delà les voiles de la tradition les perspectives de la
philosophie. Qui sont-ils, ces personnages surnaturels, ce Dieu, ce Méphistophélès et
ces anges ? Leur substance incessamment va se dissolvant et se reformant, pour montrer
et cacher tour à tour l’idée qui l’emplit. Sont-ce des abstractions ou des personnes ?
Ce Méphistophélès révolutionnaire et philosophe, qui a lu Candide et
gouaille cyniquement les puissances, est-il autre chose parfois que « l’esprit qui
nie ? » Ces anges « qui se réjouissent de la riche beauté vivante, que la trame
incessante de l’être vient envelopper dans les suaves liens de l’amour, qui fixent en
pensées stables la vapeur onduleuse des apparitions changeantes », sont-ils autre
chose, pour un instant du moins, que l’intelligence idéale qui, par la sympathie,
arrive à tout aimer, et par les idées, à tout comprendre ? Que dirons-nous de ce Dieu,
d’abord biblique et personnel, qui peu à peu se déforme, s’évanouit, et reculant dans
les profondeurs, derrière les magnificences de la nature vivante et les splendeurs de
la rêverie mystique, se confond avec l’inaccessible absolu ? Ainsi se développe le
poëme entier, action et personnages, hommes
et dieux, antiquité et moyen
âge, ensemble et détails, toujours sur la limite de deux mondes : l’un sensible et
figuré, l’autre intelligible et sans formes ; l’un qui comprend les dehors, mobiles de
l’histoire ou de la vie, et toute cette floraison colorée et parfumée que la nature
prodigue à la surface de l’être, l’autre qui contient les profondes puissances
génératrices et les invisibles lois fixes par lesquelles tous ces vivants arrivent
sous la clarté du jour1289. Enfin, les voilà, nos dieux ; nous ne les
travestissons plus, comme nos ancêtres, en idoles ou en personnes ; nous les
apercevons tels qu’ils sont en eux-mêmes, et nous n’avons pas besoin pour cela de
renoncer à la poésie, ni de rompre avec le passé. Nous restons à genoux devant les
sanctuaires où pendant trois mille ans a prié l’humanité ; nous n’arrachons pas une
seule rose aux guirlandes dont elle a couronné ses divines madones ; nous n’éteignons
pas une seule des lampes qu’elle entassait sur les marches de son autel ; nous
contemplons avec un plaisir d’artistes les châsses précieuses où, parmi les
candélabres ouvragés, les soleils de diamants et les chapes resplendissantes, elle a
répandu les plus purs trésors de son génie et de son cœur. Mais notre pensée perce
plus loin que nos yeux. A de certains instants, pour nous, ces draperies, ces marbres,
tout cet appareil vacille ; ce ne sont plus que de beaux fantômes, ils se dissipent en
fumée, et nous découvrons à travers eux et derrière eux l’impalpable idéal
qui a dressé ces piliers, illuminé ces voûtes, et plané pendant des siècles sur la
multitude agenouillée.
Comprendre la légende et aussi comprendre la vie, voilà l’objet de cette œuvre et de
toute l’œuvre de Gœthe. Chaque chose, brute ou pensante, vile ou sublime, fantastique
ou tangible, est un groupe de puissances dont notre esprit, par
l’étude et la sympathie, peut reproduire en lui-même les éléments et l’arrangement.
Reproduisons-la et donnons-lui dans notre pensée un nouvel être. Est-ce qu’une commère
comme Marthe, bavarde et sotte, est-ce qu’un ivrogne comme Frosch, braillard et sale,
et le reste des magots hollandais sont indignes d’entrer dans un tableau ? Même cette
guenon et ces singes qui font bouillir la marmite de la sorcière, avec leurs cris
rauques et leur imagination détraquée, valent la peine que l’art les ranime. Partout
où est la vie, même bestiale ou maniaque, est la beauté. Plus on regarde la nature,
plus on la trouve divine, divine jusque dans ses rochers et ses plantes. Considérez
ces forêts, elles semblent inertes ; mais les feuilles respirent, et la séve y monte
insensiblement, à travers les troncs massifs et les branches, jusque dans les minces
rameaux étendus comme des doigts ouverts au bout des tiges ; elle emplit des canaux
gorgés, elle suinte en formes vivantes, elle comble les frêles chatons de poussières
fécondantes, elle répand à profusion dans l’air qui fermente les vapeurs et les
senteurs ; cet air lumineux, ce dôme de verdure, cette longue colonnade de troncs, ce
sol silencieux travaillent et se transforment ;
ils accomplissent une
œuvre, et le cœur du poëte n’a qu’à les écouter pour trouver une voix à leurs
instincts obscurs. Ils parlent dans ce cœur ; bien mieux ils chantent, et les autres
êtres font de même ; chacun avec sa mélodie distincte, courte ou longue, étrange ou
simple, seule appropriée à sa nature, capable de la manifester tout entière, comme un
son, par son timbre, sa hauteur et sa force, manifeste la structure intérieure du
corps qui l’a produit. Cette mélodie, le poëte la respecte ; il évite de l’altérer par
le mélange de ses idées ou de son accent ; tout son soin est de la garder intacte et
pure. Ainsi se forme son œuvre, écho de l’universelle nature, gigantesque chœur où les
dieux, les hommes, le passé, le présent, tous les moments de l’histoire, toutes les
conditions de la vie, tous les ordres de l’être viennent s’accorder sans se confondre,
et où le génie flexible du musicien, qui tour à tour s’est métamorphosé en chacun
d’eux pour les interpréter et les comprendre, ne témoigne de sa pensée propre qu’en
faisant entrevoir, par-delà cette immense harmonie, le groupe de lois idéales d’où
elle dérive et la raison intérieure qui la soutient.
À côté de cette conception si haute, qu’est-ce que le surnaturel de Manfred ? Sans
doute Byron est ému par les grandes choses de la nature : il sort des Alpes, il a vu
ces glaciers qui sont « comme un ouragan gelé », ces cataractes formidables qui
ondulent au-dessus des précipices « comme la queue du cheval pâle de l’Apocalypse » ;
mais il n’en a rien rapporté,
sauf des images. Sa sorcière, ses esprits,
son Ahrimane ne sont que des dieux de théâtre. Il n’y croit pas plus que nous. C’est à
un tout autre prix qu’on fait de vrais dieux : il faut y croire ; il faut, comme
Gœthe, avoir assisté longuement, en philosophe et en savant, à leur naissance ; il
faut avoir vu d’eux autre chose que leur dehors. Celui qui, en restant poëte, s’est
fait naturaliste et géologue, qui a suivi dans les fissures des roches les eaux
tortueuses lentement distillées et poussées enfin par leur propre poids vers la
lumière, peut se demander, comme autrefois les Grecs, en les regardant tournoyer et
chatoyer sous leurs teintes d’émeraude, ce qu’elles peuvent penser, si elles pensent.
Quelle étrange vie que la leur, tour à tour reposée et violente ! Combien loin de la
nôtre ? Avec quel effort faut-il nous arracher à nos passions compliquées et vieillies
pour comprendre la jeunesse et la simplicité divine d’un être affranchi de la
réflexion et de la forme ! Combien difficile est une telle œuvre pour un moderne !
