chapitre VII.
Les poëtes.
Lorsqu’on embrasse d’un coup d’œil la vaste région littéraire qui s’étend en Angleterre
depuis la restauration des Stuarts jusqu’à la révolution française, on s’aperçoit que
toutes les productions, indépendamment du caractère anglais, y portent l’empreinte
classique, et que cette empreinte, particulière à ce territoire, ne se rencontre ni dans
celui qui précède ni dans celui qui suit. Cette forme régnante de pensée s’impose à tous
les écrivains, depuis Waller jusqu’à Johnson, depuis Hobbes et Temple jusqu’à Robertson
et Hume ; il y a un art auquel ils aspirent tous ; le travail de cent cinquante années,
pratique et théorie, inventions et imitations, exemples et critique, s’emploie à
l’atteindre. Ils ne comprennent qu’une seule espèce de beauté ; ils n’établissent de
préceptes que ceux qui peuvent la produire ; ils récrivent, traduisent et défigurent sur
son patron les grandes œuvres des autres siècles ; ils l’importent dans tous les genres
littéraires, et y réussissent ou y échouent selon qu’elle s’y adapte ou qu’elle ne peut
s’y accommoder. La domination de ce style est si absolue, qu’elle s’impose aux plus
grands, et les condamne à l’impuissance quand ils veulent l’appliquer hors de son
domaine.
La possession de ce style est si universelle, qu’elle se rencontre
dans les plus médiocres, et les élève jusqu’au talent quand ils l’appliquent dans son
domaine1100. C’est lui qui porte à la
perfection la prose, le discours, l’essai, la dissertation, la narration, et toutes les
œuvres qui font partie de la conversation et de l’éloquence. C’est lui qui détruit
l’ancien drame, abaisse le nouveau, appauvrit et détourne la poésie, produit l’histoire
correcte, agréable, sensée, décolorée et à courtes vues. C’est cet esprit, qui, commun à
ce moment à l’Angleterre et à la France, imprime son image dans la diversité infinie des
œuvres littéraires, en sorte que dans son ascendant partout visible on ne peut
s’empêcher de reconnaître la présence d’une de ces forces intérieures qui ploient et
règlent le cours du génie humain.
Il n’y a point de genre où il se montre plus manifestement que dans la poésie et il n’y
a point de moment où il apparaisse plus nettement que sous la reine Anne. Les poëtes
viennent d’atteindre l’art qu’ils avaient entrevu. Depuis soixante ans, ils s’en
approchaient ; à présent ils le tiennent, ils le manient, déjà ils l’usent et
l’exagèrent. Le style se trouve du même coup achevé et artificiel. Ouvrez le premier
venu, Parnell ou Philips, Addison ou Prior, Gay ou Tickell, vous trouvez un certain tour
d’esprit, de versification, de langage. Passez au second, ce même
tour
reparaît ; on dirait qu’ils se sont copiés l’un l’autre. Parcourez un troisième : même
diction, mêmes apostrophes, même façon de poser l’épithète et d’arrondir la période.
Feuilletez toute la troupe ; avec de petites différences personnelles, ils semblent tous
coulés dans un seul moule : l’un est plus épicurien, l’autre plus moral, l’autre plus
mordant ; mais partout règnent le langage noble, la pompe oratoire, la correction
classique ; le substantif marche accompagné de l’adjectif, son chevalier d’honneur ;
l’antithèse équilibre son architecture symétrique : le verbe, comme chez Lucain ou
Stace, s’étale, flanqué de chaque côté par un nom garni de son épithète ; on dirait que
le vers a été fabriqué à la machine, tant la facture en est uniforme ; on oublie ce
qu’il veut dire ; on est tenté d’en compter les pieds sur ses doigts ; on sait d’avance
quels ornements poétiques vont le décorer. Il a une toilette de théâtre, oppositions,
allusions, élégances mythologiques, réminiscences grecques ou latines. Il a une solidité
d’école, maximes sentencieuses, lieux communs philosophiques, développements moraux,
exactitude oratoire. Vous croiriez être devant une famille naturelle de plantes ; si la
grandeur, la couleur, les accessoires, les noms diffèrent, au fond le type ne varie
pas ; les étamines sont en nombre pareil, insérées de même, autour de pistils
semblables, au-dessus de feuilles ordonnées sur le même plan ; qui connaît l’une connaît
les autres ; il y a un organe et une structure commune qui entraîne la communauté du
reste. Si vous parcourez
toute la famille, vous y trouverez sans doute
quelque plante marquante qui manifeste le type en pleine lumière, tandis qu’à l’entour
et par degrés il va s’altérant, dégénère et finit par se perdre dans les familles
environnantes. Pareillement, ici, on voit l’art classique rencontrer son centre dans les
voisins de Pope et surtout dans Pope, puis s’effacer à demi, se mêler d’éléments
étrangers, jusqu’au moment où il disparaît dans la poésie qui l’a suivi.
En 1688, chez un marchand de toile rue des Lombards à Londres, naquit une petite
créature délicate et maladive, factice par nature, toute fabriquée d’avance pour la
vie de cabinet, n’ayant de goût que pour les livres, et qui, dès son bas âge, mit tout
son plaisir dans la contemplation des imprimés. Il en copiait les lettres, et ainsi
apprit à écrire. Il passa son enfance avec eux en tête-à-tête, et se trouva
versificateur dès qu’il sut parler. À douze ans, il avait composé une tragédie d’après
l’Iliade, et une ode sur la solitude. De treize à quinze, il fit
un grand poëme épique de quatre mille vers, appelé Alcandre. Pendant
huit ans, enfermé dans une petite maison de la forêt de Windsor, il lut « tous les
meilleurs critiques, presque tous les poëtes anglais, latins, français qui ont un nom,
Homère, les poëtes grecs, et quelques-uns des grands dans l’original, le Tasse et
l’Arioste dans
les traductions », avec tant d’assiduité qu’il en manqua
mourir. Ce n’étaient point des passions qu’il y cherchait, c’était du style ; il n’y a
point eu d’adorateur plus dévoué de la forme ; il n’y a point eu de maître plus
précoce de la forme. Déjà son goût perçait : entre tous les poëtes anglais, son favori
était Dryden, le moins inspiré et le plus classique. Il apercevait sa voie ; un
connaisseur, M. Walsh1101, « l’encourageait en lui disant qu’il y avait
encore un chemin ouvert pour exceller ; car si les Anglais avaient plusieurs grands
poëtes, ils n’avaient jamais eu de grand poëte qui fût correct ; et
il l’engageait à faire de la correction son étude et son but. » Il suivait ce conseil,
s’exerçait la main par des traductions d’Ovide et de Stace, et par des remaniements du
vieux Chaucer. Il s’appropriait toutes les excellences et toutes les élégances
poétiques, il les emmagasinait dans sa mémoire ; il disposait dans sa tête le
dictionnaire complet de toutes les épithètes heureuses, de tous les tours ingénieux,
de tous les rhythmes sonores par lesquels on peut relever, préciser, éclairer une
idée. Il était comme ces petits musiciens, enfants prodiges, qui, élevés au piano,
atteignent tout d’un coup un doigté merveilleux, roulent les gammes, perlent les
trilles, font voltiger les octaves avec une agilité et une justesse qui chassent de la
scène les
plus fameux artistes. À dix-sept ans, ayant connu le vieux
Wycherley, qui en avait soixante-dix, il entreprit, sur sa demande, de lui corriger
ses poëmes, et les corrigea si bien, que celui-ci en fut charmé et mortifié. Pope
raturait, ajoutait, refondait, parlait franc et tranchait ferme. L’auteur, à
contre-cœur, admirait les corrections tout bas, et tâchait tout haut d’en rabaisser
l’importance, jusqu’à ce qu’enfin sa vanité, blessée de tant devoir à un si jeune
homme et de rencontrer un maître dans un écolier, finit par le retirer d’un commerce
où il profitait et souffrait trop. C’est que l’écolier, du premier coup, avait porté
l’art plus loin que les maîtres. À seize ans, ses Pastorales
témoignaient d’une sûreté de main que personne n’avait eue, pas même Dryden. À voir
ces mots si choisis, ces arrangements exquis de syllabes mélodieuses, cette science
des coupes et des rejets, ce style si coulant, si pur, ces gracieuses images que la
diction rendait encore plus gracieuses, et toute cette guirlande artificielle et
nuancée de fleurs qui se disaient champêtres, on pensait aux premières églogues de
Virgile. M. Walsh déclarait que « ce n’était point flatterie de dire qu’à cet âge
Virgile n’avait rien fait d’aussi bon. » Quand plus tard elles parurent en volume1102, le public fut ébloui. « Vous avez déplu aux critiques,
écrivait Wycherley, en leur plaisant trop bien. » La même année, le poëte de vingt et
un ans achevait son Essay on Criticism, sorte d’art poétique ; c’est
le
poëme qu’on fait à la fin de sa carrière, quand on a manié tous les
procédés et qu’on a blanchi dans la critique ; et dans ce sujet qui réclame, pour être
traité, l’expérience de toute une vie littéraire, il se trouvait d’emblée aussi mûr
que Boileau.
Ce musicien consommé, qui débute par un traité d’harmonie, que va-t-il faire de son
mécanisme incomparable et de sa science de professeur ? Encore est-il bon de sentir et
de penser avant d’écrire ; il faut une source pleine d’idées vives et de passions
franches pour faire un vrai poëte, et à le voir de près on trouve qu’en lui, jusqu’à
la personne, tout est étriqué ou artificiel ; c’est un nabot, haut de quatre pieds,
tortu, bossu, maigre, valétudinaire, et qui arrivé à l’âge mûr ne semble plus capable
de vivre. Il ne peut se lever ; c’est une femme qui l’habille ; on lui enfile trois
paires de bas les unes par-dessus les autres, tant ses jambes sont grêles ; puis on
lui lace la taille dans un corset de toile roide, afin qu’il puisse se tenir droit, et
par-dessus on lui fait endosser un gilet de flanelle ; vient ensuite une sorte de
pourpoint de fourrure, car il grelotte vite, et enfin une chemise de grosse toile
très-chaude avec de belles manches. Par-dessus tout cela on lui met un costume noir,
une perruque à nœud1103, une petite épée ; ainsi
équipé, il va prendre place à table avec son grand ami lord Oxford. Il est si petit,
qu’il faut l’exhausser sur une chaise particulière ; il est si chauve, que lorsqu’il
n’y
a pas de réception il couvre sa tête d’un bonnet de velours ; il est
si vétilleux et si exigeant, que les laquais évitent de faire ses commissions, et que
le lord a été obligé d’en renvoyer plusieurs qui refusaient de le servir. Enfin le
dîner commence. Il mange trop, en enfant gâté ; il veut des mets forts, épicés, et se
fait mal à l’estomac. Quand on lui propose de la liqueur, il se met en colère, mais ne
manque pas de la boire. Il a tous les appétits et tous les caprices d’un vieil enfant,
d’un vieux malade, d’un vieil auteur, et d’un vieux garçon. Vous vous attendez bien à
le trouver quinteux et susceptible. Plusieurs fois il a quitté, sans mot dire et sans
qu’on sût pourquoi, la maison de lord Oxford, et il a fallu excéder les laquais de
messages pour le ramener. Si aujourd’hui lady Mary Wortley, son ancienne divinité
poétique, est par malheur à table, on ne pourra pas dîner en paix ; ils ne manqueront
pas de se contredire, de se picoter, de se quereller, et l’un des deux quittera la
chambre. On va le chercher et il rentre, mais il n’a pas laissé ses manies à la porte.