Combien impossible pour un Anglais ! Shelley, Keats en ont approché, grâce à la
délicatesse nerveuse de leur imagination malade ou débordante ; mais que cette
approche est encore lointaine ! Et comme on sent, en les lisant, qu’il leur eût fallu,
ainsi qu’à Goëthe, l’aide de la culture publique et l’aptitude du génie national ! Ce
que la civilisation tout entière a développé uniquement chez l’Anglais, c’est la
volonté énergique et les facultés pratiques. L’homme s’est trouvé roidi dans l’effort,
concentré
dans la résistance, attaché à l’action, et partant exclu de la
spéculation pure, de la sympathie ondoyante et de l’art désintéressé. Chez lui, la
liberté métaphysique a péri sous les préoccupations utilitaires, et la rêverie
panthéistique sous les préoccupations morales. Comment ferait-il pour plier son
imagination jusqu’à suivre les contours innombrables et fuyants des êtres, surtout des
êtres vagues ? Comment ferait-il pour sortir de sa religion jusqu’à reproduire avec
indifférence les puissances de l’indifférente nature ? Et qui est plus loin de la
flexibilité et de l’indifférence que celui-ci ? L’eau coulante, qui chez Goëthe va se
modelant sur toutes les formes du terrain, et qu’on aperçoit dans le lointain sinueux
et lumineux sous le brouillard doré qu’elle exhale, s’est prise tout d’un coup chez
Byron en une masse de glace, et ne fait plus qu’un bloc rigide de cristal. Ici comme
ailleurs, il n’y a qu’un personnage, le même qu’ailleurs. Hommes, dieux, nature, tout
le monde changeant et multiple de Goëthe s’est évanoui. Seul le poëte subsiste,
exprimé dans son personnage. Enfermé invinciblement en lui-même, il n’a pu voir que
lui-même ; s’il fait venir d’autres êtres, c’est pour qu’ils lui donnent la réponse,
et à travers cette épopée prétendue il a persisté dans son monologue éternel.
Mais aussi comme toutes ces puissances rassemblées en un seul être le font grand !
Dans quelle médiocrité et quelle platitude recule auprès de lui le Faust de Goëthe !
Sitôt qu’on cesse de voir en ce Faust l’humanité, qu’est-ce qu’il devient ? Est-ce là
un héros ? Triste héros, qui
pour toute œuvre parle, a peur, étudie les
nuances de ses sensations et se promène ! Sa plus forte action est de séduire une
grisette et d’aller danser la nuit en mauvaise compagnie, deux exploits que tous les
étudiants ont accomplis. Ses volontés sont des velléités, ses idées des aspirations et
des rêves. Une âme de poëte dans une tête de docteur, toutes deux impropres à l’action
et faisant mauvais ménage, la discorde au dedans, la faiblesse au dehors ; bref, le
caractère manque ; c’est un caractère d’Allemand. À côté de lui, quel homme que
Manfred ! C’est un homme ; il n’y a pas de mot plus beau, ni qui le peigne mieux. Ce
n’est pas lui qui, à l’aspect d’un esprit, « tremblera comme un ver craintif qui se
tortille à terre. » Ce n’est pas lui qui regrettera « de n’avoir ni or, ni biens, ni
honneurs, ni souveraineté dans le monde. » Ce n’est pas lui qui se laissera duper
comme un écolier par le diable, ou qui ira s’amuser en badaud aux fantasmagories du
Brocken. Il a vécu en chef féodal, non en savant gradué ; il a combattu, il a maîtrisé
les autres ; il sait se maîtriser lui-même. S’il s’est enfoncé dans les arts magiques,
ce n’est point par curiosité d’alchimiste, c’est par audace de révolté. « Dès ma
jeunesse, mon âme n’a point marché avec les âmes des hommes, — et n’a point regardé
la terre avec des yeux d’homme. — La soif de leur ambition n’était point la mienne. —
Le but de leur vie n’était pas le mien. — Mes joies, mes peines, mes passions, mes
facultés — me faisaient étranger dans leur bande ; je portais leur forme, — mais je
n’avais point de
sympathie avec la chair vivante… — Je ne pouvais point
dompter et plier ma nature, car celui-là — doit servir qui veut commander ; il doit
caresser, supplier, — épier tous les moments, s’insinuer dans toutes les places, —
être un mensonge vivant, s’il veut devenir — une créature puissante parmi les viles,
— et telle est la foule ; je dédaignais de me mêler dans un troupeau, — troupeau de
loups, même pour les conduire1290… — Ma joie était dans la solitude,
pour respirer — l’air difficile de la cime glacée des montagnes, — où les oiseaux
n’osent point bâtir, où l’aile des insectes — ne vient point effleurer le granit sans
herbe, pour me plonger — dans le torrent et m’y rouler — dans le rapide tourbillon des
vagues entre-choquées, — pour suivre à travers la nuit la lune mouvante, — les
étoiles et leur marche, pour saisir — les éclairs éblouissants jusqu’à ce que mes yeux
devinssent troubles, — ou pour regarder, l’oreille attentive, les feuilles
dispersées, — lorsque les vents d’automne chantaient
leur chanson du
soir. — C’étaient là mes passe-temps, et surtout d’être seul ; — car si les
créatures de l’espèce dont j’étais, — avec dégoût d’en être, me croisaient dans mon
sentier, — je me sentais dégradé et retombé jusqu’à elles, et je n’étais plus
qu’argile1291. » Il vit seul, et il ne peut pas vivre seul. La
profonde source de l’amour, exclue de ses issues naturelles, déborde alors et dévaste
le cœur qui n’a pas voulu s’épancher. Il a aimé, trop aimé, trop près de lui, sa sœur
peut-être ; elle en est morte, et le remords impuissant est venu remplir cette âme que
nulle occupation humaine n’avait pu combler. « Ma solitude n’est plus une solitude ; —
elle s’est peuplée de furies. J’ai grincé mes dents — dans les ténèbres jusqu’au
retour de l’aube ; — puis, jusqu’au soleil couchant, je me suis maudit. J’ai demandé
— la folie comme un bienfait ; elle m’est refusée. — J’ai affronté la mort ; mais
dans la guerre des éléments — les eaux se sont écartées de moi, — et les choses
mortelles ont passé près de moi sans me faire mal.
La froide main — d’un
démon impitoyable m’a retenu — par un seul cheveu, qui n’a pas voulu se briser. —
Dans la fantaisie, dans l’imagination, dans toutes — les opulences de mon âme, j’ai
plongé jusqu’au fond ; — mais, comme une vague refluante, elle m’a rejeté — dans le
gouffre de ma pensée sans fond. — J’habite dans mon désespoir, — et j’y vis, j’y vis
pour toujours1292. » Qu’il la voie encore une fois, c’est vers cet unique
et tout-puissant désir qu’affluent toutes les puissances de son âme. Il l’évoque au
milieu des démons ; elle paraît, mais ne répond pas. Il la supplie, avec quels cris,
quels douloureux cris d’angoisse profonde ! Comme il l’aime ! De quel élan et de quel
effort toutes ses tendresses refoulées et écrasées bouillonnent et s’échappent à
l’aspect de ces yeux bien-aimés qu’il revoit pour la dernière fois ! Avec quel
entraînement ses bras convulsifs se tendent vers cette forme frêle qui, frissonnant,
sort de la tombe, vers ces joues où le sang rappelé par contrainte pose une rougeur
maladive « comme celle que l’automne
met sur les feuilles mourantes1293 ! » —
« Écoute-moi ! écoute-moi ! — Astarté, ma bien-aimée, parle-moi ! — J’ai tant
enduré, j’ai tant à endurer encore ! — Regarde-moi, ce tombeau ne t’a pas changée —
plus que je suis changé pour toi. Tu m’aimais trop — comme je t’ai trop aimée. Nous
n’étions point faits — pour nous torturer l’un l’autre, quand c’eût été — le plus
mortel péché de nous aimer comme nous nous sommes aimés. — Dis que tu n’as point
horreur de moi, que je subis — cette punition pour nous deux, que tu seras — un des
esprits bienheureux, et que je mourrai ; — car jusqu’ici toutes les choses odieuses
conspirent — pour me lier à la vie, à une vie — qui me fait reculer en frémissant
devant l’immortalité, — devant un avenir pareil au passé. Je n’ai plus de repos, —
je ne sais pas ce que je demande, ni ce que je cherche. — Je sens seulement ce que
tu es et ce que je suis. — Et pourtant je voudrais une fois encore, avant de périr, —
entendre la musique de ta voix. Parle-moi, — car je t’ai appelée dans la nuit
silencieuse, — j’ai effrayé les oiseaux endormis dans les rameaux muets, — j’ai
éveillé les loups des montagnes et rendu — ton nom familier aux échos des cavernes, —
qui me répondaient ; bien des choses m’ont répondu, — esprits et hommes ; mais tu as
toujours été muette. — Parle-moi ; j’ai erré sur la terre, — et
je n’ai
jamais trouvé ta ressemblance. Parle-moi ; — regarde les démons autour de nous ; ils
se sentent un cœur pour moi. — Je ne les crains pas, je ne sens mon cœur que pour toi
seule. — Parle-moi, quand ce serait avec courroux. Dis un mot, — n’importe lequel.
Seulement que je t’entende encore une fois, — encore cette fois, encore une fois1294 ! » Elle parle,
quelle triste et douteuse réponse ! et des convulsions courent sur les membres de
Manfred, lorsqu’elle disparaît ; mais un instant après, les esprits
voient qu’il « se dompte et fait de sa torture l’esclave de sa volonté. » — « S’il
eût été l’un de nous, il eût été un esprit redoutable1295. » La volonté, voilà dans cette âme la base
inébranlable. Il n’a point plié devant le souverain des esprits, il est resté debout
et calme en face du trône infernal, sous le déchaînement de tous les démons qui
voulaient le déchirer ; maintenant qu’il meurt et qu’ils l’assaillent, il lutte et
triomphe encore ; tout « râlant qu’il est, les lèvres blanches », il reste « debout
dans sa force », les brave et les chasse. « Tu n’as point de pouvoir sur moi, je le
sens. — Tu ne me posséderas jamais, je le sais. — Ce que j’ai fait est fait ; je
porte au dedans de moi — une torture à laquelle la tienne ne pourrait rien ajouter. —
L’âme, qui est immortelle, se donne à elle-même — la récompense ou le châtiment de
ses bonnes ou de ses mauvaises pensées. — Elle est à elle-même le commencement et la
fin de son propre mal. — Elle est à elle-même son lieu et son temps. Son être intime,
— quand elle est dépouillée de cette mortalité, n’emprunte point — sa couleur aux
choses fugitives du dehors, — mais demeure absorbé dans une souffrance ou dans une
joie — qui vient de la conscience de ses propres mérites. — Tu ne m’as point tenté,
ce n’est point toi qui aurais pu me tenter. — Je n’ai point été ta dupe, et je ne
suis point ta proie. — J’ai été mon propre destructeur, et je le serai encore — dans
la vie qui s’approche. Arrière, démons trompés ! — La main de la mort
est sur moi, mais point la vôtre1296… » Le moi, l’invincible moi, qui se suffit à lui-même,
sur qui rien n’a prise, ni démons, ni hommes, seul auteur de son bien et de son mal,
sorte de dieu souffrant et tombé, mais toujours dieu sous ses haillons de chair, à
travers la fange et les froissements de toutes ses destinées, voilà le héros et
l’œuvre de cet esprit et des hommes de sa race. Si Goëthe a été le poëte de l’univers, Byron a été le poëte de la personne, et si
le génie allemand dans l’un a trouvé son interprète, le génie anglais dans l’autre a
trouvé le sien.
On devine bien que les Anglais se récriaient, et reniaient le monstre. Southey, poëte
lauréat, disait de lui, en beau style biblique, qu’il tenait de Moloch
et
de Belial, mais surtout de Satan, et avec une générosité de confrère, réclamait contre
lui l’attention du gouvernement. Le papier ne suffirait pas, s’il fallait transcrire
les injures des revues décentes « contre ces hommes (entendez cet
homme) au cœur gâté, à l’imagination dépravée, qui, se forgeant un système d’opinions
accommodées à leur triste conduite, se sont révoltés contre les plus saintes
ordonnances de la société humaine, et qui, haïssant cette religion révélée dont avec
tous leurs efforts et toutes leurs bravades ils ne peuvent entièrement déraciner en
eux la croyance, travaillent à rendre les autres aussi misérables qu’eux-mêmes en les
infectant d’un poison moral qui les rongera jusqu’au cœur. » Emphase de mandement et
pédanterie de cuistre : dans ce pays, la presse fait l’office de gendarme, et jamais
elle ne l’y a fait plus violemment qu’alors. L’opinion aidait la presse. Plusieurs
fois en Italie lord Byron vit des gentlemen sortir d’un salon avec
leurs femmes lorsqu’on l’annonçait. À titre de grand seigneur et d’homme célèbre, le
scandale qu’il donnait criait plus haut que tout autre : il était a
public sinner ; un jour un ecclésiastique obscur lui envoya une prière qu’il
avait trouvée dans les papiers de sa femme, charmante et pieuse personne, morte
récemment, et qui en secret avait demandé à Dieu la conversion du grand pécheur.
L’Angleterre conservatrice et protestante ; après un quart de siècle de guerres
morales et deux siècles d’éducation morale, avait poussé à bout sa sévérité et son
rigorisme, et
l’intolérance puritaine, comme jadis en Espagne
l’intolérance catholique, mettait les dissidents hors la loi. La proscription de la
vie voluptueuse ou abandonnée, l’observation étroite de la règle et de la décence, le
respect de toutes les polices divines ou humaines, les révérences obligées au seul nom
de Pitt, du roi, de l’Église et du dieu biblique, l’attitude du gentleman en cravate blanche, officiel, inflexible, implacable, voilà les
mœurs qu’on trouvait alors au-delà de la Manche, cent fois plus tyranniques
qu’aujourd’hui ; c’est à ce moment, selon Stendhal, qu’un pair, seul au coin de son
feu, n’osait croiser ses jambes, par crainte d’être improper.
L’Angleterre se tenait roide, désagréablement lacée dans son corset de bienséances. De
là deux misères : on souffre, et l’on est tenté, quand on est sûr du secret, de jeter
bas la vilaine machine étouffante. D’un côté la contrainte, de l’autre l’hypocrisie,
voilà les deux vices de la civilisation anglaise, et c’est à eux que Byron, avec sa
clairvoyance de poëte et ses instincts de combattant, s’est attaqué.