Il est cauteleux, malin, en avorton nerveux qu’il est ; quand il souhaite une chose,
il n’ose pas la demander rondement ; avec des insinuations et des manœuvres de style,
il amène les gens à la mentionner, à la faire venir, après quoi il s’en sert. C’est
ainsi qu’il a obtenu un écran de lord Orrery. « À peine s’il boira une tasse de thé
sans stratagème. » Lady Bolingbroke disait qu’il faisait de la diplomatie à propos de
carottes et de navets.
Le reste de sa vie n’est pas beaucoup plus noble. Il
écrit des libelles
contre Chandos, Aaron Hill, lady Mary Wortley, et ensuite il ment ou équivoque pour
les désavouer. Il a un vilain goût pour l’artifice, et prépare un mauvais tour déloyal
contre lord Bolingbroke, son plus grand ami. Il n’est jamais franc, il est toujours
occupé d’un rôle ; il contrefait l’homme dégoûté, le grand artiste indifférent,
contempteur des grands, des rois, de la poésie elle-même. La vérité est qu’il ne songe
qu’à ses phrases, à sa réputation d’auteur, et qu’une caresse du prince de Galles va
fondre tout son stoïcisme. Je viens de lire sa correspondance, il n’y a pas peut-être
dix lettres vraies ; il est écrivain jusque dans ses épanchements ; ses confidences
sont de la rhétorique compassée, et quand il cause avec un ami, il songe toujours à
l’imprimeur qui mettra ses effusions sous les yeux du public. Même à force de
prétention il devient maladroit, et se démasque. Un jour Richardson le trouve occupé à
lire un pamphlet que Cibber avait fait contre lui : « Ces choses-là, dit Pope, font
mon divertissement » ; et pendant qu’il lit, on voit ses traits contractés par la
violence de son angoisse. « Dieu me préserve, dit Richardson, d’un divertissement
pareil à celui-là. » En somme, son grand ressort est la vanité littéraire ; il veut
être admiré, rien de plus ; sa vie est celle d’une coquette qui s’étudie à la glace,
se farde, minaude, accroche des compliments, et cependant déclare que les compliments
l’ennuient, que le fard salit et qu’elle a horreur des minauderies. Nul élan, rien de
naturel ou de viril ; il n’a pas plus d’idées que de passions, j’entends
de ces idées qu’on a besoin d’écrire et pour lesquelles on oublie les mots. La
controverse religieuse et les querelles de parti retentissent autour de lui ; il s’en
écarte soigneusement ; au milieu de tous ces chocs, son principal souci est de
préserver son écritoire ; c’est un catholique déteint, déiste à peu
près, qui ne sait pas bien ce qu’est le déisme ; là-dessus il emprunte à lord
Bolingbroke des idées dont il ne voit pas la portée, mais qui lui semblent bonnes à
mettre en vers. « J’espère, écrit-il à Atterbury, que toutes les Églises sont de Dieu,
en tant qu’elles sont bien comprises, et que tous les gouvernements sont de Dieu, en
tant qu’ils sont bien conduits. Pour ce qui est du mal qui s’y rencontre ou s’y peut
rencontrer, je laisse à Dieu seul le soin de les corriger ou de les réformer. Dans ma
politique, ma grande préoccupation est de conserver la paix de ma vie sous quelque
gouvernement que je vive ; dans ma religion, de conserver la paix de ma conscience,
quelle que soit l’Église dont je fasse partie1104. » De pareilles convictions ne tourmentent pas un homme. Au
fond, il n’a point écrit parce qu’il pensait, mais il a pensé afin d’écrire ; le
papier noirci et le bruit qu’on fait ainsi dans le monde, voilà son idole ; s’il
a fait des vers, c’est tout bonnement pour faire des vers.
On n’est que mieux préparé par là pour en faire d’irréprochables. Pope s’y emploie
tout entier ; il est de loisir ; son père lui a laissé une assez belle fortune, il a
gagné une grosse somme à traduire l’Iliade et l’Odyssée ; il a huit cents livres sterling de rente. Jamais il n’a été aux
gages d’un libraire ; il regarde au-dessous de lui les auteurs mendiants rouler dans
la bohème, et, tranquillement assis dans sa jolie maison de Twickenham, sous sa grotte
ou dans le beau jardin qu’il a planté lui-même, il peut polir et limer ses écrits
aussi longtemps qu’il lui convient. Il n’y manque pas. Quand il a composé un ouvrage,
il le garde au moins deux ans en portefeuille. De temps en temps il le relit et le
corrige ; il prend conseil de ses amis, puis de ses ennemis ; point d’édition qu’il
n’améliore ; il rature infatigablement. Son premier jet est si bien refondu et
transformé, qu’on ne le reconnaît plus dans la copie définitive. Celles de ses pièces
qui semblent le moins remaniées sont deux satires, et Dodsley dit que dans le
manuscrit il n’y avait presque point de vers qui ne fût écrit deux fois. « Je le fis
transcrire proprement sur une autre feuille, et quand il me renvoya celle-là pour
l’impression, presque chaque vers avait été récrit encore une seconde fois. » —
« Jamais, dit Johnson, il ne détachait son attention de la poésie. Si la conversation
offrait un trait dont on pût faire profit, il le confiait au papier ; si une pensée ou
même une expression plus heureuse que
l’ordinaire se levait dans son
esprit, il avait soin de l’écrire ; quand deux vers lui venaient, il les mettait de
côté pour les insérer à l’occasion. On a trouvé de petits morceaux de papier qui
contenaient des vers ou des portions de vers qu’il pensait achever plus tard. » Il
fallait que son écritoire fût devant son lit avant son lever. Une nuit, chez lord
Oxford, pendant le terrible hiver de 1740, de peur de perdre une idée, il fit lever
quatre fois la femme qui le servait. Swift lui reproche de n’avoir jamais de loisir
pour la conversation ; la cause en est « qu’il a toujours en tête quelque projet
poétique. » Ainsi rien ne lui manque pour atteindre l’expression parfaite : la
pratique d’une vie entière, l’étude de tous les modèles, l’indépendance de la fortune,
la compagnie des gens du monde, l’exemption des passions turbulentes, l’absence des
idées maîtresses, la facilité d’un enfant prodige, l’assiduité d’un vieux lettré. Il
semble qu’il ait été tout exprès muni de défauts et de qualités, enrichi d’un côté,
appauvri d’un autre, à la fois écourté et développé, pour mettre en relief la forme
classique par l’amoindrissement du fond classique, pour présenter au public le modèle
d’un art usé et accompli, pour réduire en cristal brillant et rigide la séve coulante
d’une littérature qui finissait.
C’est un grand danger pour un poëte que de savoir trop bien son métier ; sa poésie
montre alors l’homme de métier et non le poëte. En vérité, je voudrais admirer les
œuvres d’imagination de Pope ; je ne saurais. J’ai beau lire les témoignages des
contemporains et même ceux des modernes, me répéter qu’en son temps il fut le prince
des poëtes, que son Épître d’Héloïse à Abeilard fut accueillie par
un cri d’enthousiasme, qu’on n’imaginait point alors une plus belle expression de la
passion vraie, qu’aujourd’hui encore on l’apprend par cœur comme le récit de
Théramène, que Johnson, ce grand juge littéraire, l’a rangée parmi « les plus
heureuses productions de l’esprit humain », que lord Byron lui-même l’a préférée à
l’ode célèbre de Sapho. Je la relis et je m’ennuie ; cela est inconvenant ; mais, en
dépit de moi-même je bâille, et j’ouvre les lettres originales d’Héloïse pour chercher
la cause de mon ennui.
Sans doute la pauvre Héloïse est une barbare, bien pis, une barbare lettrée ; elle
fait des citations savantes, des raisonnements ; elle essaye d’imiter Cicéron,
d’arranger des périodes ; il le faut bien, elle écrit dans une langue morte, avec un
style appris ; vous en feriez peut-être autant si vous étiez obligé d’écrire en latin
à votre maîtresse. Mais comme le sentiment vrai perce à travers la forme scolastique !
« Tu es le seul qui puisses m’attrister, qui puisses me consoler, qui
puisses me donner de la joie… Je serais plus heureuse et plus orgueilleuse d’être
appelée ta concubine que l’épouse de l’empereur… Jamais, Dieu le sait, je n’ai rien
souhaité en toi que toi-même. C’est toi seul que je désire, ce n’est rien de ce que tu
pouvais donner ; ce n’est point un mariage, une dot ; je n’ai jamais songé à faire mon
plaisir ou ma volonté, tu le sais bien, mais la tienne. » Puis des mots passionnés, de
vrais mots d’amour1105 ; puis ces mots si libres de
la pénitente qui dit tout, qui ose tout, parce qu’elle veut guérir, parce qu’il faut
montrer au confesseur sa plaie, même la plus honteuse, peut-être aussi parce que dans
l’extrême angoisse, comme dans l’accouchement, la pudeur s’en va. Tout cela est bien
cru, bien rude ; Pope a plus d’esprit qu’elle ; aussi comme il lui en donne ! Entre
ses mains elle devient une académicienne, et sa lettre est un répertoire d’effets
littéraires. Peintures et descriptions : elle décrit à Abeilard le monastère et le
paysage, « les dômes moussus couronnés de fines tourelles, les arches majestueuses qui
changent en nuit la clarté du grand jour, les vitraux qui versent sur les dalles une
clarté solennelle1106 », puis « les rivières errantes
qui luisent entre les collines, les grottes dont l’écho répète le bruissement des
ruisseaux,
les brises mourantes qui viennent expirer sur les
feuillages1107. » — Tirades et lieux communs :
elle envoie à Abeilard des dissertations sur l’amour et la liberté qu’il réclame, sur
le cloître et la vie paisible qu’il peut donner, sur l’écriture et les avantages de la
poste aux lettres1108. — Antithèses et contrastes : elle les expédie à
Abeilard par douzaines : contraste entre le monastère illuminé par sa présence et le
monastère désolé par son absence, entre la tranquillité de la religieuse pure et
l’anxiété de la religieuse coupable, entre le rêve du bonheur humain et le rêve du
bonheur céleste. — En somme, c’est un air de bravoure, avec oppositions de forte et
de piano, avec variations et changements de ton ; Héloïse exploite son motif, et
s’occupe à y insérer toutes les habiletés et les réussites de sa voix. Admirez les
crescendo et les roulades par lesquelles elle termine ses morceaux brillants ; pour
enlever l’auditeur à la fin du portrait de la nonne innocente, elle ira chercher « la
Grâce qui fait luire autour d’elle ses plus purs rayons, les anges qui de leurs
chuchotements éveillent ses rêves dorés, les ailes des séraphins
qui
répandent sur elle leurs divins parfums, l’époux qui prépare l’anneau nuptial, les
blanches vierges qui chantent l’hyménée1109 », bref toute la garde-robe du
Paradis. Remarquez les coups de grosse caisse, j’entends les grands moyens ; on
appelle ainsi tout ce que dit un personnage qui veut délirer et ne délire pas ; par
exemple, parler aux rocs et aux murailles, prier Abeilard absent de venir, s’imaginer
qu’il est présent, apostropher la Grâce, la Vertu, « la fraîche Espérance, riante
fille du ciel, et la Foi, notre immortalité anticipée1110 », entendre les morts qui lui parlent, dire aux anges de
« préparer leurs bosquets de roses, leurs palmes célestes et leurs fleurs qui ne se
flétrissent pas1111. » C’est ici la symphonie finale
avec
modulation de l’orgue céleste : je suppose qu’en l’écoutant Abeilard a crié bravo.