Dès l’abord, il les avait vus ; les vrais artistes sont perspicaces ; c’est en cela
qu’ils nous surpassent ; nous jugeons d’après des ouï-dire et des phrases toutes
faites, en badauds ; ils jugent d’après les faits et les choses, en originaux : à
vingt-deux ans il avait vu l’ennui né de la contrainte désoler toute la high life. « Là se tient debout la noble hôtesse, qui restera sur ses jambes —
même à la trois-millième révérence. — Les ducs royaux, les dames
grimpent l’escalier encombré, et à chaque fois avancent d’un pouce1297. » — « Il faut aller
voir à la campagne, écrivait-il, ce que les journaux appellent une compagnie choisie
d’hôtes de distinction, notamment les gentlemen après dîner, les
jours de chasse, et la soirée qui suit, et les femmes qui ont l’air d’avoir chassé, ou
plutôt d’avoir été chassées… Je me rappelle un dîner à la ville chez lord C…, composé
de gens peu nombreux, mais choisis entre les plus amusants. Le dessert était à peine
sur la table, que sur douze personnes j’en comptai cinq endormies. » Pour les mœurs,
du moins dans la haute classe, il ajoutait : « Passé la soirée dans ma loge à Covent
Garden… Partout autour de moi les plus distinguées des jeunes et des vieilles coquines
de qualité… C’est comme si la salle eût été partagée entre les courtisanes publiques
et les autres ; mais les intrigantes dépassaient de beaucoup en nombre les
mercenaires… Là, quelle différence y a-t-il entre Pauline et sa maman, et lady… et sa
fille, si ce n’est que les deux dernières peuvent aller chez le roi et partout
ailleurs, et que les deux premières sont réduites à l’Opéra et aux maisons de filles ?
Quel plaisir j’ai à observer la vie telle
qu’elle est réellement1298 !… » Du
décorum et de la débauche ; des tartufes de mœurs,
Qui mettent leurs vertus en mettant leurs gants blancs1299 ; une oligarchie qui, pour garder ses dignités et ses sinécures,
déchire l’Europe, dévore l’Irlande et ameute le peuple avec les grands mots de vertu,
de christianisme et de liberté : il y avait des vérités sous ces invectives1300. C’est
depuis trente ans seulement que l’ascendant de la classe moyenne a diminué les
priviléges et la corruption des grands ; mais à ce moment on pouvait leur jeter de
rudes paroles à la tête. « La pudeur, disait Byron en prenant les mots de Voltaire,
s’est enfuie des cœurs et s’est réfugiée sur les lèvres… Plus les mœurs sont
dépravées, plus les expressions sont mesurées ; on croit regagner en langage ce que
l’on a perdu en vertu… Voilà la vérité, la vérité sur la masse hypocrite et dégradée
qui infeste la présente génération anglaise ; c’est la seule réponse qu’ils méritent…
Le cant est le péché criant dans ce siècle menteur et double
d’égoïstes déprédateurs. » Et là-dessus il écrivit son chef-d’œuvre, Don Juan
1301.
Tout y était nouveau, forme et fond ; c’est qu’il était entré dans un nouveau monde ;
l’Anglais, homme du Nord transplanté parmi les mœurs du Midi et dans la vie italienne,
s’était imbibé d’une nouvelle séve qui lui faisait porter de nouveaux fruits. On lui
avait fait lire1302 les satires très-lestes de Buratti, et même les sonnets plus que
voluptueux de Baffo. Il vivait dans l’heureuse société de Venise, encore exempte de
colères politiques, où le souci paraissait une sottise, où l’on traitait la vie comme
un carnaval, où le plaisir courait les rues, non pas timide et hypocrite, mais
déshabillé et approuvé. Il s’y était amusé fougueusement d’abord, plus qu’assez et
même plus que trop, presque jusqu’à s’y détruire ; puis après des galanteries
vulgaires, ayant rencontré un amour véritable, il était devenu cavalier servant, à la
mode du pays, du consentement de la famille, offrant le bras, portant le châle, un peu
maladroitement d’abord et avec étonnement, mais en somme plus heureux qu’il n’avait
jamais été, et caressé comme par un souffle tiède de volupté et d’abandon. Il y avait
vu le renversement de toute la morale anglaise, l’infidélité conjugale érigée en
règle, et la fidélité amoureuse érigée en devoir. « Impossible, écrivait-il, de
convaincre une femme ici qu’elle manque le moins du monde au devoir et aux convenances
en prenant un amoroso… L’amour (le sentiment de
l’amour) non-seulement excuse la chose, mais en fait une vertu
positive
1303, pourvu qu’il soit désintéressé et pas un caprice, et qu’il se borne à
une seule personne. » Un peu plus tard, il traduisait le Morgante
Maggiore de Pulci pour montrer « ce qui était permis aux ecclésiastiques en
matière de religion dans un pays catholique et dans un âge bigot », et pour imposer
silence « aux arlequins d’Angleterre qui l’accusaient d’attaquer la liturgie. » Il
jouissait de cette liberté et de cette aise, et comptait bien ne jamais retomber sous
l’inquisition pédantesque qui dans son pays l’avait condamné et damné sans rémission.
Il écrivait son Beppo en improvisateur, avec un laisser-aller
charmant, avec une belle humeur ondoyante, fantasque, et y opposait l’insouciance et
le bonheur de l’Italie aux préoccupations et à la laideur de l’Angleterre. « J’aime à
voir le soleil se coucher, sûr qu’il se lèvera demain, — non pas débile et clignotant
dans le brouillard, — comme l’œil mort d’un ivrogne qui geint, — mais avec tout le
ciel pour lui seul, sans que le jour soit forcé d’emprunter — sa lumière à ces
lampions d’un sou qui se mettent à trembloter — quand Londres l’enfumée fait
bouilloter son chaudron trouble1304. » — « J’aime
leur langue, ce doux latin
bâtard — qui se fond comme des baisers sur une bouche de femme, — qui glisse comme si
on devait l’écrire sur du satin — avec des syllabes qui respirent la douceur du Midi,
— avec des voyelles caressantes qui coulent et se fondent si bien ensemble, — que
pas un seul accent n’y semble rude, — comme nos âpres gutturales du Nord, aigres et
grognantes, — que nous sommes obligés de cracher avec des sifflements et des
hoquets1305. » — « J’aime aussi les femmes (pardonnez ma folie), —
depuis la riche joue de la paysanne d’un rouge bronzé — et ses grands yeux noirs avec
leur volée d’éclairs — qui vous disent mille choses en une fois, — jusqu’au front de
la noble dame, plus mélancolique, — mais calme, avec un regard limpide et puissant, —
son cœur sur les lèvres, son âme dans les yeux, — douce comme son climat, rayonnante
comme son ciel1306. »
Avec d’autres mœurs, il y avait là une autre morale ; il y en a une pour
chaque siècle, chaque race et chaque ciel ; j’entends par là que le modèle idéal varie
avec les circonstances qui le façonnent. En Angleterre, la dureté du climat, l’énergie
militante de la race et la liberté des institutions prescrivent la vie active, les
mœurs sévères, la religion puritaine, le mariage correct, le sentiment du devoir et
l’empire de soi. En Italie, la beauté du climat, le sens inné du beau et le despotisme
du gouvernement suggéraient la vie oisive, les mœurs relâchées, la religion
imaginative, le culte des arts et la recherche du bonheur. Chacun des deux modèles a
sa beauté et ses taches, l’artiste épicurien comme le politique moraliste1307 ; chacun des
deux montre par ses grandeurs les petitesses de l’autre, et, pour mettre en relief les
travers du second, lord Byron n’avait qu’à mettre en relief les séductions du
premier.
Là-dessus il se met en quête d’un héros, et n’en trouve pas, ce qui, dans ce siècle
peuplé de héros, est « bien étrange. » Faute de mieux il prend « notre vieil ami don
Juan », choix scandaleux : quels cris vont pousser les moralistes d’Angleterre ! Mais
le comble de l’horreur, c’est que ce don Juan n’est point méchant, égoïste, odieux,
comme ses confrères. Il ne séduit pas, ce n’est pas un corrupteur ; l’occasion venue,
il se laisse aller ; il a du cœur et des sens, et sous un beau soleil tout cela
s’émeut ; à seize ans, on
n’y peut mais, à vingt non plus, ni peut-être à
trente. Prenez-vous-en à la nature humaine, mes chers moralistes ; ce n’est pas moi
qui l’ai faite ainsi ; si vous voulez gronder, adressez-vous plus haut ; nous sommes
ici peintres, et non pas fabricants de marionnettes humaines, et nous ne répondons pas
de la structure de nos pantins. Voilà donc notre Juan qui se promène ; il se promène
en beaucoup d’endroits, et dans tous ces endroits il est jeune ; nous ne le
foudroierons point pour cela, la mode en est passée ; les diables verts et leurs
cabrioles ne sont plus de mise qu’au cinquième acte de Mozart. Et d’ailleurs Juan est
si aimable ! Après tout, qu’a-t-il fait que les autres ne fassent ? S’il a été l’amant
de Catherine II, c’est à l’exemple du corps diplomatique et de toute l’armée russe.
Laissez-le semer sa folle avoine, le bon grain viendra à son tour. Une fois arrivé en
Angleterre, il aura de la tenue : j’avoue que sur provocation il pourra bien encore
par-ci par-là picorer dans les jardins conjugaux de l’aristocratie ; mais à la fin il
se rangera, il ira au Parlement prononcer des discours moraux, il deviendra membre de
l’association pour la répression du vice. Si vous voulez absolument qu’on le punisse,
nous lui ferons faire un mariage malheureux : l’enfer de l’auteur espagnol « n’en est
probablement que l’allégorie. » En tout cas, marié où damné, les honnêtes gens auront
à la fin de la pièce le plaisir de savoir qu’il cuit tout vif1308.
Singulière apologie, n’est-ce pas ? et qui ne fait qu’aggraver la
faute ? Attendez, vous ne connaissez pas encore tout le venin du livre : à côté de
Juan, il y a dona Julia, Haydée, Gulbeyaz, Dudu, et le reste. C’est ici que le
diabolique poëte enfonce sa griffe la plus aiguë, et c’est dans nos faibles qu’il a
soin de l’enfoncer. Que vont dire les clergymen et les reviewers en cravate blanche ? Car enfin, il n’y a point moyen de s’en
défendre, il faut bien lire, malgré qu’on en ait. Deux ou trois fois de suite on voit
ici le bonheur et quand je dis le bonheur, c’est bien le bonheur
profond et entier, non pas la simple volupté, non pas la gaieté grivoise ; nous sommes
à cent lieues ici des jolies polissonneries de Dorat et des appétits débridés de
Rochester. La beauté est venue, la beauté méridionale, éclatante et harmonieuse,
épanchée sur toutes choses, sur le ciel lumineux, sur les paysages calmes, sur la
nudité des corps, sur la naïveté des cœurs. Y a-t-il une chose qu’elle ne divinise ?
Tous les sentiments s’exaltent sous sa main. Ce qui était grossier devient noble ;
même dans cette aventure nocturne du sérail qui semble digne de Faublas, la poésie
embellit la licence. Les jeunes filles reposent dans le large appartement silencieux,
comme de précieuses fleurs apportées de tous les climats dans une serre. « L’une a
posé sa joue empourprée sur son bras blanc, — et ses bouclés noires font sur ses
tempes une grappe sombre. — Elle rêve ainsi dans sa langueur molle et tiède. —
L’autre, avec ses tresses cendrées qui se dénouent, laisse pencher doucement sa belle
tête, — comme
un fruit qui vacille sur sa tige, — et sommeille, avec un
souffle faible, — ses lèvres entr’ouvertes, montrant un rang de perles. — Une autre,
comme du marbre, aussi calme qu’une statue, — muette, sans haleine, gît dans un
sommeil de pierre, — blanche, froide et pure, et semble une figure sculptée sur un
monument1309. »
Cependant les lampes alanguies n’ont plus qu’une clarté bleuâtre ; Dudu s’est couchée,
l’innocente, et si elle a jeté un regard dans son miroir, « c’est comme la biche qui a
vu dans le lac — passer fugitivement son ombre craintive. — Elle sursaute d’abord et
s’écarte, puis coule un second regard — admirant cette nouvelle fille de l’abîme1310. » Que va devenir ici la pruderie puritaine ? Est-ce
que les convenances peuvent empêcher la beauté d’être belle ? Est-ce que vous
condamnerez un Titien, parce qu’il est nu ? Qui est-ce qui donne un prix à la vie
humaine et une noblesse à la nature humaine, sinon le pouvoir d’atteindre aux émotions
délicieuses et sublimes ? Vous venez d’en
avoir une, et digne d’un
peintre ; est-ce qu’elle ne vaut pas celle d’un alderman ?
Refuserez-vous de reconnaître le divin, parce qu’il apparaît dans l’art et la
jouissance, et non pas seulement dans la conscience et l’action ? Il y a un monde à
côté du vôtre, comme il y a une civilisation à côté de la vôtre ; vos règles sont
étroites et votre pédanterie tyrannique ; la plante humaine peut se développer
autrement que dans vos compartiments et sous vos neiges, et les fruits qu’alors elle
portera n’en seront pas moins précieux. Vous le voyez bien, puisque vous y goûtez
quand on vous les offre. Qui a lu les amours d’Haydée, et a eu d’autre pensée que de
l’envier et de la plaindre ? C’est une enfant sauvage qui a recueilli Juan, un autre
enfant jeté évanoui par le flot sur la grève. Elle l’a préservé, elle l’a soigné comme
une mère, et maintenant elle l’aime : qui est-ce qui peut la blâmer de l’aimer ? Qui
est-ce qui peut, en présence de la magnifique nature qui leur sourit et les accueille,
imaginer pour eux autre chose que la sensation toute-puissante qui les unit ?