Mais ceci n’est rien auprès de l’art qu’elle déploie dans chaque phrase prise en
détail. Elle met des agréments à toutes les lignes. Imaginez un chanteur italien qui
ferait un trille sur chaque mot. Les jolis sons ! comme ils sont perlés ou filés
agilement, rondement, et toujours exquis ! Impossible de les reproduire ici, avec une
langue étrangère. C’est tantôt une image heureuse qui résume une phrase entière ;
tantôt une série de vers où vont s’alignant les oppositions symétriques ; ce sont deux
mots ordinaires qu’un étrange accouplement met en relief ; c’est un rhythme imitatif
qui complète l’impression de l’esprit par l’émotion des sens ; ce sont les
comparaisons les plus élégantes, les épithètes les plus pittoresques ; c’est le style
le plus serré et le plus orné. Sauf la vérité, rien n’y manque. C’est pis qu’une
cantatrice, c’est un auteur ; on regarde au dos pour savoir si elle n’a pas écrit :
« Bon à tirer, porter vite à l’imprimerie. »
Pope a donné quelque part la recette avec laquelle on peut faire un poëme épique :
prendre une tempête, un songe, cinq ou six batailles, trois sacrifices, des jeux
funèbres, une douzaine de dieux en deux compartiments, remuer le tout jusqu’à ce qu’on
voie mousser l’écume du grand style. Vous venez de voir les recettes avec lesquelles
on peut composer une épître amoureuse. Cette sorte de poésie ressemble à la cuisine ;
il ne faut ni cœur ni génie pour la
faire, mais une main légère, un œil
attentif et un goût exercé.
Il semble que ce genre de talent soit fait pour les vers de société. Il est factice,
et les mœurs de la société sont factices. Dire des galanteries, badiner avec les
dames, parler élégamment de leur chocolat ou de leur éventail, railler les sots, juger
la dernière tragédie, manier la fadeur ou l’épigramme, c’est là, ce semble, l’emploi
naturel d’un esprit comme celui-ci, peu passionné, très-vaniteux, passé maître en fait
de style, et qui soigne ses vers comme un petit-maître soigne son habit. Pope à écrit
la Boucle de cheveux enlevée et la Sottisiade ;
ses contemporains s’extasièrent sur la grâce de son badinage comme sur la justesse de
sa moquerie, et jugèrent qu’il avait surpassé le Lutrin et les Satires de Boileau.
Cela peut bien être ; en tout cas, l’éloge serait médiocre. Il y a ordinairement deux
sortes de vers dans Boileau, disait un homme d’esprit1112 ; les plus nombreux qui semblent d’un bon élève de troisième, les
moins nombreux qui semblent d’un bon élève de rhétorique. Boileau fait le second vers
avant le premier ; c’est pourquoi, une fois sur quatre, le premier vers chez lui ne
sert qu’à boucher un trou. Sans doute Pope avait le mécanisme plus brillant et plus
agile ; mais cette habileté
de main ne suffit pas pour faire un poëte,
même un poëte de boudoir. Là comme ailleurs, il faut des passions vraies, ou du moins
des goûts vrais. Quand on veut peindre les jolis riens de la conversation et du monde,
il est à propos de les aimer. On ne peint bien que ce que l’on aime1113. Est-ce qu’il n’y a pas des
grâces charmantes dans le babil et la frivolité d’une jolie femme ? Des peintres comme
Watteau ont passé leur vie à s’en régaler. Une boucle de cheveux que l’on relève, un
bras mignon qui sort d’un flot de dentelles, une taille penchée qui fait chatoyer les
plis lustrés de la jupe, et le fin sourire demi-engageant, demi-moqueur de la bouche
mutine, en voilà assez pour ravir un artiste. Certainement il sera sensible à la
toilette, sensible autant que la dame elle-même, et ne la grondera jamais de passer
trois heures à son miroir ; il y a de la poésie dans l’élégance. Il en jouit comme
d’un tableau ; il jouit des raffinements de la vie mondaine, des grandes lignes
tranquilles de ce haut salon lambrissé, du doux reflet des longues glaces et des
porcelaines luisantes, de la gaieté nonchalante des petits Amours sculptés qui
s’embrassent au-dessus de la cheminée, du son argentin de ces voix flûtées qui autour
de la table à thé gazouillent des médisances. Pope n’en jouit pas ou n’en jouit
guère ; il reste satirique et Anglais au milieu de ce luxe aimable importé de France.
Il a beau être le plus mondain de ces poëtes,
il ne l’est pas assez ; la
société qui l’entoure ne l’est pas davantage. Lady Wortley Montagu, qui dans son temps
fut la fleur des pois, et que l’on compare à Mme de Sévigné, a l’esprit si sérieux, le
style si décidé, le jugement si précis et le sarcasme si âpre, qu’on la prendrait pour
un homme. En somme, les Anglais, même lord Chesterfield et Horace Walpole, n’ont
jamais attrapé le véritable ton des salons. Pope est comme eux ; sa voix détonne et
tout d’un coup devient mordante. À chaque instant une moquerie dure efface les
gracieuses images qu’il commençait à éveiller. Prenez l’ensemble du poëme ; c’est une
bouffonnerie en style noble ; lord Petre a coupé une boucle dans les cheveux d’une
beauté à la mode, mistress Arabella Fermor ; il s’agit de faire de cette bagatelle une
épopée, avec les invocations, les apostrophes, l’intervention des êtres surnaturels et
le reste des machines poétiques ; la solennité du style contraste avec la petitesse
des événements ; on rit de ces tracasseries, comme d’une querelle d’insectes. Il en a
toujours été ainsi dans ce pays : quand ils représentent la vie du monde, c’est avec
une complaisance extérieure et officielle ; au fond de leur admiration, il y a du
mépris. Leurs fadeurs cachent une restriction mentale ; en observant bien, vous
verriez qu’ils regardent une jolie femme parée et coquette comme une poupée rose,
bonne pour amuser les gens une demi-heure par son clinquant. Pope dédie son poëme à
mistress Arabella Fermor avec toutes sortes de révérences ; la vérité est qu’il n’est
pas poli ; une Française lui eût renvoyé son
livre en lui conseillant
d’apprendre à vivre ; pour un éloge de sa beauté, elle y eût trouvé dix sarcasmes
contre sa frivolité. Est-ce qu’il est bien agréable de s’entendre dire : « Vous avez
les plus beaux yeux du monde, mais vous vivez de fadaises ? » C’est pourtant à cela
que se réduit tout son hommage1114. Son emphase complimenteuse, sa déclaration que la boucle
de cheveux est placée au ciel parmi les astres, tout son attirail de phrases n’est
qu’une parade de galanterie qui laisse percer l’indélicatesse et la grossièreté.
« Perdra-t-elle son cœur ou son collier au bal, fera-t-elle un accroc à son honneur ou
à sa robe1115 ? » Il n’y a pas un Français du
dix-huitième siècle qui eût imaginé une gracieuseté semblable. Tout au plus cet ours
de Rousseau, ancien laquais et Génevois moraliste, eût lancé ce coup de boutoir. En
Angleterre, on ne le trouvait point trop rude. Mistress Arabella Fermor fut si
contente du poëme, qu’elle en répandit des copies. Évidemment, elle n’était pas
difficile ; c’est qu’elle en avait entendu bien d’autres. Si vous lisez dans Swift la
copie littérale d’une conversation à la mode, vous verrez qu’une femme à la mode dans
ce temps-là pouvait souffrir beaucoup de choses sans se fâcher.
Mais ce qu’il y a de plus singulier, c’est que ce badinage,
pour nous du
moins, n’est point du tout badin. La légèreté, la gaieté en sont à cent lieues. Dorat,
Gresset en auraient été stupéfaits et scandalisés. Nous restons froids devant ses plus
brillantes réussites. Tout au plus de temps en temps un bon coup de fouet nous
réveille ; mais ce n’est pas pour rire. Ces caricatures nous semblent étranges, mais
ne nous amusent pas. Cet esprit n’est pas de l’esprit ; tout y est calculé, combiné,
artificieusement préparé ; on attend un pétillement d’éclairs, et au dernier instant
le coup rate. Par exemple, sir Petre, voulant se rendre les dieux propices, « bâtit un
autel à l’Amour avec douze vastes romans français proprement dorés sur tranche, pose
dessus trois jarretières, une demi-paire de gants, et tous les trophées de ses
anciennes amours ; puis, avec un tendre billet doux il allume le feu et ajoute trois
soupirs amoureux pour attiser la flamme1116. » Nous demeurons désappointés, nous ne devinons pas ce que
cette description a de comique. Nous continuons par conscience, et, dans la peinture
de la Mélancolie et de son palais, nous trouvons des figures bien autrement étranges :
« une jarre qui soupire, un pâté d’oie qui parle, des hommes qui, travaillés par
l’imagination, se disent en mal d’enfant, des filles qui se croient changées
en bouteilles et demandent à grands cris un bouchon1117. » Nous nous disons
alors que nous sommes en Chine ; qu’à une si grande distance de Paris et de Voltaire
il ne faut s’étonner de rien, que ces gens ont d’autres oreilles que les nôtres, et
qu’à Pékin un mandarin goûte avec délices un concert de chaudrons. Nous comprenons
enfin que, même en cet âge correct et dans cette poésie artificielle, l’antique
imagination subsiste ; qu’elle se nourrit, comme autrefois, de bizarreries et de
contrastes, que le goût, en dépit de toutes les cultures, ne réussira jamais à
s’acclimater chez elle, que les disparates, au lieu de la choquer, la réjouissent,
qu’elle est insensible à nos douceurs et à nos finesses ; qu’elle a besoin de voir
passer devant elle une suite de figures expressives, inattendues et grimaçantes,
qu’elle préfère ce rude carnaval à nos insinuations délicates, que Pope est de son
pays en dépit de sa politesse classique et de ses élégances voulues, et que sa
fantaisie désagréable et vigoureuse est parente de celle de Swift.
À présent nous sommes préparés, et nous pouvons entrer dans son second poëme, la Dunciade ; il faut beaucoup d’empire sur soi pour ne pas jeter par
terre ce chef-d’œuvre comme insipide et même dégoûtant. Rarement on a dépensé plus de
talent pour produire plus d’ennui. Pope veut se venger de ses ennemis littéraires, et
chante la Sottise, auguste déesse de
la littérature, « fille du Chaos et
de la Nuit éternelle, lourde comme son père, grave comme sa mère », reine des auteurs
affamés, et qui choisit Théobald pour son fils et pour son favori. Le voilà roi, et
pour célébrer son avénement, elle institue des jeux à la manière antique ; d’abord la
course des libraires qui se disputent la possession d’un poëte, puis le combat des
écrivains qui braient et sautent dans la boue à qui mieux mieux, enfin la lutte des
critiques qui doivent subir la lecture de deux in-folio sans dormir. Étranges
parodies, n’est-ce pas ? et certes bien peu piquantes. Qui n’a pas les oreilles
rebattues de ces allégories usées, l’ennui, les pavots, les brouillards et le
sommeil ? Que serait-ce si j’entrais dans le détail, si je décrivais la poëtesse
proposée en prix, « avec ses yeux de bœuf et ses mamelles de vache », si je racontais
les sauts des poëtes qui barbottent dans Fleet-Ditch, le plus ignoble égout de la
ville, si je traduisais jusqu’au bout les vers où « les nymphes de la
fange, charmées de la mine du plongeur l’attirent sur leur cœur, où la jeune Lutetia
plus douce que le duvet, Nigrina la noire, et… se disputent son amour dans les palais
de jais de leurs bas-fonds1118. » Il faut s’arrêter ; il y a tel
passage, par exemple la chute de Curl, que Swift seul eût semblé
capable
d’écrire ; encore on l’excuserait dans Swift ; l’extrémité du désespoir, la rage de la
misanthropie, le voisinage de la folie ont pu le porter à de tels excès. Mais Pope,
qui vit tranquille et admiré dans sa villa, et qui n’est poussé que par des rancunes
littéraires ! Il n’a donc point de nerfs ! Comment de gaieté de cœur un poëte a-t-il
pu traîner son talent parmi de telles images, et contraindre ses vers si
ingénieusement tissés à recevoir ces immondices ? Figurez-vous une jolie corbeille de
salon, qui devrait ne renfermer que des fleurs et des broderies, et qu’on envoie à la
cuisine pour en faire un panier d’ordures. En effet, toutes les ordures de la vie
littéraire y sont ; et Dieu sait ce qu’elle était alors ! La bohème en aucun siècle ne
fut si mendiante et plus vile : pauvres diables comme Richard Savage, qui couchait
l’hiver à la belle étoile sur les cendres d’une vitrerie, vivait d’une dédicace,
connaissait la prison, dînait rarement, et buvait aux dépens de ses amis ;
pamphlétaires comme Tuchtin, le dos écorché par les verges ; faussaire comme Ward,
exposés au pilori et criblés d’œufs et de pommes pourries ; courtisanes comme Élisa
Haywood, célèbres par l’impudence de leurs confessions publiques ; journalistes
vendus, diffamateurs à gages, marchands de scandale et d’injures, demi-filous, viveurs
parfaits, et toute cette vermine littéraire
qui hantait les tripots, les
maisons de filles, les caveaux à gin, et au signal d’un libraire mordait les honnêtes
gens pour un écu. Ces vilenies, les chemises sales, l’habit crasseux, vieux de six
ans, le poudding rance et le reste sont dans Pope comme dans Hogarth, avec une crudité
et une précision anglaises. Voilà leur défaut : ils sont réalistes, même avec la
perruque classique ; ils ne déguisent pas le laid et l’ignoble ; ils les marquent avec
leurs contours exacts et leurs arêtes tranchantes ; ils ne les enveloppent pas du beau
manteau des idées générales ; ils ne les couvrent pas sous les jolis sous-entendus de
société. C’est pour cela que leurs satires sont si âpres. Pope ne fustige pas les
sots, il les assomme ; son poëme est vraiment dur et méchant ; il l’est tant qu’il en
est maladroit ; pour ajouter au supplice des imbéciles, il remonte au déluge, il écrit
des tirades d’histoire, il représente tout au long le règne passé, présent et futur de
la sottise, la bibliothèque d’Alexandrie brûlée par Omar, les lettres éteintes par
l’invasion des barbares et par la superstition du moyen âge, l’empire de la niaiserie
qui s’étend et va envahir l’Angleterre. Quels pavés pour écraser des mouches ! « La
Vérité craintive s’enfuit dans son ancienne caverne, menacée par des montagnes de
casuistique entassées sur sa tête. La Philosophie, qui jadis ne s’appuyait que sur le
ciel, se rabat sur les causes secondes et disparaît ; la Religion rougissante voile
son feu sacré, et la Moralité, sans s’en douter, s’éteint ; la vertu publique, la
vertu privée n’osent plus jeter de flammes ; il n’y
a plus d’étincelle
humaine, il n’y a plus d’éclair divin. Ô Chaos ! voilà que tu rétablis ton funeste
empire ; la lumière meurt devant ta parole mortelle ; ta main, grand anarque, laisse
tomber le rideau, et l’obscurité universelle ensevelit le monde1119. » Tapage final, cymbales et trombones, pétarades et feux
d’artifice. Pour moi, de cet opéra célèbre, je n’emporte que le souvenir d’un
charivari. Involontairement, j’ai compté les lampions, je connais les machines, j’ai
touché la laborieuse mise en scène des apparitions et des allégories. Je laisse là
l’enlumineur, le machiniste, l’entrepreneur d’effets littéraires, et je vais chercher
le poëte ailleurs.
Il y a pourtant un poëte dans Pope, et, pour le découvrir, il n’y a qu’à le lire par
petits morceaux ; si l’ensemble est d’ordinaire ennuyeux ou choquant, le détail est
admirable. Il en est ainsi à la fin de tous les
âges littéraires. Pline
le Jeune et Sénèque, si affectés et si tendus, sont charmants par parcelles : chacune
de leurs phrases prise à part est un chef-d’œuvre ; chaque vers dans Pope est un
chef-d’œuvre s’il est pris à part. À ce moment, et après cent ans de culture, il n’y a
aucun mouvement, aucun objet, aucune action qu’on ne sache décrire. Chaque aspect de
la nature est noté : un lever de soleil, un paysage renversé dans l’eau1120, un coup de vent sur les feuilles, et le reste ;
demandez à Pope de peindre en vers une anguille, une perche ou une truite ; il a sous
la main la phrase parfaite ; vous chez lui de quoi remplir un Gradus. Il a le trait si juste, que du premier coup vous croiriez voir les
choses ; il a l’expression si abondante, que votre imagination, fût-elle obtuse,
finira par les voir. Il marque tout dans le vol du faisan, le frou-frou de son essor,
« ses teintes lustrées, changeantes, — sa crête de pourpre, ses yeux cerclés
d’écarlate, — le vert si vif que déploie son plumage luisant, — ses ailes peintes,
sa poitrine où l’or flamboie1121. » Il a la plus riche provision de mots brillants pour
peindre les sylphes qui voltigent autour de son héroïne, « lumineux escadrons dont les
chuchotements
aériens semblent le bruissement des zéphyrs, — et qui,
ouvrant au soleil leurs ailes d’insectes, — voguent sur la brise ou s’enfoncent dans
des nuages d’or ; — formes transparentes dont la finesse échappe à la vue des
mortels, — corps fluides à demi dissous dans la lumière, — vêtements éthérés qui
flottent abandonnés au vent, — légers tissus, voiles étincelants, formés des fils de
la rosée, — trempés dans les plus riches teintes du ciel, — où la lumière se joue en
nuances qui se mêlent, — où chaque rayon jette des couleurs passagères, — couleurs
nouvelles qui changent à chaque mouvement de leurs ailes1122. » Sans doute ce ne sont point là les sylphes de
Shakspeare ; mais à côté d’une rose naturelle et vivante, on peut encore voir avec
plaisir une fleur en diamants, comme il en sort des mains d’un joaillier, chef-d’œuvre
d’art et de patience, dont les facettes font chatoyer la lumière et jettent une pluie
d’étincelles sur le feuillage de filigrane qui les soutient. Vingt fois, dans un poëme
de
Pope, on s’arrête pour regarder avec étonnement quelqu’une de ces
parures littéraires. Il sent si bien son talent qu’il en abuse ; il se plaît aux tours
de force. Quoi de plus plat qu’une partie de cartes, et de plus rebelle à la poésie
que la dame de pique ou le roi de cœur ? et pourtant, par gageure sans doute, il a
raconté dans la Boucle de cheveux une partie d’hombre ; on la suit,
on l’entend, on reconnaît les costumes, « les quatre rois, majestés révérées, avec
leurs favoris blancs et leurs barbes fourchues, les quatre belles dames dont les mains
portent une fleur, emblème expressif de leur aimable puissance, les quatre valets en
robes retroussées, troupe fidèle, une toque sur la tête, une hallebarde à la main,
puis les quatre armées bigarrées, brillant cortége, rangées en bataille sur la plaine
de velours vert1123. » On voit les atouts, les coupes, les levées, puis un
instant après le café, la porcelaine, les cuillers, l’esprit de feu (entendez
l’alcool) ; ce sont déjà les procédés et les périphrases de Delille. Vous savez que
les célèbres vers où Delille pratique et peint du même coup l’harmonie imitative sont
traduits de Pope1124. C’est là de la poésie expirante, mais c’est encore de la
poésie ; un bijou de
console est une œuvre d’art inférieur, mais pourtant
une œuvre d’art.