« C’était une côte déserte et battue de vagues brisées, — avec des falaises,
au-dessus et une large plage de sable, — gardée par des bancs et des rocs comme par
une armée. — Toujours y grondait la voix rauque des vagues hautaines, — sauf pendant
les longs jours dormants de l’été, — qui faisaient briller comme un lac l’Océan
allongé dans sa couche. — Tout était silence, sauf le cri de la mouette, et le saut
du dauphin et le bruissement d’une petite vague — qui, heurtée par
quelque roc ou bas-fond, s’irritait contre la barrière qu’elle mouillait à peine. —
Ils erraient tous les deux, et la main dans la main, — sur les cailloux luisants et
les coquillages. — Ils glissaient le long du sable uni et durci. — Et dans les
vieilles cavernes sauvages — creusées par les tempêtes, et pourtant creusées comme à
dessein — en hautes salles profondes, en dômes ardoisés, en grottes, — ils
s’arrêtèrent pour se reposer, et, chacun enlaçant l’autre dans son bras, — ils
s’abandonnèrent à la douceur profonde du crépuscule empourpré. — ils regardaient
au-dessus d’eux le ciel, dont la lumière flottante — s’étendait comme un Océan rosé,
brillant et vaste. — Ils regardaient au-dessous d’eux la mer luisante, — d’où la
large lune se levait, formant son cercle. — Ils entendaient le clapottement de la
vague et le bruissement si bas du vent. Ils virent leurs yeux noirs darder une flamme
— chacun dans ceux de l’autre, et voyant cela, — leurs lèvres se rapprochèrent et se
collèrent en un baiser1311… — Ils
étaient seuls, mais non point
seuls comme ceux — qui renfermés dans une chambre prennent cela pour la solitude, —
L’Océan silencieux, la baie sous le ciel plein d’étoiles, — la rougeur du crépuscule
qui de moment en moment baissait, — les sables sans voix, les cavernes où l’on
entendait l’eau tomber goutte à goutte, — tout autour d’eux resserrait leurs bras
entrelacés, — comme s’il n’y eût point de vie sous le ciel — hors la leur, et comme
si cette vie n’eût pu jamais mourir1312. » Excellent moment, n’est-ce pas, pour apporter ici vos
formulaires et vos catéchismes ! Haydée « ne parle point de scrupules, ne demande
point de promesses. » Elle ne sait rien, elle ne craint rien. « Elle vole vers son
jeune ami comme un jeune oiseau1313. » C’est la nature qui soudainement
se
déploie, parce qu’elle est mûre, comme un bouton qui s’étale en fleur, la nature tout
entière, instinct et cœur. « Hélas ! ils étaient si jeunes, si beaux, — si seuls, si
aimants, si livrés à eux-mêmes, et l’heure — était celle où le cœur est toujours plein
— et, n’ayant plus sur soi de pouvoir, — suggère des actions que l’éternité ne peut
défaire1314 ! »
Admirables moralistes, vous êtes devant ces deux fleurs, en jardiniers patentés,
tenant en main le modèle de floraison visé par votre société d’horticulture, prouvant
que le modèle n’a point été suivi, et décidant que les deux mauvaises herbes doivent
être jetées dans « le feu » que vous entretenez pour brûler les pousses irrégulières.
C’est bien jugé, et vous savez votre art.
Par-delà le cant britannique, il y a l’hypocrisie universelle ;
par-delà la pédanterie anglaise, Byron fait la guerre à la coquinerie humaine. C’est
ici le sens vrai du poëme, et c’est à cela qu’aboutissent ce caractère et ce génie.
Chez lui, les grands rêves lugubres de l’imagination juvénile se sont évanouis ;
l’expérience est venue ; il connaît l’homme à présent, et qu’est-ce que l’homme une
fois connu ? Est-ce en lui que le sublime abonde ? Croyez-vous que les grands
sentiments, ceux de Childe Harold par exemple, soient la trame ordinaire de sa
vie1315 ? La vérité est
qu’il emploie
le meilleur de son temps à dormir, à dîner, à bâiller, à
travailler comme un cheval, et à s’amuser comme un singe. Selon Byron, c’est un
animal ; sauf quelques minutes singulières, ses nerfs, son sang, ses instincts le
mènent. La routine vient s’appliquer par-dessus, la nécessité fouette, et la bête
avance. Comme la bête est orgueilleuse et de plus imaginative, elle prétend qu’elle
marche de son propre gré, qu’il n’y a pas de fouet, qu’en tout cas ce fouet touche
rarement sur les côtes, que du moins son échine stoïcienne peut faire comme si elle ne
le sentait pas. Elle s’enharnache en imagination de caparaçons magnifiques, et se
prélasse ainsi à pas mesurés, croyant porter des reliques et fouler des tapis et des
fleurs, tandis qu’en somme elle piétine dans la boue et emporte avec soi les taches et
l’odeur de tous les fumiers. Quel passe-temps que de palper son dos pelé, de lui
mettre sous les yeux les sacs de farine qui la chargent et l’aiguillon qui la fait
marcher1316 ! La bonne comédie ! C’est la comédie éternelle, et il n’y
a pas un sentiment qui ne lui fournisse un acte : l’amour d’abord. Certainement dona
Julia est bien aimable et Byron l’aime ; mais elle sort de ses mains aussi chiffonnée
qu’une autre. Elle a de la vertu, cela va sans dire ; bien mieux elle veut en avoir.
Elle se fait à propos de don Juan des raisonnements très-beaux :
la belle
chose que les raisonnements, et comme ils sont propres à brider la passion ! Rien de
plus solide qu’un ferme propos étayé de logique, appuyé sur la crainte du monde, sur
la pensée de Dieu, sur le souvenir du devoir ; rien ne prévaudra contre lui, excepté
un tête-à-tête en juin, à six heures et demie du soir. Enfin la chose est faite, et la
pauvre femme timide est surprise par son mari outragé, dans quelle situation !
Là-dessus lisez le livre. Sûrement elle va se taire, honteuse et pleurante, et le
lecteur moraliste ne manque pas de compter sur ses remords. Mon cher lecteur, vous
n’avez point compté sur l’instinct et les nerfs. Demain elle sera pudique ; à présent
il s’agit d’étourdir le mari, de l’assourdir, de le confondre, de sauver Juan, de se
sauver, de faire la guerre. La guerre commencée, on la fait à toutes armes, en
première ligne avec l’effronterie et l’injure. L’idée unique, le besoin présent,
absorbe le reste : c’est en cela qu’une femme est femme. Celle-ci crie et du haut de
sa tête. C’est une vraie pluie : malédictions et récriminations, railleries et défis,
évanouissements et larmes. En un quart d’heure, elle a gagné vingt ans de pratique.
Vous ne saviez pas, ni elle non plus, quelle comédienne tout d’un coup, à
l’improviste, peut sortir d’une honnête femme. Savez-vous ce qui peut sortir de
vous-même ? Vous vous croyez raisonnable, humain, j’y consens pour aujourd’hui ; vous
avez dîné, et vous êtes à votre aise dans une bonne chambre. Votre machine fonctionne
sans accroc, c’est que les rouages sont huilés et en équilibre ; mais qu’on
la mette dans un naufrage ou dans une bataille, que le manque ou l’afflux
du sang détraque un instant les pièces maîtresses, et l’on verra hurler ou chanceler
un fou ou un idiot. La civilisation, l’éducation, le raisonnement, la santé, nous
recouvrent de leurs enveloppes unies et vernies ; arrachons-les une à une ou toutes
ensemble, et nous rirons de voir la brute qui gît au fond. Voici notre ami Juan qui
lit la dernière lettre de Julia, et jure avec transport de ne jamais oublier les beaux
yeux qu’il a tant fait pleurer. Jamais sentiment fut-il plus tendre et plus sincère ?