Avec le talent descriptif, il a le talent oratoire. Cet art, qui est le propre de
l’âge classique, est celui d’exprimer les idées générales moyennes. Pendant cent
cinquante ans, les hommes dans les deux pays pensants, la France et l’Angleterre, y
ont employé toute leur étude. Ils ont saisi ces vérités universelles et limitées qui,
étant situées entre les hautes abstractions philosophiques et les petits détails
sensibles, sont la matière de l’éloquence et de la rhétorique, et forment ce que nous
appelons aujourd’hui les lieux communs. Ils les ont rangées en compartiments ; ils les
ont développées avec méthode ; ils les ont rendues sensibles par des groupements et
des symétries ; ils les ont ordonnées en processions régulières qui, dignement,
magistralement, s’avancent avec discipline et en corps. L’ascendant de cette raison
oratoire est devenu si grand, qu’il s’est imposé à la poésie elle-même. Buffon finit
par dire, pour louer des vers, qu’ils sont beaux comme de la belle prose. En effet, la
poésie devient à ce moment une prose plus étudiée que l’on soumet à la rime. Elle
n’est qu’une sorte de conversation supérieure et de discours plus choisi. Elle se
trouve impuissante quand il faut peindre ou mettre en scène une action, quand il
s’agit de voir et de faire voir des passions vivantes, de grandes émotions vraies, des
hommes de chair et de sang ; elle n’aboutit qu’à des épopées de collége comme la Henriade, à des odes et des tragédies glacées comme celles de
Voltaire et
de Jean-Baptiste Rousseau, comme celles d’Addison, de
Thompson, de Johnson et du reste. Elle les compose de dissertations, parce qu’elle
n’est plus capable que de dissertations. C’est là désormais qu’elle règne, et son
œuvre finale est le poëme didactique qui est une dissertation mise en vers. Pope y
triomphe, et les plus parfaits de ses poëmes sont ceux qui se composent de préceptes
et de raisonnements. L’artifice n’y est point aussi choquant qu’ailleurs ; un poëme,
je me trompe, un traité comme le sien sur la critique, sur l’homme et le gouvernement
de la Providence, sur le ressort premier du caractère des hommes, a le droit d’être
écrit avec réflexion ; c’est une étude, et presque un morceau de science ; on peut, on
doit même en peser tous les mots, en vérifier toutes les liaisons ; l’art et
l’attention n’y sont pas superflus, mais nécessaires ; il s’agit de préceptes exacts
et de raisonnements serrés. En cela, Pope est incomparable. Je ne crois pas qu’il y
ait au monde une prose versifiée égale à la sienne : celle de Boileau n’en approche
pas. Ce n’est pas que les idées y soient très-dignes d’attention : nous les avons
usées, elles ne nous intéressent plus. L’Essai sur la critique
ressemble aux Épîtres et à l’Art poétique de
Boileau, excellents ouvrages qui ne sont plus lus que dans les classes. C’est une
collection de bons préceptes bien sages dont le seul défaut est d’être trop vrais.
Dire que le bon goût est rare, qu’il faut réfléchir et s’instruire avant de décider,
que les règles de l’art sont tirées de la nature, que l’orgueil, l’ignorance, le
préjugé, la partialité, l’envie
pervertissent notre jugement, qu’un
critique doit être sincère, modeste, poli, bienveillant, toutes ces vérités pouvaient
alors être des découvertes, aujourd’hui point. Je suppose que sous Pope, Dryden et
Boileau, les hommes avaient surtout besoin de mettre leurs idées en ordre, et de les
voir bien claires en des phrases bien nettes. Aujourd’hui que ce besoin est satisfait,
il a disparu : ce sont des idées qu’on demande, et non des arrangements d’idées ; le
casier est fabriqué ; remplissez les cases. Pope s’est efforcé de le faire une fois
dans l’Essai sur l’Homme, qui est une sorte de Vicaire
savoyard, moins original que l’autre. Il y montre que Dieu a fait tout pour le
mieux, que l’homme est borné et ne doit pas juger Dieu, que nos passions et nos
imperfections servent au bien général et aux desseins de la Providence, que le bonheur
est dans la vertu et dans la soumission aux volontés divines. Vous reconnaissez là une
espèce de déisme et d’optimisme, comme il y en avait beaucoup alors, empruntés, comme
ceux de Rousseau, à la théodicée de Leibnitz, mais tempérés, effacés et arrangés à
l’usage des honnêtes gens. La conception n’est pas bien haute : ce Dieu écourté, qui
fait son apparition au commencement du dix-huitième siècle, n’est qu’un résidu ; la
religion éteinte, il est resté au fond du creuset, et les raisonneurs du temps,
n’ayant point d’invention métaphysique, l’ont gardé dans leur système pour boucher un
trou. En cet état et à cet endroit il ressemble au vers classique. Il représente bien,
on le comprend sans difficulté, il est dépourvu
d’efficacité, il est
l’œuvre de la froide raison raisonnante, et laisse fort tranquilles les gens qui
s’occupent de lui ; à tous ces titres il est parent de l’alexandrin. Cette pauvre
conception est d’autant plus pauvre chez Pope qu’elle ne lui appartient pas ; car il
n’est philosophe que par rencontre et pour trouver des matières de poëme. Trois ou
quatre systèmes, déformés et amoindris, se sont amalgamés dans son œuvre. Il se vante
« de les avoir tempérés » l’un par l’autre, et d’avoir « navigué contre les
extrêmes. » La vérité est qu’il ne les a point entendus, et qu’il mêle à chaque pas
des idées disparates. Il y a tel passage où, pour obtenir un effet de style, il
devient panthéiste ; par-dessus tout il se guinde et prend le ton rogue, impératif
d’un jeune docteur. Je ne trouve d’invention personnelle que dans ses épîtres sur les Caractères. Il y a là une théorie de la passion dominante qui vaut
la peine d’être lue ; en somme, il a été assez loin, plus loin que Boileau par
exemple, dans la connaissance de l’homme. La psychologie est indigène en Angleterre,
on l’y rencontre partout, même dans les esprits les moins créateurs. Elle suscite le
roman, elle dépossède la philosophie, elle produit l’essai, elle entre dans les
gazettes, elle remplit la littérature courante, comme ces plantes nationales qui
pullulent sur tous les terrains.
Mais si les idées sont médiocres, l’art de les exprimer est véritablement
merveilleux ; merveilleux est le mot. « J’ai employé les vers, dit-il, plutôt que la
prose, parce que je trouvais que je pouvais exprimer les idées plus brièvement en vers
qu’en prose. »
En effet, ici tous les mots portent ; il faut lire chaque
passage lentement ; chaque épithète est un résumé ; on n’a jamais écrit d’un style
plus serré ; et d’autre part, on n’a jamais plus habilement travaillé à faire entrer
les formules philosophiques dans le courant de la conversation mondaine. Ses préceptes
sont devenus proverbes. J’ouvre au hasard, et je tombe sur le début du second livre ;
un orateur, un écrivain de l’école de Buffon serait ravi d’admiration en voyant tant
de trésors littéraires amassés dans un si petit espace. Il faut bien que le lecteur se
résigne à lire un peu d’anglais, s’il veut les compter :
Le premier vers résume tout le livre précédent, et le second résume tout le livre
présent ; c’est une sorte d’escalier qui conduit d’un temple à un temple,
régulièrement
composé de marches symétriques et si habilement placées,
que de la première on aperçoit d’un coup d’œil tout l’édifice qu’on quitte, et que de
la seconde on aperçoit d’un coup d’œil tout l’édifice qu’on va visiter. Vit-on jamais
une plus belle entrée et plus conforme aux règles qui ordonnent de lier les idées, de
les rappeler quand on les a déjà développées, de les annoncer quand on ne les a pas
développées encore ? Mais ce n’est pas assez. Après cette courte annonce qui avertit
qu’on va traiter de la nature humaine, il faut une annonce plus longue et qui peigne
d’avance avec le plus d’éclat possible cette nature humaine dont on va traiter. C’est
là proprement l’exorde oratoire, pareil à ceux que Bossuet met au commencement de ses
oraisons funèbres, sorte de portique luxueux qui reçoit les auditeurs à leur entrée et
les prépare aux magnificences du temple. Deux à deux, les antithèses se suivent comme
des rangées de colonnes ; il y en a treize couples qui forment enfilade, et la
dernière s’élève au-dessus du reste par un mot qui fait centre et relie tout. Sous une
autre main, cette prolongation de la même figure deviendrait fastidieuse ; chez Pope,
elle intéresse, tant il y a de variété dans la disposition et dans les ornements.
Tantôt l’antithèse est comprise dans un seul vers, tantôt elle en occupe deux ; tantôt
elle est dans les substantifs, tantôt dans les adjectifs et dans les verbes ; tantôt
elle n’est que dans les idées, tantôt elle pénètre jusque dans le son et la position
des mots. En vain on la voit reparaître ; on ne s’en lasse pas, parce que
chaque fois elle ajoute quelque chose à notre idée, et nous montre l’objet sous un
nouveau jour. Cet objet lui-même a beau être abstrait, obscur, déplaisant, contraire à
la poésie ; le style répand sur lui sa lumière ; de nobles images, empruntées aux
spectacles simples et grands de la nature, viennent l’illuminer et le décorer. C’est
qu’il y a une architecture classique pour les idées comme pour les pierres, amie comme
l’autre de la clarté et de la régularité, de la majesté et du calme ; comme l’autre,
elle a été inventée en Grèce, transmise par Rome à la France, par la France à
l’Angleterre, et un peu altérée au passage. De tous les maîtres qui l’ont pratiquée en
Angleterre, Pope est le plus savant.
Après tout, y a-t-il autre chose ici qu’une décoration ? Voici ces vers si beaux
traduits en prose ; j’ai beau traduire exactement, de toutes ces beautés il ne reste
presque rien :
Connais-toi donc toi-même, et ne te hasarde pas jusqu’à scruter Dieu. — La
véritable étude de l’humanité, c’est l’homme. — Placé dans cet isthme de sa
condition moyenne, — sage avec des obscurités, grand avec des imperfections, —
avec trop de connaissances pour tomber dans le doute du sceptique, — avec trop de
faiblesse pour monter jusqu’à l’orgueil du stoïcien, — il est suspendu entre les
deux ; ne sachant s’il doit agir ou se tenir tranquille, — s’il doit s’estimer un
Dieu ou une bête, — s’il doit préférer son esprit ou son corps, — ne naissant que
pour mourir, ne raisonnant que pour s’égarer, — sa raison ainsi faite qu’il demeure
également dans l’ignorance, — soit qu’il pense trop, soit qu’il pense trop peu, —
chaos de pensée et de passion, tout pêle-mêle, — toujours par lui-même abusé ou
désabusé, — créé à moitié pour s’élever,
à moitié pour tomber, —
souverain seigneur et proie de toutes choses, — seul juge de la vérité, précipité
dans l’erreur infinie, — la gloire, le jouet et l’énigme du monde.
Le lecteur n’est guère ému, ni moi non plus ; il pense involontairement ici au livre
de Pascal, et mesure l’étonnante différence qu’il y a entre un versificateur et un
homme. Bon résumé, bon morceau, bien travaillé, bien écrit, voilà ce qu’on dit, et
rien de plus ; évidemment la beauté des vers venait de la difficulté vaincue, des sons
choisis, des rhythmes symétriques ; c’était tout, et ce n’était guère. Un grand
écrivain est un homme qui, ayant des passions, sait le dictionnaire et la grammaire ;
celui-ci sait à fond le dictionnaire et la grammaire, mais s’en tient là.
Vous direz que ce mérite est mince, et que je ne donne pas envie de lire les vers de
Pope. Cela est vrai, du moins je ne conseille pas d’en lire beaucoup. J’ajouterais
bien, en manière d’excuse, qu’il y a un genre où il réussit, que son talent descriptif
et son talent oratoire rencontrent dans les portraits la matière qui leur convient,
qu’en cela il approche souvent de La Bruyère ; que plusieurs de ses portraits, ceux
d’Addison, de Sporus, de lord Wharton, de la duchesse de Marlborough, sont des
médailles dignes d’entrer dans le cabinet de tous les curieux et de rester dans les
archives du genre humain ; que, lorsqu’il sculpte une de ces figures, les images
abréviatives, les alliances de mots inattendues, les contrastes soutenus, multipliés,
la concision perpétuelle et , le choc incessant et croissant de tous les
coups d’éloquence assénés au même endroit, enfoncent dans la mémoire
une empreinte qu’on n’oublie plus. Il vaut mieux renoncer à ces apologies partielles,
et avouer franchement qu’en somme ce grand poëte, la gloire de son siècle, est
ennuyeux ; il est ennuyeux pour le nôtre. « Une femme de quarante ans, disait
Stendhal, n’est jolie que pour ceux qui l’ont aimée dans leur jeunesse. » La pauvre
muse dont il s’agit n’a pas quarante ans pour nous ; elle en a cent quarante.
Rappelons-nous, quand nous voulons la juger équitablement, le temps où nous faisions
des vers français qui ressemblaient à nos vers latins. Le goût s’est transformé depuis
un siècle ; c’est que l’esprit humain a fait volte-face ; avec le point de vue la
perspective a changé ; il faut tenir compte de ce déplacement. Aujourd’hui nous
demandons des idées neuves et des sentiments nus ; nous ne nous soucions plus du
vêtement, nous voulons la chose ; exordes, transitions, curiosités de style, élégances
d’expression, toute la garde-robe littéraire s’en va à la friperie ; nous n’en gardons
que l’indispensable ; ce n’est plus de l’ornement que nous nous inquiétons, c’est de
la vérité. Les hommes de l’autre siècle étaient tout autres. On le vit bien le jour où
Pope traduisit l’Iliade : c’était l’Iliade écrite
dans le style de la Henriade ; à cause de ce travestissement, le
public l’admira. Il ne l’eût point admirée dans la simple robe grecque ; il ne
consentait à la voir qu’avec de la poudre et des rubans. C’était le costume du temps,
il fallait bien l’endosser. « La demande des élégances, dit le brave
Samuel Johnson dans son style commercial et académique, était si fort accrue, que la
pure nature ne pouvait être supportée plus longtemps. » La bonne compagnie et les
lettrés faisaient un petit monde à part, qui s’était formé et raffiné d’après les
mœurs et les idées de la France. Ils avaient pris le style correct et noble en même
temps que le bon ton et les belles façons. Ils tenaient à ce style comme à leur
habit ; c’était affaire de convenance ou de cérémonie ; il y avait un patron accepté,
immuable ; on ne pouvait le changer sans indécence ou ridicule ; écrire en dehors de
la règle, surtout en vers, avec effusion et naturel, c’eût été se présenter dans un
salon en pantoufles et en robe de chambre. Leur plaisir, en lisant des vers, était de
vérifier si le patron était exactement suivi ; l’invention n’était permise que dans
les détails ; on pouvait ajuster là une dentelle, ici un galon ; mais on était tenu de
conserver scrupuleusement la forme officielle, de brosser le tout avec minutie, et de
ne paraître jamais qu’avec des dorures neuves et du drap lustré. L’attention ne se
portait plus que sur les raffinements ; une broderie plus ouvragée, un velours plus
éclatant, une plume plus gracieusement posée, c’est à cela que se réduisaient les
audaces et les tentatives ; la moindre incorrection, la disparate la plus légère eût
choqué les yeux ; on perfectionnait l’infiniment petit. Les lettrés faisaient comme
ces coquettes pour qui les superbes déesses de Michel-Ange et de Rubens ne sont que
des vachères, mais qui poussent un petit cri de
plaisir à l’aspect d’un
ruban à vingt francs l’aune. Une coupe de vers, un rejet, une métaphore les ravissait,
et c’était là tout ce qui pouvait les ravir encore. Ils allaient ainsi chaque jour
brodant, pomponnant, étriquant le brillant habit classique, jusqu’à ce qu’enfin
l’esprit humain, gêné, le déchira, le jeta, et se mit à courir. Maintenant qu’il est à
terre, les critiques le ramassent, le pendent à la vue de tous dans leur musée de
curiosités antiques, le secouent et tâchent de conjecturer d’après lui les sentiments
des beaux seigneurs et des beaux parleurs qui le portaient.
Ce n’est pas tout d’avoir un bel habit, solidement cousu et à la mode ; il faut
encore pouvoir entrer commodément dans son habit. Lorsqu’on passe en revue toute la
file des poëtes anglais du dix-huitième siècle, on s’aperçoit qu’ils n’entrent pas
commodément dans l’habit classique. Ce justaucorps doré, si bien fait pour un
Français, ne convient qu’à peu près à leur taille ; de temps en temps un mouvement
trop fort, incongru, le découd aux manches, et ailleurs. Voici, par exemple, Mathew
Prior ; au premier regard il semble qu’il ait toutes les qualités requises pour le
bien porter : il a été ambassadeur en France, il écrit de jolis impromptus français ;
il tourne aisément de petits poëmes badins sur un dîner, sur une dame ; il est galant,
homme de société, aimable conteur, épicurien,
sceptique même, à la façon
des courtisans de Charles II, c’est-à-dire jusques et y compris la coquinerie
politique ; bref, c’est un mondain accompli dans son genre, ayant le style correct et
coulant, maître du vers leste et du vers noble, et qui manie, d’après Bossu et
Boileau, les pantins mythologiques. Avec tout cela, nous ne le trouvons ni assez gai
ni assez fin. Bolingbroke l’appelle « visage de bois », têtu, et dit qu’il y a du
Hollandais dans sa personne. Ses mœurs se sentent bien fort de celles de Rochester et
de toute cette canaille bien vêtue que la Restauration légua à la Révolution. Il prend
la première venue, s’enferme plusieurs jours avec elle, boit sec, s’endort, et la
laisse s’enfuir avec son argenterie et ses habits. Entre autres souillons assez laides
et toujours sales, il finit par garder Élisabeth Cox, si bien qu’il manqua l’épouser :
heureusement il mourut à propos. Telles mœurs, tel style. Quand il veut imiter le Hans
Carvel de La Fontaine, il l’alourdit, il l’allonge ; il ne sait pas être piquant, mais
mordant ; ses polissonneries ont une crudité cynique ; sa moquerie est une satire, et
il y a telle de ses poésies, l’avis à un jeune gentilhomme amoureux, où le coup de
fouet est un coup d’assommoir. D’autre part, ce n’est pas un viveur ordinaire. De ses
deux poëmes principaux, l’un, sur Salomon, paraphrase et met en scène le mot de
l’Ecclésiaste : « Tout est vanité. » À ce trait, vous découvrez tout de suite que vous
êtes en pays biblique : une pareille idée ne fût point venue alors à un camarade du
Régent. Salomon conte ici qu’il a vainement interrogé ses sages, qu’il a
été malheureux également par l’amour refusé et par l’amour obtenu, que le pouvoir ne
l’a point contenté, et il finit par se remettre aux mains de Dieu. Ce sont là des
tristesses et des conclusions anglaises1125. D’ailleurs, sous la rhétorique
et la facture uniforme des vers, on sent de la chaleur et de la passion, on aperçoit
de riches peintures, une sorte de magnificence et l’épanchement d’une imagination trop
pleine. La sève en ce pays est toujours plus forte que chez nous ; leurs sensations
sont plus profondes, comme leurs pensées plus originales. Son autre poëme, très-hardi
et très-philosophique, contre les vérités et les pédanteries officielles, est une
conversation bouffonne sur le siége de l’âme, où Voltaire a pris beaucoup d’idées et
beaucoup d’ordures ; tout l’arsenal des sceptiques et des matérialistes était bâti et
rempli en Angleterre, quand les Français y sont venus ; Voltaire n’a fait qu’y
choisir, affiler des flèches. Notez encore que ce poëme est tout entier écrit en style
de prose, avec un âpre bon sens et une franchise médicale que les plus crues des
abominations n’effarouchent pas1126. Candide et les Oreilles du comte de
Chesterfield sont des écrits plus brillants,
mais non plus vrais.
Somme toute, brutalité, manque de goût, longueurs, perspicacité, passion, il y a
quelque chose en cet homme qui ne s’accorde pas avec l’élégance classique. Il va
au-delà ou ne l’atteint pas.
Ce désaccord va croître, et des yeux attentifs découvrent vite sous l’enveloppe
régulière une espèce d’imagination énergique et précise qui la rompra. En ce temps-là
vivait Gay, sorte de La Fontaine, aussi voisin de La Fontaine qu’un Anglais peut
l’être, c’est-à-dire assez peu, à tout le moins bon et aimable vivant, très-sincère,
très-naïf, « singulièrement irréfléchi, né pour être dupé », et jeune homme jusqu’au
bout. Swift disait de lui qu’il n’aurait jamais dû avoir plus de vingt-deux ans.
« Simplicité d’enfant, écrivait Pope, esprit d’homme. » Il vivait, comme La Fontaine,
aux dépens des grands, voyageait autant qu’il pouvait à leurs frais, perdait son
argent dans les spéculations de la mer du Sud, souhaitait une place à la cour,
écrivait des fables pleines d’humanité pour former le cœur du duc de Cumberland1127, finissait
par s’établir en parasite aimé, en poëte domestique, chez le duc et la duchesse de
Queensbury. De sérieux, fort peu ; de scrupule et de tenue, pas davantage. « C’est mon
triste destin, disait-il, que je ne peux rien obtenir de la cour, que j’écrive contre
elle ou pour elle. » Et il faisait mettre sur son tombeau : « La vie est une
plaisanterie ; je l’avais bien pensé autrefois,
mais à présent je le
sais. » C’est ce rieur insouciant qui, pour se venger du ministère, fit l’Opéra du Gueux, la plus féroce et la plus fangeuse des caricatures. En cette
cour on égorge les gens pour les égratigner ; les innocents manient le couteau comme
les autres. Il était rieur pourtant, mais à sa manière, ou plutôt à la manière de son
pays. Voyant « certains jeunes gens d’une délicatesse insipide », Ambroise Philips par
exemple, qui écrivait des pastorales élégantes et tendres, dans le goût de notre
Fontenelle, il s’amusa à les contrefaire et à les contredire, et, dans la
Semaine du Berger, fit entrer les mœurs réelles dans le mètre et dans la forme
de la poésie d’apparat. « Courtois lecteur, dit-il dans sa préface, tu trouveras mes
bergères occupées, non pas à souffler dans des chalumeaux, mais à lier les gerbes, à
traire les vaches, ou à ramener les porcs à leur auge ; mon berger ne dort point sous
des myrtes, mais sous une haie ; il ne veille pas diligemment à préserver son troupeau
des loups, car il n’y en a point1128. » Figurez-vous un pâtre de
Théocrite ou de Virgile à qui l’on met de force les souliers ferrés et l’attirail d’un
vacher du Devonshire ; ce sera un grotesque qui nous divertira par le contraste de sa
personne et de ses habits. De même ici la Magicienne, le Combat
des Bergers, toutes sortes d’églogues antiques sont
travesties à la moderne. Écoutez ce chant du premier berger : « Les poireaux sont
chers au Gallois, le beurre au Hollandais, — la pomme de terre est le mets du berger
irlandais. — L’Écossais broie l’avoine pour son festin, — les raves douces sont la
nourriture de ma maîtresse. — Tant qu’elle aimera les raves, je mépriserai le beurre.