Mais par malheur Juan est en mer, et le mal de cœur commence. « Oui, dit-il, le ciel
se confondra avec la terre avant que… — (Ici il se trouva plus malade.) — Ô Julia !
qu’est-ce que toutes les autres angoisses ?… — (Pour l’amour de Dieu, apportez-moi un
verre de rhum ! — Pedro, Baptista, aidez-moi à descendre.) — Julia, mon amour ! —
(Coquin de Pedro, venez donc plus vite !) — Ma bien-aimée Julia, entends ma prière !…
— (Ici sa voix devient inarticulée : c’était la faute des hoquets)1317. — L’amour est très-brave contre toutes les
nobles
maladies, — mais il a horreur de l’application des serviettes
chaudes, — et le mal de mer est sa mort1318. » Bien d’autres choses sont
sa mort, entre autres le temps, et aussi le mariage ; il y aboutit « comme le vin au
vinaigre. » Sachez que si Pénélope est si connue, c’est qu’elle est unique. « Les
chances pour Ulysse étaient de retrouver une jolie urne, — érigée à sa mémoire, et
deux ou trois jeunes demoiselles — engendrées par quelque ami détenteur de sa femme et
de ses biens, — et de sentir son chien Argus l’empoigner par sa culotte1319. »
Ceci est d’un sceptique, même d’un cynique. Sceptique et cynique, c’est à cela qu’il
aboutit. Sceptique par misanthropie, cynique par bravade, c’est toujours l’humeur
triste et militante qui le déchaîne ; la volupté méridionale ne l’a point conquis ; il
n’est épicurien que par contradiction et par instants. « Donnez-nous
du
vin, des femmes, de la gaieté, des éclats de rire, — demain des sermons et de l’eau
de Seltz. — L’homme étant un être raisonnable, doit se griser1320. — Le meilleur de notre vie n’est qu’ivresse. —
Je voudrais être argile — autant que je suis sang, moelle, passion et sensation, —
parce qu’alors le passé serait passé. Mais hier je me suis grisé à force, — et il me
semble que je marche sur le plafond. » Vous voyez bien qu’il est toujours le même,
excessif et malheureux, occupé à se détruire. Son Don Juan aussi est
une débauche ; il s’y amuse outrageusement aux dépens de toutes les choses respectées,
comme un taureau dans une boutique de glaces. Il y est toujours violent, et maintes
fois il est féroce ; la noire imagination amène entre ses récits d’amour les horreurs
lentement savourées, le désespoir et la famine des naufragés, et le desséchement de
ces squelettes enragés qui se mangent les uns les autres. Il y rit horriblement, comme
Swift ; bien mieux, il y bouffonne comme Voltaire. « On voulut manger le second comme
plus gras ; — mais il avait beaucoup de répugnance pour cette sorte de fin. —
Pourtant ce qui le sauva, ce fut un petit présent qui lui avait été fait à Cadix —
par une souscription générale des dames1321. » Pièces en
main1322, il y suit
avec une exactitude de chirurgien tous les pas de la mort, l’assouvissement, la rage,
le délire, les hurlements, l’épuisement, la stupeur ; il veut toucher et montrer la
vérité extrême et prouvée, le dernier fonds grotesque et hideux de l’homme. Voyez
encore l’assaut d’Ismaïl, la mitraille et la baïonnette, les massacres dans les rues,
les cadavres employés comme fascines, et les trente-huit mille Turcs égorgés. Il y a
du sang assez pour rassasier un tigre, et ce sang coule parmi les calembours ; c’est
pour railler la guerre et les boucheries décorées du nom d’exploits. Dans cet
impitoyable et universel écrasement de toutes les vanités humaines, qui est-ce qui
subsiste ? De quoi sommes-nous avertis, sinon « que la vie est un néant et que les
hommes ne valent pas des chiens1323 ? »
Qu’est-ce qu’il découvre dans la science, sinon ses lacunes, et dans la religion,
sinon ses momeries1324 ? Garde-t-il au moins la poésie ? De la draperie divine,
dernier vêtement qu’un poëte respecte, il fait un chiffon qu’il foule et tord et troue
de gaieté de cour. Au moment le plus touchant des amours d’Haydée, il lâche une
pantalonnade. Il achève une ode par des caricatures. Il est Faust dans le
premier vers et Méphistophélès dans le second. Il arrive au milieu des tendresses ou
des meurtres avec des drôleries de petit journal, avec des trivialités, des cancans,
avec des injures de pamphlétaire et des bigarrures d’Arlequin. Il met à nu les
procédés poétiques, se demande où il en est, compte les stances déjà faites, gouaille
la Muse, Pégase et toute l’écurie épique, comme s’il n’en donnait pas deux sous.
Encore une fois, que reste-t-il ? Lui-même, et lui seul, debout sur tous ces débris.
C’est lui qui parle ici ; ses personnages ne sont que des paravents ; même la moitié
du temps, il les écarte pour occuper la scène. Ce sont ses opinions, ses souvenirs,
ses colères, ses goûts qu’il nous étale ; son poëme est une conversation, une
confidence, avec les hauts, les bas, les brusqueries et l’abandon d’une conversation
et d’une confidence, presque semblable aux mémoires dans lesquels le soir, à sa table,
il se livrait et s’épanchait. Jamais on n’a vu dans un si clair miroir la naissance
d’une vive pensée, le tumulte d’un grand génie, le dedans d’un vrai poëte, toujours
passionné, inépuisablement fécond et créateur, en qui éclosent subitement coup sur
coup, achevées et parées, toutes les émotions et toutes les idées humaines, les
tristes, les gaies, les hautes, les basses, se froissant, s’encombrant comme des
essaims d’insectes qui s’en vont bourdonner et pâturer dans la fange et dans les
fleurs. Il peut dire tout ce qu’il veut ; bon gré, mal gré, on l’écoute ; il a beau
sauter du sublime au burlesque,
on y saute avec lui. Il a tant d’esprit,
de l’esprit si neuf, si imprévu, si poignant, une si étonnante prodigalité de science,
d’idées, d’images ramassées des quatre coins de l’horizon, en tas et par masses, qu’on
est pris, emporté par-delà toutes bornes, et qu’on ne peut pas songer à résister. Trop
fort et partant effréné, voilà le mot qui à son endroit revient toujours : trop fort
contre autrui et contre lui-même, et tellement effréné qu’après avoir employé sa vie à
braver le monde et sa poésie à peindre la révolte, il ne trouve l’achèvement de son
talent et le contentement de son cœur que dans un poëme armé contre toutes les
conventions humaines et contre toutes les conventions poétiques. À vivre ainsi, on est
grand, mais on devient malade. Il y a une maladie de cœur et d’esprit dans le style de
Don Juan, comme dans celui de Swift. Quand un homme bouffonne au
milieu de ses larmes, c’est qu’il a l’imagination empoisonnée. Cette sorte de rire est
un spasme, et vous voyez venir chez l’un l’endurcissement ou la folie, chez l’autre
l’excitation ou le dégoût. Byron s’épuisait, du moins le poëte s’épuisait en lui. Les
derniers chants du Don Juan traînaient ; la gaieté devenait forcée,
les escapades se tournaient en divagations ; le lecteur sentait approcher l’ennui. Un
nouveau genre qu’il avait essayé avait fléchi sous sa main ; il n’avait atteint dans
le drame qu’à la déclamation puissante, ses personnages ne vivaient pas ; quand il
quitta la poésie, la poésie le quittait ; il alla chercher l’action en Grèce et n’y
trouva que la mort.