— Ni les poireaux, ni le gruau d’avoine, ni les pommes de terre ne toucheront mon
cœur1129. » L’autre berger
répond dans le même mètre, et le duo chemine, couplet par couplet, à l’antique, mais
cette fois parmi les navets, la bière forte, les porcs gras, éclaboussé à plaisir par
les vulgarités de la campagne moderne et par les fanges d’un climat du Nord. Van
Ostade et Téniers aiment ces idylles triviales et bouffonnes, et chez Gay, comme chez
eux, la drôlerie crue et sensuelle ne manque pas. Les gens du Nord, gros mangeurs, ont
toujours aimé les kermesses. Les gaillardises des soûlards et des commères,
l’expansion grotesque de la verve populacière et animale les mettent de belle humeur.
Il faut être vraiment mondain ou artiste, Français ou Italien, pour y répugner. Elles
sont un produit du pays, comme la viande et la bière ; tâchons, pour en jouir,
d’oublier nos vins, nos fruits délicats,
de nous faire des sens obtus, de
devenir par l’imagination compatriotes de ces gens-là. Nous nous sommes bien habitués
à ces patauds ivrognes que Louis XIV appelait des magots, à ces cuisinières rougeaudes
qui ratissent un cabiau, et au reste. Habituons-nous à Gay, à son poëme sur l’art de
marcher dans les rues de Londres, à ses conseils à propos de ruisseaux sales et de
bottes fortes, à sa description des amours de la déesse Cloacina et d’un boueux, d’où
sont sortis les petits décrotteurs. Il est amateur du réel ; il a l’imagination
précise, il n’aperçoit pas les objets en gros par des vues générales, mais un à un,
chacun avec tous ses contours et tous ses alentours, quel qu’il soit, beau ou laid,
sale ou propre. Les autres font comme lui, même les classiques attitrés, même Pope. Il
y a dans Pope telle description minutieuse garnie de mots colorés, de détails locaux,
où les traits abréviatifs et caractéristiques sont enfoncés d’une main si libre et si
sûre qu’on prendrait l’auteur pour un réaliste moderne, et qu’on trouverait dans
l’œuvre un document d’histoire1130. Quant à Swift, c’est le plus amer des positivistes, et plus encore
en poésie qu’en prose. Lisez son églogue de Strephon et Chloé, si vous voulez savoir à
quel point on peut ravaler la noble draperie poétique. Ils en font un torchon ou ils
en habillent des rustres ; la toge romaine et la chlamyde grecque ne vont pas à ces
épaules de barbares. Ils sont comme
ces chevaliers du moyen âge qui,
ayant pris Constantinople, s’affublèrent par plaisanterie des longues robes byzantines
et se mirent à chevaucher par les rues en cet équipage, traînant leurs broderies dans
le ruisseau.
Ils feront bien, comme les chevaliers, de retourner dans leur manoir, à la campagne,
dans la boue de leurs fossés et dans les fumiers de leurs basses-cours. Moins l’homme
est propre à la vie sociale, plus il est propre à la vie solitaire. Il goûte d’autant
mieux la campagne, qu’il goûte moins le monde. Les gens de ce pays ont toujours été
plus féodaux et campagnards que nous. Sous Louis XIV et Louis XV, le pire malheur pour
un gentilhomme était d’aller moisir dans ses terres ; hors des sourires du roi et des
beaux entretiens de Versailles, il n’y avait qu’à bailler et à mourir. Ici, en dépit
de la civilisation artificielle et des révérences mondaines, le goût de la chasse et
des exercices physiques, les intérêts politiques et les nécessités des élections
ramènent les nobles dans leur domaine. À ce moment, l’instinct se réveille. Un homme
passionné, triste, naturellement replié sur lui-même, fait la conversation avec les
objets ; un grand ciel grisâtre où dorment des vapeurs d’automne, un jet soudain de
soleil qui vient illuminer une prairie humide l’abattent ou le raniment ; les choses
inanimées lui semblent vivantes ; et la clarté faible, qui le matin vient rougir le
bord du ciel, le remue autant que le sourire d’une jeune fille à son premier bal.
Ainsi naît la vraie poésie descriptive. Elle perce dans Dryden,
dans Pope
lui-même, jusque dans les faiseurs des pastorales coquettes, et éclate dans les Saisons de Thompson. Celui-ci, fils d’un ecclésiastique et
très-pauvre, vécut, comme la plupart des écrivains du temps, de gratifications et de
souscriptions littéraires, de sinécures et de pensions politiques, ne se maria point
faute d’argent, fit des tragédies parce que les tragédies étaient lucratives, et finit
par s’établir dans une maison champêtre, restant au lit jusqu’à midi, indolent,
contemplatif, mais bon homme et honnête homme, affectueux et aimé des autres. Il
voyait et aimait la campagne jusque dans ses plus minces détails, non par grimace,
comme Saint-Lambert, son imitateur ; il en faisait sa joie, son divertissement, son
occupation habituelle, jardinier de cœur, ravi de voir venir le printemps, heureux de
pouvoir enclore un champ de plus dans son jardin. Il peint toutes les petites choses,
il n’en a pas honte, elles l’intéressent ; il prend plaisir à « l’odeur de la
laiterie » ; vous l’entendez parler des chenilles, et « de la feuille qui se
recroqueville empoisonnée par leur morsure », des oiseaux qui, sentant venir la pluie,
« lissent d’huile leur plumage pour que l’eau luisante puisse glisser sur leur
corps. » Il sent si bien les objets qu’il les fait voir : on reconnaît le paysage
anglais, vert et humide, à demi noyé de vapeurs mouvantes, taché çà et là de nuages
violacés qui fondent en ondées sur l’horizon qu’ils ternissent, mais où la lumière se
distille finement tamisée dans la brume, et dont le ciel lavé reluit par instants avec
une incomparable pureté.
Là1131, « le vent du sud
amollissant échauffe le large espace de l’air, et sur le vide du ciel souffle les
lourdes nuées distendues par les pluies printanières. Tout le long du jour les nuages
gonflés versent leurs ondées bienfaisantes, et la terre arrosée se gorge profondément
de vie végétale, jusqu’à ce que, dans le ciel occidental, le soleil penché sorte
resplendissant du milieu de la pourpre des nuages qu’il a rompus. Soudain le rapide
rayonnement frappe la montagne illuminée, ruisselle à travers la forêt, ondoie sur les
flots et, dans un brouillard jaunâtre qui fait fumer au loin l’interminable plaine,
allume dans les gouttes de rosée des myriades d’étincelles. » Voilà de l’emphase, mais
voilà de l’opulence. Il y a dans cet air et dans cette végétation, dans cette
imagination et dans ce style, un entassement et comme un empâtement de teintes noyées
ou éclatantes ; elles sont ici la robe chatoyante et lustrée de la nature et de l’art.
Il faut la voir dans Rubens, il est le peintre et le poëte du climat plantureux et
humide ; mais on
la découvre aussi chez les autres, et, dans cette
magnificence de Thompson, dans ce coloris surchargé, luxuriant, grandiose, on retrouve
quelquefois la grasse palette de Rubens.
Tout cela s’encadre assez mal dans la dorure classique. Ses imitations visibles de
Virgile, ses épisodes insérés en façon de placage, ses invocations au Printemps, à la
Muse, à la Philosophie, tous les souvenirs et les conventions de collége font
disparate. Mais le contraste se marque bien davantage sur un autre point. La vie
mondaine, tout artificielle, telle que Louis XIV l’avait mise à la mode, commençait à
excéder les gens en Europe. On la trouvait sèche et vide ; on se lassait d’être
toujours en représentation, de subir l’étiquette. On sentait que la galanterie n’est
point l’amour, ni les madrigaux la poésie, ni l’amusement le bonheur. On comprenait
que l’homme n’est point une poupée élégante, qu’un petit-maître n’est pas le
chef-d’œuvre de la nature, et qu’il y a un monde en dehors des salons. Un plébéien
génevois, protestant et solitaire, que sa religion, son éducation, sa pauvreté et son
génie avaient mené plus vite et plus avant que les autres, vint dire tout haut le
secret du public, et l’on jugea qu’il avait découvert ou retrouvé la campagne, la
conscience, la religion, les droits de l’homme et les sentiments naturels. Alors parut
un nouveau personnage, idole et modèle de son temps, l’homme
sensible qui, par son caractère sérieux et par son goût
pour la nature, faisait contraste avec l’homme de cour. Sans doute ce personnage se
sent des lieux qu’il a fréquentés. Il est raffiné et fade, s’attendrit à l’aspect des
jeunes agneaux qui broutent l’herbe naissante, bénit les petits oiseaux qui célèbrent
leur bonheur par leurs concerts. Il est emphatique et phraseur, compose des tirades
sur le sentiment, invective contre le siècle, apostrophe la Vertu, la Raison, la
Vérité et les divinités abstraites qu’on grave en taille-douce sur les frontispices.
En dépit de lui-même, il reste homme de salon et d’académie ; après avoir dit des
douceurs aux dames, il en dit à la nature et déclame en périodes limées à propos de
Dieu. Mais, en somme, c’est par lui que commence la révolte contre les habitudes
classiques ; et, à ce titre, il est plus précoce en Angleterre, pays germanique, qu’en
France, pays latin. Trente ans avant Rousseau, Thompson avait exprimé tous les
sentiments de Rousseau, presque dans le même style. Comme lui, il peignait la campagne
avec sympathie et avec enthousiasme. Comme lui, il opposait l’âge d’or de la
simplicité primitive aux misères et à la corruption moderne. Comme lui, il exaltait
l’amour profond, la tendresse conjugale, « l’union des âmes, la parfaite estime animée
par le désir » ; l’affection paternelle et toutes les joies domestiques. Comme lui, il
combattait la frivolité contemporaine et mettait en regard les anciennes républiques,
« dont les désirs héroïques planaient si fort au-dessus de la petite sphère égoïste de
notre vie sceptique. » Comme lui,
il louait le sérieux, le patriotisme,
la liberté, la vertu, s’élevait du spectacle de la nature à la contemplation de Dieu
et montrait à l’homme par-delà le tombeau les perspectives de la vie immortelle. Comme
lui enfin, il altérait la sincérité de son émotion et la vérité de sa poésie par des
fadeurs sentimentales, par des roucoulements de bergerades, et par une telle abondance
d’épithètes, d’abstractions changées en personnes, d’invocations pompeuses et de
tirades oratoires, qu’on y aperçoit d’avance le style décoratif et faux de Thomas, de
David1132 et de la Révolution.