Ainsi vécut et finit ce malheureux grand homme ; la maladie du siècle n’a pas eu de
plus illustre proie. Autour de lui, comme une hécatombe, gisent les autres, blessés
aussi par la grandeur de leurs facultés et l’intempérance de leurs désirs, les uns
éteints dans la stupeur ou l’ivresse, les autres usés par le plaisir ou le travail,
ceux-ci précipités dans la folie ou le suicide, ceux-là rabattus dans l’impuissance ou
couchés dans la maladie, tous secoués par leurs nerfs exaspérés ou endoloris, les plus
forts portant leur plaie saignante jusqu’à la vieillesse, les plus heureux ayant
souffert autant que les autres, et gardant leurs cicatrices, quoique guéris. Le
concert de leurs lamentations a rempli tout le siècle, et nous nous sommes tenus
autour d’eux, écoutant notre cœur qui répétait leurs cris tout bas. Nous étions
tristes comme eux, et enclins comme eux à la révolte. La démocratie instituée excitait
nos ambitions sans les satisfaire ; la philosophie proclamée allumait nos curiosités
sans les contenter. Dans cette large carrière ouverte, le plébéien souffrait de sa
médiocrité et le sceptique de son doute ; le plébéien, comme le sceptique, atteint
d’une mélancolie précoce et flétri par une expérience prématurée, livrait ses
sympathies et sa conduite aux poëtes, qui disaient le bonheur impossible, la vérité
inaccessible, la société mal faite, et l’homme avorté
ou gâté. De ce
concert, une idée sortit, centre de la littérature, des arts et de la religion du
siècle : c’est qu’il y a quelque disproportion monstrueuse entre les pièces de notre
structure, et que toute la destinée humaine est viciée par ce désaccord.
Quel conseil nous ont-ils donné pour y remédier ? Ils ont été grands, ont-ils été
sages ? « Fais pleuvoir en toi les sensations véhémentes et profondes ; tant pis si
ensuite ta machine craque ! » — « Cultive ton jardin, resserre-toi dans un petit
cercle, rentre dans le troupeau, deviens bête de somme. » — « Redeviens croyant,
prends de l’eau bénite, abandonne ton esprit aux dogmes et ta conduite aux manuels. »
— « Fais ton chemin, aspire au pouvoir, aux honneurs, à la richesse. » Ce sont là les
diverses réponses des artistes et des bourgeois, des chrétiens et des mondains.
Sont-ce des réponses ? Et que proposent-elles, sinon de s’assouvir, de s’abêtir, de se
détourner et d’oublier ? Il y en a une autre plus profonde que Goëthe a faite le
premier, que nous commençons à soupçonner, où aboutissent tout le travail et toute
l’expérience du siècle, et qui sera peut-être la matière de la littérature prochaine :
« Tâche de te comprendre et de comprendre les choses. » Réponse étrange, qui ne semble
guère neuve, et dont on ne connaîtra la portée que plus tard. Longtemps encore les
hommes sentiront leurs sympathies frémir au bruit des sanglots de leurs grands poëtes.
Longtemps ils s’indigneront contre une destinée qui ouvre à leurs aspirations la
carrière de l’espace sans limites pour les briser à deux pas de
l’entrée
contre une misérable borne qu’ils ne voyaient pas. Longtemps ils subiront comme des
entraves les nécessités qu’ils devraient embrasser comme des lois. Notre génération,
comme les précédentes, a été atteinte par la maladie du siècle, et ne s’en relèvera
jamais qu’à demi. Nous parviendrons à la vérité, non au calme. Tout ce que nous
pouvons guérir en ce moment, c’est notre intelligence ; nous n’avons point de prise
sur nos sentiments. Mais nous avons le droit de concevoir pour autrui les espérances
que nous n’avons plus pour nous-mêmes, et de préparer à nos descendants un bonheur
dont nous ne jouirons jamais. Élevés dans un air plus sain, ils auront peut-être une
âme plus saine. La réforme des idées finit par réformer le reste, et la lumière de
l’esprit produit la sérénité du cœur. Jusqu’ici, dans nos jugements sur l’homme, nous
avons pris pour maîtres les révélateurs et les poëtes, et comme eux nous avons reçu
pour des vérités certaines les nobles songes de notre imagination et les suggestions
impérieuses de notre cœur. Nous nous sommes liés à la partialité des divinations
religieuses et à l’inexactitude des divinations littéraires, et nous avons accommodé
nos doctrines à nos instincts et à nos chagrins. La science approche enfin, et
approche de l’homme ; elle a dépassé le monde visible et palpable des astres, des
pierres, des plantes, où, dédaigneusement, on la confinait ; c’est à l’âme qu’elle se
prend, munie des instruments exacts et perçants dont trois cents ans d’expérience ont
prouvé la justesse et mesuré la portée. La pensée et son développement,
son rang, sa structure et ses attaches, ses profondes racines corporelles, sa
végétation infinie à travers l’histoire, sa haute floraison au sommet des choses,
voilà maintenant son objet, l’objet que depuis soixante ans elle entrevoit en
Allemagne, et qui, sondé lentement, sûrement, par les mêmes méthodes que le monde
physique, se transformera à nos yeux comme le monde physique s’est transformé. Il se
transforme déjà, et nous avons laissé derrière nous le point de vue de Byron et de nos
poëtes. Non, l’homme n’est pas un avorton ou un monstre ; non, l’affaire de la poésie
n’est point de le révolter ou de le diffamer. Il est à sa place et achève une série.
Regardons-le naître et grandir, et nous cesserons de le railler ou de le maudire. Il
est un produit comme toute chose, et à ce titre il a raison d’être comme il est. Son
imperfection innée est dans l’ordre, comme l’avortement constant d’une étamine dans
une plante, comme l’irrégularité foncière de quatre facettes dans un cristal. Ce que
nous prenions pour une difformité est une forme ; ce qui nous semblait le renversement
d’une loi est l’accomplissement d’une loi. La raison et la vertu humaines ont pour
matériaux les instincts et les images animales, comme les formes vivantes ont pour
instruments les lois physiques, comme les matières organiques ont pour éléments les
substances minérales. Quoi d’étonnant si la vertu ou la raison humaine, comme la forme
vivante ou comme la matière organique, parfois défaille ou se décompose, puisque comme
elles, et comme tout être supérieur et
complexe, elle a pour soutiens et
pour maîtresses des forces inférieures et simples qui, suivant les circonstances,
tantôt la maintiennent par leur harmonie, tantôt la défont par leur désaccord ? Quoi
d’étonnant si les éléments de l’être, comme les éléments de la quantité, reçoivent de
leur nature même des lois indestructibles qui les contraignent et les réduisent à un
certain genre et un certain ordre de formations ? Qui est-ce qui s’indignera contre la
géométrie ? Surtout qui est-ce qui s’indignera contre une géométrie vivante ? Qui, au
contraire, ne se sentira ému d’admiration au spectacle de ces puissances grandioses
qui, situées au cœur des choses, poussent incessamment le sang dans les membres du
vieux monde, éparpillent l’ondée dans le réseau infini des artères et viennent
épanouir sur toute la surface la fleur éternelle de la jeunesse et de la beauté ? Qui
enfin ne se trouvera ennobli en découvrant que ce faisceau de lois aboutit à un ordre
de formes, que la matière a pour terme la pensée, que la nature s’achève par la
raison, et que cet idéal auquel se suspendent, à travers tant d’erreurs, toutes les
aspirations de l’homme, est aussi la fin à laquelle concourent, à travers tant
d’obstacles, toutes les forces de l’univers ? Dans cet emploi de la science et dans
cette conception des choses il y a un art, une morale, une politique, une religion
nouvelles, et c’est notre affaire aujourd’hui de les chercher.
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