Les autres suivent. On pourrait appeler la littérature environnante la bibliothèque
de l’homme sensible. Il y a d’abord Richardson, l’imprimeur puritain, avec son
chevalier Grandisson, personnage à principes, modèle accompli du gentilhomme chrétien,
professeur de décorum et de morale, et qui par-dessus le marché a de l’âme. Il y a
aussi Sterne, le polisson raffiné et maladif, qui, au milieu de ses bouffonneries et
de ses bizarreries, s’arrête pour pleurer sur un âne qu’il rencontre ou sur un
prisonnier qu’il imagine. Il y a surtout Mackensie, « l’homme de sentiment », dont le
héros timide, délicat, s’attendrit cinq ou six fois par jour, devient poitrinaire par
sensibilité, n’ose déclarer son amour qu’en mourant, et meurt de sa déclaration.
Naturellement, l’éloge amène la satire, et on voit paraître dans le camp opposé
Fielding, ce vaillant gaillard, et Sheridan, ce brillant
mauvais sujet,
l’un avec son Blifil, l’autre avec son Joseph Surface, deux tartufes, surtout le
second, non pas brutal, rougeaud et sentant la sacristie comme le nôtre, mais mondain,
bien vêtu, beau diseur, noblement sérieux, triste et doux par excès de tendresse, et
qui, la main sur le cœur, la larme à l’œil, verse sur le public une pluie de sentences
et de périodes, pendant qu’il salit la réputation de son frère et débauche la femme de
son voisin. Le personnage ainsi bâti, on lui fait son épopée. Un Écossais, homme
d’esprit, qui en avait trop, ayant écrit pour son compte une rapsodie malheureuse,
voulut se dédommager, alla dans les montagnes de son pays, ramassa des images
pittoresques, assembla des fragments de légende, plaqua sur le tout beaucoup
d’éloquence et de rhétorique, et fabriqua un Homère celtique, Ossian, qui, avec Oscar,
Malvina et sa troupe, fit le tour de l’Europe et finit vers 1830 par fournir des noms
de baptême aux grisettes et aux coiffeurs. Macpherson étalait devant les gens un
pastiche des mœurs primitives, point trop vraies, car l’extrême crudité des barbares
eût choqué, mais cependant assez bien conservées ou imitées pour faire contraste avec
la civilisation moderne et persuader au public qu’il contemplait la pure nature. Un
vif sentiment du paysage écossais, si grand, si froid, si morne, la pluie sur la
colline, le bouleau qui tremble au vent, la brume au ciel et le vague de l’âme, en
sorte que chaque rêveur retrouvait là les émotions de ses promenades solitaires et de
ses tristesses philosophiques ; des exploits
et des générosités
chevaleresques, des héros qui vont seuls combattre une armée, des vierges fidèles qui
meurent sur la tombe de leur fiancé, un style passionné, coloré, qui affecte d’être
abrupt, et qui pourtant est poli, capable de charmer un disciple de Rousseau par sa
chaleur et son élégance : il y avait de quoi transporter les jeunes enthousiastes du
temps, barbares civilisés, amateurs lettrés de la nature, qui rêvaient aux délices de
la vie sauvage en secouant la poudre que le perruquier avait laissée sur leur
habit.
Ce n’est point là pourtant que va le gros courant de la poésie ; il va vers la
réflexion sentimentale ; les poëmes les plus nombreux et les plus en vogue sont des
dissertations émues. En effet, la tirade est le propre de l’homme sensible. À propos
d’un nuage, il rêve à la vie humaine et fait une phrase. C’est pourquoi on voit
fourmiller en ce moment, parmi les poëtes, les philosophes attendris et les
académiciens pleurards : Gray, le solitaire morose de Cambridge et le noble penseur
Akenside, tous deux imitateurs savants de la haute poésie grecque ; Beattie, le
métaphysicien moraliste, qui eut des nerfs de jeune femme et des manies de vieille
fille ; l’aimable et affectueux Goldsmith, qui fit le Ministre de
Wakefield, la plus charmante des pastorales protestantes ; le pauvre Collins,
jeune enthousiaste qui se dégoûta de la vie, ne voulut plus lire que la Bible, devint
fou, fut enfermé, et, dans ses intervalles de liberté, errait dans la cathédrale de
Chichester, accompagnant la musique de ses sanglots et de ses gémissements ; Glover,
Watts, Shenstone,
Smart, et d’autres encore. Les titres de leurs ouvrages
indiquent assez leurs caractères : l’un écrit un poëme « sur les plaisirs de
l’imagination », l’autre des odes sur les passions et la liberté, celui-ci une élégie
sur un cimetière de campagne et un hymne à l’adversité, celui-là des vers sur un
village ruiné et sur le caractère des civilisations voisines, son voisin une sorte
d’épopée sur les Thermopyles, un autre encore l’histoire morale d’un jeune ménestrel.
Ce sont presque tous des gens sérieux, spiritualistes, passionnés pour les idées
nobles, ayant des aspirations ou des convictions chrétiennes, occupés à méditer sur
l’homme, enclins à la mélancolie, aux descriptions, aux invocations, amateurs de
l’abstraction et de l’allégorie, et qui, pour atteindre la grandeur, montent
volontiers sur des échasses. Un des moins rigides et des plus célèbres fut Young,
l’auteur des Nuits, ecclésiastique et courtisan, qui ayant en vain
essayé d’être député, puis évêque, se maria, perdit sa femme et les enfants de sa
femme, et profita de son malheur pour écrire en vers des méditations « sur la vie, la
mort, l’immortalité, le temps, l’amitié, le triomphe du chrétien, la vertu, l’aspect
du ciel étoile », et beaucoup d’autres choses semblables. Sans doute il y a de grands
éclairs d’imagination dans ces poëmes ; la gravité et l’élévation n’y manquent pas, on
voit même qu’il les cherche ; mais on découvre encore plus vite qu’il exploite son
chagrin et qu’il se drape. Il exagère et déclame, il cherche les effets de style, il
mêle les deux garde-robes, la grecque et la chrétienne. Figurez-vous
un
père malheureux qui célèbre « le silence et l’obscurité, ces deux sœurs solennelles,
ces deux jumelles filles de l’antique Nuit » ; un prêtre qui « fait sa cour à la sœur
du jour, la déesse aux doux yeux », se déclare « le rival d’Endymion1133 » et quelques pages plus loin apostrophe
le ciel et la terre à propos de la résurrection de Jésus-Christ. Et cependant le
sentiment est neuf et sincère. Mettre en vers la philosophie chrétienne, n’est-ce pas
là une des plus grandes idées modernes ? Young et ses contemporains disent d’avance ce
que découvriront M. de Chateaubriand et M. de Lamartine. Le vrai, factice, tout se
trouve ici quarante ans plus tôt que chez nous. Les anges et les autres machines
célestes fonctionnent depuis longtemps en Angleterre avant d’aller infester le Génie du christianisme et les Martyrs. Atala et
Chactas sortent de la même fabrique que Malvina et Fingal. Si M. de Lamartine lisait
les odes de Gray et les réflexions d’Akenside, il y retrouverait la douceur
mélancolique, l’art exquis, les beaux raisonnements et la moitié des idées de sa
propre poésie. Et néanmoins, si voisins d’une rénovation littéraire, ils ne
l’atteignent pas encore. En vain le fond est changé, la forme subsiste. Ils ne se
débarrassent pas de la draperie classique ; ils écrivent trop bien, ils n’osent pas
être naturels. Il y a toujours chez eux un magasin
patenté de beaux mots
convenus, d’élégances poétiques, où chacun se croit obligé d’aller chercher ses
phrases. Il ne leur sert de rien d’être passionnés ou réalistes, d’oser décrire comme
Shenstone, une maîtresse d’école et l’endroit sur lequel elle fouette un polisson :
leur simplicité est voulue, leur naïveté archaïque, leur émotion compassée, leurs
larmes académiques. Toujours, au moment d’écrire, se dresse un modèle auguste, une
sorte de maître d’école qui pèse sur eux de tout son poids, de tout le poids que cent
vingt ans de littérature peuvent donner à des préceptes. La prose est toujours
l’esclave de la période ; Samuel Johnson, qui fut à la fois le La Harpe et le Boileau
de son siècle, explique et impose à tous la phrase étudiée, équilibrée, irréprochable,
et l’ascendant classique est encore si fort, qu’il maîtrise l’histoire naissante, le
seul genre qui, dans la littérature anglaise, soit alors européen et original. Hume,
Robertson et Gibbon sont presque Français par leur goût, leur langue, leur éducation,
leur conception de l’homme. Ils content en gens du monde, cultivés et instruits, avec
agrément et clarté, d’un style poli, nombreux, soutenu. Ils montrent un esprit
libéral, une modération continue, une raison impartiale. Ils bannissent de l’histoire
les grossièretés et les longueurs. Ils écrivent sans fanatisme ni préjugés. Mais en
même temps ils amoindrissent la nature humaine ; il ne comprennent ni la barbarie ni
l’exaltation ; ils peignent les révolutions et les passions comme feraient des gens
qui n’auraient jamais vu que des salons parés
et des bibliothèques
époussetées ; ils jugent les enthousiastes avec un sang-froid de chapelains ou un
sourire de sceptiques ; ils effacent les traits saillants qui distinguent les
physionomies humaines ; ils couvrent d’un vernis brillant et uniforme toutes les
pointes âpres de la vérité. Enfin paraît un paysan d’Écosse1134 malheureux, révolté et amoureux, avec les aspirations, les
concupiscences, la grandeur et la déraison d’un génie moderne. Çà et là, en poussant
sa charrue, il trouve des vers vrais, des vers comme Heine et Alfred de Musset
viennent aujourd’hui d’en faire. Dans ces quelques mots combinés d’une façon nouvelle,
il y avait une révolution. Deux cents vers neufs, cela suffisait. L’esprit humain
tournait sur ses gonds, et aussi la société civile. Quand Roland, devenu ministre, se
présenta devant Louis XVI avec un habit uni et des souliers sans boucles, le maître
des cérémonies leva les mains au ciel, pensant que tout était perdu. En effet, tout
était changé.
▲